Un billet de loterie: (Le numéro 9672)
Le commandant reçut le professeur avec empressement et se déclara prêt à lui donner tout son concours. Il avait déjà fait la navigation de ces parages pendant les longues et périlleuses campagnes qui entraînent les pêcheurs de Bergen, des îles Loffoden et du Finmark, jusqu'aux pêcheries de l'Islande et de Terre-Neuve. Il pourrait donc apporter ses connaissances personnelles à l'oeuvre d'humanité qui allait être entreprise, et il promettait de s'y donner tout entier.
Quant à la note que lui remit Sylvius Hog — note indiquant le lieu présumé du naufrage — il en approuva absolument les conclusions. C'était dans cette portion de mer comprise entre l'Islande et le Groënland qu'il fallait rechercher les survivants, ou tout au moins quelque épave du _Viken. _Si le commandant ne réussissait pas, il irait explorer les parages voisins et peut-être la mer de Baffin sur sa côte orientale.
— Je suis prêt à partir, monsieur Hog, ajouta-t-il. Mon charbon et mes vivres sont faits, mon équipage est à bord, et je puis appareiller aujourd'hui même.
— Je vous remercie, commandant, répondit le professeur, et je suis très touché de l'accueil que vous m'avez fait. Mais encore une question: pouvez-vous me dire combien de temps il vous faudra pour atteindre les parages du Groënland?
— Mon aviso peut faire onze noeuds à l'heure. Or, comme la distance de Bergen au Groënland n'est que de vingt degrés environ, je compte arriver en moins de huit jours.
— Faites donc toute la diligence possible, commandant, répondit Sylvius Hog. Si quelques naufragés ont pu échapper à la catastrophe, voilà déjà deux mois qu'ils sont dans le dénuement, sans doute, mourant de faim sur quelque côte déserte…
— Il n'y a pas une heure à perdre, monsieur Hog. Aujourd'hui même je prendrai la mer avec le jusant, je me tiendrai à mon maximum de vitesse, et, aussitôt que j'aurai trouvé un indice quelconque, j'en informerai la marine de Christiania par le fil de Terre-Neuve.
— Partez donc, commandant, répondit Sylvius Hog, et puissiez-vous réussir!
Le jour même, le _Telegraf _appareillait, salué par les sympathiques hurrahs de toute la population de Bergen. Et ce ne fut pas sans une vive émotion qu'on le vit contourner les passes, puis disparaître derrière les derniers îlots du fiord.
Cependant Sylvius Hog ne borna pas ses efforts à cette expédition, dont il venait de charger l'aviso _Telegraf. _Dans sa pensée, on pouvait faire plus encore en multipliant les moyens de retrouver quelque trace du _Viken. _N'était-il pas possible d'exciter l'émulation des navires de commerce et de pêche, joëgts ou autres, à donner leur concours aux recherches, pendant qu'ils naviguaient dans les mers des Feroë et de l'Islande? Oui, sans doute! Aussi une prime de deux mille marks fut-elle promise, au nom de l'État, à tout bâtiment qui fournirait un indice relatif au navire perdu, et de cinq mille à quiconque rapatrierait un des survivants du naufrage.
Voilà donc, pendant les deux jours qu'il passa à Bergen, comment Sylvius Hog fit tout ce qu'il était possible de faire pour assurer le succès de cette campagne. Il fut, en cela, parfaitement secondé par son ami Help junior et les autorités maritimes. M. Help eût désiré le garder près de lui pendant quelque temps encore. Sylvius Hog le remercia et refusa de prolonger son séjour. Il lui tardait d'avoir rejoint Hulda et Joël, qu'il craignait de laisser trop longtemps livrés à eux-mêmes. Mais Help junior convint avec lui que, si quelque nouvelle arrivait, elle lui serait aussitôt transmise à Dal. À lui seul appartenait le soin d'en instruire la famille Hansen.
Le 4, dès le matin, Sylvius Hog, après avoir pris congé de son ami
Help junior, se rembarqua sur le _Run _pour traverser le fiord du
Hardanger, et, à moins de retards improbables, il comptait être de
retour au Telemark dans la soirée du 5.
XIV
Le jour même où Sylvius Hog avait quitté Bergen, une scène grave s'était passée dans l'auberge de Dal.
Après le départ du professeur, on eût dit que le bon génie de
Hulda et de Joël avait emporté, avec son dernier espoir, toute la
vie de cette famille. C'était comme une maison morte que Sylvius
Hog laissait derrière lui.
Pendant ces deux jours, d'ailleurs, aucun touriste ne vint à Dal. Joël n'eut donc point l'occasion de s'absenter, et il put rester près de Hulda qu'il eût été très anxieux de laisser seule.
En effet, dame Hansen était de plus en plus dominée par ses secrètes inquiétudes. Elle semblait s'être détachée de tout ce qui touchait ses enfants, même de la perte du _Viken. _Elle vivait à l'écart, retirée dans sa chambre, ne se montrant qu'aux heures des repas. Mais, quand elle adressait la parole à Hulda ou à Joël, c'était toujours pour leur faire des reproches directs ou indirects au sujet du billet de loterie, dont ils ne voulaient à aucun prix se défaire.
C'est que les offres n'avaient cessé de se produire. Il en arrivait de tous les coins du monde. C'était comme une folie qui s'était emparée de certains cerveaux. Non! Il n'était pas possible qu'un pareil billet ne fût pas prédestiné à gagner le lot de cent mille marks. Il semblait qu'il n'y eût qu'un seul numéro dans cette loterie, et ce numéro, c'était le 9672! En somme, l'Anglais de Manchester et l'Américain de Boston tenaient toujours la corde. L'Anglais en était arrivé à distancer son rival de quelques livres. Mais, à son tour il fut bientôt dépassé de plusieurs centaines de dollars. La dernière surenchère était de huit mille marks — ce qui ne pouvait s'expliquer que par une véritable monomanie, à moins qu'il ne s'agît là d'une question d'amour-propre entre l'Amérique et la Grande-Bretagne.
Quoi qu'il en soit, Hulda répondait négativement à toutes ces propositions, si avantageuses qu'elles fussent — ce qui finit par provoquer les plus amères récriminations de dame Hansen.
— Et si je t'ordonnais de céder ce billet! dit-elle un jour à sa fille. Oui! si je te l'ordonnais!
— Ma mère, je serais désespérée, mais il me faudrait vous répondre par un refus!
— Et s'il le fallait, cependant!
— Pourquoi le faudrait-il? demanda Joël. Dame Hansen ne répliqua rien. Elle était devenue toute pâle devant cette question nettement posée, et elle se retira en murmurant d'inintelligibles paroles.
— Il y a quelque chose de grave, et ce doit être une affaire entre notre mère et Sandgoïst! dit Joël.
— Oui, mon frère. Il faut s'attendre à de fâcheuses complications pour l'avenir!
— Ma pauvre Hulda, ne sommes-nous donc pas assez éprouvés depuis quelques semaines, et quelle catastrophe nous menace encore?
— Ah! combien monsieur Sylvius tarde à revenir! dit Hulda. Quand il est ici, je me sens moins désespérée…
— Et, pourtant, que pourrait-il pour nous? répondit Joël. Mais qu'y avait-il donc dans le passé de dame Hansen qu'elle ne voulût pas confier à ses enfants? Quel amour-propre mal entendu l'empêchait de leur dire le motif de ses inquiétudes? Avait-elle quelque reproche à se faire? Et, d'autre part, pourquoi cette pression qu'elle voulait exercer sur sa fille, à propos du billet de Ole Kamp et de la valeur qu'il avait atteinte? D'où venait qu'elle se montrait si avide d'en toucher le prix en argent? Hulda et Joël allaient enfin l'apprendre.
Le 4 juillet, dans la matinée, Joël avait conduit sa soeur à la petite chapelle où Hulda allait prier chaque jour pour le naufragé.
Il l'attendait alors et la ramenait à la maison.
Ce jour-là, en revenant, tous deux aperçurent de loin, sous les arbres, dame Hansen qui marchait rapidement et se dirigeait vers l'auberge.
Elle n'était pas seule. Un homme l'accompagnait, un homme qui devait parler à voix haute, et dont les gestes semblaient être impérieux.
Hulda et son frère s'étaient soudain arrêtés.
— Quel est cet homme? dit Joël. Hulda fit quelques pas en avant.
— Je le reconnais, dit-elle.
— Tu le reconnais?
— Oui! C'est Sandgoïst!
— Sandgoïst, de Drammen, qui est déjà venu à la maison pendant mon absence?…
— Oui!
— Et qui agissait en maître, comme s'il avait eu des droits… sur notre mère… sur nous, peut-être?…
— Lui-même, frère, et, ces droits, il vient sans doute pour les exercer aujourd'hui…
— Quels droits?… Ah!… cette fois je saurai ce que cet homme a la prétention de faire ici!
Joël se contint, non sans peine, et, suivi de sa soeur, il alla se mettre un peu à l'écart.
Quelques minutes après, dame Hansen et Sandgoïst arrivaient à la porte de l'auberge. Sandgoïst en franchissait le seuil — le premier. La porte se refermait sur dame Hansen et sur lui, et tous deux s'installaient dans la grande salle.
Joël et Hulda se rapprochèrent de la maison, où la voix grondante de Sandgoïst se faisait entendre. Ils s'arrêtèrent, ils écoutèrent. Dame Hansen parlait alors, mais en suppliante.
— Entrons! dit Joël. Et tous deux, Hulda, le coeur oppressé, Joël, frémissant d'impatience, de colère aussi, entrèrent dans la grande salle, dont la porte fut soigneusement refermée. Sandgoïst était assis dans le grand fauteuil. Il ne se dérangea même pas en apercevant le frère et la soeur. Il se contenta de tourner la tête et de les regarder par-dessus ses lunettes.
— Ah! voici la charmante Hulda, si je ne me trompe! dit-il d'un ton qui déplut à Joël.
Dame Hansen était debout devant cet homme, dans une humble et craintive attitude. Mais elle se redressa soudain et parut très contrariée à la vue de ses enfants.
— Et voilà son frère, sans doute? ajouta Sandgoïst.
— Oui, son frère, répondit Joël. Puis, s'avançant et s'arrêtant à deux pas du fauteuil:
— Qu'y a-t-il pour votre service? demanda-t-il.
Sandgoïst lui jeta un mauvais regard, et, de sa voix dure et méchante, sans se lever:
— Nous allons vous l'apprendre, jeune homme! dit-il. En vérité, vous arrivez à propos! J'avais hâte de vous voir, et, si votre soeur est raisonnable, nous finirons par nous entendre!
— Mais asseyez-vous donc, vous aussi, jeune fille!
Sandgoïst les invitait à s'asseoir, comme s'il eût été chez lui.
Joël le lui fit observer.
— Ah! ah! Cela vous blesse! Diable, voilà un gars qui n'a pas l'air commode!
— Pas commode, comme vous dites, répliqua Joël, et qui n'accepte les politesses que de ceux qui ont le droit de les lui faire!
— Joël! dit dame Hansen.
— Frère!… frère! ajouta Hulda, dont le regard suppliait Joël de se contenir.
Celui-ci fit un violent effort pour se maîtriser, et, afin de ne point céder à l'envie de jeter à la porte ce grossier personnage, il se retira dans un coin de la salle.
— Puis-je parler, maintenant? demanda Sandgoïst.
Un signe affirmatif de dame Hansen, ce fut tout ce qu'il obtint.
Mais, paraît-il, cela suffisait.
— Voici ce dont il s'agit, dit-il, et je vous prie de bien écouter tous trois, car je n'aime pas à revenir sur mes paroles!
Il s'exprimait, cela ne se voyait que trop, en homme qui se croyait le droit d'imposer sa volonté,
— J'ai appris par les journaux, reprit-il, l'aventure d'un certain Ole Kamp, un jeune marin de Bergen, et d'un billet de loterie qu'il a envoyé à sa fiancée Hulda, au moment où son navire le _Viken _allait faire naufrage, J'ai appris également que, dans le public, on regardait ce billet comme un billet surnaturel, à raison des circonstances dans lesquelles il avait été retrouvé, J'ai appris, en outre, qu'on lui attribuait une valeur spéciale dans les chances du tirage, Enfin, j'ai appris que des offres de rachat avaient été faites à Hulda Hansen, et même à des prix considérables,
Il se tut un instant, Puis:
— Est-ce vrai? dit-il, La réponse à cette dernière question se fit attendre.
— Oui!… C'est vrai, dit Joël. Après?
— Après? reprit Sandgoïst. Voici: que toutes ces offres reposent sur une superstition absurde, c'est bien mon avis. Mais enfin, elles ne s'en sont pas moins produites et s'accroîtront encore, je le suppose, à mesure que le jour du tirage approchera, Or, je suis un commerçant, moi. J'estime qu'il y a là une affaire qu'il me conviendrait de prendre à mon compte. C'est pourquoi, hier, j'ai quitté Drammen pour venir à Dal, afin de traiter de la cession de ce billet et prier dame Hansen de me donner la préférence sur tous autres acquéreurs,
Hulda, dans un premier mouvement, allait répondre à Sandgoïst comme elle l'avait fait à toutes demandes de ce genre, bien qu'il ne se fût point adressé directement à elle, lorsque Joël l'arrêta.
— Avant de répondre à monsieur Sandgoïst, dit-il, je lui demanderai s'il sait à qui appartient ce billet.
