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Trois Stations de psychothérapie

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LA LÉGENDE
D'UNE
COSMOPOLITE

Aux Néo-Catholiques.

Certains lieux fameux dans l'histoire de la sensibilité humaine portent nos âmes au delà de nos propres émotions et nous communiquent les fièvres qui les remplirent un jour. Telle la plage d'Elseneur où l'obscur Hamlet lamentait la mort de son père et ses chagrins personnels, telles les chambres trop étroites d'Auxonne, de Dôle et de Seurres où le jeune Bonaparte essayait en écritures déclamatoires son génie qui, si les trônes n'avaient pas été vacants, nous eût donné un Byron. Ce sont là des stations idéologiques aussi puissantes sur l'imagination que telles stations thermales sur des tempéraments déterminés, et les pèlerinages catholiques, d'un ordre analogue, font voir merveilleusement que cette méthode d'exaltation intellectuelle réunit toutes les conditions pour tourner en passions la curiosité et le respect.

Mais chaque génération se choisit ses lieux de dévotion préférés, et c'est même dans ces élections que se révèlent les variations de la sensibilité. Qui de nos jeunes gens les plus récents songerait à s'émouvoir devant la maison close de l'avenue d'Eylau où s'éteignit une gloire retentissante! Nos jeunes aînés, tel M. Catulle Mendès ou encore M. Camille Pelletan, doivent nous plaindre de cette froideur, et, malgré toute leur compréhension, ils suspecteront notre bonne foi, si j'ajoute qu'indifférents à la dernière demeure de Victor Hugo, nous sommes émus par certain petit hôtel du quartier Monceau! Certes, le sens de la mesure nous garde d'opposer notre goût à leur culte; simplement, nous sommes de ces dévots qui s'émeuvent dans une chapelle étroite mieux qu'à l'église cathédrale. Au 61 de la rue de Prony vécut quelques années et mourut mademoiselle Marie Bashkirtseff, bien faite pour passionner ce millier d'esprits compréhensifs et dégoûtés dont le ton attirant et irritant depuis quelques années intéresse la critique. Leur trait principal est peut-être que, froissés par toute inélégance, ils sont cependant plus soucieux d'éthique que d'esthétique; ils aiment, pour tout dire, la vie intérieure des êtres plus que leur pittoresque extérieur. La monographie qu'a laissée cette jeune fille et qu'on a publiée sous le titre de «Journal de Marie Bashkirtseff» les satisfait mieux qu'aucune composition de nos écrivains de métier.

Je ne referai pas la biographie de mademoiselle Marie Bashkirtseff, d'autant mieux connue que c'est des détails de sa vie que ses fidèles nourrissent leur culte. Cette jeune fille, en effet, en dépit de ses succès de peintre, en dépit de sa mort cruelle à vingt-six ans, en dépit même de ses dons d'écrivain, les passionne uniquement par la sensibilité particulière dont elle vivifia les moindres circonstances de sa vie. Nulle existence qui offre une plus instructive collection de ces traits de clairvoyance et d'ardeur morale si fort à la mode des intellectuels d'aujourd'hui. Offert par une jeune fille et précisément par une fille parée de ce charme russe, brutal et raffiné qui, seul, nous émeut à cette heure, un tel état d'âme devait acquérir sur des jeunes gens un prestige particulier, et, en vérité, il leur inspire ce sentiment voisin de l'amour, sans lequel il n'est pas de féconde méditation.

Sans doute, cette façon de concevoir la vie qu'expose mademoiselle Bashkirtseff, vingt autres l'ont affichée. Mais avaient-ils de cette enfant élue la souplesse, la spontanéité et toute la sève vivifiante? A aucun des plis de sa robe, je ne retrouve cette poussière de bibliothèques dont les plus vivants de nos contemporains sont enlaidis. Et telle est la force dont une beauté sincère dispose pour nous révéler le sens de nos propres sentiments que nulle part je n'ai mieux approché la formule des âmes de demain que dans la petite maison de la rue de Prony. J'y allais par ce court chemin que la jeune fille elle-même parcourut tant de fois, alors qu'elle visitait Bastien Lepage mourant dans cette maison de la rue Legendre où, par une rencontre qui me touche, j'ai succédé au bon peintre qu'elle aima comme un frère. La mère inconsolée de celle que nous rappelons m'a dit comment Bastien Lepage, apprenant la fatale nouvelle, cacha ses pleurs contre les coussins où lui-même n'avait plus que trois mois à attendre la mort. Mademoiselle Bashkirtseff fut victime de ces miasmes terribles qui volent épars dans Paris; j'ai vu sur son bureau Kant et Fichte ouverts à des pages passionnantes dont la mort interrompit pour elle la logique. Ses livres, ses tableaux, quelques menus objets d'un usage familier, et son image à tous les âges font de ce petit hôtel un touchant oratoire où la piété maternelle continue à servir, comme elle fit pour la jeune vivante, l'âme élégante et d'infinie ressource qui s'est effacée.

