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Traité sur la tolérance

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Mon Révérend Pere,

J'Obéis aux ordres que Votre Révérence m'a donnés de lui présenter les moyens les plus propres de délivrer Jesus & sa Compagnie de leurs ennemis. Je crois qu'il ne reste plus que cinq cents mille Huguenots dans le Royaume, quelques-uns disent un million, d'autres quinze cents mille; mais en quelque nombre qu'ils soient, voici mon avis, que je soumets très-humblement au vôtre, comme je le dois.

1o. Il est aisé d'attraper en un jour tous les Prédicants, & de les pendre tous à la fois dans une même place, non-seulement pour l'édification publique, mais pour la beauté du spectacle.

2o. Je ferais assassiner dans leurs lits, tous les peres & meres, parce que si on les tuait dans les rues, cela pourrait causer quelque tumulte; plusieurs même pourraient se sauver, ce qu'il faut éviter, sur toute chose. Cette exécution est un corollaire nécessaire de nos principes; car s'il faut tuer un hérétique, comme tant de grands Théologiens le prouvent, il est évident qu'il faut les tuer tous.

3o. Je marierais le lendemain toutes les filles à de bons Catholiques, attendu qu'il ne faut pas dépeupler trop l'Etat après la derniere guerre; mais à l'égard des garçons de quatorze & quinze ans, déja imbus de mauvais principes, qu'on ne peut se flatter de détruire, mon opinion est qu'il faut les châtrer tous, afin que cette engeance ne soit jamais reproduite. Pour les autres petits garçons, ils seront élevés dans vos Colleges, & on les fouettera jusqu'à ce qu'ils sachent par cœur les Ouvrages de Sanchez & de Molina.

4o. Je pense, sauf correction, qu'il en faut faire autant à tous les Luthériens d'Alsace, attendu que dans l'année 1704, j'apperçus deux vieilles de ce Pays-là qui riaient le jour de la bataille d'Hochstedt.

5o. L'article des Jansénistes paraîtra peut-être un peu plus embarrassant; je les crois au nombre de six millions, au moins; mais un esprit tel que le vôtre ne doit pas s'en effrayer. Je comprends parmi les Jansénistes tous les Parlements, qui soutiennent si indignement les Libertés de l'Eglise Gallicane. C'est à Votre Révérence de peser avec sa prudence ordinaire les moyens de vous soumettre tous ces esprits revêches. La conspiration des poudres n'eut pas le succès desiré, parce qu'un des Conjurés eut l'indiscrétion de vouloir sauver la vie à son ami: mais comme vous n'avez point d'ami, le même inconvénient n'est point à craindre; il vous sera fort aisé de faire sauter tous les Parlements du Royaume avec cette invention du Moine Shwarts, qu'on appelle pulvis pyrius. Je calcule qu'il faut, l'un portant l'autre, trente-six tonneaux de poudre pour chaque Parlement; & ainsi en multipliant douze Parlements par trente-six tonneaux, cela ne compose que quatre cents trente-deux tonneaux, qui, à cent écus piece, font la somme de cent-vingt-neuf mille six cents livres; c'est une bagatelle pour le Révérend Pere Général.

Les Parlements une fois sautés, vous donnerez leurs Charges à vos Congréganistes, qui sont parfaitement instruits des Loix du Royaume.

6o. Il sera aisé d'empoisonner Mr. le Cardinal de Noailles, qui est un homme simple, & qui ne se défie de rien.

Votre Révérence employera les mêmes moyens de conversion auprès de quelques Evêques rénitents: leurs Evêchés seront mis entre les mains des Jésuites, moyennant un bref du Pape; alors tous les Evêques étant du parti de la bonne cause, & tous les Curés étant habilement choisis par les Evêques, voici ce que je conseille, sous le bon plaisir de Votre Révérence.

7o. Comme on dit que les Jansénistes communient au moins à Pâques, il ne serait pas mal de saupoudrer les Hosties de la drogue dont on se servit pour faire justice de l'Empereur Henri VII. Quelque Critique me dira peut-être, qu'on risquerait dans cette opération, de donner aussi de la mort aux rats aux Molinistes: cette objection est forte; mais il n'y a point de projet qui n'ait des inconvénients, point de systême qui ne menace ruine par quelque endroit. Si on était arrêté par ces petites difficultés, on ne viendroit jamais à bout de rien: & d'ailleurs, comme il s'agit de procurer le plus grand bien qu'il soit possible, il ne faut pas se scandaliser si ce grand bien entraîne après lui quelques mauvaises suites, qui ne sont de nulle considération.

Nous n'avons rien à nous reprocher: il est démontré que tous les prétendus Réformés, tous les Jansénistes, sont dévolus à l'Enfer; ainsi nous ne faisons que hâter le moment où ils doivent entrer en possession.

Il n'est pas moins clair que le Paradis appartient de droit aux Molinistes; donc en les faisant périr par mégarde, & sans aucune mauvaise intention, nous accélérons leur joye: nous sommes dans l'un & l'autre cas les Ministres de la Providence.

Quant à ceux qui pourraient être un peu effarouchés du nombre, Votre Paternité pourra leur faire remarquer, que depuis les jours florissants de l'Eglise, jusqu'à 1707, c'est-à-dire, depuis environ quatorze cents ans, la Théologie a procuré le massacre de plus de cinquante millions d'hommes; & que je ne propose d'en étrangler, ou égorger, ou empoisonner qu'environ six millions cinq cents mille.

On nous objectera peut-être encore que mon compte n'est pas juste, & que je viole la regle de trois; car, dira-t-on, si en quatorze cents ans il n'a péri que cinquante millions d'hommes pour des distinctions, des dilemmes, & des enthymêmes Théologiques, cela ne fait par année que trente-cinq mille sept cents quatorze personnes, avec fraction; & qu'ainsi je tue six millions soixante-quatre mille deux cents quatre-vingt-cinq personnes de trop, avec fraction, pour la présente année. Mais, en vérité, cette chicane est bien puérile; on peut même dire qu'elle est impie: car ne voit-on pas par mon procédé que je sauve la vie à tous les Catholiques jusqu'à la fin du Monde? On n'aurait jamais fait, si on voulait répondre à toutes les critiques.

Je suis avec un profond respect, de Votre Paternité,

Le très-humble, très-dévot & très-doux R..., natif d'Angoulême, Préfet de la Congrégation.

Ce projet ne put être exécuté, parce qu'il fallut beaucoup de temps pour prendre de justes mesures, & que le Pere Le Tellier fut exilé l'année suivante. Mais comme il faut examiner le pour & le contre, il est bon de rechercher dans quels cas on pourrait légitimement suivre en partie les vues du Correspondant du Pere Le Tellier. Il paraît qu'il serait dur d'exécuter ce projet dans tous ses points; mais il faut voir dans quelles occasions on doit rouer, ou pendre, ou mettre aux galeres les gens qui ne sont pas de notre avis: c'est l'objet du Chapitre suivant.


CHAPITRE XVIII.
Seuls cas où l'Intolérance est de droit humain.

POur qu'un Gouvernement ne soit pas en droit de punir les erreurs des hommes, il est nécessaire que ces erreurs ne soient pas des crimes; elles ne sont des crimes que quand elles troublent la Société; elles troublent cette Société, dès qu'elles inspirent le fanatisme; il faut donc que les hommes commencent par n'être pas fanatiques, pour mériter la Tolérance.

Si quelques jeunes Jésuites, sachant que l'Eglise a les Réprouvés en horreur, que les Jansénistes sont condamnés par une Bulle, qu'ainsi les Jansénistes sont réprouvés, s'en vont bruler une maison des Peres de l'Oratoire, parce que Quesnel l'Oratorien était Janséniste, il est clair qu'on sera bien obligé de punir ces Jésuites.

De même, s'ils ont débité des maximes coupables, si leur institut est contraire aux Loix du Royaume, on ne peut s'empêcher de dissoudre leur Compagnie, & d'abolir les Jésuites pour en faire des Citoyens; ce qui au fond est un mal imaginaire, & un bien réel pour eux: car où est le mal de porter un habit court au-lieu d'une soutane, & d'être libre au-lieu d'être esclave? On réforme à la paix des Régiments entiers, qui ne se plaignent pas: pourquoi les Jésuites poussent-ils de si hauts cris, quand on les réforme pour avoir la paix?

Que les Cordeliers, transportés d'un saint zele pour la Vierge Marie, aillent démolir l'Eglise des Jacobins, qui pensent que Marie est née dans le péché originel; on sera alors obligé de traiter les Cordeliers à peu près comme les Jésuites.

On en dira autant des Luthériens & des Calvinistes: ils auront beau dire, nous suivons les mouvements de notre conscience, il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes; nous sommes le vrai troupeau, nous devons exterminer les loups. Il est évident qu'alors ils sont loups eux-mêmes.

Un des plus étonnants exemples de fanatisme, a été une petite secte en Dannemark, dont le principe était le meilleur du monde. Ces gens-là voulaient procurer le salut éternel à leurs freres; mais les conséquences de ce principe étaient singulieres. Ils savaient que tous les petits enfants qui meurent sans Baptême sont damnés, & que ceux qui ont le bonheur de mourir immédiatement après avoir reçu le Baptême, jouissent de la gloire éternelle: ils allaient égorgeant les garçons & les filles nouvellement baptisés, qu'ils pouvaient rencontrer; c'était sans doute leur faire le plus grand bien qu'on pût leur procurer: on les préservait à la fois du péché, des miseres de cette vie, & de l'Enfer; on les envoyait infailliblement au Ciel. Mais ces gens charitables ne considéraient pas qu'il n'est pas permis de faire un petit mal pour un grand bien; qu'ils n'avaient aucun droit sur la vie de ces petits enfants; que la plupart des peres & meres sont assez charnels pour aimer mieux avoir auprès d'eux leurs fils & leurs filles, que de les voir égorger pour aller en Paradis; & qu'en un mot, le Magistrat doit punir l'homicide, quoiqu'il soit fait à bonne intention.

Les Juifs sembleraient avoir plus de droit que personne, de nous voler & de nous tuer. Car bien qu'il y ait cent exemples de tolérance dans l'ancien Testament, cependant il y a aussi quelques exemples & quelques Loix de rigueur. Dieu leur a ordonné quelquefois de tuer les idolâtres, & de ne réserver que les filles nubiles: ils nous regardent comme idolâtres; & quoique nous les tolérions aujourd'hui, ils pourraient bien, s'ils étaient les Maîtres, ne laisser au monde que nos filles.

Ils seraient sur-tout dans l'obligation indispensable d'assassiner tous les Turcs; cela va sans difficulté: car les Turcs possedent le Pays des Hétéens, des Jébuséens, des Amorrhéens, Jersénéens, Hévéens, Aracéens, Cinéens, Hamatéens, Samaréens; tous ces Peuples furent dévoués à l'anathême; leur Pays, qui était de plus de vingt-cinq lieues de long, fut donné aux Juifs par plusieurs pactes consécutifs; ils doivent rentrer dans leur bien: les Mahométans en sont les usurpateurs depuis plus de mille ans.

Si les Juifs raisonnaient ainsi aujourd'hui, il est clair qu'il n'y aurait d'autre réponse à leur faire que de les empaler.

Ce sont à peu près les seuls cas où l'intolérance paraît raisonnable.


CHAPITRE XIX.
Relation d'une dispute de controverse à la Chine.

DAns les premieres années du regne du grand Empereur Kam-hi, un Mandarin de la Ville de Kanton entendit de sa maison un grand bruit qu'on faisait dans la maison voisine; il s'informa si l'on ne tuait personne; on lui dit que c'était l'Aumônier de la Compagnie Danoise, un Chapelain de Batavia, & un Jésuite qui disputaient: il les fit venir, leur fit servir du thé & des confitures, & leur demanda pourquoi ils se querellaient.

Ce Jésuite lui répondit qu'il était bien douloureux pour lui, qui avait toujours raison, d'avoir à faire à des gens qui avaient toujours tort; que d'abord il avait argumenté avec la plus grande retenue, mais qu'enfin la patience lui avait échappé.

Le Mandarin leur fit sentir, avec toute la discrétion possible, combien la politesse est nécessaire dans la dispute, leur dit qu'on ne se fâchait jamais à la Chine, & leur demanda de quoi il s'agissait?

Le Jésuite lui répondit: Monseigneur, je vous en fais juge; ces deux Messieurs refusent de se soumettre aux décisions du Concile de Trente.

Cela m'étonne, dit le Mandarin. Puis se tournant vers les deux réfractaires: Il me paraît, leur dit-il, Messieurs, que vous devriez respecter les avis d'une grande Assemblée; je ne sais pas ce que c'est que le Concile de Trente; mais plusieurs personnes sont toujours plus instruites qu'une seule. Nul ne doit croire qu'il en sait plus que les autres, & que la raison n'habite que dans sa tête; c'est ainsi que l'enseigne notre grand Confucius; & si vous m'en croyez, vous ferez très-bien de vous en rapporter au Concile de Trente.

Le Danois prit alors la parole, & dit: Monseigneur parle avec la plus grande sagesse; nous respectons les grandes Assemblées comme nous le devons; aussi sommes-nous entiérement de l'avis de plusieurs Assemblées qui se sont tenues avant celle de Trente.

Oh! si cela est ainsi, dit le Mandarin, je vous demande pardon, vous pourriez bien avoir raison. Ça, vous êtes donc du même avis, ce Hollandais & vous, contre ce pauvre Jésuite.

Point du tout, dit le Hollandais: cet homme-ci a des opinions presque aussi extravagantes que celles de ce Jésuite, qui fait ici le doucereux avec vous; il n'y a pas moyen d'y tenir.

Je ne vous conçois pas, dit le Mandarin: N'êtes-vous pas tous trois Chrétiens? ne venez-vous pas tous trois enseigner le Christianisme dans notre Empire? & ne devez-vous pas par conséquent avoir les mêmes dogmes?

Vous voyez, Monseigneur, dit le Jésuite: ces deux gens-ci sont ennemis mortels, & disputent tous deux contre moi; il est donc évident qu'ils ont tous les deux tort, & que la raison n'est que de mon côté. Cela n'est pas si évident, dit le Mandarin: il se pourrait faire à toute force que vous eussiez tort tous trois; je serais curieux de vous entendre l'un après l'autre.

Le Jésuite fit alors un assez long discours, pendant lequel le Danois & le Hollandais levaient les épaules; le Mandarin n'y comprit rien. Le Danois parla à son tour; ses deux Adversaires le regarderent en pitié, & le Mandarin n'y comprit pas davantage. Le Hollandais eut le même sort. Enfin, ils parlerent tous trois ensemble, ils se dirent de grosses injures. L'honnête Mandarin eut bien de la peine à mettre le hola, & leur dit: Si vous voulez qu'on tolere ici votre Doctrine, commencez par n'être ni intolérants ni intolérables.

