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Un Cadet de Famille, v. 3/3

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CXVII

Après avoir dirigé notre course vers le nord, nous nous trouvâmes parmi les îles de la Sonde, qui sont aussi brillantes, aussi serrées, aussi nombreuses dans l'océan de l'Est que les nuages par un beau ciel d'été. Ces îles défient tous les efforts patients et infatigables des navigateurs qui essayent de les compter; elles sont de toutes les formes, de toutes les grandeurs, et commencent sur un petit banc de corail, où la vague passe sans rides. Les îles que nous apercevions étaient couvertes de montagnes, de ruisseaux, de vallons et de plaines encombrées de fruits, d'arbrisseaux et de fleurs. Les nonchalants insulaires semblaient regarder avec surprise l'approche de nos bateaux, et nous trouver bien étranges d'avoir la fantaisie de voguer au milieu des grandes eaux sur des barques flottantes, tandis qu'à moitié endormis, pendant tout le jour, ils se reposaient sous des arbres, dont ils ne se servaient point pour faire des canots. Nous leurs fîmes comprendre par des signes que nous avions besoin d'eau et de fruits; et, pour toute réponse, ils nous montrèrent les ruisseaux et les arbres. Ils n'aidaient ni ne s'opposaient au débarquement, nous laissant la liberté d'agir à notre guise, et celle de prendre toutes les choses dont nous avions besoin.

Plusieurs de ces îles étaient inhabitées, d'autres étaient presque civilisées, car elles possédaient un commerce, des vaisseaux, des armes, ainsi que leurs infaillibles associés, la guerre, le vice et le vol.

À quelque distance de la grande ville de Cumbava, nous rencontrâmes deux grandes flottes de proas qui se battaient avec violence. La faiblesse du vent et le déclin du jour ne nous permirent pas d'approcher d'assez près pour interrompre ce combat naval.

—Je suppose, dis-je à de Ruyter, que ce sont les insulaires qui disputent la suprématie de la mer.

—Ou bien la possession d'un coco, me répondit-il en riant.

Les yeux d'aigle de mon ami avaient reconnu les belliqueux Malais, dont les proas avaient attaqué les natifs marchands qui faisaient le commerce de coco entre Cumbava et les îles Célèbes.

—Les Malais ont trouvé des antagonistes dignes d'eux, ajouta de Ruyter, car ces insulaires aiment le combat avec passion, et peut-être réunissent-ils déjà leurs flottes pour nous attaquer. Ainsi débarrassez les ponts.

Au point du jour, la flotte malaise se dirigea vers nous, et les marchands prirent une autre direction et disparurent bientôt à nos regards. Notre physionomie trompait les Malais, qui nous prenaient pour des vaisseaux marchands; mais une décharge de nos grands canons changea leurs cris de guerre en cris de terreur, et ils se sauvèrent en désordre. Bientôt après, nous nous arrêtâmes au côté à l'est de l'île de Cumbava, continuant à saisir toutes les circonstances favorables qui pouvaient nous aider à fournir nos vaisseaux de provisions fraîches. Comme la plupart des îles nous fournirent une abondante récolte de bananes, d'ananas, de cocos, de james et de pommes de terre, nous eûmes, en y ajoutant des sangliers, de la volaille et du poisson, une excellente nourriture à fort peu de frais.

Un soir, après avoir soupé sur le grab avec Zéla, nous rentrâmes à bord du schooner. Tout à coup j'entendis près du rivage un sifflement et un bruit qui semblaient provenir de la marche d'une troupe de marsouins.

—Hâtons-nous de remonter à bord, me dit Zéla; les natifs quittent le rivage à la nage, et j'ai entendu dire à mon père qu'ils attaquaient les vaisseaux en venant les surprendre pendant la nuit.

Je hélai le grab, qui se trouvait un peu en avant de moi, afin de le prévenir du danger qui nous menaçait; puis je réveillai les hommes du schooner en leur disant de s'armer.

De la poupe, je vis distinctement une foule de têtes noires, dont les cheveux flottaient sur les eaux, et cette foule s'approchait rapidement. Nous hélâmes les visiteurs dans une demi-douzaine de langues différentes, mais nous ne reçûmes pour réponse qu'un bruit qui ressemblait à un battement d'ailes et des sons semblables à des gazouillements d'oiseau. Quelques-uns de mes hommes voulaient décharger leurs fusils; mais, voyant que les étrangers étaient sans armes, je défendis sévèrement de faire feu.

