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Un cœur virginal

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Bouret était enclin à philosopher. Ses lettres dépassaient presque toujours la portée de leurs destinataires. Il s'en apercevait en se relisant, et souriait. De toute la dissertation de son ami, M. des Boys ne comprit que ce qui concernait Hervart, mais il le comprit très bien. Les réticences de Bouret firent leur effet ordinaire: Hervart fut considéré comme un incapable et condamné sans retour.

«C'est un fou. S'en aller capter le cœur d'une jeune fille alors que l'on n'est pas certain d'en pouvoir faire une femme! Que diable! les femmes ne sont pas des anges, elles ont une sensibilité corporelle, et puis la maternité, la maternité!»

M. des Boys se confia à lui-même toutes les banalités scabreuses ou morales qu'un tel sujet lui pouvait remémorer. Cependant, il considérait sa fille.

«Comment lui expliquer cela? Ah! j'en chargerai sa mère.»

Il reprit ses méditations, et tantôt il souriait à l'évocation d'images saugrenues, tantôt ses sourcils se fronçaient et il éprouvait un mélange d'anxiété et de colère.

Rose lisait de son côté:

«... mais j'ai été très malade depuis mon arrivée ici. Je ne sais quelle fièvre, due peut-être aux délicieuses excitations de mon cœur. Une grande dépression s'en est suivie et j'éprouve maintenant une inquiétante lassitude. Hélas! la conclusion est triste: il faut retarder notre mariage. Ma douleur est infinie à écrire cela: mais je me demande quand il sera possible? Le sera-t-il jamais? Non, je ne veux pas me demander cela. Cela serait affreux! Je vous aime tant! Avec quel bonheur je refais nos tendres promenades dans le bois de Robinvast! Si je fus trop audacieux, vous me le pardonnez, n'est-ce pas, en faveur de la force de mon amour....»

Il y en avait très long sur ce ton, et une femme moins inexpérimentée que Rose eût senti l'artifice de cette éloquence amoureuse. Pas un mot, certes, ne venait du cœur. M. Hervart, qui n'était pas méchant, avait posé tout d'abord le principe de sa maladie, et il comptait en tirer, en graduant les déceptions, toutes les conséquences logiques. Au besoin, s'était-il dit, Bouret m'aidera. M. Hervart, homme du dernier moment et de la sensation présente, ne pensait plus à Rose que comme on pense à un ami malade, dont on souhaite la guérison, certes, mais sans angoisse. Pourtant, la fatuité nécessaire aux mâles lui affirmait qu'il n'était pas oublié; il se flattait d'avoir laissé au cœur de la jeune fille une blessure qui ne guérirait jamais tout à fait, et il éprouvait presque du remords. Il eût consenti à un sacrifice pour jouir de la paix complète des égoïstes, il eût permis à Rose, non pas l'oubli, mais la résignation mélancolique.

«Pauvre enfant!... Mais cela devait arriver. Enfin, j'espère qu'elle ne sera pas trop malheureuse!

La lecture de la lettre de M. Hervart laissa Rose triste et charmée:

«Oh! comme il m'aime! O mon cher Xavier, tu es donc malade?»

Et elle songeait au destin cruel des fiancées:

«Il souffre, et je ne puis aller le consoler!»

Elle se tournait vers son père, quand il se leva pour aller au devant de Léonor. Ce fut devant le jeune homme, et sans prendre garde à lui, qu'elle donna des nouvelles de M. Hervart:

—Il est malade, il a eu un accès de fièvre....

—De fièvre? s'écria M. des Boys.

—Oui, et ensuite il a éprouvé une grande faiblesse....

—Une grande faiblesse, bien. Et après?

—Après, voilà notre mariage remis....

—En effet.

—Je suis inquiète.

—Je le pense bien.

—Pourquoi n'irions-nous pas le voir?

—Crois-tu que cela soit bien utile?

—Cela lui ferait tant de plaisir!

—Le demande-t-il?

—Non.

—Eh bien, alors?

—Il n'ose pas.

—Est-il donc si timide?

Cette innocente question la fit rougir.

—Je parlerai de cela avec ta mère, reprit M. des Boys. En attendant, occupons-nous un peu d'architecture.

Rose s'ennuyait tellement, depuis le départ de Xavier, elle avait eu tant de tristesse de son long silence et maintenant elle éprouvait une telle inquiétude, qu'elle accueillit sans répugnance la proposition de son père.

