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Thérèse Raquin

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The Project Gutenberg eBook of Thérèse Raquin

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Title: Thérèse Raquin

Author: Émile Zola

Release date: February 1, 2005 [eBook #7461]
Most recently updated: December 9, 2024

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK THÉRÈSE RAQUIN ***

Produced by Carlo Traverso, Charles Franks and the Online

Distributed Proofreading Team

ÉMILE ZOLA

THÉRÈSE RAQUIN

I

Au bout de la rue Guénégaud, lorsqu'on vient des quais, on trouve le passage du Pont-Neuf, une sorte de corridor étroit et sombre qui va de la rue Mazarine à la rue de Seine. Ce passage a trente pas de long et deux de large, au plus; il est pavé de dalles jaunâtres, usées, descellées, suant toujours une humidité acre; le vitrage qui le couvre, coupé à angle droit, est noir de crasse.

Par les beaux jours d'été, quand un lourd soleil brûle les rues, une clarté blanchâtre tombe des vitres sales et traîne misérablement dans le passage. Par les vilains jours d'hiver, par les matinées de brouillard, les vitres ne jettent que de la nuit sur les dalles gluantes, de la nuit salie et ignoble.

A gauche, se creusent des boutiques obscures, basses, écrasées, laissant échapper des souffles froids de caveau. Il y a là des bouquinistes, des marchands de jouets d'enfants, des cartonniers, dont les étalages gris de poussière dorment vaguement dans l'ombre; les vitrines, faites de petits carreaux, moirent étrangement les marchandises de reflets verdâtres; au delà, derrière les étalages, les boutiques pleines de ténèbres sont autant de trous lugubres dans lesquels s'agitent des formes bizarres.

A droite, sur toute la longueur du passage, s'étend une muraille contre laquelle les boutiquiers d'en face ont plaqué d'étroites armoires; des objets sans nom, des marchandises oubliées là depuis vingt ans s'y étalent le long de minces planches peintes d'une horrible couleur brune. Une marchande de bijoux faux s'est établie dans l'une des armoires; elle y vend des bagues de quinze sous, délicatement posées sur un lit de velours bleu, au fond d'une boîte en acajou.

Au-dessus du vitrage, la muraille monte, noire, grossièrement crépie, comme couverte d'une lèpre et toute couturée de cicatrices.

Le passage du Pont-Neuf n'est pas un lieu de promenade. On le prend pour éviter un détour, pour gagner quelques minutes. Il est traversé par un public de gens affairés dont l'unique souci est d'aller vite et droit devant eux. On y voit des apprentis en tablier de travail, des ouvrières reportant leur ouvrage, des hommes et des femmes tenant des paquets sous leur bras; on y voit encore des vieillards se traînant dans le crépuscule morne qui tombe des vitres, et des bandes de petits enfants qui viennent là au sortir de l'école, pour faire du tapage en courant, en tapant à coups de sabots sur les dalles. Toute la journée, c'est un bruit sec et pressé de pas sonnant sur la pierre avec une irrégularité irritante; personne ne parle, personne ne stationne; chacun court à ses occupations, la tête basse, marchant rapidement, sans donner aux boutiques un seul coup d'oeil. Les boutiquiers regardent d'un air inquiet les passants qui, par miracle, s'arrêtent devant leurs étalages.

Le soir, trois becs de gaz, enfermés dans des lanternes lourdes et carrées, éclairent le passage. Ces becs de gaz, pendus aux vitrages sur lesquels ils jettent des taches de clarté fauve, laissent tomber autour d'eux des ronds d'une lueur pâle qui vacillent et semblent disparaître par instants. Le passage prend l'aspect sinistre d'un véritable coupe-gorge; de grandes ombres s'allongent sur les dalles, des souffles humides viennent de la rue; on dirait une galerie souterraine vaguement éclairée par trois lampes funéraires. Les marchands se contentent, pour tout éclairage, des maigres rayons que les becs de gaz envoient à leurs vitrines; ils allument seulement, dans leur boutique, une lampe munie d'un abat-jour, qu'ils posent sur un coin de leur comptoir, et les passants peuvent alors distinguer ce qu'il y a au fond de ces trous où la nuit habite pendant le jour. Sur la ligne noirâtre des devantures, les vitres d'un cartonnier flamboient: deux lampes à schiste trouent l'ombre de deux flammes jaunes. Et, de l'autre côté, une bougie, plantée au milieu d'un verre à quinquet, met des étoiles de lumière dans la boite de bijoux faux. La marchande sommeille au fond de son armoire, les mains cachées sous son châle.

Il y a quelques années, en face de cette marchande, se trouvait une boutique dont les boiseries d'un vert bouteille suaient l'humidité par toutes leurs fentes. L'enseigne, faite d'une planche étroite et longue, portait, en lettres noires, le mot: Mercerie, et sur une des vitres de la porte était écrit un nom de femme: Thérèse Raquin, en caractères rouges. A droite et à gauche s'enfonçaient des vitrines profondes, tapissées de papier bleu.

Pendant le jour, le regard ne pouvait distinguer que l'étalage dans un clair-obscur adouci.

D'un côté, il y avait un peu de lingerie: des bonnets de tulle tuyantés à deux et trois francs pièce, des manches et des cols de mousseline; puis des tricots, des bas, des chaussettes, des bretelles. Chaque objet, jauni et fripé, était lamentablement pendu à un crochet de fil de fer. La vitrine, de haut en bas, se trouvait ainsi emplie de loques blanchâtres qui prenaient un aspect lugubre dans l'obscurité transparente. Les bonnets neufs, d'un blanc plus éclatant, faisaient des taches crues sur le papier bleu dont les planches étaient garnies. Et, accrochées le long d'une tringle, les chaussettes de couleur mettaient des notes sombres dans l'effacement blafard et vague de la mousseline.

De l'autre coté, dans une vitrine plus étroite, s'étageaient de gros pelotons de laine verte, des boutons noirs cousus sur des cartes blanches, des boîtes de toutes les couleurs et de toutes les dimensions, des résilles à perles d'acier étalées sur des ronds de papier bleuâtre, des faisceaux d'aiguilles à tricoter, des modèles de tapisserie, des bobines de rubans, un entassement d'objets ternes et fanés qui dormaient sans doute en cet endroit depuis cinq ou six ans. Toutes les teintes avaient tourné au gris sale, dans cette armoire que la poussière et l'humidité pourrissaient.

Vers midi, en été, lorsque le soleil brûlait les places et les rues de rayons fauves, on distinguait, derrière les bonnets de l'autre vitrine, un profil pâle et grave de jeune femme. Ce profil sortait vaguement des ténèbres qui régnaient dans la boutique. Au front bas et sec s'attachait un nez long, étroit, effilé; les lèvres étaient deux minces traits d'un rosé pâle, et le menton, court et nerveux, tenait au cou par une ligne souple et grasse. On ne voyait pas le corps, qui se perdait dans l'ombre: le profil seul apparaissait, d'une blancheur mate, troué d'un oeil noir largement ouvert, et comme écrasé sous une épaisse chevelure sombre. Il était là, pendant des heures, immobile et paisible, entre deux bonnets sur lesquels les tringles humides avaient laissé des bandes de rouille.

Le soir, lorsque la lampe était allumée, on voyait l'intérieur de la boutique. Elle était plus longue que profonde; à l'autre bout, un escalier en forme de vis menait aux chambres du premier étage. Contre les murs étaient plaquées des vitrines, des armoires, des rangées de cartons verts; quatre chaises et une table complétaient le mobilier. La pièce paraissait nue, glaciale; les marchandises, empaquetées, serrées dans des coins, ne traînaient pas ça et là avec leur joyeux tapage de couleurs.

D'ordinaire, il y avait deux femmes assises derrière le comptoir: une jeune femme au profil grave et une vieille dame qui souriait en sommeillant. Cette dernière avait environ soixante ans; son visage gras et placide blanchissait sous les clartés de la lampe. Un gros chat tigré, accroupi sur un angle du comptoir, la regardait dormir.

Plus bas, assis sur une chaise, un homme d'une trentaine d'années lisait ou causait à demi-voix avec la jeune femme. Il était petit, chétif, d'allure languissante; les cheveux d'un blond fade, la barbe rare, le visage couvert de taches de rousseur, il ressemblait à un enfant malade et gâté.

Un peu avant dix heures, la vieille dame se réveillait. On fermait la boutique, et toute la famille montait se coucher. Le chat tigré suivait ses maîtres en ronronnant, en se frottant la tête contre chaque barreau de la rampe.

En haut, le logement se composait de trois pièces. L'escalier donnait dans une salle à manger qui servait en même temps de salon. A gauche était un poêle de faïence dans une niche; en face se dressait un buffet, puis des chaises se rangeaient le long des murs, une table ronde, toute ouverte, coupait le milieu de la pièce. Au fond, derrière une cloison vitrée, se trouvait une cuisine noire. De chaque côté de la salle à manger, il y avait une chambre à coucher.

La vieille dame, après avoir embrassé son fils et sa belle-fille, se retirait chez elle. Le chat s'endormait sur une chaise de la cuisine. Les époux entraient dans leur chambre. Cette chambre avait une seconde porte donnant sur un escalier qui débouchait dans le passage par une allée obscure et étroite.

Le mari, qui tremblait toujours de fièvre, se mettait au lit; pendant ce temps, la jeune femme ouvrait la croisée pour fermer les persiennes. Elle restait là quelques minutes, devant la grande muraille noire, crépie grossièrement, qui monte et s'étend au-dessus de la galerie. Elle promenait sur cette muraille un regard vague, et, muette, elle venait se coucher à son tour, dans une indifférence dédaigneuse.

II

Mme Raquin était une ancienne mercière de Vernon. Pendant près de vingt-cinq ans, elle avait vécu dans une petite boutique de cette ville. Quelques années après la mort de son mari, des lassitudes la prirent, elle vendit son fonds. Ses économies jointes au prix de cette vente mirent entre ses mains un capital de quarante mille francs qu'elle plaça et qui lui rapporta deux mille francs de rente. Cette somme devait lui suffire largement. Elle menait une vie de recluse, ignorant les joies et les soucis poignants de ce monde; elle s'était fait une existence de paix et de bonheur tranquille.

Elle loua, moyennant quatre cents francs, une petite maison dont le jardin descendait jusqu'au bord de la Seine. C'était une demeure close et discrète qui avait de vagues senteurs de cloître; un étroit sentier menait à cette retraite située au milieu de larges prairies: les fenêtres du logis donnaient sur la rivière et sur les coteaux déserts de l'autre rive. La bonne dame, qui avait dépassé la cinquantaine, s'enferma au fond de cette solitude, et y goûta des joies sereines, entre son fils Camille et sa nièce Thérèse.

Camille avait alors vingt ans. Sa mère le gâtait encore comme un petit garçon. Elle l'adorait pour l'avoir disputé à la mort pendant une longue jeunesse de souffrances. L'enfant eut coup sur coup toutes les fièvres, toutes les maladies imaginables. Mme Raquin soutint une lutte de quinze années contre ces maux terribles qui venaient à la file pour lui arracher son fils. Elle les vainquit tous par sa patience, par ses soins, par son adoration.

Camille, grandi, sauvé de la mort, demeura tout frissonnant des secousses répétées qui avaient endolori sa chair. Arrêté dans sa croissance, il resta petit et malingre. Ses membres grêles eurent des mouvements lents et fatigués. Sa mère l'aimait davantage pour cette faiblesse qui le pliait. Elle regardait sa pauvre petite figure pâlie avec des tendresses triomphantes, et elle songeait qu'elle lui avait donné la vie plus de dix fois.

Pendant les rares repos que lui laissa la souffrance, l'enfant suivit les cours d'une école de commerce de Vernon. Il y apprit l'orthographe et l'arithmétique. Sa science se borna aux quatre règles et à une connaissance très superficielle de la grammaire. Plus tard, il prit des leçons d'écriture et de comptabilité. Mme Raquin se mettait à trembler lorsqu'on lui conseillait d'envoyer son fils au collège; elle savait qu'il mourrait loin d'elle, elle disait que les livres le tueraient. Camille resta ignorant, et son ignorance mit comme une faiblesse de plus en lui.

A dix-huit ans, désoeuvré, s'ennuyant à mourir dans la douceur dont sa mère l'entourait, il entra chez un marchand de toile, à titre de commis. Il gagnait soixante francs par mois. Il était d'un esprit inquiet qui lui rendait l'oisiveté insupportable. Il se trouvait plus calme, mieux portant, dans ce labeur de brute, dans ce travail d'employé qui le courbait tout le jour sur des factures, sur d'énormes additions dont il épelait patiemment chaque chiffre. Le soir, brisé, la tête vide, il goûtait des voluptés infinies au fond de l'hébétement qui le prenait. Il dut se quereller avec sa mère pour entrer chez le marchand de toile; elle voulait le garder toujours auprès d'elle, entre deux couvertures, loin des accidents de la vie. Le jeune homme parla en maître; il réclama le travail comme d'autres enfants réclament des jouets, non par esprit de devoir, mais par instinct, par besoin de nature. Les tendresses, les dévouements de sa mère lui avaient donné un égoïsme féroce; il croyait aimer ceux qui le plaignaient et qui le caressaient; mais, en réalité, il vivait à part, au fond de lui, n'aimant que son bien-être, cherchant par tous les moyens possibles à augmenter ses jouissances. Lorsque l'affection attendrie de Mme Raquin l'écoeura, il se jeta avec délices dans une occupation bête qui le sauvait des tisanes et des potions. Puis, le soir, au retour du bureau, il courait au bord de la Seine avec sa cousine Thérèse.

Thérèse allait avoir dix-huit ans. Un jour, seize années auparavant, lorsque Mme Raquin était encore mercière, son frère, le capitaine Degans, lui apporta une petite fille dans ses bras. Il arrivait d'Algérie.

—Voici une enfant dont tu es la tante, lui dit-il avec un sourire. Sa mère est morte… Moi, je ne sais qu'en faire. Je te la donne.

La mercière prit l'enfant, lui sourit, baisa ses joues roses. Degans resta huit jours à Vernon. Sa soeur l'interrogea à peine sur cette fille qu'il lui donnait. Elle sut vaguement que la chère petite était née à Oran et qu'elle avait pour mère une femme indigène d'une grande beauté. Le capitaine, une heure avant son départ, lui remit un acte de naissance dans lequel Thérèse, reconnue par lui, portait son nom. Il partit et on ne le revit plus; quelques années plus tard, il se fit tuer en Afrique.

Thérèse grandit, couchée dans le même lit que Camille, sous les tièdes tendresses de sa tante. Elle était d'une santé de fer, et elle fut soignée comme une enfant chétive, partageant les médicaments que prenait son cousin, tenue dans l'air chaud de la chambre occupée par le petit malade. Pendant des heures, elle restait accroupie devant le feu, pensive, regardant les flammes en face, sans baisser les paupières. Cette vie forcée de convalescente la replia sur elle-même; elle prit l'habitude de parler à voix basse, de marcher sans faire de bruit, de rester muette et immobile sur une chaise, les yeux ouverts et vides de regards. Et lorsqu'elle levait un bras, lorsqu'elle avançait un pied, on sentait en elle des souplesses félines, des muscles courts et puissants, toute une énergie, toute une passion qui dormaient dans sa chair assoupie. Un jour, son cousin était tombé, pris de faiblesse; elle l'avait soulevé et transporté, d'un geste brusque, et ce déploiement de force avait mis de larges plaques ardentes sur son visage. La vie cloîtrée qu'elle menait, le régime débilitant auquel elle était soumise ne purent affaiblir son corps maigre et robuste; sa face prit seulement des teintes pâles, légèrement jaunâtres, et elle devint presque laide à l'ombre. Parfois, elle allait à la fenêtre, elle contemplait les maisons d'en face sur lesquelles le soleil jetait des nappes dorées.

Lorsque Mme Raquin vendit son fonds et qu'elle se retira dans la petite maison du bord de l'eau, Thérèse eut de secrets tressaillements de joie. Sa tante lui avait répété si souvent: "Ne fais pas de bruit, reste tranquille", qu'elle tenait soigneusement cachées, au fond d'elle, toutes les fougues de sa nature. Elle possédait un sang-froid suprême, une apparente tranquillité qui cachait des emportements terribles. Elle se croyait toujours dans la chambre de son cousin, auprès d'un enfant moribond; elle avait des mouvements adoucis, des silences, des placidités, des paroles bégayées de vieille femme. Quand elle vit le jardin, la rivière blanche, les vastes coteaux verts qui montaient à l'horizon, il lui prit une envie sauvage de courir et de crier; elle sentit son coeur qui frappait à grands coups dans sa poitrine; mais pas un muscle de son visage ne bougea, elle se contenta de sourire lorsque sa tante lui demanda si cette nouvelle demeure lui plaisait.

Alors la vie devint meilleure pour elle. Elle garda ses allures souples, sa physionomie calme et indifférente, elle resta l'enfant élevée dans le lit d'un malade; mais elle vécut intérieurement une existence brûlante et emportée. Quand elle était seule, dans l'herbe, au bord de l'eau, elle se couchait à plat ventre comme une bête, les yeux noirs et agrandis, le corps tordu, près de bondir. Et elle restait là, pendant des heures, ne pensant à rien, mordue par le soleil, heureuse d'enfoncer ses doigts dans la terre. Elle faisait des rêves fous; elle regardait avec défi la rivière qui grondait, elle s'imaginait que l'eau allait se jeter sur elle et l'attaquer; alors elle se roidissait, elle se préparait à la défense, elle se questionnait avec colère pour savoir comment elle pourrait vaincre les flots.

Le soir, Thérèse, apaisée et silencieuse, cousait auprès de sa tante; son visage semblait sommeiller dans la lueur qui glissait mollement de l'abat-jour de la lampe. Camille, affaissé au fond d'un fauteuil, songeait à ses additions. Une parole, dite à voix basse, troublait seule par moments la paix de cet intérieur endormi.

Mme Raquin regardait ses enfants avec une bonté sereine. Elle avait résolu de les marier ensemble. Elle traitait toujours son fils en moribond; elle tremblait lorsqu'elle venait à songer qu'elle mourrait un jour et qu'elle le laisserait seul et souffrant. Alors elle comptait sur Thérèse, elle se disait que la jeune fille serait une garde vigilante auprès de Camille. Sa nièce, avec ses airs tranquilles, ses dévouements muets, lui inspirait une confiance sans bornes. Elle l'avait vue à l'oeuvre, elle voulait la donner à son fils comme un ange gardien. Ce mariage était un dénoûment prévu, arrêté.

Les enfants savaient depuis longtemps qu'ils devaient s'épouser un jour. Ils avaient grandi dans cette pensée qui leur était devenue ainsi familière et naturelle. On parlait de cette union, dans la famille, comme d'une chose nécessaire, fatale. Mme Raquin avait dit: « Nous attendrons que Thérèse ait vingt et un ans. » Et ils attendaient patiemment, sans fièvre, sans rougeur.

Camille, dont la maladie avait appauvri le sang, ignorait les âpres désirs de l'adolescence. Il était resté petit garçon devant sa cousine, il l'embrassait comme il embrassait sa mère, par habitude, sans rien perdre de sa tranquillité égoïste. Il voyait en elle une camarade complaisante qui l'empêchait de trop s'ennuyer, et qui, à l'occasion, lui faisait de la tisane. Quand il jouait avec elle, qu'il la tenait dans ses bras, il croyait tenir un garçon; sa chair n'avait pas un frémissement. Et jamais il ne lui était venu la pensée, en ces moments, de baiser les lèvres chaudes de Thérèse, qui se débattait en riant d'un rire nerveux.

La jeune fille, elle aussi, semblait rester froide et indifférente. Elle arrêtait parfois ses grands yeux sur Camille et le regardait pendant plusieurs minutes avec une fixité d'un calme souverain. Ses lèvres seules avaient alors de petits mouvements imperceptibles. On ne pouvait rien lire sur ce visage fermé qu'une volonté implacable tenait toujours doux et attentif. Quand on parlait de son mariage, Thérèse devenait grave, se contentait d'approuver de la tête tout ce que disait Mme Raquin. Camille s'endormait.

Le soir, en été, les deux jeunes gens se sauvaient au bord de l'eau. Camille s'irritait des soins incessants de sa mère, il avait des révoltes, il voulait courir, se rendre malade, échapper aux câlineries qui lui donnaient des nausées. Alors il entraînait Thérèse, il la provoquait à lutter, à se vautrer sur l'herbe. Un jour, il poussa sa cousine et la fit tomber; la jeune fille se releva d'un bond, avec une sauvagerie de bête, et, la face ardente, les yeux rouges, elle se précipita sur lui, les deux bras levés. Camille se laissa glisser à terre. Il avait peur.

Les mois, les années s'écoulèrent. Le jour fixé pour le mariage arriva. Mme Raquin prit Thérèse à part, lui parla de son père et de sa mère, lui conta l'histoire de sa naissance. La jeune fille écouta sa tante, puis l'embrassa sans répondre un mot.

Le soir, Thérèse, au lieu d'entrer dans sa chambre, qui était à gauche de l'escalier, entra dans celle de son cousin, qui était à droite. Ce fut tout le changement qu'il y eut dans sa vie, ce jour-là. Et, le lendemain, lorsque les jeunes époux descendirent, Camille avait encore sa langueur maladive, sa sainte tranquillité d'égoïste. Thérèse gardait toujours son indifférence douce, son visage contenu, effrayant de calme.

III

Huit jours après son mariage, Camille déclara nettement à sa mère qu'il entendait quitter Vernon et aller vivre à Paris. Mme Raquin se récria: elle avait arrangé son existence; elle ne voulait point y changer un seul événement. Son fils eut une crise de nerfs, il la menaça de tomber malade, si elle ne cédait pas à son caprice.

—Je ne t'ai jamais contrariée dans tes projets, lui dit-il; j'ai épousé ma cousine, j'ai pris toutes les drogues que tu m'as données. C'est bien le moins, aujourd'hui, que j'aie une volonté, et que tu sois de mon avis. Nous partirons à la fin du mois.

Mme Raquin ne dormit pas de la nuit. La décision de Camille bouleversait sa vie, et elle cherchait désespérément à se refaire une existence. Peu à peu, le calme se fit en elle. Elle réfléchit que le jeune ménage pouvait avoir des enfants et que sa petite fortune ne suffirait plus alors. Il fallait gagner encore de l'argent, se remettre au commerce, trouver une occupation lucrative pour Thérèse. Le lendemain, elle s'était habituée à l'idée du départ, elle avait fait le plan d'une vie nouvelle.

Au déjeuner, elle était toute gaie.

—Voici ce que nous allons faire, dit-elle à ses enfants. J'irai à Paris demain; je chercherai un petit fonds de commerce, et nous nous remettrons, Thérèse et moi, à vendre du fil et des aiguilles. Cela nous occupera. Toi, Camille, tu feras ce que tu voudras, tu te promèneras au soleil ou tu trouveras un emploi.

—Je trouverai un emploi, répondit le jeune homme. La vérité était qu'une ambition bête avait seule poussé Camille au départ. Il voulait être employé dans une grande administration; il rougissait de plaisir, lorsqu'il se voyait en rêve au milieu d'un vaste bureau, avec des manches de lustrine, la plume sur l'oreille.

Thérèse ne fut pas consultée; elle avait toujours montré une telle obéissance passive que sa tante et son mari ne prenaient plus la peine de lui demander son opinion. Elle allait où ils allaient, elle faisait ce qu'ils faisaient, sans une plainte, sans un reproche, sans même paraître savoir qu'elle changeait de place.