Tout à coup Zéla et la petite Adoa s'écrièrent:

—Ce sont des femmes! Que veulent-elles?

C'étaient vraiment des femmes.

Un long éclat de rire s'éleva à bord du schooner, et mon quartier-maître, qui regardait dans un télescope de nuit, s'écria:

—Regardez, capitaine, voici une multitude de sirènes qui abordent le schooner.

Ne sachant que penser, je donnai l'ordre à mes marins bien armés de se mettre dans l'ombre, et j'engageai mes visiteuses flottantes à grimper à mon bord.

Elles comprirent cela bien vite, et, au bout de quelques minutes, nous fûmes abordés dans toutes les directions par ces dames aquatiques, qui grimpaient sur les chaînes, sur la poupe, sur la proue, et notre pont fut tout à fait encombré.

Il n'y avait pas le moindre doute à concevoir sur le sexe de ces assaillantes inattendues, et nos hommes, armés de leurs pistolets, de leurs coutelas et de leurs piques d'abordage, étaient parfaitement ridicules devant des femmes qui, bien loin d'avoir des armes défensives ou offensives, n'avaient d'autres armes que celles données par la nature, et d'autres vêtements qu'une masse de longs cheveux noirs. Pour rendre justice à ces dames, je dois dire que, si plusieurs d'entre elles n'étaient pas blondes et jolies, elles étaient jeunes, avaient la peau douce et de charmants traits mauresques. J'étais si exclusivement amoureux de Zéla, que mes pensées ne se tournaient jamais vers une autre femme. Il est vrai que j'avais eu l'enfantillage de faire des niches à la veuve de Jug, et il était infiniment préférable que je les eusse faites à la maligne panthère, bête cent fois moins malfaisante qu'une vieille femme vicieuse et contrariée.—Mais passe ton chemin, maudite réflexion sur le temps qui n'est plus; tiens-toi éloignée de moi. Ah! mémoire fatale, démon subtil que tu es!

Au point du jour, les femmes amphibies se rassemblèrent sur le pont comme un troupeau de crécerelles. Après avoir glané les offrandes des matelots, offrandes qui consistaient en vieux boutons, en clous, en perles, en vieilles chemises, gilets, jaquettes et autres défroques dont les pauvres filles s'étaient parées d'une manière ridicule, elles se pavanèrent sur le pont en se regardant mutuellement. Une avait une chemise de couleur; une autre une jaquette blanche; d'autres un bas, un soulier; toutes, enfin, un chiffon sans valeur, mais que leur ignorance trouvait fort précieux. Toutes ces pauvres filles s'examinaient afin de savoir quelle était la plus favorisée du sort; enfin l'apparition d'une vieille femme qui s'était insinuée dans les bonnes grâces du quartier-maître rendit toutes les femmes immobiles d'étonnement et de jalousie. L'insulaire privilégiée avait si bien ensorcelé le quartier-maître, qu'il lui avait donné son vêtement d'honneur, un gilet cramoisi! ce gilet qui avait causé tant de dégâts dans le cœur des jolies filles de Plymouth! ce gilet qui, en dépit d'une foule d'aspirants, avait gagné au marin le cœur et la possession légitime d'une célèbre beauté de la province!

En voyant cette brillante femme marcher d'un air superbe, les jeunes filles se frappèrent les mains l'une contre l'autre, avec un sentiment mêlé d'envie et de plaisir. Puis, empressées d'éviter une dangereuse comparaison, elles cachèrent leurs parures déjà bien moins estimées, se jetèrent dans l'eau la tête la première, et nous les entendîmes babiller comme une nuée de mouettes jusqu'à ce qu'elles eussent atteint le rivage.


CXVIII

Afin d'éviter une seconde orgie nocturne, nous traversâmes avec circonspection de nombreux groupes d'îles dont le nom et même la situation ne sont point marqués sur les cartes marines, et nous jetâmes l'ancre près de celle qui nous parut la plus riche en ombrages et en fruits. Malgré les profondes connaissances de de Ruyter dans la navigation, nous avions de très-grands dangers à surmonter pour franchir les courants, dont la violence emportait le grab et le schooner dans des directions différentes, ou les frappait violemment l'un contre l'autre. La marche rapide d'un vaisseau ou le galop effréné d'un cheval poussé par l'éperon m'a toujours donné un vif plaisir; mais ce plaisir, comme tous ceux qui ont pour cause une excitation nerveuse, est souvent payé par une fatigue réelle, par un accablement moral et physique profondément triste.

