Un bon petit diable
XVI
MADAME MAC'MICHE FILE UN MAUVAIS COTON
Ces messieurs rentrèrent chez Marianne. où ils trouvèrent Mme Mac'Miche revenue de son évanouissement, mais d'une pâleur livide. En apercevant les rouleaux d'or que le juge de paix remit à Marianne, elle se dressa en poussant un rugissement comme une lionne à laquelle on arrache ses lionceaux, et retomba aux pieds du juge de paix.
«Malheureusement créature! dit-il en la regardant avec dégoût. L'amour de l'or et le chagrin d'en perdre une partie sont capables de la faire mourir. Qu'allez-vous en faire, Marianne?
Marianne:—Si vous vouliez bien vous en charger, Monsieur le juge? Ici nous n'avons pas de place; impossible de la garder.
Le juge:—Où est Betty? Si on pouvait l'avoir, elle consentirait bien, je pense, à soigner son ancienne maîtresse.
Charles:—Betty est restée chez sa coeur, la blanchisseuse.
Marianne:—Veux-tu aller la chercher, Charlot? Elle s'établirait chez la cousine Mac'Miche...
Charles:—J'y cours;... mais... si j'emmenais la pauvre Juliette, qui est si pale: l'air lui fera du bien.
Juliette:—Oh oui! mon bon Charles, emmène-moi! Je suffoque! J'ai besoin d'air et de mouvement.»
Charles passa le bras de Juliette sous le sien, et ils allèrent ensemble proposer a Betty de reprendre son service chez Mme Mac'Miche. Betty refusa d'abord, puis elle céda aux instances de Charles et de Juliette.
«Écoute, lui dit Charles, en la soignant tu feras un acte de charité, et tu y seras bien plus agréablement, puisque nous sommes riches a présent et que tu ne manqueras de rien. D'ailleurs, si elle est trop méchante, si elle t'ennuie trop, tu t'en iras et tu viendras chez nous ou chez ta soeur.
Ces raisons décidèrent Betty; elle les accompagna chez Marianne. En route ils rencontrèrent le charretier qui avait eu jadis une bataille avec Mme Mac'Miche et qui était resté dans le pays; Betty lui demanda de vouloir bien l'aider à transporter sa maîtresse chez, elle. Il entra donc chez Marianne, pendant que Charles, qui redoutait de mettre Juliette en présence de Mme Mac'Miche, lui proposa de continuer leur promenade en dehors du bourg.
«Bien le bonjour, Madame, dit le charretier en entrant. C'est-y ça la bourgeoise qu'il faut ramener chez elle? Qu'est-ce qu'elle a donc? Elle est blanche comme un linceul. On dirait d'une morte!
Betty:—Non, non, elle n'est pas morte, allez. Est-ce que les méchantes gens meurent comme ça! Le bon Dieu les conserve pour leur donner le temps du repentir; et puis pour la punition des vivants.
Le charretier:—Voyons, faut-il que je l'emporte?
Betty:—Oui, si vous voulez bien; elle n'est pas lourde, je pense; elle vit d'air, par économie. Le charretier, riant:—Et si elle revient, et qu'il lui prenne envie de me battre, en répondez-vous?
Betty, riant aussi:—Oh! moi, je ne réponds de rien; c'est à vous à vous garer.
Le charretier, de même:—Ah mais! dites donc! c'est que je ne voudrais pas sentir ses ongles sur ma peau! Moi, d'abord je lâche, ni une ni deux; au premier coup de poing je la fais rouler par terre!
Betty:—Vous ferez comme vous voudrez; ça vous regarde.
Le charretier:—Bon! j'enlève le colis!... Houp! j'y suis.»
Et Mme Mac'Miche se trouva chargée comme un sac de farine sur le dos du charretier, ses jambes pendant par derrière, sa tête retombant sur la poitrine du charretier. Betty suivait. Ils eurent à peine fait cent pas, que le fardeau du charretier commença à s'agiter.
Le charretier:—Hé! la bourgeoisie! ne bougez pas! C'est qu'elle remue comme une anguille! Sapristi! Tenez-lui les jambes. Mistress Betty! Elle bat le tambour sur mes mollets à me briser les os... Allons donc, la bourgeoise!... Je vais la serrer un brin pour la faire tenir tranquille. Il la serra si vigoureusement dans ses bras d'Hercule, que Mme Mac'Miche reprit tout à fait connaissance; et voulant se débarrasser de l'étau qui arrêtait sa respiration, elle serra et pinça cruellement le cou du charretier. Il poussa un cri ou plutôt un hurlement effroyable, et ouvrant les bras il laissa tomber sa vieille ennemie sur un tas de pierres qui bordaient la route. A son tour, Mme Mac'Miche cria de toute la force de ses poumons.
«Pourquoi l'avez-vous jetée? dit Betty d'un ton de reproche.
Le charretier:—Tiens! j'aurai voulu vous y voir. Elle m'a pincé au sang, comme une enragée qu'elle est!
Betty:—Pincé! pas possible!
Le charretier:—Tenez, voyez la marque sur mon cou!
Betty:—C'est ma foi vrai! Est-elle traître! Elle n'avait que les doigts de libres, elle s'en est servie contre vous.»
Le charretier:—Je le disais bien! J'en avais comme le pressentiment... Je ne m'en charge plus cette fois. Faites ce que vous voudrez, je ne la touche pas, moi. Au revoir, Madame Betty; bien fâché de vous laisser empêtrée de cette besogne! Vous ne vous en tirerez qu'en la laissant se calmer en se roulant sur ces pierres. Tenez, tenez! voyez comme elle s'agite!
Betty, d'un air résigné:—Envoyez-moi du monde, s'il vous plaît; je vais la faire porter chez elle.»
Le charretier, qui était bon homme, s'en alla, mais revint peu d'instants après avec un brancard et un ami; ils enlevèrent Mme Mac'Miche malgré ses cris, la posèrent sur le brancard et la déposèrent chez elle, sur son lit. En guise de remerciement, elle leur prodigua force injures.
Le charretier:—Allez, allez toujours! Je me moque bien de vos propos et de vos claques; j'ai l'oreille et la peau dures. Ce n'est pas pour vous ce que j'en fais, c'est pour soulager Mistress Betty, qui est une brave fille et qui a une réputation bien établie dans le pays. Au revoir, Mistress Betty!
Betty:—Au revoir, Monsieur Donald, et bien des remercîments.
Le charretier:—Tiens! vous savez mon nom! Comment que ça se fait?
Betty:—Je l'ai su dès le jour où vous avez eu cette prise avec ma maîtresse; on disait que vous deviez vous établir dans notre bourg; et vous y êtes tout de même.
Le charretier:—C'est vrai, et j'espère bien trouver une place et y rester. Allons, je vous laisse. Viens-tu Ned?
Ned:—J'y vais, j'y vais. Bonsoir, Mistress Betty.
Betty:—Bonsoir et merci, Monsieur Ned.
Le charretier:—Ah çà! mais vous connaissez donc chacun par son nom?
Betty:—Ce n'est pas malin! Vous venez de l'appeler Ned: je le répète après vous.
—-Elle a de l'esprit tout de même», dit Donald à Ned en s'en allant. Betty, restée seule près de Mme Mac'Miche, lui donna quelques soins qui furent repoussés avec force injures.
«Je veux être seule! criait-elle. Je veux être seule!
—Je ne puis vous laisser tant que vous n'êtes pas remise sur vos pieds, Madame.»
Mme Mac'Miche essaya de se relever; elle poussa un gémissement et retomba sur son oreiller; elle ne pouvait ni se redresser ni se retourner sur son lit. Betty, inquiète et redoutant quelque fracture proposa à Mme Mac'Miche d'aller chercher le médecin.
Madame Mac'Miche:—Jamais! Je ne veux pas! Plutôt mourir que payer un médecin.
Betty :—Mais Madame a peut-être quelque chose de dérangé dans les os. Il faut bien qu'on y voie.»
Et Betty s'esquive pour aller chercher M. Killer.
Madame Mac'Miche:—Malheureuse, infortunée que je suis! On me vole mon argent; on veut me ruiner en médecins!... Mes pauvres cinquante mille francs! Ils les ont volés!... Et l'or! Ces pièces si jolies, si charmantes, ils les ont prises! Ah! mon Seigneur! ils m'ont pillée, assassinée, égorgée! Ce gueux de Charles! Cette scélérate de Marianne! Ils ont tout raconté à ce juge! Un méchant juge de paix de quatre sous! Il m'a dévalisée!... Il m'a volée peut-être! Il faut que j'aille voir!... Ma clef! Ils m'ont pris ma clef! Ils m'ont volé ma clef!»
Mme Mac'Miche chercha encore à se lever, mais sans plus de succès que la première fois.
«Mon Dieu! mon Dieu! s'écria-t-elle, éclatant en sanglots! Je ne peux pas y arriver! Je ne pourrai pas ouvrir ma caisse chérie! Je ne saurai pas ce qu'ils m'ont volé, ce qu'ils m'ont laissé!... A deux pas de mon trésor, de ce qui fait ma vie, mon bonheur! Et ne pouvoir y arriver! ne pas pouvoir toucher mon or, le manier, l'embrasser, le serrer contre ma poitrine, contre mon coeur! Mon or, mon cher et fidèle ami! Mon espérance, ma récompense, ma joie! Oh! rage et désespoir!»
Quand Betty rentra avec le médecin, ils la trouvèrent en proie à une violente attaque de nerfs accompagnée de délire. Elle ne parlait que de sa caisse, de sa clef, de son or. Le médecin examina la jambe gauche, qui ne faisait aucun mouvement; il reconnut une fracture. Aidé de Betty, il déshabilla Mme Mac'Miche, la coucha dans son lit, fit le pansement nécessaire, mit l'appareil voulu pour que les os puissent reprendre, et recommanda du calme, beaucoup de calme, de peur que la tête ne s'engageât tout à fait.
Betty crut devoir avertir Charles et les miss Daikins de ce qui arrivait à la cousine Mac'Miche.
«Je vais profiter de son moment de calme, pensa-t-elle, pour courir jusque là-bas.»
«Vous voilà déjà de retour, Betty? dit Marianne, qui, aidée de Charles, servait le dîner recuit, refroidi et réchauffé. Dînez-vous avec nous?
Betty:—Je ne demanderais pas mieux, bien sûr; mais ne voilà-t-il pas que la cousine Mac'Miche a la jambe cassée à présent.
Marianne:—Cassée! C'est-il possible! Quand donc? Comment donc?»
Betty raconta ce qui était arrivé. «Quant au charretier, continua-t-elle, il n'est pas fautif; c'est qu'elle l'a pincé! Fallait voir comme son cou était noir! La douleur lui a fait lâcher prise, et... par malheur elle a roulé sur les pierres! C'est là qu'elle se sera fracturée, comme dit le médecin.
Marianne:—Ecoutez, Betty, dînez avec nous; nous avons tout juste de quoi; le juge nous avait donné un poulet que j'ai fait rôtir; il est un peu sec à force d'avoir attendu, mais nous sommes tous jeunes, avec de bonnes dents et bon appétit. Et puis, voici une omelette pour fêter le retour de Charlot.
Betty:—Et Mme Mac'Miche donc qui est seule?
Marianne:—Elle n'a besoin de rien, que de repos, a dit le médecin; et vous, vous avez, comme nous tous, besoin de manger. Voyez donc! Il est près de trois heures, et nous dînons d'habitude à une heure. Viens, ma Juliette, tu es pâle et fatiguée! mets-toi à table.»
Marianne amena et établit Juliette à sa place accoutumée, s'assit à coté, et lui servit un morceau d'omelette bien chaude.
«Eh bien, où est Charlot? dit Marianne en regardant de tous côtés après avoir servi Betty.
Juliette:—Il va revenir, m'a-t-il dit; il nous demande de ne pas l'attendre.»
On ne fit plus d'observation, et les convives mangèrent avec un appétit aiguisé par un retard de deux heures.
«C'est singulier que Charles ne rentre pas, dit Marianne en réservant la part de poulet qui lui revenait. Pourvu qu'il n'ait pas été faire quelque sottise!
—Oh non! répondit vivement Juliette. Au contraire!
Marianne:—Comment, au contraire? Tu sais donc où il est?
Juliette:—Oui, il me l'a dit.
Marianne:—Où est-il? Pourquoi ne le dis-tu pas?
Juliette:—Parce qu'il m'a demandé de ne le dire que lorsque Betty aurait fini son dîner, pour qu'elle pût manger tranquillement et à sa faim.
Betty:—Tiens! pourquoi cela? Où est-il allé?
Juliette:—Il est allé près de Mme Mac'Miche, dans le cas où elle viendrait à s'éveiller et qu'elle aurait besoin de quelque chose. Il m'a demandé la permission d'y aller. C'est un bon sentiment, et je l'y ai encouragé.
Marianne:—Et tu as bien fait, Juliette! et Charles est un bon coeur, un brave garçon! C'est bien, ça! Ce que tu me dis m'attache à lui et me fait bien plaisir!»
Juliette embrassa sa soeur; elle avait des larmes dans les yeux. Betty, qui finissait son dîner, ploya sa serviette, remercia Marianne et disparut.
XVII
BON MOUVEMENT DE CHARLES. IL S'OUBLIE AVEC LE CHAT
Charles avait été touché de l'accident fâcheux arrivé à sa vieille cousine; il eut la bonne pensée d'expier les tours innombrables qu'il lui avait joués, en aidant Betty à la soigner pendant sa maladie, qui pouvait être longue. Il remit donc son dîner à son retour et courut chez la cousine Mac'Miche. Quand il arriva, elle était déjà retombée dans son délire; elle appelait au secours pour garder son or qu'on lui volait; elle passait des larmes du désespoir aux cris de colère et d'effroi. Elle ne reconnut pas Charles et le supplia de lui rendre son or, son pauvre or.