Cette fois, on s'occupa de la maison. Il y avait des réparations urgentes et des améliorations utiles. L'architecte, à mesure, indiquait les endroits faibles. Tout un plan de restauration s'érigeait dans sa tête.

Les jours passèrent. On vit bientôt les maçons à l'ouvrage, et Rose ne quittait presque pas Léonor.

On avait eu plusieurs fois des nouvelles de M. Hervart par les journaux, car ses remaniements au Louvre lui attiraient les épigrammes de la presse, mais lui-même gardait le silence. Devant cette attitude M. des Boys avait résolu de se taire, de laisser le temps faire son œuvre. Plus tard, quand il ne resterait plus au cœur de Rose devenue jeune femme aucun dangereux souvenir de ses amours passées, il lui confierait la vérité, en souriant.

Un jour, Léonor, monté sur une échelle, laissa tomber un carnet d'où il s'échappa un flot de papiers, des bouts de croquis, des factures, des lettres, des cartes postales illustrées. Rose les rassemblait, sans y jeter que les regards les plus discrets, lorsque le château de Martinvast attira son œil. Elle trouva au bas du donjon les «tendres baisers» de M. Hervart. Brusquement le sang aux yeux, elle retourna la carte, elle lut: «Mademoiselle Gratienne Lebœuf, rue du Havre, à Honfleur.» Elle leva la tête, Léonor n'avait pas l'air de s'être aperçu de l'incident, et, d'un geste vif, elle plia l'image et la glissa dans son corsage.

—Monsieur Léonor, votre portefeuille est tombé.

Léonor descendit de son échelle, remercia, cependant que Rose s'éloignait. Quand elle eut disparu, il constata avec joie qu'elle avait volé le château de Martinvast, puis, sifflant, remonta vers ses maçons.

Arrivée dans sa chambre, Rose s'assit en tremblant.

«Je me suis trompée, se disait-elle. Ce n'est pas possible. Et comment cela serait-il entre les mains de Léonor?»

Elle tira l'image de sa cachette, la déplia vite et la regarda en tremblant.

«C'est bien son écriture.»

Elle doutait encore.

«Voyons la date.»

Elle la déchiffra avec certitude: «Cherbourg, 31 juillet 1903.»

«C'est le jour même que nous sommes allés au jardin Liais, que nous sommes montés à cette tour où j'ai défailli d'amour.... J'étais si heureuse!»

Elle pleura longtemps. A travers ses larmes, elle regardait ses mains, les faisant tourner, considérant chacun de ses doigts l'un après l'autre. Elle avait l'air de les retrouver, d'en reprendre possession.

A la fin, elle se leva et frappa du pied.

«Eh bien, je ne l'aime plus, voilà! Adieu, monsieur Hervart. Vous m'avez trompée, je ne vous le pardonnerai jamais. Moi qui avais tant de confiance en lui, moi qui me laissais aller sur son cœur si doucement!»

Elle pleura encore.

«Maintenant, j'ai honte....»

Et elle tâtait son corps, des pieds à la tête, comme pour le reprendre aussi. Elle aurait voulu le presser, le tordre pour en faire couler toutes les caresses, tous les baisers qui s'étaient insinués dans sa peau, qui avaient pénétré dans ses veines, qui avaient sensibilisé ses nerfs.

Dans son innocence déjà pervertie, elle se représentait les caresses de Xavier et de cette Gratienne. Elle suivait d'un œil jaloux leurs jeux fervents; elle voyait leurs bouches collées, leurs mains jointes, leurs genoux et leurs pieds rapprochés. Elle se représentait la nudité de cette femme et la comparait à la sienne. Etait-elle plus belle? En quoi le corps d'une femme est-il plus beau que le corps d'une autre femme? Xavier avait aimé à caresser son sein, à l'écraser doucement sous sa main tiède. Et ne disait-il pas: «Comme tu es belle!» N'avait-elle pas permis des frôleries plus secrètes et la main qui s'y égarait n'était-elle pas demeurée là avec plaisir? Une vision contre laquelle elle lutta en vain lui montra Xavier agenouillé près de Gratienne nue et la couvrant de baisers. Gratienne, sérieuse et à demi pâmée, acceptait de faire le geste qu'elle avait refusé et qui l'avait fâchée, et tout finissait par des baisers confus où l'on ne distinguait plus rien que des corps et des membres nus tordus et enchevêtrés les uns dans les autres.