En visitant avec Zéla les îles inconnues et inhabitées de l'archipel des Indes, je fus vraiment heureux, et c'était avec l'extase d'un étonnement inexprimable que nous contemplions chaque fruit, chaque fleur, chaque herbe: car tout nous était inconnu, de nom, de couleur et de forme. À nos yeux ignorants et ravis, les rochers, les sables et les coquilles du rivage prenaient un aspect merveilleux et presque fantastique. Il nous semblait même que les oiseaux, les lézards, les insectes et les grands animaux n'étaient point pareils à ceux que nous connaissions.

Pendant que je restais en extase devant la splendeur d'un arbre gigantesque, Zéla cueillait avec un plaisir d'enfant les fleurs merveilleuses qui couvraient la prairie d'un tapis aux mille couleurs. Les oiseaux et les bêtes nous regardaient sans témoigner d'effroi, mais avec une sorte de stupeur. Ils pensaient sans doute, ou plutôt je pensais pour eux qu'ils étaient indignés de notre usurpation.

Comme je n'écris pas l'histoire de mes découvertes, mais bien celle de ma vie, je laisse aux systématiques navigateurs la description de chacune de ces îles, car elles sont maintenant comprises dans la cinquième division du monde.

Après une longue et difficile navigation, nous arrivâmes aux îles Aroo, îles charmantes dont la vue laisse dans le cœur et dans la mémoire un souvenir ineffaçable. Ces îles sont si belles, que leur beauté surpasse l'idéal du merveilleux. Les oiseaux du soleil (ou, comme on les appelle généralement, les oiseaux du paradis) sont nés dans cet Éden. On y trouve encore le loris, oiseau charmant, dont les couleurs diverses et distinctement marquées surpassent en splendeur celles des plus rares tulipes, et le mina aux ailes d'un bleu plus profond que le ciel, et dont la crête, le bec et les pattes sont d'un jaune d'or. Les épices sur lesquelles vivent une infinité d'oiseaux-mouches de toutes nuances, depuis le rouge cramoisi jusqu'au vert d'émeraude, répandent dans l'air des odeurs délicieuses.

Nous vîmes de loin Papua ou la Nouvelle-Guinée, et nous dirigeâmes notre course vers le nord-ouest pour gagner l'île épicière hollandaise d'Amboine. Tous les habitants de l'île étaient en confusion, car ils attendaient une attaque de leurs ennemis les Anglais. Le gouverneur cependant ajoutait moins de foi à cette rumeur que ses sujets, et, quoiqu'il consultât de Ruyter, notre ami était trop fin pour faire à la question de l'insulaire une réponse qui dût ranimer ses craintes; il sentait trop bien le danger que nous pouvions courir en étant contraints par la prière, la force ou la ruse, à prêter aux natifs l'appui de notre secours. Outre cette politique pensée, de Ruyter sentait encore qu'en laissant entrevoir au gouverneur la certitude qu'il avait d'une prochaine attaque, il serait difficile à l'un d'acheter des provisions, et à l'autre de les fournir. Quelques jours après ce nouvel approvisionnement, nous fîmes prisonnier un petit vaisseau du pays, frété de clous de girofle, de macis et de muscades. Nous enlevâmes les épices, et le navire continua sa course.

Le désir de de Ruyter était de gagner les îles Célèbes, et nous naviguâmes dans cette direction sans faire de nouvelles rencontres. Notre commodore nous fit jeter l'ancre à la hauteur du port de Rotterdam, à Macassar, colonie hollandaise, comme l'indique le nom du port. Cette île, située entre Java et Bornéo, a la forme d'une énorme tarentule, dont le petit corps a quatre longues jambes disproportionnées. Les quatre coins de l'île s'étendent donc dans la mer en formant des péninsules étroites et allongées.