Au sortir de l'audience, le Jésuite rencontra un Missionnaire Jacobin; il lui apprit qu'il avait gagné sa cause, l'assurant que la vérité triomphait toujours. Le Jacobin lui dit: Si j'avais été là, vous ne l'auriez pas gagnée; je vous aurais convaincu de mensonge & d'idolâtrie. La querelle s'échauffa; le Jacobin & le Jésuite se prirent aux cheveux. Le Mandarin informé du scandale les envoya tous deux en prison. Un Sous-Mandarin dit au Juge: Combien de temps votre Excellence veut-elle qu'ils soient aux Arrêts? Jusqu'à ce qu'ils soient d'accord, dit le Juge. Ah! dit le Sous-Mandarin, ils seront donc en prison toute leur vie. Eh bien, dit le Juge, jusqu'à ce qu'ils se pardonnent. Ils ne se pardonneront jamais, dit l'autre, je les connais. Eh bien donc, dit le Mandarin, jusqu'à ce qu'ils fassent semblant de se pardonner.


CHAPITRE XX.
S'il est utile d'entretenir le Peuple dans la superstition?

TElle est la faiblesse du Genre-Humain, & telle sa perversité, qu'il vaut mieux sans doute pour lui d'être subjugué par toutes les superstitions possibles, pourvu qu'elles ne soient point meurtrieres, que de vivre sans Religion. L'homme a toujours eu besoin d'un frein; & quoiqu'il fût ridicule de sacrifier aux Faunes, aux Sylvains, aux Naïades, il était bien plus raisonnable & plus utile d'adorer ces images fantastiques de la Divinité, que de se livrer à l'athéisme. Un Athée qui serait raisonneur, violent & puissant, serait un fléau aussi funeste qu'un superstitieux sanguinaire.

Quand les hommes n'ont pas de notions saines de la Divinité, les idées fausses y suppléent, comme dans les temps malheureux on trafique avec de la mauvaise monnoye, quand on n'en a pas de bonne. Le Païen craignait de commettre un crime de peur d'être puni par les faux Dieux. Le Malabare craint d'être puni par sa Pagode. Par-tout où il y a une Société établie, une Religion est nécessaire; les Loix veillent sur les crimes commis, & la Religion sur les crimes secrets.

Mais lorsqu'une fois les hommes sont parvenus à embrasser une Religion pure & sainte, la superstition devient, non-seulement inutile, mais très-dangereuse. On ne doit pas chercher à nourrir de gland ceux que Dieu daigne nourrir de pain.

La superstition est à la Religion ce que l'Astrologie est à l'Astronomie, la fille très-folle d'une mere très-sage. Ces deux filles ont long-temps subjugué toute la terre.

Lorsque dans nos siecles de barbarie il y avait à peine deux Seigneurs féodaux qui eussent chez eux un nouveau Testament, il pouvait être pardonnable de présenter des fables au vulgaire, c'est-à-dire, à ces Seigneurs féodaux, à leurs femmes imbécilles, & aux brutes, leurs vassaux: on leur faisait croire que St. Christophe avait porté l'enfant Jesus du bord d'une riviere à l'autre; on les repaissait d'histoires de Sorciers & de possédés: ils imaginaient aisément que St. Genou guérissait de la goutte, & que Ste. Claire guérissait les yeux malades. Les enfants croyaient au loup-garou, & les peres au cordon de St. François. Le nombre des Reliques était innombrable.

La rouille de tant de superstitions a subsisté encore quelque temps chez les Peuples, lors même qu'enfin la Religion fut épurée. On sait que quand Mr. de Noailles, Evêque de Châlons, fit enlever & jetter au feu la prétendue Relique du saint nombril de Jesus-Christ, toute la ville de Châlons lui fit un procès; mais il eut autant de courage que de piété, & il parvint bientôt à faire croire aux Champenois, qu'on pouvait adorer Jesus-Christ en esprit & en vérité, sans avoir son nombril dans une Eglise.

Ceux qu'on appellait Jansénistes, ne contribuerent pas peu à déraciner insensiblement dans l'esprit de la Nation, la plupart des fausses idées qui déshonoraient la Religion Chrétienne. On cessa de croire qu'il suffisait de réciter l'Oraison de trente jours à la Vierge Marie, pour obtenir tout ce qu'on voulait, & pour pécher impunément.

Enfin, la Bourgeoisie a commencé à soupçonner que ce n'était pas Ste. Genevieve qui donnait ou arrêtait la pluye, mais que c'était Dieu lui-même qui disposait des éléments. Les Moines ont été étonnés que leurs Saints ne fissent plus de miracles; & si les Ecrivains de la Vie de St. François-Xavier revenaient au monde, ils n'oseraient pas écrire que ce Saint ressuscita neuf morts, qu'il se trouva en même-temps sur mer & sur terre, & que son Crucifix étant tombé dans la mer, un cancre vint le lui rapporter.

Il en a été de même des excommunications. Nos Historiens nous disent que lorsque le Roi Robert eut été excommunié par le Pape Grégoire V, pour avoir épousé la Princesse Berthe, sa commere, ses domestiques jettaient par les fenêtres les viandes qu'on avait servies au Roi, & que la Reine Berthe accoucha d'une oye en punition de ce mariage incestueux. On doute aujourd'hui que les Maîtres-d'Hôtel d'un Roi de France excommunié, jettassent son dîner par la fenêtre, & que la Reine mît au monde un oison en pareil cas.

S'il y a quelques convulsionnaires dans un coin d'un fauxbourg, c'est une maladie pédiculaire, dont il n'y a que la plus vile populace qui soit attaquée. Chaque jour la raison pénetre en France dans les boutiques des Marchands, comme dans les Hôtels des Seigneurs. Il faut donc cultiver les fruits de cette raison, d'autant plus qu'il est impossible de les empêcher d'éclorre. On ne peut gouverner la France après qu'elle a été éclairée par les Paschals, les Nicoles, les Arnauds, les Bossuets, les Descartes, les Gassendis, les Bayles, les Fontenelles, &c., comme on la gouvernait du temps des Garasses & des Menots.

Si les Maîtres d'erreur, je dis les grands Maîtres, si long-temps payés & honorés pour abrutir l'espece humaine, ordonnaient aujourd'hui de croire que le grain doit pourrir pour germer, que la terre est immobile sur ses fondements, qu'elle ne tourne point autour du Soleil, que les marées ne sont pas un effet naturel de la gravitation, que l'arc-en-ciel n'est pas formé par la réfraction & la réflexion des rayons de la lumiere, &c., & s'ils se fondaient sur des passages mal-entendus de la sainte Ecriture pour appuyer leurs ordonnances, comment seraient-ils regardés par tous les hommes instruits? Le terme de bêtes serait-il trop fort? Et si ces sages Maîtres se servaient de la force & de la persécution pour faire régner leur ignorance insolente, le terme de bêtes farouches serait-il déplacé?

Plus les superstitions des Moines sont méprisées, plus les Evêques sont respectés, & les Curés considérés; ils ne font que du bien, & les superstitions monachales ultramontaines feraient beaucoup de mal. Mais de toutes les superstitions, la plus dangereuse, n'est-ce pas celle de haïr son Prochain pour ses opinions? & n'est-il pas évident qu'il serait encore plus raisonnable d'adorer le saint nombril, le saint prépuce, le lait & la robe de la Vierge Marie, que de détester & de persécuter son frere?


CHAPITRE XXI.
Vertu vaut mieux que science.

MOins de dogmes, moins de disputes; & moins de disputes, moins de malheurs: si cela n'est pas vrai, j'ai tort.

La Religion est instituée pour nous rendre heureux dans cette vie & dans l'autre. Que faut-il pour être heureux dans la vie à venir? Etre juste.

Pour être heureux dans celle-ci, autant que le permet la misere de notre nature, que faut-il? Etre indulgent.

Ce serait le comble de la folie, de prétendre amener tous les hommes à penser d'une maniere uniforme sur la Métaphysique. On pourrait beaucoup plus aisément subjuguer l'Univers entier par les armes, que de subjuguer tous les esprits d'une seule Ville.

Euclide est venu aisément à bout de persuader à tous les hommes les vérités de la Géométrie; pourquoi? parce qu'il n'y en a pas une qui ne soit un corollaire évident de ce petit axiome: Deux & deux font quatre. Il n'en est pas tout-à-fait de même dans le mélange de la Métaphysique & de la Théologie.

Lorsque l'Evêque Alexandre, & le Prêtre Arios ou Arius, commencerent à disputer sur la maniere dont le Logos était une émanation du Pere, l'Empereur Constantin leur écrivit d'abord ces paroles rapportées par Eusebe, & par Socrate: Vous êtes de grands fous de disputer sur des choses que vous ne pouvez entendre.

Si les deux partis avaient été assez sages pour convenir que l'Empereur avait raison, le monde Chrétien n'aurait pas été ensanglanté pendant trois cents années.

Qu'y a-t-il en effet de plus fou & de plus horrible que de dire aux hommes: «Mes amis, ce n'est pas assez d'être des sujets fideles, des enfants soumis, des peres tendres, des voisins équitables, de pratiquer toutes les vertus, de cultiver l'amitié, de fuir l'ingratitude, d'adorer Jesus-Christ en paix, il faut encore que vous sachiez comment on est engendré de toute éternité, sans être fait de toute éternité; & si vous ne savez pas distinguer l'Omousion dans l'hypostase, nous vous dénonçons que vous serez brulés à jamais; & en attendant, nous allons commencer par vous égorger?

Si on avait présenté une telle décision à un Archimede, à un Possidonius, à un Varron, à un Caton, à un Cicéron, qu'auraient-ils répondu?

Constantin ne persévera point dans la résolution d'imposer silence aux deux partis; il pouvait faire venir les Chefs de l'ergotisme dans son Palais; il pouvait leur demander par quelle autorité ils troublaient le monde: «Avez-vous les titres de la Famille divine? Que vous importe que le Logos soit fait ou engendré, pourvu qu'on lui soit fidele, pourvu qu'on prêche une bonne morale, & qu'on la pratique si on peut? J'ai commis bien des fautes dans ma vie, & vous aussi: vous êtes ambitieux, & moi aussi: l'Empire m'a coûté des fourberies & des cruautés; j'ai assassiné presque tous mes proches, je m'en repens; je veux expier mes crimes en rendant l'Empire Romain tranquille; ne m'empêchez pas de faire le seul bien qui puisse faire oublier mes anciennes barbaries; aidez-moi à finir mes jours en paix. Peut-être n'aurait-il rien gagné sur les disputeurs: peut-être fut-il flatté de présider à un Concile, en long habit rouge, la tête chargée de pierreries.

Voilà pourtant ce qui ouvrit la porte à tous ces fléaux qui vinrent de l'Asie inonder l'Occident. Il sortit de chaque verset contesté une furie armée d'un sophisme & d'un poignard, qui rendit tous les hommes insensés & cruels. Les Huns, les Hérules, les Goths & les Vandales qui survinrent, firent infiniment moins de mal; & le plus grand qu'ils firent, fut de se prêter enfin eux-mêmes à ces disputes fatales.


CHAPITRE XXII.
De la Tolérance universelle.

IL ne faut pas un grand art, une éloquence bien recherchée, pour prouver que des Chrétiens doivent se tolérer les uns les autres. Je vais plus loin; je vous dis qu'il faut regarder tous les hommes comme nos freres. Quoi! mon frere le Turc? mon frere le Chinois? le Juif? le Siamois? Oui, sans doute; ne sommes-nous pas tous enfants du même Pere, & créatures du même Dieu?

Mais ces Peuples nous méprisent; mais ils nous traitent d'idolâtres! Eh bien! je leur dirai qu'ils ont grand tort. Il me semble que je pourrais étonner au moins l'orgueilleuse opiniâtreté d'un Iman, ou d'un Talapoin, si je leur parlais à peu près ainsi.

Ce petit globe, qui n'est qu'un point, roule dans l'espace, ainsi que tant d'autres globes; nous sommes perdus dans cette immensité. L'homme, haut d'environ cinq pieds, est assurément peu de chose dans la création. Un de ces êtres imperceptibles dit à quelques-uns de ses voisins, dans l'Arabie, ou dans la Cafrerie; «Ecoutez-moi; car le Dieu de tous ces mondes m'a éclairé: il y a neuf cents millions de petites fourmis comme nous sur la terre; mais il n'y a que ma fourmilliere qui soit chere à Dieu, toutes les autres lui sont en horreur de toute éternité; elle sera seule heureuse, & toutes les autres seront éternellement infortunées.

Ils m'arrêteraient alors, & me demanderaient, quel est le fou qui a dit cette sottise? Je serais obligé de leur répondre: C'est vous-mêmes. Je tâcherais ensuite de les adoucir, mais cela serait bien difficile.

Je parlerai maintenant aux Chrétiens, & j'oserais dire, par exemple, à un Dominicain Inquisiteur pour la Foi: «Mon Frere, vous savez que chaque Province d'Italie a son jargon, & qu'on ne parle point à Venise & à Bergame comme à Florence. L'Académie de la Crusca a fixé la Langue; son Dictionnaire est une regle dont on ne doit pas s'écarter, & la Grammaire de Buon Matei est un guide infaillible qu'il faut suivre: mais, croyez-vous que le Consul de l'Académie, & en son absence Buon Matei, auraient pu en conscience faire couper la langue à tous les Vénitiens & à tous les Bergamasques qui auraient persisté dans leur patois?

L'Inquisiteur me répond; «Il y a bien de la différence, il s'agit ici du salut de votre ame; c'est pour votre bien que le Directoire de l'Inquisition ordonne qu'on vous saisisse sur la déposition d'une seule personne, fût-elle infame & reprise de Justice; que vous n'ayiez point d'Avocat pour vous défendre, que le nom de votre accusateur ne vous soit pas seulement connu; que l'Inquisiteur vous promette grace, & ensuite vous condamne; qu'il vous applique à cinq tortures différentes, & qu'ensuite vous soyez ou fouetté, ou mis aux galeres, ou brulé en cérémonie:[36] le Pere Ivonet, le Docteur Chucalon, Zanchinus, Campegius, Royas, Felinus, Gomarus, Diabarus, Gemelinus, y sont formels, & cette pieuse pratique ne peut souffrir de contradiction.

Je prendrais la liberté de lui répondre: «Mon Frere, peut-être avez-vous raison, je suis convaincu du bien que vous voulez me faire, mais ne pourrais-je pas être sauvé sans tout cela?»

Il est vrai que ces horreurs absurdes ne souillent pas tous les jours la face de la terre; mais elles ont été fréquentes, & on en composerait aisément un volume beaucoup plus gros que les Evangiles qui les réprouvent. Non-seulement il est bien cruel de persécuter, dans cette courte vie, ceux qui ne pensent pas comme nous; mais je ne sais s'il n'est pas bien hardi de prononcer leur damnation éternelle. Il me semble qu'il n'appartient guères à des atomes d'un moment, tels que nous sommes, de prévenir ainsi les arrêts du Créateur. Je suis bien loin de combattre cette sentence, hors de l'Eglise point de salut: je la respecte, ainsi que tout ce qu'elle enseigne; mais en vérité, connaissons-nous toutes les voyes de Dieu, & toute l'étendue de ses miséricordes? n'est-il pas permis d'espérer en lui autant que de le craindre? N'est-ce pas assez d'être fideles à l'Eglise? faudra-t-il que chaque Particulier usurpe les droits de la Divinité, & décide avant elle du sort éternel de tous les hommes?