Mme Raquin vint à Paris et alla droit au passage du Pont-Neuf. Une vieille demoiselle de Vernon l'avait adressée à une de ses parentes qui tenait dans ce passage un fonds de mercerie dont elle désirait se débarrasser. L'ancienne mercière trouva la boutique un peu petite, un peu noire; mais, en traversant Paris, elle avait été effrayée par le tapage des rues, par le luxe des étalages, et cette galerie étroite, ces vitrines modestes lui rappelèrent son ancien magasin, si paisible. Elle put se croire encore en province, elle respira, elle pensa que ses chers enfants seraient heureux dans ce coin ignoré. Le prix modeste du fonds la décida; on le lui vendait deux mille francs. Le loyer de la boutique et du premier étage n'était que douze cents francs. Mme Raquin, qui avait près de quatre mille francs d'économies, calcula qu'elle pourrait payer le fonds et la première année de loyer sans entamer sa fortune. Les appointements de Camille et les bénéfices du commerce de mercerie suffiraient, pensait-elle, aux besoins journaliers; de sorte qu'elle ne toucherait plus ses rentes et qu'elle laisserait grossir le capital pour doter ses petits-enfants.

Elle revint rayonnante à Vernon, elle dit qu'elle avait trouvé une perle, un trou délicieux, en plein Paris. Peu à peu, au bout de quelques jours, dans ses causeries du soir, la boutique humble et obscure du passage devint un palais; elle la revoyait, au fond de ses souvenirs, commode, large, tranquille, pourvue de mille avantages inappréciables.

—Ah! ma bonne Thérèse, disait-elle, tu verras comme nous serons heureuses dans ce coin-là! Il y a trois belles chambres en haut…. Le passage est plein de monde…. Nous ferons des étalages charmants…. Va, nous ne nous ennuierons pas.

Et elle ne tarissait point. Tous ses instincts d'ancienne marchande se réveillaient; elle donnait à l'avance des conseils à Thérèse sur la vente, sur les achats, sur les roueries du petit commerce. Enfin la famille quitta la maison du bord de la Seine; le soir du même jour, elle s'installait au passage du Pont-Neuf.

Quand Thérèse entra dans la boutique où elle allait vivre désormais, il lui semblait qu'elle descendait dans la terre grasse d'une fosse. Une sorte d'écoeurement la prit à la gorge, elle eut des frissons de peur. Elle regarda la galerie sale et humide, elle visita le magasin, monta au premier étage, fit le tour de chaque pièce; ces pièces nues, sans meubles, étaient effrayantes de solitude et de délabrement. La jeune femme ne trouva pas un geste, ne prononça pas une parole. Elle était comme glacée. Sa tante et son mari étaient descendus, elle s'assit sur une malle, les mains roides, la gorge pleine de sanglots, ne pouvant pleurer.

Mme Raquin, en face de la réalité, resta embarrassée, honteuse de ses rêves. Elle chercha à défendre son acquisition. Elle trouvait un remède à chaque nouvel inconvénient qui se présentait, expliquait l'obscurité en disant que le temps était couvert, et concluait en affirmant qu'un coup de balai suffirait.

—Bah! répondait Camille, tout cela est très convenable…. D'ailleurs, nous ne monterons ici que le soir. Moi, je ne rentrerai pas avant cinq ou six heures…. Vous deux, vous serez ensemble, vous ne vous ennuierez pas.

Jamais le jeune homme n'aurait consenti à habiter un pareil taudis, s'il n'avait compté sur les douceurs tièdes de son bureau. Il se disait qu'il aurait chaud tout le jour à son administration, et que, le soir, il se coucherait de bonne heure.

Pendant une grande semaine, la boutique et le logement restèrent en désordre. Dès le premier jour, Thérèse s'était assise derrière le comptoir, et elle ne bougeait plus de cette place, Mme Raquin s'étonna de cette attitude affaissée; elle avait cru que la jeune femme allait chercher à embellir sa demeure, mettre des fleurs sur les fenêtres, demander des papiers neufs, des rideaux, des tapis. Lorsqu'elle proposait une réparation, un embellissement quelconque:

—A quoi bon? répondait tranquillement sa nièce. Nous sommes très bien, nous n'avons pas besoin de luxe.

Ce fut Mme Raquin qui dut arranger les chambres et mettre un peu d'ordre dans la boutique. Thérèse finit par s'impatienter à la voir sans cesse tourner devant ses yeux; elle prit une femme de ménage, elle força sa tante à venir s'asseoir auprès d'elle.

Camille resta un mois sans pouvoir trouver un emploi. Il vivait le moins possible dans la boutique, il flânait toute la journée. L'ennui le prit à un tel point qu'il parla de retourner à Vernon. Enfin, il entra dans l'administration du chemin de fer d'Orléans. Il gagnait cent francs par mois. Son rêve était exaucé.

Le matin, il partait à huit heures. Il descendait la rue Guénégaud et se trouvait sur les quais. Alors, à petits pas, les mains dans les poches, il suivait la Seine, de l'Institut au Jardin des Plantes. Cette longue course, qu'il faisait deux fois par jour, ne l'ennuyait jamais. Il regardait couler l'eau, il s'arrêtait pour voir passer les trains de bois qui descendaient la rivière. Il ne pensait à rien. Souvent il se plantait devant Notre-Dame, et contemplait les échafaudages dont l'église, alors en réparation, était entourée: ces grosses pièces de charpente l'amusaient, sans qu'il sût pourquoi. Puis, en passant, il jetait un coup d'oeil dans le Port aux Vins, il comptait les fiacres qui venaient de la gare. Le soir, abruti, la tête pleine de quelque sotte histoire contée à son bureau, il traversait le Jardin des Plantes et allait voir les ours, s'il n'était pas trop pressé. Il restait là une demi-heure, penché au-dessus de la fosse, suivant du regard les ours qui se dandinaient lourdement: les allures de ces grosses bêtes lui plaisaient; il les examinait, les lèvres ouvertes, les yeux arrondis, goûtant une joie d'imbécile à les voir se remuer. Il se décidait enfin à rentrer, traînant les pieds, s'occupant des passants, des voitures, des magasins.

Dès son arrivée, il mangeait, puis se mettait à lire. Il avait acheté les oeuvres de Buffon, et, chaque soir, il se donnait une tâche de vingt, de trente pages, malgré l'ennui qu'une pareille lecture lui causait. Il lisait encore, en livraisons à dix centimes, l'Histoire du Consulat et de l'Empire, de Thiers, et l'Histoire des Girondins, de Lamartine, ou bien des ouvrages de vulgarisation scientifique. Il croyait travailler à son éducation. Parfois, il forçait sa femme à écouter la lecture de certaines pages, de certaines anecdotes. Il s'étonnait beaucoup que Thérèse pût rester pensive et silencieuse pendant toute une soirée, sans être tentée de prendre un livre. Au fond, il s'avouait que sa femme était une pauvre intelligence.

Thérèse repoussait les livres avec impatience. Elle préférait demeurer oisive, les yeux fixes, la pensée flottante et perdue. Elle gardait d'ailleurs une humeur égale et facile; toute sa volonté tendait à faire de son être un instrument passif, d'une complaisance et d'une abnégation suprêmes.

Le commerce allait tout doucement. Les bénéfices, chaque mois, étaient régulièrement les mêmes. La clientèle se composait des ouvrières du quartier. A chaque cinq minutes, une jeune fille entrait, achetait pour quelques sous de marchandise. Thérèse servait les clientes avec des paroles toujours semblables, avec un sourire qui montait mécaniquement à ses lèvres. Mme Raquin se montrait plus souple, plus bavarde, et, à vrai dire, c'était elle qui attirait et retenait sa clientèle.

Pendant trois ans, les jours se suivirent et se ressemblèrent. Camille ne s'absenta pas une seule fois de son bureau; sa mère et sa femme sortirent à peine de la boutique. Thérèse vivant dans une ombre humide, dans un silence morne et écrasant, voyait la vie s'étendre devant elle, toute nue, amenant chaque soir la même couche froide et chaque matin la même journée vide.

IV

Un jour sur sept, le jeudi soir, la famille Raquin recevait. On allumait une grande lampe dans la salle à manger, et l'on mettait une bouilloire d'eau au feu pour faire du thé. C'était toute une grosse histoire. Cette soirée-là tranchait sur les autres; elle avait passé dans les habitudes de la famille comme une orgie bourgeoise d'une gaieté folle. On se couchait à onze heures.

Mme Raquin retrouva à Paris un de ses vieux amis, le commissaire de police Michaud, qui avait exercé à Vernon pendant vingt ans, logé dans la même maison que la mercière. Une étroite intimité s'était ainsi établie entre eux; puis, lorsque la veuve avait vendu son fonds pour aller habiter la maison du bord de l'eau, ils s'étaient peu à peu perdus de vue. Michaud quitta la province quelques mois plus tard et vint manger paisiblement à Paris, rue de Seine, les quinze cents francs de sa retraite. Un jour de pluie, il rencontra sa vieille amie dans le passage du Pont-Neuf; le soir même, il dînait chez les Raquin.

Ainsi furent fondées les réceptions du jeudi. L'ancien commissaire de police prit l'habitude de venir ponctuellement une fois par semaine. Il finit par amener son fils Olivier, un grand garçon de trente ans, sec et maigre, qui avait épousé une toute petite femme, lente et maladive. Olivier occupait à la préfecture de police un emploi de trois mille francs dont Camille se montrait singulièrement jaloux; il était commis principal dans le bureau de la police d'ordre et de sûreté. Dès le premier jour, Thérèse détesta ce garçon roide et froid qui croyait honorer la boutique du passage en y promenant la sécheresse de son grand corps et les défaillances de sa pauvre petite femme.

Camille introduisit un autre invité, un vieil employé du chemin de fer d'Orléans. Grivet avait vingt ans de service; il était premier commis et gagnait deux mille cent francs. C'était lui qui distribuait la besogne aux employés du bureau de Camille, et celui-ci lui témoignait un certain respect; dans ses rêves, il se disait que Grivet mourrait un jour, qu'il le remplacerait peut-être, au bout d'une dizaine d'années. Grivet fut enchanté de l'accueil de Mme Raquin, il revint chaque semaine avec une régularité parfaite. Six mois plus tard, sa visite du jeudi était devenue pour lui un devoir: il allait au passage du Pont-Neuf, comme il se rendait chaque matin à son bureau, mécaniquement, par un instinct de brute.

Dès lors, les réunions devinrent charmantes. A sept heures, Mme Raquin allumait le feu, mettait la lampe au milieu de la table, posait un jeu de dominos à côté, essuyait le service à thé qui se trouvait sur le buffet. A huit heures précises, le vieux Michaud et Grivet se rencontraient devant la boutique venant l'un de la rue de Seine, l'autre de la rue Mazarine. Ils entraient, et toute la famille montait au premier étage. On s'asseyait autour de la table, on attendait Olivier Michaud et sa femme, qui arrivaient toujours en retard. Quand la réunion se trouvait au complet, Mme Raquin versait le thé, Camille vidait la boite de dominos sur la toile cirée, chacun s'enfonçait dans son jeu. On n'entendait plus que le cliquetis des dominos. Après chaque partie, les joueurs se querellaient pendant deux ou trois minutes, puis le silence retombait, morne, coupé de bruits secs.

Thérèse jouait avec une indifférence qui irritait Camille. Elle prenait sur elle François, le gros chat tigré que Mme Raquin avait apporté de Vernon, elle le caressait d'une main, tandis qu'elle posait les dominos de l'autre. Les soirées du jeudi étaient un supplice pour elle; souvent elle se plaignait d'un malaise, d'une forte migraine, afin de ne pas jouer, de rester là oisive, à moitié endormie. Un coude sur la table, la joue appuyée sur la paume de la main, elle regardait les invités de sa tante et de son mari, elle les voyait à travers une sorte de brouillard jaune et fumeux qui sortait de la lampe. Toutes ces têtes-là l'exaspéraient. Elle allait de l'une à l'autre avec des dégoûts profonds, des irritations sourdes. Le vieux Michaud étalait une face blafarde, tachée de plaques rouges, une de ces faces mortes de vieillard tombé en enfance; Grivet avait le masque étroit, les yeux ronds, les lèvres minces d'un crétin; Olivier, dont les os perçaient les joues, portait gravement sur son corps ridicule une tête roide et insignifiante; quant à Suzanne, la femme d'Olivier, elle était toute pâle, les yeux vagues, les lèvres blanches, le visage mou. Et Thérèse ne trouvait pas un homme, pas un être vivant parmi ces créatures grotesques et sinistres avec lesquelles elle était enfermée; parfois des hallucinations la prenaient, elle se croyait enfouie au fond d'un caveau, en compagnie de cadavres mécaniques, remuant la tète, agitant les jambes et les bras, lorsqu'on tirait des ficelles. L'air épais de la salle à manger l'étouffait; la silence frissonnant, les lueurs jaunâtres de la lampe la pénétraient d'un vague effroi, d'une angoisse inexprimable.

On avait posé en bas, à la porte du magasin, une sonnette dont le tintement aigu annonçait l'entrée des clientes. Thérèse tendait l'oreille; lorsque la sonnette se faisait entendre, elle descendait rapidement, soulagée, heureuse de quitter la salle à manger. Elle servait la pratique avec lenteur. Quand elle se trouvait seule, elle s'asseyait derrière le comptoir, elle demeurait là le plus longtemps possible, redoutant de remonter, goûtant une véritable joie à ne plus avoir Grivet et Olivier devant les yeux. L'air humide de la boutique calmait la fièvre qui brûlait ses mains. Et elle retombait dans cette rêverie grave qui lui était ordinaire.

Mais elle ne pouvait rester longtemps ainsi. Camille se fâchait de son absence; il ne comprenait pas qu'on pût préférer la boutique à la salle à manger, le jeudi soir. Alors il se penchait sur la rampe, cherchait sa femme du regard.

—Eh bien! criait-il, que fais-tu donc là? pourquoi ne montes-tu pas?… Grivet a une chance du diable. Il vient encore de gagner.

La jeune femme se levait péniblement et venait reprendre sa place en face du vieux Michaud, dont les lèvres pendantes avaient des sourires écoeurants. Et, jusqu'à onze heures, elle demeurait affaissée sur sa chaise, regardant François qu'elle tenait dans ses bras, pour ne pas voir les poupées de carton qui grimaçaient autour d'elle.

V

Un jeudi, en revenant de son bureau, Camille amena avec lui un grand gaillard, carré des épaules, qu'il poussa dans la boutique d'un geste familier.

—Mère, demanda-t-il à madame Raquin en le lui montrant, reconnais-tu ce monsieur-là?

La vieille mercière regarda le grand gaillard, chercha dans ses souvenirs et ne trouva rien. Thérèse suivait cette scène d'un air placide.

—Comment! reprit Camille, tu ne reconnais pas Laurent, le petit Laurent, le fils du père Laurent qui a de si beaux champs de blé du côté de Jeufosse?… Tu ne te rappelles pas?… J'allais à l'école avec lui; il venait me chercher le matin, en sortant de chez son oncle qui était notre voisin, et tu lui donnais des tartines de confiture.

Mme Raquin se souvint brusquement du petit Laurent, qu'elle trouva singulièrement grandi. Il y avait bien vingt ans qu'elle ne l'avait vu. Elle voulut lui faire oublier son accueil étonné par un flot de souvenirs, par des cajoleries toutes maternelles. Laurent s'était assis, il souriait paisiblement, il répondait d'une voix claire, il promenait autour de lui des regards calmes et aisés.

—Figurez-vous, dit Camille, que ce farceur-là est employé à la gare du chemin de fer d'Orléans depuis dix-huit mois, et que nous ne nous sommes rencontrés et reconnus que ce soir. C'est si vaste, si important, cette administration!

Le jeune homme fit cette remarque, en agrandissant les yeux, en pinçant les lèvres, tout fier d'être l'humble rouage d'une grosse machine. Il continua en secouant la tête:

—Oh! mais, lui, il se porte bien, il a étudié, il gagne déjà quinze cents francs…. Son père l'a mis au collège; il a fait son droit et a appris la peinture. N'est-ce pas, Laurent?… Tu vas dîner avec nous.

—Je veux bien, répondit carrément Laurent.

Il se débarrassa de son chapeau et s'installa dans la boutique. Mme Raquin courut à ses casseroles. Thérèse, qui n'avait pas encore prononcé une parole, regardait le nouveau venu. Elle n'avait jamais vu un homme. Laurent, grand, fort, le visage frais, l'étonnait. Elle contemplait avec une sorte d'admiration son front bas, planté d'une rude chevelure noire, ses joues pleines, ses lèvres rouges, sa face régulière, d'une beauté sanguine. Elle arrêta un instant ses regards sur son cou; ce cou était large et court, gras et puissant. Puis elle s'oublia à considérer les grosses mains qu'il tenait étalées sur ses genoux; les doigts en étaient carrés: le poing fermé devait être énorme et aurait pu assommer un boeuf. Laurent était un vrai fils de paysan, d'allure un peu lourde, le dos bombé, les mouvements lents et précis, l'air tranquille et entêté. On sentait sous ses vêtements des muscles ronds et développés, tout un corps d'une chair épaisse et ferme. Et Thérèse l'examinait avec curiosité, allant de ses poings à sa face, éprouvant de petits frissons lorsque ses yeux rencontraient son cou de taureau.

Camille étala ses volumes de Buffon et ses livraisons à dix centimes, pour montrer à son mari qu'il travaillait, lui aussi. Puis, comme répondant à une question qu'il s'adressait depuis quelques instants:

—Mais, dit-il à Laurent, tu dois connaître ma femme? Tu ne te rappelles pas cette petite cousine qui jouait avec nous, à Vernon?

—J'ai parfaitement reconnu madame, répondit Laurent en regardant
Thérèse en face.

Sous ce regard droit qui semblait pénétrer en elle, la jeune femme éprouva une sorte de malaise. Elle eut un sourire forcé, et échangea quelques mots avec Laurent et son mari; puis elle se hâta d'aller rejoindre sa tante. Elle souffrait.

On se mit à table. Dès le potage, Camille crut devoir s'occuper de son ami.

—Comment va ton père? lui demanda-t-il.

—Mais je ne sais pas, répondit Laurent. Nous sommes brouillés; il y a cinq ans que nous ne nous écrivons plus.

—Bah! s'écria l'employé, étonné d'une pareille monstruosité.

—Oui, le cher homme a des idées à lui…. Comme il est continuellement en procès avec ses voisins, il m'a mis au collège, rêvant de trouver plus tard en moi un avocat qui lui gagnerait toutes ses causes…. Oh! le père Laurent n'a que des ambitions utiles; il veut tirer parti même de ses folies.

—Et tu n'as pas voulu être avocat? dit Camille, de plus en plus étonné.

—Ma foi non, reprit son ami en riant…. Pendant deux ans, j'ai fait semblant de suivre les cours, afin de toucher la pension de douze cents francs que mon père me servait. Je vivais avec un de mes camarades de collège, qui est peintre, et je m'étais mis à faire aussi de la peinture. Cela m'amusait; le métier est drôle, pas fatigant. Nous fumions, nous blaguions tout le jour…

La famille Raquin ouvrait des yeux énormes.

—Par malheur, continua Laurent, cela ne pouvait durer. Le père a su que je lui contais des mensonges, il m'a retranché net mes cent francs par mois, en m'invitant à venir piocher la terre avec lui. J'ai essayé alors de peindre des tableaux de sainteté; mauvais commerce…. Comme j'ai vu clairement que j'allais mourir de faim, j'ai envoyé l'art à tous les diables et j'ai cherché un emploi…. Le père mourra bien un de ces jours, j'attends ça pour vivre sans rien faire.

Laurent parlait d'une voix tranquille. Il venait, en quelques mots, de conter une histoire caractéristique qui le peignait en entier. Au fond, c'était un paresseux, ayant des appétits sanguins, des désirs très arrêtés de jouissances faciles et durables. Ce grand corps puissant ne demandait qu'à ne rien faire, qu'à se vautrer dans une oisiveté et un assouvissement de toutes les heures. Il aurait voulu bien manger, bien dormir, contenter largement ses passions, sans remuer de place, sans courir la mauvaise chance d'une fatigue quelconque.

La profession d'avocat l'avait épouvanté, et il frissonnait à l'idée de piocher la terre. Il s'était jeté dans l'art, espérant y trouver un métier de paresseux; le pinceau lui semblait un instrument léger à manier: puis il croyait le succès facile. Il rêvait une vie de voluptés à bon marché, une belle vie pleine de femmes, de repos sur des divans, de mangeailles et de soûleries. Le rêve dura tant que le père Laurent envoya des écus. Mais, lorsque le jeune homme, qui avait déjà trente ans, vit la misère à l'horizon, il se mit à réfléchir, il se sentait lâche devant les privations, il n'aurait pas accepté une journée sans pain pour la plus grande gloire de l'art. Comme il le disait, il envoya la peinture au diable, le jour où il s'aperçut qu'elle ne contenterait jamais ses larges appétits. Ses premiers essais étaient restés au-dessous de la médiocrité; son oeil de paysan voyait gauchement et salement la nature; ses toiles, boueuses, mal bâties, grimaçantes, défiaient toute critique. D'ailleurs, il ne paraissait point trop vaniteux comme artiste, il ne se désespéra pas outre mesure, lorsqu'il lui fallut jeter les pinceaux. Il ne regretta réellement que l'atelier de son camarade de collège, ce vaste atelier dans lequel il s'était si voluptueusement vautré pendant quatre ou cinq ans. Il regretta encore les femmes qui venaient poser, et dont les caprices étaient à la portée de sa bourse. Ce monde de jouissances brutales lui laissa de cuisants besoins de chairs. Il se trouva cependant à l'aise dans son métier d'employé; il vivait très bien en brute, il aimait cette besogne au jour le jour, qui ne le fatiguait pas et qui endormait son esprit. Deux choses l'irritaient seulement: il manquait de femmes et la nourriture des restaurants à dix-huit sous n'apaisait pas les appétits gloutons de son estomac.

Camille l'écoutait, le regardait avec un étonnement de niais. Ce garçon débile, dont le corps mou et affaissé n'avait jamais eu une secousse de désir, rêvait puérilement à cette vie d'atelier dont son ami lui parlait. Il songeait à ces femmes qui étalent leur peau nue. Il questionna Laurent.

—Alors, lui dit-il, il y a eu, comme ça, des femmes qui ont retiré leur chemise devant toi?

—Mais oui, répondit Laurent en souriant et en regardant Thérèse qui était devenue très pâle.

—Ça doit vous faire un singulier effet, reprit Camille avec un rire d'enfant…. Moi, je serais gêné…. La première fois, tu as dû rester tout bête.

Laurent avait élargi une de ses grosses mains dont il regardait attentivement la paume. Ses doigts eurent de légers frémissements, des lueurs rouges montèrent à ses joues.

—La première fois, reprit-il comme se parlant à lui-même, je crois que j'ai trouvé ça naturel…. C'est bien amusant, ce diable d'art, seulement ça ne rapporte pas un sou…. J'ai eu pour modèle une rousse qui était adorable: des chairs fermes, éclatantes, une poitrine superbe, des hanches d'une largeur….

Laurent leva la tête et vit Thérèse devant lui, muette, immobile. La jeune femme le regardait avec une fixité ardente. Ses yeux, d'un noir mat, semblaient deux trous sans fond, et, par ses lèvres entr'ouvertes, on apercevait des clartés roses dans sa bouche. Elle était comme écrasée, ramassée sur elle-même; elle écoutait.

Les regards de Laurent allèrent de Thérèse à Camille. L'ancien peintre retint un sourire. Il acheva sa phrase du geste, un geste large et voluptueux, que la jeune femme suivit du regard. On était au dessert, et madame Raquin venait de descendre pour servir une cliente.

Quand la nappe fut retirée, Laurent, songeur depuis quelques minutes, s'adressa brusquement à Camille.

—Tu sais, lui dit-il, il faut que je fasse ton portrait.