CXIX

Nous étions enchantés de nous trouver sains et saufs, après une pénible navigation, dans le port d'une jolie ville européenne qui pouvait satisfaire à tous nos besoins. Pendant quelques jours, on donna liberté entière à l'équipage des deux vaisseaux, et nous goûtâmes avec l'enivrement de la fatigue les douceurs d'une vie abondante et d'un repos bien mérité. Plusieurs vaisseaux hollandais amarrés dans le port nous fournirent les articles européens dont nous avions besoin: tels que du vin, du fromage, du vrai skédam, liqueur que le pauvre Louis trouvait aussi indispensable que le gouvernail à la marche active d'un vaisseau. Nous transportâmes, avec le regret de nous en séparer, Darwell et les trois hommes que nous avions sauvés, à bord d'un vaisseau neutre, et ce fut pour ma part un véritable chagrin que de quitter ce brave et courageux garçon. À cette époque, mon cœur avait une force de sentiment qui me rendait l'esclave de toutes les affections, et, comme on a dû s'en apercevoir dans le cours de ce récit, je me liais facilement avec les hommes véritablement honnêtes et bons. Depuis, le temps et les chagrins ont pétrifié mon cœur, et si je rencontre des âmes d'élite, je reconnais leur grandeur sans me sentir le courage ni l'envie de réclamer une part de leur tendresse. Je suis devenu ascétique et morbide, et quoique je ne veuille point médire de la nature humaine, je suis forcé d'avouer et de reconnaître que les amis de ma jeunesse ne peuvent entrer en ligne de comparaison avec les gens que je fréquente aujourd'hui, et auxquels je donne le nom d'amis, auxquels je suis forcé de dire chers en les invitant à dîner. Quoique je ne sois pas un critique verbeux, il est de mon devoir de protester contre la profanation du mot ami. La loyauté m'impose l'obligation d'établir une différence entre le diamant oriental et la fausse pierre, de séparer le bon grain de l'ivraie, et les mots qui n'ont aucune valeur des réalités substantielles, qui sont plus lourdes que l'or.

Ayant découvert que le beaupré du grab était endommagé, et que les vaisseaux avaient besoin de quelques réparations, de Ruyter nous fit lever l'ancre pour nous conduire au sud de la côte, dans la baie de Baning.

Le rajah de l'île reçut parfaitement de Ruyter, et donna l'ordre à son peuple de nous accueillir avec bienveillance, en nous laissant prendre le bois de charpente dont nous avions besoin.

Pendant que de Ruyter s'occupait à défaire ses mâts, à enlever son beaupré, nous détruisions les rats qui encombraient la cale du grab. Van Scolpvelt facilita le massacre, en fournissant une composition horrible, dont la vapeur, disait-il, suffoquerait infailliblement tous les diables de l'enfer, s'il était possible d'en introduire dans le brûlant séjour.

Quand le grab fut entièrement débarrassé des centipèdes, des escarbots et des rats, je débarquai sur le rivage afin de reprendre avec Zéla le cours de nos aventureuses excursions. Les Bounians sont aimables, francs, hospitaliers, honnêtes, entreprenants et braves; je les préférerais infiniment aux intrépides Malais, dont la nature a quelque chose de trop sauvage pour être bien appréciée par un homme civilisé. La politique hollandaise encourageait les guerres civiles parmi les princes natifs, et cela dans le but d'assurer et d'augmenter ses propres possessions. L'établissement des Hollandais sur cette île était fort commode, parce qu'il établissait une ligne de communication avec leurs colonies de l'Est. Dans la grande baie de Baning se trouvait une belle rivière dont le cours menait à un grand lac situé dans l'intérieur du pays; le prudent rajah défendait aux Européens de visiter cette rivière, car, disait-il, la cupidité des hommes du Nord, la cupidité seule de leurs regards n'est égalée que par la rapacité de leurs mains. Afin d'utiliser mes promenades autour de la grande baie, je m'étais muni d'armes à feu et de filets. Notre course le long du rivage nous conduisit dans une baie plus petite que la première, mais dans laquelle les vagues se précipitaient avec bruit pour aller se briser contre les rochers d'une colline. Les pentes de cette colline étaient nues, mais son sommet avait une couronne d'arbres magnifiques et de buissons couverts de fleurs, aux nuances d'un rouge vif. La baie était entourée d'un tapis de sable excessivement fin et poli, et sur ce sable nous trouvâmes de brillants coquillages et des os blanchis par l'eau et par le soleil. La transparence bleuâtre de l'eau indiquait l'absence des rochers et des bancs de sable, aussi bien que sa profondeur, et cette nuance était d'autant plus remarquable qu'elle contrastait avec l'irrégularité du rivage, sur lequel ne se trouvait pas une seule surface plane.