Charles pensa que cette grande et dangereuse agitation serait peut-être calmée par la vue de cet or tant aimé, tant regretté: il trouva une double clef qui était dans un tiroir, ouvrit la cassette, y trouva une autre clef, celle de la caisse; et, se souvenant de la place indiquée, il poussa l'armoire, qu'il savait facile à remuer, vit la serrure dans le mur, ouvrit encore et trouva, après quelques recherches, le trésor bien-aimé; il prit les rouleaux d'or, referma le reste, et posa les rouleaux sur le lit de Mme Mac'Miche, à portée de ses mains; puis il s'assit et attendit.
Elle ne tarda pas à ouvrir les yeux, à regarder ses mains vides.
«Rien! dit-elle à mi-voix, rien!»
Puis, apercevant ses rouleaux d'Or, elle poussa un cri de joie, les saisit, les passa d'une main dans l'autre, les baisa, les ouvrit, les compta, les baisa encore, aperçut Charles et le regarda avec effroi.
—«Pourquoi viens-tu? Tu veux me voler mon or?
Charles:—Rassurez-vous, ma cousine! C'est moi, au contraire, qui vous l'ai rapporté.
Madame Mac'Miche:—Toi! Oh! Charles! mon ami, mon sauveur! C'est toi? Eh! Charles! que tu es bon! Ne le dis à personne! Il me le reprendrait, cet infâme juge! Où le mettre? Où le cacher?
Charles:—Sous votre oreiller, ma cousine! Personne n'ira l'y chercher.»
Mme Mac'Miche le regarda avec méfiance.
«J'aime mieux tout garder dans mes mains», dit-elle.
Elle s'agita, eut l'air de chercher.
«J'ai soif; Betty ne m'a rien donné.»
Charles courut chercher quelques groseilles dans le jardin, les écrasa dans un verre d'eau, y ajouta du sucre et le présenta à Mme Mac'Miche. Elle but avec avidité.
«C'est bon! c'est très bon!...»
Et, après un instant de réflexion:
«Où as-tu pris le sucre? je ne veux pas acheter du sucre.
Charles:—C'est celui de Marianne; c'est elle qui vous en fournira, ma cousine.
Madame Mac'Miche:—A la bonne heure!... C'est très bon! Ça me fait du bien... Donne-m'en encore, Charles.»
Charles lui en apporta un second verre, qu'elle but avec la même avidité que le premier.
Madame Mac'Miche:—C'est bon! je me sens mieux... Mais tu es bien sûr que c'est Marianne qui paye le sucre?
Charles:—Très sûr, ma cousine! Ne vous en tourmentez pas.
Madame Mac'Miche:—Et Betty? Je ne veux pas la payer.
Charles:—Vous ne la payerez pas; elle ne demande rien.
Madame Mac'Miche:—Bon! Mais je ne veux pas la nourrir non plus.
Charles:—Elle mangera chez Marianne; calmez-vous, ma cousine; on fera tout pour le mieux.
Madame Mac'Miche:—Et le médecin? Je n'ai pas de quoi le payer.
Charles:—Marianne payera tout.»
Ces assurances réitérées calmèrent Mme Mac'Miche qui s'endormit paisiblement.
Quand Betty entra, Charles, lui expliqua ce qui s'était passé, ce qu'il avait dit et promis, et recommanda bien qu'on ne lui enlevât pas ses rouleaux d'or. Puis il se retira et courut jusque chez ses cousines.
Charles, entrant:—Me voici, Juliette! J'ai une faim terrible! Mais j'ai bien fait d'y aller. Je te raconterai ça quand j'aurai mangé.»
Marianne embrassa Charles avant qu'il commençât son repas. Juliette quitta son fauteuil, marcha à tâtons vers lui, et, lui prenant la tête dans ses mains, elle lui baisa le front à plusieurs reprises.
Charles, mangeant:—Merci, Juliette, merci; tu es contente de moi! Ce que j'ai fait n'était pourtant pas difficile. Cette malheureuse femme fait pitié!
Juliette:—Pitié et horreur! Cet amour de l'or est révoltant! J'aimerais mieux mendier mon pain que me trouver riche et m'attacher ainsi à mes richesses.
Marianne:—Malheur aux riches! a dit Notre-Seigneur; aux riches qui aiment leurs richesses! C'est là le mal et le malheur! C'est d'aimer cet or inutile! C'est d'en être avare! de ne pas donner son superflu à ceux qui n'ont pas le nécessaire!
Charles, mangeant:—Si jamais je deviens riche, je donnerai tout ce qui ne me sera pas absolument nécessaire.
Juliette:—Et comment feras-tu pour reconnaître ce qui n'est pas absolument nécessaire?
Charles, mangeant:—Tiens; ce n'est pas difficile! Si j'ai une redingote, je n'ai pas besoin d'en avoir une seconde! Si j'ai une salle et une chambre je n'ai pas besoin d'en avoir davantage. Si j'ai un dîner à ma faim, je n'ai pas besoin d'avoir dix autres plats pour me faire mourir d'indigestion. Et ainsi de tout.
Juliette:—Tu as bien raison. Si tous les riches faisaient comme tu dis, et si tous les pauvres voulaient bien travailler, il n'y aurait pas beaucoup de pauvres.
Charles:—Marianne, à présent que nous sommes riches, vous n'irez plus en journée comme auparavant.
Marianne:—Tout de même, mon ami; n'avons-nous pas nos dettes à acquitter! Et je ne veux pas les payer sur la fortune de mes parents, dont Juliette aura besoin si je viens à lui manquer. Encore cinq années de travail, et nous serons libérées.
Charles:—Marianne, je vous en prie, payez avec mon argent! J'en ai bien plus qu'il ne nous en faut! Pensez donc, deux mille cinq cents francs par an!
Marianne:—Ni toi ni moi, nous n'avons le droit de faire des générosités avec ta fortune, Charlot; toi, tu es un enfant, et moi, je vais être ta tutrice: je dois donc faire pour le mieux pour toi et non pour moi.»
Charles ne dit plus rien. Il s'assit près de Juliette: et arrangea avec elle l'emploi de leurs journées.
Juliette:—D'abord tu me mèneras à la messe à huit heures...
Charles:—Tous les jours! Je crains que ce ne soit un peu ennuyeux.
Juliette, souriant:—Oui, tous les jours. Et la messe ne t'ennuiera pas, j'en suis sûre, quand tu penseras que tu me procures ainsi un bonheur et une consolation; et puis ce n'est pas bien long, une petite demi-heure.
Charles:—Bon. Après?
Juliette:—Après, nous irons faire une promenade, nous visiterons quelques pauvres gens; nous leur ferons du bien selon nos moyens; puis nous entrerons, tu t'occuperas pendant que je tricoterai. Après dîner nous ferons encore une promenade, et puis nous travaillerons.
Charles:—Et j'aiderai Marianne à faire le ménage; et puis je jouerai un peu avec le chat. J'aime beaucoup les chats.
Juliette:—Tu ne le tourmenteras pas?
Charles:—Oh non! Je m'amuserai en l'amusant.
Juliette:—C'est arrangé alors. Commençons de suite. Donne-moi mon tricot, je t'en prie. Je ne sais ce qu'il est devenu avec ces histoires de la cousine Mac'Miche.
—A propos de cousine Mac'Miche, dit Charles en donnant à Juliette son tricot, il faudra que j'aille souvent aider la pauvre Betty à la soigner. Et il y en a pour longtemps! Betty n'y tiendrait pas si elle n'avait quelqu'un qui vînt l'aider... Tiens! voici le chat!... Minet, Minet, viens, mon Minet, viens faire connaissance avec ton nouvel ami.» Minet approcha sans méfiance et fit le gros dos et ron-ron en se frottant aux jambes de Charles qui le caressa, le prit sur ses genoux et l'embrassa. Le chat se sentit tout à fait à l'aise et frotta sa tête contre la joue de Charles.
Charles:—Bien, mon ami, tu es un bon Minet; je serai ton ami et je t'apprendrai à faire de jolies choses... D'abord, sais-tu scier?... Tu vas voir comme c'est joli et amusant.»
Charles plaça entre ses jambes les pattes de derrière du chat, prit de chaque main une des pattes de devant et une des oreilles, et le fit ployer comme les scieurs de long quand ils scient à deux une pièce de bois. Puis il le releva, puis il le fit ployer encore; le chat, ne trouvant pas le jeu fort à son gré, se débattit, mais en vain; Charles serrait davantage les jambes pour maintenir celles du chat et tenait plus fortement les pattes de devant et les oreilles; à chaque révérence qu'il lui faisait exécuter, le chat faisait un demi-miaulement furieux.
«Bravo! s'écria Charles; très bien! Il imite le bruit de la scie; entends-tu, Juliette?»
Et il faisait scier le pauvre chat avec un redoublement de vigueur.
Juliette:—Que fais-tu donc, Charles? Je parie que tu le tourmentes. Il miaule comme s'il n'était pas content.
Charles:—Pas du tout! Il imite le bruit de la scie; il est enchanté; s'il était ouvrier scieur, tu l'entendrais rire... ou jurer peut-être, car ils jurent tous... Aie! aïe! vilaine bête! Quel coup de griffe il m'a donné! Le voilà qui se sauve. Attends, imbécile! tu vas en recevoir pour ta peine!»
Avant que Juliette eût eu le temps d'arrêter Charles dans ses projets de vengeance, il avait disparu; elle l'entendit courir, crier des sottises au chat; puis elle entendit plusieurs miaulements désespérés, deux ou trois cris poussés par Charles et puis plus rien. Deux minutes après, Charles revenait près de Juliette.
Juliette, agitée:—Charles, qu'as-tu fait du pauvre chat? Pourquoi a-t-il miaulé, et pourquoi as-tu crié?
Charles, ému:—Parce que ton chat est une méchante bête qui m'a mordu, griffé, qui m'aurait mis en pièces si je ne l'avais maintenu de toutes mes forces. Aussi l'ai-je fouetté d'importance!
Juliette:-Pauvre bête! Ce chat a toujours été très bon; c'est toi qui l'as mis en colère en le tourmentant. Et je suis très fâchée contre toi!
Charles:—Oh! Juliette! tu es fâchée contre moi pour un méchant chat qui m'a fait mal, qui a un caractère détestable, qui ne comprend pas le jeu!
Juliette:—Et comment veux-tu qu'il s'amuse à un jeu qui lui fait mal ou tout au moins qui l'ennuie?
Charles:—Et c'est ce qui prouve qu'il est bête.
Juliette:—Et parce qu'il est bête, tu le bats, tu le fouettes comme s'il avait de la raison, comme s'il pouvait comprendre? Tu fais pour lui pis que ne faisait ta cousine Mac'Miche pour toi.
Charles:—Voyons, Juliette, ne sois pas fâchée; pardonne-moi. J'étais en colère, vois-tu! Il m'avait déjà griffé avant que je l'eusse battu. Juliette:—Je te pardonnerai si tu me promets de ne plus recommencer et de ne jamais battre mon chat.
Charles:—Je te le promets; je jouerai avec lui sans le battre et sans le tourmenter.
—Bon; alors je te pardonne, dit Juliette en souriant et en lui tendant la main.
Charles, l'embrassant:—Merci, ma bonne, ma chère Juliette! Comme tu es différente de la vieille cousine! Comme je serai heureux près de toi! Et comme je t'obéirai! Tu vois déjà comme je suis doux! Au lieu de me mettre en colère, je t'ai demandé de suite pardon.
Juliette, riant:—Tu appelles cela être doux! Et ta colère contre le pauvre chat?
Charles, riant aussi:—Ah! c'est vrai! Mais tu sais que j'ai promis de ne pas recommencer... Dis donc, Juliette, si je courais jusque chez la cousine pour savoir comment elle est et si Betty n'a pas besoin de moi?
Juliette:—Je veux bien; seulement, je te ferai observer qu'il est tard, et que tu n'as ni rangé ni balayé la salle.
Charles:—Alors je vais commencer par là.»
Et Charles, enchanté de lui-même, presque surpris de sa docilité, se mit à l'ouvrage avec une telle ardeur, qu'un quart d'heure après, tout était nettoyé, rangé, mis en ordre.
«J'ai fini, dit-il; et si tu voyais comme c'est bien, comme c'est propre, comme tout est bien en place, tu serais joliment contente de moi!
Juliette, souriant:—Sois modeste dans la prospérité, mon bon Charlot! Tu as un air triomphant qui ressemble un peu à de l'orgueil.
Charles:—C'est qu'il y a de quoi!... Ce balai est excellent! Je n'en avais jamais eu de si bon! Il a balayé! Cela allait tout seul! Aussi je suis content, et je pars. Au revoir, Juliette! Tu n'as besoin de rien? Juliette:—De rien du tout; je te remercie. Ne reste pas trop longtemps absent.
Charles:—Non, non, sois tranquille; dans une demi-heure je serai de retour.»
Et d'un bond il fut dans la rue. Il courut (c'était son allure accoutumée, il ne marchait que lorsqu'il ne pouvait faire autrement), il courut donc jusque chez sa cousine Mac'Miche; Betty n'était pas dans la cuisine: il monta dans la chambre; il y trouva Mme Mac'Miche seule, se débattant dans son lit, gémissant, disant des phrases incohérentes, dans un véritable délire. Betty était absente. Charles approcha et chercha à la calmer. Elle ouvrit des yeux effarés, le regarda, eut l'air de le reconnaître et lui fit voir ses mains vides.
«On vous a ôté votre or? demanda Charles.
Madame Mac'Miche:—Tout, tout. Plus rien! Ils ont tout volé. L'or, la clef, tout.
Charles:—Mais qui vous a volé l'or et la clef?
Madame Mac'Miche:—Charles! Ce Charles maudit, qui est l'ami des fées; ils ont tout pris! Deux grands génies noirs! Les amis de Charles! Oh! mon or! mon pauvre or!»
Elle retomba sur son oreiller, recommença ses cris et ses hurlements.