Une chaleur lui montait à la gorge, son cœur se resserrait; elle voulut crier, se leva à demi, battit des mains et tomba évanouie.

Quand elle revint à elle, ce fut pour éprouver une grande lassitude et une grande peur aussi. Elle regarda tout autour d'elle, craignant d'y découvrir la réalité de la vision douloureuse qui l'avait accablée. Rassurée, elle respira. «J'ai rêvé, j'ai rêvé!»

Mais il lui sembla tout d'un coup qu'un ressort se déclanchait dans son cœur. Il y eut dans son être un brusque changement d'état. Sous son sein virginal, naguère la joie d'une main amoureuse, le chagrin venait de s'installer. Elle le sentait comme on sent un gravier dans son soulier. C'était quelque chose de matériel qui s'était insinué dans l'intimité de sa chair et lui causait non pas une douleur, mais une gêne.

En même temps, tout ce qu'elle aimait d'habitude lui parut sans intérêt aucun. Elle regarda d'un œil indifférent cette chambre où elle avait tant rêvé, qu'elle avait ordonnée, parée avec tant de plaisir, tant de soins minutieux, qu'elle avait filée et tissée pour y dormir, chrysalide, en attendant l'éveil de l'amour. Les beaux arbres du bois qu'elle voyait de sa fenêtre, et jamais sans émotion, lui parurent d'insignifiantes verdures: elle remarqua pour la première fois que leurs cimes étaient inégales, et elle en fut choquée. Des coups de marteau retentirent; elle se pencha à la fenêtre et vit des hommes qui brisaient en deux une barre de granit, et un instant elle se demanda pourquoi.

«Ah! oui, ces réparations.... Que m'importe! Ah! où sont mes belles heures solitaires dans la vieille maison prisonnière de ses lierres et de ses rosiers! Et ce Léonor! Ah! qu'il s'en aille! C'est lui la cause, c'est lui. Sans sa maladresse, je n'aurais point su l'existence de cette femme.... Mais comment avait-il cela dans sa poche?»

L'idée d'une indiscrétion volontaire ne lui vint pas. Elle n'avait jamais songé que Léonor pût éprouver pour elle un sentiment tendre. D'ailleurs, aucun homme que Xavier n'avait encore existé dans son imagination. Il y avait Xavier d'une part; et, de l'autre, il y avait les autres.

Cependant, elle continua de réfléchir. L'amour, la jalousie, le chagrin aiguisaient son intelligence naturelle.

«Il y avait dans le carnet plusieurs lettres adressées à M. Varin. C'est tout naturel. Mais pourquoi celle-ci adressée à cette femme? Il faut donc qu'il la connaisse aussi? Elle la lui aura donnée à cause de la vue du château de Martinvast, sans doute?...»

Elle n'arrivait pas à reconstruire l'aventure de cette carte postale. Il y avait là un mystère qu'elle renonça bientôt à pénétrer.

«Mais je n'ai qu'à interroger M. Léonor. Comme c'est simple! Oui, mais il faudra lui dire que j'ai volé cette image, car je l'ai volée! Ce n'est pas très grave, peut-être, mais comment oser lui en parler, comment avouer, d'abord, que j'ai eu l'indélicatesse de regarder sa correspondance? Oh! une carte postale, une image! Et puis, je dirai la vérité, c'est par hasard que cela m'est tombé sous les yeux, et si la carte avait été tournée du côté de l'adresse, certes je ne l'aurais pas retournée....»

Ce qui lui répugnait surtout, c'était la nécessité de parler de Gratienne, car Léonor n'ignorait pas son projet de mariage avec M. Hervart. Elle demeura indécise, et aussitôt recommença à souffrir, car le chagrin, cependant qu'elle délibérait, l'avait un peu épargnée.

Elle était si morne et si lasse que, la cloche du dîner ayant sonné, elle descendit sans songer à sa toilette, sans rafraîchir ses yeux encore rougis, irrités par les larmes.


XVII

Léonor attendait l'effet de sa cure. Il vit, dès le soir, qu'elle avait réussi. Rose avait l'air d'une ombre, mais d'une ombre douloureuse. Elle oubliait de manger, elle demeurait, les yeux dans le vide, la main sur son verre, elle ne répondait pas aux questions, sans les faire répéter. Enfin, il était visible qu'elle avait pleuré.