L'hôtel de la rue de Prony, la villa de Nice pleine des roses qu'elle aimait et le tombeau du cimetière de Passy, c'est à madame Bashkirtseff qu'il appartient de les maintenir, mais cette émouvante jeune fille, nous sommes quelques-uns de sa race spirituelle qui la maintenons dans notre imagination et, s'il est permis, près de notre cœur. Or, après six années, quand elle a pris dans la mort un recul suffisant, ne convient-il pas que, pour parfaire cette figure exceptionnelle et pour en dégager toute la valeur symbolique, nous lui organisions sa Légende?

Et tout d'abord, admettrons-nous que le petit hôtel de la rue de Prony fasse un cadre satisfaisant à la plus inquiète des cosmopolites? Quand nous la chérissons pour son ardeur, pour ses dégoûts et pour sa compréhension, est-ce parmi ses toiles, est-ce même dans notre Paris que notre rêverie l'évoque?

Nullement. Voir en elle un peintre ou une Parisienne, c'est étrangement la réduire. Sans doute, ces tableaux que madame Bashkirtseff a refusés aux sollicitations de tant d'étrangers—des Américains surtout, passionnés plus qu'aucun pour cette étrange jeune fille—font voir un grand sens de la nature et beaucoup de bonté. On le constate d'ailleurs à toute ligne de son Journal, sa clairvoyance des insuffisances de la nature n'excluait pas chez elle la pitié; sa susceptibilité de délicate ne l'empêcha jamais de percevoir ce qu'il y a d'immortel dans les plus humbles fragments de l'univers. Elle possédait le don précieux d'être pénétrée par la douce lumière qu'il y a dans le regard des chiens interrogeant leur bon maître. Mais précisément sourions qu'elle ait prêté de l'importance au talent, elle qui possédait la chose essentielle et si rare: une intelligence indulgente. Et s'il faut la goûter de ce qu'elle ne méprisait pas tous ces gens de l'atelier Julian où elle étudiait la peinture, s'il est vrai qu'elle se diminuerait et nous irriterait en montrant à leur égard les mêmes sentiments qu'en ont, pour d'insuffisantes raisons, des notables mal cultivés, du moins, affirmons que le goût qu'elle leur montra était compréhension, mais non pas identité. Elle les appréciait, mais en se gardant. C'est pourquoi nous ne voudrons pas, sous peine de déformer sa physionomie, l'installer dans notre mémoire comme une artiste peintre.

Précaution essentielle! et toutefois je doute, tant cette jeune fille se donnait à ses enthousiasmes, qu'elle ait jamais pris une conscience nette de cette différence que ses admirateurs sont bien forcés d'établir entre elle et nos meilleurs ouvriers d'art. Par quelle délicieuse naïveté s'attardait-elle à rivaliser avec mademoiselle Breslau? En vérité, il eût été fort opportun qu'on indiquât à mademoiselle Bashkirtseff la doctrine qu'elle était autorisée à pratiquer, la doctrine du suffisant dédain!

Le suffisant dédain eût enseigné Marie Bashkirtseff à considérer les peintres, les écrivains, les artistes, simplement parce qu'ils ressentent des émotions qu'elle éprouvait elle-même. C'est pour cette qualité de leur sensibilité qu'ils méritent qu'on les classe avec honneur. Quant au don qu'ils possèdent de traduire et de fixer leurs sentiments avec des couleurs, des phrases ou du marbre, cela les désigne comme des utilités agréables, nécessaires dans toute maison réellement bien montée, mais ne peut, en aucun cas, les placer dans la hiérarchie plus haut que les âmes de leur qualité. Or, telle est, pour sa profondeur et son étendue, la qualité d'âme de mademoiselle Bashkirtseff que nos talents les plus fêtés ne sont à ses côtés que petites flûtes près d'une partition complète. Parce qu'en cette âme, toute jeune et toute faible qu'elle fut, retentissait après tout la sensibilité humaine, je dis qu'aucune de nos meilleures flûtes ne pourrait l'exprimer entière et qu'elle les possédait toutes. Elle eut dans sa petitesse le sens de l'universel. N'ayons pas cette grossièreté de la confondre avec des spécialistes, fussent-ils, d'ailleurs, d'excellents ouvriers peintres.