Charles était fort embarrassé, ne sachant que faire, ignorant qui avait enlevé les rouleaux d'or. Faute de mieux il essaya de lui donner à boire comme il l'avait déjà fait; après lui avoir préparé un verre d'eau de groseilles il le lui présenta; elle le saisit, le regarda et le lança au milieu de la chambre, en disant:
«Ce n'est pas mon or! Je veux mon or!»
XVIII
JULIETTE LE CONSOLE, REPENTIR DE CHARLES
Charles s'assit en face du lit de la malheureuse folle et réfléchit. Il se souvint des nombreuses vengeances qu'il avait exercées contre elle, de la joie qu'il avait éprouvée en lui parlant de ses cinquante mille francs; et en observant le bouleversement que cette révélation avait opéré dans l'esprit de Mme Mac'Miche, il se souvint des représailles auxquelles il s'était livré à chaque injustice ou violence dont il avait été victime. Il se souvint des conseils sages et modérés de la bonne Juliette, et il regretta de les avoir repoussés. Le délire, l'agonie de cette méchante femme, éveillèrent des remords dans cette âme naturellement droite et bonne. Il s'accusa d'avoir provoqué ce délire en lui faisant croire à ses relations avec les fées.
Il se repentit et il pleura. Après avoir pleuré, il pria; agenouillé près du lit de cette femme dont la bouche vociférait des imprécations, il pria pour elle, pour lui-même; il implora le pardon du bon Dieu pour elle et pour lui.
Quand Marianne vint savoir des nouvelles de sa cousine Mac'Miche, elle trouva Charles priant et pleurant encore. Surprise et effrayée, elle le releva.
«Qu'as-tu, mon Charlot? Est-elle morte? Où est Betty? (Mme Mac'Miche était étendue pâle et sans mouvement; son délire avait cessé.)
Charles:—Elle vit encore mais elle dit des choses horribles! Elle demande son or, elle crie au voleur, elle blasphème contre le bon Dieu. Et je priais pour elle... et pour moi qui ai contribué à la mettre dans ce terrible état. Je ne sais où est Betty. Quand je suis entré, ma pauvre cousine était seule et en délire.
Marianne:—Pauvre Charlot! Tu as bon coeur! C'est bien d'avoir prié pour elle! Tu avais été si malheureux chez elle!
Charles:-Mais je l'ai tant fait enrager de moitié avec Betty! Je crains d'avoir contribué à sa maladie.
Marianne:—Si tu as contribué à sa maladie, tu vas contribuer à sa guérison par les soins que tu lui donneras. Où comptais-tu aller en sortant d'ici?
Charles:—Chez Juliette, qui est seule depuis longtemps, et que je devais rejoindre dans une demi-heure.
Marianne:—Eh bien, mon ami, pour commencer ton expiation, avant de rentrer, va chercher le médecin; tu lui diras que je l'attends ici; et tu lui expliqueras l'état dans lequel tu as trouvé ta cousine.
Charles:—Oui, Marianne, j'y cours... Pauvre femme, dit-il en jetant un dernier regard sur Mme Mac'Miche, comme elle est affreuse! Quel rire méchant elle a! Tenez, elle ouvre les yeux! Voyez comme elle les roule!
Marianne:—Il est certain qu'elle a le regard... d'un diable, pour dire les choses telles qu'elles sont... Oui, tu as raison... Pauvre femme!... Que Dieu daigne la prendre en pitié! Je la crois bien malade; et peut-être après le médecin faudra-t-il le prêtre.»
Charles courut sans reprendre haleine jusque chez le médecin, auquel il expliqua la position alarmée de Mme Mac'Miche et l'attente de sa cousine Marianne.
Le médecin hocha la tête, et dit qu'il la considérait comme perdue par suite de l'exaltation où la mettait la restitution des cinquante mille francs opérée par le juge de paix; il promit d'y retourner dès que son souper serait fini.
Charles se retira fort triste et se reprochant amèrement d'avoir provoqué cette restitution par sa lettre à M. Blackday. En rentrant, il ouvrit lentement la porte, et vint prendre place près de Juliette.
«C'est toi enfin, mon bon Charles! dit Juliette dès qu'il eut ouvert la porte. Comme tu as été longtemps absent! Que s'est-il donc passé? Tu es triste, tu ne me dis rien.
Charles:—Je suis triste, il est vrai, Juliette; ma pauvre cousine est bien mal, et j'ai des remords d'avoir contribué à sa maladie par les peurs que je lui ai faites, les contrariétés que je lui ai fait supporter, et par-dessus tout par la part que j'ai prise dans la démarche du juge, il lui a enlevé ce qu'elle avait à moi. Le médecin dit que c'est ça qui lui a donné le délire, la fièvre, ce qui la tuera peut-être! Et c'est moi qui aurai causé sa mort. J'ai bien prié le bon Dieu pour elle et pour moi, Juliette!
Juliette:—Oh! Charles, que je suis heureuse de t'entendre parler ainsi! Quel bien me fait ce retour sérieux à de bons sentiments! Je l'avais tant demandé pour toi au bon Dieu!... Tu pleures, mon bon Charles? Que Dieu bénisse ces larmes et celui qui les répand.»
Charles pleurait en effet; il se jeta au cou de Juliette, qui mêla ses larmes aux siennes; et il pleura quelque temps encore pendant que son coeur priait et se repentait.
Juliette:—Charles, prends mon Imitation de Jésus-Christ, et lis-en un chapitre; cela nous fera du bien à tous les deux.»
Charles obéit et lut avec un accent ému un chapitre de ce livre admirable. Quand il eut fini, il se sentit remis de son trouble. Juliette était calme.
«Sais-tu, lui dit-elle, que lors même que tu n'aurais rien dit, rien demandé de la fortune que t'a laissée ton père, Marianne en avait déjà parlé au juge; et pendant que tu étais dans ton affreux Fairy's Hall, ils en avaient parlé sérieusement: Marianne avait remis au juge le reçu de Mme Mac'Miche, et M. Blackday s'était croisé avec une lettre du juge qui lui demandait des renseignements sur les sommes qui t'appartenaient et que retenait injustement ta cousine. Ainsi, tu vois que tu ne lui as fait aucun mal, et que tu ne dois avoir aucun remords.
Charles:—Dieu soit loué! Merci, Juliette, de ce que tu m'apprends! Quel poids tu enlèves de dessus mon coeur!»
Charles baisa la main de Juliette qu'il tenait dans les siennes.
Juliette:—Elle est donc plus malade, cette pauvre femme?
Charles:—Marianne la trouve très mal puisqu'elle a parlé du prêtre après le médecin. Elle a un affreux délire; et la pauvre malheureuse ne parle que de son or; c'est pénible à entendre!
Juliette:—Voilà les avares! ils aiment tant leur or qu'ils n'ont plus de coeur pour aimer le bon Dieu ni les hommes.»
Quelqu'un frappa à la porte; Charles alla ouvrir. C'était Betty et le charretier Donald.
Charles:—Te voilà donc enfin, Betty! Où étais-tu? Marianne est près de ma cousine Maè'Miche, qui est très mal.
Betty:—Je le crois bien, qu'elle est mal, après ce qui est arrivé! M. le juge est venu reprendre la clef de la caisse, pour que personne ne pût y toucher pendant la maladie de Mme Mac'Miche. Ne voilà-t-il pas qu'il aperçoit les rouleaux d'or qu'elle tenait dans ses mains? Vu son état, M. le juge craint qu'elle ne les perde, que quelqu'un ne les lui prenne; quand elle voit que M. le juge et l'autre monsieur vont ouvrir la caisse, elle crie comme une possédée; le juge, qui ne se trouble pas si facilement, revient près d'elle pour lui enlever ses rouleaux et les remettre dans la caisse; elle se débat et crie de toute la force de ses poumons. L'autre monsieur venant en aide à M. le juge, ils parviennent à lui arracher son or, qu'ils enferment dans la caisse et en emportent la clef. A partir de ce moment elle est devenue folle furieuse. Elle me faisait peur, savez-vous? Je me suis dit que jamais je ne passerais la nuit seule près de cette forcenée qui appelait les fées à son secours, et qu'il me fallait une société, un quelqu'un. J'ai couru de droite et de gauche sans trouver personne qui voulût bien me rendre ce service. Je me désolais, j'en pleurais, lorsque j'ai rencontré ce bon M. Donald, qui veut bien, lui; seulement, nous venions voir Mlle Marianne pour qu'elle fasse prix avec M. Donald pour le temps qu'il passera près de la cousine Mac'Miche.
Juliette:—Vous trouverez Marianne près de ma cousine; elle y est depuis que Charles est allé chercher le médecin.
Betty:-Tiens! elle est donc plus mal, qu'on a été au médecin?
Juliette:—Charles dit que Marianne la trouve très mal.
Betty:—Allons-y tout de suite, Monsieur Donald. Ces dames vous payeront bien, soyez tranquille.
Donald:—Oui, si ce n'est pas votre bourgeoise qui paye.
Betty:—Non, non, ça s'arrangera. Au revoir, la compagnie.
Betty et Donald furent bientôt remplacés près de Charles et de Juliette par Marianne, qui leur dit que le médecin était fort inquiet, qu'il avait fait un forte saignée, laquelle n'avait encore amené aucun soulagement; il trouvait que l'idée de Charles, de lui faire tenir de l'or dans ses mains, avait été excellente et avait déjà ramené du calme; mais il craignait beaucoup que l'enlèvement violent de cet or n'amenât les plus funestes résultats.
«Betty vient d'arriver, ajouta Marianne, avec un charretier de ses amis pour veiller la cousine cette nuit, la soulever, la faire changer de position et surtout pour rassurer Betty elle-même, qui a une peur affreuse de tout ce que dit la cousine et des cris qu'elle pousse sans cesse. Et maintenant, continua Marianne, Charles va m'aider à préparer le souper; notre, journée a été toute dérangée depuis onze heures... Tu es pale, ma pauvre Juliette. Veux-tu faire une petite promenade avec Charles pendant que je mettrai le couvert?»
Juliette ayant accepté l'offre de sa soeur, Charles l'emmena.
«Si nous allions passer quelques instants à l'église, Charles? veux-tu? Et nous irons de là chez M. le curé pour lui faire connaître l'état de notre malheureuse cousine, et lui demander d'aller la voir.
—Avec plaisir, Juliette; je prierai mieux à l'église que chez ma cousine Mac'Miche.»
Ils y allèrent et rencontrèrent en sortant l'excellent curé, qu'ils informèrent de l'état de Mme Mac'Miche.
«Je vais y aller, dit-il; j'y passerai la nuit s'il le faut, mais je ne la laisserai pas mourir sans sacrements.»
Charles et Juliette abrégèrent leur promenade, parce que Charles ne voulait pas laisser Marianne tout préparer à elle seule, pour leur souper. Après le repas vint le coucher; on s'aperçut, au dernier moment, qu'on n'avait pas de lit pour Charles. Il proposa de coucher sur deux ou trois chaises, mais Juliette s'y refusa absolument; elle coucha avec Marianne, et abandonna son lit à Charles, malgré une résistance désespérée.
XIX
CHARLES HÉRITIER ET PROPRIÉTAIRE
Charles s'éveilla de bonne heure; il eut de la peine à quitter son excellent lit, mais il voulait aller savoir des nouvelles de la malade avant de mener Juliette à la messe; il était cinq heures; il n'avait pas de temps à perdre. Il sauta donc à bas de son lit, courut à la cuisine pour faire ses ablutions, se lava de la tête aux pieds dans un baquet d'eau bien fraîche, se peigna, se brossa, revêtit ses habits usés, percés et sans couleur définie, et sortit au moment où Marianne entrait pour faire le feu et apprêter le déjeuner.
Marianne:—Déjà prêt, Charlot? Et où vas-tu donc si matin?
Charles:—Je vais savoir des nouvelles de ma cousine et donner à Betty une heure et demie de repos; il est près de six heures, je serai de retour à sept et demie.
Marianne: Va, va, mon ami; c'est très bien. Reviens exactement à l'heure dite; sans exactitude, un ménage marche tout de travers; il faut qu'un peu avant huit heures nous ayons déjeuné, et que je sois prête à partir pour t'acheter un lit, des vêtements, du linge, tout ce qui te manque, enfin; et, après, j'irai en journée chez M. le juge.
Charles:—Je serai exact, à moins qu'on ne me retienne prisonnier, ce que je ne pense pas.»
Charles courut chez Mme Mac'Miche, qu'il trouva dans un état de plus en plus alarmant. La nuit avait été affreuse; elle avait repoussée le curé une partie de la nuit, le prenant pour un des voleurs de son trésor. Mais à force de douceur, de charité, d'exhortations affectueuses et paternelles, le curé était parvenu à s'en faire écouter; il obtint même une confession, quoique incomplète, car elle l'interrompit plusieurs fois pour crier: «Je ne veux pas parler des cinquante mille francs de Charles; on me les reprendrait». Depuis, elle avait paru plus calme; mais quand le curé, harassé de fatigue, se retira pour prendre deux ou trois heures de repos, elle fut reprise de son agitation, qui alla toujours en augmentant jusqu'à l'arrivée de Charles. La pauvre Betty était exténuée; Donald dormait et ronflait dans un fauteuil, après avoir veillé toute la nuit. Charles promit à Betty de lui chercher et de lui envoyer une femme pour la remplacer, et il prit son allure ordinaire pour avertir Marianne de ce qui se passait.
Marianne:—C'est moi qui irai remplacer Betty; elle va manger un morceau, se coucher et dormir jusqu'au soir; et moi, après avoir fait mes emplettes, je passerai la journée-là-bas au lieu d'aller chez le juge de paix. Va le prévenir, Charlot; dis-lui pourquoi je n'y vais pas aujourd'hui. Je te confie ma pauvre Juliette; soigne-la, et vois à faire le dîner et le souper de ton mieux pour nous tous, car il faut bien que nous donnions à manger à Betty et au garde-malade qu'elle s'est choisi pour adjoint.