J'élevai une tente pour Zéla au bord du rivage, et, pendant que nous explorions l'île, nos hommes s'occupèrent à chercher sur la baie un endroit favorable à notre pêche. Le filet remplit notre bateau d'une prodigieuse quantité de poissons. Nous les transportâmes sur le rivage, où ils furent entassés littéralement les uns sur les autres.

En dépit du proverbe qui assure que les yeux sont plus insatiables que la bouche, nous nous lassâmes bientôt de voler l'Océan, car nous avions assez de poisson pour suffire aux besoins d'une flotte affamée.

Quand l'imagination et le désir de posséder, inné dans l'homme, furent complétement rassasiés, nous fîmes du feu pour faire cuire une partie de notre pêche. On dit que le chasseur ne travaille pas pour remplir la marmite, c'est vrai; cependant il y a des exceptions, et nous en étions une, car le produit de notre pêche nous procura un festin royal... et une indigestion générale.


CXX

Je laissai Zéla avec ses jeunes filles malaises, et, accompagné d'un de mes hommes, je grimpai, à l'aide d'une lance, sur les rochers escarpés de la colline, afin de jeter un coup d'œil sur la baie. J'aimais beaucoup, lorsque j'étais jeune, à grimper sur les rochers ou sur les montagnes, et maintenant je ne rends visite qu'avec une peine extrême à celles de mes connaissances qui habitent un second étage. Quant à monter jusqu'à un troisième, cela m'est impossible; je n'irais y chercher ni un ami ni un ennemi.

Nous avançâmes lentement le long des côtes escarpées de la rude barrière qui garde les limites de la baie, et avec une peine infinie je parvins à gravir un rocher dont la pointe formait une sorte de plate-forme. Nous nous y arrêtâmes, et, après avoir allumé ma pipe, je regardai la baie, dont l'eau, vue ainsi, paraissait basse et calme. Mon Arabe, qui avait des yeux de faucon, me montra une ligne de taches noires qui se remuaient vivement dans l'eau. Au premier coup d'œil, je pris cette ligne pour des canots chavirés; mais l'Arabe m'assura que c'étaient des requins.

—La baie est nommée baie des Requins, ajouta mon compagnon, et puisqu'ils viennent de la mer, c'est un signe infaillible de mauvais temps.

Un petit télescope de poche me prouva que c'étaient vraiment des requins; ils étaient au nombre de huit. Après avoir majestueusement navigué ensemble jusqu'à l'embouchure de la petite baie, un grand requin se détacha du groupe, qu'il parut guider comme un éclaireur. Au moment de franchir l'embouchure, suivi de sa petite armée, le requin amiral parut hésiter: un narval venait des bords du rivage, où il s'était tenu caché pour s'opposer à son passage. L'hésitation du requin dura peu; il attendit son ennemi, invisible pour moi, et un combat fut aussitôt livré. Je distinguai enfin l'intrépide assaillant: c'était un empereur ou licorne de la mer, chevalier errant des eaux, qui attaque tous ceux qui passent dans ses domaines. La tête de ce monstre marin est aussi dure qu'un rocher, et du centre de cette tête s'élève horizontalement une lance d'ivoire, qui est plus longue et plus dure qu'une arme de fer. Cette lance sert à la licorne de hache d'abordage; elle coupe tout ce qu'elle attaque. Le requin agita sa queue avec une rapidité effrayante, afin de repousser ou d'étourdir son ennemi. Soit par délicatesse, soit par amour de la justice, les autres requins se tenaient à l'écart, sans se mêler de la dispute en aucune façon. Je voyais, par le tournoiement de l'eau, que le requin cherchait à attirer son ennemi dans le fond de la mer, en s'y plongeant lui-même. Cette tactique était excellente, car, lorsque la colère s'empare de la licorne, elle se jette aveuglément contre un rocher, y brise sa lance, ou bien encore la bourbe du fond de l'eau la prive de ses moyens de défense.