Cette idée enchanta madame Raquin et son fils. Thérèse resta silencieuse.

—Nous sommes en été, reprit Laurent, et comme nous sortons du bureau à quatre heures, je pourrai venir ici et te faire poser pendant deux heures, le soir. Ce sera l'affaire de huit jours.

—C'est cela, répondit Camille, rouge de joie, tu dîneras avec nous…. Je me ferai friser et je mettrai une redingote noire.

Huit heures sonnaient. Grivet et Michaud firent leur entrée. Olivier et Suzanne arrivèrent derrière eux.

Camille présenta son ami à la société. Grivet pinça les lèvres. Il détestait Laurent, dont les appointements avaient monté trop vite, selon lui. D'ailleurs c'était toute une affaire que l'introduction d'un nouvel invité: les hôtes des Raquin ne pouvaient recevoir un inconnu sans quelque froideur.

Laurent se comporta en bon enfant. Il comprit la situation, il voulut plaire, se faire accepter d'un coup. Il raconta des histoires, égaya la soirée par son gros rire, et gagna l'amitié de Grivet lui-même.

Thérèse, ce soir-là, ne chercha pas à descendre à la boutique. Elle resta jusqu à onze heures sur sa chaise, jouant et causant, évitant de rencontrer les regards de Laurent, qui d'ailleurs ne s'occupait pas d'elle. La nature sanguine de ce garçon, sa voix pleine, ses rires gras, les senteurs âcres et puissantes qui s'échappaient de sa personne, troublaient la jeune femme et la jetaient dans une sorte d'angoisse nerveuse.

VI

Laurent, à partir de ce jour, revint presque chaque soir chez les Raquin. Il habitait, rue Saint-Victor, en face du Port aux Vins, un petit cabinet meublé qu'il payait dix-huit francs par mois; ce cabinet, mansardé, troué en haut d'une fenêtre à tabatière, qui s'entrebâillait étroitement sur le ciel, avait à peine six mètres carrés. Laurent rentrait le plus tard possible dans ce galetas. Avant de rencontrer Camille, comme il n'avait pas d'argent pour aller se traîner sur les banquettes des cafés, il s'attardait dans la crémerie où il dînait le soir, il fumait des pipes en prenant un gloria qui lui coûtait trois sous. Puis il regagnait doucement la rue Saint-Victor, flânant le long des quais, s'asseyant sur les bancs, quand l'air était tiède.

La boutique du passage du Pont-Neuf devint pour lui une retraite charmante, chaude, tranquille, pleine de paroles et d'attentions amicales. Il épargna les trois sous de son gloria et but en gourmand l'excellent thé de Mme Raquin. Jusqu'à dix heures, il restait là, assoupi, digérant, se croyant chez lui; il n'en partait qu'après avoir aidé Camille à fermer la boutique.

Un soir, il apporta son chevalet et sa boîte à couleurs. Il devait commencer le lendemain le portrait de Camille. On acheta une toile, on fit des préparatifs minutieux. Enfin l'artiste se mit à l'oeuvre dans la chambre même des époux; le jour, disait-il, y était plus clair.

Il lui fallut trois soirées pour dessiner la tête. Il traînait avec soin le fusain sur la toile; à petits coups, maigrement; son dessin, roide et sec, rappelait d'une façon grotesque celui des maîtres primitifs. Il copia la face de Camille comme un élève copie une académie, d'une main hésitante, avec une exactitude gauche qui donnait à la figure un air renfrogné. Le quatrième jour, il mit sur sa palette de tout petits tas de couleur, et il commença à peindre du bout des pinceaux; il pointillait la toile de minces taches sales, il faisait des hachures courtes et serrées, comme s'il se fût servi d'un crayon.

A la fin de chaque séance, Mme Raquin et Camille s'extasiaient. Laurent disait qu'il fallait attendre, que la ressemblance allait venir.

Depuis que le portrait était commencé, Thérèse ne quittait plus la chambre changée en atelier. Elle laissait sa tante seule derrière le comptoir; pour le moindre prétexte elle montait et s'oubliait à regarder peindre Laurent.

Grave toujours, oppressée, plus pâle et plus muette, elle s'asseyait et suivait le travail des pinceaux. Ce spectacle ne paraissait cependant pas l'amuser beaucoup, elle venait à cette place, comme attirée par une force, et elle y restait, comme clouée. Laurent se retournait parfois, lui souriait, lui demandait si le portrait lui plaisait. Elle répondait à peine, frissonnait, puis reprenait son extase recueillie.

Laurent, en revenant le soir à la rue Saint-Victor, se faisait de longs raisonnements; il discutait avec lui-même s'il devait, ou non, devenir l'amant de Thérèse.

—Voilà une petite femme, se disait-il, qui sera ma maîtresse quand je le voudrai. Elle est toujours là, sur mon dos, à m'examiner, à me mesurer, à me peser…. Elle tremble, elle a une figure toute drôle, muette et passionnée. A coup sûr, elle a besoin d'un amant; cela se voit dans ses yeux…. Il faut dire que Camille est un pauvre sire.

Laurent riait en dedans, au souvenir des maigreurs blafardes de son ami. Puis il continuait:

—Elle s'ennuie dans cette boutique…. Moi, j'y vais, parce que je ne sais où aller. Sans cela, on ne me prendrait pas souvent au passage du Pont-Neuf. C'est humide, triste. Une femme doit mourir là-dedans…. Je lui plais, j'en suis certain; alors pourquoi pas moi plutôt qu'un autre?

Il s'arrêtait, il lui venait des fatuités, il regardait couler la
Seine d'un air absorbé.

—Ma foi, tant pis, s'écriait-il, je l'embrasse à la première occasion…. Je parie qu'elle tombe tout de suite dans mes bras.

Il se remettait à marcher, et des indécisions le prenaient.

—C'est qu'elle est laide, après tout, pensait-il. Elle a le nez long, la bouche grande. Je ne l'aime pas du tout, d'ailleurs. Je vais peut-être m'attirer quelque mauvaise histoire. Cela demande réflexion.

Laurent, qui était très prudent, roula ces pensées dans sa tête pendant une grande semaine. Il calcula tous les incidents possibles d'une liaison avec Thérèse; il se décida seulement à tenter l'aventure, lorsqu'il se fut bien prouvé qu'il avait un réel intérêt à le faire.

Pour lui, Thérèse, il est vrai, était laide, et il ne l'aimait pas; mais, en somme, elle ne lui coûterait rien, les femmes qu'il achetait à bas prix n'étaient, certes, ni plus belles ni plus aimées. L'économie lui conseillait déjà de prendre la femme de son ami. D'autre part, depuis longtemps il n'avait pas contenté ses appétits; l'argent était rare, il sevrait sa chair, et il ne voulait point laisser échapper l'occasion de la repaître un peu. Enfin, une pareille liaison, en bien réfléchissant, ne pouvait avoir de mauvaises suites: Thérèse aurait intérêt à tout cacher, il la planterait là aisément quand il voudrait; en admettant même que Camille découvrît tout et se fâchât, il l'assommerait d'un coup de poing, s'il faisait le méchant. La question, de tous les côtés, se présentait à Laurent facile et engageante.

Dès lors, il vécut dans une douce quiétude, attendant l'heure. A la première occasion, il était décidé à agir carrément. Il voyait, dans l'avenir, des soirées tièdes. Tous les Raquin travailleraient à ses jouissances: Thérèse apaiserait les brûlures de son sang; Mme Raquin le cajolerait comme une mère; Camille, en causant avec lui, l'empêcherait de trop s'ennuyer, le soir, dans la boutique.

Le portrait s'achevait, les occasions ne se présentaient pas. Thérèse restait toujours là, accablée et anxieuse; mais Camille ne quittait point la chambre, et Laurent se désolait de ne pouvoir l'éloigner pour une heure. Il lui fallut pourtant déclarer un jour qu'il terminerait le portrait le lendemain. Mme Raquin annonça qu'on dînerait ensemble et qu'on fêterait l'oeuvre du peintre.

Le lendemain, lorsque Laurent eut donné à la toile le dernier coup de pinceau, toute la famille se réunit pour crier à la ressemblance. Le portrait était ignoble, d'un gris sale, avec de larges plaques violacées. Laurent ne pouvait employer les couleurs les plus éclatantes sans les rendre ternes et boueuses; il avait, malgré lui, exagéré les teintes blafardes de son modèle, et le visage de Camille ressemblait à la face verdâtre d'un noyé; le dessin grimaçant convulsionnait les traits, rendant ainsi la sinistre ressemblance plus frappante. Mais Camille était enchanté; il disait que sur la toile il avait un air distingué.

Quand il eut bien admiré sa figure, il déclara qu'il allait chercher deux bouteilles de vin de Champagne. Mme Raquin redescendit à la boutique. L'artiste resta seul avec Thérèse.

Le jeune femme était demeurée accroupie, regardant vaguement devant elle. Elle semblait attendre en frémissant. Laurent hésita; il examinait sa toile, il jouait avec ses pinceaux. Le temps pressait, Camille pouvait revenir, l'occasion ne se représenterait peut-être plus. Brusquement, le peintre se tourna et se trouva face à face avec Thérèse. Ils se contemplèrent pendant quelques secondes.

Puis, d'un mouvement violent, Laurent se baissa et prit la jeune femme contre sa poitrine. Il lui renversa la tête, lui écrasant les lèvres sous les siennes. Elle eut un mouvement de révolte, sauvage, emportée, et, tout d'un coup, elle s'abandonna, glissant par terre, sur le carreau. Ils n'échangèrent pas une seule parole. L'acte fut silencieux et brutal.

VII

Dès le commencement, les amants trouvèrent leur liaison nécessaire, fatale, toute naturelle. A leur première entrevue, ils se tutoyèrent, ils s'embrassèrent sans embarras, sans rougeur, comme si leur intimité eût daté de plusieurs années. Ils vivaient à l'aise dans leur situation nouvelle, avec une tranquillité et une impudence parfaites.

Ils fixèrent leurs rendez-vous. Thérèse ne pouvant sortir, il fut décidé que Laurent viendrait. La jeune femme lui expliqua, d'une voix nette et assurée, le moyen qu'elle avait trouvé. Les entrevues auraient lieu dans la chambre des époux. L'amant passerait par l'allée qui donnait sur le passage et Thérèse lui ouvrirait la porte de l'escalier. Pendant ce temps, Camille serait à son bureau, Mme Raquin, en bas, dans la boutique. C'étaient là des coups d'audace qui devaient réussir.

Laurent accepta. Il avait, dans sa prudence, une sorte de témérité brutale, la témérité d'un homme qui a de gros poings. L'air grave et calme de sa maîtresse l'engagea à venir goûter d'une passion si hardiment offerte. Il choisit un prétexte, il obtint de son chef un congé de deux heures, et il accourut au passage du Pont-Neuf.

Dès l'entrée du passage, il éprouva des voluptés cuisantes. La marchande de bijoux faux était assise juste en face de la porte de l'allée. Il lui fallut attendre qu'elle fût occupée, qu'une jeune ouvrière vint acheter une bague ou des boucles d'oreilles de cuivre. Alors, rapidement, il entra dans l'allée; il monta l'escalier étroit et obscur, en s'appuyant aux murs gras d'humidité. Ses pieds heurtaient les marches de pierre; au bruit de chaque heurt, il sentait une brûlure qui lui traversait la poitrine. Une porte s'ouvrit. Sur le seuil, au milieu d'une lueur blanche, il vit Thérèse en camisole, en jupon, tout éclatante, les cheveux fortement noués derrière la tête. Elle ferma la porte, elle se pendit à son cou. Il s'échappait d'elle une odeur tiède, une odeur de linge blanc et de chair fraîchement lavée.

Laurent, étonné, trouva sa maîtresse belle. Il n'avait jamais vu cette femme. Thérèse, souple et forte, le serrait, renversant la tête en arrière, et, sur son visage, couraient des lumières ardentes, des sourires passionnés. Cette face d'amante s'était comme transfigurée, elle avait un air fou et caressant; les lèvres humides, les yeux luisants, elle rayonnait. La jeune femme, tendue et ondoyante, était belle, d'une beauté étrange, toute d'emportement. On eût dit que sa figure venait de s'éclairer en dedans, que des flammes s'échappaient de sa chair. Et, autour d'elle, son sang qui brûlait, ses nerfs qui se tendaient, jetaient ainsi des effluves chauds, un air pénétrant et âcre.

Au premier baiser, elle se révéla courtisane. Son corps inassouvi se jeta éperdument dans la volupté. Elle s'éveillait comme d'un songe, elle naissait à la passion. Elle passait des bras débiles de Camille dans les bras vigoureux de Laurent, et cette approche d'un homme puissant lui donnait une brusque secousse qui la tirait du sommeil de la chair. Tous ses instincts de femme nerveuse éclatèrent dans une violence inouïe; le sang de sa mère, ce sang qui brûlait ses veines, se mit à couler, à battre furieusement dans son corps maigre, presque vierge encore. Elle s'étalait, elle s'offrait avec une impudeur souveraine. Et, de la tête aux pieds, de longs frissons l'agitaient.

Jamais Laurent n'avait connu une pareille femme. Il resta surpris, mal à l'aise. D'ordinaire, ses maîtresses ne le recevaient pas avec une telle fougue; il était accoutumé à des baisers froids et indifférents, à des amours lasses et rassasiées. Les sanglots, les crises de Thérèse l'épouvantèrent presque, tout en irritant ses curiosités voluptueuses. Quand il quitta la femme, il chancelait comme un homme ivre. Le lendemain, lorsque son calme sournois et prudent fut revenu, il se demanda s'il retournerait auprès de cette amante dont les baisers lui donnaient la fièvre. Il décida d'abord nettement qu'il resterait chez lui. Puis il eut des lâchetés. Il voulait oublier, ne plus voir Thérèse dans sa nudité, dans ses caresses douces et brutales, et toujours elle était là, implacable, tendant les bras. La souffrance physique que lui causait ce spectacle devint intolérable.

Il céda, il prit un nouveau rendez-vous, il revint au passage du
Pont-Neuf.

A partir de ce jour, Thérèse entra dans sa vie. Il ne l'acceptait pas encore, mais il la subissait. Il avait des heures d'effroi, des moments de prudence, et, en somme, cette liaison le secouait désagréablement; mais ses pleurs, ses malaises tombaient devant ses désirs. Les rendez-vous se suivirent, se multiplièrent.

Thérèse n'avait pas de ces doutes. Elle se livrait sans ménagement, allant droit où la poussait sa passion. Cette femme, que les circonstances avaient pliée et qui se redressait enfin, mettait à nu son être entier, expliquant sa vie.

Parfois elle passait ses bras au cou de Laurent, elle se traînait sur sa poitrine, et, d'une voix encore haletante:

—Oh! Si tu savais, disait-elle, combien j'ai souffert! J'ai été élevée dans l'humidité tiède de la chambre d'un malade. Je couchais avec Camille: la nuit, je m'éloignais de lui, écoeurée par l'odeur fade qui sortait de son corps. Il était méchant et entêté; il ne voulait pas prendre les médicaments que je refusais de partager avec lui; pour plaire à ma tante, je devais boire de toutes les drogues. Je ne sais comment je ne suis pas morte…. Ils m'ont rendue laide, mon pauvre ami, ils m'ont volé tout ce que j'avais, et tu ne peux m'aimer comme je t'aime.

Elle pleurait, elle embrassait Laurent, elle continuait avec une haine sourde:

—Je ne leur souhaite pas de mal. Ils m'ont élevée, Ils m'ont recueillie et défendue contre la misère…. Mais j'aurais préféré l'abandon à leur hospitalité. J'avais des besoins cuisants de grand air; toute petite, je rêvais de courir les chemins, les pieds nus dans la poussière, demandant l'aumône, vivant en bohémienne. On m'a dit que ma mère était fille d'un chef de tribu, en Afrique; j'ai souvent songé à elle, j'ai compris que je lui appartenais par le sang et les instincts, j'aurais voulu ne la quitter jamais et traverser les sables, pendue à son dos…. Ah! quelle jeunesse! J'ai encore des dégoûts et des révoltes, lorsque je me rappelle les longues journées que j'ai passées dans la chambre où râlait Camille. J'étais accroupie devant le feu, regardant stupidement bouillir les tisanes, sentant mes membres se roidir. Et je ne pouvais bouger, ma tante grondait quand je faisais du bruit. Plus tard, j'ai goûté des joies profondes, dans la petite maison du bord de l'eau; mais j'étais déjà abêtie, je savais à peine marcher, je tombais lorsque je courais. Puis on m'a enterrée toute vive dans cette ignoble boutique.

Thérèse respirait fortement, elle serrait son amant à pleins bras, elle se vengeait, et ses narines minces et souples avaient de petits battements nerveux.

—Tu ne saurais croire, reprenait-elle, combien ils m'ont rendue mauvaise. Ils ont fait de moi une hypocrite et une menteuse… Ils m'ont étouffée dans leur douceur bourgeoise, et je ne m'explique pas comment il y a encore du sang dans mes veines… J'ai baissé les yeux, j'ai eu comme eux un visage morne et imbécile, j'ai mené leur vie morte. Quand tu m'as vue, n'est-ce pas? j'avais l'air d'une bête, j'étais grave, écrasée, abrutie. Je n'espérais plus en rien, je songeais à me jeter un jour dans la Seine… Mais, avant cet affaissement, que de nuits de colère! Là-bas, à Vernon, dans ma chambre froide, je mordais mon oreiller pour étouffer mes cris, je me battais, je me traitais de lâche. Mon sang me brûlait et je me serais déchiré le corps. A deux reprises, j'ai voulu fuir, aller devant moi, au soleil; le courage m'a manqué, ils avaient fait de moi une brute docile avec leur bienveillance molle et leur tendresse écoeurante. Alors j'ai menti, j'ai menti toujours. Je suis restée là toute douce, toute silencieuse, rêvant de frapper et de mordre.

La jeune femme s'arrêtait, essuyant ses lèvres humides sur le cou de
Laurent. Elle ajoutait, après un silence:

—Je ne sais plus pourquoi j'ai consenti à épouser Camille. Je n'ai pas protesté, par une sorte d'insouciance dédaigneuse. Cet enfant me faisait pitié. Lorsque je jouais avec lui, je sentais mes doigts s'enfoncer dans ses membres comme dans de l'argile. Je l'ai pris parce que ma tante me l'offrait et que je comptais ne jamais me gêner pour lui… Et j'ai retrouvé dans mon mari le petit garçon souffrant avec lequel j'avais déjà couché à six ans. Il était aussi frêle, aussi plaintif, et il avait toujours cette odeur fade d'enfant malade qui me répugnait tant jadis…. Je te dis tout cela pour que tu ne sois pas jaloux…. Une sorte de dégoût me montait à la gorge; je me rappelais les drogues que j'avais bues, et je m'écartais, et je passais des nuits terribles…. Mais toi, toi….

Et Thérèse se redressait, se pliait en arrière, les doigts pris dans les mains épaisses de Laurent, regardant ses larges épaules, son cou énorme….

—Toi, je t'aime, je t'ai aimé le jour où Camille t'a poussé dans la boutique…. Tu ne m'estimes peut-être pas, parce que je me suis livrée tout entière, en une fois…. Vrai, je ne sais pas comment cela est arrivé. Je suis fière, je suis emportée. J'aurais voulu te battre le premier jour, quand tu m'as embrassée et jetée par terre dans cette chambre…. J'ignore comment je t'aimais; je te haïssais plutôt. Ta vue m'irritait, me faisait souffrir; lorsque tu étais là, mes nerfs se tendaient à se rompre, ma tête se vidait, je voyais rouge. Oh! que j'ai souffert! Et je cherchais cette souffrance, j'attendais ta venue, je tournais autour de ta chaise, pour marcher dans ton haleine, pour traîner mes vêtements le long des tiens. Il me semblait que ton sang me jetait des bouffées de chaleur au passage, et c'était cette sorte de nuée ardente, dans laquelle tu t'enveloppais, qui m'attirait et me retenait auprès de toi, malgré mes sourdes révoltes…. Tu te souviens quand tu peignais ici: une force fatale me ramenait à ton côté, je respirais ton air avec des délices cruelles. Je comprenais que je paraissais quêter des baisers, j'avais honte de mon esclavage, je sentais que j'allais tomber si tu me touchais. Mais je cédais à mes lâchetés, je grelottais de froid en attendant que tu voulusses bien me prendre dans tes bras….

Alors Thérèse se taisait, frémissante, comme orgueilleuse et vengée. Elle tenait Laurent ivre sur sa poitrine, et, dans la chambre nue et glaciale, se passaient des scènes de passion ardente, d'une brutalité sinistre. Chaque nouveau rendez-vous amenait des crises plus fougueuses.

La jeune femme semblait se plaire à l'audace et à l'impudence. Elle n'avait pas une hésitation, pas une peur. Elle se jetait dans l'adultère avec une sorte de franchise énergique, bravant le péril, mettant une sorte de vanité à le braver. Quand son amant devait venir, pour toute précaution, elle prévenait sa tante qu'elle montait se reposer; et, quand il était là, elle marchait, parlait, agissait carrément, sans songer jamais à éviter le bruit. Parfois, dans les commencements, Laurent s'effrayait.

—Mon Dieu! disait-il tout bas à Thérèse, ne fais donc pas tant de tapage, Mme Raquin va monter.

—Bah! répondait-elle en riant, tu trembles toujours… Elle est clouée derrière son comptoir; que veux-tu qu'elle vienne faire ici? elle aurait trop peur qu'on ne la volât… Puis, après tout, qu'elle monte si elle veut. Tu te cacheras… Je me moque d'elle. Je t'aime.

Ces paroles ne rassuraient guère Laurent. La passion n'avait pas encore endormi sa prudence sournoise de paysan. Bientôt, cependant, l'habitude lui fit accepter, sans trop de terreur, les hardiesses de ces rendez-vous donnés en plein jour, dans la chambre de Camille, à deux pas de la vieille mercière. Sa maîtresse lui répétait que le danger épargne ceux qui l'affrontent en face, et elle avait raison. Jamais les amants n'auraient pu trouver un lieu plus sûr que cette pièce où personne ne serait venu les chercher. Ils y contentaient leur amour, dans une tranquillité incroyable.

Un jour, pourtant, Mme Raquin monta, craignant que sa nièce ne fût malade. Il y avait près de trois heures que la jeune femme était en haut. Elle poussait l'audace jusqu'à ne pas fermer au verrou la porte de la chambre qui donnait dans la salle à manger.

Lorsque Laurent entendit les pas lourds de la vieille mercière, montant l'escalier de bois, il se troubla, chercha fiévreusement son gilet, son chapeau. Thérèse se mit à rire de la singulière mine qu'il faisait. Elle lui prit le bras avec force, le courba au pied du lit, dans un coin, et lui dit d'une voix basse et calme:

—Tiens-toi là… ne remue pas.

Elle jeta sur lui les vêtements d'homme qui traînaient, et étendit sur le tout un jupon blanc qu'elle avait retiré. Elle fit ces choses avec des gestes lestes et précis, sans rien perdre de sa tranquillité. Puis elle se coucha, échevelée, demi-nue, encore rouge et frissonnante.

Mme Raquin ouvrit doucement la porte et s'approcha du lit en étouffant le bruit de ses pas. La jeune femme feignait de dormir. Laurent suait sous le jupon blanc.

—Thérèse, demanda la mercière avec sollicitude, es-tu malade, ma fille?

Thérèse ouvrit les yeux, bâilla, se retourna et répondit d'une voix dolente qu'elle avait une migraine atroce. Elle supplia sa tante de la laisser dormir. La vieille dame s'en alla comme elle était venue, sans faire de bruit.

Les deux amants, riant en silence, s'embrassèrent avec une violence passionnée.

