Tolla
AU LECTEUR
Si j'avais mis une préface à la première édition de ce petit livre, je me serais épargné bien des ennuis.
Lorsqu'il parut pour la première fois, il y a neuf mois environ, il ne déplut pas aux lecteurs de la Revue des Deux Mondes, public difficile parce que Mme Sand et M. Mérimée l'ont gâté. On me pardonna des longueurs impardonnables chez un écrivain, excusables chez un homme qui apprend à écrire. Personne ne me fut sévère, et on fit une large part à l'âge et à l'inexpérience.
Dans les derniers jours de mai, un ami vint en courant m'avertir d'un danger sérieux : une revue de grand format devait me dénoncer comme plagiaire et apprendre au public que Tolla n'était que la traduction d'un roman italien intitulé : Vittoria Savorelli.
Il est vrai que les personnages de Lello et de Tolla, et les principaux traits de cette histoire, m'ont été fournis par un livre italien imprimé à Paris. Ce livre, qui n'est pas un roman, contient une grande partie de la correspondance originale des deux amants. Tolla a vécu à l'époque où je la fais vivre. Lello, qui est encore de ce monde, appartient à une famille princière, presque royale, du nord de l'Italie. Les lettres de Lello et de Tolla ont été publiées par la famille Savorelli qui avait à se venger. Si ce livre eût été un roman, on l'aurait laissé circuler en Italie ; mais c'était un dossier : on fit tout ce qu'on put pour détruire l'édition entière. Cependant je connais à Rome une douzaine d'exemplaires de Vittoria Savorelli. Il en existe plusieurs à Paris, comme j'ai pu m'en assurer. C'est un libraire de Paris qui m'a vendu le mien.
Les faits indiqués dans le volume de Vittoria Savorelli sont d'un intérêt médiocre. L'intrigue qui a séparé les deux amants est un complot anonyme dont les auteurs sont restés inconnus. C'est la société romaine tout entière qui a découvert le secret de leurs amours ; l'orgueil de la famille de Lello a fait le reste. Une traduction de ce livre serait plus qu'ennuyeuse ; elle serait presque illisible. On n'y trouverait d'excellent que quatre ou cinq lettres où la douleur s'élève jusqu'à l'éloquence : il est inutile d'ajouter que ce sont les lettres de Tolla. Je les ai traduites en les abrégeant. Mes emprunts à cette correspondance forment un peu plus de quinze pages de cette nouvelle édition.
Ma part d'invention se compose de l'éducation de Tolla, qui n'est nullement italienne, et de son portrait, qui n'est pas ressemblant ; de tous les caractères que j'ai groupés autour d'elle, et de tous les incidents, malheureusement trop rares, qui animent le récit, la marquise et Pippo, le colonel et Rouquette, la générale et sa fille, Menico, Amarella, Cocomero, n'ont jamais existé que dans mon imagination. Il en est de même des comparses, tels que le docteur Ély, Mlle Sarrazin, le cardinal Pezzato, l'abbé Fortunati et les autres. Lello ne s'est jamais jeté dans le Tibre : l'histoire affirme qu'il était au bal le jour de la mort de Tolla. Cocomero n'a jamais cassé la tête de Menico, puisque ni l'assassin ni la victime n'ont existé.
J'avoue que je me suis permis de puiser dans un dossier authentique les premiers éléments d'une œuvre d'imagination : beaucoup d'autres l'ont fait, sur qui l'on n'a pas crié haro. J'ai emprunté un peu et ajouté beaucoup. Aux choses que j'empruntais, j'ai essayé de donner la forme, sans laquelle les œuvres de l'esprit ne sont rien. Cependant il me resterait un scrupule si j'avais caché la source où j'ai puisé.
Bien loin de dissimuler l'existence du volume de Vittoria Savorelli, et l'usage que j'en avais fait, j'ai montré le livre à mes amis, aux indifférents, et à tous ceux que je connaissais. Le rédacteur en chef d'une revue spéciale, qui a pour but de réprimer la contrefaçon et le plagiat, a vu plus d'une fois Vittoria Savorelli sur mon bureau ; il l'a dit au public longtemps avant que personne songeât à m'attaquer[1]. J'ai remis moi-même à l'honorable directeur de la Revue des Deux Mondes mon exemplaire de Vittoria Savorelli, avant d'avoir été accusé par personne. Enfin, le manuscrit original de Tolla, que la Revue des Deux Mondes a conservé, contient le passage suivant :
[1] La Propriété littéraire et artistique, numéro du 16 mai, article de M. Guiffrey.