— Mais à Hulda Hansen, j'imagine!
— Eh bien, c'est à Hulda Hansen qu'il faut demander si elle est disposée à s'en défaire!
— Mon fils!… dit dame Hansen.
— Laissez-moi achever, ma mère, reprit Joël. Ce billet n'appartenait-il pas légitimement à notre cousin Ole Kamp, et Ole Kamp n'avait-il pas le droit de le léguer à sa fiancée?
— Incontestablement, répondit Sandgoïst.
— C'est donc à Hulda Hansen qu'il faut s'adresser pour l'avoir.
— Soit, monsieur le formaliste, répondit Sandgoïst. Je demande donc à Hulda de me céder ce billet, portant le numéro 9672, qui lui vient de Ole Kamp.
— Monsieur Sandgoïst, répondit la jeune fille d'une voix ferme, bien des propositions m'ont été faites au sujet de ce billet, mais inutilement. Aussi je vous répondrai comme j'ai répondu jusqu'ici. Si mon fiancé m'a adressé ce billet avec son dernier adieu, c'est parce qu'il a voulu que je le garde, non que je le vende. Je ne puis donc m'en dessaisir à aucun prix.
Cela dit, Hulda se disposait à se retirer, considérant que l'entretien, en ce qui la regardait, devait être terminé par son refus. Sur un geste de sa mère, elle s'arrêta.
Un mouvement de dépit était échappé à dame Hansen, et Sandgoïst, par le plissement de son front, l'éclair de ses yeux, montrait que la colère commençait à s'emparer de lui.
— Oui! Restez, Hulda, dit-il. Ce n'est pas votre dernier mot, et, si j'insiste, c'est que j'ai le droit d'insister. Je pense, d'ailleurs, que je me suis mal expliqué, ou, plutôt, vous m'aurez mal compris. Il est certain que les chances de ce billet ne se sont point accrues parce que la main d'un naufragé l'a enfermé dans une bouteille et qu'il a été fort à propos recueilli. Mais il n'y a pas à raisonner avec l'engouement du public. Nul doute que beaucoup de gens désirent en devenir possesseurs. Ils ont déjà offert de l'acheter, ils l'offriront encore. Je le répète, cela se présente comme une affaire, et c'est une affaire que je viens vous proposer.
— Vous aurez quelque peine à vous entendre avec ma soeur, monsieur, répondit ironiquement Joël. Quand vous lui parlez affaire, elle vous répond sentiment!
— Des mots, tout cela, jeune homme! répondit Sandgoïst, et, quand mon explication sera terminée, vous verrez que, si c'est une affaire avantageuse pour moi, elle l'est aussi pour elle. J'ajoute qu'elle le sera également pour sa mère, dame Hansen, qui s'y trouve directement intéressée.
Joël et Hulda se regardaient. Allaient-ils apprendre ce que dame
Hansen leur avait caché jusqu'alors?
— Je reprends, dit Sandgoïst. Je n'ai pas prétendu que ce billet me fût cédé pour le prix qu'il a coûté à Ole Kamp. Non!… À tort ou à raison, il a acquis une certaine valeur marchande. Aussi, j'entends faire un sacrifice pour en devenir possesseur.
— On vous dit, répliqua Joël, que Hulda a déjà repoussé des propositions supérieures à tout ce que vous pourriez offrir…
— Vraiment! s'écria Sandgoïst. Des propositions supérieures! Et qu'en savez-vous?
— D'ailleurs, quelles qu'elles soient, ma soeur les refuse, et j'approuve son refus!
— Ah! çà, ai-je affaire à Joël ou à Hulda Hansen?
— Ma soeur et moi, nous ne faisons qu'un, répondit Joël.
Apprenez-le, monsieur, puisque vous semblez ne pas le savoir!
Sandgoïst, sans se déconcerter, haussa les épaules. Puis, en homme sûr de ses arguments, il reprit:
— Quand j'ai parlé d'un prix en échange du billet, j'aurais dû dire que j'ai à vous offrir des avantages: tels que, dans l'intérêt de sa famille, Hulda ne pourra les rejeter.
— Vraiment!
— Et maintenant, mon garçon, sachez, à votre tour, que je ne suis pas venu à Dal pour prier votre soeur de me céder ce billet! Non! Mille diables, non!
— Que demandez-vous alors?
— Je ne demande pas, j'exige… je veux!…
— Et de quel droit, s'écria Joël, de quel droit, vous, un étranger, osez-vous parler ainsi dans la maison de ma mère?
— Du droit qu'a tout homme, répondit Sandgoïst, de parler quand il lui plaît et comme il lui plaît, lorsqu'il est chez lui!
— Chez lui! Joël, au comble de l'indignation, marcha vers Sandgoïst, qui, bien qu'il ne s'effrayât pas facilement, s'était vivement rejeté hors du fauteuil. Mais Hulda retint son frère, pendant que dame Hansen, la tête cachée dans ses mains, reculait à l'autre extrémité de la salle.
— Frère!… regarde-la!… dit la jeune fille. Joël s'arrêta soudain. La vue de sa mère avait paralysé sa fureur. Tout, dans son attitude, disait à quel point dame Hansen était au pouvoir de ce Sandgoïst! Celui-ci reprit le dessus en voyant l'hésitation de Joël et revint à la place qu'il occupait.
— Oui, chez lui! s'écria-t-il d'une voix plus menaçante encore. Depuis la mort de son mari, dame Hansen s'est jetée dans des spéculations qui n'ont point réussi. Elle a compromis le peu de fortune qu'avait laissé votre père en mourant. Il lui a fallu emprunter chez un banquier de Christiania. À bout de ressources, elle a offert cette maison en garantie d'une somme de quinze mille marks qui lui a été prêtée par obligation bien en règle, obligation que, moi, Sandgoïst, j'ai rachetée de son prêteur. Cette maison sera donc la mienne, et très prochainement, si je ne suis pas payé à l'échéance.
— Quand, cette échéance? demanda Joël.
— Le 20 juillet, dans dix-huit jours, répondit Sandgoïst. Et ce jour-là, que cela vous plaise ou non, je serai ici chez moi!
— Vous ne serez chez vous, à cette date, que si vous n'avez pas été remboursé d'ici là! riposta Joël. Je vous défends donc de parler comme vous le faites devant ma mère et devant ma soeur!
— Il me défend!… à moi!… s'écria Sandgoïst. Et sa mère me le défend-elle?
— Mais parlez donc, ma mère! dit Joël, en allant vers dame
Hansen, dont il voulut écarter les mains.
— Joël!… Mon frère!… s'écria Hulda… Par pitié pour elle… je t'en supplie… calme-toi!
Dame Hansen, la tête courbée, n'osait plus regarder son fils. Il n'était que trop vrai, quelques années après la mort de son mari, elle avait tenté d'accroître sa fortune en des affaires hasardeuses. Le peu d'argent dont elle disposait s'était promptement dissipé. Bientôt il lui avait fallu recourir aux emprunts ruineux. Et maintenant, une obligation, hypothéquée sur sa maison, était passée aux mains de ce Sandgoïst, de Drammen, un homme sans coeur, un usurier bien connu, détesté dans le pays. Dame Hansen ne l'avait vu pour la première fois que le jour où il était venu à Dal afin d'évaluer la valeur de l'auberge.
Ainsi donc, voilà quel était le secret qui pesait sur sa vie! Voilà quelle était l'explication de son attitude, et pourquoi elle vivait à l'écart, comme si elle eût voulu se cacher de ses enfants! Voilà enfin ce qu'elle n'avait jamais voulu dire à ceux dont elle avait compromis l'avenir.
Hulda osait à peine songer à ce qu'elle venait d'entendre. Oui! Sandgoïst était bien le maître d'imposer ses volontés! Ce billet qu'il voulait avoir aujourd'hui, il n'aurait plus de valeur dans quinze jours, et, si elle ne le livrait pas, c'était la ruine, c'était la maison vendue, c'était la famille Hansen sans domicile, sans ressources… C'était la misère.
Hulda n'osait pas lever les yeux sur Joël. Mais Joël, emporté par la colère, ne voulut rien entendre des menaces de l'avenir. Il ne voyait que Sandgoïst, et, si cet homme parlait encore comme il l'avait fait devant lui, il ne pourrait plus se maîtriser…
Sandgoïst, se sachant le maître de la situation, devint plus dur, plus impérieux encore.
— Ce billet, je le veux et je l'aurai! répéta-t-il. En échange, je n'offre pas un prix qu'il est impossible d'établir; mais j'offre de reculer l'échéance de l'obligation souscrite par dame Hansen, de la reculer d'un an… de deux ans!… Fixez vous-même la date, Hulda!
Hulda, le coeur étreint par l'angoisse, n'aurait pu répondre. Son frère répondit pour elle et s'écria:
— Le billet de Ole Kamp ne peut être vendu par Hulda Hansen! Ma soeur refuse donc, quelles que soient vos prétentions et vos menaces! Et maintenant, sortez!
— Sortir! dit Sandgoïst. Eh bien, non!… Je ne sortirai pas!… Et si l'offre que j'ai faite n'est pas suffisante… j'irai plus loin!… Oui!… contre la remise du billet, j'offre… j'offre…
Il fallait que Sandgoïst eût vraiment un irrésistible désir de posséder ce billet, il fallait qu'il fût bien convaincu que l'affaire serait avantageuse pour lui, car il alla s'asseoir devant la table, où se trouvait du papier, une plume et de l'encre. Un instant après:
— Voilà ce que j'offre! dit-il. C'était une quittance de la somme due par dame Hansen, et pour laquelle elle avait donné en garantie la maison de Dal.
Dame Hansen, les mains suppliantes, à demi courbée, regardait, implorait sa fille…
— Et maintenant, reprit Sandgoïst, ce billet… je le veux!… Je le veux aujourd'hui… à l'instant!… Je ne quitterai pas Dal sans l'emporter!… Je le veux, Hulda!… Je le veux!
Sandgoïst s'était approché de la pauvre fille, comme s'il eût voulu la fouiller pour lui arracher le billet de Ole… Ce fut là plus que ne put supporter Joël, surtout quand il entendit Hulda crier:
— Frère!… frère!
— Sortirez-vous! dit-il.
Et, comme Sandgoïst refusait de sortir, il allait s'élancer sur lui, lorsque Hulda intervint.
— Ma mère, voici le billet! dit-elle. Dame Hansen avait vivement saisi le billet, et, pendant qu'elle l'échangeait contre la quittance de Sandgoïst, Hulda tombait sur le fauteuil, presque sans connaissance.
— Hulda!… Hulda!… s'écria Joël. Reviens à toi!… Ah! ma soeur, qu'as-tu fait?
— Ce qu'elle a fait? répondit dame Hansen. Ce qu'elle a fait?… Oui, je suis coupable! Oui! dans l'intérêt de mes enfants, j'ai voulu accroître le bien de leur père! Oui! J'ai compromis l'avenir! J'ai appelé la misère sur cette maison… Mais Hulda nous a sauvés tous!… Voilà ce qu'elle a fait!… Merci, Hulda… merci!
Sandgoïst était toujours là. Joël l'aperçut.
— Vous… ici… encore! s'écria-t-il. Puis, allant vers Sandgoïst, il le prit par les épaules, il le souleva, et, malgré sa résistance, malgré ses cris, il le jeta dehors.
XV
Le lendemain, Sylvius Hog revint à Dal dans la soirée. Il ne dit rien de son voyage. Personne ne sut qu'il était allé à Bergen. Tant que les recherches commencées n'auraient pas donné un résultat quelconque, il voulait les taire à la famille Hansen. Toute lettre ou dépêche, qu'elle vînt de Bergen ou de Christiania, devait lui être adressée personnellement à l'auberge, où il se proposait d'attendre les événements. Espérait-il toujours? Oui! mais il fallait bien l'avouer, ce n'était plus que du pressentiment.
Dès qu'il fut de retour, le professeur n'eut pas de peine à reconnaître qu'un événement grave s'était passé pendant son absence. L'attitude de Joël et de Hulda indiquait clairement qu'une explication avait dû avoir lieu entre leur mère et eux. Un nouveau malheur venait-il donc de frapper la famille Hansen?
Cela ne put qu'affliger profondément Sylvius Hog. Il éprouvait pour le frère et la soeur une affection si paternelle qu'il n'eût pas été plus étroitement attaché à ses propres enfants. Combien lui avaient-ils manqué pendant cette courte absence — et, peut-être, combien leur avait-il manqué lui-même!
— Ils parleront! se dit-il. Il faudra qu'ils parlent! Ne suis-je donc pas de la famille!
Oui! Sylvius Hog se croyait le droit, maintenant, d'intervenir dans la vie privée de ses jeunes amis, de savoir pourquoi Joël et Hulda paraissaient plus malheureux qu'ils ne l'étaient au moment de son départ. Il ne tarda pas à l'apprendre.
En effet, tous deux ne demandaient qu'à se confier à l'excellent homme qu'ils aimaient d'une affection filiale. Ils attendaient, pour ainsi dire, qu'il lui convînt de les interroger. Depuis deux jours, ils s'étaient sentis tellement abandonnés! d'autant plus que Sylvius Hog n'avait point dit où il allait. Non! jamais heures ne leur avaient paru plus longues! Pour eux, cette absence ne pouvait se rapporter aux recherches du _Viken, _et il ne leur serait pas venu à la pensée que Sylvius Hog eût voulu cacher ce voyage pour leur épargner une suprême désillusion en cas d'insuccès.