—Tu vois bien, dit Thérèse triomphante, que nous ne craignons rien ici…. Tous ces gens-là sont aveugles: ils n'aiment pas.

Un autre jour, la jeune femme eut une idée bizarre. Parfois, elle était comme folle, elle délirait.

Le chat tigré, François, était assis sur son derrière, au beau milieu de la chambre. Grave, immobile, il regardait de ses yeux ronds les deux amants. Il semblait les examiner avec soin, sans cligner les paupières, perdu dans une sorte d'extase diabolique.

—Regarde donc François, dit Thérèse à Laurent. On dirait qu'il comprend et qu'il va ce soir tout conter à Camille…. Dis, ce serait drôle, s'il se mettait à parler dans la boutique, un de ces jours; il sait de belles histoires sur notre compte….

Cette idée, que François pourrait parler, amusa singulièrement la jeune femme. Laurent regarda les grands yeux verts du chat, et sentit un frisson lui courir sur la peau.

—Voici comment il ferait, reprit Thérèse. Il se mettrait debout, et, me montrant d'une patte, te montrant de l'autre, il s'écrierait: «Monsieur et madame s'embrassent très fort dans la chambre, ils ne se sont pas méfiés de moi, mais comme leurs amours criminelles me dégoûtent, je vous prie de les faire mettre en prison tous les deux; ils ne troubleront plus ma sieste.»

Thérèse plaisantait comme un enfant, elle mimait le chat, elle allongeait les mains en façon de griffes, elle donnait à ses épaules des ondulations félines. François, gardant une immobilité de pierre, la contemplait toujours; ses yeux seuls paraissaient vivants; et il y avait, dans les coins de sa gueule, deux plis profonds qui faisaient éclater de rire cette tête d'animal empaillé.

Laurent se sentait froid aux os. Il trouva ridicule la plaisanterie de Thérèse. Il se leva et mit le chat à la porte. En réalité, il avait peur. Sa maîtresse ne le possédait pas encore entièrement; il restait au fond de lui un peu de ce malaise qu'il avait éprouvé sous les premiers baisers de la jeune femme.

VIII

Le soir, dans la boutique, Laurent était parfaitement heureux. D'ordinaire, il revenait du bureau avec Camille. Mme Raquin s'était prise pour lui d'une amitié maternelle; elle le savait gêné, mangeant mal, couchant dans un grenier, et elle lui avait dit une fois pour toutes que son couvert serait toujours mis à leur table. Elle aimait ce garçon de cette tendresse bavarde que les vieilles femmes ont pour les gens qui viennent de leur pays, apportant avec eux des souvenirs du passé.

Le jeune homme usait largement de l'hospitalité. Avant de rentrer, au sortir du bureau, il faisait avec Camille un bout de promenade sur les quais; tous deux trouvaient leur compte à cette intimité; ils s'ennuyaient moins, ils flânaient en causant. Puis ils se décidaient à venir manger la soupe de Mme Raquin. Laurent ouvrait en maître la porte de la boutique; il s'asseyait à califourchon sur les chaises, fumant et crachant, comme s'il était chez lui.

La présence de Thérèse ne l'embarrassait nullement. Il traitait la jeune femme avec une rondeur amicale, il plaisantait, lui adressait des galanteries banales, sans qu'un pli de sa face bougeât. Camille riait, et, comme sa femme ne répondait à son ami que par des monosyllabes, il croyait fermement qu'ils se détestaient tous deux. Un jour même il fît des reproches à Thérèse sur ce qu'il appelait sa froideur pour Laurent.

Laurent avait deviné juste: il était devenu l'amant de la femme, l'ami du mari, l'enfant gâté de la mère. Jamais il n'avait vécu dans un pareil assouvissement de ses appétits. Il s'endormait au fond des jouissances intimes que lui donnait la famille Raquin. D'ailleurs, sa position dans cette famille lui paraissait toute naturelle. Il tutoyait Camille sans colère, sans remords. Il ne surveillait même pas ses gestes ni ses paroles, tant il était certain de sa prudence, de son calme; l'égoïsme avec lequel il goûtait ses félicités le protégeait contre toute faute. Dans la boutique, sa maîtresse devenait une femme comme une autre, qu'il ne fallait point embrasser et qui n'existait pas pour lui. S'il ne l'embrassait pas devant tous, c'est qu'il craignait de ne pouvoir revenir. Cette seule conséquence l'arrêtait. Autrement, il se serait parfaitement moqué de la douleur de Camille et de sa mère. Il n'avait point conscience de ce que la découverte de sa liaison pourrait amener. Il croyait agir simplement, comme tout le monde aurait agi à sa place, en homme pauvre et affamé. De là ses tranquillités béates, ses audaces patientes, ses attitudes désintéressées et goguenardes.

Thérèse, plus nerveuse, plus frémissante que lui, était obligée de jouer un rôle. Elle le jouait à la perfection, grâce à l'hypocrisie savante que lui avait donnée son éducation. Pendant près de quinze ans, elle avait menti, étouffant ses fièvres, mettant une volonté implacable à paraître morne et endormie. Il lui coûtait peu de poser sur sa chair ce masque de morte qui glaçait son visage. Quand Laurent entrait, il la trouvait grave, rechignée, le nez plus long, les lèvres plus minces. Elle était laide, revêche, inabordable. D'ailleurs, elle n'exagérait pas ses effets, elle jouait son ancien personnage, sans éveiller l'attention par une brusquerie plus grande. Pour elle, elle trouvait une volupté amère à tromper Camille et Mme Raquin; elle n'était pas comme Laurent; affaissée dans le contentement épais de ses désirs, inconsciente du devoir; elle savait qu'elle faisait le mal, et il lui prenait des envies féroces de se lever de table et d'embrasser Laurent à pleine bouche, pour montrer à son mari et à sa tante qu'elle n'était pas une bête et qu'elle avait un amant.

Par moments, des joies chaudes lui montaient à la tête; toute bonne comédienne qu'elle fût, elle ne pouvait alors se retenir de chanter, quand son amant n'était pas là et qu'elle ne craignait point de se trahir. Ces gaietés soudaines charmaient Mme Raquin qui accusait sa nièce de trop de gravité. La jeune femme acheta des pots de fleurs et en garnit la fenêtre de sa chambre; puis elle fit coller du papier neuf dans cette pièce, elle voulut un tapis, des rideaux, des meubles de palissandre. Tout ce luxe était pour Laurent.

La nature et les circonstances semblaient avoir fait cette femme pour cet homme, et les avoir poussés l'un vers l'autre. A eux deux, la femme, nerveuse et hypocrite, l'homme, sanguin et vivant en brute, ils faisaient un couple puissamment lié. Ils se complétaient, se protégeaient mutuellement. Le soir, à table, dans les clartés pâles de la lampe, on sentait la force de leur union, à voir le visage épais et souriant de Laurent, en face du masque muet et impénétrable de Thérèse.

C'étaient de douces et calmes soirées. Dans le silence, dans l'ombre transparente et attiédie, s'élevaient des paroles amicales. On se serrait autour de la table; après le dessert, on causait des mille riens de la journée, des souvenirs de la veille et des espoirs du lendemain. Camille aimait Laurent, autant qu'il pouvait aimer, en égoïste satisfait, et Laurent semblait lui rendre une égale affection; il y avait entre eux un échange de phrases dévouées, de gestes serviables, de regards prévenants. Mme Raquin, le visage placide, mettait toute sa paix autour de ses enfants, dans l'air tranquille qu'ils respiraient. On eût dit une réunion de vieilles connaissances qui se connaissaient jusqu'au coeur et qui s'endormaient sur la foi de leur amitié.

Thérèse, immobile, paisible comme les autres, regardait ces joies bourgeoises, ces affaissements souriants. Et, au fond d'elle, il y avait des rires sauvages; tout son être raillait, tandis que son visage gardait une rigidité froide. Elle se disait, avec des raffinements de volupté, que quelques heures auparavant elle était dans la chambre voisine, demi-nue, échevelée, sur la poitrine de Laurent; elle se rappelait chaque détail de cet après-midi de passion folle, elle les étalait dans sa mémoire, elle opposait cette scène brûlante à la scène morte qu'elle avait sous les yeux. Ah! comme elle trompait ces bonnes gens, et comme elle était heureuse de les tromper avec une impudence si triomphante! Et c'était là, à deux pas, derrière cette mince cloison, qu'elle recevait un homme; c'était là qu'elle se vautrait dans les âpretés de l'adultère. Et son amant, à cette heure, devenait un inconnu pour elle, un camarade de son mari, une sorte d'imbécile et d'intrus dont elle ne devait pas se soucier. Cette comédie atroce, ces duperies de la vie, cette comparaison entre les baisers ardents du jour et l'indifférence jouée du soir, donnaient des ardeurs nouvelles au sang de la jeune femme.

Lorsque Mme Raquin et Camille descendaient, par hasard, Thérèse se levait d'un bond, collait silencieusement, avec une énergie brutale, ses lèvres sur les lèvres de son amant, et restait ainsi, haletant, étouffant, jusqu'à ce qu'elle entendit crier le bois des marches de l'escalier. Alors, d'un mouvement leste, elle reprenait sa place, elle retrouvait sa grimace rechignée. Laurent, d'une voix calme, continuait avec Camille la causerie interrompue. C'était comme un éclair de passion, rapide et aveuglant, dans un ciel mort.

Le jeudi, la soirée était un peu plus animée. Laurent, qui, ce jour-là, s'ennuyait à mourir, se faisait pourtant un devoir de ne pas manquer une seule des réunions: il voulait, par mesure de prudence, être connu et estimé des amis de Camille. Il lui fallait écouter les radotages de Grivet et du vieux Michaud; Michaud racontait toujours les mêmes histoires de meurtre et de vol; Grivet parlait en même temps de ses employés, de ses chefs, de son administration. Le jeune homme se réfugiait auprès d'Olivier et de Suzanne, qui lui paraissaient d'une bêtise moins assommante. D'ailleurs, il se hâtait de réclamer le jeu de dominos.

C'était le jeudi soir que Thérèse fixait le jour et l'heure de leurs rendez-vous. Dans le trouble du départ, lorsque Mme Raquin et Camille accompagnaient les invités jusqu'à la porte du passage, la jeune femme s'approchait de Laurent, lui parlait bas, lui serrait la main. Parfois même, quand tout le monde avait le dos tourné, elle l'embrassait, par une sorte de fanfaronnade.

Pendant huit mois, dura cette vie de secousses et d'apaisements. Les amants vivaient dans une béatitude complète; Thérèse ne s'ennuyait plus, ne désirait plus rien; Laurent, repu, choyé, engraissé encore, avait la seule crainte de voir cesser cette belle existence.

IX

Un après-midi, comme Laurent allait quitter son bureau pour courir auprès de Thérèse qui l'attendait, son chef le fit appeler et lui signifia qu'à l'avenir il lui défendait de s'absenter. Il avait abusé des congés; l'administration était décidée à le renvoyer, s'il Sortait une seule fois.

Cloué sur sa chaise, il désespéra jusqu'au soir. Il devait gagner son pain, il ne pouvait se faire mettre à la porte. Le soir, le visage courroucé de Thérèse fut une torture pour lui. Il ne savait comment expliquer son manque de parole à sa maîtresse. Pendant que Camille fermait sa boutique, il s'approcha vivement de la jeune femme:

—Nous ne pouvons plus nous voir, lui dit-il à voix basse. Mon chef me refuse toute nouvelle permission de sortie.

Camille rentrait. Laurent dut se retirer sans donner de plus amples explications, laissant Thérèse sous le coup de cette déclaration brutale. Exaspérée, ne voulant pas admettre qu'on pût troubler ses voluptés, elle passa une nuit d'insomnie à bâtir des plans de rendez-vous extravagants. Le jeudi qui suivit, elle causa une minute au plus avec Laurent. Leur anxiété était d'autant plus vive qu'ils ne savaient où se rencontrer pour se consulter et s'entendre. La jeune femme donna un nouveau rendez-vous à son amant, qui lui manqua de parole une seconde fois. Dès lors, elle n'eut plus qu'une idée fixe, le voir à tout prix.

Il y avait quinze jours que Laurent ne pouvait approcher de Thérèse. Alors il sentit combien cette femme lui était devenue nécessaire; l'habitude de la volupté lui avait créé des appétits nouveaux, d'une exigence aiguë. Il n'éprouvait plus aucun malaise dans les embrassements de sa maîtresse, il quêtait ces embrassements avec une obstination d'animal affamé. Une passion de sang avait couvé dans ses muscles; maintenant qu'on lui retirait son amante, cette passion éclatait avec une violence aveugle; il aimait à la rage. Tout semblait inconscient dans cette florissante nature de brute: il obéissait à des instincts, il se laissait conduire par les volontés de son organisme. Il aurait ri aux éclats, un an auparavant, si on lui avait dit qu'il serait l'esclave d'une femme, au point de compromettre ses tranquillités. Le sourd travail des désirs s'était opéré en lui, à son insu, et avait fini par le jeter, pieds et poings liés, aux caresses fauves de Thérèse. A cette heure, il redoutait d'oublier la prudence, il n'osait venir, le soir, au passage du Pont-Neuf, craignant de commettre quelque folie. Il ne s'appartenait plus; sa maîtresse, avec ses souplesses de chatte, ses flexibilités nerveuses, s'était glissée peu à peu dans chacune des fibres de son corps. Il avait besoin de cette femme pour vivre comme on a besoin de boire et de manger.

Il aurait certainement fait une sottise, s'il n'avait reçu une lettre de Thérèse, qui lui recommandait de rester chez lui le lendemain. Son amante lui promettait de venir le trouver vers les huit heures du soir.

Au sortir du bureau, il se débarrassa de Camille, en disant qu'il était fatigué, qu'il allait se coucher tout de suite. Thérèse, après le dîner, joua également son rôle; elle parla d'une cliente qui avait déménagé sans la payer, elle fit la créancière intraitable, elle déclara qu'elle voulait aller réclamer son argent. La cliente demeurait aux Batignolles. Mme Raquin et Camille trouvèrent la course longue, la démarche hasardeuse; d'ailleurs, ils ne s'étonnèrent pas, ils laissèrent partir Thérèse en toute tranquillité.

La jeune femme courut au Port aux Vins, glissant sur les pavés qui étaient gras, heurtant les passants, ayant hâte d'arriver. Des moiteurs lui montaient au visage; ses mains brûlaient. On aurait dit une femme soûle. Elle gravit rapidement l'escalier de l'hôtel meublé. Au sixième étage, essoufflée, les yeux vagues, elle aperçut Laurent, penché sur la rampe, qui l'attendait.

Elle entra dans le grenier. Ses larges jupes ne pouvaient y tenir, tant l'espace était étroit. Elle arracha d'une main son chapeau, et s'appuya contre le lit, défaillante….

La fenêtre à tabatière, ouverte toute grande, versait les fraîcheurs du soir sur la couche brûlante. Les amants restèrent longtemps dans le taudis, comme au fond d'un trou. Tout d'un coup, Thérèse entendit l'horloge de la Pitié sonner dix heures. Elle aurait voulu être sourde; elle se leva péniblement et regarda le grenier qu'elle n'avait pas encore vu. Elle chercha son chapeau, noua les rubans, et s'assit en disant d'une voix lente:

—Il faut que je parte.

Laurent était venu s'agenouiller devant elle. Il lui prit les mains.

—Au revoir, reprit-elle sans bouger.

—Non pas au revoir, s'écria-t-il, cela est trop vague…. Quel jour reviendras-tu?

Elle le regarda en face.

—Tu veux de la franchise? dit-elle. Eh bien! vrai, je crois que je ne reviendrai plus. Je n'ai pas de prétexte, je ne puis en inventer.

—Alors il faut nous dire adieu.

—Non, je ne veux pas!

Elle prononça ces mots avec une colère épouvantée. Elle ajouta plus doucement, sans savoir ce qu'elle disait, sans quitter sa chaise:

—Je vais m'en aller.

Laurent songeait. Il pensait à Camille.

—Je ne lui en veux pas, dit-il enfin sans le nommer, mais vraiment il nous gêne trop…. Est-ce que tu ne pourrais pas nous en débarrasser, l'envoyer en voyage, quelque part, bien loin?

—Ah! oui, l'envoyer en voyage! reprit la jeune femme en hochant la tête. Tu crois qu'un homme comme ça consent à voyager…. Il n'y a qu'un voyage dont on ne revient pas…. Mais il nous enterrera tous; ces gens-là qui n'ont que le souffle ne meurent jamais.

Il y eut un silence. Laurent se traîna sur les genoux, se serrant contre sa maîtresse, appuyant la tête contre sa poitrine.

—J'avais fait un rêve, dit-il; je voulais passer une nuit entière avec toi, m'endormir dans tes bras et me réveiller le lendemain sous tes baisers…. Je voudrais être ton mari…. Tu comprends?

—Oui, oui, répondit Thérèse, frissonnante.

Elle se pencha brusquement sur le visage de Laurent, qu'elle couvrit de baisers. Elle égratignait les brides de son chapeau contre la barbe rude du jeune homme; elle ne songeait plus qu'elle était habillée et qu'elle allait froisser ses vêtements. Elle sanglotait, elle prononçait des paroles haletantes au milieu de ses larmes.

—Ne dis pas ces choses, répétait-elle, car je n'aurais plus la force de te quitter, je resterais là…. Donne-moi du courage plutôt; dis-moi que nous nous verrons encore. N'est-ce pas que tu as besoin de moi et que nous trouverons bien un jour le moyen de vivre ensemble?

—Alors, reviens, reviens demain, lui répondit Laurent, dont les mains tremblantes montaient le long de sa taille.

—Mais je ne puis revenir…. Je te l'ai dit, je n'ai pas de prétexte.

Elle se tordait les bras. Elle reprit:

—Oh! Le scandale ne me fait pas peur…. En rentrant, si tu veux, je vais dire à Camille que tu es mon amant, et je reviens coucher ici…. C'est pour toi que je tremble; je ne veux pas te déranger ta vie, je désire te faire une existence heureuse.

Les instincts prudents du jeune homme se réveillèrent.

—Tu as raison, dit-il, il ne faut pas agir comme des enfants. Ah! si ton mari mourait….

—Si mon mari mourait… répéta lentement Thérèse.

—Nous nous marierions ensemble, nous ne craindrions plus rien, nous jouirions largement de nos amours…. Quelle bonne et douce vie!

La jeune femme s'était redressée. Les joues pâles, elle regardait son amant avec des yeux sombres; des battements agitaient ses lèvres.

—Les gens meurent quelquefois, murmura-t-elle enfin. Seulement, c'est dangereux pour ceux qui survivent.

Laurent ne répondit pas.

—Vois-tu, continua-t-elle, tous les moyens connus sont mauvais.

—Tu ne m'as pas compris, dit-il paisiblement. Je ne suis pas un sot, je veux t'aimer en paix…. Je pensais qu'il arrive des accidents tous les jours, que le pied peut glisser, qu'une tuile peut tomber…. Tu comprends? Dans ce dernier cas, le vent seul est coupable.

Il parlait d'une voix étrange. Il eut un sourire et ajouta d'un ton caressant:

—Va, sois tranquille, nous nous aimerons bien, nous vivrons heureux…. Puisque tu ne peux venir, j'arrangerai tout cela…. Si nous restons plusieurs mois sans nous voir, ne m'oublie pas, songe que je travaille à nos félicités.

Il saisit dans ses bras Thérèse, qui ouvrait la porte pour partir.

—Tu es à moi, n'est-ce pas? continua-t-il. Tu jures de te livrer entière, à toute heure, quand je voudrai?

—Oui, cria la jeune femme, je t'appartiens, fais de moi ce qu'il te plaira.

Ils restèrent un moment farouches et muets. Puis Thérèse s'arracha avec brusquerie, et, sans tourner la tête, elle sortit de la mansarde et descendit l'escalier. Laurent écouta le bruit de ses pas qui s'éloignaient.

Quand il n'entendit plus rien, il rentra dans son taudis, il se coucha. Les draps étaient tièdes. Il étouffait au fond de ce trou étroit que Thérèse laissait plein des ardeurs de sa passion. Il lui semblait que son souffle respirait encore un peu de la jeune femme; elle avait passé là, répandant des émanations pénétrantes, des odeurs de violette, et maintenant il ne pouvait plus serrer entre ses bras que le fantôme insaisissable de sa maîtresse, traînant autour de lui; il avait la fièvre des amours renaissantes et inassouvies. Il ne ferma pas la fenêtre. Couché sur le dos, les bras nus, les mains ouvertes, cherchant la fraîcheur, il songea, en regardant le carré d'un bleu sombre que le châssis taillait dans le ciel.

Jusqu'au jour, la même idée tourna dans sa tête. Avant la venue de Thérèse, il ne songeait pas au meurtre de Camille; il avait parlé de la mort de cet homme, poussé par les faits, irrité par la pensée qu'il ne reverrait plus son amante. Et c'est ainsi qu'un nouveau coin de sa nature inconsciente venait de se révéler; il s'était mis à rêver l'assassinat dans les emportements de l'adultère.

Maintenant, plus calme, seul au milieu de la nuit paisible, il étudiait le meurtre. L'idée de mort, jetée avec désespoir entre deux baisers, revenait implacable et aiguë. Laurent, secoué par l'insomnie, énervé par les senteurs acres que Thérèse avait laissées derrière elle, dressait des embûches, calculait les mauvaises chances, étalait les avantages qu'il aurait à être assassin.

Tous les intérêts le poussaient au crime. Il se disait que son père, le paysan de Jeufosse, ne se décidait pas à mourir; il lui faudrait peut-être rester encore dix ans employé; mangeant dans les crémeries, vivant sans femme dans un grenier. Cette idée l'exaspérait. Au contraire, Camille mort, il épousait Thérèse, il héritait de Mme Raquin, il donnait sa démission et flânait au soleil. Alors, il se plut à rêver cette vie de paresseux; il se voyait déjà oisif, mangeant et dormant, attendant avec patience la mort de son père. Et quand la réalité se dressait au milieu de son rêve, il se heurtait contre Camille, il serrait les poings comme pour l'assommer.

Laurent voulait Thérèse; il la voulait à lui tout seul, toujours à portée de sa main. S'il ne faisait pas disparaître le mari, la femme lui échappait. Elle l'avait dit: elle ne pouvait revenir. Il l'aurait bien enlevée, emportée quelque part, mais alors ils seraient morts de faim tous deux. Il risquait moins en tuant le mari; il ne soulevait aucun scandale, il poussait seulement un homme pour se mettre à sa place. Dans sa logique brutale de paysan, il trouvait ce moyen excellent et naturel. Sa prudence native lui conseillait même cet expédient rapide.

Il se vautrait sur son lit, en sueur, à plat ventre, collant sa face moite dans l'oreiller où avait traîné le chignon de Thérèse. Il prenait la toile entre ses lèvres séchées, il buvait les parfums légers de ce linge, et il restait là, sans haleine, étouffant, voyant passer des barres de feu le long de ses paupières closes. Il se demandait comment il pourrait bien tuer Camille. Puis, quand la respiration lui manquait, il se retournait d'un bond, se remettait sur le dos, et, les yeux grands ouverts, recevant en plein visage les souffles froids de la fenêtre, il cherchait dans les étoiles, dans la clarté bleuâtre du ciel, un conseil de meurtre, un plan d'assassinat.

Il ne trouva rien. Comme il l'avait dit à sa maîtresse, il n'était pas un enfant, un sot; il ne voulait ni du poignard ni du poison. Il lui fallait un crime sournois, accompli sans danger, une sorte d'étouffement sinistre, sans cris, sans terreur, une simple disparition. La passion avait beau le secouer et le pousser en avant; tout son être réclamait impérieusement la prudence. Il était trop lâche, trop voluptueux, pour risquer sa tranquillité. Il tuait afin de vivre calme et heureux.