Quand nous portons le deuil d'un Roi de Suede, ou de Dannemark, ou d'Angleterre, ou de Prusse, disons-nous que nous portons le deuil d'un Réprouvé qui brûle éternellement en Enfer? Il y a dans l'Europe quarante millions d'Habitants qui ne sont pas de l'Eglise de Rome: dirons-nous à chacun d'eux, «Monsieur, attendu que vous êtes infailliblement damné, je ne veux ni manger, ni contracter, ni converser avec vous?

Quel est l'Ambassadeur de France, qui, étant présenté à l'audience du Grand Seigneur, se dira dans le fond de son cœur: Sa Hautesse sera infailliblement brulée pendant toute l'éternité, parce qu'elle s'est soumise à la circoncision? S'il croyait réellement que le Grand Seigneur est l'ennemi mortel de Dieu, & l'objet de sa vengeance, pourrait-il lui parler? devrait-il être envoyé vers lui? Avec quel homme pourrait-on commercer? quel devoir de la vie civile pourrait-on jamais remplir, si en effet on était convaincu de cette idée que l'on converse avec des Réprouvés?

O sectateurs d'un Dieu clément! si vous aviez un cœur cruel, si en adorant celui dont toute la Loi consistait en ces paroles, Aimez Dieu & votre Prochain, vous aviez surchargé cette Loi pure & sainte, de sophisme & de disputes incompréhensibles; si vous aviez allumé la discorde, tantôt pour un mot nouveau, tantôt pour une seule lettre de l'alphabet; si vous aviez attaché des peines éternelles à l'omission de quelques paroles, de quelques cérémonies que d'autres Peuples ne pouvaient connaître, je vous dirais en répandant des larmes sur le Genre-humain: «Transportez-vous avec moi au jour où tous les hommes seront jugés, & où Dieu rendra à chacun selon ses œuvres.

«Je vois tous les morts des siecles passés & du nôtre, comparaître en sa présence. Etes-vous bien sûrs que notre Créateur & notre Pere dira au sage & vertueux Confucius, au Législateur Solon, à Pythagore, à Zaleucus, à Socrate, à Platon, aux divins Antonins, au bon Trajan, à Titus les délices du Genre-humain, à Epictete, à tant d'autres hommes, les modeles des hommes: Allez, monstres! allez subir des châtiments infinis, en intensité & en durée; que votre supplice soit éternel comme moi. Et vous, mes bien-aimés, Jean Chatel, Ravaillac, Damiens, Cartouche, &c. qui êtes morts avec les formules prescrites, partagez à jamais à ma droite mon Empire & ma félicité?

Vous reculez d'horreur à ces paroles; & après qu'elles me sont échappées, je n'ai plus rien à vous dire.


CHAPITRE XXIII.
Priere à Dieu.

CE n'est donc plus aux hommes que je m'adresse, c'est à toi, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes & de tous les temps, s'il est permis à de faibles créatures perdues dans l'immensité, & imperceptibles au reste de l'Univers, d'oser te demander quelque chose, à toi qui as tout donné, à toi dont les Décrets sont immuables comme éternels. Daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature! que ces erreurs ne fassent point nos calamités! Tu ne nous as point donné un cœur pour nous haïr, & des mains pour nous égorger; fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d'une vie pénible & passagere! que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos Loix imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, & si égales devant toi; que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appellés hommes, ne soient pas des signaux de haine & de persécution! que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer, supportent ceux qui se contentent de la lumiere de ton soleil! que ceux qui couvrent leur robe d'une toile blanche pour dire qu'il faut t'aimer, ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire! qu'il soit égal de t'adorer dans un jargon formé d'une ancienne Langue, ou dans un jargon plus nouveau! que ceux dont l'habit est teint en rouge ou en violet, qui dominent sur une petite parcelle d'un petit tas de la boue de ce monde, & qui possedent quelques fragments arrondis d'un certain métal, jouissent sans orgueil de ce qu'ils appellent grandeur & richesse, & que les autres les voyent sans envie! car tu sais qu'il n'y a dans ces vanités ni de quoi envier, ni de quoi s'enorgueillir.

Puissent tous les hommes se souvenir qu'ils sont freres! qu'ils ayent en horreur la tyrannie exercée sur les ames, comme ils ont en exécration le brigandage, qui ravit par la force le fruit du travail & de l'industrie paisible! Si les fléaux de la guerre sont inévitables, ne nous haïssons pas, ne nous déchirons pas les uns les autres dans le sein de la paix, & employons l'instant de notre existence à bénir également en mille langages divers, depuis Siam jusqu'à la Californie, ta bonté qui nous a donné cet instant!


CHAPITRE XXIV.
Postscriptum.

TAndis qu'on travaillait à cet Ouvrage, dans l'unique dessein de rendre les hommes plus compatissants & plus doux, un autre homme écrivait dans un dessein tout contraire; car chacun a son opinion. Cet homme faisait imprimer un petit Code de persécution, intitulé: l'Accord de la Religion & de l'Humanité: (c'est une faute de l'Imprimeur, lisez de l'Inhumanité.)

L'Auteur de ce saint Libelle s'appuye sur St. Augustin, qui, après avoir prêché la douceur, prêcha enfin la persécution, attendu qu'il était alors le plus fort, & qu'il changeait souvent d'avis. Il cite aussi l'Evêque de Meaux, Bossuet, qui persécuta le célebre Fénelon, Archevêque de Cambrai, coupable d'avoir imprimé que Dieu vaut bien la peine qu'on l'aime pour lui-même.

Bossuet était éloquent, je l'avoue; l'Evêque d'Hippone, quelquefois inconséquent, était plus disert que ne sont les autres Africains; je l'avoue encore: mais je prendrais la liberté de leur dire avec Armande, dans les Femmes savantes:

Quand sur une personne on prétend se régler,
C'est par les beaux côtés qu'il faut lui ressembler.

Je dirais à l'Evêque d'Hippone: Monseigneur, vous avez changé d'avis, permettez-moi de m'en tenir à votre premiere opinion; en vérité, je la crois la meilleure.

Je dirais à l'Evêque de Meaux: Monseigneur, vous êtes un grand homme; je vous trouve aussi savant, pour le moins, que St. Augustin, & beaucoup plus éloquent; mais pourquoi tant tourmenter votre Confrere, qui était aussi éloquent que vous dans un autre genre, & qui était plus aimable?

L'Auteur du saint Libelle sur l'inhumanité n'est ni un Bossuet, ni un Augustin; il me paraît tout propre à faire un excellent Inquisiteur; je voudrais qu'il fût à Goa à la tête de ce beau Tribunal. Il est de plus homme d'Etat, & il étale de grands principes de politique. S'il y a chez vous, dit-il, beaucoup d'hétérodoxes, menagez-les, persuadez-les; s'il n'y en a qu'un petit nombre, mettez en usage la potence & les galeres, & vous vous en trouverez fort bien. C'est ce qu'il conseille à la page 89 & 90.

Dieu merci, je suis bon Catholique; je n'ai point à craindre ce que les Huguenots appellent le martyre: mais si cet homme est jamais premier Ministre, comme il paraît s'en flatter dans son Libelle, je l'avertis que je pars pour l'Angleterre, le jour qu'il aura ses Lettres patentes.

En attendant, je ne puis que remercier la Providence de ce qu'elle permet que les gens de son espece soient toujours de mauvais raisonneurs. Il va jusqu'à citer Bayle parmi les partisans de l'Intolérance; cela est sensé & adroit: & de ce que Bayle accorde qu'il faut punir les factieux & les frippons, notre homme en conclut qu'il faut persécuter à feu & à sang les gens de bonne foi qui sont paisibles, page 98.

Presque tout son Livre est une imitation de l'Apologie de la St. Barthelemi. C'est cet Apologiste ou son écho. Dans l'un ou dans l'autre cas, il faut espérer que ni le Maître ni le Disciple ne gouverneront l'Etat.

Mais s'il arrive qu'ils en soient les Maîtres, je leur présente de loin cette Requête, au sujet de deux lignes de la page 93 du saint Libelle:

Faut-il sacrifier au bonheur du vingtieme de la Nation, le bonheur de la Nation entiere?

Supposez qu'en effet il y ait vingt Catholiques Romains en France contre un Huguenot, je ne prétends point que le Huguenot mange les vingt Catholiques; mais aussi, pourquoi ces vingt Catholiques mangeraient-ils ce Huguenot? & pourquoi empêcher ce Huguenot de se marier? N'y a-t-il pas des Evêques, des Abbés, des Moines qui ont des Terres en Dauphiné, dans le Gévaudan, devers Agde, devers Carcassonne? Ces Evêques, ces Abbés, ces Moines, n'ont-ils pas des Fermiers qui ont le malheur de ne pas croire à la transsubstantiation? N'est-il pas de l'intérêt des Evêques, des Abbés, des Moines, & du Public, que ces Fermiers ayent de nombreuses familles? N'y aura-t-il que ceux qui communieront sous une seule espece, à qui il sera permis de faire des enfants? En vérité, cela n'est ni juste, ni honnête.

La révocation de l'Edit de Nantes n'a point autant produit d'inconvénients qu'on lui en attribue, dit l'Auteur.

Si en effet on lui en attribue plus qu'elle n'en a produit, on exagere; & le tort de presque tous les Historiens est d'exagérer; mais c'est aussi le tort de tous les Controversistes de réduire à rien le mal qu'on leur reproche. N'en croyons ni les Docteurs de Paris, ni les Prédicants d'Amsterdam.

Prenons pour Juge Mr. le Comte d'Avaux, Ambassadeur en Hollande depuis 1685 jusqu'en 1688. Il dit, page 181, tom. 5, qu'un seul homme avait offert de découvrir plus de vingt millions, que les persécutés faisaient sortir de France. Louis XIV répond à Mr. d'Avaux: Les avis que je reçois tous les jours d'un nombre infini de conversions, ne me laissent plus douter que les plus opiniâtres ne suivent l'exemple des autres.

On voit par cette Lettre de Louis XIV, qu'il était de très-bonne foi sur l'étendue de son pouvoir. On lui disait tous les matins, Sire, vous êtes le plus grand Roi de l'Univers; tout l'Univers fera gloire de penser comme vous, dès que vous aurez parlé. Pélisson, qui s'était enrichi dans la place de premier Commis des finances; Pélisson qui avait été trois ans à la Bastille, comme complice de Fouquet; Pélisson, qui de Calviniste était devenu Diacre & Bénéficier, qui faisait imprimer des Prieres pour la Messe, & des Bouquets à Iris, qui avait obtenu la place des Economats, & de Convertisseur; Pélisson, dis-je, apportait tous les trois mois une grande liste d'abjurations, à sept ou huit écus la piece; & faisait accroire à son Roi, que quand il voudrait, il convertirait tous les Turcs au même prix. On se relayait pour le tromper: pouvait-il résister à la séduction?

Cependant, le même Mr. d'Avaux mande au Roi qu'un nommé Vincent maintient plus de cinq cents Ouvriers auprès d'Angoulême, & que sa sortie causera du préjudice, page 194, tom. 5.

Le même Mr. d'Avaux parle de deux Régiments que le Prince d'Orange fait déja lever par les Officiers Français réfugiés: il parle de Matelots qui déserterent de trois vaisseaux pour servir sur ceux du Prince d'Orange. Outre ces deux Régiments, le Prince d'Orange forme encore une Compagnie de Cadets réfugiés, commandés par deux Capitaines, page 240. Cet Ambassadeur écrit encore le 9 Mai 1686, à Mr. de Seignelay, qu'il ne peut lui dissimuler la peine qu'il a de voir les Manufactures de France s'établir en Hollande, d'où elles ne sortiront jamais.

Joignez à tous ces témoignages ceux de tous les Intendants du Royaume, en 1698, & jugez si la révocation de l'Edit de Nantes n'a pas produit plus de mal que de bien, malgré l'opinion du respectable Auteur de l'Accord de la Religion & de l'inhumanité.

Un Maréchal de France, connu par son esprit supérieur, disait, il y a quelques années: Je ne sais pas si la dragonnade a été nécessaire, mais il est nécessaire de n'en plus faire.

J'avoue que j'ai cru aller un peu trop loin, quand j'ai rendu publique la Lettre du Correspondant du Pere Le Tellier, dans laquelle ce Congréganiste propose des tonneaux de poudre. Je me disais à moi-même: On ne m'en croira pas, on regardera cette Lettre comme une piece supposée: mes scrupules heureusement ont été levés, quand j'ai lu dans l'Accord de la Religion & de l'Inhumanité, page 149, ces douces paroles:

L'extinction totale des Protestants en France, n'affaiblirait pas plus la France, qu'une saignée n'affaiblit un malade bien constitué.

Ce Chrétien compatissant, qui a dit tout-à-l'heure que les Protestants composent le vingtieme de la Nation, veut donc qu'on répande le sang de cette vingtieme partie, & ne regarde cette opération que comme une saignée d'une palette! Dieu nous préserve avec lui des trois vingtiemes!

Si donc cet honnête-homme propose de tuer le vingtieme de la Nation, pourquoi l'Ami du Pere Le Tellier n'aurait-il pas proposé de faire sauter en l'air, d'égorger & d'empoisonner le tiers? Il est donc très-vraisemblable que la Lettre au Pere Le Tellier a été réellement écrite.

Le saint Auteur finit enfin par conclurre que l'intolérance est une chose excellente, parce qu'elle n'a pas été, dit-il, condamnée expressément par Jesus-Christ. Mais Jesus-Christ n'a pas condamné non plus ceux qui mettraient le feu aux quatre coins de Paris; est-ce une raison pour canoniser les incendiaires?

Ainsi donc, quand la nature fait entendre d'un côté sa voix douce & bienfaisante, le fanatisme, cet ennemi de la nature, pousse des hurlements; & lorsque la paix se présente aux hommes, l'intolérance forge ses armes. O vous, Arbitres des Nations, qui avez donné la paix à l'Europe, décidez entre l'esprit pacifique, & l'esprit meurtrier.


CHAPITRE XXV.
Suite & Conclusion.

NOus apprenons que le 7 Mars 1763, tout le Conseil d'Etat, assemblé à Versailles, les Ministres d'Etat y assistant, le Chancelier y présidant, Mr. de Crosne, Maître des Requêtes, rapporta l'affaire des Calas avec l'impartialité d'un Juge, l'exactitude d'un homme parfaitement instruit, & l'éloquence simple & vraie d'un Orateur homme d'Etat, la seule qui convienne dans une telle Assemblée. Une foule prodigieuse de personnes de tout rang attendait dans la Galerie du Château la décision du Conseil. On annonça bientôt au Roi que toutes les voix, sans en excepter une, avaient ordonné que le Parlement de Toulouse enverrait au Conseil les pieces du procès, & les motifs de son arrêt, qui avait fait expirer Jean Calas sur la roue; Sa Majesté approuva le jugement du Conseil.

Il y a donc de l'humanité & de la justice chez les hommes! & principalement dans le Conseil d'un Roi aimé, & digne de l'être. L'affaire d'une malheureuse famille de Citoyens obscurs a occupé Sa Majesté, ses Ministres, le Chancelier, & tout le Conseil, & a été discutée avec un examen aussi réfléchi que les plus grands objets de la guerre & de la paix peuvent l'être. L'amour de l'équité, l'intérêt du Genre-humain ont conduit tous les Juges. Graces en soient rendues à ce Dieu de clémence, qui seul inspire l'équité & toutes les vertus!