Charles:—Mais vous, Marianne, vous n'allez pas rester toute la journée chez ma cousine? Quelle fatigue pour vous! Et quel spectacle que cette pauvre femme mourante qui ne songe qu'à son or!
Marianne:—Tu m'enverras quelqu'un pour me relayer à l'heure du dîner; le soir, Betty reprendra son poste près de la malade, et moi le mien près de Juliette.»
Charles fit la commission de Marianne au juge, qui le reçut très amicalement et qui promit d'envoyer sa bonne deux ou trois fois dans la journée pour laisser à Marianne la liberté de prendre ses repas et de faire son ménage.
Ils prirent tous leur café au retour de Charles, et chacun s'en alla à ses affaires; Marianne libéra Betty, et lui fit prendre son déjeuner, ainsi qu'à Donald qui s'était éveillé et qui engloutit une terrine pleine de café au lait avec une livre de pain qu'il y mit tremper. Betty se coucha, Donald alla faire un somme dans la salle, et Marianne resta seule près de la malade, qui s'était calmée.
Le calme continua et donna à Marianne le temps de ranger la chambre, de laver ce qui était sale, de tout essuyer, nettoyer. La cousine Mac'Miche dormait toujours.
«C'est une crise favorable, pensa Marianne; en s'éveillant, elle aura repris toute sa connaissance.»
Charles avait conduit Juliette à la messe; puis, au lieu de se promener, ils étaient rentrés chez eux pour faire le ménage.
«Marianne pourra se reposer bien à son aise quand elle reviendra, car elle n'aura plus rien à faire», dit Juliette.
Charles fut surpris de voir la part que prenait Juliette à ce travail qui semblait impossible pour une aveugle. Pendant que Charles balayait, elle lavait et essuyait la vaisselle, la replaçait dans le dressoir, nettoyait le fourneau. Ils allèrent ensuite faire les lits, balayer et essuyer partout. Ils reçurent la literie et les effets qu'avait achetés Marianne, et ils mirent tout en place; Charles essaya de suite ses vêtements neufs: ils lui allaient à merveille et lui causèrent une joie que partagea Juliette. Quand tout fut terminé, Juliette prit son tricot, Charles prit un livre et lut tout haut: c'était un livre instructif et amusant, intitulé Instructions familières ou Lectures du soir.
Charles, après avoir lu quelque temps:—Quel bon et intéressant livre! Je suis content de le lire. Et quelles histoires amusantes on y raconte! Tout le monde devrait avoir ce livre-là! Quand j'aurai de l'argent, je l'achèterai, bien sûr. Est-ce qu'il coûte cher?
Juliette:—Mais oui! Cher pour nous qui ne sommes pas riches. Les deux volumes, qui sont très gros, il est vrai, coûtent cinq francs.
Charles:—Quel dommage! C'est trop cher! Je n'ai pas le sou.
Juliette:—Mais quand tu auras ta fortune, tu pourras l'acheter.
Charles:—Dis-moi, Juliette, comment la cousine Mac'Miche a-t-elle fait pour être si riche?
Juliette:—Je ne sais pas; elle aura toujours amassé en se privant de tout.
Charles:—Mais à quoi lui servait son argent puisqu'elle se privait de tout?
Juliette:—A rien du tout; il ne lui a jamais procuré la moindre douceur.
Charles:—Comme c'est drôle, de se faire riche pour vivre comme si l'on était pauvre! Dis donc, Juliette, si elle meurt, que fera-t-on de son argent?
Juliette:—Je ne sais pas du tout; j'espère qu'on le donnera aux pauvres.
Charles:—Ce sera bien fait, car je ne l'ai jamais vue donner un sou à un pauvre.»
L'heure du déjeuner approchait, Charles tint conseil avec Juliette, et ils décidèrent qu'on mangerait une omelette à la graisse, et une salade à la grosse crème. Charles alla acheter ce qu'il fallait, ralluma le feu, et, aidé de Juliette qui cassa et battit les oeufs, il fit une omelette très passable pendant que Juliette assaisonnait et retournait la salade que Charles avait cueillie toute fraîche dans le jardin, et qu'il avait lavée et apprêtée. Marianne rentra exactement pour dîner.
«La cousine Mac'Miche ne va pas bien, dit-elle en entrant; elle n'a pas bougé depuis que je suis entrée, voici bientôt cinq heures; Betty dort toujours, je n'ai pas voulu la déranger, mais j'ai secoué et réveillé Donald pour lui faire prendre ma place près de la cousine, avec ordre de venir me chercher aussitôt qu'elle serait éveillée.
—Tu as très bien fait; et nous n'avons pas perdu notre temps, Charles et moi. Regarde, Marianne, si le ménage est bien fait, si tout est en ordre.
—Bien! très bien! dit Marianne en regardant de tous côtés. C'est Charles qui a fait tout cela?
Charles:—Avec Juliette qui m'a aidé et qui me disait ce qu'il fallait faire.»
Charles entendit avec grand plaisir les éloges de Marianne et le rapport très favorable de Juliette. Il proposa à Marianne de la remplacer pour une heure ou deux près de la cousine, d'autant plus que Donald et Betty viendraient dîner pendant qu'il serait là-bas. Marianne y consentit, et Charles, qui s'était un peu dépêché pour dîner, partit, laissant ses cousines encore à table.
Quand il entra chez Mme Mac'Miche, il se crut dans le château de la Belle au bois dormant. Betty dormait, Donald s'était rendormi, la malade dormait si profondément qu'aucun bruit ne put la réveiller.
«Il faut pourtant lui faire prendre de la tisane ou quelque chose, n'importe quoi; elle dort la bouche entr'ouverte; elle doit avoir la gorge desséchée.»
Charles remua une chaise, poussa un fauteuil, recula la table, fit tomber un livre; elle dormait toujours. Surpris de ce long et si profond sommeil, il s'approcha d'elle, lui prit la main, et la rejeta vivement en poussant un léger cri: cette main était glacée. Il écouta sa respiration, et il n'entendit rien; inquiet et alarmé, il appela Donald; mais Donald ne l'entendait pas et dormait toujours. Le pauvre Charles, de plus en plus effrayé, courut chez le curé pour lui communiquer ses craintes, et lui demander de venir donner à sa cousine une dernière absolution et bénédiction s'il en était temps encore. Le curé se hâta d'accompagner Charles jusqu'auprès du lit de la... morte (car elle était réellement morte), l'examina quelques instants, s'agenouilla et dit à Charles:
«Mon enfant, prie pour le repos de l'âme de ta malheureuse cousine: elle n'est plus!»
Charles pria près du curé et avec lui, et réfléchit avec chagrin à l'existence égoïste et à la mort déplorable de cette malheureuse femme que l'amour de l'or avait tuée. «Si jamais, pensa-t-il, le bon Dieu m'envoie une fortune semblable à la sienne, je tâcherai de l'employer plus charitablement et d'en faire profiter les autres.»
Le curé envoya Charles éveiller Betty et prévenir Marianne; il se chargea de terminer le trop long sommeil de Donald par quelques secousses vigoureuses, et alla lui même avertir le juge de paix, afin qu'il prit les mesures légales nécessaires.
Le juge alla avec le curé et avec M. Blackday, pour voir les papiers et mettre les scellés sur la caisse. Ils commencèrent par visiter les tiroirs et les armoires, dans l'espérance d'y trouver un testament; mais ils n'en trouvèrent pas, et ils ouvrirent la caisse qui contenait le trésor. Ils constatèrent la possession de deux cent et quelques mille francs, et ils trouvèrent un papier écrit de la main de Mme Mac'Miche. Le juge l'ouvrit et lut ce qui suit:
«Pour obéir au voeu exprimé par mon cousin Mac'Lance, je laisse à son fils Charles Mac'Lance tout ce que je possède, à la condition que je serai tutrice de l'enfant après la mort de son père, que j'aurai entre les mains la somme de cinquante mille francs à lui appartenant, et que le revenu de cet argent sera dépensé par moi comme je le jugerai à propos, pour son éducation et ses besoins personnels, jusqu'à sa majorité.
Céleste, veuve Mac'Miche.
Avec ce papier se trouvait une feuille contenant la volonté exprimée par M. Mac'Lance, que Charles fût remis à sa cousine Mme Mac'Miche, qu'il désignait comme tutrice de l'enfant. Il l'autorisait à employer à cette éducation la rente des cinquante mille francs qu'il déposait entre les mains de la tutrice de son fils, pour être remis à Charles à sa majorité.
«C'est bien en règle, dit le juge! Tout est à Charles.
M. Blackday:—Je m'étonne qu'elle n'ait pas brûlé ce papier qui assure les droits de Charles aux cinquante mille francs.
Le juge:—Elle l'aura gardé pour constater en cas de besoin qu'elle était tutrice de Charles par la volonté du père, et qu'elle avait le droit de conserver le revenu de cette somme jusqu'à la majorité de Charles. Nous allons compter ce que la caisse contient en dehors des deux cent mille francs.
Après avoir tout regardé et compté, le juge trouva deux cent quinze mille quatre cents francs.
Il ferma la caisse, retira la clef.
«Je la prends, dit-il, jusqu'à ce que Marianne soit nommée tutrice de Charles; alors ce sera elle qui aura la garde de tout.»
Le juge, M. Blackday et le curé sortirent, laissant Betty, avec deux ou trois amies que l'événement avait attirées, procéder aux derniers soins à rendre au corps de Mme Mac'Miche; personne ne l'aimait et personne ne la regretta. Charles, qui avait le plus souffert de sa méchanceté et de son avarice, fut le seul qui pleura à son enterrement. Les circonstances de cette mort presque révoltante l'impressionnèrent au point de modérer pendant quelque temps le caractère impétueux et plein de vivacité et de gaieté qui avait tant contribué à aigrir Mme Mac'Miche.
Lorsque le curé, le juge et M. Blackday annoncèrent à Charles qu'il était seul héritier des deux cent mille francs de la défunte, ces messieurs ne purent retenir un sourire devant la stupéfaction profonde qu'exprimait la physionomie de l'héritier.
«Et les pauvres? fut le premier mot de Charles.
Le juge:—Les pauvres n'auront que ce que tu voudras bien leur donner; tout est à toi.
Charles:—Monsieur le juge, donnez, je vous prie, à M. le curé, pour les pauvres, ce que vous pourrez donner.
Le juge:—Ni toi ni moi, nous ne pouvons rien donner, Charles; mais quand Marianne sera ta tutrice, elle fera ce qu'elle voudra.
Charles:—Bon! Marianne voudra bien faire comme je veux.
Marianne:—Ce n'est pas bien sûr, mon ami: cela dépendra de ce que tu demanderas.
Charles:—Bien! je veux que vous soyez tout à fait à votre aise. Et toi, ma bonne, ma chère Juliette, tu seras soignée comme une princesse; tu ne seras plus jamais seule.
Juliette:—Oh! moi, je ne demande pas à changer; je me trouve très heureuse avec toi et ma chère Marianne; je ne veux être soignée que par vous.»
Le juge, le curé et M. Blackday s'en allèrent, et Charles put causer librement avec ses cousines de ses nouvelles richesses et de leur emploi.
«D'abord, dit Charles, je vais vous dire ce que je voudrais. Que vous donniez aux pauvres tout ce qui dépasse deux cent mille francs. Puis, que vous donniez au curé pour arranger notre pauvre église cinq mille francs; puis, qu'il ait tous les ans trois mille francs pour les pauvres. Puis, que nous ayons Betty chez nous; puis, que nous arrangions un peu la maison; puis, que je puisse prendre de M. le curé des leçons de tout ce que je voudrais savoir et que je ne sais pas; puis, que vous m'achetiez les Instructions familières et quelques bons et amusants livres comme celui-là; puis...
Juliette:—Assez, assez, Charles; tu en demandes trop.
Charles:—Non, pas trop, car ma plus grosse demande n'est pas encore dite,... mais je la dirai plus tard.
Juliette:—Ah! tu as déjà des mystères de propriétaire. Est-ce que tu ne me les feras pas connaître?
...Charles:—Non, pas même à toi. Mais, Juliette, sais-tu que je rougis de l'éducation que j'ai reçue jusqu'ici? je ne suis bon à rien; je ne sais rien. Si Marianne voulait bien me laisser aller à l'école, on y travaille de huit heures du matin à onze heures, puis d'une heure à quatre: en m'appliquant, j'apprendrais bien des choses dans ces six heures de travail.»
Juliette:—Tu as parfaitement raison, mon ami; bien des fois j'ai gémi de ton ignorance et de l'impossibilité où tu étais d'en sortir. La cousine Mac'Miche te faisait lire haut des histoires; elle te dictait quelques lettres par-ci par-là: ce n'est pas une éducation. Parles-en à ma soeur; elle te dira ce qu'il y aura à faire pour en savoir assez, mais pas trop.»
XX
CHARLES MAJEUR: ON LUI PROPOSE DES FEMMES; IL N'EN VEUT AUCUNE
Marianne et Charles s'occupèrent des funérailles de Mme Mac'Miche. Charles causa plusieurs fois avec le juge de paix de sa nouvelle position et du profit qu'il pourrait en tirer; il demanda avec tant d'insistance de payer les dettes de ses cousines, que le juge finit par le lui permettre, mais seulement sur ses revenus.
«Car, lui dit-il, tu ne peux disposer de ta fortune avant ta majorité.»
Quand la cousine Mac'Miche fut rendue à la terre, qui s'ouvre et se referme pour tous les hommes, le juge fit nommer Marianne tutrice de Charles, auquel on alloua, pour frais d'éducation et d'entretien, les revenus de sa fortune, ce qui donna aux deux soeurs une aisance dont elles jouissaient chaque jour et à chaque heure du jour.