De Ruyter me raconta un jour que, se trouvant sur un vaisseau de campagne, une licorne qui, sans nul doute, prenait ledit vaisseau pour une baleine, l'attaqua si violemment, que sa lance passa au travers de la proue et s'y brisa. Cette lance avait sept pieds de longueur; la partie attachée à la tête était creuse et de la largeur de mon poignet; le reste, solide et lourd, formait un magnifique morceau d'ivoire. Le combat naval du requin et de la licorne dura longtemps; la limpidité de l'eau était favorable à la licorne, car elle réussit à blesser son antagoniste, qui se dirigeait, en fouettant l'eau avec rage, le long de la baie. La licorne poursuivit le requin pendant quelques minutes, puis elle l'abandonna et disparut à nos yeux. Le requin gagna le rivage, il semblait mourant; ses sept compagnons, peu soucieux de son sort, reprirent le chemin qu'ils avaient parcouru et s'éloignèrent lentement. Je courus précipitamment sur le rivage; mes hommes y étaient déjà rassemblés, tirant à plaisir des coups de mousquet sur la carcasse du requin. Je les laissai tête à tête avec cet inoffensif ennemi, et je descendis la côte, afin d'aller rejoindre ma bien-aimée Zéla.


CXXI

En arrivant près de la tente, j'entendis des lamentations, des pleurs, et mes regards tombèrent sur quelques gouttes de sang qui en souillaient l'entrée. Une sorte de vertige s'empara de mes sens lorsque, après avoir violemment soulevé les rideaux de la tente, je vis Zéla étendue sur sa couche comme un cadavre. Les longs cheveux noirs de la pauvre enfant tombaient épars sur sa poitrine; ses yeux et sa bouche fermés ne laissaient échapper ni un regard ni un souffle de vie. Je la crus morte. Les jeunes filles malaises, agenouillées aux pieds de Zéla, sanglotaient douloureusement en frappant la terre de leur front, en mettant en lambeaux leurs légers vêtements. Cet horrible spectacle paralysa mon corps pendant quelques minutes; puis une sorte de folie succéda à l'épouvantable torpeur qui glaçait tout mon être. Je me jetai éperdu sur la couche de cet être adoré, et je pleurai amèrement sans avoir la réelle conscience de notre mutuelle situation. Quand la première effervescence de ma douleur fut un peu calmée, je posai mes lèvres brûlantes sur la bouche fermée de Zéla, je défis sa veste, et les battements légers de son cœur me rendirent quelque espoir. Bientôt elle ouvrit ses grands yeux noirs, s'agita sur sa couche et murmura d'une voix affaiblie quelques paroles indistinctes.

—Ma bien-aimée Zéla, lui dis-je en la pressant sur mon cœur, qu'avez-vous?

La pauvre enfant essaya de sourire, et me répondit d'un ton plein de douceur:

—Rien, mon amour, puisque vous êtes auprès de moi! Je me porte bien, très-bien.

—Très-bien, chère! non, non, car vous souffrez.

Zéla fit de la tête un petit signe négatif, puis elle essaya de se soulever; mais ce vain effort fut aussitôt suivi d'un horrible cri d'angoisse.

—Mon Dieu, mon Dieu! m'écriai-je avec désespoir, qu'est-il arrivé?...

—Je suis tombée, dit Zéla, je m'en souviens maintenant. Ma chute m'a fait un peu de mal; mais ce n'est rien, mon ami, rien. Ah! où est donc Adoa? La pauvre petite s'est blessée également. Vous voilà, Adoa? Laissez-moi... soignez-vous... Regardez sa blessure, très-cher... Moi, je vais bien... ne vous occupez plus de moi...

Sans quitter les mains de Zéla, je regardai Adoa: la figure, les bras et les mains de la pauvre Malaise étaient couverts de sang; mais elle ne paraissait nullement inquiète de son état, car ses regards suivaient avec angoisse les changements de la physionomie de Zéla. La bonne figure de la dévouée esclave fut traversée par un rayon de joie lorsque les yeux de Zéla lui exprimèrent dans un tendre regard la profonde gratitude de son cœur.

Je fis plusieurs questions à la Malaise pour connaître les réelles blessures de ma femme, qui, par excès d'affection pour moi, refusait de me les faire connaître.

—Maîtresse a reçu un coup à la tête, me dit Adoa, et je crois que tout son corps est fortement contusionné.

—Soignez Adoa, soignez Adoa! s'écria Zéla. Je ne souffre plus, je me sens très-bien.

Pour la première fois de ma vie je restai sourd aux prières de ma bien-aimée compagne, et je pansai ses blessures avant de m'occuper de celles de la Malaise, qui eût souffert mille morts avant de consentir à faire arrêter l'écoulement de son sang pendant que celui de sa maîtresse rougissait les tapis de la couche.