Et maintenant, combien sa présence leur était plus que jamais nécessaire! Quel besoin ils éprouvaient de le voir, de prendre ses conseils, d'entendre sa voix toujours si affectueuse, si rassurante! Mais oseraient-ils lui dire ce qui s'était passé entre eux et l'usurier de Drammen, et comment dame Hansen avait compromis l'avenir de la maison? Que penserait Sylvius Hog, quand il apprendrait que le billet n'était plus entre les mains de Hulda, lorsqu'il saurait que dame Hansen l'avait employé à se libérer vis-à-vis de son impitoyable créancier?
Il allait l'apprendre, cependant. Qui commença à parler, de Sylvius Hog ou de Joël et de Hulda, on ne sait. Mais peu importe! Ce qui est certain, c'est que le professeur fut bientôt au courant de l'affaire. Il sut quelle avait été la situation de dame Hansen et de ses enfants! Dans quinze jours, l'usurier les aurait chassés de l'auberge de Dal si la dette n'eût été éteinte par la cession du billet.
Sylvius Hog avait écouté ce triste récit que lui fit Joël en présence de sa soeur:
— Il ne fallait pas vous dessaisir du billet! s'écria-t-il tout d'abord. Non!… il ne le fallait pas!
— Le pouvais-je, monsieur Sylvius? répondit la jeune fille, profondément troublée.
— Eh non! sans doute!… Vous ne le pouviez pas!… Et pourtant!… Ah! si j'avais été là!
Et qu'aurait-il fait, s'il eût été là, le professeur Sylvius Hog?
Il n'en dit rien et reprit:
— Oui, ma chère Hulda, oui, Joël! En somme, vous avez fait ce que vous deviez faire! Mais ce qui m'enrage, c'est que ce sera Sandgoïst qui profitera de l'engouement superstitieux du public! Si l'on attribue au billet du pauvre Ole une valeur surnaturelle, c'est lui qui va l'exploiter! Et cependant, de croire que ce numéro 9672 sera nécessairement favorisé par le sort, c'est ridicule, absurde! Enfin, pour conclure, moi je n'aurais peut-être pas donné le billet. Après l'avoir refusé à Sandgoïst, Hulda aurait mieux fait de le refuser à sa mère!
À tout ce que venait de dire Sylvius Hog, le frère et la soeur ne purent rien répondre. En remettant le billet à dame Hansen, Hulda avait obéi à un sentiment filial dont on ne pouvait la blâmer. Le sacrifice auquel elle s'était résolue, ce n'était pas le sacrifice des chances plus ou moins aléatoires que représentait ce billet dans le tirage de la loterie de Christiania, c'était le sacrifice des dernières volontés de Ole Kamp, c'était l'abandon du dernier souvenir de son fiancé.
Enfin, il n'y avait plus à y revenir maintenant. Sandgoïst avait le billet. Il lui appartenait. Il le mettrait aux enchères. Un méchant usurier allait battre monnaie avec ce touchant adieu du naufragé! Non! Sylvius Hog ne pouvait se faire à cela!
Aussi, ce jour même, Sylvius Hog voulut-il avoir à ce sujet une conversation avec dame Hansen, conversation qui ne pouvait rien changer à l'état des choses, mais devenue pour ainsi dire nécessaire entre eux. Il se trouva, d'ailleurs, en face d'une femme très pratique, qui, à n'en pas douter, avait plus de bon sens que de coeur.
— Ainsi, vous me blâmez, monsieur Hog? dit-elle, après avoir laissé le professeur parler tout à son aise.
— Certainement, dame Hansen.
— Si vous me reprochez de m'être imprudemment lancée dans de mauvaises affaires, d'avoir compromis la fortune de mes enfants, vous avez raison. Mais, si vous me reprochez d'avoir agi comme je l'ai fait pour me libérer, vous avez tort. Qu'avez-vous à répondre?
— Rien.
— Sérieusement, fallait-il refuser l'offre de Sandgoïst, qui, en fin de compte, a payé quinze mille marks cette cession d'un billet dont la valeur ne repose sur rien? Je vous le redemande, fallait-il refuser?
— Oui et non, dame Hansen.
— Ce n'est pas oui et non, monsieur Hog, c'est non. Dans la situation que vous connaissez, si l'avenir n'eût pas été aussi menaçant — par ma faute, j'en conviens — j'aurais compris le refus de Hulda!… Oui!… j'aurais compris qu'elle ne voulût céder à aucun prix le billet qu'elle avait reçu de Ole Kamp! Mais, quand il s'agissait d'être expulsée dans quelques jours d'une maison où mon mari est mort, où mes enfants sont nés, je ne le comprends plus, et vous-même, monsieur Hog, à ma place, vous n'eussiez pas agi autrement!
— Si, dame Hansen, si!
— Et qu'auriez-vous fait?
— J'aurais tout tenté plutôt que de sacrifier le billet que ma fille avait reçu dans de pareilles circonstances!
— Ces circonstances le rendent-elles donc meilleur?
— Ni vous, ni moi, personne n'en sait rien.
— On le sait, au contraire, monsieur Hog! Ce billet n'est rien qu'un billet qui a neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf chances de perdre contre une de gagner. Lui attribuez-vous donc plus de valeur parce qu'il a été trouvé dans une bouteille recueillie en mer?
À cette question si précise, Sylvius Hog ne pouvait qu'être très embarrassé de répondre. Aussi revint-il au côté «sentiment» de l'affaire, en disant:
— La situation est celle-ci, à présent. Ole Kamp, au moment du naufrage, a légué à Hulda le seul bien qui lui restât au monde! Il lui a même recommandé d'être là, le jour du tirage, avec ce billet, si quelque heureuse chance le lui avait fait parvenir… et, maintenant, ce billet n'est plus entre les mains de Hulda.
— Ole Kamp eût été de retour, répondit dame Hansen, qu'il n'aurait pas hésité à céder son billet à Sandgoïst!
— C'est possible, reprit Sylvius Hog, mais lui seul avait le droit de le faire. Et que lui répondriez-vous, s'il n'était pas mort, s'il n'avait pas péri dans ce naufrage… s'il revenait… demain… aujourd'hui…
— Ole ne reviendra pas, répondit dame Hansen d'une voix sourde.
Ole est mort, monsieur Hog, et bien mort!
— Vous n'en savez rien, dame Hansen! s'écria le professeur avec un accent de conviction vraiment extraordinaire. Des recherches très sérieuses sont commencées pour retrouver quelque survivant du naufrage! Elles peuvent aboutir — oui! aboutir même avant que le tirage de cette loterie ait eu lieu! Vous n'avez donc pas le droit de dire que Ole Kamp est mort, tant qu'il n'y aura pas de preuves certaines qu'il ait péri dans la catastrophe du _Viken! _Si, maintenant, je ne parle plus avec cette assurance à vos enfants, c'est que je ne veux pas leur donner un espoir qui peut amener de bien douloureuses déceptions! Mais à vous, dame Hansen, je vous dis ce que je pense! Et que Ole soit mort, non! je ne peux pas le croire! Non… je ne veux pas le croire… Non! je n'y crois pas!
Dame Hansen, sur ce terrain, où la discussion avait été transportée, ne pouvait plus lutter avec le professeur. Aussi se taisait-elle, et cette Norvégienne, quelque peu superstitieuse au fond, baissait la tête, comme si Ole Kamp eût été prêt à apparaître devant elle.
— En tout cas, dame Hansen, reprit Sylvius Hog, avant de disposer du billet de Hulda, il y avait une chose très simple à faire, et vous ne l'avez pas faite.
— Laquelle, monsieur Hog?
— Il fallait vous adresser d'abord à vos amis, aux amis de votre famille. Ils n'auraient point refusé de vous venir en aide, soit en se substituant à Sandgoïst dans sa créance, soit en vous avançant la somme nécessaire pour le payer!
— Je n'ai point d'amis, monsieur Hog, auxquels j'eusse pu demander ce service!
— Si, vous en avez, dame Hansen, et j'en connais au moins un, qui l'eût fait sans hésiter et comme un acte de reconnaissance.
— Et quel est-il?
— Sylvius Hog, député au Storthing!
Dame Hansen ne put rien répondre, et elle se contenta de s'incliner devant le professeur.
— Mais ce qui est fait est fait — malheureusement! ajouta Sylvius Hog. Je vous serai donc obligé, dame Hansen, de ne rien dire à vos enfants de cette conversation sur laquelle il n'y aura plus lieu de revenir!
Et tous deux se séparèrent.
Le professeur avait repris sa vie habituelle et recommencé ses promenades quotidiennes. Pendant quelques heures, il visitait avec Joël et Hulda les environs de Dal, mais sans aller trop loin, afin de ne point fatiguer la jeune fille. Rentré dans sa chambre, il se remettait à sa correspondance qui ne laissait pas d'être importante. Il écrivait lettres sur lettres à Bergen, à Christiania. Il stimulait le zèle de tous ceux qui concouraient maintenant à cette bonne oeuvre de la recherche du _Viken. _Son existence se concentrait dans cette unique pensée: retrouver Ole, retrouver Ole!
Il crut même devoir s'absenter encore, pendant vingt-quatre heures, pour un motif qui, sans doute, devait se rattacher à cette affaire qui intéressait la famille Hansen. Mais il garda, comme toujours, un secret absolu sur ce qu'il faisait ou faisait faire à ce sujet.
Cependant la santé de Hulda, si durement éprouvée, ne se rétablissait que bien lentement. La pauvre fille ne vivait que du souvenir de Ole, et l'espoir qu'elle mêlait parfois à ce souvenir s'affaiblissait de jour en jour. Et, pourtant, elle avait alors près d'elle les deux êtres qu'elle aimait le plus au monde, et l'un d'eux ne cessait de l'encourager. Mais cela suffisait-il? N'aurait-il pas fallu la distraire à tout prix? Et comment l'arracher à ces pensées auxquelles se prenait toute son âme, ces pensées qui la rattachaient comme par une chaîne de fer au naufragé du Viken?
Ainsi l'on arriva au 12 juillet.
C'était dans quatre jours que devait être tirée la loterie des
Écoles de Christiania.
Il va sans dire que la spéculation tentée par Sandgoïst avait été portée à la connaissance du public. Par ses soins, les journaux avaient annoncé que le «célèbre et providentiel billet» portant le numéro 9672 était maintenant entre les mains de monsieur Sandgoïst de Drammen, et que ce billet, mis en vente, appartiendrait au plus offrant. Et, si monsieur Sandgoïst était possesseur dudit billet, c'est qu'il l'avait acheté fort cher à Hulda Hansen.
On le comprend, cette annonce ne pouvait que diminuer singulièrement la jeune fille dans l'estime publique. Quoi! Hulda, séduite par un haut prix, s'était décidée à vendre le billet du naufragé, le billet de son fiancé Ole Kamp! Elle avait fait argent de ce dernier souvenir!
Mais une note, parue très à propos dans le _Morgen-Blad, _mit ses lecteurs au courant de ce qui s'était passé. On sut de quelle nature avait été l'intervention de Sandgoïst et comment le billet se trouvait maintenant entre ses mains. Ce fut sur l'usurier de Drammen que retomba la réprobation publique, ce créancier sans coeur, qui n'avait pas craint d'utiliser à son profit les malheurs de la famille Hansen. Et alors il arriva ceci: c'est que, comme par une entente générale, les offres qui s'étaient produites lorsque Hulda possédait encore le billet ne se renouvelèrent plus vis-à-vis du nouveau possesseur. Il semblait que ledit billet n'avait plus la valeur surnaturelle qu'on lui attribuait depuis que ce Sandgoïst l'avait souillé de son attouchement. Donc, Sandgoïst n'avait fait là qu'une très mauvaise affaire, et le fameux numéro 9672 menaçait de lui rester pour compte.
Il va sans dire que ni Hulda ni même Joël n'étaient au courant de ce qui se disait. Heureusement! Il leur eût été bien pénible de se savoir mêlés à cette affaire, qui avait pris une tournure si mercantile entre les mains de l'usurier.
Le 12 juillet, vers le soir, une lettre arriva à l'adresse du professeur Sylvius Hog.
Cette lettre, envoyée par la Marine, en contenait une autre, qui était datée de Christiansand, petit port situé à l'entrée du golfe de Christiania. Sans doute, elle n'apprit rien de nouveau à Sylvius Hog, car il la serra dans sa poche et n'en parla ni à Joël ni à sa soeur.
Seulement, au moment de se retirer dans sa chambre en leur donnant le bonsoir, il dit:
— Vous le savez, mes enfants, c'est dans trois jours que sera tirée la loterie. Est-ce que vous ne comptez pas assister à ce tirage?
— À quoi bon, monsieur Sylvius? répondit Hulda.
— Cependant, reprit le professeur, Ole a voulu que sa fiancée y assistât; il en a fait l'expresse recommandation dans les dernières lignes qu'il a écrites, et je pense qu'il faut obéir aux dernières volontés de Ole.
— Mais ce billet, Hulda ne l'a plus, répondit Joël, et qui sait entre quelles mains il est allé!
— N'importe, répondit Sylvius Hog. Je vous demande donc à tous deux de m'accompagner à Christiania.
— Vous le voulez, monsieur Sylvius? répondit la jeune fille.
— Ce n'est pas moi, chère Hulda, c'est Ole qui le veut, et il faut obéir à Ole.