Marianne prit Betty chez elle; et, pour éviter les hommes de journée nécessaires au service de la maison et à la culture du jardin appartenant aux deux soeurs, etc., Betty proposa de faire entrer Donald à leur service; et, quelque temps après, Donald proposa à Betty de se mettre à son service en la prenant pour femme; Betty sourit, rougit, rit aux éclats, donna deux ou trois tapes en signe d'adhésion, et, un mois après, on célébrait chez les deux soeurs les noces de Betty et de Donald.
Peu de temps après, le juge proposa à Marianne un bon placement pour Charles. Une belle et bonne ferme, avec une terre de quatre-vingt mille francs, était à vendre près de Dunstanwell; Marianne en parla à Charles, qui bondit de joie à la pensée d'avoir une ferme et de vivre à la campagne; la terre fut achetée et payée; Marianne se chargea des arrangements intérieurs et de la direction du ménage; Betty devint fille de ferme, et son mari reprit son ancien métier de laboureur, charretier, faucheur, etc. Ils restèrent dans la maison de Marianne et de Juliette, qui était assez grande pour les contenir tous, et qu'ils arrangèrent convenablement, jusqu'au moment, impatiemment attendu, où ils pourraient habiter la ferme de Charles. En attendant l'installation définitive, Charles menait Juliette tous les jours, matin et soir, prendre connaissance de sa future demeure, pour qu'elle s'orientât dans la maison et au dehors. Bientôt elle put aller sans guide dans l'habitation et ses dépendances, vacherie, bergerie, écurie, laiterie; souvent elle se croyait seule, mais Charles, redoutant quelque accident, la suivait toujours de loin et ne la perdait pas de vue; il l'emmenait dans les champs, dans les prés, dans un joli bois qui avoisinait la ferme. Juliette se sentait heureuse de respirer l'air pur de la campagne; cette vie calme et uniforme allait si bien à son infirmité, et elle se trouvait si contente au milieu de cet entourage gai, animé, occupé! Charles bénissait la cousine Mac'Miche, qui, sans le vouloir, avait tant contribué à son bonheur et à celui de Juliette et de Marianne; Betty et Donald ne cessaient de vanter leur bonheur; on les entendait chanter et rire tout le long du jour. Charles devint de plus en plus aimable, docile, attentif pour ses cousines, soigneux pour Juliette, exact à l'accompagner à l'église et dans ses promenades, sans négliger son travail et son catéchisme. Il fit sa première communion avec une ferveur qui pénétra le coeur de Juliette d'une grande reconnaissance envers le bon Dieu, et qui augmenta sa confiance en Charles et l'affection si vive qu'elle lui portait. Elle aimait d'autant plus les belles qualités qu'elle voyait grandir en lui, qu'elle aidait tous les jours et sans cesse à leur développement; elle était donc bien tranquille sur les mérites de Charles: mais rien n'est parfait en ce monde, et la sagesse de Charles n'empêcha pas quelques écarts, quelques violences, quelques sottises. A la fin de l'hiver, la ferme fut enfin prête à les recevoir; les arrangements intérieurs étaient terminés, la ferme se trouva suffisamment montée de bétail; la basse-cour était assez considérable pour fournir d'oeufs et de volailles, non seulement la ferme, mais une partie du village; les vaches donnaient du lait et du beurre à tous les environs; les moutons engraissaient pour le boucher après avoir donné quelques tontes de laine à leur ancien propriétaire.
La ferme prospéra entre les mains de Donald; elle devint une des plus belles et la mieux cultivée du pays. Donald ne négligeait aucune portion de terrain; tout était travaillé, fumé, soigné, et tout rapportait dix fois plus que lorsque Charles l'avait achetée. De sorte que quand Charles eut atteint sa majorité, c'est-à-dire vingt et un ans, Marianne et Donald lui remirent des comptes qui constataient que la ferme rapportait dix mille francs par an. Charles avait encore, en sus de la ferme et grâce aux économies qu' avaient faites pour lui ses amis, deux cent soixante mille francs en rentes sur l'État.
Au lieu de se réjouir de ses richesses, Charles en fut consterné. «Que ferai-je de tout cela, Juliette? dit-il avec tristesse. Qu'ai-je besoin de plus que de ma ferme? Juliette, toi qui as toujours été pour moi une amie si éclairée, toi qui es arrivée si péniblement à me corriger de mes plus grands défauts, dis-moi, que dois-je faire? que me conseilles-tu de faire?
Comment me débarrasser de tout ce superflu?
Juliette:—Ce sera bien facile, mon ami. Prends le temps de bien placer ton argent; mais fais d'avance la part des pauvres.
Charles:—Et la part de Dieu, Juliette! Nous allons prendre nos arrangements avec M. le curé pour faire des réparations urgentes à notre pauvre église, pour établir des soeurs afin d'avoir une école et un hôpital. Et dès demain tu m'aideras à secourir, non pas, comme jusqu'ici, pauvrement et imparfaitement, les pauvres de notre paroisse, mais bien complètement, en leur donnant et leur assurant des moyens de travail et d'existence.»
Les premiers mois de la majorité de Charles se passèrent ainsi qu'il l'annonçait; mais sa première signature fut pour faire don à Donald et à Betty d'une somme de vingt mille francs, qu'ils placèrent très avantageusement. Quand il eut terminé ses générosités, Juliette lui demanda à qui il réservait les cent mille francs qui restaient.
«Je te le dirai dans quelque temps, à l'anniversaire du bienheureux jour où le bon Dieu m'a placé sous la tutelle de notre excellente Marianne et près de toi, pour ne plus te quitter.
Juliette:—Ce jour est resté le plus heureux de ma vie, mon bon Charles. Et quand je pense que depuis huit ans tu ne t'es pas relâché un seul jour, une seule heure, de tes soins affectueux pour la pauvre aveugle, mon coeur en éprouve une telle reconnaissance, que je souffre de ne pouvoir te la témoigner.
Charles:—En fait de reconnaissance, c'est bien moi qui suis le plus endetté, mon amie. Tu m'as réformé, tu m'as changé; tu as fait de moi un homme passable, au lieu d'un vrai diable que j'étais.»
Et ils repassèrent dans leurs souvenirs les différents événements de l'enfance et de la jeunesse de Charles; ces souvenirs provoquaient souvent des rires interminables, souvent aussi de l'attendrissement et de la satisfaction.
«Et maintenant, dit Juliette, que nous avons fait une revue générale du passé, parlons un peu de ton avenir. Sais-tu que Marianne a une idée pour toi?
Charles:—Laquelle? Une idée sur quoi?
Juliette:—Sur ton mariage.
Charles:—Mais quelle rage avez-vous de me marier?... Et avec qui veux-tu me marier?
Juliette:—Ce n'est pas moi, Charles; c'est Marianne. Tu connais bien la fille du juge de paix? C'est à elle que Marianne voudrait te marier. Te plaît-elle?
Charles:—Ma foi, je n'y ai jamais pensé; et je ne sais pas ce que j'en penserais si j'y pensais.
Juliette:—Mais, enfin, comment la trouves-tu?
Charles:—Jolie, mais coquette; elle s'occupe trop de sa toilette; elle porte des cages, des jupes empesées; je n'épouserai jamais une femme qui porte des cages et des jupes de cinq mètres de tour!
Juliette:—Tout le monde en porte! elle fait comme les autres.
Charles:—Est-ce que tu en portes, toi? Pourquoi? parce que tu es raisonnable. Et je ne veux pas d'une femme folle.
Juliette:—Et la soeur du maître d'école? Qu'en dis-tu?
Charles:—Je dis qu'elle est méchante avec les enfants, et que les gens méchants pour les enfants le sont pour tout le monde, et sont lâches par-dessus le marché. C'est abuser lâchement de sa force que de maltraiter un enfant.
Juliette:—Et la nièce du curé?
Charles:—Elle est criarde et piaillarde! Elle crie après la bonne, après les pauvres, après M. le curé lui-même; c'est un enfer qu'une femme grondeuse.
Juliette:—Mon Dieu, que tu es difficile, Charles!
Charles:—Mais pourquoi aussi veux-tu me marier quand je n'en ai nulle envie?
Juliette, avec tristesse:—Ce n'est pas moi qui pousse à te marier, Charles. Moi, je n'y ai aucun intérêt. Bien au contraire.
Charles:—Pourquoi bien au contraire? Quelle est ta pensée, Juliette? ...Parle, Juliette; ne suis-je plus ton ami d'enfance, le confident de tes pensées?
Juliette:—Eh bien, mon ami, je te dirai bien en confidence que c'est Marianne qui m'a demandé, sachant la confiance que tu as en mes conseils, de t'engager à marier et à ne pas trop attendre, parce que. ..Oh! Charles, je n'ose pas te le dire; tu seras fâché.
Charles:—Moi, fâché contre toi, Juliette? M'as-tu jamais vu fâché contre toi? Crois-tu que je puisse me fâcher contre toi? Parle sans crainte, chère Juliette; ne me cache rien, ne me dissimule rien.
Juliette:—C'est que Marianne voudrait se marier.
Charles, très surpris:—Marianne? Se marier? A trente-deux ans? Ah! ah! ah! Ce n'est pas possible. Mais avec qui donc?
Juliette:—Avec le juge de paix. Il ya longtemps qu'il la demande et qu'elle voudrait devenir sa femme. Tu as bien vu comme il vient souvent ici depuis trois ou quatre ans! Il paraît qu'il la presse beaucoup de se décider, et qu'elle lui a promis de l'épouser dès que tu serais marié, parce qu'il n'est pas convenable, dit-elle, que je reste avec toi sans elle, et que je ne veux pas te quitter pour aller demeurer chez Marianne avec la fille du juge.
Charles:—Et si je me mariais, tu resterais avec moi, Juliette?»
Juliette garda le silence. Charles lui prit la main.
«Resterais-tu, Juliette? répéta-t-il affectueusement.
—Non, dit-elle avec effort.
Charles, avec agitation:—Et tu ferais bien, car ce serait trop dur pour toi; ce serait impossible! Et c'est toi, bonne et douce Juliette, qui serais sacrifiée! Que Marianne se marie si elle veut, qu'elle fasse cette folie, moi je ne me marierai pas et je ne te quitterai pas. Je vivrai près de toi et je mourrai près de toi et avec toi, te bénissant et t'aimant jusqu'au dernier jour de ma vie. Et je ne serai jamais ingrat envers toi, Juliette; je ne t'abandonnerai jamais; et je mettrai tout mon bonheur à te soigner, à te promener, à te rendre la vie aussi douce que possible; comme je le faisais au temps de mon enfance, et comme je le fais avec bien plus de bonheur depuis que je suis homme et que je comprends mieux tout ce que je te dois.
Juliette:—Oh! Charles! mon ami! que tu es bon et dévoué!
Charles:—Qu'aurais-tu fait si je m'étais marié?
Juliette:—Je me serais retirée dans un couvent, et j'espère que j'y serais morte bientôt.
Charles:—Pauvre Juliette! Pauvre amie! Quelle récompense de ta bonté!»
Charles se promena avec agitation dans la chambre. Il parlait haut sans s'en douter.
«C'est incroyable!... disait-il. Je ne l'aurais jamais deviné!... Elle est folle!... A trente-deux ans!... Et un homme de quarante-cinq!... Ils sont fous tous les deux!... Et cette pauvre petite!... C'est mal!... Très mal!... Et ils croient que je la laisserai là!... seule! à souffrir, à pleurer!... Jamais!... Je vivrai pour elle comme elle vit pour moi!... Si elle y voyait! Mon Dieu, si elle y voyait!»
Son agitation se calma tout doucement.
«Juliette, dit-il, viens promener; viens respirer dans les champs; on étouffe ici.
Ils sortirent. Charles mettait plus de soin que jamais à lui faire éviter les pierres, les ornières; il semblait comprendre qu'il était dans l'avenir son seul appui, son seul ami. Juliette avait sans doute la même pensée, car elle mettait plus d'abandon dans ses allures, dans ses paroles; elle ne retenait plus sa pensée, qu'elle déroula tout entière quand Charles lui reparla de ce qu'elle venait de lui apprendre, et de ses propres impressions sur le projet de sa soeur et sur ceux présumés de Charles. Elle lui avoua que depuis longtemps elle songeait avec terreur au jour où elle le verrait lié par le mariage à un autre devoir et à une affection.
«Ce n'est pas de l'égoïsme, Charles, je t'assure; c'est un sentiment naturel devant la perte d'un bonheur dont j'apprécie toute la valeur et que rien ne peut remplacer.»
Charles fut moins confiant, il lui parla peu de ses pensées intimes; mais en revanche il lui témoigna une affection plus vive et lui promit encore une fois de ne jamais l'abandonner.
«Ce n'est pas un sacrifice, Juliette, je t'assure; c'est un sentiment d'instinct naturel pour mon propre bonheur.»
Et Charles disait vrai. Profondément reconnaissant de la métamorphose que Juliette avait opérée en lui par sa douceur, sa patience, sa piété, sa constance, sa vive affection, il s'était promis et il avait promis à Dieu de se dévouer à elle comme elle s'était dévouée à lui. Il vit avec un redoublement de reconnaissance la tendresse toujours croissante que lui portait Juliette; il comprit qu'elle ne pouvait être heureuse qu'avec lui et par lui; il comprit que s'il introduisait une femme dans leur intérieur, ce serait leur malheur à tous: Juliette, qui souffrirait toujours de ne plus venir qu'en second dans son affection; sa femme, qui craindrait toujours que Juliette ne reprît sa place au premier rang; lui-même, enfin, qui verrait sans cesse les objets de sa tendresse souffrir par lui et à cause de lui. Il jura donc de ne jamais se marier, de toujours garder Juliette chez lui, et, si quelque événement extraordinaire, comme le mariage de Marianne, rendait cette position impossible, de faire de Juliette sa femme, à moins qu'elle n'y voulût pas consentir et qu'elle ne préférât rester près de lui comme son amie, sa soeur.