Peu à peu le sommeil le prit. L'air froid avait chassé du grenier le fantôme tiède et odorant de Thérèse. Laurent, brisé, apaisé, se laissa envahir par une sorte d'engourdissement doux et vague. En s'endormant, il décida qu'il attendrait une occasion favorable, et sa pensée, de plus en plus fuyante, le berçait en murmurant: «Je le tuerai, je le tuerai.» Cinq minutes plus tard, il reposait, respirant avec une régularité sereine.

Thérèse était rentrée chez elle à onze heures. La tête en feu, la pensée fondue, elle arriva au passage du Pont-Neuf, sans avoir conscience du chemin parcouru. Il lui semblait qu'elle descendait de chez Laurent, tant ses oreilles étaient pleines encore des paroles qu'elle venait d'entendre. Elle trouva Mme Raquin et Camille anxieux et empressés; elle répondit sèchement à leurs questions, en disant qu'elle avait fait une course inutile et qu'elle était restée une heure sur un trottoir à attendre un omnibus.

Lorsqu'elle se mit au lit, elle trouva les draps froids et humides. Ses membres, encore brûlants, eurent des frissons de répugnance. Camille ne tarda pas à s'endormir, et Thérèse regarda longtemps cette face blafarde qui reposait bêtement sur l'oreiller, la bouche ouverte. Elle s'écartait de lui, elle avait des envies d'enfoncer son poing fermé dans cette bouche.

X

Près de trois semaines se passèrent. Laurent revenait à la boutique tous les soirs; il paraissait las, comme malade: un léger cercle bleuâtre entourait ses yeux, ses lèvres pâlissaient et se gerçaient. D'ailleurs, il avait toujours sa tranquillité lourde, il regardait Camille en face, il lui témoignait la même amitié franche. Mme Raquin choyait davantage l'ami de la maison, depuis qu'elle le voyait s'endormir dans une sorte de fièvre sourde.

Thérèse avait repris son visage muet et rechigné. Elle était plus immobile, plus impénétrable, plus paisible que jamais. Il lui semblait que Laurent n'existât pas pour elle; elle le regardait à peine, lui adressait de rares paroles, le traitait avec une indifférence parfaite. Mme Raquin, dont la bonté souffrait de cette attitude, disait parfois au jeune homme: « Ne faites pas attention à la froideur de ma nièce. Je la connais; son visage paraît froid, mais son coeur est chaud de toutes les tendresses et de tous les dévouements. »

Les deux amants n'avaient plus de rendez-vous. Depuis la soirée de la rue Saint-Victor, ils ne s'étaient plus rencontrés seul à seule. Le soir, lorsqu'ils se trouvaient face à face, en apparence tranquilles et étrangers l'un à l'autre, des orages de passion, d'épouvante et de désir passaient sous la chair calme de leur visage. Et il y avait dans Thérèse des emportements, des lâchetés, des railleries cruelles; il y avait dans Laurent des brutalités sombres, des indécisions poignantes. Eux-mêmes n'osaient regarder au fond de leur être, au fond de cette fièvre trouble qui emplissait leur cerveau d'une sorte de vapeur épaisse et âcre.

Quand ils pouvaient, derrière une porte, sans parler, ils se serraient les mains à se les briser, dans une étreinte rude et courte. Ils auraient voulu, mutuellement, emporter des lambeaux de leur chair, collés à leurs doigts. Ils n'avaient plus que ce serrement de mains pour apaiser leurs désirs. Ils y mettaient tout leur corps. Ils ne se demandaient rien autre chose, ils attendaient.

Un jeudi soir, avant de se mettre au jeu, les invités de la famille Raquin, comme à l'ordinaire, eurent un bout de causerie. Un des grands sujets de conversation était de parler au vieux Michaud de ses anciennes fonctions, de le questionner sur les étranges et sinistres aventures auxquelles il avait dû être mêlé. Alors Grivet et Camille écoutaient les histoires du commissaire de police avec la face effrayée et béante des petits enfants qui entendent Barbe-Bleue ou le Petit Poucet. Cela les terrifiait et les amusait.

Ce jour-là, Michaud, qui venait de raconter un horrible assassinat dont les détails avaient fait frissonner son auditoire, ajouta en hochant la tête:

—Et l'on ne sait pas tout…. Que de crimes restent inconnus! que d'assassins échappent à la justice des hommes!

—Comment! dit Grivet étonné, vous croyez qu'il y a, comme ça, dans la rue des canailles qui ont assassiné et qu'on n'arrête pas?

Olivier se mit à sourire d'un air de dédain.

—Mon cher monsieur, répondit-il de sa voix cassante, si on ne les arrête pas, c'est qu'on ignore qu'ils ont assassiné.

Ce raisonnement ne parut pas convaincre Grivet. Camille vint à son secours.

—Moi, je suis de l'avis de M. Grivet, dit-il avec une importance bête…. J'ai besoin de croire que la police est bien faite et que je ne coudoierai jamais un meurtrier sur un trottoir.

Olivier vit une attaque personnelle dans ces paroles.

—Certainement, la police est bien faite, s'écria-t-il d'un ton vexé…. Mais nous ne pouvons pourtant pas faire l'impossible. Il y a des scélérats qui ont appris le crime à l'école du diable; ils échapperaient à Dieu lui-même…. N'est-ce pas, mon père?

—Oui, oui, appuya le vieux Michaud…. Ainsi, lorsque j'étais à Vernon,—vous vous souvenez peut-être de cela, madame Raquin,—on assassina un roulier sur la grand'route. Le cadavre fut trouvé coupé en morceaux, au fond d'un fossé. Jamais on n'a pu mettre la main sur le coupable. Il vit peut-être encore aujourd'hui, il est peut-être notre voisin, et peut-être M. Grivet va-t-il le rencontrer en rentrant chez lui.

Grivet devint pâle comme un linge. Il n'osait tourner la tête; il croyait que l'assassin du roulier était derrière lui. D'ailleurs, il était enchanté d'avoir peur.

—Ah bien! non, balbutia-t-il, sans trop savoir ce qu'il disait, ah bien! non, je ne veux pas croire cela…. Moi aussi, je sais une histoire: Il y avait une fois une servante qui fut mise en prison, pour avoir volé à ses maîtres un couvert d'argent. Deux mois après, comme on abattait un arbre, on trouva le couvert dans un nid de pie. C'était une pie qui était la voleuse. On relâcha la servante…. Vous voyez bien que les coupables sont toujours punis.

Grivet était triomphant, Olivier ricanait.

—Alors, dit-il, on a mis la pie en prison?

—Ce n'est pas cela que M. Grivet a voulu dire, reprit Camille, fâché de voir tourner son chef en ridicule…. Mère, donne-moi le jeu de dominos.

Pendant que Mme Raquin allait chercher la boîte, le jeune homme continua, en s'adressant à Michaud:

—Alors, la police est impuissante, vous l'avouez? il y a des meurtriers qui se promènent au soleil?

—Eh! malheureusement oui, répondit le commissaire.

—C'est immoral, conclut Grivet.

Pendant cette conversation, Thérèse et Laurent étaient restés silencieux. Ils n'avaient pas même souri de la sottise de Grivet. Accoudés tous deux sur la table, légèrement pâles, les yeux vagues, ils écoutaient. Un moment leurs regards s'étaient rencontrés, noirs et ardents. Et de petites gouttes de sueur perlaient à la racine des cheveux de Thérèse, et des souffles froids donnaient des frissons imperceptibles à la peau de Laurent.

XI

Parfois, le dimanche, lorsqu'il faisait beau, Camille forçait Thérèse à sortir avec lui, à faire un bout de promenade aux Champs-Elysées. La jeune femme aurait préféré rester dans l'ombre humide de la boutique, elle se fatiguait, elle s'ennuyait au bras de son mari qui la traînait sur les trottoirs, en s'arrêtant aux boutiques, avec des étonnements, des réflexions, des silences d'imbécile. Mais Camille tenait bon; il aimait à montrer sa femme; lorsqu'il rencontrait un de ses collègues, un de ses chefs surtout, il était tout fier d'échanger un salut avec lui, en compagnie de madame. D'ailleurs, il marchait pour marcher, sans presque parler, roide et contrefait dans ses habits du dimanche, traînant les pieds, abruti et vaniteux. Thérèse souffrait d'avoir un pareil homme au bras.

Les jours de promenade, Mme Raquin accompagnait ses enfants jusqu'au bout du passage. Elle les embrassait comme s'ils fussent partis pour un voyage. Et c'étaient des recommandations sans fin, des prières pressantes.

—Surtout, leur disait-elle, prenez garde aux accidents…. Il y a tant de voitures dans ce Paris!… Vous me promettez de ne pas aller dans la foule….

Elle les laissait enfin s'éloigner, les suivant longtemps des yeux. Puis elle rentrait à la boutique. Ses jambes devenaient lourdes et lui interdisaient toute longue marche.

D'autres fois, plus rarement, les époux sortaient de Paris: ils allaient à Saint-Ouen ou à Asnières, et mangeaient une friture dans un des restaurants du bord de l'eau. C'étaient des jours de grande débauche, dont on parlait un mois à l'avance. Thérèse acceptait plus volontiers, presque avec joie, ces courses qui la retenaient en plein air jusqu'à dix et onze heures du soir. Saint-Ouen, avec ses îles vertes, lui rappelait Vernon; elle y sentait se réveiller toutes les amitiés sauvages qu'elle avait eues pour la Seine, étant jeune fille. Elle s'asseyait sur les graviers, trempait ses mains dans la rivière, se sentait vivre sous les ardeurs du soleil que tempéraient les souffles graves des ombrages. Tandis qu'elle déchirait et souillait sa robe sur les cailloux et la terre grasse, Camille étalait proprement son mouchoir et s'accroupissait à côté d'elle avec mille précautions. Dans les derniers temps, le jeune ménage emmenait presque toujours Laurent, qui égayait la promenade par ses rires et sa force de paysan.

Un dimanche, Camille, Thérèse et Laurent partirent pour Saint-Ouen vers onze heures, après le déjeuner. La partie était projetée depuis longtemps, et devait être la dernière de la saison. L'automne venait, des souffles froids commençaient, le soir, à faire frissonner l'air.

Ce matin-là, le ciel gardait encore toute sa sérénité bleue. Il faisait chaud au soleil, et l'ombre était tiède. On décida qu'il fallait profiter des derniers rayons.

Les trois promeneurs prirent un fiacre, accompagnés des doléances, des effusions inquiètes de la vieille mercière. Ils traversèrent Paris et quittèrent le fiacre aux fortifications; puis ils gagnèrent Saint-Ouen en suivant la chaussée. Il était midi. La route, couverte de poussière, largement éclairée par le soleil, avait des blancheurs aveuglantes de neige. L'air brûlait, épaissi et âcre. Thérèse, au bras de Camille, marchait à petits pas, se cachant sous son ombrelle, tandis que son mari s'éventait la face avec un immense mouchoir. Derrière eux venait Laurent, dont les rayons du soleil mordaient le cou, sans qu'il parût rien sentir; il sifflait, il poussait du pied les cailloux, et, par moments, il regardait avec des yeux fauves les balancements de hanches de sa maîtresse.

Quand ils arrivèrent à Saint-Ouen, ils se hâtèrent de chercher un bouquet d'arbres, un tapis d'herbe verte étalé à l'ombre. Ils passèrent dans une île et s'enfoncèrent dans un taillis. Les feuilles tombées faisaient à terre une couche rougeâtre qui craquait sous les pieds avec des frémissements secs. Les troncs se dressaient droits, innombrables, comme des faisceaux de colonnettes gothiques; les branches descendaient jusque sur le front des promeneurs, qui avaient ainsi pour tout horizon la voûte cuivrée des feuillages mourants et les fûts blancs et noirs des trembles et des chênes. Ils étaient au désert, dans un trou mélancolique, dans une étroite clairière silencieuse et fraîche. Tout autour d'eux, ils entendaient la Seine gronder.

Camille avait choisi une place sèche et s'était assis en relevant les pans de sa redingote. Thérèse, avec un grand bruit de jupes froissées, venait de se jeter sur les feuilles; elle disparaissait à moitié au milieu des plis de sa robe qui se relevait autour d'elle, en découvrant une de ses jambes jusqu'au genou. Laurent, couché à plat ventre, le menton dans la terre, regardait cette jambe et écoutait son ami qui se fâchait contre le gouvernement, en déclarant qu'on devrait changer tous les îlots de la Seine en jardins anglais, avec des bancs, des allées sablées, des arbres taillés, comme aux Tuileries.

Ils restèrent près de trois heures dans la clairière, attendant que le soleil fût moins chaud, pour courir la campagne, avant le dîner. Camille parla de son bureau, il conta des histoires niaises; puis, fatigué, il se laissa aller à la renverse et s'endormit; il avait posé son chapeau sur ses yeux. Depuis longtemps, Thérèse, les paupières closes, feignait de sommeiller.

Alors, Laurent se coula doucement vers la jeune femme; il avança les lèvres et baisa sa bottine et sa cheville. Ce cuir, ce bas blanc qu'il baisait lui brûlaient la bouche. Les senteurs âpres de la terre, les parfums légers de Thérèse se mêlaient et le pénétraient, en allumant son sang, en irritant ses nerfs. Depuis un mois il vivait dans une chasteté pleine de colère. La marche au soleil, sur la chaussée de Saint-Ouen, avait mis des flammes en lui. Maintenant, il était là, au fond d'une retraite ignorée, au milieu de la grande volupté de l'ombre et du silence, et il ne pouvait presser contre sa poitrine cette femme qui lui appartenait. Le mari allait peut-être s'éveiller, le voir, déjouer ses calculs de prudence. Toujours, cet homme était un obstacle. Et l'amant, aplati sur le sol, se cachant derrière les jupes, frémissant et irrité, collait des baisers silencieux sur la bottine et sur le bas blanc. Thérèse, comme morte, ne faisait pas un mouvement. Laurent crut qu'elle dormait.

Il se leva, le dos brisé, et s'appuya contre un arbre. Alors il vit la jeune femme qui regardait en l'air avec de grands yeux ouverts et luisants. Sa face, posée entre ses bras relevés, avait une pâleur mate, une rigidité froide. Thérèse songeait. Ses yeux fixes semblaient un abîme sombre où l'on ne voyait que de la nuit. Elle ne bougea pas, elle ne tourna pas ses regards vers Laurent, debout derrière elle.

Son amant la contempla, presque effrayé de la voir si immobile et si muette sous ses caresses. Cette tête blanche et morte, noyée dans les plis des jupons, lui donna une sorte d'effroi plein de désirs cuisants. Il aurait voulu se pencher et fermer d'un baiser ces grands yeux ouverts. Mais, presque dans les jupons, dormait aussi Camille. Le pauvre être, le corps déjeté, montrant sa maigreur, ronflait légèrement; sous le chapeau, qui lui couvrait à demi la figure, on apercevait sa bouche ouverte, tordue par le sommeil, faisant une grimace bête; de petits poils roussâtres, clairsemés sur son menton grêle, salissaient sa chair blafarde, et, comme il avait la tête renversée en arrière, on voyait son cou maigre, ridé, au milieu duquel le noeud de la gorge, saillant et d'un rouge brique, remontait à chaque ronflement. Camille, ainsi vautré, était exaspérant et ignoble.

Laurent, qui le regardait, leva le talon, d'un mouvement brusque. Il allait, d'un coup, lui écraser la face.

Thérèse retint un cri. Elle pâlit et ferma les yeux. Elle tourna la tête, comme pour éviter les éclaboussures du sang.

Et Laurent, pendant quelques secondes, resta, le talon en l'air, au-dessus du visage de Camille endormi. Puis, lentement, il replia la jambe, il s'éloigna de quelques pas. Il s'était dit que ce serait là un assassinat d'imbécile. Cette tête broyée lui aurait mis toute la police sur les bras. Il voulait se débarrasser de Camille uniquement pour épouser Thérèse; il entendait vivre au soleil, après le crime, comme le meurtrier du roulier dont le vieux Michaud avait conté l'histoire.

Il alla jusqu'au bord de l'eau, regarda couler la rivière d'un air stupide. Puis, brusquement, il rentra dans le taillis; il venait enfin d'arrêter un plan, d'inventer un meurtre commode et sans danger pour lui.

Alors, il éveilla le dormeur en lui chatouillant le nez avec une paille. Camille éternua, se leva, trouva la plaisanterie excellente. Il aimait Laurent pour ses farces qui le faisaient rire. Puis il secoua sa femme, qui tenait les yeux fermés; lorsque Thérèse se fut dressée et qu'elle eut secoué ses jupes, fripées et couvertes de feuilles sèches, les trois promeneurs quittèrent la clairière, en cassant les petites branches devant eux.

Ils sortirent de l'île, ils s'en allèrent par les routes, par les sentiers pleins de groupes endimanchés. Entre les haies, couraient des filles en robes claires; une équipe de canotiers passait en chantant; des filles de couples bourgeois, de vieilles gens, des commis avec leurs épouses, marchaient à petits pas, au bord des fossés. Chaque chemin semblait une rue populeuse et bruyante. Le soleil seul gardait sa tranquillité large; il baissait vers l'horizon et jetait sur les arbres rougis, sur les routes blanches, d'immenses nappes de clarté pâle. Du ciel frissonnant commençait à tomber une fraîcheur pénétrante.

Camille ne donnait plus le bras à Thérèse; il causait avec Laurent, riait des plaisanteries et des tours de force de son ami, qui sautait les fossés et soulevait de grosses pierres. La jeune femme, de l'autre côté de la route, s'avançait, la tête penchée, se courbant parfois pour arracher une herbe. Quand elle était restée en arrière, elle s'arrêtait et regardait de loin son amant et son mari.

—Hé! tu n'as pas faim? finit par lui crier Camille.

—Si, répondit-elle.

—Alors, en route!

Thérèse n'avait pas faim; seulement elle était lasse et inquiète. Elle ignorait les projets de Laurent, ses jambes tremblaient sous elle d'anxiété.

Les trois promeneurs revinrent au bord de l'eau et cherchèrent un restaurant. Ils s'attablèrent sur une sorte de terrasse en planches, dans une gargote puant la graisse et le vin. La maison était pleine de cris, de chansons, de bruits de vaisselle; dans chaque cabinet, dans chaque salon, il y avait des sociétés qui parlaient haut, et les minces cloisons donnaient une sonorité vibrante à tout ce tapage. Les garçons en montant faisaient trembler l'escalier.

En haut, sur la terrasse, les souffles de la rivière chassaient les odeurs du graillon. Thérèse, appuyée contre la balustrade, regardait sur le quai. A droite et à gauche, s'étendaient deux files de guinguettes et de baraques de foire; sous les tonnelles, entre les feuilles rares et jaunes, on apercevait la blancheur des nappes, les taches noires des paletots, les jupes éclatantes des femmes; les gens allaient et venaient, nu-tête, courant et riant; et, au bruit criard de la foule, se mêlaient les chansons lamentables des orgues de Barbarie. Une odeur de friture et de poussière traînait dans l'air calme.

Au-dessous de Thérèse, des filles du quartier latin, sur un tapis de gazon usé, tournaient, en chantant une ronde enfantine. Le chapeau tombé sur les épaules, les cheveux dénoués, elles se tenaient par la main, jouant comme des petites filles. Elles retrouvaient un filet de voix fraîche, et leurs visages pâles, que des caresses brutales avaient martelés, se coloraient tendrement de rougeurs de vierges. Dans leurs grands yeux impurs, passaient des humidités attendries. Des étudiants, fumant des pipes de terre blanche, les regardaient tourner en leur jetant des plaisanteries grasses.

Et, au delà, sur la Seine, sur les coteaux, descendait la sérénité du soir, un air bleuâtre et vague qui noyait les arbres dans une vapeur transparente.

—Eh bien! cria Laurent en se penchant sur la rampe de l'escalier, garçon, et ce dîner?

Puis, comme se ravisant:

—Dis donc, Camille, ajouta-t-il, si nous allions faire une promenade sur l'eau, avant de nous mettre à table?… On aurait le temps de faire rôtir notre poulet. Nous allons nous ennuyer pendant une heure à attendre.

—Comme tu voudras, répondit nonchalamment Camille… Mais Thérèse a faim.

—Non, non, je puis attendre, se hâta de dire la jeune femme, que
Laurent regardait avec des yeux fixes.

Ils redescendirent tous trois. En passant devant le comptoir, ils retinrent une table, ils arrêtèrent un menu, disant qu'ils seraient de retour dans une heure. Comme le cabaretier louait des canots, ils le prièrent de venir en détacher un. Laurent choisit une mince barque dont la légèreté effrayait Camille.

—Diable! dit-il, il ne va pas falloir remuer là-dedans. On ferait un fameux plongeon.

La vérité était que le commis avait une peur horrible de l'eau. A Vernon, son état maladif ne lui permettait pas, lorsqu'il était enfant, d'aller barboter dans la Seine; tandis que ses camarades d'école couraient se jeter en pleine rivière, il se couchait entre deux couvertures chaudes. Laurent était devenu un nageur intrépide, un rameur infatigable; Camille avait gardé cette épouvante que les enfants et les femmes ont pour les eaux profondes. Il tâta du pied le bout du canot, comme pour s'assurer de sa solidité.

—Allons, entre donc, lui cria Laurent en riant… Tu trembles toujours.

Camille enjamba le bord et alla, en chancelant, s'asseoir à l'arrière. Quand il sentit les planches sous lui, il prit ses aises, il plaisanta, pour faire acte de courage.

Thérèse était demeurée sur la rive, grave et immobile, à côté de son amant qui tenait l'amarre. Il se baissa, et, rapidement, à voix basse:

—Prends garde, murmura-t-il, je vais le jeter à l'eau… Obéis-moi…
Je réponds de tout.

La jeune femme devint horriblement pâle. Elle resta comme clouée au sol. Elle se raidissait, les yeux agrandis.

—Entre donc dans la barque, murmura encore Laurent.

Elle ne bougea pas. Une lutte terrible se passait en elle. Elle tendait sa volonté de toutes ses forces, car elle avait peur d'éclater en sanglots et de tomber à terre.

—Ah! ah! cria Camille… Laurent, regarde donc Thérèse… C'est elle qui a peur!… Elle entrera, elle n'entrera pas…

Il s'était étalé sur le banc de l'arrière, les deux coudes contre les bords du canot, et se dandinait avec fanfaronnade. Thérèse lui jeta un regard étrange; les ricanements de ce pauvre homme furent comme un coup de fouet qui la cingla et la poussa. Brusquement, elle sauta dans la barque. Elle resta à l'avant. Laurent prit les rames. Le canot quitta la rive, se dirigeant vers les îles avec lenteur.

Le crépuscule venait. De grandes ombres tombaient des arbres, et les eaux étaient noires sur les bords. Au milieu de la rivière il y avait de larges traînées d'argent pâle. La barque fut bientôt en pleine Seine. Là, tous les bruits des quais s'adoucissaient; les chants, les cris, arrivaient vagues et mélancoliques, avec des langueurs tristes. On ne sentait plus l'odeur de friture et de poussière. Des fraîcheurs traînaient. Il faisait froid.

Laurent cessa de ramer et laissa descendre le canot au fil du courant.

En face, se dressait le grand massif rougeâtre des îles. Les deux rives, d'un brun sombre taché de gris, étaient comme deux larges bandes qui allaient se rejoindre à l'horizon. L'eau et le ciel semblaient coupés dans la même étoffe blanchâtre. Rien n'est plus douloureusement calme qu'un crépuscule d'automne. Les rayons pâlissent dans l'air frissonnant, les arbres vieillis jettent leurs feuilles. La campagne, brûlée par les rayons ardents de l'été, sent la mort venir avec les premiers vents froids. Et il y a, dans les cieux, des souffles plaintifs de désespérance. La nuit descend de haut, apportant des linceuls dans son ombre.