«Le remède a été amer, se dit Léonor, n'en voudra-t-elle pas au médecin? Peut-être, mais l'important était de rayer de hachures l'image intacte qu'elle portait dans son cœur. C'est fait. Sur le portrait de M. Hervart, il y a écrit partout maintenant, en long, en large, en travers: «Gratienne, Gratienne, Gratienne.» Ah! petite hirondelle des grèves et des alcôves, que tu m'auras été précieuse! Je te donnerai un collier d'or, pour remercier en la personne la souveraine maîtresse des cœurs et des reins. Hervart, toi que j'ai envie, à cette heure, je te plains. Je te méprise aussi. Quoi, tu avais trouvé l'amour ingénu et absolu, tu avais trouvé en une seule créature l'enfant, l'amante et l'épouse, tu possédais le sourire de l'innocence et le désir de la femme,—et tu as laissé tout cela pour Gratienne aux baisers trop adroits! Mais non, pas d'invectives; honnête fonctionnaire, je te remercie. Oui, mais moi, est-ce que je vaux beaucoup mieux? Ma Gratienne est une marquise, mais j'en ai une aussi. Non, je n'en ai plus. Je serai loyal. Je jette à la mer mon ancien fardeau, et je me mets à genoux devant toi, douloureuse jeune fille, les épaules libres et le cœur libre.»

«Il n'arriva rien ce soir-là. Rose garda le silence. Son attitude avec Léonor fut celle des autres moments. Mais, pour conserver son amabilité coutumière, elle était obligée à de pénibles efforts. Léonor délibéra s'il ne prendrait pas la parole lui-même, s'il ne la questionnerait pas distraitement sur ce château de Martinvast qu'il croyait mêlé aux autres papiers et qu'il n'avait pas retrouvé. Le vent l'avait emporté, peut-être»?

«Non, cela serait trop direct. Qu'elle ait des soupçons, soit, je tâcherai de les détruire. Je serais perdu si elle avait des certitudes. Mais je suis bien tranquille. Elle y viendra d'elle-même, elle parlera. Et moi j'aurai l'air de ne pas comprendre, je me ferai arracher une à une des paroles ambiguës.»

Les jours passèrent. Rose, toujours dans la même attitude mélancolique, ruminait ses chagrins. Elle continuait de se taire, et Léonor voyait venir le moment où, sa présence étant inutile, il devrait prendre congé. Les travaux extérieurs s'achevaient, le mauvais temps rendait les terrassements impossibles et Rose avait décidé que les remaniements intérieurs seraient remis au printemps.

Léonor, cependant, commençait de souffrir à son tour. A vivre avec Rose, il avait senti s'accroître et s'affirmer en lui un amour d'abord assez chimérique. Rose, lors de leur première rencontre, avait éveillé en lui quelque chose comme l'amour de l'amour. Il avait d'abord été ému par la générosité de ce cœur innocent qui se donnait avec une violence si noble. Ensuite, il avait éprouvé cette jalousie vague que tous les hommes éprouvent l'un pour l'autre, et il avait détesté M. Hervart, sans pouvoir s'empêcher d'admirer le beau spectacle de son bonheur. Le désir de prendre sa place l'avait naturellement tourmenté, mais c'était un de ces désirs dont on se dit qu'ils ne se réaliseront jamais et devant lesquels, aux heures lucides, on hausse les épaules. Depuis que le hasard et son adresse avaient si bien modifié à son profit la marche logique des choses, Léonor se disait qu'il ne faut jamais douter de rien, que tout arrive, et que l'impossible est peut-être ce qu'il y a de plus raisonnable au monde.

Il était devenu en quelques semaines plus sérieux encore, et surtout plus calme. Son égoïsme commençait à être capable des longs détours. Il savait fort bien que Rose, s'il osait quelque aveu, lui répondrait avec indifférence, peut-être avec colère. Son plan était de hasarder, à l'occasion, quelques discrètes insinuations.