C'est encore au nom du suffisant dédain, dont elle était tout animée bien qu'elle en eût mal conscience, que je ne puis comprimer sa mémoire dans Paris. Sans doute, elle désira la notoriété passagère et bruyante que donne notre ville; je ne le lui reproche pas; même ce serait manquer de compréhension qu'insister sur l'enfantillage du désir qu'elle avouait pour des médailles au salon, de la réclame dans le Figaro, et de la vogue dans les maisons où l'on dîne. Cela satisfaisait sa conception momentanée de la vie. C'étaient les conditions de l'existence qu'elle désirait pour l'instant. N'est-ce pas un des traits de cette sensibilité ardente dont nous révérons en elle un des types les plus complets, de ne vouloir rien laisser sans y participer? Paris méritait assurément d'être une des stations de sa sensibilité, et c'est cela seulement qu'il lui fut. M. Theuriet, qui a édité ce que possède le public du «Journal de Marie Bashkirtseff», a insisté de préférence sur ces années d'atelier, de concours, et tous ces petits soucis parisiens; nous projetons de publier in extenso ce Journal, et il nous donnera de Marie Bashkirtseff vingt attitudes pour une que nous lui vîmes d'abord.

Marie Bashkirtseff avait, en effet, toute jeune, amalgamé cinq ou six âmes d'exception dans sa poitrine trop délicate et déjà meurtrie. Quand elle mourut dans cet atelier de la rue de Prony, elle possédait dans son cerveau les livres de quatre peuples, dans ses yeux tous les musées et les plus beaux paysages, dans son cœur la coquetterie et l'enthousiasme. Toute jeune pèlerine qui cherche à travers l'Europe une fièvre dont on ne se lasse point, Marie Bashkirtseff nous laisse son souvenir à chérir, sa légende à amplifier, comme la plus émouvante représentation de la sensibilité cosmopolite.

Vous pouvez vous évoquer Gœthe, d'après une gravure allemande, étendu sous un bel arbre, dans un abondant paysage de la fraîche patrie germaine; Byron qui galope sur le sable jaune du Lido, au long de l'Adriatique désolée; Balzac, dans une chambre sombre au milieu du Paris nocturne, et qui s'échauffe méthodiquement de soucis d'argent et de grandiose sociologie; mais de Marie Bashkirtseff, quelle image, quelles mœurs, quelle patrie? Cette cosmopolite qui n'a ni son ciel, ni sa terre, ni sa société, c'est une déracinée. Dans le bréviaire des idéologues, pour exprimer son bohémianisme moral, si étrangement compliqué de délicatesses, faudra-t-il pas que par un trait un peu grossier, mais significatif, nous l'inscrivions sous le vocable de Notre-Dame du sleeping-car?


Et pourtant mademoiselle Bashkirtseff, tandis qu'elle mène de prairie en prairie l'élégant troupeau de ses curiosités et bien vite épuise les beautés qui l'avaient attirée, nous livre deux ou trois images où l'on peut profiter. Assurément, elles ne valent pas plus que des photographies instantanées. Nous ne prétendons pas saisir une des attitudes momentanées de cette inconstante, la donner comme son portrait et nous en contenter. Mais ces «instantanés» fournissent des compositions de lieu, comme dit Loyola, à notre goût pour la méditation. Certains instants de sa délicate bohème me sont particulièrement significatifs.

Sous nos yeux mi-clos, l'ingénieuse complaisance que nous avons vouée à cette jeune fille nous la représente, qui naît à la puberté dans un bien de la Petite Russie. Plaines sacrées pour nous qui ne les visitâmes que d'imagination! Sous les brouillards qu'y met notre ignorance, elles font battre de tristesse et d'impatient amour nos cœurs. Dans ce là-bas se forme la beauté où, j'en suis sûr, s'épanouira ce sentiment informe qui nous remplit tous, jeunes gens, en qui les torrents de la métaphysique allemande ont brisé les compartiments latins. Là-bas, c'est où mademoiselle Bashkirtseff reçut comme les choses du monde les plus naturelles cette vigueur d'esprit et de sensualité qui nous restitueront le sens de l'amour, à nous autres de qui les pères ne savaient plus que comprendre.