Les promeneurs se taisaient. Assis au fond de la barque qui coulait avec l'eau, ils regardaient les dernières lueurs quitter les hautes branches. Ils approchaient des îles. Les grandes masses rougeâtres devenaient sombres; tout le paysage se simplifiait dans le crépuscule; la Seine, le ciel, les îles, les coteaux n'étaient plus que des taches brunes et grises qui s'effaçaient au milieu d'un brouillard laiteux.

Camille, qui avait fini par se coucher à plat ventre, la tête au-dessus de l'eau, trempa ses mains dans la rivière.

—Fichtre! que c'est froid! s'écria-t-il. Il ne ferait pas bon de piquer une tête dans ce bouillon-là.

Laurent ne répondît pas. Depuis un instant il regardait les deux rives avec inquiétude; il avançait ses grosses mains sur ses genoux, en serrant les lèvres. Thérèse, raide, immobile, la tête un peu renversée, attendait.

La barque allait s'engager dans un petit bras, sombre et étroit, s'enfonçant entre deux îles. On entendait, derrière l'une des îles, les chants adoucis d'une équipe de canotiers qui devaient remonter la Seine. Au loin, en amont, la rivière était libre.

Alors Laurent se leva et prit Camille à bras-le-corps. Le commis éclata de rire.

—Ah! non, tu me chatouilles, dit-il, pas de ces plaisanteries-là…
Voyons, finis; ta vas me faire tomber.

Laurent serra plus fort, donna une secousse, Camille se tourna et vit la ligure effrayante de son ami, toute convulsionnée. Il ne comprit pas; une épouvante vague le saisit. Il voulut crier, et sentit une main rude qui le serrait à la gorge. Avec l'instinct d'une bête qui se défend, il se dressa sur les genoux, se cramponnant au bord de la barque. Il lutta ainsi pendant quelques secondes.

—Thérèse! Thérèse! appela-t-il d'une voix étouffée et sifflante.

La jeune femme regardait, se tenant des deux mains à un banc du canot qui craquait et dansait sur la rivière. Elle ne pouvait fermer les yeux; une effrayante contraction les tenait grands ouverts, fixés sur le spectacle horrible de la lutte. Elle était rigide, muette.

—Thérèse! Thérèse! appela de nouveau le malheureux qui râlait.

A ce dernier appel, Thérèse éclata en sanglots. Ses nerfs se détendaient. La crise qu'elle redoutait la jeta toute frémissante au fond de la barque. Elle y resta pliée, pâmée, morte.

Laurent secouait toujours Camille, en le serrant d'une main à la gorge. Il finit par l'arracher de la barque à l'aide de son autre bras. Il le tenait en l'air, ainsi qu'un enfant, au bout de ses bras vigoureux. Comme il penchait la tête, découvrant le cou, sa victime, folle de rage et d'épouvante, se tordit, avança les dents et les enfonça dans ce cou. Et lorsque le meurtrier, retenant un cri de souffrance, lança brusquement le commis à la rivière, les dents de celui-ci lui emportèrent un morceau de chair.

Camille tomba en poussant un hurlement. Il revint deux, ou trois fois sur l'eau, jetant des cris de plus en plus sourds.

Laurent ne perdit pas une seconde, il releva le collet de son paletot pour cacher sa blessure. Puis il saisit entre ses bras Thérèse évanouie, fit chavirer le canot d'un coup de pied, et se laissa tomber dans la Seine en tenant sa maîtresse. Il la soutint sur l'eau, appelant au secours d'une voix lamentable.

Les canotiers, dont il avait entendu les chants derrière la pointe de l'île, arrivaient à grands coups de rames. Ils comprirent qu'un malheur venait d'avoir lieu: ils opérèrent le sauvetage de Thérèse qu'ils couchèrent sur un banc, et de Laurent qui se mit à se désespérer de la mort de son ami. Il se jeta à l'eau, il chercha Camille dans les endroits où il ne pouvait être, il revint en pleurant, en se tordant les bras, en s'arrachant les cheveux. Les canotiers tentaient de le calmer, de le consoler.

—C'est ma faute, criait-il, je n'aurais pas dû laisser ce pauvre garçon danser et remuer comme il le faisait… A un moment, nous nous sommes trouvés tous les trois du même côté de la barque, et nous avons chaviré… En tombant, il m'a crié de sauver sa femme…

Il y eut, parmi les canotiers, comme cela arrive toujours, deux ou trois jeunes gens qui voulurent avoir été témoins de l'accident.

—Nous vous avons bien vus, disaient-ils… Aussi, que diable! une barque, ce n'est pas aussi solide qu'un parquet… Ah! la pauvre petite femme, elle va avoir un beau réveil!

Ils reprirent leurs rames, ils remorquèrent le canot et conduisirent Thérèse et Laurent au restaurant, où le dîner était prêt. Tout Saint-Ouen sut l'accident en quelques minutes. Les canotiers le racontaient comme des témoins oculaires. Une foule apitoyée stationnait devant le cabaret.

Le gargotier et sa femme étaient de bonnes gens qui mirent leur garde-robe au service des naufragés. Lorsque Thérèse sortit de son évanouissement, elle eut une crise de nerfs, elle éclata en sanglots déchirants; il fallut la mettre au lit. La nature aidait à la sinistre comédie qui venait de se jouer.

Quand la jeune femme fut plus calme, Laurent la confia aux soins des maîtres du restaurant. Il voulut retourner seul à Paris, pour apprendre l'affreuse nouvelle à Mme Raquin, avec tous les ménagements possibles. La vérité était qu'il craignait l'exaltation nerveuse de Thérèse. Il préférait lui laisser le temps de réfléchir et d'apprendre son rôle.

Ce furent les canotiers qui mangèrent le dîner de Camille.

XII

Laurent, dans le coin sombre de la voiture publique qui le ramena à Paris, acheva de mûrir son plan. Il était presque certain de l'impunité. Une joie lourde et anxieuse, la joie du crime accompli, l'emplissait. Arrivé à la barrière de Clichy, il prit un fiacre, il se fit conduire chez le vieux Michaud, rue de Seine. Il était neuf heures du soir.

Il trouva l'ancien commissaire de police à table, en compagnie d'Olivier et de Suzanne. Il venait là pour chercher une protection, dans le cas où il serait soupçonné et pour s'éviter d'aller annoncer lui-même l'affreuse nouvelle à Mme Raquin. Cette démarche lui répugnait étrangement; il s'attendait à un tel désespoir qu'il craignait de ne pas jouer son rôle avec assez de larmes; puis la douleur de cette mère lui était pesante, bien qu'il s'en souciât médiocrement au fond.

Lorsque Michel le vit entrer vêtu de vêtements grossiers, trop étroits pour lui, il le questionna du regard. Laurent fit le récit de l'accident, d'une voix brisée, comme tout essoufflé de douleur et de fatigue.

—Je suis venu vous chercher, dit-il en terminant, je ne savais que faire des deux pauvres femmes si cruellement frappées… Je n'ai point osé aller seul chez la mère. Je vous en prie, venez avec moi.

Pendant qu'il parlait, Olivier le regardait fixement, avec des regards droits qui l'épouvantaient. Le meurtrier s'était jeté, tête baissée, dans ces gens de police, par un coup d'audace qui devait le sauver. Mais il ne pouvait s'empêcher de frémir, en sentant leurs yeux qui l'examinaient; il voyait de la méfiance où il n'y avait que de la stupeur et de la pitié. Suzanne, plus frêle et plus pâle, était près de s'évanouir. Olivier, que l'idée de la mort effrayait et dont le coeur restait d'ailleurs parfaitement froid, faisait une grimace de surprise douloureuse, en scrutant par habitude le visage de Laurent, sans soupçonner le moins du monde la sinistre vérité. Quant au vieux Michaud, il poussait des exclamations d'effroi, de commisération, d'étonnement; il se remuait sur sa chaise, joignait les mains, levait les yeux au ciel.

—Ah! mon Dieu, disait-il d'une voix entrecoupée, ah! mon Dieu, l'épouvantable chose!… On sort de chez soi, et l'on meurt, comme ça, tout d'un coup… C'est horrible… Et cette pauvre Mme Raquin, cette mère, qu'allons-nous lui dire?… Certainement, vous avez bien fait de venir nous chercher… Nous allons avec vous…

Il se leva, il tourna, piétina dans la pièce pour trouver sa canne et son chapeau, et, tout en courant, il fit répéter à Laurent les détails de la catastrophe, s'exclamant de nouveau à chaque phrase.

Ils descendirent tous quatre. A l'entrée du passage du Pont-Neuf,
Michaud arrêta Laurent.

—Ne venez pas, lui dit-il; votre présence serait une sorte d'aveu brutal qu'il faut éviter… La malheureuse mère soupçonnerait un malheur et nous forcerait à avouer la vérité plus tôt que nous ne devons la lui dire… Attendez-nous ici.

Cet arrangement soulagea le meurtrier, qui frissonnait à la pensée d'entrer dans la boutique du passage. Le calme se fit en lui, il se mit à monter et à descendre le trottoir, allant et venant en toute paix. Par moments, il oubliait les faits qui se passaient, il regardait les boutiques, sifflait entre ses dents, se retournait pour voir les femmes qui le coudoyaient. Il resta ainsi une grande demi-heure dans la rue, retrouvant de plus en plus son sang-froid.

Il n'avait pas mangé depuis le matin; la faim le prit, il entra chez un pâtissier et se bourra de gâteaux.

Dans la boutique du passage, une scène déchirante se passait. Malgré les précautions, les phrases adoucies et amicales du vieux Michaud, il vint un instant où Mme Raquin comprit qu'un malheur était arrivé à son fils. Dès lors, elle exigea la vérité avec un emportement de désespoir, une violence de larmes et de cris qui firent plier son vieil ami. Et, lorsqu'elle connut la vérité, sa douleur fut tragique. Elle eut des sanglots sourds, des secousses qui la jetaient en arrière, une crise folle de terreur et d'angoisse; elle resta là étouffant, jetant de temps à autre un cri aigu dans le gonflement profond de sa douleur. Elle se serait traînée à terre, si Suzanne ne l'avait prise à la taille, pleurant sur ses genoux, levant vers elle sa face pâle. Olivier et son père se tenaient debout, énervés et muets, détournant la tête, émus désagréablement par ce spectacle dont leur égoïsme souffrait.

Et la pauvre mère voyait son fils roulé dans les eaux troubles de la Seine, le corps roidi et horriblement gonflé: en même temps, elle le voyait tout petit dans son berceau, lorsqu'elle chassait la mort penchée sur lui. Elle l'avait mis au monde plus de dix fois, elle l'aimait pour tout l'amour qu'elle lui témoignait depuis trente ans. Et voilà qu'il mourait loin d'elle, tout d'un coup, dans l'eau froide et sale, comme un chien. Elle se rappelait alors les chaudes couvertures au milieu desquelles elle l'enveloppait. Que de soins, quelle enfance tiède, que de cajoleries et d'effusions tendres, tout cela pour le voir un jour se noyer misérablement! A ces pensées, Mme Raquin sentait sa gorge se serrer; elle espérait qu'elle allait mourir, étranglée par le désespoir.

Le vieux Michaud se hâta de sortir. Il laissa Suzanne auprès de la mercière, et revint avec Olivier chercher Laurent pour se rendre en toute hâte à Saint-Ouen.

Pendant la route, ils échangèrent à peine quelques mots. Ils s'étaient enfoncés chacun dans un coin du fiacre. Et, par instants, le rapide rayon d'un bec de gaz jetait une lueur vive sur leurs visages. Le sinistre événement, qui les réunissait, mettait autour d'eux une sorte d'accablement lugubre.

Lorsqu'ils arrivèrent enfin au restaurant du bord de l'eau, ils trouvèrent Thérèse couchée, les mains et la tête brûlantes. Le traiteur leur dit à demi-voix que la jeune femme avait une forte fièvre. La vérité était que, Thérèse, se sentant faible et lâche, craignant d'avouer le meurtre dans une crise, avait pris le parti d'être malade. Elle gardait un silence farouche, elle tenait les lèvres et les paupières serrées, ne voulant voir personne, redoutant de parler. Le drap au menton, la face à moitié dans l'oreiller, elle se faisait toute petite, elle écoutait avec anxiété ce qu'on disait autour d'elle. Et, au milieu de la lueur rougeâtre que laissaient passer ses paupières closes, elle voyait toujours Camille et Laurent luttant sur le bord de la barque, elle apercevait son mari, blafard, horrible, grandi, qui se dressait tout droit au-dessus d'une eau limoneuse. Cette vision implacable activait la fièvre de son sang.

Le vieux Michaud essaya de lui parler, de la consoler. Elle fit un mouvement d'impatience, elle se retourna et se mit de nouveau à sangloter.

—Laissez-la, monsieur, dit le restaurateur, elle frissonne au moindre bruit… Voyez-vous, elle aurait besoin de repos.

En bas, dans la salle commune, il y avait un agent de police qui verbalisait sur l'accident. Michaud et son fils descendirent, suivis de Laurent. Quand Olivier eut fait connaître sa qualité d'employé supérieur de la Préfecture, tout fut terminé en dix minutes. Les canotiers étaient encore là, racontant la noyade dans ses moindres circonstances, décrivant la façon dont les trois promeneurs étaient tombés, se donnant comme des témoins oculaires. Si Olivier et son père avaient eu le moindre soupçon, ce soupçon se serait évanoui, devant de tels témoignages. Mais ils n'avaient pas douté un instant de la véracité de Laurent; ils le présentèrent au contraire à l'agent de police comme le meilleur ami de la victime, et ils eurent le soin de faire mettre dans le procès-verbal que le jeune homme s'était jeté à l'eau pour sauver Camille Raquin. Le lendemain, les journaux racontèrent l'accident avec un grand luxe de détails; la malheureuse mère, la veuve inconsolable, l'ami noble et courageux, rien ne manquait à ce fait-divers, qui fit le tour de la presse parisienne et qui alla ensuite s'enterrer dans les feuilles des départements.

Quand le procès-verbal fut achevé, Laurent sentit une joie chaude qui pénétra sa chair d'une vie nouvelle. Depuis l'instant où sa victime lui avait enfoncé les dents dans le cou, il était comme roidi, il agissait mécaniquement, d'après un plan arrêté longtemps à l'avance. L'instinct de la conservation seul le poussait, lui disait ses paroles, lui conseillait ses gestes. A cette heure, devant la certitude de l'impunité, le sang se remettait à couler dans ses veines avec des lenteurs douces. La police avait passé à côté de son crime, et la police n'avait rien vu, elle était dupée, elle venait de l'acquitter. Il était sauvé. Cette pensée lui fît éprouver tout le long du corps des moiteurs de jouissance, des chaleurs qui rendirent la souplesse à ses membres et à son intelligence. Il continua son rôle d'ami éploré avec une science et un aplomb incomparables. Au fond, il avait des satisfactions de brute; il songeait à Thérèse qui était couchée dans la chambre, en haut.

—Nous ne pouvons laisser ici cette malheureuse jeune femme, dit-il à Michaud. Elle est peut-être menacée d'une maladie grave, il faut la ramener absolument à Paris… Venez, nous la déciderons à nous suivre.

En haut, il parla, il supplia lui-même Thérèse de se lever, de se laisser conduire au passage du Pont-Neuf. Quand la jeune femme entendit le son de sa voix, elle tressaillit, elle ouvrit ses yeux tout grands et le regarda. Elle était hébétée, frissonnante. Péniblement, elle se dressa sans répondre. Les hommes sortirent, la laissant avec la femme du restaurateur. Quand elle fut habillée, elle descendit en chancelant et monta dans le fiacre, soutenue par Olivier.

Le voyage fut silencieux. Laurent, avec une audace et une impudence parfaites, glissa sa main le long des jupes de la jeune femme et lui prit les doigts. Il était assis en face d'elle, dans une ombre flottante; il ne voyait pas sa figure, qu'elle tenait baissée sur sa poitrine. Quand il eut saisi sa main, il la lui serra avec force et la garda dans la sienne jusqu'à la rue Mazarine. Il sentait cette main trembler; mais elle ne se retirait pas, elle avait au contraire des caresses brusques. Et, l'une dans l'autre, les mains brûlaient; les paumes moites se collaient, et les doigts, étroitement pressés, se meurtrissaient à chaque secousse. Il semblait à Laurent et à Thérèse que le sang de l'un allait dans la poitrine de l'autre en passant par leurs poings unis; ces poings devenaient un foyer ardent où leur vie bouillait. Au milieu de la nuit et du silence navré qui traînait, le furieux serrement de mains qu'ils échangeaient était comme un poids écrasant jeté sur la tête de Camille pour le maintenir sous l'eau.

Quand le fiacre s'arrêta, Michaud et son fils descendirent les premiers. Laurent se pencha vers sa maîtresse, et, doucement:

—Sois forte, Thérèse, murmura-t-il… Nous avons longtemps à attendre… Souviens-toi.

La jeune femme n'avait pas encore parlé. Elle ouvrit les lèvres pour la première fois depuis la mort de son mari.

—Oh! je me souviendrai, dit-elle en frissonnant, d'une voix légère comme un souffle.

Olivier lui tendait la main, l'invitant à descendre. Laurent alla, cette fois, jusqu'à la boutique. Mme Raquin était couchée, en proie à un violent délire. Thérèse se traîna jusqu'à son lit et Suzanne eut à peine le temps de la déshabiller. Rassuré, voyant que tout s'arrangeait à souhait, Laurent se retira, Il gagna lentement son taudis de la rue Saint-Victor.

Il était plus de minuit. Un air frais courait dans les rues désertes et silencieuses. Le jeune homme n'entendait que le bruit régulier de ses pas sonnant sur les dalles des trottoirs. La fraîcheur le pénétrait de bien-être; le silence, l'ombre lui donnaient des sensations rapides de volupté. Il flânait.

Enfin, il était débarrassé de son crime. Il avait tué Camille. C'était là une affaire faite dont on ne parlerait plus. Il allait vivre tranquille, en attendant de pouvoir prendre possession de Thérèse. La pensée du meurtre l'avait parfois étouffé; maintenant que le meurtre était accompli, il se sentait la poitrine libre et respirait à l'aise. Il était guéri des souffrances que l'hésitation et la crainte mettaient en lui.

Au fond, il était un peu hébété, la fatigue alourdissait ses membres et ses pensées. Il rentra et s'endormit profondément. Pendant son sommeil, de légères crispations nerveuses couraient sur son visage.

XIII

Le lendemain, Laurent s'éveilla frais et dispos. Il avait bien dormi. L'air froid qui entrait par la fenêtre fouettait son sang alourdi. Il se rappelait à peine les scènes de la veille; sans la cuisson ardente qui le brûlait au cou, il aurait pu croire qu'il s'était couché à dix heures, après une soirée calme. La morsure de Camille était comme un fer rouge posé sur sa peau; lorsque sa pensée se fut arrêtée sur la douleur que lui causait cette entaille, il en souffrit cruellement. Il lui semblait qu'une douzaine d'aiguilles pénétraient peu à peu dans sa chair.

Il rabattit le col de sa chemise et regarda la plaie dans un méchant miroir de quinze sous accroché au mur. Cette plaie faisait un trou rouge, large comme une pièce de deux sous; la peau avait été arrachée, la chair se montrait, rosâtre, avec des taches noires; des filets de sang avaient coulé jusqu'à l'épaule, en minces traînées qui s'écaillaient. Sur le cou blanc, la morsure paraissait d'un brun sourd et puissant; elle se trouvait à droite, au-dessous de l'oreille. Laurent, le dos courbé, le cou tendu, regardait, et le miroir verdâtre donnait à sa face une grimace atroce.

Il se lava à grande eau, satisfait de son examen, se disant que la blessure serait cicatrisée au bout de quelques jours. Puis il s'habilla et se rendit à son bureau, tranquillement, comme à l'ordinaire. Il y conta l'accident d'une voix émue. Lorsque ses collègues eurent lu le fait-divers qui courait la presse, il devint un véritable héros. Pendant une semaine, les employés du chemin de fer d'Orléans n'eurent pas d'autre sujet de conversation: ils étaient tout fiers qu'un des leurs se fût noyé. Grivet ne tarissait pas sur l'imprudence qu'il y a à s'aventurer en pleine Seine, quand il est si facile de regarder couler l'eau en traversant les ponts.

Il restait à Laurent une inquiétude sourde. Le décès de Camille n'avait pu être constaté officiellement. Le mari de Thérèse était bien mort, mais le meurtrier aurait voulu retrouver son cadavre pour qu'un acte formel fût dressé. Le lendemain de l'accident, on avait inutilement cherché le corps du noyé; on pensait qu'il s'était sans doute enfoui au fond de quelque trou, sous les berges des îles. Des ravageurs fouillaient activement la Seine pour toucher la prime.

Laurent se donna la tâche de passer chaque matin par la Morgue, en se rendant à son bureau. Il s'était juré de faire lui-même ses affaires. Malgré les répugnances qui lui soulevaient le coeur, malgré les frissons qui le secouaient parfois, il alla pendant plus de huit jours, régulièrement, examiner le visage de tous les noyés étendus sur les dalles.

Lorsqu'il entrait, une odeur fade, une odeur de chair lavée l'écoeurait, et des souffles froids couraient sur sa peau; l'humidité des murs semblait alourdir ses vêtements, qui devenaient plus pesants à ses épaules. Il allait droit au vitrage qui sépare les spectateurs des cadavres; il collait sa face pâle contre les vitres, il regardait. Devant lui s'alignaient les rangées de dalles grises. Ça et là, sur les dalles, des corps nus faisaient des taches vertes et jaunes, blanches et rouges; certains corps gardaient leurs chairs vierges dans la rigidité de la mort; d'autres semblaient des tas de viandes sanglantes et pourries. Au fond, contre le mur, pendaient des loques lamentables, des jupes, et des pantalons qui grimaçaient sur la nudité du plâtre. Laurent ne voyait d'abord que l'ensemble blafard des pierres et des murailles, tâché de roux et de noir par les vêtements et les cadavres. Un bruit d'eau courante chantait.

Peu à peu il distinguait les corps. Alors il allait de l'un à l'autre. Les noyés seuls l'intéressaient; quand il y avait plusieurs cadavres gonflés et bleuis par l'eau, il les regardait avidement, cherchant à reconnaître Camille. Souvent, les chairs de leur visage s'en allaient par lambeaux, les os avaient troué la peau amollie, la face était comme bouillie et désossée. Laurent hésitait; il examinait les corps, il tâchait de retrouver les maigreurs de sa victime. Mais tous les noyés sont gras; il voyait des ventres énormes, des cuisses bouffies, des bras ronds et forts. Il ne savait plus, il restait frissonnant en face de ces haillons verdâtres qui semblaient se moquer avec des grimaces horribles.

Un matin, il fut pris d'une véritable épouvante. Il regardait depuis quelques minutes un noyé, petit de taille, atrocement défiguré. Les chairs de ce noyé étaient tellement molles et dissoutes, que l'eau courante qui les lavait les emportait brin à brin. Le jet qui tombait sur la face, creusait un trou à gauche du nez. Et, brusquement, le nez s'aplatit, les lèvres se détachèrent, montrant des dents blanches. La tête du noyé éclata de rire.

Chaque fois qu'il croyait reconnaître Camille, Laurent ressentait une brûlure au coeur. Il désirait ardemment retrouver le corps de sa victime, et des lâchetés le prenaient, lorsqu'il s'imaginait que ce corps était devant lui. Ses visites à la Morgue l'emplissaient de cauchemars, de frissons qui le faisaient haleter. Il secouait ses peurs, il se traitait d'enfant, il voulait être fort; mais, malgré lui, sa chair se révoltait, le dégoût et l'effroi s'emparaient de son être, dès qu'il se trouvait dans l'humidité et l'odeur fade de la salle.