« Ce recueil forme un volume in-8o de 316 pages imprimé chez Béthune et Plon, publié chez Daguin frères, sous ce titre : Vittoria Feraldi, istoria del secolo XIX… » et plus loin : « Le volume dont je me suis servi a été découvert à Paris par M. Leclère fils, commissionnaire en livres, boulevard Saint-Martin, en face du Château-d'Eau. »
Ce n'est pas ainsi que s'expriment les plagiaires. Malheureusement ce passage a été supprimé sur les épreuves. M. Buloz me fit observer que ces détails bibliographiques n'étaient pas à leur place dans le corps du récit, au verso de la mort de Tolla. Il remarqua de plus que je ne pouvais ni altérer le titre du livre en l'intitulant Vittoria Feraldi, ni afficher le véritable nom de la famille Savorelli. J'effaçai donc ces deux phrases sur l'épreuve, sans toucher au manuscrit qui n'était pas sous ma main, et je les remplaçai par cette note moins explicite, mais qu'un plagiaire se serait gardé d'ajouter :
« Vittoria, istoria del secolo XIX. Paris, 1841. »
Avec ce renseignement et le Journal de la Librairie, le bibliomane le plus inexpérimenté aurait retrouvé en cinq minutes l'éditeur, l'imprimeur, et ce titre complet de Vittoria Savorelli.
Et cependant, le 1er juin, la Revue de Paris me disait :
« Apprenez, monsieur, qu'il existe un livre intitulé Vittoria Savorelli. »
Je répondis. J'avais répondu d'avance en racontant, le 31 mai, dans la Revue Contemporaine, comment et avec quels matériaux j'avais fait Tolla. Mais quatre ou cinq journaux petits et grands se déchaînaient déjà contre moi. L'un m'appelait simplement plagiaire, l'autre me traitait plus familièrement de voleur, et une Revue hebdomadaire qui s'est mise sous le patronage de Minerve, m'accusait d'avoir vendu la dignité de l'homme de lettres à un marchand d'habits-galons.
Je puis parler sans amertume de toutes ces brutalités qui m'ont fait payer cher un peu de succès : les mauvais temps sont passés. Mais si j'avais eu le malheur de perdre courage, si je m'étais laissé abattre, si je ne m'étais tenu sur la brèche, il ne me resterait plus qu'à jeter mon écritoire par la fenêtre, à changer de nom, et à apprendre un métier.
Le tout parce que j'avais caché l'existence de Vittoria Savorelli!
Je pris le parti de solliciter un jugement de la Société des gens de lettres. J'écrivis au président :
« J'aspire à l'honneur d'être des vôtres ; les livres que j'ai faits ne sont rien ; mais j'ai été brutalement calomnié : voilà mon titre le plus sérieux à votre choix. » Le Comité des gens de lettres, sur un rapport éloquent du bibliophile Jacob, me reçut à l'unanimité.
Pendant ces débats, Tolla était reproduite par tous les grands journaux des départements et par l'Indépendance belge, contrefaite à Berlin, traduite en allemand, en danois, en suédois et en anglais. Aucun journaliste, aucun éditeur, aucun traducteur ne s'avisa de publier Vittoria Savorelli. Je proposai à deux grands journaux de leur en faire une traduction : on me renvoya bien loin.
Le tumulte apaisé, les journaux et les revues me jugèrent de sang-froid. Le premier mot fut dit par l'Indépendance belge : « Il n'y a pas de quoi fouetter un chat. » Le dernier par l'Illustration : « Much ado about nothing, beaucoup de bruit pour rien. » Dans l'intervalle, la Revue de Genève, la grande Revue de Westminster, la Gazette d'Augsbourg, le Leader, l'Émancipation belge, etc., s'étaient prononcés en ma faveur : j'ai eu de quoi me consoler.
Je sais qu'il me reste encore quelques incrédules à convaincre et que la paternité de ce roman me sera acquise lorsque j'en aurai fait d'autres. Je me lève matin, et j'écris un peu tous les jours pour prouver que je ne suis pas un plagiaire, et pour mériter votre amitié, ami lecteur.