Nous l'attestons, que nous n'avons jamais connu ni cet infortuné Calas, que les huit Juges de Toulouse firent périr sur les indices les plus faibles, contre les Ordonnances de nos Rois, & contre les Loix de toutes les Nations; ni son fils Marc-Antoine, dont la mort étrange a jetté ces huit Juges dans l'erreur; ni la mere, aussi respectable que malheureuse; ni ses innocentes filles, qui sont venues avec elle de deux cents lieues mettre leur désastre & leur vertu au pied du Trône.

Ce Dieu sait que nous n'avons été animés que d'un esprit de justice, de vérité & de paix, quand nous avons écrit ce que nous pensons de la Tolérance, à l'occasion de Jean Calas, que l'esprit d'intolérance a fait mourir.

Nous n'avons pas cru offenser les huit Juges de Toulouse, en disant qu'ils se sont trompés, ainsi que tout le Conseil l'a présumé: au contraire, nous leur avons ouvert une voye de se justifier devant l'Europe entiere: cette voye est d'avouer que des indices équivoques, & les cris d'une multitude insensée, ont surpris leur justice, de demander pardon à la veuve, & de réparer autant qu'il est en eux la ruine entiere d'une famille innocente, en se joignant à ceux qui la secourent dans son affliction. Ils ont fait mourir le pere injustement; c'est à eux de tenir lieu de pere aux enfants, supposé que ces orphelins veuillent bien recevoir d'eux une faible marque d'un très-juste repentir. Il sera beau aux Juges de l'offrir, & à la famille de le refuser.

C'est sur-tout au Sr. David, Capitoul de Toulouse, s'il a été le premier persécuteur de l'innocence, à donner l'exemple de remords. Il insulta un pere de famille mourant sur l'échafaud. Cette cruauté est bien inouie; mais puisque Dieu pardonne, les hommes doivent aussi pardonner à qui répare ses injustices.

On m'a écrit du Languedoc cette Lettre, du 20 Février 1763.

 

 

Votre Ouvrage sur la Tolérance me paraît plein d'humanité, & de vérité; mais je crains qu'il ne fasse plus de mal que de bien à la famille des Calas. Il peut ulcérer les huit Juges qui ont opiné à la roue: ils demanderont au Parlement qu'on brule votre Livre; & les Fanatiques, car il y en a toujours, répondront par des cris de fureur à la voix de la raison, &c.

Voici ma Réponse:

Les huit Juges de Toulouse peuvent faire bruler mon Livre s'il est bon; il n'y a rien de plus aisé: on a bien brulé les Lettres Provinciales qui valaient sans doute beaucoup mieux: chacun peut bruler chez lui les Livres & papiers qui lui déplaisent.

Mon Ouvrage ne peut faire ni bien ni mal aux Calas, que je ne connais point. Le Conseil du Roi, impartial & ferme, juge suivant les Loix, suivant l'équité, sur les Pieces, sur les Procédures, & non sur un Ecrit qui n'est point juridique, & dont le fonds est absolument étranger à l'affaire qu'il juge.

On auroit beau imprimer des in-folio pour ou contre les huit Juges de Toulouse, & pour ou contre la Tolérance; ni le Conseil, ni aucun Tribunal ne regardera ces Livres comme des Pieces du Procès.

Je conviens qu'il y a des Fanatiques qui crieront, mais je maintiens qu'il y a beaucoup de Lecteurs sages qui raisonneront.

J'apprends que le Parlement de Toulouse & quelques autres Tribunaux ont une Jurisprudence singuliere; ils admettent des quarts, des tiers, des sixiemes de preuve. Ainsi, avec six oui-dires d'un côté, trois de l'autre, & quatre quarts de présomption, ils forment trois preuves complettes; & sur cette belle démonstration, ils vous rouent un homme sans miséricorde. Une légere connaissance de l'art de raisonner suffirait pour leur faire prendre une autre méthode. Ce qu'on appelle une demi-preuve, ne peut être qu'un soupçon: il n'y a point à la rigueur de demi-preuve; ou une chose est prouvée, ou elle ne l'est pas; il n'y a point de milieu.

Cent mille soupçons réunis ne peuvent pas plus établir une preuve, que cent mille zéros ne peuvent composer un nombre.

Il y a des quarts de ton dans la Musique, encore ne les peut-on exécuter; mais il n'y a ni quart de vérité, ni quart de raisonnement.

Deux témoins qui soutiennent leur déposition sont censés faire une preuve; mais ce n'est point assez: il faut que ces deux témoins soient sans passion, sans préjugés, & sur-tout, que ce qu'ils disent ne choque point la raison.

Quatre personnages des plus graves auraient beau dire qu'ils ont vu un vieillard infirme saisir au collet un jeune homme vigoureux, & le jetter par une fenêtre à quarante pas: il est clair qu'il faudrait mettre ces quatre témoins aux petites maisons.

Or, les huit Juges de Toulouse ont condamné Jean Calas sur une accusation beaucoup plus improbable; car il n'y a point eu de témoin oculaire, qui ait dit avoir vu un vieillard infirme, de soixante & huit ans, pendre tout seul un jeune homme de vingt-huit ans, extrêmement robuste.

Des Fanatiques ont dit seulement que d'autres Fanatiques leur avaient dit qu'ils avaient entendu dire à d'autres Fanatiques, que Jean Calas, par une force surnaturelle, avait pendu son fils. On a donc rendu un jugement absurde sur des accusations absurdes.

Il n'y a d'autre remede à une telle Jurisprudence, sinon que ceux qui achetent le droit de juger les hommes, fassent dorénavant de meilleures études.

Cet Ecrit sur la Tolérance est une Requête que l'humanité présente très-humblement au pouvoir & à la prudence. Je seme un grain qui pourra un jour produire une moisson. Attendons tout du temps, de la bonté du Roi, de la sagesse de ses Ministres, & de l'esprit de raison qui commence à répandre par-tout sa lumiere.

La nature dit à tous les hommes: Je vous ai tous fait naître faibles & ignorants, pour végéter quelques minutes sur la terre & pour l'engraisser de vos cadavres. Puisque vous êtes faibles, secourez-vous; puisque vous êtes ignorants, éclairez-vous & supportez-vous. Quand vous seriez tous du même avis, ce qui certainement n'arrivera jamais, quand il n'y aurait qu'un seul homme d'un avis contraire, vous devriez lui pardonner; car c'est moi qui le fais penser comme il pense. Je vous ai donné des bras pour cultiver la terre, & une petite lueur de raison pour vous conduire: j'ai mis dans vos cœurs un germe de compassion pour vous aider les uns les autres à supporter la vie. N'étouffez pas ce germe; ne le corrompez pas; apprenez qu'il est divin; & ne substituez pas les misérables fureurs de l'école à la voix de la nature.

C'est moi seule qui vous unis encore malgré vous par vos besoins mutuels, au milieu même de vos guerres cruelles si légérement entreprises, théâtre éternel des fautes, des hasards & des malheurs. C'est moi seule qui dans une Nation arrête les suites funestes de la division interminable entre la Noblesse & la Magistrature, entre ces deux Corps & celui du Clergé, entre le Bourgeois même & le Cultivateur. Ils ignorent tous les bornes de leurs droits; mais ils écoutent tous malgré eux à la longue ma voix qui parle à leur cœur. Moi seule, je conserve l'équité dans les Tribunaux, où tout serait livré sans moi à l'indécision & aux caprices, au milieu d'un amas confus de Loix faites souvent au hasard, & pour un besoin passager, différentes entre elles de Province en Province, de Ville en Ville, & presque toujours contradictoires entre elles dans le même lieu. Seule je peux inspirer la justice, quand les Loix n'inspirent que la chicane: celui qui m'écoute, juge toujours bien; & celui qui ne cherche qu'à concilier des opinions qui se contredisent, est celui qui s'égare.

Il y a un édifice immense dont j'ai posé le fondement de mes mains; il était solide & simple, tous les hommes pouvaient y entrer en sûreté; ils ont voulu y ajouter les ornements les plus bizarres, les plus grossiers & les plus inutiles; le bâtiment tombe en ruine de tous les côtés; les hommes en prennent les pierres, & se les jettent à la tête; je leur crie: Arrêtez, écartez ces décombres funestes qui sont votre ouvrage, & demeurez avec moi en paix dans l'édifice inébranlable qui est le mien.

FIN.


Notes

[1] 12 Octobre 1761.

[2] On ne lui trouva, après le transport du cadavre à l'Hôtel-de-Ville, qu'une petite égratignure au bout du nez, & une petite tache sur la poitrine, causées par quelque inadvertence dans le transport du corps.

[3] Je ne connais que deux exemples de Peres accusés dans l'Histoire d'avoir assassiné leurs fils pour la Religion: le premier est du pere de sainte Barbara, que nous nommons Ste. Barbe. Il avait commandé deux fenêtres dans sa salle de bains: Barbe, en son absence, en fit une troisieme en l'honneur de la sainte Trinité; elle fit du bout du doigt le signe de la croix sur des colonnes de marbre, & ce signe se grava profondément dans les colonnes. Son pere en colere courut après elle l'épée à la main, mais elle s'enfuit à travers une montagne, qui s'ouvrit pour elle. Le pere fit le tour de la montagne, & ratrappa sa fille; on la fouetta toute nue, mais Dieu la couvrit d'un nuage blanc; enfin son pere lui trancha la tête. Voilà ce que rapporte la Fleur des Saints.

Le second exemple est du Prince Hermenegilde. Il se révolta contre le Roi son pere, lui donna bataille en 584, fut vaincu & tué par un Officier: on en a fait un martyr, parce que son pere était Arien.

[4] Un Jacobin vint dans mon cachot, & me menaça du même genre de mort, si je n'abjurais pas: c'est ce que j'atteste devant Dieu, 23 Juillet 1762.

Pierre Calas.

[5] On les a contrefaits dans plusieurs Villes, & la Dame Calas a perdu le fruit de cette générosité.

[6] Dévot vient du mot Latin devotus. Les Devoti de l'ancienne Rome étaient ceux qui se devouaient pour le salut de la République; c'étaient les Curtius, les Décius.

[7] Ils renouvellaient le sentiment de Bérenger sur l'Eucharistie; ils niaient qu'un corps pût être en cent mille endroits différents, même par la toute-puissance divine; ils niaient que les attributs pussent subsister sans sujet; ils croyaient qu'il était absolument impossible que ce qui est pain & vin aux yeux, au goût, à l'estomac, fût anéanti dans le moment même qu'il existe; ils soutenaient toutes ces erreurs condamnées autrefois dans Bérenger. Ils se fondaient sur plusieurs passages des premiers Peres de l'Eglise, & sur-tout de St. Justin, qui dit expressément dans son Dialogue contre Typhon: «L'oblation de fine farine est la figure de l'Eucharistie, que Jesus-Christ nous ordonne de faire en mémoire de sa Passion.» καὶ ἡ τῆς σεμιδάλεως, &c. τύπος ἦν τοῦ ἄρτου τῆς εὐχαριστίας, ὃν εἰς ἀνάμνησιν τοῦ πάθους, &c. Ἰησοῦς χριστὸς ὁ κύριος ἡμῶν παρέδωκε ποιεῖν.

Ils rappellaient tout ce qu'on avait dit dans les premiers siecles contre le culte des Reliques; ils citaient ces paroles de Vigilantius: «Est-il nécessaire que vous respectiez, ou même que vous adoriez une vile poussiere? Les ames des Martyrs aiment-elles encore leurs cendres? Les coutumes des Idolâtres se sont introduites dans l'Eglise; on commence à allumer des flambeaux en plein midi: nous pouvons pendant notre vie prier les uns pour les autres; mais après la mort, à quoi servent ces prieres?

Mais ils ne disaient pas combien St. Jérome s'était élevé contre ces paroles de Vigilantius. Enfin, ils voulaient tout rappeller aux temps Apostoliques, & ne voulaient pas convenir que l'Eglise s'étant étendue & fortifiée, il avait fallu nécessairement étendre & fortifier sa discipline: ils condamnaient les richesses, qui semblaient pourtant nécessaires pour soutenir la majesté du culte.

[8] Le véridique & respectable Président de Thou parle ainsi de ces hommes si innocents & si infortunés: Homines esse qui trecentis circiter abhinc annis asperum & incultum solum vectigale à Dominis acceperint, quod improbo labore & assiduo cultu frugum ferax & aptum pecori reddiderint; patientissimos eos laboris & inediæ, à litibus abhorrentes, ergà egenos munificos, tributa Principi & sua jura Dominis sedulò & summâ fide pendere; Dei cultum assiduis precibus & morum innocentiam præ se ferre, ceterùm rarò divorum templa adire, nisi si quandò ad vicina suis finibus oppida mercandi aut negotiorum causâ divertant; quò si quandoque pedem inferant, non Dei, divorumque statuis advolvi, nec cereos eis aut donaria ulla ponere; non Sacerdotes ab eis rogari ut pro se, aut propinquorum manibus rem divinam faciant, non cruce frontem insigniri uti aliorum moris est: cùm cœlum intonat non se lustrali aquâ aspergere, sed sublatis in cœlum oculis Dei opem implorare; non religionis ergò peregrè proficisci, non per vias antè crucium simulacra caput aperire; sacra alio ritu, & populari linguâ celebrare; non denique Pontifici aut Episcopis honorem deferre, sed quosdam è suo numero delectos pro Antistibus & Doctoribus habere. Hæc uti ad Franciscum relata VI. Eid. feb. anni, &c.

Madame de Cental, à qui appartenait une partie des terres ravagées, & sur lesquelles on ne voyait plus que les cadavres de ses Habitants, demanda justice au Roi Henri II, qui la renvoya au Parlement de Paris. L'Avocat Général de Provence, nommé Guerin, principal auteur des massacres, fut seul condamné à perdre la tête. De Thou dit qu'il porta seul la peine des autres coupables, quòd aulicorum favore destitueretur, parce qu'il n'avait pas d'amis à la Cour.

[9] François Gomar était un Théologien Protestant; il soutint contre Arminius, son Collegue, que Dieu a destiné, de toute éternité, la plus grande partie des hommes à être brûlés éternellement: ce dogme infernal fut soutenu comme il devait l'être par la persécution. Le grand Pensionnaire Barneweldt, qui était du parti contraire à Gomar, eut la tête tranchée à l'âge de 72 ans, le 13 Mai 1619, pour avoir contristé au possible l'Eglise de Dieu.