Quand il n'y avait pas de noyés sur la dernière rangée de dalles, il respirait à l'aise; ses répugnances étaient moindres. Il devenait alors un simple curieux, il prenait un plaisir étrange à regarder la mort violente en face, dans ses attitudes lugubrement bizarres et grotesques. Ce spectacle l'amusait, surtout lorsqu'il y avait des femmes étalant leur gorge nue. Ces nudités brutalement étendues, tachées de sang, trouées par endroits, l'attiraient et le retenaient. Il vit, une fois, une jeune femme de vingt ans, une fille du peuple, large et forte, qui semblait dormir sur la pierre; son corps frais et gras blanchissait avec des douceurs de teinte d'une grande délicatesse; elle souriait à demi, la tête un peu penchée, et tendait la poitrine d'une façon provocante; on aurait dit une courtisane vautrée, si elle n'avait eu au cou une raie noire qui lui mettait comme un collier d'ombre; c'était une fille qui venait de se pendre par désespoir d'amour. Laurent la regarda longtemps, promenant ses regards sur sa chair, absorbé dans une sorte de désir peureux.

Chaque matin, pendant qu'il était là, il entendait derrière lui le va-et-vient du public qui entrait et qui sortait.

La Morgue est un spectacle à la portée de toutes les bourses, que se payent gratuitement les passants pauvres ou riches. La porte est ouverte, entre qui veut. Il y a des amateurs qui font un détour pour ne pas manquer une de ces représentations de la mort. Lorsque les dalles sont nues, les gens sortent désappointés, volés, murmurant entre leurs dents. Lorsque les dalles sont bien garnies, lorsqu'il y a un bel étalage de chair humaine, les visiteurs se pressent, se donnent des émotions à bon marché, s'épouvantent plaisantent, applaudissent ou sifflent comme au théâtre, et se retirent satisfaits, en déclarant que la Morgue est réussie, ce jour-là.

Laurent connut vite le public de l'endroit, public mêlé et disparate qui s'apitoyait et ricanait en commun. Des ouvriers entraient, en allant à leur ouvrage, avec un pain et des outils sous le bras; ils trouvaient la mort drôle. Parmi eux se rencontraient des loustics d'atelier qui faisaient sourire la galerie en disant un mot plaisant sur la grimace de chaque cadavre; ils appelaient les incendiés des charbonniers; les pendus les assassinés, les noyés, les cadavres troués ou broyés excitaient leur verve goguenarde, et leur voix, qui tremblait un peu, balbutiait des phrases comiques dans le silence frissonnant de la salle. Puis venaient de petits rentiers, des vieillards maigres et secs, des flâneurs qui entraient par désoeuvrement et qui regardaient les corps avec des yeux bêtes et des moues d'hommes paisibles et délicats. Les femmes étaient en grand nombre; il y avait de jeunes ouvrières toutes roses, le linge blanc, les jupes propres, qui allaient d'un bout à l'autre du vitrage, lestement, en ouvrant de grands yeux attentifs, comme devant l'étalage d'un magasin de nouveautés; il y avait encore des femmes du peuple, hébétées, prenant des airs lamentables, et des dames bien mises, traînant nonchalamment leur robe de soie.

Un jour, Laurent vit une de ces dernières qui se tenait plantée à quelques pas du vitrage, en appuyant un mouchoir de batiste sur ses narines. Elle portait une délicieuse jupe de soie grise, avec un grand mantelet de dentelle noire, une voilette lui couvrait le visage, et ses mains gantées paraissaient toutes petites et toutes fines. Autour d'elle traînait une senteur douce de violette. Elle regardait un cadavre. Sur une pierre, à quelques pas, était allongé le corps d'un grand gaillard, d'un maçon qui venait de se tuer net en tombant d'un échafaudage; il avait une poitrine carrée, des muscles gros et courts, une chair blanche et grasse; la mort en avait fait un marbre. La dame l'examinait, le retournait en quelque sorte du regard, le pesait, s'absorbait dans le spectacle de cet homme. Elle leva un coin de sa voilette, regarda encore, puis s'en alla.

Par moments, arrivaient des bandes de gamins, des enfants de douze à quinze ans, qui couraient le long du vitrage, ne s'arrêtant que devant les cadavres de femmes. Ils appuyaient leurs mains aux vitres et promenaient des regards effrontés sur les poitrines nues. Ils se poussaient du coude, ils faisaient des remarques brutales, ils apprenaient le vice à l'école de la mort. C'est à la Morgue que les jeunes voyous ont leur première maîtresse.

Au bout d'une semaine, Laurent était écoeuré. La nuit, il rêvait les cadavres qu'il avait vus le matin. Cette souffrance, ce dégoût de chaque jour qu'il s'imposait, finit par le troubler à un tel point qu'il résolut de ne plus faire que deux visites. Le lendemain, comme il entrait à la Morgue, il reçut un coup violent dans la poitrine: en face de lui, sur une dalle, Camille le regardait, étendu sur le dos, la tête levée, les yeux entr'ouverts.

Le meurtrier s'approcha lentement du vitrage, comme attiré, ne pouvant détacher ses regards de sa victime. Il ne souffrait pas; il éprouvait seulement un grand froid intérieur et de légers mouvements à fleur de peau. Il aurait cru trembler davantage. Il resta immobile, pendant cinq grandes minutes, perdu dans une contemplation inconsciente, gravant malgré lui au fond de sa mémoire toutes les lignes horribles, toutes les couleurs sales du tableau qu'il avait sous les yeux.

Camille était ignoble. Il avait séjourné quinze jours dans l'eau. Sa face paraissait encore ferme et rigide; les traits s'étaient conservés, la peau avait seulement pris une teinte jaunâtre et boueuse. La tête, maigre, osseuse, légèrement tuméfiée, grimaçait; elle se penchait un peu, les cheveux collés aux tempes, les paupières levées, montrant le globe blafard des yeux: les lèvres tordues, tirées vers un des coins de la bouche, avaient un ricanement atroce; un bout de langue noirâtre apparaissait dans la blancheur des dents. Cette tête, comme tannée et étirée, en gardant une apparence humaine, était restée plus effrayante de douleur et d'épouvante. Le corps semblait un tas de chairs dissoutes; il avait souffert horriblement. On sentait que les bras ne tenaient plus; les clavicules perçaient la peau des épaules. Sur la poitrine verdâtre, les côtes faisaient des bandes noires; le flanc gauche, crevé, ouvert, se creusait au milieu de lambeaux d'un rouge sombre. Tout le torse pourrissait. Les jambes, plus fermes, s'allongeaient, plaquées de taches immondes. Les pieds tombaient.

Laurent regarda Camille. Il n'avait pas encore vu un noyé si épouvantable. Le cadavre avait, en outre, un air étriqué, une allure maigre et pauvre; il se ramassait dans sa pourriture; il faisait un tout petit tas. On aurait deviné que c'était là un employé à douze cents francs, bête et maladif, que sa mère avait nourri de tisanes. Ce pauvre corps, grandi entre des couvertures chaudes, grelottait sur la dalle froide.

Quand Laurent put enfin s'arracher à la curiosité poignante qui le tenait immobile et béant, il sortit, il se mit à marcher rapidement sur le quai. Et, tout en marchant, il répétait: « Voilà ce que j'en ai fait. Il est ignoble. » Il lui semblait qu'une odeur âcre le suivait, l'odeur que devait exhaler ce corps en putréfaction.

Il alla chercher le vieux Michaud et lui dit qu'il venait de reconnaître Camille sur une dalle de la Morgue. Les formalités furent remplies, on enterra le noyé, on dressa un acte de décès. Laurent, tranquille désormais, se jeta avec volupté dans l'oubli de son crime et des scènes fâcheuses et pénibles qui avaient suivi le meurtre.

XIV

La boutique du passage du Pont-Neuf resta fermée pendant trois jours. Lorsqu'elle s'ouvrit de nouveau, elle parut plus sombre et plus humide. L'étalage, jauni par la poussière, semblait porter le deuil de la maison; tout traînait à l'abandon dans les vitrines sales. Derrière les bonnets de linge pendus aux tringles rouillées, le visage de Thérèse avait une pâleur plus mate, plus terreuse, une immobilité d'un calme sinistre.

Dans le passage, toutes les commères s'apitoyaient. La marchande de bijoux faux montrait à chacune de ses clientes le profil amaigri de la jeune veuve comme une curiosité intéressante et lamentable.

Pendant trois jours, Mme Raquin et Thérèse étaient restées dans leur lit sans se parler, sans même se voir. La vieille mercière, assise sur son séant, appuyée contre des oreillers, regardait vaguement devant elle avec des yeux d'idiote. La mort de son fils lui avait donné un grand coup sur la tête, et elle était tombée comme assommée. Elle demeurait des heures entières tranquille et inerte, absorbée au fond du néant de son désespoir; puis des crises la prenaient parfois, elle pleurait, elle criait, elle délirait. Thérèse, dans la chambre voisine, semblait dormir; elle avait tourné la face contre la muraille et tiré la couverture sur ses yeux; elle s'allongeait ainsi, raide et muette, sans qu'un sanglot de son corps soulevât le drap qui la couvrait. On eût dit qu'elle cachait dans l'ombre de l'alcôve les pensées qui la tenaient rigide. Suzanne, qui gardait les deux femmes, allait mollement de l'une à l'autre, traînant les pieds avec douceur, penchant son visage de cire sur les deux couches, sans parvenir à faire retourner Thérèse, qui avait de brusques mouvements d'impatience, ni à consoler Mme Raquin, dont les pleurs coulaient dès qu'une voix la tirait de son abattement.

Le troisième jour, Thérèse repoussa la couverture, s'assit sur le lit, rapidement, avec une sorte de décision fiévreuse. Elle écarta ses cheveux, en se prenant les tempes, et resta ainsi un moment, les mains au front, les yeux fixes, semblant réfléchir encore. Puis elle sauta sur le tapis. Ses membres étaient frissonnants et rouges de fièvre; de larges plaques livides marbraient sa peau qui se plissait par endroits comme vide de chair. Elle était vieillie.

Suzanne, qui entrait, resta toute surprise de la trouver levée; elle lui conseilla, d'un ton placide et traînard, de se recoucher, de se reposer encore. Thérèse ne l'écoutait pas: elle cherchait et mettait ses vêtements avec des gestes pressés et tremblants. Lorsqu'elle fut habillée, elle alla se regarder dans une glace, frotta ses yeux, passa ses mains sur son visage, comme pour effacer quelque chose. Puis, sans prononcer une parole, elle traversa vivement la salle à manger et entra chez Mme Raquin.

L'ancienne mercière était dans un moment de calme hébété. Quand Thérèse rentra, elle tourna la tête et suivit du regard la jeune veuve, qui vint se placer devant elle, muette et oppressée. Les deux femmes se contemplèrent pendant quelques secondes, la nièce avec une anxiété qui grandissait, la tante avec des efforts pénibles de mémoire. Se souvenant enfin, Mme Raquin tendit ses bras tremblants, et, prenant Thérèse par le cou, s'écria:

—Mon pauvre enfant, mon pauvre Camille!

Elle pleurait, et ses larmes séchaient sur la peau brûlante de la veuve, qui cachait ses yeux secs dans les plis du drap. Thérèse demeura ainsi courbée, laissant la vieille mère épuiser ses pleurs. Depuis le meurtre, elle redoutait cette première entrevue; elle était restée couchée pour en retarder le moment, pour réfléchir à l'aise au rôle terrible qu'elle avait à jouer.

Quand elle vit Mme Raquin plus calme, elle s'agita autour d'elle, elle lui conseilla de se lever, de descendre à la boutique. La vieille mercière était presque tombée en enfance. L'apparition brusque de sa nièce avait amené en elle une crise favorable qui venait de lui rendre la mémoire et la conscience des choses et des êtres qui l'entouraient. Elle remercia Suzanne de ses soins, elle parla, affaiblie, ne délirant plus, pleine d'une tristesse qui l'étouffait par moments. Elle regardait marcher Thérèse avec des larmes soudaines; alors, elle l'appelait auprès d'elle, l'embrassait en sanglotant encore, lui disait en suffoquant qu'elle n'avait plus qu'elle au monde.

Le soir, elle consentit à se lever, à essayer de manger. Thérèse put voir quel terrible coup avait reçu sa tante. Les jambes de la pauvre vieille s'étaient alourdies. Il lui fallut une canne pour se traîner dans la salle à manger, et là il lui sembla que les murs vacillaient autour d'elle.

Dès le lendemain, elle voulut cependant qu'on ouvrît la boutique. Elle craignait de devenir folle en restant seule dans sa chambre. Elle descendit pesamment l'escalier de bois, en posant les deux pieds sur chaque marche, et vint s'asseoir, derrière le comptoir. A partir de ce jour, elle y resta clouée dans une douleur sereine.

A côté d'elle, Thérèse songeait et attendait. La boutique reprit son calme noir.

XV

Laurent revint parfois, le soir, tous les deux ou trois jours. Il restait dans la boutique, causant avec Mme Raquin pendant une demi-heure. Puis il s'en allait, sans avoir regardé Thérèse en face. La vieille mercière le considérait comme le sauveur de sa nièce, comme un noble coeur qui avait tout fait pour lui rendre son fils. Elle l'accueillait avec une bonté attendrie.

Un jeudi soir, Laurent se trouvait là lorsque le vieux Michaud et Grivet entrèrent. Huit heures sonnaient. L'employé et l'ancien commissaire avaient jugé chacun de leur côté qu'ils pouvaient reprendre leurs chères habitudes, sans se montrer importuns, et ils arrivaient à la même minute, comme poussés par le même ressort. Derrière eux, Olivier et Suzanne firent leur entrée.

On monta dans la salle à manger. Mme Raquin, qui n'attendait personne, se hâta d'allumer la lampe et de faire du thé. Lorsque tout le monde se fut assis autour de la table, chacun devant sa tasse, lorsque la boîte des dominos eut été vidée, la pauvre mère, subitement ramenée dans le passé, regarda ses invités et éclata en sanglots. Il y avait une place vide, la place de son fils.

Ce désespoir glaça et ennuya la société. Tous les visages avaient un air de béatitude égoïste. Ces gens se trouvèrent gênés, n'ayant plus dans le coeur le moindre souvenir vivant de Camille.

—Voyons, chère dame, s'écria le vieux Michaud avec une légère impatience, il ne faut pas vous désespérer comme cela. Vous vous rendrez malade.

—Nous sommes tous mortels, affirma Grivet.

—Vos pleurs ne vous rendront pas votre fils, dit sentencieusement
Olivier.

—Je vous en prie, murmura Suzanne, ne nous faites pas de la peine.

Et comme Mme Raquin sanglotait plus fort, ne pouvant arrêter ses larmes:

—Allons, allons, reprit Michaud, un peu de courage. Vous comprenez bien que nous venons ici pour vous distraire. Que diable! ne nous attristons pas, tâchons d'oublier…. Nous jouons à deux sous la partie. Hein! qu'en dites-vous?

La mercière rentra ses pleurs, dans un effort suprême. Peut-être eut-elle conscience de l'égoïsme heureux de ses hôtes. Elle essuya ses yeux, encore toute secouée.

Les dominos tremblaient dans ses pauvres mains, et les larmes restées sous ses paupières l'empêchaient de voir.

On joua.

Laurent et Thérèse avaient assisté à cette courte scène d'un air grave et impassible. Le jeune homme était enchanté de voir revenir les soirées du jeudi. Il les souhaitait ardemment, sachant qu'il aurait besoin de ces réunions pour atteindre son but. Puis, sans se demander pourquoi, il se sentait plus à l'aise au milieu de ces quelques personnes qu'il connaissait, il osait regarder Thérèse en face.

La jeune femme, vêtue de noir, pâle et recueillie, lui parut avoir une beauté qu'il ignorait encore. Il fut heureux de rencontrer ses regards et de les voir s'arrêter sur les siens avec une fixité courageuse. Thérèse lui appartenait toujours, chair et coeur.

XVI

Quinze mois se passèrent. Les âpretés des premières heures s'adoucirent; chaque jour amena une tranquillité, un affaissement de plus; la vie reprit son cours avec une langueur lasse, elle eut cette stupeur monotone qui suit les grandes crises. Et, dans les commencements, Laurent et Thérèse se laissèrent aller à l'existence nouvelle qui les transformait; il se fit en eux un travail sourd qu'il faudrait analyser avec une délicatesse extrême, si l'on voulait en marquer toutes les phases.

Laurent revint bientôt chaque soir à la boutique, comme par le passé. Mais il n'y mangeait plus, il ne s'y établissait plus pendant des soirées entières. Il arrivait à neuf heures et demie, et s'en allait après avoir fermé le magasin. On eût dit qu'il accomplissait un devoir en venant se mettre au service des deux femmes. S'il négligeait un jour sa corvée, il s'excusait le lendemain avec des humilités de valet. Le jeudi, il aidait Mme Raquin à allumer le feu, à faire les honneurs de la maison. Il avait des prévenances tranquilles qui charmaient la vieille mercière.

Thérèse le regardait paisiblement s'agiter autour d'elle. La pâleur de son visage s'en était allée; elle paraissait mieux portante, plus souriante, plus douce.

A peine si parfois sa bouche, en se pinçant dans une contraction nerveuse, creusait deux plis profonds qui donnaient à sa face une expression étrange de douleur et d'effroi.

Les deux amants ne cherchèrent plus à se voir en particulier. Jamais ils ne se demandèrent un rendez-vous, jamais ils n'échangèrent furtivement un baiser.

Le meurtre avait comme apaisé pour un moment les fièvres voluptueuses de leur chair; ils étaient parvenus à contenter, en tuant Camille, ces désirs fougueux et insatiables qu'ils n'avaient pu assouvir en se brisant dans les bras l'un de l'autre. Le crime leur semblait une jouissance aiguë qui les écoeurait et les dégoûtait de leurs embrassements.

Ils auraient eu cependant mille facilités pour mener cette vie libre d'amour dont le rêve les avait poussés à l'assassinat. Mme Raquin, impotente, hébétée, n'était pas un obstacle. La maison leur appartenait, ils pouvaient sortir, aller où bon leur semblait. Mais l'amour ne les tentait plus, leurs appétits s'en étaient allés; ils restaient là, causant avec calme, se regardant sans rougeurs et sans frissons, paraissant avoir oublié les étreintes folles qui avaient meurtri leur chair et fait craquer leurs os. Ils évitaient même de se rencontrer seul à seule; dans l'intimité, ils ne trouvaient rien à se dire, ils craignaient tous deux de montrer trop de froideur. Lorsqu'ils échangeaient une poignée de main, ils éprouvaient une sorte de malaise en sentant leur peau se toucher.

D'ailleurs, ils croyaient s'expliquer chacun ce qui les tenait ainsi indifférents et effrayés en face l'un de l'autre. Ils mettaient leur attitude froide sur le compte de la prudence. Leur calme, leur abstinence, selon eux, étaient oeuvres de haute sagesse. Ils prétendaient vouloir cette tranquillité de leur chair, ce sommeil de leur coeur. D'autre part, ils regardaient la répugnance, le malaise qu'ils ressentaient comme un reste d'effroi, comme une peur sourde du châtiment. Parfois, ils se forçaient à l'espérance, ils cherchaient à reprendre les rêves brûlants d'autrefois, et ils demeuraient tout étonnés, en voyant que leur imagination était vide. Alors ils se cramponnaient à l'idée de leur prochain mariage; arrivés à leur but, n'ayant plus aucune crainte, livrés l'un à l'autre, ils retrouveraient leur passion, ils goûteraient les délices rêvées. Cet espoir les calmait, les empêchait de descendre au fond du néant qui s'était creusé en eux. Ils se persuadaient qu'ils s'aimaient comme par le passé, ils attendaient l'heure qui devait les rendre parfaitement heureux en les liant pour toujours.

Jamais Thérèse n'avait eu l'esprit si calme. Elle devenait certainement meilleure. Toutes les volontés implacables de son être se détendaient.

La nuit, seule dans son lit, elle se trouvait heureuse; elle ne sentait plus à son côté la face maigre, le corps chétif de Camille qui exaspérait sa chair et la jetait dans des désirs inassouvis. Elle se croyait petite fille, vierge sous les rideaux blancs, paisible au milieu du silence et de l'ombre. Sa chambre, vaste, un peu froide, lui plaisait, avec son plafond élevé, ses coins obscurs, ses senteurs de cloître. Elle finissait même par aimer la grande muraille noire qui montait devant sa fenêtre; pendant tout un été, chaque soir, elle resta des heures entières à regarder les pierres grises de cette muraille et les nappes étroites de ciel étoilé que découpaient les cheminées et les toits. Elle ne pensait à Laurent que lorsqu'un cauchemar l'éveillait en sursaut; alors, assise sur son séant, tremblante, les yeux agrandis, se serrant dans sa chemise, elle se disait qu'elle n'éprouverait pas ces peurs brusques, si elle avait un homme couché à côté d'elle. Elle songeait à son amant comme à un chien qui l'eût gardée et protégée; sa peau fraîche et calme n'avait pas un frisson de désir.

Le jour, dans la boutique, elle s'intéressait aux choses extérieures, elle sortait d'elle-même, ne vivant plus sourdement révoltée, repliée en pensées de haine et de vengeance. La rêverie l'ennuyait; elle avait le besoin d'agir et de voir. Du matin au soir, elle regardait les gens qui traversaient le passage; ce bruit, ce va-et-vient l'amusaient. Elle devenait curieuse et bavarde, femme en un mot, car jusque-là elle n'avait eu que des actes et des idées d'homme.

Dans l'espionnage qu'elle établit, elle remarqua un jeune homme, un étudiant, qui habitait un hôtel garni du voisinage et qui passait plusieurs fois par jour devant la boutique. Ce garçon avait une beauté pâle, avec de grands cheveux de poète et une moustache d'officier, Thérèse le trouva distingué. Elle en fut amoureuse pendant une semaine, amoureuse comme une pensionnaire. Elle lut des romans, elle compara le jeune homme à Laurent, et trouva ce dernier bien épais, bien lourd. La lecture lui ouvrit des horizons romanesques qu'elle ignorait encore; elle n'avait aimé qu'avec son sang et ses nerfs, elle se mit à aimer avec sa tête. Puis, un jour, l'étudiant disparut; il avait sans doute déménagé. Thérèse l'oublia en quelques heures.

Elle s'abonna à un cabinet littéraire et se passionna pour tous les héros des contes qui lui passèrent sous les yeux. Ce subit amour de la lecture eut une grande influence sur son tempérament. Elle acquit une sensibilité nerveuse qui la faisait rire ou pleurer sans motif. L'équilibre, qui tendait à s'établir en elle, fut rompu. Elle tomba dans une sorte de rêverie vague. Par moments, la pensée de Camille la secouait, et elle songeait à Laurent avec de nouveaux désirs, pleins d'effroi et de défiance. Elle fut ainsi rendue à ses angoisses; tantôt elle cherchait un moyen pour épouser son amant à l'instant même, tantôt elle songeait à se sauver, à ne jamais le revoir. Les romans, en lui parlant de chasteté et d'honneur, mirent comme un obstacle entre ses instincts et sa volonté. Elle resta la bête indomptable qui voulait lutter avec la Seine et qui s'était jetée violemment dans l'adultère; mais elle eut conscience de la bonté et de la douceur, elle comprit le visage mou et l'attitude morte de la femme d'Olivier, elle sut qu'on pouvait ne pas tuer son mari et être heureuse. Alors elle ne se vit plus bien elle-même, elle vécut dans une indécision cruelle.