— Soeur, monsieur Sylvius a raison, répondit Joël. Oui! il le faut!
— Quand comptez-vous partir, monsieur Sylvius?
— Demain, dès l'aube, et que saint Olaf nous protège!
XVI
Le lendemain, la kariol du contremaître Lengling emportait Sylvius Hog et Hulda, assis côte à côte dans la petite caisse peinturlurée. On le sait, il n'y avait pas de place pour Joël. Aussi le brave garçon allait-il à pied, près du cheval, qui secouait gaiement la tête.
Quatorze kilomètres entre Dal et Moel, ce n'était pas assez pour embarrasser ce vigoureux marcheur.
La kariol suivait donc cette charmante vallée du Vestfjorddal, en côtoyant la rive gauche du Maan — vallée étroite et ombreuse, arrosée de mille cascades rebondissantes, qui tombent de toutes hauteurs. À chaque détour de ce chemin sinueux, on revoyait et on perdait de vue la cime du Gousta, marquée de deux brillantes taches de neige.
Le ciel était pur, le temps magnifique. De l'air pas trop vif, du soleil pas trop chaud.
Remarque singulière, depuis que Sylvius Hog avait quitté la maison de Dal, il semblait que sa figure se fût rassérénée. Sans doute, il se «forçait» un peu, afin que ce voyage fût au moins une distraction aux chagrins de Hulda et de Joël.
Deux heures et demie, il n'en fallut pas davantage pour atteindre Moel, à l'extrémité du lac Tinn, où devait s'arrêter la kariol. Elle n'aurait pu aller plus loin, à moins d'être une voiture flottante. En ce point de la vallée commence, en effet, le chemin des lacs. Là se trouve ce qu'on appelle un «vandskyde», c'est-à-dire un relais d'eau. Là, enfin, attendent ces fragiles embarcations qui font le service du Tinn, dans sa longueur comme dans sa largeur.
La kariol s'arrêta près de la petite église du hameau, au bas d'une chute de plus de cinq cents pieds. Cette chute, visible sur un cinquième de son parcours, se perd en quelque profonde crevasse de la montagne, avant d'être absorbée par le lac.
Deux bateliers se trouvaient sur l'extrême pointe de la rive. Une barque en écorce de bouleau, dont l'équilibre, absolument instable, ne permet pas un mouvement d'un bord sur l'autre aux voyageurs qu'elle transporte, était prête à démarrer.
Le lac apparaissait alors dans toute sa beauté matinale. Le soleil, à son lever, avait bu les vapeurs de la nuit. On n'aurait pu souhaiter une plus belle journée d'été.
— Vous n'êtes pas trop fatigué, mon brave Joël? demanda le professeur, dès qu'il fut descendu de la kariol.
— Non, monsieur Sylvius. Ne suis-je pas habitué à ces longues courses à travers le Telemark?
— C'est juste! Dites-moi, savez-vous quelle est la route la plus directe pour aller de Moel à Christiania?
— Parfaitement, monsieur Sylvius. Une fois arrivés à l'extrémité du lac, à Tinoset… Par exemple, je ne sais pas si nous y trouverons une kariol, faute d'avoir envoyé des «forbuds» pour prévenir de notre arrivée au relais, comme on fait d'habitude dans le pays…
— Soyez tranquille, mon garçon, répondit le professeur, j'ai prévu le cas. Mon intention n'est point de vous obliger à faire la route à pied de Dal à Christiania.
— S'il le fallait… dit Joël.
— Il ne le faudra pas. Revenons à notre itinéraire, et dites-moi comment vous le comprenez.
— Eh bien, une fois à Tinoset, monsieur Sylvius, nous contournerons le lac Fol, en passant par Vik et Bolkesjö, de manière à gagner Möse, et de là, Kongsberg, Hangsund et Drammen. Si nous voyageons de nuit comme de jour, il ne sera pas impossible d'arriver demain, dans l'après-midi, à Christiania.
— Très bien, Joël! Je vois que vous connaissez le pays, et voilà, en vérité, un agréable itinéraire.
— C'est le plus court.
— Eh bien, Joël, je me moque du plus court, vous m'entendez! répondit Sylvius Hog. J'en sais un autre qui n'allonge le voyage que de quelques heures! Et celui-là, vous le connaissez, mon garçon, bien que vous n'en parliez pas!
— Et lequel?
— C'est celui qui passe par Bamble!
— Par Bamble?
— Oui, Bamble! Faites donc l'ignorant! Bamble, où demeure le fermier Helmboë et sa fille Siegfrid!
— Monsieur Sylvius!…
— C'est celui-là que nous prendrons, et, en contournant le lac Fol par le sud au lieu de le contourner par le nord, est-ce que nous n'atteindrons pas tout aussi bien Kongsberg?
— Tout aussi bien, et même mieux! répondit Joël en souriant.
— Merci pour mon frère, monsieur Sylvius! dit la jeune fille.
— Et pour vous aussi, petite Hulda, car j'imagine que cela vous fera plaisir de revoir en passant votre amie Siegfrid!
L'embarcation était prête. Tous trois y prirent place sur un monceau de feuilles vertes, entassées à l'arrière. Les deux bateliers, ramant et gouvernant à la fois, poussèrent au large.
À mesure qu'on s'éloigne de la rive, le lac Tinn commence à s'arrondir depuis Haekenoës, petit gaard de deux ou trois maisons, bâti sur ce promontoire rocheux que baigne l'étroit fiord dans lequel se déversent paisiblement les eaux du Maan. Le lac est encore très encaissé; mais, peu à peu, l'arrière-plan des montagnes recule, et l'on ne se rend compte de leur hauteur qu'au moment où une embarcation passe à leur base, sans paraître plus grosse qu'un oiseau aquatique.
De çà et de là émergent une douzaine d'îles ou d'îlots, arides ou verdoyants, avec quelques huttes de pêcheurs. À la surface du lac flottent des troncs d'arbres non équarris et des trains de poutres débités par les scieries du voisinage.
Ce qui fit dire en plaisantant à Sylvius Hog — et il fallait qu'il eût bien envie de plaisanter:
— Si, selon nos poètes scandinaves, les lacs sont les yeux de la Norvège, il faut convenir que la Norvège a plus d'une poutre dans l'oeil, comme dit la Bible!
Vers quatre heures, l'embarcation arrivait à Tinoset, simple hameau des moins confortables. Peu importait, d'ailleurs. L'intention de Sylvius Hog n'était point de s'y arrêter, même une heure. Ainsi qu'il l'avait dit à Joël, un véhicule l'attendait sur la rive. En prévision de ce voyage, depuis longtemps décidé dans son esprit, il avait écrit à M. Benett, de Christiania, de lui assurer les moyens de voyager sans retards ni fatigues. C'est pourquoi, au jour dit, une vieille calèche se trouvait à Tinoset, son coffre bien garni de comestibles. Donc, transport garanti pour tout le parcours, nourriture également assurée — ce qui dispensait de recourir aux oeufs à demi couvés, au lait caillé et au brouet spartiate des gaards du Telemark.
Tinoset est situé presque à l'extrémité du lac Tinn. De là, par une assez belle chute, le Maan se précipite dans la vallée inférieure, où il retrouve son cours régulier. Les chevaux, venus du relais, étaient déjà attelés, et la voiture prit aussitôt la direction de Bamble.
À cette époque, c'était la seule manière de parcourir la Norvège en général et le Telemark en particulier. Et peut-être les chemins de fer feront-ils regretter aux touristes la kariol nationale et les calèches de M. Benett!
Il va sans dire que Joël connaissait parfaitement cette portion du bailliage qu'il avait si souvent traversée entre Dal et Bamble.
Il était huit heures du soir, lorsque Sylvius Hog, le frère et la soeur arrivèrent dans cette petite localité.
On ne les y attendait pas; mais le fermier Helmboë ne leur en fit pas moins le meilleur accueil. Siegfrid embrassa tendrement son amie qu'elle trouva bien pâlie par tant de douleurs. Pendant quelques instants, les deux jeunes filles restèrent seules à échanger leurs peines.
— Je t'en prie, chère Hulda, dit Siegfrid, ne te laisse pas abattre par ton chagrin! Moi, je n'ai pas perdu confiance! Pourquoi renoncer à tout espoir de revoir notre pauvre Ole! Nous avons appris par les journaux qu'on s'occupait de retrouver le _Viken! _Les recherches réussiront!… Tiens! je suis sûre que monsieur Sylvius espère encore!… Hulda… ma chérie… je t'en supplie… ne désespère pas!
Pour toute réponse, Hulda ne pouvait que pleurer, et Siegfrid la pressait sur son coeur.
Ah! quelle joie eût régné dans la maison du fermier Helmboë, au milieu de ces braves gens, simples et bons, si tout ce petit monde avait eu le droit d'être heureux!
— Ainsi, vous allez directement à Christiania? demanda le fermier à Sylvius Hog.
— Oui, monsieur Helmboë!
— Pour assister au tirage de la loterie?
— Sans doute.
— À quoi bon, puisque le billet de Ole Kamp est maintenant entre les mains de ce misérable Sandgoïst!
— C'était la volonté de Ole, répondit le professeur, et il faut respecter sa volonté.
— On dit que l'usurier de Drammen n'a pu trouver acquéreur pour ce billet qui lui coûte cher!
— On le dit, en effet, monsieur Helmboë.
— Bon! Il n'a que ce qu'il mérite, ce vilain homme, ce coquin, monsieur Hog, oui!… ce coquin!… Et c'est bien fait!
— Oui, en vérité, monsieur Helmboë, c'est bien fait!
Naturellement, il fallut souper à la ferme. Siegfrid ni son père n'auraient laissé partir leurs amis avant qu'ils n'eussent accepté cette invitation. Mais il importait de ne pas s'attarder, si l'on voulait regagner pendant la nuit les quelques heures perdues par le détour de Bamble. Aussi, à neuf heures, les chevaux avaient-ils été amenés du relais par un des garçons du gaard, qui s'occupa de les atteler.
— À ma prochaine visite, cher monsieur Helmboë, dit Sylvius Hog au fermier, je resterai six heures à table, si vous l'exigez! Mais, aujourd'hui, je vous demanderai la permission de remplacer le dessert par une bonne poignée de main que vous me donnerez, et par un bon baiser que votre charmante Siegfrid donnera à ma petite Hulda!
Cela fait, on partit. Sous cette latitude élevée, le crépuscule devait se prolonger pendant quelques heures encore. Aussi, l'horizon resta-t-il assez visible, après le coucher du soleil, tant l'atmosphère était pure. C'est une belle route, assez accidentée, celle qui va de Bamble à Kongsberg, en passant par Hitterdal et le sud du lac Fol. Elle traverse ainsi toute la portion méridionale du Telemark, en desservant les bourgs, hameaux ou gaards des environs. Une heure après le départ, Sylvius Hog, sans s'y arrêter, put apercevoir l'église d'Hitterdal, un vieil édifice très curieux, coiffé de pinacles qui se hissent les uns sur les autres, sans souci de la régularité des lignes. Le tout est en bois, depuis les murs faits de poutres jointives et de planches imbriquées, jusqu'à l'extrême pointe du dernier clocheton. Cet amoncellement de poivrières est, paraît-il, un monument vénérable et vénéré de l'architecture scandinave du treizième siècle.
La nuit vint peu à peu, une de ces nuits qui sont encore imprégnées des dernières lueurs du jour; mais, vers une heure du matin, elle allait se fondre dans l'aube naissante.
Joël, assis sur le siège de devant, était absorbé dans ses réflexions. Hulda restait pensive au fond de la voiture. Quelques paroles furent alors échangées entre Sylvius Hog et le postillon, auquel le professeur recommanda de presser ses chevaux. On n'entendit plus ensuite que les grelots de l'attelage, le claquement du fouet et le grincement des roues sur un sol raviné.
On marcha toute la nuit, sans relayer. Il ne fut pas nécessaire de s'arrêter à Listhüs, inconfortable station, perdue au milieu d'un cirque de montagnes sapineuses, que circonscrit un second périmètre de montagnes arides et sauvages. On dépassa aussi Tiness, petit gaard pittoresque, dont quelques maisons sont juchées sur des pilotis de pierre. La calèche roulait assez rapidement avec son bruit de ferraille, son cliquetis de boulons desserrés et de ressorts distendus. Il n'y eut pas un reproche à adresser au conducteur — un bon vieux qui dormait à moitié en secouant ses guides. Machinalement, il allongeait quelques coups de fouet, pas méchants, mais de préférence au cheval de gauche. Cela tenait à ce que, si le cheval de droite lui appartenait, l'autre était la propriété de son voisin du gaard.
À cinq heures du matin, Sylvius Hog ouvrit les yeux, étendit les bras, et put respirer avec délices la pénétrante senteur des sapins qui parfumait l'atmosphère.
On était à Kongsberg. La voiture traversa le pont jeté sur le Laagen, et vint s'arrêter au-delà, après avoir passé près de l'église, non loin de la chute de Larbrö.
— Mes amis, dit Sylvius Hog, si vous le voulez, nous ne ferons que relayer ici. Il est encore trop tôt pour déjeuner. Mieux vaut ne faire une halte sérieuse qu'à Drammen. Là, nous nous offrirons un bon repas, afin d'économiser les comestibles de M. Benett!
Cela convenu, le professeur et Joël se contentèrent de prendre un petit verre de brandevin à _l'Hôtel des Mines. _Un quart d'heure après, les chevaux étant arrivés, on se remit en route.