Mon imagination l'évoque encore qui fréquente les villes d'eaux de Bohême, verdoyantes et pleines d'une musique qui, le soir, assombrissait les âmes sans amour. Puis elle fut à Nice, fringante sous le soleil et portant au corsage des anémones, des mimosas mêlés aux brins de tamaris.

Mais ces cadres, très suffisants pour emprisonner à jamais dans notre souvenir tant de jeunes étrangères élégantes et romanesques, ne sauraient contenir celle qui fut en outre passionnée de Spinosa. Si mademoiselle Bashkirtseff doit être dite cosmopolite, c'est moins encore pour sa vie errante que pour son intelligence. Elle put bien se prêter aux hivers du littoral, aux printemps de Paris, à la saison de Londres; elle s'accommodait de toutes les mœurs (car il y a dans nos modernes cosmopolites ce que l'éducation classique nous dit d'Alcibiade qui fut à Sparte le plus austère des hommes et chez les Perses plus mol qu'aucun voluptueux), mais rapide à posséder le suprême ton de chaque milieu, Marie jamais ne s'en satisfit: elle s'épuisait de désir vers la fièvre du lendemain, dont les frissons lui devaient être également médiocres et vains. De là son perpétuel vagabondage, fait du désir que son âme fût la somme des enthousiasmes et aggravé de l'insuffisance de toutes les émotions où elle avait participé; de là aussi notre conviction raisonnée qu'après tout la ville où cette jeunesse inquiète et magnifique se fût trouvée la moins dépourvue, c'est la cité éternelle, la ville catholique, la capitale, Rome.

Rome, en effet, malgré son caractère éminent, est moins un lieu particulier que le plus complet abrégé de la culture européenne. Elle est faite des plus graves fragments de l'humanité. Marie Bashkirtseff, élégante et nerveuse, et qui n'avait que vingt ans, ne pouvait certes s'identifier à ce colossal Panthéon, mais elle s'y sentait à l'aise parce que cette atmosphère lui offrait un peu de toutes les poussières qui, à travers le monde, avaient délicieusement desséché sa bouche de jeune pèlerine. Elle n'y était privée d'aucune des ardeurs qui l'usaient, mais faisaient pour elle tout le prix de la vie.

Oui, Rome qui fut à tous les siècles le cœur de l'Europe est encore telle du point particulier d'où nous l'envisageons, et s'il faut à notre imagination un lieu idéal où placer cette jeune cosmopolite qui représente pour nous la sensibilité la plus moderne, c'est encore Rome que nous élisons. Aucun des frissons qui agitent l'humanité n'est absent de Rome. J'accorde qu'ils n'y sont pas toujours aisés à distinguer. Avec sa force de cohésion, cette reine impose à tant de traits disparates une harmonie qui déroute et accable nos esprits amusés. Mais en faisant l'unité avec toutes ces parcelles de l'esprit humain, elle le grandit singulièrement. Tout ici prend sa pleine intensité et, bénéfice de l'harmonie, tout ici porte avec soi sa cause. C'est au point que l'on pourrait dire qu'à Rome chaque mouvement de l'âme se présente moins sous une forme individuelle que sous forme de loi. Là seulement, le cosmopolite met à leur plan les notions qu'il a recueillies à travers la civilisation européenne. Certains de mes soirs romains, enivré de cette forte éducation, je fus tenté de croire que les plus amples fragments de l'univers civilisé ne valaient que comme détails agrandis de la fresque humaine que Rome nous présente.

L'art de se servir des hommes, l'art de jouir des choses, l'art de découvrir le divin dans le monde, qui sont, n'est-ce pas, les trois amusements, le jeu complet d'un civilisé, Rome les enseigne, et d'une maîtrise incomparable!