«Je pourrais, se disait-il, prendre, moi aussi, l'attitude mélancolique et désenchantée. Elle est malade, ce serait un malade qui chercherait quelque réconfort dans les yeux de son compagnon d'infortune.... Comédie! Eh! serait-ce tant que cela une comédie? Ai-je donc trouvé dans la vie tout ce que j'y cherchais? Si je l'avais trouvé, serais-je ici à rêver à la capture d'une jeune fille? C'est mon droit, cela, puisque je l'aime, et tous les moyens seront loyaux, qui mettront au service de mon cœur les ressources de mon imagination.»

Mais l'occasion de prendre une attitude mélancolique et désenchantée ne se présentait jamais. Rose le considérait de plus en plus comme un architecte, louait son talent à diriger les ouvriers et ne faisait nulle attention ni à sa jeunesse, ni à son esprit, ni même à ses regards, qui étaient souvent assez vifs.

Par moments, il se décourageait. Le souvenir d'Hortense lui revenait. Us avaient échangé quelques lettres anodines. Elle l'appelait à lui, mais d'une voix faible, et il annonçait sa prochaine visite en termes incertains.

«Des amours qui meurent, c'est toujours triste,» pensait-il. Le poème aurait été beau, si nous nous étions dit adieu après Compiègne. Nous avons voulu y ajouter une strophe, et elle est manquée. Dommage! Mais que va-t-elle devenir? J'ai encore de la curiosité pour elle.»

D'autres fois, il se représentait Gratienne en ses ébats d'une si élégante lascivité, et cela l'excitait un moment. Mais l'image de M. Hervart venait bientôt se mêler à celle de l'agréable jeune femme, et le charme était rompu.

L'arrivée de Rose chassait toutes ces imaginations. Il la regardait marcher avec un grand plaisir, jouissant, sans aucune idée libertine, de la grâce de ses mouvements.

On avait déjà parlé du départ de Léonor. Rose, par un après-midi de pluie, se décida à parler.

Elle le fit très sérieusement, sans chercher à dissimuler son chagrin. Il s'en suivit, entre les deux jeunes gens, une conversation qui prit le ton des confidences amicales.

Après bien des hésitations, elle posa la question que Léonor attendait avec une certaine inquiétude. Il avait forgé plusieurs anecdotes dont Rose, sans doute, se serait contentée; mais au moment même, plutôt que d'hésiter et de risquer d'inévitables contradictions, il se décida brusquement pour une certaine franchise.

Il dit:

—L'image m'est tombée entre les mains parce que, moi aussi, j'ai été reçu chez cette personne. M. Hervart, je dois vous le dire, n'y était pas; il l'ignorait, et certainement il l'ignorera toujours. Je ne savais pas moi-même qu'il fût l'ami intime de la maison. C'est pourquoi son nom me frappa, souscrit comme il était à de tendres compliments.

—De «tendres baisers».

—En effet, je crois me souvenir.

Et il répéta, avec une intonation qui les aggravait, qui les appuyait sur le cœur meurtri de la jeune fille:

—De «tendres baisers». Il y avait beaucoup de cartes illustrées adressées à la même personne; il y en avait beaucoup de signées du même nom ou d'une abréviation: H., Her., Herv. Je me risquai donc à en prendre une comme souvenir de ma visite. Et puis ... et puis.... Faut-il le dire, Mademoiselle?

—Dites toujours. Rien ne peut plus me faire de mal.

—Eh bien, si je m'emparai malhonnêtement, peut-être, de cette image, c'est que je pensais à vous ... je pensais que l'homme auquel vous veniez d'accorder votre main aimait une autre femme et lui avouait publiquement sa tendresse. Cela me parut mal, je souffrais pour vous, dont j'avais deviné les sentiments si délicats et si généreux.... Oui, cela me fit de la peine et je me proposai, en dérobant la preuve d'une mauvaise action, de vous la faire connaître, si les circonstances me le permettaient.

—Mais c'est donc volontairement que vous avez laissé tomber votre portefeuille?

—Je l'avoue. Et si le moyen avait échoué, j'en aurais cherché un autre.

—Vous m'avez fait beaucoup de mal. Pourtant je vous remercie.

Elle lui tendit la main, que Léonor serra avec respect.

—Je vous ai fait moins de mal, en ce moment, que vous n'en auriez éprouvé plus tard. Alors, cela eût été irrémédiable.

—Qui sait? J'aurais peut-être pardonné après. Je ne pardonnerai pas avant.