Au sortir de la ville, la voiture dut remonter une rampe très escarpée, hardiment taillée au flanc de la montagne. Un instant, les hauts pylônes des mines d'argent de Kongsberg se découpèrent en silhouette sur le ciel. Puis, tout cet horizon disparut derrière un rideau d'immenses forêts de sapins, obscures et fraîches comme des caves, dans lesquelles la chaleur du soleil ne pénétrait pas plus que la lumière.
La ville de bois d'Hangsund fournit un nouvel attelage à la calèche. On retrouva de longues routes, souvent fermées par quelques barrières à pivot qu'il fallait faire ouvrir moyennant cinq ou six shillings. Région fertile, où abondaient les arbres, qui ressemblaient à des saules pleureurs avec leurs branches pliant sous le poids des fruits. En se rapprochant de Drammen, la vallée commença à redevenir monstrueuse.
À midi, la ville, assise sur l'un des bras du fiord de Christiania, montra ses deux interminables rues, bordées de maisons peintes, et son port, toujours très animé, où les trains de bois ne laissent que peu de place aux navires qui viennent s'y charger des produits du Nord.
La voiture s'arrêta devant _l'Hôtel de Scandinavie. _Le propriétaire, un important personnage à barbe blanche, l'air doctoral, parut sur le seuil de son établissement.
Avec cette finesse de perception qui distingue les aubergistes en tous les pays du monde:
— Je ne serais pas surpris, dit-il, que ces messieurs et cette jeune dame voulussent déjeuner?
— En effet, ne soyez pas surpris, répondit Sylvius Hog, et faites-nous servir le plus tôt possible.
— À l'instant! Le déjeuner fut bientôt prêt, et, en réalité, très acceptable. Il y eut surtout un certain poisson du fiord, truffé d'une herbe parfumée, dont le professeur mangea avec un évident plaisir. À une heure et demie, la voiture, attelée de chevaux frais, revenait devant _l'Hôtel de Scandinavie, _et elle repartit en remontant au petit trot la grande rue de Drammen. Mais voilà qu'en passant devant une maison basse, d'aspect peu attrayant, qui contrastait avec la couleur gaie des maisons voisines, Joël ne put retenir un mouvement de répulsion.
— Sandgoïst! s'écria-t-il.
— Ah! c'est là monsieur Sandgoïst? dit Sylvius Hog. En vérité, il n'a point bonne figure!
C'était Sandgoïst. Il fumait près de sa porte. Reconnut-il Joël sur le siège de devant, on ne sait, car la voiture fila rapidement entre des piles de madriers et des monceaux de planches.
Au-delà d'une route bordée de sorbiers chargés de leurs fruits de corail, l'attelage s'engagea à travers une épaisse forêt de pins, qui côtoie la «Vallée du Paradis», magnifique dépression du sol, avec ses lointains étagés jusqu'aux dernières limites de l'horizon. Des centaines de monticules apparurent alors, la plupart couronnés d'une villa ou d'un gaard. Puis, aux approches du soir, lorsque la voiture commença à redescendre vers la mer en côtoyant de larges prairies, des fermes montrèrent leurs maisons d'un rouge vif qui tranchait crûment sur le rideau vert-noir des arbres. Enfin, les voyageurs atteignirent le fiord même de Christiania, encadré de pittoresques collines, avec ses innombrables criques, ses petits ports en miniature, et leurs «piers» de bois, où viennent accoster les embarcations de la baie et les vapeurs-omnibus.
À neuf heures du soir — il faisait encore grand jour sous cette latitude — l'antique calèche entrait dans la ville, non sans tapage, en suivant les rues déjà désertes.
D'après l'ordre donné par Sylvius Hog, elle vint s'arrêter à _l'Hôtel Victoria. _C'est là que descendirent Hulda et Joël. Des chambres avaient été d'avance retenues pour eux. Après un bonsoir affectueux, le professeur regagna sa vieille maison, où sa vieille servante Kate et son vieux domestique Pink l'attendaient avec une non moins vieille impatience.
XVII
Christiania — grande cité pour la Norvège — ne serait qu'une assez petite ville en Angleterre ou en France. Sans de fréquents incendies, elle se montrerait encore telle qu'elle fut bâtie au onzième siècle. En réalité, elle ne date que de l'année 1624, époque à laquelle la reconstruisit le roi Christian. D'Opsolö qu'elle s'appelait alors, elle devint Christiania, du nom féminisé de son royal architecte. C'est donc une ville régulière, à larges rues, froides et droites, tracées au tire-ligne, avec des maisons de pierres blanches ou de briques rouges. Au milieu d'un assez beau jardin, s'élève le château royal, l'Orscarslot, vaste bâtisse quadrangulaire, sans style, bien qu'elle soit de style ionien. Çà et là, apparaissent quelques églises, dans lesquelles les beautés de l'art ne sauraient distraire l'attention des fidèles. Enfin, il y a aussi plusieurs édifices civils et établissements publics, sans compter un grand bazar, disposé en rotonde, où viennent s'entasser les produits étrangers et indigènes.
En tout cet ensemble, rien de très curieux. Mais, ce qu'il faut admirer sans réserve, c'est la position de la ville, au milieu de ce cirque de montagnes, si variées d'aspect, qui lui font un cadre superbe. Presque plate dans ses quartiers riches et neufs, elle ne se relève que pour former une sorte de Kasbah, couverte de maisons irrégulières où végète la population peu aisée, huttes de bois, huttes de brique, dont les tons criards étonnent le regard plus qu'ils ne le charment.
Il ne faudrait pas croire que le mot Kasbah, réservé aux villes africaines, ne saurait être à sa place dans une cité du nord de l'Europe. Christiania n'a-t-elle pas, dans le voisinage du port, les quartiers de Tunis, de Maroc et d'Alger? Et, s'il ne s'y trouve pas des Tunisiens, des Marocains, des Algériens, leur population flottante n'en vaut guère mieux.
En somme, comme toute ville dont les pieds baignent dans la mer et qui dresse sa tête au niveau de verdoyantes collines, Christiania est extrêmement pittoresque. Il n'est pas injuste de comparer son fiord à la baie de Naples. Ainsi que les rivages de Sorrente ou de Castellamare, ses rives sont meublées de villas et de chalets, à demi perdus dans la verdure presque noire des sapins, au milieu de ces légères vapeurs qui leur donnent ce «flou» spécial aux régions hyperboréennes.
Sylvius Hog était donc enfin de retour à Christiania. Il est vrai, ce retour s'accomplissait dans des conditions qu'il n'aurait jamais pu prévoir, au milieu d'un voyage interrompu. Eh bien! il en serait quitte pour le recommencer une autre année! En ce moment, il ne s'agissait que de Joël et de Hulda Hansen. S'il ne les avait pas fait descendre dans sa maison, c'est qu'il eût fallu deux chambres pour les recevoir. Bien certainement, le vieux Pink, la vieille Kate leur auraient fait bon accueil! Mais on n'avait pas eu le temps de se préparer. Aussi le professeur les avait-il conduits à _l'Hôtel Victoria _et recommandés particulièrement. Or, une recommandation de Sylvius Hog, député au Storthing, cela valait qu'on en tînt compte.
Mais, en même temps que le professeur demandait pour ses protégés les attentions qu'on aurait eues pour lui-même, il n'avait point donné leurs noms. Garder l'incognito, tout d'abord, cela ne lui paraissait que prudent à l'endroit de Joël et surtout de Hulda Hansen. On sait quel bruit s'était fait autour de la jeune fille, ce qui eût été une gêne pour elle. Mieux valait ne rien dire de son arrivée à Christiania.
Il avait été convenu que, le lendemain, Sylvius Hog ne reverrait pas le frère et la soeur avant l'heure du déjeuner, c'est-à-dire entre onze heures et midi.
Le professeur, en effet, avait quelques affaires à régler, qui devaient lui prendre toute la matinée; et il viendrait rejoindre Hulda et Joël dès qu'elles seraient terminées. Il ne les quitterait plus alors, il resterait avec eux jusqu'au moment où l'on procéderait au tirage de la loterie, qui devait s'effectuer à trois heures.
Donc, Joël, dès qu'il fut levé, alla trouver sa soeur. Hulda, tout habillée déjà, l'attendait dans sa chambre. Dans le but de la distraire un peu de ses pensées, qui devaient être plus douloureuses encore ce jour-là, Joël lui proposa de se promener jusqu'à l'heure du déjeuner. Hulda, pour ne pas désobliger son frère, accepta l'offre qu'il lui faisait, et tous deux allèrent un peu à l'aventure à travers la ville.
C'était un dimanche. Contrairement à ce qui se fait dans les cités du Nord pendant les jours fériés, où le nombre des promeneurs est plus restreint, il y avait une grande animation par les rues. Non seulement les citadins n'avaient point quitté la ville pour la campagne, mais ils voyaient les ruraux des environs affluer chez eux. Le railway du lac Miosen, qui dessert les environs de la capitale, avait dû organiser des trains supplémentaires. Autant de curieux et surtout d'intéressés qu'attirait cette populaire loterie des Écoles de Christiania!
Donc, beaucoup de monde à travers les rues, des familles au complet, même des villages entiers, venus avec l'espérance secrète de n'avoir point fait un voyage inutile. Qu'on y songe! Le million de billets avait été placé, et, ne dussent-ils gagner qu'un simple lot de cent ou deux cents marks, combien de braves gens rentreraient contents du sort dans leurs humbles soeters ou leurs modestes gaards!
Joël et Hulda, en quittant _l'Hôtel Victoria, _descendirent d'abord jusqu'aux quais qui s'arrondissent dans l'est de la baie. En cet endroit, l'affluence était un peu moins grande, si ce n'est dans les cabarets, où la bière et le brandevin, versés à pleines chopes et à pleins verres, rafraîchissaient des gosiers en état de soif permanente.
Tandis que le frère et la soeur se promenaient entre les magasins, les rangs de barriques, les tas de caisses de toute provenance, les bâtiments, amarrés à terre ou mouillés au large, attiraient plus spécialement leur attention. N'y avait-il pas quelques-uns de ces navires qui étaient attachés au port de Bergen, où le _Viken _ne devait plus revenir?
— Ole!… Mon pauvre Ole! murmurait Hulda. Aussi Joël voulut-il l'entraîner loin de la baie, en remontant vers les quartiers de la haute ville.
Là, dans les rues, sur les places, au milieu des groupes, ils entendirent bien des propos à leur adresse.
— Oui, disait l'un, on avait été jusqu'à offrir dix mille marks du numéro 9672!
— Dix mille? répondait un autre. J'ai entendu parler de vingt mille et même plus!
— Monsieur Vanderbilt, de New York, est allé jusqu'à trente mille!
— Messieurs Baring, de Londres, à quarante mille!
— Et messieurs Rothschild, de Paris, à soixante mille! On sait ce qu'il fallait croire de ces exagérations du populaire. À continuer cette échelle ascendante, les prix offerts eussent fini par dépasser le montant du gros lot!
Mais, si les diseurs de nouvelles n'étaient pas d'accord sur le chiffre des propositions faites à Hulda Hansen, la foule s'entendait à merveille pour qualifier les agissements de l'usurier de Drammen.
— Quel damné coquin, ce Sandgoïst, qui n'a pas eu pitié de ces braves gens!
— Oh! il est bien connu dans le Telemark, et il n'en est pas à son coup d'essai!
— On dit qu'il n'a pu trouver à revendre le billet de Ole Kamp, après l'avoir payé d'un bon prix!
— Non! Personne n'en a voulu!
— Cela n'est pas étonnant! Entre les mains de Hulda Hansen, ce billet était bon!
— Évidemment, tandis qu'entre les mains de Sandgoïst, il ne vaut plus rien!
— C'est bien fait! Il lui restera pour compte, et puisse-t-il perdre les quinze mille marks qu'il lui a coûtés!
— Mais, si ce gueux allait gagner le gros lot?…
— Lui!… Par exemple!
— Voilà qui serait une injustice du sort! En tout cas, qu'il ne vienne pas au tirage!…
— Non, car on lui ferait un mauvais parti! Tel est le résumé des opinions émises sur le compte de Sandgoïst. On sait d'ailleurs que, par prudence ou pour tout autre motif, il n'avait point l'intention d'assister au tirage, puisque, la veille, il était encore dans sa maison de Drammen.
Hulda, très émue, et Joël, qui sentait le bras de sa soeur frémir au sien, passaient vite, sans chercher à en entendre davantage, comme s'ils eussent craint d'être acclamés de tous ces amis ignorés qu'ils comptaient parmi cette foule.
Quant à Sylvius Hog, peut-être avaient-ils espéré le rencontrer par la ville. Il n'en fut rien. Mais quelques mots, surpris dans les conversations, leur apprirent que le retour du professeur à Christiania était déjà connu du public. Depuis le matin, on l'avait vu marcher d'un air très affairé, en homme qui n'a point le temps de questionner ni de répondre, tantôt du côté du port, tantôt du côté des bureaux de la Marine.
Certes, Joël aurait pu demander à n'importe quel passant où demeurait le professeur Sylvius Hog. Chacun se fût empressé de lui indiquer sa maison et de l'y conduire. Il ne le fit pas par crainte d'être indiscret, et, puisque rendez-vous était donné à l'hôtel, le mieux était de s'en tenir là.