[10] Un Déclamateur, dans l'Apologie de la Révocation de l'Edit de Nantes, dit, en parlant de l'Angleterre: une fausse Religion devait produire nécessairement de tels fruits; il en restait un seul à mûrir, ces Insulaires le recueillent, c'est le mépris des Nations. Il faut avouer que l'Auteur prend mal son temps pour dire que les Anglais sont méprisables & méprisés de toute la terre. Ce n'est pas, ce me semble, lorsqu'une Nation signale sa bravoure & sa générosité, lorsqu'elle est victorieuse dans les quatre parties du Monde, qu'on est bien reçu à dire qu'elle est méprisable & méprisée. C'est dans un Chapitre sur l'Intolérance, qu'on trouve ce singulier passage. Ceux qui prêchent l'Intolérance, méritent d'écrire ainsi. Cet abominable Livre, qui semble fait par le fou de Verberies, est d'un homme sans mission: car quel Pasteur écrirait ainsi? La fureur est poussée dans ce Livre jusqu'à justifier la St. Barthelemi. On croirait qu'un tel Ouvrage, rempli de si affreux paradoxes, devrait être entre les mains de tout le monde, au moins par sa singularité; cependant à peine est-il connu.

[11] Voyez Ricaut.

[12] Voyez Kempfer, & toutes les Relations du Japon.

[13] Mr. de la Bourdonnaie, Intendant de Rouen, dit que la Manufacture de chapeaux est tombée à Caudebec & à Neufchâtel par la fuite des Réfugiés. Mr. Foucaut, Intendant de Caen, dit que le Commerce est tombé de moitié dans la Généralité. Mr. De Maupeou, Intendant de Poitiers, dit que la Manufacture de droguet est anéantie. Mr. de Bezons, Intendant de Bordeaux, se plaint que le Commerce de Clérac & de Nérac ne subsiste presque plus. Mr. de Miroménil, Intendant de Touraine, dit que le Commerce de Tours est diminué de dix millions par année; & tout cela par la persécution. Voyez les Mémoires des Intendants, en 1698. Comptez sur-tout le nombre des Officiers de terre & de mer, & de Matelots, qui ont été obligés d'aller servir contre la France, & souvent avec un funeste avantage: & voyez si l'Intolérance n'a pas causé quelque mal à l'Etat.

On n'a pas ici la témérité de proposer des vues à des Ministres dont on connaît le génie & les grands sentiments, & dont le cœur est aussi noble que la naissance: ils verront assez que le rétablissement de la Marine demande quelque indulgence pour les Habitants de nos Côtes.

[14] Quoique les Juifs n'eussent pas le droit du glaive depuis qu'Archelaüs avait été relégué chez les Allobroges, & que la Judée était gouvernée en Province de l'Empire; cependant les Romains fermaient souvent les yeux quand les Juifs exerçaient le jugement du zele, c'est-à-dire, quand, dans une émeute subite, ils lapidaient par zele celui qu'ils croyaient avoir blasphémé.

[15] Ulpianus l.... tit. II. Eis qui Judaïcam superstitionem sequuntur honores adipisci permiserunt, &c.

[16] Tacite dit: Quos per flagitia invisos vulgus Christianos appellabat.

Il est bien difficile que le nom de Chrétien fût déja connu à Rome; Tacite écrivait sous Vespasien & sous Domitien; il parlait des Chrétiens comme on en parlait de son temps. J'oserais dire que ces mots, odio humani generis convicti, pourraient bien signifier, dans le style de Tacite, convaincus d'être haïs du Genre-humain, autant que convaincus de haïr le Genre-humain.

En effet que faisoient à Rome ces premiers Missionnaires? Ils tâchaient de gagner quelques ames; ils leur enseignaient la morale la plus pure; ils ne s'élevaient contre aucune puissance; l'humilité de leur cœur était extrême, comme celle de leur état & de leur situation; à peine étaient-ils connus, à peine étaient-ils séparés des autres Juifs: comment le Genre-humain, qui les ignorait, pouvait-il les haïr? & comment pouvaient-ils être convaincus de détester le Genre-humain?

Lorsque Londres brûla, on en accusa les Catholiques; mais c'était après des guerres de Religion, c'était après la conspiration des poudres, dont plusieurs Catholiques, indignes de l'être, avaient été convaincus.

Les premiers Chrétiens du temps de Néron ne se trouvaient pas assurément dans les mêmes termes. Il est très-difficile de percer dans les ténebres de l'Histoire; Tacite n'apporte aucune raison du soupçon qu'on eut que Néron lui-même eût voulu mettre Rome en cendres; on aurait été bien mieux fondé de soupçonner Charles II d'avoir brûlé Londres: le sang du Roi son Pere, exécuté sur un échafaud aux yeux du Peuple qui demandait sa mort, pouvait au moins servir d'excuse à Charles II. Mais Néron n'avait ni excuse, ni prétexte, ni intérêt. Ces rumeurs insensées peuvent être en tout Pays le partage du Peuple; nous en avons entendu de nos jours d'aussi folles & d'aussi injustes.

Tacite, qui connaît si bien le naturel des Princes, devait connaître aussi celui du Peuple, toujours vain, toujours outré dans ses opinions violentes & passageres, incapable de rien voir, & capable de tout dire, de tout croire, & de tout oublier.

Philon dit que Séjan les persécuta sous Tibere; mais qu'après la mort de Séjan, l'Empereur les rétablit dans tous leurs droits. Ils avaient celui des Citoyens Romains, tout méprisés qu'ils étaient des Citoyens Romains; ils avaient part aux distributions de bled, & même, lorsque la distribution se faisait un jour de Sabath, on remettait la leur à un autre jour: c'était probablement en considération des sommes d'argent qu'ils avaient données à l'Etat; car en tout Pays ils ont acheté la Tolérance, & se sont dédommagés bien vîte de ce qu'elle avait coûté.

Ce passage de Philon explique parfaitement celui de Tacite, qui dit qu'on envoya quatre mille Juifs ou Egyptiens en Sardaigne, & que si l'intempérie du climat les eût fait périr, c'eût été une perte légere, vile damnum.

J'ajouterai à cette remarque, que Philon regarde Tibere comme un Prince sage & juste. Je crois bien qu'il n'était juste qu'autant que cette justice s'accordait avec ses intérêts; mais le bien que Philon en dit, me fait un peu douter des horreurs que Tacite & Suétone lui reprochent. Il ne me paraît point vraisemblable qu'un Vieillard infirme de soixante & dix ans, se soit retiré dans l'Isle de Caprée pour s'y livrer à des débauches recherchées qui sont à peine dans la nature, & qui étaient même inconnues à la jeunesse de Rome la plus effrénée: ni Tacite, ni Suétone n'avaient connu cet Empereur; ils recueillaient avec plaisir des bruits populaires; Octave, Tibere, & leurs Successeurs avaient été odieux, parce qu'ils régnaient sur un Peuple qui devait être libre: les Historiens se plaisaient à les diffamer, & on croyait ces Historiens sur leur parole, parce qu'alors on manquait de Mémoires, de Journaux du temps, de Documents: aussi les Historiens ne citent personne; on ne pouvait les contredire; ils diffamaient qui ils voulaient, & décidaient à leur gré du jugement de la postérité. C'est au Lecteur sage de voir jusqu'à quel point on doit se défier de la véracité des Historiens, quelle créance on doit avoir pour les faits publics attestés par des Auteurs graves, nés dans une Nation éclairée; & quelles bornes on doit mettre à sa crédulité sur des Anecdotes que ces mêmes Auteurs rapportent sans aucune preuve.

[17] Nous respectons assurément tout ce que l'Eglise rend respectable; nous invoquons les Sts. Martyrs; mais en révérant St. Laurent, ne peut-on pas douter que St. Sixte lui ait dit: Vous me suivrez dans trois jours; que dans ce court intervalle le Préfet de Rome lui ait fait demander l'argent des Chrétiens; que le Diacre Laurent ait eu le temps de faire assembler tous les pauvres de la Ville, qu'il ait marché devant le Préfet pour le mener à l'endroit où étaient ces pauvres, qu'on lui ait fait son procès, qu'il ait subi la question, que le Préfet ait commandé à un Forgeron un gril assez grand pour y rôtir un homme, que le premier Magistrat de Rome ait assisté lui-même à cet étrange supplice; que St. Laurent sur ce gril, ait dit: «Je suis assez cuit d'un côté, fais-moi retourner de l'autre, si tu veux me manger?» Ce gril n'est guères dans le génie des Romains; & comment se peut-il faire qu'aucun Auteur Païen n'ait parlé d'aucune de ces aventures?

[18] Il n'y a qu'à ouvrir Virgile pour voir que les Romains reconnaissaient un Dieu suprême, Souverain de tous les êtres célestes.

O! quis res hominumque Deumque
Æternis regis imperiis, & fulmine terres,
O Pater, ô hominum divûmque æterna potestas, &c.

Horace s'exprime bien plus fortement:

Undè nil majus generatur ipso,
Nec viget quidquam simile, aut secundum.

On ne chantait autre chose que l'unité de Dieu dans les mysteres auxquels presque tous les Romains étaient initiés. Voyez la belle Hymne d'Orphée; lisez la Lettre de Maxime de Madaure à St. Augustin dans laquelle il dit, qu'il n'y a que des imbécilles qui puissent ne pas reconnaître un Dieu Souverain. Longinien, étant Païen, écrit au même St. Augustin, que Dieu est unique, incompréhensible, ineffable. Lactance lui-même, qu'on ne peut accuser d'être trop indulgent, avoue dans son Livre V, que les Romains soumettent tous les Dieux au Dieu suprême: Illos subjicit & mancipat Deo. Tertullien même, dans son Apologétique, avoue que tout l'Empire reconnaissait un Dieu maître du monde, dont la puissance & la majesté sont infinies. Principem mundi perfectæ potentiæ, & majestatis. Ouvrez sur-tout Platon, le maître de Cicéron dans la Philosophie, vous y verrez qu'il n'y a qu'un Dieu, qu'il faut l'adorer, l'aimer, travailler à lui ressembler par la sainteté & par la justice. Epictete dans les fers, Marc-Antonin sur le Trône, disent la même chose en cent endroits.

[19] Cette assertion doit être prouvée. Il faut convenir que depuis que l'Histoire a succédé à la Fable, on ne voit dans les Egyptiens qu'un Peuple aussi lâche que superstitieux. Cambyse s'empare de l'Egypte par une seule bataille: Alexandre y donne des Loix sans essuyer un seul combat, sans qu'aucune Ville ose attendre un siege: les Ptolomées s'en emparent sans coup férir; César & Auguste la subjuguent aussi aisément. Omar prend toute l'Egypte en une seule campagne; les Mammelucs, Peuples de la Colchide & des environs du Mont Caucase, en sont les maîtres après Omar; ce sont eux, & non les Egyptiens, qui défont l'armée de St. Louis, & qui prennent ce Roi prisonnier. Enfin, les Mammelucs étant devenus Egyptiens, c'est-à-dire, mous, lâches, inappliqués, volages, comme les Habitants naturels de ce climat, ils passent en trois mois sous le joug de Selim I, qui fait pendre leur Soudan, & qui laisse cette Province annexée à l'Empire des Turcs, jusqu'à ce que d'autres barbares s'en emparent un jour.

Hérodote rapporte que dans les temps fabuleux, un Roi Egyptien, nommé Sésostris, sortit de son Pays dans le dessein formel de conquérir l'Univers: il est visible qu'un tel dessein n'est digne que de Pycrocole ou de Don-Quichote; & sans compter que le nom de Sésostris n'est point Egyptien, on peut mettre cet événement, ainsi que tous les faits antérieurs, au rang des mille & une nuits. Rien n'est plus commun chez les Peuples conquis, que de débiter des fables sur leur ancienne grandeur, comme, dans certains Pays, certaines misérables familles se font descendre d'antiques Souverains. Les Prêtres d'Egypte conterent à Hérodote que ce Roi, qu'il appelle Sésostris, était allé subjuguer la Colchide; c'est comme si on disait qu'un Roi de France partit de la Tourraine pour aller subjuguer la Norvege.

On a beau répéter tous ces contes dans mille & mille volumes, ils n'en sont pas plus vraisemblables; il est bien plus naturel que les Habitants robustes & féroces du Caucase, les Colchidiens, & les autres Scythes, qui vinrent tant de fois ravager l'Asie, pénétrerent jusqu'en Egypte: & si les Prêtres de Colchos rapporterent ensuite chez eux la mode de la circoncision, ce n'est pas une preuve qu'ils ayent été subjugués par les Egyptiens. Diodore de Sicile rapporte que tous les Rois vaincus par Sésostris venaient tous les ans du fond de leurs Royaumes lui apporter leurs tributs, & que Sésostris se servait d'eux comme de chevaux de carrosse, qu'il les faisait atteler à son char pour aller au Temple. Ces histoires de Gargantua sont tous les jours fidélement copiées. Assurément ces Rois étaient bien bons de venir de si loin servir ainsi de chevaux.

Quant aux pyramides, & aux autres antiquités, elles ne prouvent autre chose que l'orgueil & le mauvais goût des Princes d'Egypte, & l'esclavage d'un Peuple imbécille, employant ses bras, qui étaient son seul bien, à satisfaire la grossiere ostentation de ses Maîtres. Le gouvernement de ce Peuple, dans les temps mêmes que l'on vante si fort, paraît absurde & tyrannique: on prétend que toutes les Terres appartenaient à leurs Monarques. C'était bien à de pareils esclaves à conquérir le monde!

Cette profonde science des Prêtres Egyptiens est encore un des plus énormes ridicules de l'Histoire ancienne, c'est-à-dire, de la Fable. Des gens qui prétendaient que dans le cours d'onze mille années le Soleil s'était levé deux fois au couchant, & couché deux fois au levant, en recommençant son cours, étaient sans doute bien au-dessous de l'Auteur de l'Almanach de Liege. La Religion de ces Prêtres qui gouvernaient l'Etat, n'était pas comparable à celle des Peuples les plus sauvages de l'Amérique: on sait qu'ils adoraient des crocodiles, des singes, des chats, des oignons; & il n'y a peut-être aujourd'hui dans toute la terre que le culte du grand Lama qui soit aussi absurde.

Leurs Arts ne valent guères mieux que leur Religion; il n'y a pas une seule ancienne statue Egyptienne qui soit supportable, & tout ce qu'ils ont eu de bon a été fait dans Alexandrie sous les Ptolomées & sous les Césars, par des Artistes de Grece: ils ont eu besoin d'un Grec pour apprendre la Géométrie.

L'illustre Bossuet s'extasie sur le mérite Egyptien, dans son Discours sur l'Histoire universelle, adressé au fils de Louis XIV. Il peut éblouir un jeune Prince, mais il contente bien peu les Savants; c'est une très-éloquente déclamation, mais un Historien doit être plus Philosophe qu'Orateur. Au reste, on ne donne cette réflexion sur les Egyptiens que comme une conjecture: quel autre nom peut-on donner à tout ce qu'on dit de l'Antiquité?

[20] On ne révoque point en doute la mort de St. Ignace; mais qu'on lise la Relation de son martyre, un homme de bon sens ne sentira-t-il pas quelques doutes s'élever dans son esprit? L'Auteur inconnu de cette Relation dit, que Trajan crut qu'il manquerait quelque chose à sa gloire, s'il ne soumettait à son Empire le Dieu des Chrétiens. Quelle idée! Trajan était-il un homme qui voulût triompher des Dieux? Lorsqu'Ignace parut devant l'Empereur, ce Prince lui dit: Qui es-tu, esprit impur? Il n'est guères vraisemblable qu'un Empereur ait parlé à un prisonnier, & qu'il l'ait condamné lui-même; ce n'est pas ainsi que les Souverains en usent. Si Trajan fit venir Ignace devant lui, il ne lui demanda pas: Qui es-tu? il le savait bien. Ce mot, esprit impur, a-t-il pu être prononcé par un homme comme Trajan? Ne voit-on pas que c'est une expression d'exorciste, qu'un Chrétien met dans la bouche d'un Empereur? Est-ce là, bon Dieu! le style de Trajan?