—Je connais assez peu M. Hervart, dit Léonor, sur un ton légèrement hypocrite, mais je sais que, malgré son âge, il est capricieux. M. Lanfranc est mauvaise langue et je ne répéterai pas tout ce qu'il m'a dit. J'en ai assez, et de source sûre, pour me féliciter d'une intervention peut-être audacieuse.

—Et mon père qui a agréé notre mariage!

—Votre père vit loin de Paris. Il est bon et confiant. Son ami lui a juré sans doute qu'il ferait votre bonheur, et il l'a cru.

—Et moi aussi, je le croyais. Hélas! il le faisait déjà!

—Oh! il n'avait pas de mauvaises intentions. M. Hervart n'est pas méchant. Il est léger, inconstant et irrésolu.

—Je ne m'en aperçois que trop.

—Il est égoïste. Tous les hommes sont égoïstes, d'ailleurs, mais il y a des degrés. Est-il capable d'aimer une femme uniquement, de consacrer sa vie à lui tisser de quotidiennes joies? Quel plus beau rêve, cependant, quand on rencontre sur son chemin une créature qui en est digne et qui appelle à soi non seulement l'amour, mais l'adoration!

—De telles femmes sont rares aussi, sans doute?

—Ceux qui en ont connu une et qui la délaissent sont bien coupables.

—Dites plutôt qu'ils sont bien à plaindre. Mais je ne suis pas de celles-là, et je n'en demandais pas tant.

—Vous ne vous connaissez pas, Mademoiselle. Oh! si je m'étais trouvé, moi, à la place de M. Hervart!

—Que serait-il donc arrivé? demanda Rose sans aucune émotion, sans même de curiosité.

—Comme je vous aurais aimée!

—Mais il m'aimait beaucoup.

—Il ne vous aimait pas comme il faut aimer.

—Je ne sais pas. Comment saurais-je ces choses? Je croyais, voilà tout. Je croyais en lui.

—Il n'était pas digne de vous.

—C'est peut-être moi qui n'étais pas digne de lui, puisqu'il ne m'aime plus.

—Pas digne de lui, vous! Vous ne savez donc pas ce que c'est que cette femme?

—Non, et je ne veux pas le savoir. Oh! je ne suis pas jalouse. Je suis humiliée. Il me semble que j'ai été battue. Jalouse? Non. Je n'aime plus et je n'aimerai plus.

—Ne dites pas cela.

—On n'aime pas deux fois.

—Mais si on a été malheureux la première fois?

—On reste malheureux.

—Il faut toujours chercher le bonheur. Quand on le cherche, on le trouve.

—Le bonheur tombe du ciel, un jour, et puis il y remonte et il ne redescend plus.

—Ne dites pas cela. Vous serez heureuse.

—C'est fini.

—Vous serez heureuse, le jour où vous rencontrerez celui qui vous aimera vraiment, avec toutes les forces d'un cœur ardent et dévoué.

—Ne parlons pas de ces choses-là. Cela me fait mal.

—Je vous obéis. Je me tais, mais pas avant de vous avoir dit que ce cœur, c'est le mien.

Rose le regarda avec des yeux étonnés. Elle semblait ne pas comprendre. Léonor, très ému, se leva, s'avança vers elle et dit, à mi-voix:

—Rose, je vous aime.

Rose, à ce mot, sursauta, et comme Léonor voulait lui prendre la main, elle se leva et s'enfuit, en criant:

—Non, non, non, non!

«Que j'ai été maladroit, se disait Léonor, demeuré seul. Est-ce que l'on déclare son amour? Me voilà au niveau des plus bas héros de romans. Qu'est-ce que l'amour qui ne rapproche pas les mains, sitôt que les yeux se sont rencontrés? Déclarer son amour! Dire: J'ai chaud! à une femme qui a froid. Qu'est-ce que cela peut lui faire? Les paroles ont de l'éloquence, quand les oreilles les attendent. Sinon, elles sonnent faux. Elles n'inclinent que les cœurs qui ont déjà abdiqué leur volonté.»

Léonor aimait Rose très sincèrement. Aussi, fut-il fort malheureux. Il croyait se rendre compte, d'ailleurs, que M. Hervart était déjà tout pardonné. Rose n'attendait pour se redonner à lui qu'un acte d'humilité.

«Elle souffre dans son orgueil. Son cœur est heureux, si le bonheur est d'aimer, bien plus que d'être aimé. C'était pour elle un plaisir douloureux, mais un plaisir de parler de M. Hervart....»