C'est ce que Hulda pria Joël de faire vers dix heures et demie. Elle se sentait très lasse, et tous ces propos, auxquels son nom était mêlé, lui faisaient mal.
Elle rentra donc à _l'Hôtel Victoria, _puis remonta dans sa chambre pour y attendre le retour de Sylvius Hog.
Quant à Joël, il était resté au rez-de-chaussée de l'hôtel, dans le salon de lecture. Là, machinalement, il occupa son temps à feuilleter les journaux de Christiania.
Tout à coup, sa figure pâlit, son regard se troubla, le journal qu'il tenait lui tomba des mains…
Dans un numéro du _Morgen-Blad, _aux nouvelles de mer, il venait de lire la dépêche suivante, datée de Terre-Neuve:
«L'aviso _Telegraf, _arrivé sur le lieu présumé du naufrage du _Viken, _n'en a retrouvé aucun vestige. Ses recherches sur la côte du Groënland n'ont pas eu plus de succès. On doit donc considérer comme certain qu'il ne reste aucun survivant de l'équipage du Viken.»
XVIII
— Bonjour, monsieur Benett! Quand je trouve l'occasion de vous donner une poignée de main, cela me fait toujours plaisir.
— Et cela me fait toujours honneur, monsieur Hog.
— Honneur, plaisir, plaisir, honneur, répondit gaiement le professeur, l'un vaut l'autre!
— Je vois que votre voyage dans la Norvège centrale s'est heureusement achevé.
— Il n'est point achevé, mais il est fini, monsieur Benett — pour cette année du moins.
— Eh bien, monsieur Hog, parlez-moi, s'il vous plaît, de ces braves gens dont vous avez fait la connaissance à Dal.
— De braves gens, en effet, monsieur Benett, de braves gens et des gens braves! Le mot leur convient dans les deux sens!
— D'après ce que les journaux nous ont appris, il faut convenir qu'ils sont bien à plaindre!
— Très à plaindre, monsieur Benett! Je n'ai jamais vu le malheur frapper de pauvres êtres avec une obstination pareille!
— En effet, monsieur Hog. Après l'affaire du _Viken, _l'affaire de cet abominable Sandgoïst!
— Comme vous dites, monsieur Benett.
— En fin de compte, monsieur Hog, Hulda Hansen a bien fait de livrer le billet contre quittance.
— Vous trouvez?… Et pourquoi donc, s'il vous plaît?
— Parce que de toucher quinze mille marks contre la quasi-certitude de ne rien toucher du tout…
— Ah! monsieur Benett! riposta Sylvius Hog, vous parlez là en homme pratique, en négociant que vous êtes! Mais, si l'on veut se placer à un autre point de vue, cela devient une affaire de sentiment, et le sentiment ne se chiffre pas!
— Évidemment, monsieur Hog; mais permettez-moi de vous le dire, il est très probable que votre protégée en eût été pour son sentiment!
— Qu'en savez-vous?
— Mais songez-y donc! Que représentait ce billet? une seule chance de gagner sur un million!…
— En effet, une chance sur un million! C'est bien peu, monsieur
Benett, c'est bien peu!
— Aussi la réaction s'est-elle faite, après l'engouement des premiers jours, et, dit-on, ce Sandgoïst, qui n'avait acheté ce billet que pour spéculer dessus, n'a pu trouver de preneur!
— Il paraît, monsieur Benett.
— Et pourtant, si ce maudit usurier venait à gagner le gros lot, voilà qui serait un scandale!
— Un scandale, assurément, monsieur Benett, le mot n'est pas trop fort, un scandale!
En parlant ainsi, Sylvius Hog se promenait à travers les magasins, on peut dire à travers le bazar de M. Benett, si connu de Christiania et de toute la Norvège. En effet, que ne trouve-t-on pas dans ce bazar? Voitures de voyages, kariols par douzaines, caisses de comestibles, paniers de vins, stock de conserves, vêtements et ustensiles de touristes, même des guides pour conduire les voyageurs jusqu'aux dernières bourgades du Finmark, jusqu'en Laponie, jusqu'au pôle Nord! Et ce n'est pas tout! M. Benett n'offre-t-il pas aux amateurs d'histoire naturelle les divers échantillons de pierres et de métaux du sol, comme les spécimens les plus variés des oiseaux, insectes, reptiles, de la faune norvégienne? Et — ce qu'il est bon de savoir — où rencontrerait-on un assortiment de bijoux et de bibelots du pays plus complet que dans ses vitrines?
Aussi ce gentleman est-il la Providence des touristes, désireux de visiter la région scandinave. C'est l'homme universel dont Christiania ne pourrait plus se passer.
— Et, à propos, monsieur Hog, dit-il, vous avez bien trouvé à
Tinoset la voiture que vous m'aviez demandée?
— Puisque je vous l'avais demandée, monsieur Benett, j'étais certain qu'elle y serait à l'heure dite!
— Vous me comblez, monsieur Hog. Mais, d'après votre lettre, vous deviez être trois personnes…
— Trois, en effet.
— Et ces personnes?…
— Elles sont arrivées, hier soir, en bonne santé, et elles m'attendent à _l'Hôtel Victoria, _où je vais les rejoindre.
— Est-ce que ce sont?…
— Précisément, monsieur Benett, ce sont… Et, je vous prie, n'en dites rien. Je tiens à ce que leur arrivée ne s'ébruite pas encore.
— Pauvre fille!
— Oui!… Elle a bien souffert!
— Et vous avez voulu qu'elle assistât au tirage de la loterie, bien qu'elle n'ait plus le billet que lui avait légué son fiancé?
— Ce n'est pas moi qui l'ai voulu, monsieur Benett! C'est Ole Kamp, et, à vous comme à tous, je répéterai: Il faut obéir aux dernières volontés de Ole!
— Évidemment, ce que vous faites est toujours bien fait, cher monsieur Hog.
— Des compliments, cher monsieur Benett?…
— Non, mais il est fort heureux pour elle que la famille Hansen vous ait trouvé sur son chemin!…
— Bah! Il est encore plus heureux pour moi de l'avoir trouvée sur le mien!
— Je vois que vous avez toujours votre bon coeur!
— Monsieur Benett, puisqu'on est obligé d'avoir un coeur, autant vaut qu'il soit bon, n'est-ce pas?
Et de quel excellent sourire Sylvius Hog accompagna cette réponse au digne commerçant.
— Et maintenant, monsieur Benett, reprit-il, ne croyez pas que je sois venu chercher des félicitations chez vous! Non! C'est un autre motif qui m'amène.
— À votre service.
— Vous savez, n'est-il pas vrai, que, sans l'intervention de Joël et de Hulda Hansen, si le Rjukanfos avait bien voulu me rendre, il ne m'aurait rendu qu'à l'état de cadavre. Je n'aurais donc pas aujourd'hui le plaisir de vous voir…
— Oui!… Oui!… Je sais! répondit M. Benett. Les journaux ont raconté votre aventure!… Et, en vérité, ces courageux jeunes gens eussent bien mérité de gagner le gros lot!
— C'est mon avis, répondit Sylvius Hog. Mais, puisque c'est maintenant impossible, je ne voudrais pas que ma petite Hulda retournât à Dal sans quelque petit cadeau… un souvenir…
— C'est là ce que j'appellerai une bonne idée, monsieur Hog!
— Vous allez donc m'aider à choisir, parmi toutes vos richesses, quelque chose qui puisse plaire à une jeune fille…
— Volontiers, répondit M. Benett. Et il pria le professeur de passer dans le magasin réservé à la joaillerie indigène. Un bijou norvégien, n'était-ce pas le plus charmant souvenir qu'on pût emporter de Christiania et du merveilleux bazar de M. Benett?
Ce fut aussi l'avis de Sylvius Hog, auquel le complaisant gentleman s'empressa d'ouvrir toutes ses vitrines.
— Voyons, dit-il, je ne suis pas très connaisseur, et je m'en rapporte à votre goût, monsieur Benett.
— Nous nous entendrons, monsieur Hog. Il y avait là tout un assortiment de ces bijoux suédois et norvégiens, de fabrication très complexe, et qui sont généralement plus précieux de travail que de matière.
— Qu'est-ce que cela? demanda le professeur.
— C'est une bague en doublé, avec glands mobiles, dont le tintement est fort agréable.
— Très joli! répondit Sylvius Hog, en essayant la bague à l'extrémité de son petit doigt. Mettez toujours cette bague de côté, monsieur Benett, et voyons autre chose.
— Bracelets ou colliers?
— Un peu de tout, si vous permettez, monsieur Benett, un peu de tout! Ah! ceci?…
— Ce sont des rondelles qui se portent par paires au corsage.
Voyez-vous l'effet du cuivre sur ce fond de laine rouge plissée?
C'est de très bon goût, sans atteindre de trop hauts prix.
— Charmant, en effet, monsieur Benett. Mettons encore cet ornement de côté.
— Seulement, monsieur Hog, je vous ferai observer que ces rondelles sont absolument réservées aux parures des jeunes mariées… le jour des noces… et que…
— Par saint Olaf! vous avez raison, monsieur Benett, vous avez bien raison! Ma pauvre Hulda! Ce n'est malheureusement pas Ole qui lui fait ce cadeau, c'est moi, et ce n'est plus à une fiancée que je vais l'offrir!…
— En effet, monsieur Hog!
— Voyons donc d'autres bijoux qui soient à l'usage d'une jeune fille. Ah! cette croix, monsieur Benett?
— C'est une croix de suspension, avec disques concaves qui résonnent à chaque mouvement du cou.
— Fort joli!… Fort joli!… Mettez cela à part, monsieur Benett. Quand j'aurai visité toutes vos vitrines, nous ferons notre choix…
— Oui, mais…
— Encore un mais?
— Cette croix, c'est celle que portent les mariées de la Scanie, en se rendant à l'église…
— Diable, monsieur Benett!… Il faut bien avouer que je n'ai pas la main heureuse!
— Cela tient, monsieur Hog, à ce que ce sont des bijoux de mariées dont j'ai le plus grand assortiment et que je vends en plus grand nombre. Vous ne pouvez vous en étonner.
— Cela ne m'étonne en aucune façon, monsieur Benett; mais, enfin, cela m'embarrasse!
— Eh bien, prenez toujours cet anneau d'or que vous avez fait mettre de côté!
— Oui… cet anneau d'or… J'aurais voulu cependant aussi quelque autre bijou plus… comment dirai-je?… plus décoratif…
— Alors, n'hésitez pas! Prenez cette plaque d'argent filigrané, dont les quatre rangées de chaînettes font si bon effet au cou d'une jeune fille! Voyez! elle est semée de fines verroteries et agrémentée de fusées de laiton en forme de bobines, avec des perles de couleur taillées en briolettes! C'est un des plus curieux produits de l'orfèvrerie norvégienne!
— Oui!… Oui!… répondit Sylvius Hog. Un joli bijou, mais un peu prétentieux, peut-être, pour ma modeste Hulda! En vérité, je préférerais les rondelles que vous m'avez montrées tout à l'heure, ainsi que la croix de suspension! Sont-elles donc tellement spéciales aux parures de noces qu'on ne puisse en faire cadeau à une jeune fille?
— Monsieur Hog, répondit M. Benett, le Storthing n'a pas encore fait de loi à cet égard!… C'est sans doute une lacune…
— Bon, bon, monsieur Benett, nous arrangerons cela! En attendant, je prends toujours la croix et les rondelles!… Et puis, enfin, ma petite Hulda peut se marier un jour!… Bonne et charmante comme elle est, l'occasion ne lui manquera pas d'utiliser ces parures!… C'est donc décidé, je les prends et je les emporte!
— Bien, monsieur Hog.
— Est-ce que nous aurons le plaisir de vous voir au tirage de la loterie, monsieur Benett?
— Certainement.
— Je crois que cela sera très intéressant.
— J'en suis sûr.
— À bientôt, monsieur Benett, à bientôt.
— À bientôt, monsieur Hog.
— Tiens! fit le professeur en se penchant au-dessus d'une vitrine. Voilà deux jolis anneaux que je n'avais pas vus!
— Oh! Ceux-là ne peuvent vous convenir, monsieur Hog. Ce sont des anneaux gravés que le pasteur met au doigt des mariés, pendant la cérémonie…
— Vraiment?… Bah! je les prends tout de même!
— À bientôt, monsieur Benett, à bientôt. Sylvius Hog sortit, et, d'un pas léger — un pas de vingt ans — il se dirigea vers _l'Hôtel Victoria. _Arrivé sous le vestibule, il aperçut tout d'abord ces mots _Fiat lux, _qui sont inscrits en exergue sur la lanterne du gaz.
«Eh! se dit-il, ce latin-là est de circonstance! Oui! Fiat lux!… Fiat lux!»
Hulda était dans sa chambre. Assise près de la fenêtre, elle attendait. Le professeur frappa à la porte, qui s'ouvrit aussitôt.
— Ah! monsieur Sylvius! s'écria la jeune fille en se levant.
— Me voilà! Me voilà! Mais il ne s'agit pas de monsieur Sylvius, ma petite Hulda, il s'agit du déjeuner qui est déjà servi. J'ai une faim de loup. Où est Joël?
— Dans la salle de lecture.
— Bien!… Je vais l'y chercher! Vous, chère enfant, descendez tout de suite nous rejoindre! Sylvius Hog quitta la chambre de Hulda et alla trouver Joël qui l'attendait aussi, mais désespéré.