De son côté, Laurent passa par différentes phases de calme et de fièvre. Il goûta d'abord une tranquillité profonde; il était comme soulagé d'un poids énorme. Par moments, il s'interrogeait avec étonnement, il croyait avoir fait un mauvais rêve, il se demandait s'il était bien vrai qu'il eût jeté Camille à l'eau et qu'il eût revu son cadavre sur une dalle de la Morgue. Le souvenir de son crime le surprenait étrangement; jamais il ne se serait cru capable d'un assassinat; toute sa prudence, toute sa lâcheté frissonnait, il lui montait au front des sueurs glacées, lorsqu'il songeait qu'on aurait pu découvrir son crime et le guillotiner. Alors il sentait à son cou le froid du couteau. Tant qu'il avait agi, il était allé droit devant lui, avec un entêtement et un aveuglement de brute. Maintenant il se retournait, et, à voir l'abîme qu'il venait de franchir, des défaillances d'épouvante le prenaient.

—Sûrement, j'étais ivre, pensait-il, cette femme m'avait soûlé de caresses. Bon Dieu! ai-je été bête et fou! Je risquais la guillotine, avec une pareille histoire… Enfin, tout s'est bien passé. Si c'était à refaire, je ne recommencerais pas.

Laurent s'affaissa, devint mou, plus lâche et plus prudent que jamais. Il engraissa et s'avachit. Quelqu'un qui aurait étudié ce grand corps, tassé sur lui-même, et qui ne paraissait avoir ni os ni nerfs, n'aurait jamais songé à l'accuser de violence et de cruauté. Il reprit ses anciennes habitudes. Il fut pendant plusieurs mois un employé modèle, faisant sa besogne avec un abrutissement exemplaire. Le soir, il mangeait dans une crémerie de la rue Saint-Victor, coupant son pain par petites tranches, mâchant avec lenteur, faisant traîner son repas le plus possible; puis il se renversait, il s'adossait au mur, et fumait sa pipe. On aurait dit un bon gros père. Le jour, il ne pensait à rien; la nuit, il dormait d'un sommeil lourd et sans rêves. Le visage rose et gras, le ventre plein, le cerveau vide, il était heureux.

Sa chair semblait morte, il ne songeait guère à Thérèse. Il pensait parfois à elle, comme on pense à une femme qu'on doit épouser plus tard, dans un avenir indéterminé. Il attendait l'heure de son mariage avec patience, oubliant la femme, rêvant à la nouvelle position qu'il aurait alors. Il quitterait son bureau, il peindrait en amateur, il flânerait. Ces espoirs le ramenaient, chaque soir, à la boutique du passage, malgré le vague malaise qu'il éprouvait en y entrant.

Un dimanche, s'ennuyant, ne sachant que faire, il alla chez son ancien ami de collège, chez le jeune peintre avec lequel il avait logé pendant longtemps. L'artiste travaillait à un tableau qu'il comptait envoyer au Salon et qui représentait une Bacchante nue, vautrée sur un lambeau d'étoffe. Dans le fond de l'atelier, un modèle, une femme était couchée, la tête ployée en arrière, le torse tordu, la hanche haute. Cette femme riait par moments et tendait la poitrine, allongeant les bras, s'étirant pour se délasser. Laurent, qui s'était assis en face d'elle, la regardait, en fumant et en causant avec son ami. Son sang battit, ses nerfs s'irritèrent dans cette contemplation. Il resta jusqu'au soir, il emmena la femme chez lui. Pendant près d'un an, il la garda pour maîtresse. La pauvre fille s'était mise à l'aimer, le trouvant bel homme. Le matin, elle partait, allait poser tout le jour, et revenait régulièrement chaque soir à la même heure; elle se nourrissait, s'habillait, s'entretenait avec l'argent qu'elle gagnait, ne coûtant ainsi pas un sou à Laurent, qui ne s'inquiétait nullement d'où elle venait ni de ce qu'elle avait pu faire. Cette femme mit un équilibre de plus dans sa vie; il l'accepta comme un objet utile et nécessaire qui maintenait son corps en paix et en santé; il ne sut jamais s'il l'aimait, et jamais il ne lui vint à la pensée qu'il était infidèle à Thérèse. Il se sentait plus gras et plus heureux. Voilà tout.

Cependant le deuil de Thérèse était fini. La jeune femme s'habillait de robes claires, et il arriva qu'un soir Laurent la trouva rajeunie et embellie. Mais il éprouvait toujours un certain malaise devant elle; depuis quelque temps, elle lui paraissait fiévreuse, pleine de caprices étranges, riant et s'attristant sans raison. L'indécision où il la voyait l'effrayait, car il devinait en partie ses luttes et ses troubles. Il se mit à hésiter, ayant une peur atroce de compromettre sa tranquillité; lui, il vivait paisible, dans un contentement sage de ses appétits, il craignait de risquer l'équilibre de sa vie en se liant à une femme nerveuse dont la passion l'avait déjà rendu fou. D'ailleurs, il ne raisonnait pas ces choses, il sentait d'instinct les angoisses que la possession de Thérèse devait mettre en lui.

Le premier choc qu'il reçut et qui le secoua dans son affaissement fut la pensée qu'il fallait enfin songer à son mariage. Il y avait près de quinze mois que Camille était mort. Un instant, Laurent pensa à ne pas se marier du tout, à planter là Thérèse, et à garder le modèle dont l'amour complaisant et à bon marché lui suffisait. Puis, il se dit qu'il ne pouvait avoir tué un homme pour rien; en se rappelant le crime, les efforts terribles qu'il avait faits pour posséder à lui seul cette femme qui le troublait maintenant, il sentit que le meurtre deviendrait inutile et atroce, s'il ne se mariait pas avec elle. Jeter un homme à l'eau afin de lui voler sa veuve, attendre quinze mois, et se décider ensuite à vivre avec une petite fille qui traînait son corps dans tous les ateliers, lui parut ridicule et le fit sourire. D'ailleurs, n'était-il pas lié à Thérèse par un lien de sang et d'horreur? Il la sentait vaguement crier et se tordre en lui, il lui appartenait. Il avait peur de sa complice; peut-être, s'il ne l'épousait pas, irait-elle tout dire à la justice, par vengeance et jalousie. Ces idées battaient dans sa tête.

La fièvre le reprit.

Sur ces entrefaites, le modèle le quitta brusquement. Un dimanche, cette fille ne rentra pas; elle avait sans doute trouvé un gîte plus chaud et plus confortable. Laurent fut médiocrement affligé; seulement, il s'était habitué à avoir, la nuit, une femme à son côté, et il éprouva un vide subit dans son existence. Huit jours après ses nerfs se révoltèrent. Il revint s'établir, pendant des soirées entières, dans la boutique du passage, regardant de nouveau Thérèse avec des yeux où luisaient des lueurs rapides. La jeune femme, qui sortait toute frissonnante des longues lectures qu'elle faisait, s'alanguissait et s'abandonnait sous ses regards.

Ils en étaient ainsi revenus tous deux à l'angoisse et au désir, après une longue année d'attente écoeurée et indifférente. Un soir, Laurent, en fermant la boutique, retint un instant Thérèse dans le passage.

—Veux-tu que je vienne ce soir dans ta chambre? lui demanda-t-il d'une voix ardente.

La jeune femme fit un geste d'effroi.

—Non, non, attendons… dit-elle; soyons prudents.

—J'attends depuis assez longtemps, je crois, reprit Laurent; je suis las; je te veux.

Thérèse le regarda follement; des chaleurs lui brûlaient les mains et le visage. Elle sembla hésiter; puis d'un ton brusque:

—Marions-nous, je serai à toi.

XVII

Laurent quitta le passage, l'esprit tendu, la chair inquiète. L'haleine chaude, le consentement de Thérèse venaient de remettre en lui les âpretés d'autrefois. Il prit les quais et marcha, son chapeau à la main, pour recevoir au visage tout l'air du ciel.

Lorsqu'il fut arrivé rue Saint-Victor, à la porte de son hôtel, il eut peur de monter, d'être seul. Un effroi d'enfant, inexplicable, imprévu, lui fit craindre de trouver un homme caché dans sa mansarde. Jamais il n'avait été sujet à de pareilles poltronneries. Il n'essaya même pas de raisonner le frisson étrange qui le prenait; il entra chez un marchand de vin et y resta pendant une heure, jusqu'à minuit, immobile et muet à une table, buvant machinalement de grands verres de vin. Il songeait à Thérèse, il s'irritait contre la jeune femme qui n'avait pas voulu le recevoir le soir même dans sa chambre, et il pensait qu'il n'aurait pas eu peur avec elle.

On ferma la boutique, on le mit à la porte, il rentra pour demander des allumettes. Le bureau de l'hôtel se trouvait au premier étage. Laurent avait une longue allée à suivre et quelques marches à monter, avant de pouvoir prendre sa bougie. Cette allée, ce bout d'escalier, d'un noir terrible, l'épouvantaient. D'ordinaire, il traversait gaillardement ces ténèbres. Ce soir-là, il n'osait sonner, il se disait qu'il y avait peut-être, dans un certain renfoncement formé par l'entrée de la cave, des assassins qui lui sauteraient brusquement à la gorge quand il passerait. Enfin, il sonna, il alluma une allumette et se décida à s'engager dans l'allée. L'allumette s'éteignit. Il resta immobile, haletant, n'osant s'enfuir, frottant les allumettes sur le mur humide avec une anxiété qui faisait trembler sa main. Il lui semblait entendre des voix, des bruits de pas devant lui. Les allumettes se brisaient entre ses doigts. Il réussit à en allumer une. Le soufre se mit à bouillir, à enflammer le bois avec une lenteur qui redoubla les angoisses de Laurent; dans la clarté pâle et bleuâtre du soufre, dans les lueurs vacillantes qui couraient, il crut distinguer des formes monstrueuses. Puis l'allumette pétilla, la lumière devint blanche et claire. Laurent, soulagé, s'avança avec précaution, en ayant soin de ne pas manquer de lumière. Lorsqu'il lui fallut passer devant la cave, il se serra contre le mur opposé: il y avait là une masse d'ombre qui l'effrayait. Il gravit ensuite vivement les quelques marches qui le séparaient du bureau de l'hôtel, et se crut sauvé lorsqu'il tint sa bougie. Il monta les autres étages plus doucement, en élevant la bougie, en éclairant tous les coins devant lesquels il devait passer. Les grandes ombres bizarres qui vont et viennent, lorsqu'on se trouve dans un escalier avec une lumière, le remplissaient d'un vague malaise, en se dressant et en s'effaçant brusquement devant lui.

Quand il fut en haut, il ouvrit sa porte et s'enferma, rapidement. Son premier soin fut de regarder sous son lit, de faire une visite minutieuse dans la chambre, pour voir si personne ne s'y trouvait caché. Il ferma la fenêtre du toit, en pensant que quelqu'un pourrait bien descendre par là. Quand il eut pris ces dispositions, il se déshabilla, en s'étonnant de sa poltronnerie, il finit par sourire, par se traiter d'enfant. Il n'avait jamais été peureux et ne pouvait s'expliquer cette crise subite de terreur.

Il se coucha. Lorsqu'il fut dans la tiédeur des draps, il songea de nouveau à Thérèse, que ses frayeurs lui avaient fait oublier. Les yeux fermés obstinément, cherchant le sommeil, il sentait malgré lui ses pensées travailler, s'imposer, se lier les unes aux autres, lui présenter toujours les avantages qu'il aurait à se marier au plus vite. Par moments, il se retournait, il se disait: « Ne pensons plus, dormons; il faut que je me lève à huit heures demain pour aller à mon bureau. » Et il faisait effort pour se laisser glisser au sommeil. Mais les idées revenaient une à une; le travail sourd de ses raisonnements recommençait; il se retrouvait dans une sorte de rêverie aiguë, qui étalait au fond de son cerveau les nécessités de son mariage, les arguments que ses désirs et sa prudence donnaient tour à tour pour et contre la possession de Thérèse.

Alors, voyant qu'il ne pouvait dormir, que l'insomnie tenait sa chair irritée, il se mit sur le dos, il ouvrit les yeux tout grands, il laissa son cerveau s'emplir du souvenir de la jeune femme. L'équilibre était rompu, la fièvre chaude de jadis le secouait de nouveau. Il eut l'idée de se lever, de retourner au passage du Pont-Neuf. Il se ferait ouvrir la grille, il irait frapper à la petite porte de l'escalier et Thérèse le recevrait. A cette pensée, le sang montait à son cou.

Sa rêverie avait une lucidité étonnante. Il se voyait dans les rues, marchant vite le long des maisons, et il se disait: « Je prends ce boulevard, je traverse ce carrefour, pour être plus tôt arrivé. » Puis la grille du passage grinçait, il suivait l'étroite galerie, sombre et déserte, en se félicitant de pouvoir monter chez Thérèse sans être vu de la marchande de bijoux faux; puis il s'imaginait être dans l'allée, dans le petit escalier par où il avait passé si souvent. Là, il éprouvait les joies cuisantes de jadis, il se rappelait les terreurs délicieuses, les voluptés poignantes de l'adultère. Ses souvenirs devenaient des réalités qui impressionnaient tous ses sens: il sentait l'odeur fade du couloir, il touchait les murs gluants, il voyait l'ombre sale qui traînait. Et il montait chaque marche, haletant, prêtant l'oreille, contentant déjà ses désirs dans cette approche craintive de la femme désirée. Enfin il grattait à la porte, la porte s'ouvrait, Thérèse était là qui l'attendait, en jupon, toute blanche.

Ses pensées se déroulaient devant lui en spectacles réels. Les yeux fixés sur l'ombre, il voyait. Lorsqu'au bout de sa course dans les rues, après être entré dans le passage et avoir gravi le petit escalier, il crut apercevoir Thérèse, ardente et pâle, il sauta vivement de son lit, en murmurant: « Il faut que j'y aille, elle m'attend. » Le brusque mouvement qu'il venait de faire chassa l'hallucination: il sentit le froid du carreau, il eut peur. Il resta un moment immobile, les pieds nus, écoutant. Il lui semblait entendre du bruit sur le carré. S'il allait chez Thérèse, il lui faudrait passer de nouveau devant la porte de la cave, en bas; cette pensée lui fit courir un grand frisson froid dans le dos. L'épouvante le reprit, une épouvante bête et écrasante. Il regarda avec défiance dans sa chambre, il y vit traîner des lambeaux blanchâtres de clarté; alors, doucement, avec des précautions pleines d'une hâte anxieuse, il remonta sur son lit, et, là, se pelotonna, se cacha, comme pour se dérober à une arme, à un couteau qui l'aurait menacé.

Le sang s'était porté violemment à son cou, et son cou le brûlait. Il y porta la main, il sentit sous ses doigts la cicatrice de la morsure, de Camille. Il avait presque oublié cette morsure. Il fut terrifié en la retrouvant sur sa peau, il crut qu'elle lui mangeait la chair. Il avait vivement retiré la main pour ne plus la sentir, et il la sentait toujours, dévorante, trouant son cou. Alors, il voulut la gratter délicatement, du bout de l'ongle; la terrible cuisson redoubla. Pour ne pas s'arracher la peau, il serra les deux mains entre ses genoux repliés. Roidi, irrité, il resta là, le cou rongé, les dents claquant de peur.

Maintenant ses idées s'attachaient à Camille, avec une fixité effrayante. Jusque-là, le noyé n'avait pas troublé les nuits de Laurent. Et voilà que la pensée de Thérèse amenait le spectre de son mari. Le meurtrier n'osait plus ouvrir les yeux; il craignait d'apercevoir sa victime dans un coin de la chambre. A un moment, il lui sembla que sa couche était étrangement secouée; il s'imagina que Camille se trouvait caché sous le lit, et que c'était lui qui le remuait ainsi, pour le faire tomber et le mordre. Hagard, les cheveux dressés sur la tête, il se cramponna à son matelas, croyant que les secousses devenaient de plus en plus violentes.

Puis, il s'aperçut que le lit ne remuait pas. Il y eut une réaction en lui. Il se mit sur son séant, alluma sa bougie, en se traitant d'imbécile. Pour apaiser sa fièvre, il avala un grand verre d'eau.

—J'ai eu tort de boire chez ce marchand de vin, pensa-t-il…. Je ne sais ce que j'ai, cette nuit. C'est bête. Je serai éreinté aujourd'hui à mon bureau. J'aurais dû dormir tout de suite, en me mettant au lit, et ne pas penser à un tas de choses: c'est cela qui m'a donné l'insomnie…. Dormons.

Il souffla de nouveau la lumière, il enfonça la tête dans l'oreiller, un peu rafraîchi, bien décidé à ne plus penser, à ne plus avoir peur. La fatigue commençait à détendre ses nerfs.

Il ne s'endormit pas de son sommeil ordinaire, lourd et accablé; il glissa lentement à une somnolence vague. Il était comme simplement engourdi, comme plongé dans un abrutissement doux et voluptueux. Il sentait son corps en sommeillant, son intelligence restait éveillée dans sa chair morte. Il avait chassé les pensées qui venaient, il s'était défendu contre la veille. Puis, quand il fut assoupi, quand les forces lui manquèrent et que la volonté lui échappa, les pensées revinrent doucement, une à une, reprenant possession de son être défaillant. Ses rêveries recommencèrent. Il refit le chemin qui le séparait de Thérèse: il descendit, passa devant la cave en courant et se trouva dehors; il suivit toutes les rues qu'il avait déjà suivies auparavant, lorsqu'il rêvait les yeux ouverts; il entra dans le passage du Pont-Neuf, monta le petit escalier et gratta à la porte. Mais au lieu de Thérèse, au lieu de la jeune femme en jupon, la gorge nue, ce fut Camille qui lui ouvrit, Camille tel qu'il l'avait vu à la Morgue, verdâtre, atrocement défiguré. Le cadavre lui tendait les bras, avec un rire ignoble, en montrant un bout de langue noirâtre dans la blancheur des dents.

Laurent poussa un cri et se réveilla en sursaut. Il était trempé d'une sueur glacée. Il ramena la couverture sur ses yeux, en s'injuriant, en se mettant en colère contre lui-même. Il voulut se rendormir.

Il se rendormit comme précédemment, avec lenteur; le même accablement le prit, et dès que la volonté lui eut de nouveau échappé dans la langueur du demi-sommeil, il se remit en marche, il retourna où le conduisait son idée fixe, il courut pour voir Thérèse, et ce fut encore le noyé qui lui ouvrit la porte.

Terrifié, le misérable se mit sur son séant. Il aurait voulu pour tout au monde chasser ce rêve implacable. Il souhaitait un sommeil de plomb qui écrasât ses pensées. Tant qu'il se tenait éveillé, il avait assez d'énergie pour chasser le fantôme de sa victime; mais dès qu'il n'était plus maître de son esprit, son esprit le conduisait à l'épouvante en le conduisant à la volupté.

Il tenta encore le sommeil. Alors ce fut une succession d'assoupissements voluptueux et de réveils brusques et déchirants. Dans son entêtement furieux, toujours il allait vers Thérèse, toujours il se heurtait contre le corps de Camille. A plus de dix reprises, il refit le chemin, il partit la chair brûlante, suivit le même itinéraire, eut les mêmes sensations, accomplit les mêmes actes, avec une exactitude minutieuse, et, à plus de dix reprises, il vit le noyé s'offrir à son embrassement, lorsqu'il étendait les bras pour saisir et étreindre sa maîtresse. Ce même dénouement sinistre qui le réveillait chaque fois, haletant et éperdu, ne décourageait pas son désir; quelques minutes après, dès qu'il se rendormait, son désir oubliait le cadavre ignoble qui l'attendait, et courait chercher de nouveau le corps chaud et souple d'une femme. Pendant une heure, Laurent vécut dans cette suite de cauchemars, dans ce mauvais rêve sans cesse répété et sans cesse imprévu, qui, à chaque sursaut, le brisait d'une épouvante plus aiguë.

Une des secousses, la dernière, fut si violente, si douloureuse, qu'il se décida à se lever, à ne pas lutter davantage. Le jour venait; une lueur grise et morne entrait par la fenêtre du toit qui coupait dans le ciel un carré blanchâtre couleur de cendre.

Laurent s'habilla lentement, avec une irritation sourde. Il était exaspéré de n'avoir pas dormi, exaspéré de s'être laissé prendre par une peur qu'il traitait maintenant d'enfantillage. Tout en mettant son pantalon, il s'étirait, il se frottait les membres, il se passait les mains sur son visage battu et brouillé par une nuit de fièvre. Et il répétait:

—Je n'aurais pas dû penser à tout ça, j'aurais dormi, je serais frais et dispos, à cette heure…. Ah! si Thérèse avait bien voulu, hier soir, si Thérèse avait couché avec moi….

Cette idée, que Thérèse l'aurait empêché d'avoir peur, le tranquillisa un peu. Au fond, il redoutait de passer d'autres nuits semblables à celle qu'il venait d'endurer.

Il se jeta de l'eau à la face, puis se donna un coup de peigne. Ce bout de toilette rafraîchit sa tête et dissipa ses dernières terreurs. Il raisonnait librement, il ne sentait plus qu'une grande fatigue dans tous ses membres.

—Je ne suis pourtant pas poltron, se disait-il en achevant de se vêtir. Je ne me moque pas mal de Camille…. C'est absurde de croire que ce pauvre diable est sous mon lit. Maintenant, je vais peut-être croire cela toutes les nuits…. Décidément il faut que je me marie au plus tôt. Quand Thérèse me tiendra dans ses bras, je ne penserai guère à Camille. Elle m'embrassera sur le cou, et je ne sentirai plus l'atroce cuisson que j'ai éprouvée…. Voyons donc cette morsure.

Il s'approcha de son miroir, tendit le cou et regarda. La cicatrice était d'un rosé pâle. Laurent, en distinguant la marque des dents de sa victime, éprouva une certaine émotion, le sang lui monta à la tête, et il s'aperçut alors d'un étrange phénomène. La cicatrice fut empourprée par le flot qui montait, elle devint vive et sanglante, elle se détacha, toute rouge, sur le cou gras et blanc. En même temps, Laurent ressentit des picotements aigus, comme si l'on eût enfoncé des aiguilles dans la plaie. Il se hâta de relever le col de sa chemise.

—Bah! reprit-il, Thérèse guérira cela…. Quelques baisers suffiront…. Que je suis bête de songer à ces choses!

Il mit son chapeau et descendit. Il avait besoin de prendre l'air, besoin de marcher. En passant devant la porte de la cave, il sourit; il s'assura cependant de la solidité du crochet qui fermait cette porte. Dehors, il marcha à pas lents, dans l'air frais du matin, sur les trottoirs déserts. Il était environ cinq heures.

Laurent passa une journée atroce. Il dut lutter contre le sommeil accablant qui le saisit dans l'après-midi à son bureau. Sa tête, lourde et endolorie, se penchait malgré lui, et il la relevait brusquement, dès qu'il entendait le pas d'un de ses chefs. Cette lutte, ces secousses achevèrent de briser ses membres, en lui causant des anxiétés intolérables.

Le soir, malgré sa lassitude, il voulut aller voir Thérèse. Il la trouva fiévreuse, accablée, lasse comme lui.

—Notre pauvre Thérèse a passé une mauvaise nuit, lui dit Mme Raquin, lorsqu'il se fut assis. Il paraît qu'elle a eu des cauchemars, une insomnie terrible…. A plusieurs reprises, je l'ai entendue crier. Ce matin, elle était toute malade.

Pendant que sa tante parlait, Thérèse regardait fixement Laurent. Sans doute, ils devinèrent leurs communes terreurs, car un même frisson nerveux courut sur leurs visages. Ils restèrent en face l'un de l'autre jusqu'à dix heures, parlant de banalités, se comprenant, se conjurant tous deux du regard de hâter le moment où ils pourraient s'unir contre le noyé.

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