Peut-on imaginer qu'Ignace lui ait répondu qu'il se nommait Théophore, parce qu'il portait Jesus dans son cœur, & que Trajan eût disserté avec lui sur Jesus-Christ? On fait dire à Trajan, à la fin de la conversation: Nous ordonnons qu'Ignace, qui se glorifie de porter en lui le Crucifié, sera mis aux fers, &c. Un Sophiste, ennemi des Chrétiens, pouvait appeller Jesus-Christ le Crucifié; mais il n'est guères probable que dans un Arrêt on se fût servi de ce terme. Le supplice de la croix était si usité chez les Romains, qu'on ne pouvait, dans le style des Loix, désigner par le Crucifié l'objet du culte des Chrétiens, & ce n'est pas ainsi que les Loix & les Empereurs prononcent leurs jugements.

On fait ensuite écrire une longue Lettre par St. Ignace aux Chrétiens de Rome: Je vous écris, dit-il, tout enchaîné que je suis. Certainement, s'il lui fut permis d'écrire aux Chrétiens de Rome, ces Chrétiens n'étaient donc pas recherchés; Trajan n'avait donc pas dessein de soumettre leur Dieu à son Empire: ou si ces Chrétiens étaient sous le fléau de la persécution, Ignace commettait une très grande imprudence en leur écrivant; c'était les exposer, les livrer; c'était se rendre leur délateur.

Il semble que ceux qui ont rédigé ces actes, devaient avoir plus d'égard aux vraisemblances & aux convenances. Le martyre de St. Polycarpe fait naître encore plus de doutes. Il est dit qu'une voix cria du haut du Ciel, Courage, Polycarpe! que les Chrétiens l'entendirent, mais que les autres n'entendirent rien: il est dit que quand on eut lié Polycarpe au poteau, & que le bûcher fut en flammes, ces flammes s'écarterent de lui, & formerent un arc au-dessus de sa tête; qu'il en sortit une colombe; que le Saint, respecté par le feu, exhala une odeur d'aromates qui embauma toute l'assemblée: mais que celui dont le feu n'osait approcher, ne put résister au tranchant du glaive. Il faut avouer qu'on doit pardonner à ceux qui trouvent dans ces Histoires plus de piété que de vérité.

[21] Voyez l'excellente Lettre de Loke sur la Tolérance.

[22] Le Jésuite Busembaum, commenté par le Jésuite La Croix, dit, qu'il est permis de tuer un Prince excommunié par le Pape, dans quelque Pays qu'on trouve ce Prince, parce que l'Univers appartient au Pape, & que celui qui accepte cette commission fait une œuvre très-charitable. C'est cette proposition inventée dans les petites maisons de l'Enfer, qui a le plus soulevé toute la France contre les Jésuites. On leur a reproché alors plus que jamais ce dogme si souvent enseigné par eux & si souvent désavoué. Ils ont cru se justifier en montrant à peu près les mêmes décisions dans St. Thomas & dans plusieurs Jacobins.[A] En effet, St. Thomas d'Aquin, Docteur Angélique, interprete de la volonté divine, ce sont ses titres, avance qu'un Prince apostat perd son droit à la Couronne, & qu'on ne doit plus lui obéir:[B] que l'Eglise peut le punir de mort: qu'on n'a toléré l'Empereur Julien que parce qu'on n'était pas le plus fort:[C] que de droit on doit tuer tout Hérétique:[D] que ceux qui délivrent le Peuple d'un Prince qui gouverne tyranniquement, sont très-louables, &c. &c. On respecte fort l'Ange de l'Ecole; mais si dans les temps de Jacques Clément, son confrere, & du Feuillant Ravaillac, il était venu soutenir en France de telles propositions, comment aurait-on traité l'Ange de l'Ecole?

[A] Voyez, si vous pouvez, la Lettre d'un homme du monde à un Théologien sur St. Thomas; c'est une brochure de Jésuite, de 1762.

[B] Liv. II, part. 2, question 12.

[C] Liv. II, part. 2, question 12.

[D] Ibid. question 11 & 12.

Il faut avouer que Jean Gerson, Chancelier de l'Université, alla encore plus loin que St. Thomas, & le Cordelier Jean Petit, infiniment plus loin que Gerson. Plusieurs Cordeliers soutinrent les horribles Theses de Jean Petit. Il faut avouer que cette doctrine diabolique du Régicide vient uniquement de la folle idée où ont été long-temps presque tous les Moines, que le Pape est un Dieu en terre, qui peut disposer à son gré du Trône & de la vie des Rois. Nous avons été en cela fort au-dessous de ces Tartares qui croyent le grand Lama immortel; il leur distribue sa chaise percée, ils font sécher ces reliques, les enchassent, & les baisent dévotement. Pour moi, j'avoue que j'aimerois mieux, pour le bien de la paix, porter à mon cou de telles reliques, que de croire que le Pape ait le moindre droit sur le temporel des Rois, ni même sur le mien, en quelque cas que ce puisse être.

[23] Dans l'idée que nous avons de faire sur cet Ouvrage quelques Notes utiles, nous remarquerons ici, qu'il est dit que Dieu fit une alliance avec Noé, & avec tous les animaux; & cependant il permet à Noé de manger de tout ce qui a vie & mouvement; il excepte seulement le sang, dont il ne permet pas qu'on se nourrisse. Dieu ajoute, qu'il tirera vengeance de tous les animaux qui auront répandu le sang de l'homme.

On peut inférer de ces passages & de plusieurs autres ce que toute l'antiquité a toujours pensé jusqu'à nos jours, & ce que tous les hommes sensés pensent, que les animaux ont quelques connaissances. Dieu ne fait point un pacte avec les arbres & avec les pierres, qui n'ont point de sentiment; mais il en fait un avec les animaux, qu'il a daigné douer d'un sentiment souvent plus exquis que le nôtre, & de quelques idées nécessairement attachées à ce sentiment. C'est pourquoi il ne veut pas qu'on ait la barbarie de se nourrir de leur sang, parce qu'en effet le sang est la source de la vie, & par conséquent du sentiment. Privez un animal de tout son sang, tous ses organes restent sans action. C'est donc avec très-grande raison que l'Ecriture dit en cent endroits que l'ame, c'est-à-dire, ce qu'on appellait l'ame sensitive, est dans le sang; & cette idée si naturelle a été celle de tous les Peuples.

C'est sur cette idée qu'est fondée la commisération que nous devons avoir pour les animaux. Des sept Préceptes des Noachides, admis chez les Juifs, il y en a un qui défend de manger le membre d'un animal en vie. Ce précepte prouve que les hommes avaient eu la cruauté de mutiler les animaux pour manger leurs membres coupés, & qu'ils les laissaient vivre, pour se nourrir successivement des parties de leur corps. Cette coutume subsista en effet chez quelques Peuples barbares, comme on le voit par les sacrifices de l'Isle de Chio, à Bacchus Omadios, le mangeur de chair crue. Dieu, en permettant que les animaux nous servent de pâture, recommande donc quelque humanité envers eux. Il faut convenir qu'il y a de la barbarie à les faire souffrir, & il n'y a certainement que l'usage qui puisse diminuer en nous l'horreur naturelle d'égorger un animal que nous avons nourri de nos mains. Il y a toujours eu des Peuples qui s'en sont fait un grand scrupule: ce scrupule dure encore dans la presqu'Isle de l'Inde; toute la secte de Pithagore, en Italie & en Grece, s'abstint constamment de manger de la chair. Porphire, dans son Livre de l'abstinence, reproche à son Disciple de n'avoir quitté sa secte que pour se livrer à son appétit barbare.

Il faut, ce me semble, avoir renoncé à la lumiere naturelle, pour oser avancer que les bêtes ne sont que des machines. Il y a une contradiction manifeste à convenir que Dieu a donné aux bêtes tous les organes du sentiment, & à soutenir qu'il ne leur a point donné de sentiment.

Il me paraît encore qu'il faut n'avoir jamais observé les animaux, pour ne pas distinguer chez eux les différentes voix du besoin, de la souffrance, de la joye, de la crainte, de l'amour, de la colere, & de toutes leurs affections; il serait bien étrange qu'elles exprimassent si bien ce qu'elles ne sentiraient pas.

Cette remarque peut fournir beaucoup de réflexions aux esprits exercés, sur le pouvoir & la bonté du Créateur, qui daigne accorder la vie, le sentiment, les idées, la mémoire aux êtres que lui-même a organisés de sa main toute-puissante. Nous ne savons ni comment ces organes se sont formés, ni comment ils se développent, ni comment on reçoit la vie, ni par quelles Loix les sentiments, les idées, la mémoire, la volonté sont attachés à cette vie: & dans cette profonde & éternelle ignorance, inhérente à notre nature, nous disputons sans cesse, nous nous persécutons les uns les autres, comme les taureaux qui se battent avec leurs cornes, sans savoir pourquoi & comment ils ont des cornes.

[24] Plusieurs Ecrivains concluent témérairement de ce passage, que le chapitre concernant le Veau d'or (qui n'est autre chose que le Dieu Apis) a été ajouté aux livres de Moïse, ainsi que plusieurs autres Chapitres.

Aben-Ezra fut le premier qui crut prouver que le Pentateuque avait été rédigé du temps des Rois. Volaston, Colins, Tindale, Shaftsburi, Bolingbroke, & beaucoup d'autres ont allégué que l'art de graver ses pensées sur la pierre polie, sur la brique, sur le plomb, ou sur le bois, était la seule maniere d'écrire: ils disent que, du temps de Moïse, les Chaldéens & les Egyptiens n'écrivaient pas autrement, qu'on ne pouvait alors graver que d'une maniere très-abrégée, & en hiéroglyfes, la substance des choses qu'on voulait transmettre à la postérité, & non pas des histoires détaillées; qu'il n'était pas possible de graver de gros livres dans un désert où l'on changeait si souvent de demeure, où l'on n'avait personne qui pût ni fournir des vêtements, ni les tailler, ni même raccommoder les sandales, & où Dieu fut obligé de faire un miracle de quarante années pour conserver les vêtements & les chaussures de son Peuple. Ils disent qu'il n'est pas vraisemblable qu'on eût tant de Graveurs de caracteres, lorsqu'on manquait des Arts les plus nécessaires, & qu'on ne pouvait même faire du pain: & si on leur dit que les colonnes du Tabernacle étaient d'airain, & les chapiteaux d'argent massif, ils répondent que l'ordre a pu en être donné dans le Désert, mais qu'il ne fut exécuté que dans des temps plus heureux.

Ils ne peuvent concevoir que ce Peuple pauvre ait demandé un veau d'or massif pour l'adorer au pied de la montagne même où Dieu parlait à Moïse, au milieu des foudres & des éclairs que ce Peuple voyait, & au son de la trompette céleste qu'il entendait. Ils s'étonnent que la veille du jour même où Moïse descendit de la montagne, tout ce Peuple se soit adressé au frere de Moïse pour avoir un veau d'or massif. Comment Aaron le jetta-t-il en fonte en un seul jour? Comment ensuite Moïse le réduisit-il en poudre? Ils disent qu'il est impossible à tout Artiste de faire en moins de trois mois une statue d'or, & que pour la réduire en poudre qu'on puisse avaler, l'art de la chymie la plus savante ne suffit pas; ainsi, la prévarication d'Aaron, & l'opération de Moïse auraient été deux miracles.

L'humanité, la bonté de cœur qui les trompe, les empêche de croire que Moïse ait fait égorger vingt-trois mille personnes pour expier ce péché: ils n'imaginent pas que vingt-trois mille hommes se soient ainsi laissés massacrer par des Lévites, à moins d'un troisieme miracle. Enfin, ils trouvent étrange qu'Aaron, le plus coupable de tous, ait été récompensé du crime dont les autres étaient si horriblement punis, & qu'il ait été fait grand Prêtre, tandis que les cadavres de vingt-trois mille de ses freres sanglants, étaient entassés au pied de l'Autel où il allait sacrifier.

Ils font les mêmes difficultés sur les vingt-quatre mille Israélites massacrés par l'ordre de Moïse, pour expier la faute d'un seul qu'on avait surpris avec une fille Moabite. On voit tant de Rois Juifs, & sur-tout Salomon, épouser impunément des étrangeres, que ces critiques ne peuvent admettre que l'alliance d'une Moabite ait été un si grand crime: Ruth était Moabite, quoique sa famille fût originaire de Béthléem; la sainte Ecriture l'appelle toujours Ruth la Moabite: cependant elle alla se mettre dans le lit de Booz par le conseil de sa mere, elle en reçut six boisseaux d'orge, l'épousa ensuite, & fut l'aïeule de David. Raab était non-seulement étrangere, mais une femme publique; la Vulgate ne lui donne d'autre titre que celui de meretrix; elle épousa Salomon, Prince de Juda; & c'est encore de ce Salomon que David descend. On regarde même Raab comme la figure de l'Eglise Chrétienne; c'est le sentiment de plusieurs Peres, & sur-tout d'Origene dans sa 7e. homélie sur Josué.

Bethzabé, femme d'Urie, de laquelle David eut Salomon, était Ethéenne. Si vous remontez plus haut, le Patriarche Juda, épousa une femme Cananéenne; ses enfants eurent pour femme Thamar, de la race d'Aram: cette femme, avec laquelle Juda commit, sans le savoir, un inceste, n'était pas de la race d'Israël.

Ainsi notre Seigneur Jesus-Christ daigna s'incarner chez les Juifs dans une famille dont cinq étrangers étaient la tige, pour faire voir que les Nations étrangeres auraient part à son héritage.

Le Rabin Aben-Ezra fut, comme on l'a dit, le premier qui osa prétendre que le Pentateuque avait été rédigé long-temps après Moïse: il se fonde sur plusieurs passages. «Les Cananéens étaient alors dans ce Pays. La montagne de Moria, appellée la montagne de Dieu. Le lit de Og, Roi de Bazan, se voit encore en Rabath, & il appella tout ce Pays de Bazan, les Villages de Jaïr, jusqu'aujourd'hui. Il ne s'est jamais vu de Prophete en Israël comme Moïse. Ce sont ici les Rois qui ont régné en Edom avant qu'aucun Roi régnât sur Israël.» Il prétend que ces passages, où il est parlé des choses arrivées après Moïse, ne peuvent être de Moïse. On répond à ces objections, que ces passages sont des Notes ajoutées long-temps après par les Copistes.