Le pauvre garçon lui montra le numéro du _Morgen-Blad. _La dépêche du commandant du _Telegraf _ne laissait plus aucun doute sur la perte totale du Viken.
_— _Hulda n'a pas lu?… demanda vivement le professeur.
— Non, monsieur Sylvius, non! Il vaut mieux lui cacher ce qu'elle n'apprendra que trop tôt!
— Vous avez bien fait, mon garçon… Allons déjeuner. Un instant après, tous trois étaient assis à une table particulière. Sylvius Hog mangeait de grand appétit. Un excellent déjeuner, d'ailleurs, et qui avait toute l'importance d'un dîner. Qu'on en juge! Soupe froide à la bière, avec tranches de citron, morceaux de cannelle, saupoudrée de pain bis en miettes, saumon à la sauce blanche sucrée, veau cuit dans de la fine chapelure, rosbif saignant avec une salade non assaisonnée, mais relevée d'épices, glaces à la vanille, confiture de pommes de terre, framboises, cerises et noisettes, le tout arrosé d'un vieux Saint-Julien de France.
— Excellent!… Excellent!… répétait Sylvius Hog. On se croirait à Dal dans l'auberge de dame Hansen! Et, à défaut de sa bouche empêchée, ses bons yeux souriaient autant que des yeux peuvent sourire.
Joël et Hulda eussent vainement voulu se mettre à ce diapason; ils ne l'auraient pu, et la pauvre fille prit à peine sa part du déjeuner. Quand le repas fut achevé:
— Mes enfants, dit Sylvius Hog, vous avez évidemment eu tort de ne point faire honneur à cette agréable cuisine. Mais, enfin, je ne pouvais pas vous forcer. Après tout, si vous n'avez pas déjeuné, vous n'en dînerez que mieux. Par exemple, je ne sais pas si je pourrai vous tenir tête ce soir! Et maintenant, voici le moment de se lever de table.
Le professeur était déjà debout, il prenait son chapeau que lui tendait Joël, lorsque Hulda, l'arrêtant, lui dit:
— Monsieur Sylvius, vous tenez toujours, n'est-ce pas, à ce que je vous accompagne?
— Pour assister au tirage de la loterie?… Certainement j'y tiens, et beaucoup, ma chère fille!
— Ce sera bien pénible pour moi!
— Très pénible, j'en conviens! Mais Ole a voulu que vous fussiez présente au tirage, Hulda, et il faut respecter la volonté de Ole!
Décidément, cette phrase était devenue un refrain dans la bouche de Sylvius Hog!
XIX
Quelle affluence en cette grande salle de l'Université de Christiania, où allait s'effectuer le tirage de la loterie — et même dans les cours, puisque la grande salle ne pouvait suffire à tant de monde — et jusque dans les rues avoisinantes, puisque les cours étaient encore trop petites pour contenir tout ce populaire!
Certes, ce dimanche 15 juillet, ce n'est pas à leur calme qu'on eût pu reconnaître ces Norvégiens si étrangement surexcités. Quant à cette surexcitation, était-elle due à l'intérêt qui s'attachait à ce tirage, ou provenait-elle de la haute température de cette journée d'été? Peut-être intérêt et chaleur y contribuaient-ils? En tout cas, ce n'était pas l'absorption de ces fruits rafraîchissants, de ces _multers, _dont il se fait une si grande consommation en Scandinavie, qui eût pu la refroidir!
Le tirage devait commencer à trois heures précises. Il y avait cent lots, divisés en trois séries: 1° quatre-vingt-dix lots de cent à mille marks, d'une valeur totale de quarante-cinq mille marks; 2° neuf lots de mille à neuf mille marks, également d'une valeur totale de quarante-cinq mille marks; 3° un lot de cent mille marks.
Contrairement à ce qui se fait ordinairement dans les loteries de ce genre, le grand effet avait été réservé pour la fin. Ce ne devait pas être au premier numéro sortant que serait attribué le gros lot, ce serait au dernier, c'est-à-dire, au centième. De là, une succession d'impressions, d'émotions, de battements de coeur, qui irait toujours croissant. Il va de soi que tout numéro, ayant gagné une fois, ne pouvait gagner une seconde, et serait annulé, s'il venait à ressortir des urnes.
Tout cela était connu du public. Il n'y avait plus qu'à attendre l'heure fixée. Mais, pour tromper les longueurs de l'attente, on causait, et, le plus souvent, de la touchante situation de Hulda Hansen. Vraiment, si elle eût encore possédé le billet de Ole Kamp, chacun aurait fait des voeux pour elle — après soi, bien entendu!
À ce moment, quelques personnes avaient déjà connaissance de la dépêche publiée par le _Morgen-Blad. _Elles en parlèrent à leurs voisins. On sut bientôt, dans toute l'assistance, que les recherches de l'aviso n'avaient point abouti. Ainsi donc, il fallait renoncer à retrouver même une épave du _Viken. _Pas un homme de l'équipage n'avait survécu au naufrage! Hulda ne reverrait jamais son fiancé!
Un incident vint détourner les esprits. Le bruit se répandit que Sandgoïst s'était décidé à quitter Drammen, et quelques-uns prétendaient l'avoir vu dans les rues de Christiania. Se serait-il donc hasardé à venir dans la salle! S'il en était ainsi, ce mauvais homme devait s'attendre à un déchaînement formidable contre sa personne! Lui! assister au tirage de la loterie!… Mais, c'était tellement improbable que ce n'était pas possible. En somme, fausse alerte, rien de plus.
Vers deux heures un quart, il se produisit un certain mouvement dans la foule.
C'était le professeur Sylvius Hog qui se présentait à la porte de l'Université. On savait quelle part il avait prise à toute cette affaire, et comment après avoir été sauvé par les enfants de dame Hansen, il essayait de payer sa dette.
Aussitôt les rangs de s'ouvrir. Un murmure flatteur, auquel Sylvius Hog répondit par d'aimables inclinations de tête, se propagea à travers l'assistance et ne tarda pas à se changer en acclamations.
Mais le professeur n'était pas seul. Lorsque les plus rapprochés se reculèrent pour lui faire place, on vit qu'il avait une jeune fille au bras, tandis qu'un jeune homme les suivait tous deux.
Un jeune homme, une jeune fille! Il y eut là une sorte de secousse électrique. La même pensée jaillit de tous ces cerveaux comme l'étincelle d'autant d'accumulateurs.
— Hulda!… Hulda Hansen! Tel fut le nom qui s'échappa de toutes les bouches. Oui! C'était Hulda, émue à ne pouvoir se soutenir. Elle fût tombée, sans le bras de Sylvius Hog. Mais il la tenait bien, la touchante héroïne de cette fête à laquelle manquait Ole Kamp! Combien elle eût préféré rester dans sa petite chambre de Dal! Quel besoin elle éprouvait de se soustraire à toute cette curiosité, si sympathique qu'elle pût être! Mais Sylvius Hog avait voulu qu'elle vînt: elle était venue.
— Place! Place! criait-on de toutes parts. Et on se rangeait devant Sylvius Hog, devant Hulda, devant Joël. Que de mains s'allongèrent pour saisir leurs mains! Que de bonnes et accueillantes paroles sur leur passage! Et comme Sylvius Hog approuvait toutes ces démonstrations!
— Oui! c'est elle, mes amis!… C'est ma petite Hulda que j'ai ramenée de Dal! disait-il. Puis, se retournant:
— Et c'est Joël, son brave frère! Et il ajoutait:
— Mais, surtout, ne me les étouffez pas! Et, pendant que les mains de Joël répondaient à toutes les pressions, celles du professeur, moins vigoureuses, étaient brisées par tant d'étreintes. En même temps, son oeil brillait, quoique une petite larme d'émotion se fût glissée sous sa paupière. Mais — phénomène digne de l'attention des ophtalmologistes — cette petite larme était comme lumineuse. Il fallut un bon quart d'heure pour traverser les cours de l'Université, gagner la grande salle, atteindre les chaises qui avaient été réservées au professeur. Enfin, cela fut fait, non sans quelque peine. Sylvius Hog prit place entre Hulda et Joël. À deux heures et demie, une porte s'ouvrit derrière l'estrade, au fond de la salle. Le président du bureau apparut, digne, sérieux, ayant cet air dominateur, ce port de tête spécial à tout homme appelé à une présidence quelconque. Deux assesseurs le suivaient, non moins graves. Puis, on vit entrer six petites filles enrubannées, fleuries, toutes blondes aux yeux bleus, avec des mains un peu rouges, dans lesquelles on reconnaissait visiblement ces mains de l'innocence, prédestinées au tirage des loteries. Cette entrée fut accueillie par un brouhaha, qui témoignait d'abord du plaisir qu'on éprouvait à voir les directeurs de la loterie de Christiania, ensuite de l'impatience qu'ils avaient provoquée en ne paraissant pas plus tôt sur l'estrade. S'il y avait six petites filles, c'est qu'il y avait six urnes, disposées sur une table, et desquelles six numéros devaient sortir à chaque tirage.
Ces six urnes contenaient chacune les dix numéros 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 0, représentant les unités, dizaines, centaines, mille, dizaines de mille et centaines de mille du nombre million. S'il n'y avait pas de septième urne pour la colonne du million, c'est que, d'après ce mode de tirage, il est convenu que si les six zéros sortent à la fois, ils représentent le nombre million — ce qui répartit également les chances sur tous les numéros.
En outre, on avait décidé que les numéros seraient successivement extraits des urnes en commençant par celle qui était à la gauche du public. Le nombre gagnant se formerait ainsi sous les yeux des spectateurs, d'abord par le chiffre de la colonne des centaines de mille, puis des dizaines de mille, et ainsi de suite jusqu'à la colonne des unités. Grâce à cette convention, on juge avec quelle émotion chacun verrait s'accroître ses chances, après la sortie de chaque chiffre.
À trois heures sonnant, le président fit un signe de la main et déclara la séance ouverte.
Le long murmure qui accueillit cette déclaration dura pendant quelques minutes, après lesquelles un certain silence s'établit.
Le président se leva alors. Très ému, il prononça le petit discours de circonstance, dans lequel il parut regretter qu'il n'y eût pas un gros lot pour chaque billet. Puis, il ordonna de procéder au tirage de la première série. Elle comprenait, on le sait, quatre-vingt-dix lots, ce qui allait exiger un certain temps.
Les six petites filles commencèrent donc à fonctionner avec une régularité automatique, sans que la patience du public se lassât un seul instant. Il est vrai, l'importance des lots croissant avec chaque tirage, l'émotion croissait aussi, et personne ne songeait à quitter sa place, pas même ceux dont les numéros sortis n'avaient plus rien à prétendre.
Cela dura une heure, sans qu'il se produisit d'incident. Ce que l'on put observer, toutefois, c'est que le numéro 9672 n'était pas encore sorti — ce qui lui eût enlevé toutes chances de gagner le lot de cent mille marks.
— Voilà qui est de bon augure pour ce Sandgoïst! dit un des voisins du professeur.
— Bah! Il serait bien étonnant que le gros lot lui échût! répondait un autre, bien qu'il ait un fameux numéro!
— En effet, un fameux! répondit Sylvius Hog. Mais ne me demandez pas pourquoi!… Je ne serais pas capable de vous le dire!
Alors commença le tirage de la deuxième série, qui comprenait neuf lots. Cela allait devenir tout à fait intéressant, le quatre- vingt-onzième étant de mille marks, le quatre-vingt-douzième de deux mille, et ainsi de suite jusqu'au quatre-vingt-dix-neuvième, lequel était de neuf mille. La troisième série, on ne l'a pas oublié, se composait uniquement du gros lot.
Le numéro 72521 gagna un lot de cinq mille marks. Ce billet était celui d'un brave marinier du port, qui fut acclamé par toute l'assistance et supporta très dignement ces acclamations.
Un autre numéro, le 823752, gagna six mille marks. Et quelle fut la joie de Sylvius Hog, lorsque Joël lui apprit qu'il appartenait à la charmante Siegfrid, de Bamble!
Mais alors il se produisit un incident, et tout le public éprouva une émotion qui se traduisit par des murmures. Lorsqu'on tira le quatre-vingt-dix-septième lot — celui de sept mille marks — on put croire un instant que Sandgoïst allait être favorisé par le sort, au moins pour ce lot.
En effet, le numéro qui le gagna fut le 9627. Il ne s'en était fallu que de quarante-cinq points que ce ne fût celui d'Ole Kamp!
Les deux tirages suivants donnèrent des numéros très éloignés: 775 et 76287.
La deuxième série était close. Il ne restait plus à tirer que le dernier lot de cent mille marks.
En ce moment, l'agitation des spectateurs devint extraordinaire, et il serait assez difficile d'en reproduire l'intensité.
Ce fut d'abord un long murmure, qui se propagea de la grande salle dans les cours et jusque dans les rues. Quelques minutes se passèrent même, sans qu'il parvînt à se calmer. Cependant le decrescendo se fit peu à peu, et un profond silence le suivit. On eût dit que toute l'assistance était figée. Il y avait dans ce calme une certaine quantité de stupeur — qu'on nous permette cette comparaison — de cette stupeur qu'on éprouve au moment où un condamné paraît sur la place de l'exécution. Mais, cette fois, le patient, encore inconnu, n'était condamné qu'à gagner cent mille marks, non à perdre la tête, à moins qu'il ne la perdit de joie.