Les semaines, les mois se passèrent ainsi; Marianne attendait avec patience et ne se lassait pas d'offrir des femmes à Charles, qui les rejetait toutes; il avait vingt-trois ans, Marianne en avait trente-quatre, Juliette en avait vingt-cinq. Enfin, un jour, Marianne entra triomphante dans la salle où étaient Charles et Juliette.
«Charles, cette fois j'ai à te proposer une jeune fille que tu ne refuseras pas, j'espère, car elle a tout ce que tu peux désirer dans une femme.
—Et qui est cette merveille? demanda Charles en souriant.
Marianne:—C'est la fille de l'architecte qui est venu s'établir ici pour bâtir l'usine de M. Castel-Oie. Elle est bonne, douce, jolie, charmante. Ils doivent venir ici ce soir; tu verras par toi-même.
Charles:—Je ne demande pas mieux, Marianne. Seulement vous savez que je ne me marierai pas à première vue.
Marianne:—Je le sais bien; on te donnera une quinzaine pour la bien connaître et la juger. Ils vont arriver bientôt. Ne vas-tu pas mettre ton habit pour les recevoir?
Charles:—Pour quoi faire? Je ne mets mon habit que le dimanche pour donner le bras à Juliette qui est en grande toilette. Le reste du temps, je suis toujours en veste ou en blouse.
Marianne:—Comme tu voudras, mon ami; c'était pour toi ce que j'en disais.»
Et Marianne sortit.
Charles:—Ne te tourmente pas, Juliette. Tu sais ce que je t'ai dit, ce que je t'ai promis.
Juliette:—Je le sais et je ne me tourmente pas. Mais, Charles, si elle te plaît, si tu crois pouvoir être heureux avec elle, dis-le moi tout de suite. N'est-ce pas? Me le promets-tu?
Charles:—Je te le jure, dit Charles en lui baisant les mains; mais, je te le répète: sois tranquille, je ne l'aimerai pas.»
Une heure après, l'architecte, M. Turnip, arriva accompagné de sa fille. Charles alla au-devant d'eux.
«C'est sans doute ma cousine Marianne que vous désirez voir, Monsieur? lui dit-il; je vais la prévenir; en attendant, voici notre chère aveugle qui va faire connaissance avec vous et avec Mademoiselle votre fille.»
Charles approcha des chaises près de Juliette et alla chercher Marianne, qui s'empressa d'arriver.
Juliette et Lucy Turnip eurent bientôt fait connaissance; Charles s'assit près d'elles et causa avec beaucoup de gaieté et d'esprit; il faisait un temps magnifique; Charles proposa une promenade, qui fut acceptée.
Marianne allait prendre le bras de Juliette, lorsque Charles, s'approchant, s'en empara et dit en riant:
«Vous voulez m'enlever mes vieil les fonctions, Marianne; je ne les cède à personne, vous savez.
Marianne:—Je pensais que tu donnerais le bras à Mlle Lucy.
Charles:—Je regrette beaucoup de ne pouvoir faire comme vous le dites, Marianne; mais, tant que j'aurai le bonheur d'avoir Juliette avec moi, je la promènerai, je la soignerai comme par le passé. J'espère, Mademoiselle Lucy, ajouta-t-il en se tournant vers elle, que vous ne m'en Voudrez pas; si vous connaissiez Juliette, si vous saviez tout ce que je lui dois, tout ce qu'elle a fait et continue à faire encore pour mon bien, vous Trouveriez bon et naturel qu'elle passât pour moi avant tout le monde.»
Lucy ne répondit pas et parut embarrassée; elle se mit près de Juliette, qui fut bonne et aimable comme toujours. Elle craignait que Lucy ne fût blessée de ce manque d'empressement de Charles à son égard; elle cherchait d'autant mieux à le faire oublier. Charles fut très poli, mais il ne chercha pas à dissimuler que sa première pensée et sa constante préoccupation étaient pour Juliette.
XXI
LES INTERROGATOIRES; CE QUI S'ENSUIT
Quand la visite fut terminée, M. Turnip interrogea sa fille sur l'opinion qu'elle avait de Charles.
Lucy:—Il est très bien, mais il ne me plaît pas.
Monsieur Turnip:—Pourquoi cela? Il est beau garçon; il a de l'esprit, il est gai, aimable.
Lucy:—C'est possible; mais il sera un détestable mari.
Monsieur Turnip:—Qu'est-ce que tu dis donc? Tu oublies le bien qu'on en dit de tous côtés.
Lucy:—Je ne dis pas non; il peut être admirable de vertus et de qualités, mais je ne voudrais jamais accepter un mari pareil.
Monsieur Turnip:—Ah bien! tu es joliment difficile! Qu'as-tu à lui reprocher?
Lucy:—Cette petite aveugle qu'il promène, qu'il soigne, de laquelle il est constamment préoccupé, et qu'il voudra continuer à mener comme un vrai chien d'aveugle.
Monsieur Turnip:—Mais c'est très bien, ça; c'est elle qui l'a élevé; il est reconnaissant, ce garçon! Je n'y vois pas de mal, au contraire.
Lucy:—D'abord, elle ne peut pas l'avoir élevé, car elle a l'air beaucoup plus jeune que lui qui a vingt-trois ans; avec ça qu'elle est fort jolie et qu'elle est toujours occupée de lui.
Monsieur Turnip:—Occupée de lui! Je le crois bien; cette pauvre petite qui est aveugle: il faut qu'elle appelle sitôt qu'elle a besoin de quelque chose. Serais-tu jalouse d'une aveugle, par hasard?
Lucy, avec humeur:—D'abord, je ne suis pas jalouse, parce que cela m'est bien égal; mais si je voulais encourager le désir que vous m'avez exprimé de la part de Mlle Marianne et de M. Charles, j'exigerais avant. tout qu'on fît partir cette petite et qu'on ne la laissât jamais rentrer dans la maison. A cette condition, je consentirais à faire connaissance plus intime avec M. Charles, et peut-être l'accepterais-je pour mari.
Monsieur Turnip: Et tu feras bien! Tu as déjà vingt-six ans, sans qu'il y paraisse. Grande majorité, Lucy, grande majorité!
Lucy, fâchée:—Il est inutile de le crier sur les toits, mon père; vous parlez tout haut comme si nous habitions un désert.
Monsieur Turnip:—Voyons, voyons, ne te fâche pas; j'en parlerai demain à Mlle Marianne et à M. le juge de paix, et je te dirai ce qu'ils auront répondu.»
Lucy se rassura et reprit sa bonne humeur, ne doutant pas que Juliette ne lui fût sacrifiée.
Pendant ce temps Marianne interrogeait Charles.
«Eh bien, Charles, comment la trouves-tu?
—Très jolie, très gracieuse, répondit Charles sans hésiter.
Marianne:—Ah! enfin tu en trouves une à ton gré... Et le père? Charles:—Beaucoup; il a l'air d'un excellent homme!»
Marianne était radieuse.
Marianne:—Ce que tu me dis me fait grand plaisir, Charles;» pouvons donc espérer de te voir marié.
Charles:—Pas avec cette femme-là, toujours.
Marianne fait un bond:—Comment? Mais qu'est-ce que tu disais donc?
Charles, riant:—Quoi? Je disais qu'elle était jolie et gracieuse; cela veut-il dire que j'en ferais ma femme? Suis-je condamné à épouser toutes les femmes jolies et gracieuses?
Marianne:—Mon Dieu, mon Dieu, ce garçon me fera mourir de chagrin!... Mais, Charles, mon bon ami, écoute-moi! Tu as vingt-trois ans, moi, j'en ai trente-quatre; voici bientôt deux ans que M. le juge me demande en mariage, et que j'attends, pour lui fixer le jour, que toi-même tu te maries: je ne puis pourtant pas passer ma vie à attendre?»
Charles:—Mais, ma pauvre Marianne, pourquoi attendez-vous? Pourquoi faut-il que je me marie pour que vous vous marriez?
Marianne:—A cause de Juliette, tu vois bien. Elle ne veut te quitter ni pour or ni pour argent; tant que je suis chez toi, que Juliette y reste aussi, personne n'a rien à dire. Mais quand je serai partie, Juliette ne peut pas Rester seule avec toi; il faut que tu te maries pour la garder.
Charles, impatienté:—Elle ne sera pas seule; Betty et Donald vivent avec nous.
Marianne:—Mais c'est impossible! On en jasera.
Charles, irrité:—Eh bien! si l'on jase, je m'arrangerai pour faire taire les mauvaises langues.
Marianne, avec ironie:—Ce serait une jolie affaire! Rétablir une réputation à coups de fourche ou de bâton. Bien trouvé. Ça sent encore l'époque de la Mac'Miche!
Charles, avec colère:—Mac'Miche ou non, je ne permettrai à personne de dire ni de penser mal de Juliette.
Marianne:—Tu diras ce que tu voudras, tu feras comme tu voudras, tu es en âge de raison aussi bien que Juliette; mais moi, je suis lasse d'attendre, et je vous préviens tous les deux que d'ici à quinze jours je serai mariée avec M. le juge de paix.
—Charles, l'embrassant:—Je vous souhaite bien du bonheur, Marianne; vous avez été très bonne pour moi, et c'est ce que je n'oublierai jamais. Et toi, Juliette, tu ne dis rien à Marianne?
Juliette, s'essuyant les yeux:—Que veux-tu que je dise, Charles? Je suis désolée de causer de la peine à ma soeur, d'amener des discussions entre toi et elle; mais que puis-je faire? Aller demeurer chez le juge? Cela m'est impossible! Et où irais-je, si ce n'est chez toi?»
Marianne impatientée quitta la salle.
Charles, s'asseyant près de Juliette:—C'est bien mon avis aussi; tu vivras chez moi, ce qui veut dire chez toi, avec Betty qui t'aime, avec Donald qui t'aime, et si, comme dit Marianne, on trouve la chose mauvaise, alors... alors, Juliette, tu feras comme Marianne, tu te marieras.
Juliette:—Moi, me marier? Moi aveugle? Moi, à vingt-quatre ans, presque vingt-cinq?
Charles:—Tout cela n'empêche pas de se marier, Juliette.
Juliette:—Non, mais tout cela ne permet à aucun homme de me prendre pour sa femme.
Charles:—J'en sais un qui te connaît, qui t'aime, qui n'ose pas te demander, parce qu'il craint d'être repoussé, et qui verrait tous ses voeux comblés si tu l'acceptais.
Juliette:—Je n'en veux pas, Charles, je n'en veux pas. Je te supplie, je te conjure de ne plus m'en parler, ni de celui-ci ni d'aucun autre.
Charles:—Je ne t'en parlerai plus, à une seule condition: c'est que tu me diras avec confiance, avec amitié, pourquoi tu n'en veux pas.
«Juliette, hésitant:—Tu veux que je te le dise? Mais... je ne sais pourquoi, j'aimerais mieux ne pas te le dire.
Charles:—Non, Juliette, il faut que tu me le dises: c'est nécessaire, indispensable pour ma tranquillité, pour mon bonheur.
Juliette:—Alors, pour toi, pour ton bonheur, je te dirai le motif qui me rendrait tout mariage odieux. Je refuse l'homme dont tu me parles et tous les hommes qui pourraient vouloir de la pauvre aveugle, pour ne pas te quitter, pour vivre près de toi, pour n'aimer que toi.
Charles:—Et moi, ma Juliette, je refuse et je refuserai toute femme qui pourrait vouloir de moi, pour ne pas te quitter, pour vivre près de toi, pour n'aimer que toi.»
Juliette poussa un cri de joie et saisit les mains de Charles.
Charles: Écoute-moi encore, Juliette. Je n'ai pas, fini. Il y aura une modification nécessaire à notre vie; jusqu'ici tu as été mon amie, ma soeur; dorénavant il faut que tu sois mon amie... et ma femme.
Juliette:—Ta femme! ta femme! Mais, Charles, tu oublies que je suis aveugle, que j'ai deux ans de plus que toi!
Charles:—Que m'importe que tu sois aveugle; c'est ta cécité qui m'a d'abord attaché à toi; c'est elle qui m'a fait aimer de toi à cause des soins que je t'ai donnés! Et quant à tes deux années de plus que les miennes, qu'importe, si tu restes pour moi plus jeune et plus charmante que toutes les femmes qu'on m'a proposées; et puis, Marianne voulait me faire épouser cette petite de tout à l'heure! Elle a un an de plus que toi, Betty me l'a dit; elle en est certaine... Tes objections sont levées, ma Juliette; maintenant décide de mon sort, de notre vie.»
Au lieu de répondre, Juliette tendit ses deux mains à Charles, qui les baisa avec émotion. Ils gardèrent quelque temps le silence.
«Qui aurait pu deviner un pareil dénouement dit enfin Charles, quand je faisais cinquante sottises, quand tu me grondais, quand je n'étais devant toi qu'un pauvre petit garçon? Qui aurait pu deviner que ce petit diable serait aimé de toi, serait ton ami, ton mari?
Juliette, riant:—Et qui aurait pu deviner que ce petit diable deviendrait le plus sage, le plus excellent, le plus dévoué des hommes; qu'il saurait dominer l'impétuosité de son caractère pour se faire l'esclave de la pauvre aveugle, et qu'il lui donnerait le bonheur auquel elle ne pouvait prétendre, celui d'être aimée pour elle-même, et d'unir sa vie à celui qu'elle aime par dessus tout, après Dieu.»
Ils causèrent longtemps encore; et quand Marianne rentra, elle les trouva comme elle les avait quittés, causant gaiement... de leur avenir qu'elle ignorait. Ils étaient convenus de ne rien dire à Marianne; tous deux étaient libres de leurs actions; Juliette avait déjà souffert du refroidissement de sa soeur à son égard, depuis qu'elle avait refusé de la suivre chez le juge: elle avait ainsi retardé ce mariage que Marianne désirait vivement; elle craignait que sa soeur ne fît naître des difficultés pour le sien, qu'elle ne blâmât Charles d'épouser une aveugle, une femme plus âgée que lui. Charles partageait les défiances de Juliette, et ils résolurent de ne faire connaître leur mariage que lorsque celui de Marianne serait accompli. Ils ne lui parlèrent donc pas de ce qu'ils venaient de décider.