Le soir, Léonor n'eut pas la peine de prendre un air mélancolique et désenchanté. Il éprouvait à merveille ces deux sentiments, et Rose, qui ne put s'empêcher de le regarder, s'en aperçut.

«Est-ce que, vraiment, se demanda-t-elle, il m'aimerait, lui?»

Le lendemain, elle se fit, dès son réveil, la même question dangereuse. Puis, tout à coup, un flot de rouge lui monta à la tête. Elle venait de se souvenir de tous les jeux auxquels l'avaient induite son innocence et la bonhomie perverse de M. Hervart.

«Je suis déshonorée, se disait-elle. Suis-je une jeune fille?»

C'était la première fois qu'elle ressentait de la honte en se représentant les baisers et les caresses où son cœur, plus que sa chair, sciait pâmé. Sans qu'elle eût conscience de ce revirement, la douleur dont elle continuait de souffrir, sans changer de nature, venait de changer de cause.

Quand Léonor la salua, elle se sentit rougir et se détourna aussitôt pour découvrir sur sa jupe un brin de fil imaginaire.

—Alors, c'est demain qu'on vous reconduit? disait M. des Boys.

—Si l'on n'arrange pas le jardin avant l'hiver, dit Rose, il faudra attendre l'automne prochain.

—C'est évident, répondit Léonor, on ne peut transplanter au printemps. Du moins, c'est une opération délicate.

—Eh bien, restez et finissons-en, dit M. des Boys.

Léonor resta.

«Puisque j'ai fait une déclaration, et que cela a réussi, je vais faire ma cour, maintenant. Les vieilles méthodes seraient donc les bonnes?»


XVIII

Ils eurent pendant les derniers jours de l'automne, sous la pluie des feuilles mortes, des heures très douces. Léonor vivait avec attention, prenant garde qu'une seule de ses paroles pût choquer la jeune fille. Rose, les yeux toujours tristes, répondait avec une politesse cordiale. Leurs propos étaient mesurés, insignifiants même, mais ils étaient prononcés d'une voix où il y avait une émotion secrète.

Ils dirigeaient les travaux en commun, ne donnaient aucun ordre sans s'être consultés l'un l'autre; et ils se mettaient facilement d'accord, car leur unique souci était de rester ensemble à considérer les ouvriers. On se bornait à tracer quelques allées utiles, à déplacer quelques arbustes, à ménager des gazons et des corbeilles de fleurs.

Les gestes décisifs sont presque toujours les plus simples, les plus naïfs. Dénicher le long d'un mur quelques brins de violette, les cueillir, les offrir. Cela valut à Léonor le premier sourire de la jeune fille, un sourire encore indécis, un sourire où l'âme sollicitée se montra un instant, comme à une fenêtre enfin visitée par le soleil.

Un jour, en soutenant un lilas que l'on transplantait, leurs mains se rencontrèrent. Rose retira la sienne sans affectation, mais un peu plus tard elle la rapprocha, et cet arbre, que l'on arrachait de la terre, sentit peut-être passer dans son corps endormi un tremblement d'amour.

Léonor ne pensait plus à rien qu'au charme de sa vie présente. Il ne s'analysait plus, il ne faisait ni combinaison, ni projets; il respirait de l'air pur, il s'épanouissait.

Rose, moins dolente, souffrait encore. C'était le soir, au moment qu'elle se dévêtait pour se coucher. A mesure que ses membres nus apparaissaient, elle se remémorait les privautés qu'elle avait permises. Aucun détail ne lui était épargné et son corps avait beau se révolter, elle sentait monter le long de ses nerfs vaincus le frisson, maintenant honteux, de ses anciennes voluptés.

Elle se jetait dans son lit, et bientôt, parmi la chaleur, les contacts imaginaires se multipliaient et se précisaient. Alors, la tête perdue, elle cédait et s'endormait dans une volupté maudite.

Aussi, le matin, était-elle un peu revêche. Léonor semblait perdre, à ce moment-là, ce qu'il gagnait l'après-midi. Il ne s'en troublait pas. Il savait que les caractères changent selon les heures de la journée, comme selon les saisons. Heureux de pouvoir tout espérer, il attendait sans impatience.