Joël, les bras croisés, regardait vaguement devant lui, étant le moins émotionné peut-être de toute cette foule.
Hulda, assise, comme repliée en elle-même, ne songeait qu'à son pauvre Ole. Elle le cherchait instinctivement du regard, comme s'il eût dû apparaître au dernier moment!
Sylvius Hog, lui… Mais il faut renoncer à dépeindre l'état dans lequel se trouvait Sylvius Hog.
— Tirage du lot de cent mille marks! dit le président. Quelle voix! Elle semblait venir des entrailles de cet homme solennel. Cela tenait à ce qu'il avait plusieurs billets, qui, n'étant pas encore sortis, pouvaient prétendre au gros lot.
La première petite fille tira un numéro de l'urne de gauche et le montra à l'assemblée.
— Zéro! dit le président.
Ce zéro ne fit pas un très grand effet. Il semblait vraiment qu'on s'attendît à le voir apparaître.
— Zéro! dit le président, en proclamant le chiffre tiré par la seconde petite fille.
Deux zéros! On observa que les chances s'accroissaient notablement pour tous les numéros compris entre un et neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf. Or, le billet de Ole Kamp — qu'on ne l'oublie pas — portait le numéro 9672.
Chose singulière, Sylvius Hog commença à s'agiter sur sa chaise, comme si elle eût été prise de roulis.
— Neuf! dit le président, en annonçant le chiffre que la troisième petite fille venait d'extraire de la troisième urne. Neuf!… C'était le premier chiffre du billet de Ole Kamp!
— Six! dit le président. Et, en effet, la quatrième fillette présentait un six à tous les regards braqués sur elle, comme autant de pistolets chargés, ce qui l'intimidait visiblement.
Les chances de gagner étaient maintenant de une sur cent pour tous les numéros compris entre un et quatre-vingt-dix-neuf.
Est-ce que le billet de Ole Kamp allait faire tomber cette somme de cent mille marks dans la poche de ce misérable Sandgoïst? Vraiment, ce serait à faire douter de Dieu!
La cinquième petite fille plongea sa main dans l'urne et tira le cinquième chiffre.
— Sept! dit le président d'une voix si étranglée qu'on l'entendit à peine, même des premiers rangs.
Mais, si on n'entendait pas, on voyait, et, à ce moment, les cinq fillettes tendaient les chiffres suivants aux yeux du public:
00967
Le numéro gagnant serait nécessairement compris entre 9670 et 9679. Il avait donc maintenant une chance sur dix.
La stupeur était à son comble.
Sylvius Hog, debout, avait saisi la main de Hulda Hansen. Tous les regards se portaient sur la pauvre fille. En sacrifiant le dernier souvenir de son fiancé, avait-elle donc sacrifié la fortune que Ole Kamp avait rêvée pour elle et pour lui?
La sixième fillette eut quelque peine à introduire sa main dans l'urne. Elle tremblait, la petiote! Enfin le numéro parut.
— Deux! s'écria le président. Et il retomba sur sa chaise, à demi suffoqué par l'émotion.
— Neuf mille six cent soixante-douze! proclama un des assesseurs d'une voix retentissante.
C'était le numéro du billet de Ole Kamp, maintenant en la possession de Sandgoïst! Tout le monde le savait, et personne n'ignorait dans quelles conditions l'usurier l'avait acquis! Aussi un profond silence se fit-il, au lieu du tonnerre de hurrahs dont eût retenti toute la salle de l'Université, si le billet eût toujours été entre les mains de Hulda Hansen.
Et maintenant, ce coquin de Sandgoïst allait-il donc apparaître, son billet à la main, pour en toucher le prix?
— Le numéro neuf mille six cent soixante-douze gagne le lot de cent mille marks! répéta l'assesseur. Qui le réclame?
— Moi! Était-ce l'usurier de Drammen qui venait de jeter ce mot? Non! C'était un jeune homme — un jeune homme à la figure pâle, portant, sur ses traits comme dans toute sa personne, les marques de longues souffrances, mais vivant, bien vivant!
À cette voix, Hulda s'était levée, elle avait poussé un cri, qui avait été entendu de tous. Puis, elle s'était affaissée… Mais ce jeune homme venait de fendre la foule, et ce fut lui qui reçut dans ses bras la jeune fille sans connaissance… C'était Ole Kamp!
XX
Oui! c'était Ole Kamp. Ole Kamp qui avait survécu, comme par miracle, au naufrage du Viken.
Et, si le _Telegraf _ne l'avait pas ramené en Europe, c'est qu'il n'était plus alors dans les parages visités par l'aviso.
Et, s'il n'y était plus, c'est que, à cette époque, il faisait déjà route pour Christiania sur le navire qui le rapatriait.
Voilà ce que racontait Sylvius Hog. Voilà ce qu'il répétait à qui voulait l'entendre. Et tous l'écoutaient, on peut le croire! Voilà ce qu'il narrait avec un véritable accent de triomphateur. Et ses voisins le redisaient à ceux qui n'avaient pas le bonheur d'être près de lui. Et cela se transmettait de groupe en groupe jusqu'au public du dehors, entassé dans les cours et les rues avoisinantes.
En quelques instants, tout Christiania savait, à la fois, que le jeune naufragé du _Viken _était de retour et qu'il avait gagné le gros lot de la loterie des Écoles.
Et il fallait bien que ce fût Sylvius Hog qui racontât toute cette histoire. Ole ne l'aurait pu, car Joël le serrait dans ses bras à l'étouffer, tandis que Hulda revenait à elle.
— Hulda!… chère Hulda!… disait Ole. Oui!… moi… ton fiancé… et bientôt ton mari!…
— Dès demain, mes enfants, dès demain! s'écria Sylvius Hog. Nous partirons ce soir même pour Dal. Et, si cela ne s'est jamais vu, on verra un professeur de législation, un député au Storthing, danser à une noce comme le plus découplé des gars du Telemark!
Mais comment Sylvius Hog connaissait-il l'histoire de Ole Kamp? Tout simplement par la dernière lettre que la Marine lui avait adressée à Dal. En effet, cette lettre — la dernière qu'il eût reçue et dont il n'avait parlé à personne — en renfermait une seconde, datée de Christiansand. Cette seconde lettre lui apprenait ceci: le brick danois _Génius, _capitaine Kroman, venait de relâcher à Christiansand, ayant à son bord les survivants du _Viken, _entre autres le jeune maître Ole Kamp, et, trois jours après, il devait arriver à Christiania.
La lettre de la Marine ajoutait que ces naufragés avaient tellement souffert qu'ils étaient encore dans un extrême état de faiblesse. C'est pourquoi Sylvius Hog n'avait rien voulu dire à Hulda du retour de son fiancé. Aussi, dans sa réponse, avait-il demandé le plus profond secret sur ce retour, secret qui avait été soigneusement gardé vis-à-vis du public.
Si l'aviso _Telegraf _n'avait retrouvé ni aucune épave ni aucun survivant du _Viken, _cela est facile à expliquer.
Pendant une violente tempête, le _Viken, _à demi désemparé, avait été forcé de fuir dans le nord-ouest, lorsqu'il se trouvait à deux cents milles au sud de l'Islande. Durant la nuit du 3 au 4 mai — nuit de rafales — il vint se heurter contre un de ces énormes icebergs en dérive, qui sortaient des mers du Groënland. La collision fut terrible, et si terrible que, cinq minutes après, le _Viken _allait couler à pic.
C'est alors que Ole avait écrit ce document. Il avait tracé sur ce billet de loterie un dernier adieu à sa fiancée; puis, il l'avait jeté à la mer, après l'avoir enfermé dans une bouteille.
Mais la plupart des hommes de l'équipage du _Viken, _y compris le capitaine, avaient péri au moment de la collision. Seuls, Ole Kamp et quatre de ses camarades purent sauter sur un débris de l'iceberg, au moment où s'engloutissait le _Viken. _Pourtant, leur mort n'eût été que retardée, si cette épouvantable bourrasque n'eût poussé le banc de glace dans le nord-ouest. Deux jours après, épuisés, mourant de faim, les cinq survivants du naufrage étaient jetés sur la côte sud du Groënland, côte déserte, où ils vécurent à la grâce de Dieu.
Là, s'ils n'étaient secourus sous quelques jours, c'en était fait d'eux.
Comment auraient-ils eu la force de regagner les pêcheries ou les établissements danois de la baie de Baffin, sur l'autre littoral?…
C'est alors que le brick _Génius, _qui avait été rejeté hors de sa route par la tempête, vint à passer. Les naufragés lui firent des signaux. Ils furent recueillis.
Ils étaient sauvés.
Toutefois, le _Génius, _arrêté par les vents contraires, éprouva de grands retards dans cette traversée relativement courte du Groënland à la Norvège. C'est ce qui explique comment il n'arriva à Christiansand que le 12 juillet, et à Christiania que dans la matinée du 15.
Or, c'était ce matin même que Sylvius Hog était allé à bord. Là, il avait trouvé Ole encore bien faible. Il lui avait dit tout ce qui s'était passé depuis sa dernière lettre, datée de Saint- Pierre-Miquelon… Puis, il l'avait emmené à sa demeure, après avoir demandé quelques heures de secret à l'équipage du _Génius… _On sait le reste.
Il fut alors convenu que Ole Kamp viendrait assister au tirage de la loterie. En aurait-il la force?
Oui! la force ne lui manquerait pas, puisque Hulda serait là! Mais avait-il donc encore un intérêt pour lui, ce tirage? Oui, cent fois oui! Intérêt pour lui comme pour sa fiancée!
En effet, Sylvius Hog avait réussi à retirer le billet des mains de Sandgoïst. Il l'avait racheté pour le prix que l'usurier de Drammen avait payé à dame Hansen. Et Sandgoïst avait été trop heureux de s'en défaire, maintenant que les surenchères ne se produisaient plus.
— Mon brave Ole, avait dit Sylvius Hog, en lui remettant le billet, ce n'est point une chance de gain, bien improbable en somme, que j'ai voulu rendre à Hulda, c'est le dernier adieu que vous lui avez adressé au moment où vous croyiez périr!
Eh bien! il faut avouer qu'il avait été bien inspiré, le professeur Sylvius Hog, et mieux que ce Sandgoïst, qui faillit se briser la tête contre un mur, quand il apprit le résultat du tirage!
Maintenant, il y avait cent mille marks dans la maison de Dal! Oui! cent mille marks bien au complet, car Sylvius Hog ne voulut jamais être remboursé de ce qu'il avait payé pour racheter le billet de Ole Kamp.
C'était la dot qu'il était trop heureux d'offrir, le jour de son mariage, à sa petite Hulda!
Peut-être trouvera-t-on quelque peu étonnant que ce numéro 9672, sur lequel l'attention avait été si vivement attirée, fût précisément sorti au tirage du gros lot.
Oui, on en conviendra, c'est étonnant, mais ce n'était pas impossible, et, en tout cas, cela est.
Sylvius Hog, Ole, Joël et Hulda quittèrent Christiania le soir même. Le retour se fit par Bamble, car il fallait remettre à Siegfrid le montant du lot qu'elle avait gagné. En repassant devant la petite église d'Hitterdal, Hulda se rappela les tristes pensées qui l'obsédaient deux jours avant; mais la vue de Ole la ramena bien vite à l'heureuse réalité.
Par saint Olaf! Que Hulda était donc jolie sous sa couronne rayonnante, quand, quatre jours après, elle quitta la petite chapelle de Dal au bras de son mari Ole Kamp! Et, ensuite, quelle cérémonie, dont le retentissement fut immense jusque dans les derniers gaards du Telemark! Et quelle joie chez tous, la jolie fille d'honneur Siegfrid, son père, le fermier Hemlboë, son futur Joël, et aussi dame Hansen que ne hantait plus le spectre de Sandgoïst!
Peut-être se demandera-t-on si tous ces amis, tous ces invités, MM. Help frères, Fils de l'Aîné, et tant d'autres, étaient venus pour assister au bonheur des jeunes mariés, ou pour voir danser Sylvius Hog, professeur de législation et député au Storthing. Question. En tout cas, il dansa très dignement, et, après avoir ouvert le bal avec sa chère Hulda, il le finit avec la charmante Siegfrid.
Le lendemain, salué par les hurrahs de toute la vallée du Vestfjorddal, il partait, non sans avoir formellement promis de revenir pour le mariage de Joël, qui fut célébré quelques semaines plus tard, à l'extrême joie des contractants.
Cette fois, le professeur ouvrit le bal avec la charmante Siegfrid, et il le finit avec sa chère Hulda. Et, depuis lors, Sylvius Hog ne dansa plus. Que de bonheur accumulé maintenant dans cette maison de Dal, qui avait été si durement éprouvée. Sans doute, c'était un peu l'oeuvre de Sylvius Hog, mais il ne voulait point en convenir et répétait toujours:
— Bon! C'est encore moi qui redois quelque chose aux enfants de dame Hansen!
Quant au fameux billet, il avait été rendu à Ole Kamp, après le tirage de la loterie. Maintenant, il figure à la place d'honneur, au milieu d'un petit cadre de bois, dans la grande salle de l'auberge de Dal. Mais, ce que l'on voit, ce n'est point le recto du billet où est inscrit le fameux numéro 9672, c'est le dernier adieu, écrit au verso, que le naufragé Ole Kamp adressait à sa fiancée Hulda Hansen.
[1] Environ cent mille francs.