L'insensibilité de Zéla avait eu pour cause le coup reçu à la tête et les contusions qui couvraient son corps de blessures douloureuses, mais peu susceptibles d'attaquer le principe de la vie.

Lorsque je fus un peu rassuré sur l'état de ma chère Zéla, je m'occupai de la petite Adoa. La pauvre esclave, épuisée par les pertes de sang, par les pleurs et par la souffrance, était tombée sans connaissance sur le sable de la tente. Ce ne fut qu'après une heure de soins que je réussis à rappeler la vie dans le corps inerte de cette dévouée créature.

Depuis longtemps inquiets de ma disparition, et épouvantés des bruits sinistres qui s'échappaient au dehors par les ouvertures de la tente, mes hommes s'étaient rassemblés en groupe, faisant, dans leur ignorance des choses, les plus étranges commentaires.

—Préparez le bateau, leur dis-je en les éloignant d'un regard, nous allons rejoindre le schooner.

—La mer est mauvaise, capitaine, me répondit le bosseman, et il sera impossible de ramer avec un pareil temps.

—Un pareil temps! Que voulez-vous dire, mon garçon? Mais c'est un calme!

—Regardez, monsieur.

Je suivis le conseil du bosseman, et je m'aperçus avec effroi de l'approche d'une rafale. Épouvanté de ce nouveau malheur, car ses conséquences pouvaient être terribles pour Zéla, je courus vers le cap, afin de juger par moi-même si la rafale était tout à fait dangereuse. Hélas! elle l'était plus encore que ne l'avait prévu le bosseman: le vent sifflait avec violence, le soleil avait disparu, le ciel se couvrait prématurément des voiles obscurs du soir, et la mer, blanche d'écume, bondissait avec fureur.

Il n'y avait plus à en douter: notre embarquement était impossible, car les nuages semblaient surchargés de tonnerre et d'eau. Je rejoignis mes hommes à la hâte, et nous commençâmes par mettre le bateau dans un endroit élevé avant de nous occuper à rendre la tente aussi solide que possible. Les voiles et les cordages du bateau lui servirent de couvert et de support, tandis que des fragments de roche et du sable furent amoncelés à sa base. Heureusement pour nous, le bateau contenait un petit baril d'eau et du pain, ainsi que plusieurs autres choses fort nécessaires; en outre, une lanterne. Avec l'obscurité augmenta l'orage, et le vent mugissait avec tant de fureur dans la baie, qu'un ébranlement général des rochers semblait répondre à sa grande voix.

Nous passâmes la nuit dans une angoisse terrible, dans la crainte effrayante d'être emportés par le vent ou par les torrents de pluie vers l'abîme de la mer. En arpentant le rivage, mon esprit, occupé de présages sinistres, me faisait souhaiter la mort, la mort pour nous tous. Cette invocation, je ne l'ai pas encore révoquée, et plût à Dieu que sa miséricorde en eût accompli les terribles conséquences!


CXXII

Désirant épargner à Zéla le contact du sable mouillé, je m'assis au pied de l'étançon et je la pris dans mes bras.

—Le temps se calme, chère, lui dis-je; mes craintes sont un peu dissipées. Racontez-moi, je vous prie, comment est arrivé l'accident dont les suites nous sont si douloureuses.

—Deux heures après votre départ, mon ami,—et, sans reproche, pourquoi m'aviez-vous laissée pour aller seul sur la montagne? Vous savez bien que je suis leste et agile, puisque vous m'avez dit un jour que le lézard seul grimpait aussi bien que moi...

—Et c'était vrai, mon amour, car à cette époque vous aviez le poids léger d'un oiseau; mais aujourd'hui l'enfant que vous portez dans votre sein demande plus de retenue, plus de prudence. Vous n'avez pas oublié, chère, que pour me sauver votre cœur a déjà sacrifié notre premier lien d'amour...

—Pouvais-je hésiter entre vous et lui, mon très-cher? La vie d'un enfant est-elle plus précieuse pour une femme que celle de son mari? D'ailleurs, quelle est la pauvre orpheline qui désire donner le jour à un être aussi faible et aussi malheureux qu'elle-même! Mais enfin reprenons le récit qui doit vous apprendre la cause de mes souffrances.