Newton, de qui d'ailleurs on ne doit prononcer le nom qu'avec respect, mais qui a pu se tromper, puisqu'il était homme, attribue dans son Introduction à ses Commentaires sur Daniel & sur St. Jean, les Livres de Moïse, de Josué & des Juges, à des Auteurs sacrés très-postérieurs; il se fonde sur le chap. 36 de la Genese, sur quatre chapitres des Juges, 17. 18. 19. 21; sur Samuel, chap. 8; sur les Chroniques, chap. 2; sur le Livre de Ruth, chap. 4. En effet, si dans le chap. 36 de la Genese il est parlé des Rois, s'il en est fait mention dans les Livres des juges, si dans le Livre de Ruth il est parlé de David, il semble que tous ces Livres ayent été rédigés du temps des Rois. C'est aussi le sentiment de quelques Théologiens, à la tête desquels est le fameux Le Clerc. Mais cette opinion n'a qu'un petit nombre de Sectateurs, dont la curiosité fonde ces abymes. Cette curiosité, sans doute, n'est pas au rang des devoirs de l'homme. Lorsque les savants & les ignorants, les Princes & les Bergers, paraîtront après cette courte vie devant le Maître de l'éternité: chacun de nous alors, voudra avoir été juste, humain, compatissant, généreux: nul ne se vantera d'avoir su précisément en quelle année le Pentateuque fut écrit, & d'avoir démêlé le Texte des Notes qui étaient en usage chez les Scribes. Dieu ne nous demandera pas si nous avons pris parti pour les Massoretes contre le Talmud, si nous n'avons jamais pris un caph pour un beth, un yod pour un vaü, un daleth pour un res: certes il nous jugera sur nos actions, & non sur l'intelligence de la Langue Hébraïque. Nous nous en tenons fermement à la décision de l'Eglise, selon le devoir raisonnable d'un fidele.

Finissons cette Note par un passage important du Lévitique, Levit. Chap. 17.Livre composé après l'adoration du Veau d'or. Il ordonne aux Juifs de ne plus adorer les velus, les boucs avec lesquels même ils ont commis des abominations infames. On ne sait si cet étrange culte venait d'Egypte, Patrie de la superstition & du sortilege; mais on croit que la coutume de nos prétendus Sorciers d'aller au Sabath, d'y adorer un bouc, & de s'abandonner avec lui à des turpitudes inconcevables, dont l'idée fait horreur, est venue des anciens Juifs: en effet, ce furent eux qui enseignerent dans une partie de l'Europe la sorcellerie. Quel Peuple! Une si étrange infamie semblait mériter un châtiment pareil à celui que le veau d'or leur attira, & pourtant le Législateur se contente de leur faire une simple défense. On ne rapporte ici ce fait que pour faire connaître la Nation Juive: il faut que la bestialité ait été commune chez elle, Lévit. Chap. 18 v. 23.puisqu'elle est la seule Nation connue chez qui les Loix ayent été forcées de prohiber un crime qui n'a été soupçonné ailleurs par aucun Législateur.

Il est à croire que dans les fatigues & dans la pénurie que les Juifs avaient essuyées dans les Déserts de Pharan, d'Oreb, & de Cadés-barné, l'espece féminine, plus faible que l'autre, avait succombé. Il faut bien qu'en effet les Juifs manquassent de filles, puisqu'il leur est toujours ordonné, quand ils s'emparent d'un Bourg ou d'un Village, soit à gauche, soit à droite du Lac Asphaltide, de tuer tout, excepté les filles nubiles.

Les Arabes qui habitent encore une partie de ces Déserts, stipulent toujours dans les Traités qu'ils font avec les caravanes, qu'on leur donnera des filles nubiles. Il est vraisemblable que les jeunes gens dans ces Pays affreux pousserent la dépravation de la Nature humaine, jusqu'à s'accoupler avec des chevres, comme on le dit de quelques Bergers de la Calabre.

Il reste maintenant à savoir si ces accouplements avaient produit des monstres, & s'il y a quelque fondement aux anciens Contes des Satyres, des Faunes, des Centaures & des Minotaures: l'Histoire le dit; la Physique ne nous a pas encore éclairés sur cet article monstrueux.

[25] Madian n'était point compris dans la Terre promise: c'est un petit canton de l'Idumée, dans l'Arabie pétrée; il commence vers le Septentrion, au Torrent d'Arnon, & finit au Torrent de Zared, au milieu des rochers, & sur le rivage oriental du Lac Asphaltide. Ce Pays est habité aujourd'hui par une petite horde d'Arabes: il peut avoir huit lieues ou environ de long, & un peu moins en largeur.

[26] Il est certain par le Texte, que Jephté immola sa fille. Dieu n'approuva pas ces dévouements, dit Don Calmet, dans sa Dissertation sur le Vœu de Jephté; mais lorsqu'on les a faits, il veut qu'on les exécute, ne fût-ce que pour punir ceux qui les faisaient, ou pour réprimer la légéreté qu'on aurait eue à les faire, si on n'en avait pas craint l'exécution. St. Augustin, & presque tous les Peres, condamnent l'action de Jephté: il est vrai que l'Ecriture dit, qu'il fut rempli de l'esprit de Dieu; & St. Paul, dans son Epître aux Hébreux, chap. 11, fait l'éloge de Jephté; il le place avec Samuel & David.

St. Jérôme, dans son Epître à Julien, dit, Jephté immola sa fille au Seigneur, & c'est pour cela que l'Apôtre le compte parmi les Saints. Voilà de part & d'autre des jugements sur lesquels il ne nous est pas permis de porter le nôtre; on doit craindre même d'avoir un avis.

[27] On peut regarder la mort du Roi Agag comme un vrai sacrifice. Saül avait fait ce Roi des Amalécites prisonnier de guerre, & l'avait reçu à composition; mais le Prêtre Samuel lui avait ordonné de ne rien épargner, il lui avait dit en propres mots. Liv. I. des Rois, Chapitre 15.Tuez tout, depuis l'homme jusqu'à la femme, jusqu'aux petits enfants, & ceux qui sont encore à la mammelle.

Samuel coupa le Roi Agag en morceaux, devant le Seigneur, à Galgal.

«Le zele dont ce Prophete était animé, dit Don Calmet, lui mit l'épée en main dans cette occasion pour venger la gloire du Seigneur, & pour confondre Saül.

On voit dans cette fatale aventure un dévouement, un Prêtre, une victime; c'était donc un sacrifice.

Tous les Peuples dont nous avons l'histoire, ont sacrifié des hommes à la Divinité, excepté les Chinois. Plutarque rapporte que les Romains mêmes en immolerent du temps de la République.

On voit dans les Commentaires de César, que les Germains allaient immoler les ôtages qu'il leur avait donnés, lorsqu'il délivra ces ôtages par sa victoire.

J'ai remarqué ailleurs que cette violation du Droit des gens envers les ôtages de César, & ces victimes humaines immolées, pour comble d'horreur, par la main des femmes, dément un peu le panégyrique que Tacite fait des Germains dans son Traité De moribus Germanorum. Il paraît que dans ce Traité Tacite songe plus à faire la satyre des Romains, que l'éloge des Germains, qu'il ne connaissait pas.

Disons ici en passant que Tacite aimait encore mieux la satyre que la vérité. Il veut rendre tout odieux, jusqu'aux actions indifférentes; & sa malignité nous plaît presque autant que son style, parce que nous aimons la médisance & l'esprit.

Revenons aux victimes humaines. Nos Peres en immolaient aussi-bien que les Germains; c'est le dernier degré de la stupidité de notre nature abandonnée à elle-même, & c'est un des fruits de la faiblesse de notre jugement. Nous dîmes: Il faut offrir à Dieu ce qu'on a de plus précieux & de plus beau; nous n'avons rien de plus précieux que nos enfants; il faut donc choisir les plus beaux & les plus jeunes pour les sacrifier à la Divinité.

Philon dit que dans la Terre de Canaan on immolait quelquefois ses enfants, avant que Dieu eût ordonné à Abraham de lui sacrifier son fils unique Isaac pour éprouver sa foi.

Sanchoniaton, cité par Eusebe, rapporte que les Phéniciens sacrifiaient dans les grands dangers le plus cher de leurs enfants, & qu'Ilus immola son fils Jehud à peu près dans le temps que Dieu mit la foi d'Abraham à l'épreuve. Il est difficile de percer dans les ténebres de cette antiquité; mais il n'est que trop vrai que ces horribles sacrifices ont été presque par-tout en usage; les Peuples ne s'en sont défaits qu'à mesure qu'ils se sont policés. La politesse amene l'humanité.

[28] Ceux qui sont peu au fait des usages de l'antiquité, & qui ne jugent que d'après ce qu'ils voyent autour d'eux, peuvent être étonnés de ces singularités; mais il faut songer qu'alors, dans l'Egypte, & dans une grande partie de l'Asie, la plupart des choses s'exprimaient par des figures, des hiéroglyphes, des signes, des types.

Les Prophetes, qui s'appellaient les Voyants chez les Egyptiens & chez les Juifs, non-seulement s'exprimaient en allégories, mais ils figuraient par des signes les événements qu'ils annonçaient. Ainsi Isaïe, Isaïe, Chapitre 8.le premier des quatre grands Prophetes Juifs, prend un rouleau, & y écrit: Shas bas, butinez, vîte; puis il s'approche de la Prophétesse, elle conçoit, & met au monde un fils, qu'il appelle Maher-Salal-Has-bas: c'est une figure des maux que les Peuples d'Egypte & d'Assyrie feront aux Juifs.

Ce Prophete dit: Avant que l'enfant soit en âge de manger du beurre & du miel, & qu'il sache réprouver le mauvais & choisir le bon, la terre détestée par vous sera délivrée des deux Rois: le Seigneur sifflera aux mouches d'Egypte & aux abeilles d'Assur: le Seigneur prendra un rasoir de louage, & en rasera toute la barbe & les poils des pieds du Roi d'Assur.

Cette prophétie des abeilles, de la barbe & du poil des pieds rasé, ne peut être entendue que par ceux qui savent que c'était la coutume d'appeller les essaims au son du flageolet ou de quelqu'autre instrument champêtre; que le plus grand affront qu'on pût faire à un homme, était de lui couper la barbe; qu'on appellait le poil des pieds, le poil du pubis; que l'on ne rasait ce poil que dans des maladies immondes, comme celle de la lepre. Toutes ces figures, si étrangeres à notre style, ne signifient autre chose, sinon que le Seigneur, dans quelques années, délivrera son Peuple d'oppression.

Le même Isaïe Isaïe, Chapitre 20marche tout nud, pour marquer que le Roi d'Assyrie emmenera d'Egypte & d'Ethiopie une foule de captifs qui n'auront pas de quoi couvrir leur nudité.

Ezéchiel mange le volume de parchemin Ezéch. Chap. 4 & suiv.qui lui est présenté: ensuite il couvre son pain d'excréments, & demeure couché sur son côté gauche trois cents quatre-vingt-dix jours, & sur le côté droit quarante jours, pour faire entendre que les Juifs manqueront de pain, & pour signifier les années que devait durer la captivité. Il se charge de chaînes, qui figurent celles du Peuple; il coupe ses cheveux & sa barbe, & les partage en trois parties: le premier tiers désigne ceux qui doivent périr dans la Ville; le second, ceux qui seront mis à mort autour des murailles; le troisieme, ceux qui doivent être emmenés à Babylone.

Le Prophete Ozée Ozée, Chap. 3.s'unit à une femme adultere, qu'il achete quinze pieces d'argent & un chomer & demi d'orge: Vous m'attendrez, lui dit-il, plusieurs jours, & pendant ce temps nul homme n'approchera de vous; c'est l'état où les enfants d'Israël seront long-temps sans Rois, sans Princes, sans Sacrifices, sans Autel & sans Ephod. En un mot, les Nabi, les Voyants, les Prophetes, ne prédisent presque jamais sans figurer par un signe la chose prédite.

Jérémie ne fait donc que se conformer à l'usage, en se liant de cordes, & en se mettant des colliers & des jougs sur le dos, pour signifier l'esclavage de ceux auxquels il envoye ces types. Si on veut y prendre garde, ces temps-là sont comme ceux d'un ancien monde, qui differe en tout du nouveau; la vie civile, les Loix, la maniere de faire la guerre, les cérémonies de la Religion, tout est absolument différent. Il n'y a même qu'à ouvrir Homere & le premier Livre d'Hérodote, pour se convaincre que nous n'avons aucune ressemblance avec les Peuples de la haute antiquité, & que nous devons nous défier de notre jugement quand nous cherchons à comparer leurs mœurs avec les nôtres.

La nature même n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui. Les Magiciens avaient sur elle un pouvoir qu'ils n'ont plus: ils enchantaient les serpents, ils évoquaient les morts, &c. Dieu envoyait des songes, & des hommes les expliquaient. Le don de prophétie était commun. On voyait des métamorphoses telles que celles de Nabuchodonosor changé en bœuf, de la femme de Loth en statue de sel, de cinq Villes en un lac bitumineux.

Il y avait des especes d'hommes qui n'existent plus. La race des géants Rephaïm, Emim, Néphilim, Enacim a disparu. St. Augustin, au Livre V de la Cité de Dieu, dit avoir vu la dent d'un ancien Géant, grosse comme cent de nos molaires. Ezéchiel parle des pigmées Gamadim, hauts d'une coudée, qui combattaient au siege de Tyr: & en presque tout cela les Auteurs sacrés sont d'accord avec les profanes. Les maladies & les remedes n'étaient point les mêmes que de nos jours: les possédés étaient guéris avec la racine nommée Barad enchassée dans un anneau qu'on leur mettait sous le nez.

Enfin tout cet ancien monde était si différent du nôtre, qu'on ne peut en tirer aujourd'hui aucune regle de conduite; & si, dans cette antiquité reculée, les hommes s'étaient persécutés & opprimés tour à tour au sujet de leur culte, on ne devrait pas imiter cette cruauté sous la Loi de grace.

[29] Il n'y a qu'un seul passage dans les Loix de Moïse, d'où l'on pût conclurre qu'il était instruit de l'opinion régnante chez les Egyptiens, que l'ame ne meurt point avec le corps: ce passage est très-important; c'est dans le chap. 18 du Deutéronome: Ne consultez point les Devins qui prédisent par l'inspection des nuées, qui enchantent les serpents, qui consultent l'esprit de Python, les Voyants, les Connoißeurs qui interrogent les Morts, & leur demandent la vérité.

Il paraît, par ce passage, que si l'on évoquait les ames des morts, ce sortilege prétendu supposait la permanence des ames. Il se peut aussi que les Magiciens dont parle Moïse, n'étant que des trompeurs grossiers, n'eussent pas une idée distincte du sortilege qu'ils croyaient opérer. Ils faisaient accroire qu'ils forçaient des morts à parler, qu'ils les remettaient par leur magie dans l'état où ces corps avaient été de leur vivant; sans examiner seulement si l'on pouvait inférer ou non de leurs opérations ridicules le dogme de l'immortalité de l'ame. Les Sorciers n'ont jamais été Philosophes; ils ont été toujours des jongleurs stupides, qui jouaient devant des imbécilles.

On peut remarquer encore qu'il est bien étrange que le mot de Python se trouve dans le Deutéronome, long-temps avant que ce mot Grec pût être connu des Hébreux: aussi le terme Python n'est point dans l'Hébreu, dont nous n'avons aucune traduction exacte.