Marianne:—Pourquoi te couches-tu si tard, Juliette? Il va être dix heures! C'est ridicule!
Charles:—En quoi, ridicule? Nous ne gênons personne. Vous n'étiez pas encore rentrée, et Betty et Donald sont couchés depuis longtemps.»
Marianne les regarda avec indignation et se retira chez elle.
Juliette, se levant:—Marianne a raison; il est tard. Je dois aussi me coucher, Charles. Ramène-moi dans ma chambre; Marianne m'a oubliée. A demain, mon ami.
Charles:—Il n'y a pas de danger que je t'oublie, moi, ma Juliette. A demain. Te voici chez toi.»
Charles la quitta; ni lui ni Juliette n'oublièrent, avant de se coucher, de rendre grâces à Dieu de l'avenir si plein de calme et de bonheur qu'il leur avait enfin assuré.
XXII
MARIANNE SE MARIE. TOUT LE MONDE SE MARIE
Le lendemain, Marianne reçut de bonne heure, pendant que Charles et Juliette étaient à la messe, la visite du juge accompagné de M. Turnip. La visite fut longue, la conversation animée. Ils se séparèrent gaiement; mais, après le départ du juge et de M. Turnip, Marianne resta soucieuse et pensive. Quand Charles et Juliette rentrèrent, ils la trouvèrent le coude appuyé sur la table devant laquelle elle était assise, et la main soutenant son front brûlant. Ils lui dirent bonjour en l'embrassant.
«Charles, dit-elle avec embarras, j'ai à te parler sérieusement, ainsi qu'à toi, Juliette. Je viens de voir M. Turnip.»
Charles fit un mouvement d'impatience.
«Écoute-moi, je te le demande instamment. Il m'a dit que tu avais produit l'impression la plus favorable sur sa fille et sur lui-même; seulement, Lucy a une très grande vivacité de sentiment, et, par conséquent, elle serait disposée à la jalousie.
—Ah! ah! dit Charles en souriant.
—Elle craindrait que..., que Juliette... ne te prît trop de temps. . Que ces habitudes... de soins, d'affection... ne..., je ne sais comment t'expliquer...
Charles:—Ne cherchez pas, ma bonne Marianne; je vais finir votre phrase. Ne la fissent enrager, et alors elle demande que je chasse Juliette, et que je rompe ainsi mes vieilles relations d'amitié.
Marianne, indignée:—Comme tu dis ça, Charles! Brutalement, grossièrement!
Charles:—N'est-ce pas comme je vous le dis? Ne vous a-t-on pas parlé de me séparer de Juliette?
Marianne:—Séparer, oui; mais pas chasser, comme tu le dis.
Charles, vivement:—- Séparer ou chasser est tout un. Vous connaissez ma vive affection pour Juliette; vous devinez ma répulsion pour ces gens qui osent me faire une proposition pareille, et je n'ai pas besoin de vous dicter ma réponse. Faites-la vous-même; venant de moi, elle serait blessante, car je ne pourrais dissimuler mon indignation et mon mépris. Et, à présent, parlons d'autres choses. A quand votre mariage? Avez-vous arrangé vos affaires avec le juge?
Marianne, embarrassée:—Mais non, M. Turnip était là; nous étions seulement convenus que Juliette se transporterait là-bas avec moi, et qu'on la mettrait dans la chambre de Sidonie, la fille du juge, pour avoir quelqu'un près d'elle.
Charles, avec ironie:—Arrangement excellent pour tout le monde, excepté pour la pauvre Juliette.
Marianne:—Juliette eût été très bien là-bas. N'est-ce pas, Juliette?
Juliette:—Je ne serai bien nulle part hors d'ici.
Marianne:—Je ne te connais plus, Juliette; tu deviens sotte et égoïste.
Juliette rougit; les larmes lui vinrent aux yeux. Charles se leva avec violence, et s'adressant à Marianne:
«Ne répétez jamais la calomnie que vous venez d'inventer! Je ne veux pas qu'on insulte Juliette! Trop douce et trop dévouée pour se défendre, elle est sous ma protection, ma protection exclusive; elle est maîtresse de ses actions, et personne n'a droit sur elle.
Marianne, avec ironie:—Elle est assez âgée pour cela! Je le sais bien.
Charles, irrité:—Pas si âgée que la fille sans coeur que vous voudriez me faire épouser.»
Marianne fait un mouvement de surprise.
«Pensez-vous que j'ignore qu'elle a vingt-six ans? Je le savais avant que vous me l'eussiez nommée.
Marianne, fâchée:—Je ne cherche plus à te la faire épouser! Je ne te ferai plus épouser personne! Tu vivras et tu mourras garçon; tant pis pour toi. Quand tu seras vieux, tu viendras chercher chez moi un refuge contre l'ennui.
Charles, adouci et souriant: Je ne redoute pas l'ennui, Marianne; je serai comme vous, en famille; j'aurai une femme et des enfants qui me feront la vie heureuse que je cherche.
Marianne, étonnée:—Tu veux donc te marier, à présent?
Charles:—Certainement, plus que jamais.
Marianne:—Je n'y comprends rien; avec qui donc?
Charles:—Vous le saurez quand nos bans seront publiés, dans quinze jours.
Marianne:—Et Juliette le sait? Elle connaît ta future? Elle est contente? Elle restera chez toi?
Charles:—Parfaitement, elle la connaît, elle est très contente, elle ne me quittera qu'à la mort.
Marianne:—C'est-il vrai, Juliette? Tu es réellement satisfaite? Tu vivras avec Charles et sa femme?
Juliette:—C'est très vrai, Marianne; je suis heureuse comme je ne l'ai jamais été; et je resterai chez Charles tant que le bon Dieu le permettra.»
Marianne restait ébahie, Juliette souriait, Charles riait et ne pouvait tenir en place.
Marianne:—C'est incroyable! Impossible de deviner.. .Et tu te maries bientôt?
Charles:—Huit jours après vous, pour régulariser la position de Juliette, d'après vos observations...
Marianne:—Ah! Tu as donc reconnu que j'avais raison?
Charles:—Oui! Vous aviez raison, et j'ai immédiatement tout arrangé.
C'est pourquoi vous nous avez trouvés, hier soir, Juliette et moi, causant encore quand vous êtes rentrée.
Marianne:—Mais tu ne sors jamais! Quand vois-tu ta future?
Charles:—Je sors tous les jours au moins deux fois, et longtemps.
Marianne:—Oui, mais pas seul; avec Juliette!
Charles:—Puisque Juliette est dans le secret, je n'ai pas besoin de me cacher d'elle.
Marianne:—C'est étonnant!... J'ai beau chercher... Betty le sait-elle?
Charles:—Elle n'en sait pas un mot; je ne lui en ai jamais parlé; vous n'aurez rien à apprendre de ce côté.
Marianne:—Je suis bien aise que tu te maries! Mais tu te maries drôlement. Je n'ai jamais entendu parler d'un mariage mené et décidé de cette façon... Et la future restant à l'état d'invisible!... C'est drôle tout cela. M'autorises-tu à en parler au juge?
Charles:—A lui, oui, mais pas à d'autres.
Marianne:—Puis-je parler de sa fortune? Qu'est-ce qu'elle a?
Charles:—Cinquante mille francs.»
Juliette fit un mouvement de surprise, qu'aperçut Marianne.
Marianne, de plus en plus étonnée:—Belle dot, cinquante mille francs!
Tu ne le savais donc pas, Juliette, que tu as l'air si étonné?
Juliette:—Non, je croyais qu'elle avait peu de chose, presque rien.
Marianne:—Je n'en reviens pas. Le juge va peut-être m'aider à deviner.
Au revoir, Charles; je vais porter ta réponse définitive pour Mlle Turnip.» Marianne sortit.
«Charles, dit Juliette, pourquoi as-tu annoncé cinquante mille francs? Tu sais que je n'ai plus rien depuis que j'ai abandonné à Marianne, il y a un an et d'après ton conseil, ma part de l'héritage de nos parents.
Charles:—Et crois-tu, chère Juliette, que je t'aurais poussée à te dépouiller du peu que tu possédais, si je n'avais eu la volonté de t'en dédommager largement? J'ai profité de la procuration que tu m'as donnée à cette occasion pour placer en ton nom cinquante mille francs pris sur la fortune trop considérable que je possède. Tu vois donc que tu as cinquante mille francs.
Juliette:—Mon bon Charles, comme tout ce que tu fais pour moi est généreux, affectueux et fait avec délicatesse! Tu ne m'en avais seulement pas informée.»
Juliette chercha la main que lui tendit Charles et la pressa sur son coeur.
«Tu es là, Charles, dans ce coeur dont tu ne sortiras jamais, et dans lequel se conserve le souvenir de tout ce que tu as fait pour moi depuis que je te connais.
Charles:—Le beau mérite de témoigner son affection à ceux qu'on aime!»
Juliette serra encore la main de Charles et la laissa aller pour reprendre son tricot, pendant que Charles lui ferait la lecture.
Quand Marianne rentra, elle leur dit que le juge était aussi surpris qu'elle l'avait été elle-même, et que lui non plus n'avait pu trouver le nom de la femme que Charles s'était choisie; les cinquante mille francs le déroutaient complètement.
«Je vous annonce mon mariage pour lundi prochain, dans dix jours, ajouta-t-elle.
Charles:—Et le lendemain, le mien sera affiché.
Marianne:—Nous apprendrons alors ce que tu ne veux pas nous dire.»
La journée se passa gaiement et dans les occupations accoutumées. Le soir, le juge vint faire sa visite, et, malgré ses efforts réunis à ceux de Marianne, il ne put rien tirer de Charles ni de Juliette. Il raconta que M. Turnip était furieux, mais plus contre sa fille qui avait exigé cette sotte condition du renvoi de Juliette, que contre Charles, qui disait-il, ne pouvait honorablement y consentir.
«Et j'ai appris pendant cette scène que la demoiselle avait vingt-six ans. On m'avait dit vingt. Ils ont voulu revenir sur la condition, mais j'ai déclaré qu'il était trop tard; que Charles en avait été si indigné et si fâché, qu'il avait tout rompu; et je les ai laissés se disputant et la fille pleurant... Charles, mon ami, quand je serai ton cousin par ma femme, je ne pourrai t'aimer davantage et te vouloir plus de bien que je ne l'ai fait jusqu'à présent. Tu ne m'as pas nommé la femme que tu t'es choisie, mais, quelle qu'elle soit, ton choix doit être bon et tu dois avoir assuré ton bonheur; quant au sien, moi je le connais, je ne puis en douter.»
Marianne proposa au juge une tasse de thé, qu'il accepta. Pendant qu'elle était allée la préparer à la cuisine, le juge s'approcha de Juliette, lui prit les mains, la baisa au front et lui dit d'un air mystérieux:
«A quand la noce, ma petite soeur? Quand faut-il vous afficher?
—Comment? Quoi? répondit Juliette surprise et rougissant.
Charles, riant:—Ah! ah! Vous avez donc deviné, Monsieur le juge?
Le juge, tendant la main à Charles:—Tout de suite, au premier mot. Et je ne conçois pas que Marianne n'ait pas eu la pensée que ta future ne pouvait être que Juliette. Et je vous fais à tous deux mon compliment bien sincère; bien fraternel, car je serai votre frère, une fois les deux mariages faits.
Charles:—Vous ne trouvez donc pas que je fasse une folie en épousant ma bonne, ma chère Juliette?
Le juge:—Folie! l'action la plus sensée, la meilleure de toute ta vie! Où trouveras-tu une femme qui vaille Juliette?
Charles, serrant les mains du juge:—Cher Monsieur le juge! que je suis heureux! que vous me faites plaisir en me parlant ainsi! J'avais si peur qu'on ne blâmât ma pauvre Juliette de remettre le soin de son bonheur entre les mains d'un jeune fou comme moi!
Juliette:—Charles, ne parle pas ainsi de toi-même. Parce que tu as été écervelé dans ton enfance, il n'en résulte pas que tu le sois encore. Trouve dans le pays un homme de ton âge qui mène la vie sage et pieuse que tu mènes, et qui voudrait épouser comme toi une femme aveugle et plus âgée que toi, par dévouement et par...
Charles:—Et par l'affection la plus pure, la plus vive, je te le jure Juliette. Ma vie même te prouve combien cette tendresse est vraie et profonde.
Le juge:—Chut, mes enfants; j'entends Marianne. Je serai discret, soyez tranquilles de ce côté.»
Le juge continua à venir tous les soirs à la ferme jusqu'au jour de son mariage, qui se fit sans pompe et sans festin. Il n'y eut que les témoins nécessaires et un repas de famille, après lequel Marianne alla prendre possession de son nouvel appartement, où l'attendait une surprise préparée par Charles de connivence avec le juge: au milieu de la chambre, sur une jolie petite table, se trouvait placée une cassette dont le poids extraordinaire surprit Marianne; elle y trouva en l'ouvrant un papier sur lequel était écrit:
«Présent de noce de Charles à sa soeur Marianne.»
En enlevant le papier, elle aperçut vingt rouleaux de mille francs. Une lettre affectueuse accompagnait le présent; Charles lui demandait de l'aider à se débarrasser de son superflu, en acceptant vingt mille livres qu'il se permettait de lui offrir.
«J'en ai donné cinquante mille à Juliette, ajouta-t-il; peut-être devinerez-vous maintenant l'énigme de mon mariage. Vous êtes et vous serez ma soeur plus que jamais; en m'acceptant pour frère, vous comblerez mes voeux et ceux de ma bien-aimée Juliette.»
Dans sa surprise, Marianne laissa retomber la lettre.