1o Est-ce la mélancolie des souvenirs, ses trésors d'art entassés ou les intérêts religieux, mais Rome présente une variété de nations, un mélange de sociétés, un concours de politiciens, d'aristocrates et d'artistes, en même temps qu'une diversité de luxe, de poésies et de douleurs telle que, pour pénétrer les cœurs rares, les grandes intrigues et l'histoire des peuples, pour apprendre à se servir de la société, nul séjour ne prévaudra contre celui-ci, si l'on observe d'autre part qu'aucun des hommes supérieurs réunis là n'y vient pour se distraire de soi-même, mais que chacun au contraire est enfoncé plus avant dans sa noble manie par la gravité incomparable de cette ville.

2o La beauté des choses, d'autre part, c'est à Rome seule qu'on s'en fait une complète éducation, parce que loin de surgir au milieu du monde, comme ces fleurs sans analogues que sont les arts de Florence, de Venise et de Flandres, les galeries de Rome sont composées des plus riches échantillons de la sensibilité occidentale. En décorant ses hôtels familiaux des œuvres de toutes les époques et pays classiques, Rome restitue à l'art son véritable sens. L'œuvre d'art, en effet, se propose de résumer dans une formule essentielle et avec une émotion communicative des états psychiques et de nous y faire participer, pour nous dédommager que nous n'ayons pas la puissance ou l'occasion de les vivre. Dès lors cette ville,—de laquelle j'indiquerais aisément la faiblesse, qui est tout de même de ne voir dans la nature que la dignité humaine,—en appelant tous les arts à l'éducation de l'homme fait l'homme du moins plus complet.

Peut-être, à ce que je dis du caractère d'universalité de l'art à Rome, objectera-t-on que Michel-Ange semble bien exprimer le génie particulier de cette ville avec autant d'étroitesse que Tiepolo la fête mélancolique de Venise,—Sodoma l'ardente passion de la ville où sainte Catherine eut ses extases,—Botticelli la grâce cérébrale de Florence—et Watteau le génie indulgent et exquis du vrai Paris des Parisiens. Mais précisément de ce fait qu'on voudrait me présenter comme une contradiction, je tire mon meilleur argument. Il est vrai que Michel-Ange est si particulier qu'on le confond avec le génie de Rome même; or, ce que nul ne contestera, c'est qu'il exprime toute la puissance d'étreindre de la sensibilité humaine. Ses sybilles ne sont pas comme les filles de Watteau, de Botticelli, de Sodoma, de Tiepolo, l'humanité raffinant à droite ou à gauche, elles sont tout l'homme poussant plus avant ses vertus, l'homme plus virilisé.

3o Au reste, les églises, quel qu'ait été le goût de Marie Bashkirtseff pour les salons et pour l'art, demeurent le véritable rendez-vous de qui voyage avec le souci des choses psychiques. C'est encore là que, jusqu'à cette heure, l'humanité a le mieux témoigné sa recherche du divin, et par cette antique consécration elles attirent ceux-là mêmes de nos modernes qui ont perdu le sens des dogmes. Or quelle ville opposerait ses basiliques à Rome? Notre-Dame et la Sainte-Chapelle, la cathédrale de Cologne, Saint-Marc de Venise, Sainte-Sophie de Constantinople, dans leur éclatante diversité apparaissent chacune comme la fièvre mystique particulière au pays qui les éleva. Mais Rome rassemble toutes ces fièvres pour en faire une force harmonieuse, et, appuyée sur trois cent quatre-vingt-neuf églises, elle fait voir à notre imagination la chrétienté entière, l'Eglise.

Le catholicisme! Voilà où tendent et s'expliquent tous les mouvements de notre cœur, qui n'est obscur et mal à l'aise que pour avoir accueilli les fièvres de cinq ou six peuples. C'est tiraillé par elles que le cosmopolite, toujours incomplètement satisfait, erre à travers l'Europe; il les satisferait dans la capitale où convergent toutes les nations.

Tandis que sonnait le beffroi de Bruges, Marie Bashkirtseff, qui venait de visiter les Memling, se sentait, j'imagine, un peu béguine et une part d'elle demeurait inoccupée; de même, par un lourd soleil de printemps si, quittant le café Quadri, elle prit le frais aux voûtes de saint Marc, elle s'y sentit dominée d'un rêve sensuel d'Orient et une part d'elle soupirait encore. J'ai connu ces insuffisances des plus nobles stations, mais un soir de mai, vers les cinq heures, sous le chêne de San Onofrio où le Tasse sentit sa piété, compliquée des délicatesses de l'héroïsme et de la volupté, s'exalter jusqu'à la folie, je voulus baiser cette terre romaine, car je compris que de ceux qui l'ont foulée, j'ai hérité toutes mes chères façons de souffrir et de jouir.