Il fallait la présence de Léonor durant toute une matinée pour exorciser Rose. Le son de sa voix, plus que ses paroles, calmait la possédée. Elle finissait par douter de la hantise dont elle sortait et, après déjeuner, c'était un enfant qui souriait à l'amour.

Les crises, certains soirs, étaient très vives. A peine était-elle entrée dans sa chambre qu'il lui semblait recevoir comme une injonction impérieuse de se mettre nue et d'aller se regarder dans la glace. Là, elle écrasait sous ses fébriles mains ses seins et ses hanches, elle flattait de hâtives caresses son ventre, ses membres, ses épaules. Puis, elle se sentait soulevée et portée dans son lit, à la merci du démon luxurieux.

D'autres fois, l'obsession était plus bénigne, et elle pouvait essayer quelque résistance. La chute était lente, graduelle et quelquefois incomplète. Elle s'aperçut qu'elle avait plus de paix et plus de force les soirs où, par ses regards ou son attitude, elle avait encouragé Léonor à quelque discours plus doux, et, cela lui causa une grande joie. Elle aima son exorciste; comme une malade pleine de confiance, elle aima son médecin.

Alors, elle parut plus humble et en même temps presque provocatrice. Elle laissait son regard se poser plus souvent et plus longuement sur le visage du jeune homme. Elle en arriva à le contempler, quand il ne la voyait pas, et, quoiqu'elle baissât vivement les yeux à la moindre alerte, Léonor s'en aperçut.

«Elle m'aime, elle m'aime! Ah! cette fois, elle m'écoutera, et elle parlera peut-être.»

Mais, en aimant avec naïveté, Léonor était devenu timide, et plusieurs jours se passèrent à ces mouvements des yeux et du cœur. Rose y puisait un grand réconfort. Un soir que l'obsession l'avait presque laissée en paix et qu'elle allait s'endormir victorieuse, elle se revit tout à coup dans le salon qu'ils venaient de quitter. Léonor lui offrait une fleur merveilleuse et qu'elle ne reconnut pas. Elle la prenait et sentait en la respirant une douceur inexprimable envahir lentement tout son être: elle dormait.

Elle s'éveilla joyeuse, ce qui ne lui était pas arrivé depuis le jour de sa grande douleur. Elle souriait déjà à Léonor avant de l'avoir vu. Ils se rencontrèrent dans l'escalier. Léonor entendit une porte se fermer, des pas précipités. Il se rangea pour laisser passer. C'était Rose. Il fit, en jouant, comme elle le lui avait permis déjà, le geste de lui barrer le chemin.

—Vous ne passerez pas, dit-il.

—Eh bien, non, je ne passerai pas.

Et elle tomba dans les bras ouverts qui se refermèrent aussitôt sur le corps de Rose, volontairement prisonnière.

—Tu m'aimes donc? Enfin!

—Oui, je t'aime.

Rose ne se souvint jamais qu'elle était tombée ainsi dans l'escalier de la tour vers les bras de M. Hervart. Elle oublia tout entière la première aventure de son cœur abusé et de ses sens troublés. Quand le nom de M. Hervart était prononcé devant elle, cela lui rappelait de studieuses promenades à Robinvast avec ce vieil ami de son père, qui lui apprenait les anecdotes de l'entomologie.

M. des Boys, comme il se l'était promis, dévoila à sa fille ce qu'il appelait les malheurs de M. Hervart. Aussi, quand elle apprit qu'il épouserait Mme Suif, se permit-elle un honnête sourire de commisération.

Cela arriva la troisième année de son mariage; ils passaient la saison à Grandcamp, où elle coudoyait souvent, sans la connaître, une jeune femme qui avait joué un rôle décisif dans sa destinée.

Léonor errait un matin sur cette même plage, où la vision de Gratienne l'avait sollicité, et il ne pensait pas à Gratienne, qui pourtant le considérait, de loin, avec intérêt. Il pensait à Hortense, dont un journal du pays annonçait la mort; à Hortense, qui lui avait écrit, la veille de son mariage, une lettre si émouvante, dans sa fière résignation, qu'il avait failli en pleurer; à Hortense qui l'avait aimé et qui mourait peut-être de son bonheur.

Quand il rentra, Rose l'accueillit comme on accueille un amant. Elle avait trouvé dans le mariage les soins que comportait son état. Elle était heureuse.

FIN


TABLE

PRÉFACE

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