Cette Langue a des difficultés insurmontables: c'est un mélange de Phénicien, d'Egyptien, de Syrien & d'Arabe; & cet ancien mélange est très-altéré aujourd'hui. L'Hébreu n'eut jamais que deux modes aux verbes, le présent & le futur: il faut deviner les autres modes par le sens. Les voyelles différentes étaient souvent exprimées par les mêmes caracteres, ou plutôt ils n'exprimaient pas les voyelles; & les inventeurs des points n'ont fait qu'augmenter la difficulté. Chaque adverbe a vingt significations différentes. Le même mot est pris en des sens contraires. Ajoutez à cet embarras la sécheresse & la pauvreté du langage: les Juifs, privés des Arts, ne pouvaient exprimer ce qu'ils ignoraient. En un mot l'Hébreu est au Grec, ce que le langage d'un Paysan est à celui d'un Académicien.

[30] Le sentiment d'Ezéchiel prévalut enfin dans la Synagogue; mais il y eut toujours des Juifs qui, en croyant aux peines éternelles, croyaient aussi que Dieu poursuivait sur les enfants les iniquités des peres. Aujourd'hui ils sont punis par-delà la cinquantieme génération, & ont encore les peines éternelles à craindre. On demande comment les descendants des Juifs, qui n'étaient pas complices de la mort de Jesus-Christ, ceux qui étant dans Jérusalem n'y eurent aucune part, & ceux qui étaient répandus sur le reste de la terre, peuvent être temporellement punis dans leurs enfants, aussi innocents que leurs peres? Cette punition temporelle, ou plutôt, cette maniere d'exister différente des autres Peuples, & de faire le commerce sans avoir de Patrie, peut n'être point regardée comme un châtiment en comparaison des peines éternelles qu'ils s'attirent par leur incrédulité, & qu'ils peuvent éviter par une conversion sincere.

[31] Ceux qui ont voulu trouver dans le Pentateuque la doctrine de l'Enfer & du Paradis, tels que nous les concevons, se sont étrangement abusés: leur erreur n'est fondée que sur une vaine dispute de mots; la Vulgate ayant traduit le mot Hébreu Sceol, la fosse, par Infernum, & le mot Latin Infernum ayant été traduit en Français par Enfer, on s'est servi de cette équivoque pour faire croire que les Anciens Hébreux avaient la notion de l'Ades & du Tartare des Grecs, que les autres Nations avaient connus auparavant sous d'autres noms.

Il est rapporté au Chapitre 16 des Nombres, que la terre ouvrit sa bouche sous les tentes de Coré, de Dathan & d'Abiron, qu'elle les dévora avec leurs tentes & leur substance, & qu'ils furent précipités vivants dans la sépulture, dans le souterrein; il n'est certainement question dans cet endroit, ni des ames de ces trois Hébreux, ni des tourments de l'Enfer, ni d'une punition éternelle.

Il est étrange que dans le Dictionnaire Encyclopédique, au mot Enfer, on dise que les anciens Hébreux en ont reconnu la réalité; si cela était, ce serait une contradiction insoutenable dans le Pentateuque. Comment se pourrait-il faire que Moïse eût parlé dans un passage isolé & unique, des peines après la mort, & qu'il n'en eût point parlé dans ses Loix? On cite le 32e Chapitre du Deutéronome, mais on le tronque; le voici entier: Ils m'ont provoqué en celui qui n'était pas Dieu, & ils m'ont irrité dans leur vanité; & moi je les provoquerai dans celui qui n'est pas Peuple, & je les irriterai dans la Nation insensée. Et il s'est allumé un feu dans ma fureur, & il brûlera jusqu'au fond de la terre; il dévorera la terre jusqu'à son germe, & il brulera les fondements des montagnes, & j'assemblerai sur eux les maux, & je remplirai mes fleches sur eux; ils seront consumés par la faim, les oiseaux les dévoreront par des morsures ameres; je lâcherai sur eux les dents des bêtes qui se traînent avec fureur sur la terre, & des serpents.

Y a-t-il le moindre rapport entre ces expressions & l'idée des punitions infernales, telles que nous les concevons? Il semble plutôt que ces paroles n'ayent été rapportées que pour faire voir évidemment que notre Enfer était ignoré des anciens Juifs.

L'Auteur de cet Article cite encore le passage de Job, au Chap. 24. L'œil de l'adultere observe l'obscurité; disant, l'œil ne me verra point, & il couvrira son visage; il perce les maisons dans les ténebres comme il l'avait dit dans le jour, & ils ont ignoré la lumiere; si l'aurore apparaît subitement, ils la croyent l'ombre de la mort, & ainsi ils marchent dans les ténebres comme dans la lumiere: il est léger sur la surface de l'eau; que sa part soit maudite sur la terre, qu'il ne marche point par la voye de la vigne, qu'il passe des eaux de neige à une trop grande chaleur: & ils ont péché le tombeau, ou bien, le tombeau a dissipé ceux qui pechent, ou bien, (selon les Septante) leur péché a été rappellé en mémoire.

Je cite les passages entiers, & littéralement, sans quoi il est toujours impossible de s'en former une idée vraie.

Y a-t-il là, je vous prie, le moindre mot, dont on puisse conclure que Moïse avait enseigné aux Juifs la doctrine claire & simple des peines & des récompenses après la mort?

Le Livre de Job n'a nul rapport avec les Loix de Moïse. De plus, il est très-vraisemblable que Job n'était point Juif; c'est l'opinion de St. Jérôme dans ses questions hébraïques sur la Genese. Le mot Sathan, qui est dans Job, n'était point connu des Juifs, & vous ne le trouvez jamais dans le Pentateuque. Les Juifs n'apprirent ce nom que dans la Chaldée, ainsi que les noms de Gabriel & de Raphael, inconnus avant leur esclavage à Babylone. Job est donc cité ici très-mal à propos.

On rapporte encore le Chapitre dernier d'Isaïe: Et de mois en mois, & de Sabath en Sabath, toute chair viendra m'adorer, dit le Seigneur; & ils sortiront, & ils verront à la voirie les cadavres de ceux qui ont prévariqué; leur ver ne mourra point, leur feu ne s'éteindra point, & ils seront exposés aux yeux de toute chair jusqu'à satiété.

Certainement s'ils sont jettés à la voirie, s'ils sont exposés à la vue des passants jusqu'à satiété, s'ils sont mangés des vers, cela ne veut pas dire que Moïse enseigna aux Juifs le dogme de l'immortalité de l'ame; & ces mots, Le feu ne s'éteindra point, ne signifient pas que des cadavres qui sont exposés à la vue du Peuple subissent les peines éternelles de l'Enfer.

Comment peut-on citer un passage d'Isaïe pour prouver que les Juifs du temps de Moïse avaient reçu le dogme de l'immortalité de l'ame? Isaïe prophétisait, selon la computation Hébraïque, l'an du monde 3380. Moïse vivait vers l'an du monde 2500; il s'est écoulé huit siecles entre l'un & l'autre. C'est une insulte au sens commun, ou une pure plaisanterie, que d'abuser ainsi de la permission de citer, & de prétendre prouver qu'un Auteur a eu une telle opinion, par un passage d'un Auteur venu huit cents ans après, & qui n'a point parlé de cette opinion. Il est indubitable que l'immortalité de l'ame, les peines & les récompenses après la mort, sont annoncées, reconnues, constatées dans le Nouveau Testament, & il est indubitable qu'elles ne se trouvent en aucun endroit du Pentateuque.

Les Juifs, en croyant depuis l'immortalité de l'ame, ne furent point éclairés sur sa spiritualité; ils penserent comme presque toutes les autres Nations, que l'ame est quelque chose de délié, d'aérien, une substance légere, qui retenait quelque apparence du corps qu'elle avait animé; c'est ce qu'on appellait les ombres, les mânes des corps. Cette opinion fut celle de plusieurs Peres de l'Eglise. Tertullien, dans son Chap. 22. de l'Ame, s'exprime ainsi: Definimus animam Dei flatu natam, immortalem, corporalem, effigiatam, substantiâ simplicem; «Nous définissons l'ame née du souffle de Dieu, immortelle, corporelle, figurée, simple dans sa substance.

St. Irenée dit dans son Livre II, Chap. 34. Incorporales sunt animæ quantùm ad comparationem mortalium corporum. «Les ames sont incorporelles en comparaison des corps mortels.» Il ajoute, que «Jesus-Christ a enseigné que les ames conservent les images du corps;» Caracterem corporum in quo adoptantur, &c. On ne voit pas que Jesus-Christ ait jamais enseigné cette Doctrine, & il est difficile de deviner le sens de St. Irenée.

St. Hilaire est plus formel & plus positif dans son Commentaire sur St. Matthieu: il attribue nettement une substance corporelle à l'ame: Corpoream natura sua substantiam sortiuntur.

St. Ambroise sur Abraham, Liv. II, Chap. 8, prétend qu'il n'y a rien de dégagé de la matiere, si ce n'est la substance de la Ste. Trinité.

On pourrait reprocher à ces hommes respectables d'avoir une mauvaise Philosophie; mais il est à croire qu'au fond leur Théologie était fort saine, puisque ne connaissant pas la nature incompréhensible de l'ame, ils l'assuraient immortelle, & la voulaient Chrétienne.

Nous savons que l'ame est spirituelle, mais nous ne savons point du tout ce que c'est qu'esprit. Nous connaissons très-imparfaitement la matiere, & il nous est impossible d'avoir une idée distincte de ce qui n'est pas matiere. Très-peu instruits de ce qui touche nos sens, nous ne pouvons rien connaître par nous-mêmes de ce qui est au-delà des sens. Nous transportons quelques paroles de notre langage ordinaire dans les abymes de la Métaphysique & de la Théologie, pour nous donner quelque légere idée des choses que nous ne pouvons ni concevoir, ni exprimer; nous cherchons à nous étayer de ces mots, pour soutenir, s'il se peut, notre faible entendement dans ces régions ignorées.

Ainsi nous nous servons du mot esprit, qui répond à souffle & vent, pour exprimer quelque chose qui n'est pas matiere; & ce mot souffle, vent, esprit, nous ramenant malgré nous à l'idée d'une substance déliée & légere, nous en retranchons encore ce que nous pouvons, pour parvenir à concevoir la spiritualité pure; mais nous ne parvenons jamais à une notion distincte: nous ne savons même ce que nous disons quand nous prononçons le mot substance; il veut dire, à la lettre, ce qui est dessous; & par cela même il nous avertit qu'il est incompréhensible: car, qu'est-ce en effet que ce qui est dessous? La connaissance des secrets de Dieu n'est pas le partage de cette vie. Plongés ici dans des ténebres profondes, nous nous battons les uns contre les autres, & nous frappons au hasard au milieu de cette nuit, sans savoir précisément pourquoi nous combattons.

Si on veut bien réfléchir attentivement sur tout cela, il n'y a point d'homme raisonnable qui ne conclue que nous devons avoir de l'indigence pour les opinions des autres, & en mériter.

Toutes ces remarques ne sont point étrangeres au fond de la question, qui consiste à savoir si les hommes doivent se tolérer: car si elles prouvent combien on s'est trompé de part & d'autre dans tous les temps, elles prouvent que les hommes ont dû dans tous les temps se traiter avec indulgence.

[32] Le dogme de la fatalité est ancien & universel: vous le trouvez toujours dans Homere. Jupiter voudrait sauver la vie à son fils Sarpedon; mais le Destin l'a condamné à la mort; Jupiter ne peut qu'obéir. Le Destin était chez les Philosophes ou l'enchaînement nécessaire des causes & des effets nécessairement produit par la nature, ou ce même enchaînement ordonné par la Providence; ce qui est bien plus raisonnable. Tout le systême de la fatalité est contenu dans ce Vers d'Anneus Seneque: Ducunt volentem fata, nolentem trahunt. On est toujours convenu que Dieu gouvernait l'Univers par des Loix éternelles, universelles, immuables: cette vérité fut la source de toutes ces disputes inintelligibles sur la liberté, parce qu'on n'a défini jamais la liberté, jusqu'à ce que le sage Loke soit venu: il a prouvé que la liberté est le pouvoir d'agir. Dieu donne ce pouvoir, & l'homme agissant librement selon les ordres éternels de Dieu, est une des roues de la grande machine du monde. Toute l'Antiquité disputa sur la liberté; mais personne ne persécuta sur ce sujet jusqu'à nos jours. Quelle horreur absurde, d'avoir emprisonné, exilé pour cette dispute, un Pompone d'Andilly, un Arnaud, un Sacy, un Nicole, & tant d'autres qui ont été la lumiere de la France.

[33] Le Roman Théologique de la Métempsycose vient de l'Inde, dont nous avons reçu beaucoup plus de fables qu'on ne croit communément. Ce dogme est expliqué dans l'admirable douzieme Livre des Métamorphoses d'Ovide. Il a été reçu presque dans toute la terre: il a été toujours combattu; mais nous ne voyons point qu'aucun Prêtre de l'Antiquité ait jamais fait donner une lettre de cachet à un Disciple de Pythagore.

[34] Ni les anciens Juifs, ni les Egyptiens, ni les Grecs leurs contemporains, ne croyaient que l'ame de l'homme allât dans le Ciel après sa mort. Les Juifs pensaient que la Lune & le Soleil étaient à quelques lieues au-dessus de nous dans le même cercle, & que le firmament était une voûte épaisse & solide, qui soutenait le poids des eaux, lesquelles s'échappaient par quelques ouvertures. Le Palais des Dieux, chez les anciens Grecs, était sur le mont Olympe. La demeure des Héros, après la mort, était, du temps d'Homere, dans une Isle au-delà de l'Océan, & c'était l'opinion des Esséniens.

Depuis Homere, on assigna des planetes aux Dieux; mais il n'y avait pas plus de raison aux hommes de placer un Dieu dans la Lune, qu'aux habitants de la Lune de mettre un Dieu dans la planete de la terre. Junon & Iris n'eurent d'autre Palais que les nuées; il n'y avait pas là où réposer son pied. Chez les Sabéens, chaque Dieu eut son étoile; mais une étoile étant un Soleil, il n'y a pas moyen d'habiter là, à moins d'être de la nature du feu. C'est donc une question fort inutile de demander ce que les Anciens pensaient du Ciel; la meilleure réponse est qu'ils ne pensaient pas.

[35] Il était en effet, très-difficile aux Juifs, pour ne pas dire impossible, de comprendre, sans une révélation particuliere, ce Mystere ineffable de l'Incarnation du Fils de Dieu, Dieu lui-même. La Genese (chap. 6.) appelle Fils de Dieu, les fils des hommes puissants: de même les grands cedres dans les Pseaumes sont appellés les cedres de Dieu. Samuel dit qu'une frayeur de Dieu tomba sur le Peuple, c'est-à-dire, une grande frayeur; un grand vent, un vent de Dieu; la maladie de Saül, mélancolie de Dieu. Cependant il paraît que les Juifs entendirent à la Lettre, que Jesus se dit Fils de Dieu dans le sens propre; mais s'ils regarderent ces mots comme un blasphême, c'est peut-être encore une preuve de l'ignorance où ils étaient du Mystere de l'Incarnation, & de Dieu, Fils de Dieu, envoyé sur la terre pour le salut des hommes.

[36] Voyez l'excellent Livre, intitulé: Le Manuel de l'Inquisition.


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