Qu'à saint Pierre d'autres discutent ces froids espaces et cette pompe architecturale, pour moi j'y distinguais seulement les confessionnaux qui tapissent cette immense enceinte et où l'on parle toutes les langues. C'est ici le point mathématique où tous les soupirs civilisés se confondent pour former la sensibilité chrétienne. Tant d'émotions qui furent apportées sous cette coupole des points extrêmes de la chrétienté, en se réalisant dans une âme, la formeraient la moins marquée de particularités qu'on puisse imaginer et la plus capable de s'accommoder sans froissement des milieux les plus divers. L'âme qui serait faite de tous les péchés, inquiétudes et scrupules qui vinrent ici chercher la paix, serait exactement celle que nous nous représentons sous le nom de sensibilité cosmopolite. Pour moi, jamais je ne franchis ce seuil fameux sans qu'une émotion d'être au point le plus sensible de l'humanité m'inclinât à m'agenouiller. Là seulement, parmi ces directeurs de consciences polyglottes, j'eusse pu trouver quelqu'un qui parlât ma langue. Là seulement eût été chez elle Marie Bashkirtseff, notre sœur, si belle, parce qu'elle était ardente de toutes les inquiétudes de tous les peuples.


Marie Bashkirtseff se fût étonnée qu'on confondît son cosmopolitisme avec le sentiment des catholiques, et ceux-ci de même se pourraient choquer. Chez les uns et chez les autres, ne serait-ce pas connaissance insuffisante des besoins qui les animent? Ces gens qui renoncent à tout et ces gens qui désirent tout sont bien faits pour s'entendre. Les uns et les autres, en effet, ne se satisfont de rien; ils ont à un degré tourmentant le sens du précaire, le désir de la perfection. Oui, cosmopolites et catholiques sont de la même famille, et simplement nous devons nous étonner qu'à une même époque on puisse mener par des sentiers si différents la même poursuite du divin.

Afin que mademoiselle Bashkirtseff touchât en quels points ses sentiments s'accordaient avec le plus exalté catholicisme, et pour illustrer d'une anecdote romaine le tableau que je trace de la vertu surhumaine de cette ville, j'eusse aimé lui proposer un idéal de désintéressement auquel elle était bien digne d'atteindre. Connaissez-vous l'histoire d'Alexandrine d'Alopéus et d'Albert de la Ferronays, telle que nous la raconte le Récit d'une sœur et dont nous sommes quelques-uns à demeurer aussi émus que du Journal de Marie Bashkirtseff, car ce sont là deux monographies d'une sensibilité héroïque embellies par le romanesque de la beauté et de la mort.

Mademoiselle Bashkirtseff, qui était toute remplie d'une ardeur un peu naïve pour les rapins et pour le dessus du panier parisien, m'eût sans doute interrompu aux premiers mots que je lui eusse dit d'un livre, réservé pour l'ordinaire aux jeunes femmes un peu timorées de province. «Ne souriez pas, lui répliquerais-je, le goût que j'ai pour Albert de La Ferronays part des mêmes préoccupations qui m'attirent vers vous. L'étrange importance que vous attribuez au talent! Et quand, à les juger de notre point de vue d'école, il serait prouvé que leur langue est terne et leur vocabulaire banal, en voilà un bel empêchement à ma violente sympathie! Je les aime parce qu'ils ont eu de l'exaltation désintéressée.» Ils ont éprouvé l'amour pur dont Leibnitz a donné une définition que je veux rapporter, car, avec leur sécheresse, ces esprits, tels encore Comte et Spinosa, passent singulièrement les gentillesses des artistes. «L'amour pur, dit-il, c'est d'être porté à trouver du plaisir dans les perfections ou dans la félicité de l'objet, et par conséquent à trouver de la douleur dans ce qui peut être contraire à ces félicités. Cet amour a proprement pour objet les substances susceptibles de la félicité, mais on en trouve quelque image à l'égard des objets qui ont des perfections, sans les sentir, comme serait, par exemple, un beau tableau. Celui qui trouve du plaisir à le contempler et qui trouverait de la douleur à le voir gâté, quand il appartiendrait même à un autre, l'aimerait pour ainsi dire d'un amour désintéressé, ce que ne serait pas celui qui aurait seulement en vue de gagner et de vendre ou de s'attirer de l'applaudissement en le faisant voir.» Albert de la Ferronays poussa l'amour jusqu'à offrir à Dieu sa vie pour qu'Alexandrine d'Alopéus, une protestante qu'il aimait, connût la vraie religion. Peu après, il mourut, et, auprès du lit de leurs brèves amours, devenu par l'intensité de son vœu d'idéaliste son lit de mort, une parcelle de l'hostie qui allait être son viatique fut la première communion de sa jeune amante. Combien il m'humilie déjà cet homme singulier assez désintéressé pour souhaiter la mort entre les bras de celle qui l'enivre, afin qu'elle soit encore ennoblie par la possession de la vérité; mais, où je suis glacé de dégoût envers moi-même, c'est quand je vois celle qui prit sur les lèvres refroidies du mort un don si fort de mépriser les choses périssables qu'elle s'éleva jusqu'à dire: «Lorsque j'ai été dépouillée de tout, c'est alors que mon bonheur et mes délices et mon amour ont commencé.»