«Juliette!... Juliette!... C'est Juliette! s'écria-t-elle. Il faut que je l'apprenne à mon mari! Va-t-il être étonné! Le voici tout juste... Venez voir, mon ami, quelle découverte je viens de faire! La femme, de Charles, sera... Juliette! Eh bien, vous n'êtes pas surpris?
Le juge, souriant:—Je l'avais deviné dès que vous m'avez parlé du mariage arrêté de Charles, ma chère amie! Qui pouvait-il aimer et épouser, sinon Juliette? la bonne, la douce, la charmante Juliette!
Marianne:—Puisque vous approuvez ce mariage, je n'ai rien à en dire, mais je ne puis me faire à l'idée de voir Juliette mariée.
Le juge:—Et demain, quand vous les verrez, Marianne, soyez bonne et affectueuse pour eux; depuis quelque temps vous n'êtes plus pour Juliette la soeur tendre et dévouée que vous étiez jadis. Et, quant à Charles, vous étiez tout à fait en froid avec lui.
Marianne:—C'est vrai! Je leur en voulais de s'obstiner à ne pas se quitter, et de retarder ainsi mon union avec vous. Charles rejetait tous les partis que je lui offrais, et Juliette refusait de venir demeurer avec moi chez vous.
Le juge:—Mais nous voici enfin mariés, chère Marianne, et vous n'avez plus de raison de leur en vouloir.
Marianne, souriant:—Aussi suis-je toute disposée à obéir à votre première injonction, et à leur témoigner toute ma satisfaction. Nous irons les voir demain de bonne heure, n'est-ce pas?
Le juge:—A l'heure que vous voudrez, chère amie, je suis à vos ordres.»
XXIII
CHACUN EST CASÉ SELON SES MÉRITES
Effectivement, le lendemain à neuf heures, Marianne et son mari arrivaient chez Charles et Juliette au moment où ces derniers rentraient de la messe et commençaient leur déjeuner. Marianne courut embrasser Juliette, qui la serra tendrement dans ses bras.
Juliette:—Tu sais tout maintenant, Marianne. Tu comprends l'obstination de Charles à ne pas vouloir se marier, et la mienne de ne pas vouloir m'en séparer. Charles craignait ton opposition, et moi, je songeais si peu à la possibilité de me marier et d'être la femme de Charles, que je n'avais d'autre pensée que de rester près de lui, n'importe à quelles conditions. Marianne:—Je comprends et j'approuve tout, ma bonne Juliette. Quel dommage que Charles ne m'en ait pas parlé plus tôt!
Charles:—J'étais si jeune, Marianne, que vous m'auriez traité de fou; c'est à peine si ces jours derniers j'ai osé m'en ouvrir à Juliette. Marianne:—A mon tour à demander: A quand la noce?
Charles:—Le plus tôt sera le mieux. Si Monsieur le juge veut bien tout arranger, nous pourrons être mariés dans huit ou dix jours.
Le juge:—C'est arrangé de ce matin, Charles. Et dans huit jours tu peux te marier, à moins que Juliette ne dise non.
Juliette:—Ce ne sera pas de moi que viendra l'opposition, mon frère.
Charles:—Voulez-vous prendre votre café avec nous?... Je ne sais comment vous appeler, moi! Ce n'est pas la peine de vous baptiser de cousin, puisque dans huit jours vous serez mon frère. Comment voulez-vous que je dise?
Le juge:—Dis mon frère tout de suite, parbleu! Je le suis de coeur depuis longtemps, et je vais l'être dans huit jours de par la loi.»
Charles serra la main de son frère futur et alla chercher à la cuisine un supplément de café, de lait et de pain. Ils déjeunèrent tous gaiement, car tous étaient heureux.
Quand il fut dix heures, le juge et sa femme embrassèrent les jeunes futurs et retournèrent chez eux. Le juge attendait M. Turnip, qui lui avait demandé la veille une audience pour le lendemain à dix heures et demie.
«Que diantre a-t-il à me dire? dit-il à Marianne. Je lui ai nettement signifié de ne plus compter sur Charles; il ne va pas me le redemander, je suppose.
Marianne:—Non, c'est sans doute pour quelque travail aux frais des habitants.
Le juge:—Je n'en connais aucun; il ne s'en fait pas sans que je le sache et que je l'ordonne.»
Quoi qu'il en fût, M. Turnip arriva. Quand il se trouva en face du juge, il parut si embarrassé, si gêné, que le juge, fort surpris d'abord, le prit en pitié.
«Qu'y a-t-il, mon bon monsieur Turnip? Vous ferais-je peur par hasard?
M. Turnip:—C'est que j'ai à vous faire une demande si singulière, que je ne sais comment m'y prendre.
Le juge:—Allons, courage! Dites vite, c'est le meilleur moyen.
M. Turnip, avec résolution:—Eh bien, voilà! Charles plaît à ma fille;
Mlle Juliette lui fait peur. Ma fille a demandé qu'on séparât Juliette de Charles; ce dernier n'a pas voulu, et je comprends; on ne savait où la mettre convenablement. Je viens trancher la difficulté; je vous la demande en mariage, et je vous promets de la rendre heureuse; de cette façon, Lucy n'en sera plus jalouse, et Charles aura toute sa liberté.»
Le juge avait écouté avec une surprise toujours croissante. Quand M. Turnip eut fini son discours, le juge ne put retenir un éclat de rire qui déconcerta plus encore le père dévoué.
Le juge, souriant:—Mon cher Monsieur, votre moyen n'est pas praticable, par la raison que Juliette est fiancée et doit se marier dans neuf jours.
M. Turnip:—Parfait! parfait! Tout est arrangé alors! Du moment que Juliette disparaît, ma fille consent.
Le juge:—Très bien! Mais il y a une autre difficulté: c'est que Charles. aussi va se marier dans neuf jours, et qu'il épouse tout juste Juliette.»
Ce fut au tour de M. Turnip d'être ébahi. Troublé, ému, honteux, il balbutia quelques excuses et sortit. Son entrevue avec sa fille dut être fort orageuse, à en juger par les éclats de voix qui se firent entendre jusque dans la rue. Mais, quelques jours après, le bruit se répandait que Mlle Lucy Turnip épousait M. Old Nick junior, fondateur d'un nouveau système d'enseignement, et nouvellement établi dans le pays. Son extérieur élégant avait enlevé le coeur de Mlle Lucy: il se donnait pour un homme riche, vivant de ses rentes. Mlle Lucy déclara à son père qu'étant majeure et maîtresse de disposer de sa main, elle choisissait pour époux M. Old Nick junior. Le père lutta, disputa, raisonna, supplia: rien n'y fit. Lucy Turnip devint Lucy Old Nick quinze jours après que Juliette Daikins fut devenue Juliette Mac'Lance. On découvrit qu'Old Nick n'avait aucune fortune; le père Turnip prit le jeune couple chez lui, et Old Nick fut employé à faire des plans et à surveiller les travaux de son beau-père. Un jour il rencontra Charles; celui-ci le reconnut de suite et s'approcha de lui.
«Eh bien, Monsieur Old Nick, qu'avez-vous fait de votre vieux frère et du sonneur sourd? lui demanda-t-il.
Old Nick, effrayé:—Qui êtes-vous, Monsieur? De grâce, ne me perdez pas, ne me parlez pas de ce triste passé.
Charles:—Je suis Charles Mac'Lance, le même qui vous a fait enrager pendant quelques jours dans Fairy's Hall.
Old Nick:—Monsieur, je vous en supplie...
Charles:—Soyez donc tranquille; je ne suis pas méchant, je ne vous trahirai pas.»
Et Charles lui tourna le dos.
Avant le grand événement du mariage de Mlle Lucy Turnip, femme Old Nick, eut lieu celui de Charles. C'était lui qui avait tout préparé, tout arrangé pour cet heureux jour. Juliette ne pouvait l'aider que de ses conseils; malgré ce surcroît d'occupations, Charles trouva le temps de mener Juliette à la messe et à la promenade avec sa régularité accoutumée, et de ne rien changer aux habitudes de Juliette. La veille de leur mariage ils firent leurs dévotions ensemble, comme toujours, puis ils arrangèrent la chambre de Juliette, qui resta la même, mais que Charles orna de meubles et de rideaux frais. Marianne n'occupant plus la chambre près de celle de Juliette, Charles s'y transporta pour être plus à sa portée si elle avait besoin de quelque chose.
Cette journée se passa paisiblement. Le lendemain, le mariage devait avoir lieu à neuf heures, comme pour Marianne, et les témoins seuls y devaient assister. Charles voulut que Donald lui servît de témoin avec M. Blackday, ce qui combla de joie et d'honneur Betty et Donald lui-même; le juge et le médecin furent les témoins de Juliette; Marianne arriva de bonne heure pour faire la toilette de la mariée. Le temps était superbe; la messe et la cérémonie furent terminées à dix heures. Charles prit le bras de sa femme, et chacun rentra chez soi. Seulement, Marianne, son mari et les témoins devaient revenir dîner à la ferme. Betty se distingua; le repas fut excellent quoique modeste. L'après-midi se passa joyeusement; on s'amusa à appeler Juliette madame, et, pour la distinguer de sa soeur, on appela Marianne la vieille madame. Le soir, après la promenade, Charles et Juliette reconduisirent chez eux M. le juge de paix et Mme la juge de paix, et rentrèrent à la ferme en faisant un détour par les champs. Betty servit un petit souper plus soigné que de coutume, et lorsque Betty et Donald eurent terminé leur repas, eurent pris leur tasse de café et leur petit verre de whiskey à la santé des mariés, Charles et Juliette rentrèrent dans leur calme accoutumé.
Excepté cette journée d'extra, rien ne fut changé à leur utile et heureuse vie; seulement, Juliette s'occupa à former une jeune servante qui devait remplacer Marianne dans les soins du ménage; Betty se mit à la tête de la ferme. Donald dirigeait les affaires extérieures, et Betty exerçait sa juridiction sur la basse-cour, la lingerie, la cuisine et généralement sur tout ce qui concerne l'intérieur. Tout marcha le mieux du monde comme par le passé; la ferme prospéra de plus en plus; Charles l'augmenta par l'acquisition de quelques pièces de terre, prairies et bois touchant aux siens.
Juliette ne regretta jamais d'avoir confié à Charles le soin de son bonheur; il ne se relâcha pas un instant de ses soins les plus dévoués, de ses attentions les plus aimables. Juliette resta douce, aimante et charmante, comme au jour de son mariage; seulement, le bonheur dont elle jouissait lui donna plus de gaieté, de vivacité, d'entrain. Elle fut quelques années sans avoir d'enfant; enfin elle eut un garçon, et deux ans après une fille; ces enfants font le bonheur de leurs parents; la fille s'appelle Mary, et elle est tout le portrait de sa mère; Charles l'aime passionnément. Édouard ou Ned, le garçon, est l'image vivante du père; Juliette l'idolâtre. Betty continue à ne pas avoir d'enfant. Marianne en a déjà quatre, trois garçons et une fille. La fille du juge de paix a épousé un brave garçon des environs; M. Turnip, pour se consoler du mariage de sa fille, qui mettait de la gêne dans sa maison à cause des dépenses de M. Old Nick, a demandé et obtenu la main et la bourse d'une vieille grosse veuve de cinquante ans: elle a dix-huit mille francs de revenu et elle fait enrager du matin au soir Lucy Old Nick et M. Old Nick.
Dans le ménage Old Nick, le règne de la femme est fini et celui de 'Old Nick commence, car c'est le mari qui gronde et c'est la femme qui se soumet.
Il reste à informer mes jeunes lecteurs que les enfants qui habitaient la maison de M. Old Nick ont été rendus à leurs parents peu de jours après la sortie de Charles; le juge, ayant appris le régime cruel auquel étaient soumis ces enfants, en donna connaissance à l'attorney général. Une enquête fut ordonnée et eut pour résultat de faire fermer Fairy's Hall, de mettre en jugement MM. Old Nick et leurs complices, leurs surveillants et le fouetteur en chef. Trois furent condamnés au thread-mill; Old Nick y resta deux ans, et les autres en eurent pour six mois. En sortant de là, Old Nick junior se lança dans des entreprises de demi-filouteries qui lui réussirent. Le hasard le ramena dans la petite ville de N..., où il était à peine connu, n'ayant pas quitté Fairy's Hall pendant le peu de mois qu'il y avait demeuré; sa figure avantageuse plut à Mlle Lucy Turnip, et nous savons le bonheur qui en résulta pour les intéressés. Les jeunes époux se querellent encore et se querelleront toujours.
Donald et Betty achèvent leur heureuse carrière chez l'heureux Charles et l'heureuse Juliette. Marianne jouit d'un bonheur calme mais assuré; ses enfants sont beaux et bons; les visites à la ferme de tante Juliette et d'oncle Charles sont les moments les plus heureux de leur vie à peine commencée; le petit Édouard et la petite Mary reçoivent leurs cousins et cousines avec des cris de joie; on court atteler ou seller les ânes, on se mêle aux travaux des champs; Charles y travaille avec la même ardeur que Donald et sa bande nombreuse d'ouvriers; Juliette s'assoit à l'ombre d'un arbre; elle entend les rires et devine les jeux des enfants, elle a le sentiment intime du bonheur de Charles, et jamais elle ne s'attriste de ne pas voir ceux qu'elle aime tant: elle trouve que de les entendre, de les sentir autour d'elle est une bien grande joie dont elle remercie sans cesse le bon Dieu. Tous les matins, tous les soirs, Charles joint ses actions de grâces à celles de sa femme, qu'il chérit de plus en plus. De sorte que nous terminons l'histoire du Bon petit diable en faisant observer combien la bonté, la piété et la douceur sont des moyens puissants pour corriger les défauts qui semblent être les plus incorrigibles. La sévérité rend malheureux et méchant.
La bonté attire, adoucit et corrige.
Nous ajouterons que Minet vit encore, et qu'il affectionne particulièrement son ancien tourmenteur Charles.