Le voilà ce sentiment du précaire et cet élan vers la perfection, par quoi sont emportés, aussi fort que les catholiques, ces cosmopolites qui se pressent de pays en pays, de passions en passions, enthousiastes et jamais possédés, renonçant chaque jour et désirant toujours, les yeux fiévreux et les mains sans prise, parce qu'aucune des formes passagères qui emplissent l'univers ne leur livre le non-périssable, le divin. Hautain idéalisme où communient, sans se reconnaître, le cosmopolite qui ne veut plus ni ciel ni patrie, ni foyer, et le catholique qui renie même d'être de cette terre. Nul lieu ne les contentera, hors Rome où veillent les Sybilles de Michel Ange, dont les yeux graves font voir une âme goûtant le plaisir amer d'adorer ce qui ne meurt pas, au milieu de tout ce qui passe.

A notre cosmopolitisme, à notre dilettantisme, à notre cher nihilisme enfin, pour dire le mot qui résume le mieux notre déracinement moral, la grande ville catholique restitue leur sens complet, en même temps qu'elle leur donne une haute allure. A sa lueur nos dégoûts et notre ardeur m'apparaissent ce qu'ils sont en réalité, un sentiment religieux. Mademoiselle Bashkirtseff fut emportée par une injuste mort avant d'avoir profité de l'éducation de Rome. Il faut pourtant lui en assurer le bénéfice dans la légende que nous lui organisons.

Paris, par sa coquetterie et sa bonne grâce, Londres, par l'hospitalité solide et digne de ses cercles et de ses petites maisons, Venise, par sa fièvre romantique, se font accepter du premier abord. Mais Rome est une acquisition si lourde qu'une âme de vingt ans défaille. Cette ville-là, tout épurée de vulgarité, n'est pas une jolie maîtresse qui accueille et caresse nos habitudes, c'est une impérieuse qui froisse et rompt en nous ce qu'elle estime indigne. Plus tard Marie Bashkirtseff s'y fût plu; qu'y fût-elle devenue?

Sans qu'on puisse en douter, son bohémianisme, qui n'était d'abord que l'agitation d'une petite personne de race jeune et sensuelle, et que Paris transforma jusqu'à être un sentiment désintéressé, la recherche du beau, Rome l'eût élevé au point qu'il fût devenu le mal familier aux grands idéalistes qui se lassent de tout parce que seule la perfection les satisferait.

Honoré soit-il, ce sentiment du précaire qu'eut avec tant d'intensité cette petite fille; nous avons eu raison d'y méditer. Il nous fait participer à ces mépris supérieurs que ressentent pour la réalité, pour leur moi actuel, tous les hommes soucieux de l'univers qu'ils renferment en puissance et du moi supérieur qu'ils ne sont pas encore. Maintenant que je lui ai constitué toute sa valeur légendaire, celle que je saluais du nom bassement moderne de «Notre-Dame du Sleeping-car» nous apparaît une représentation de la force éternelle qui fait surgir des héros dans chaque génération, et, pour qu'elle nous soit de bon conseil, cultivons sa mémoire sous le vocable hautain de «Notre-Dame qui n'êtes jamais satisfaite

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