»Je suivis le rivage jusqu'au promontoire de rochers à l'entrée de la baie, avec le désir de trouver un endroit calme et ombragé pour y prendre un bain avec Adoa. Nous avions placé en vigie la petite fille malaise, et sachant que vous admirez les branches de corail qui poussent sous l'eau, je dis à Adoa d'aller en plongeant m'en chercher une branche. Pendant que nous cherchions un banc de corail, Adoa, qui, comme vous le savez, a des yeux excellents, me dit:

»—Je vois là-bas des marsouins qui jouent et qui sautent dans la mer. C'est un signe infaillible de mauvais temps.

»Nous nageâmes encore pendant quelques minutes; puis Adoa me dit:

»—Je vois le capitaine sur le rivage, maîtresse, et comme je sais mieux nager que vous, je serai la première à lui souhaiter la bienvenue.

»Adoa nageait plus vite qu'un poisson, et j'essayai de la suivre en la grondant de la méchante pensée d'orgueil qui lui faisait humilier sa maîtresse.

»Tout en continuant de nous railler, d'engager des paris, nous atteignîmes la base d'un rocher. Adoa y grimpa malgré les difficultés que lui opposaient la mousse et l'humidité des plantes grasses qui couvraient le rocher. Tout à coup la petite Malaise, que j'avais placée en sentinelle, cria d'une voix épouvantée:

»—Des requins! des requins!

»Je redoublai d'efforts pour rejoindre Adoa, car j'entendais le bruit des requins et les cris des matelots. Adoa me tendit une main, dont je me saisis avec une terreur facile à comprendre, tandis que mon bras s'était fortement cramponné à une plante marine. Alourdi par l'effroi, mon corps ne put être supporté par ces légers soutiens, et Adoa, qui ne voulait pas m'abandonner, tomba dans la mer; mais, aussi prudente que dévouée, la pauvre fille se jeta dans l'eau, la tête la première, pour ne pas m'écraser dans sa chute. En perdant l'appui de la plante marine, et malgré les efforts d'Adoa, je tombai sur les rochers de corail, et sans ma fidèle compagne, qui m'a traînée jusqu'au rivage, je serais morte bien loin de vous.

»J'avais perdu connaissance, et vos lèvres, mon amour, ont rappelé la vie dans le cœur de celle qui vous aime. Maintenant je suis bien, tout à fait bien; je ne souffre plus.»

Et en répétant d'une voix tremblante cette affectueuse affirmation: «Je ne souffre plus,» Zéla s'endormit; mais son sommeil fiévreux, entrecoupé de plaintes et de tressaillements, me prouva qu'une fois encore la femme avait sacrifié la mère. Des présages sinistres remplirent mon âme. Ils me montrèrent un malheur que je n'osais pas concevoir: la perte de ma compagne bien-aimée! Mille fois heureux si j'avais eu l'énergie de suivre le conseil funeste que me donna le désespoir, conseil qui tuait mes craintes, qui anéantissait à jamais notre double existence!

Mes hommes vinrent nous dire que la fin de l'orage laissait espérer un temps calme.

Je déposai doucement Zéla sur sa couche et je fis mettre le bateau en état de nous recevoir. Lorsque tous les préparatifs de notre embarquement furent terminés, je transportai Zéla et Adoa sur des coussins placés dans le fond de la barque, et je ramai avec les hommes, tant était grande mon impatience de regagner les vaisseaux.

Le pont du grab était rempli d'hommes quand nous rasâmes son bord comme un éclair, pour gagner celui du schooner.

De Ruyter me héla pour me demander la cause de notre marche rapide.

Sans répondre à sa question, je le suppliai de venir auprès de nous avec le docteur.

Une chaise fut envoyée de la grande vergue dans notre bateau; j'y déposai Zéla, et, sans dire un mot, le désespoir paralysait mes lèvres, j'emportai la jeune femme dans ma cabine. De Ruyter et Van vinrent bientôt nous rejoindre, et l'un et l'autre furent douloureusement frappés du terrible changement qui s'était opéré en vingt-quatre heures dans la douce et belle figure de Zéla. De Ruyter frémit involontairement, ferma les yeux et couvrit son visage avec ses deux mains. L'impénétrable docteur, qui n'avait jamais montré de sympathie pour la douleur humaine, ôta ses lunettes afin d'essuyer les larmes qui aveuglaient son regard. Puis, avec une tendresse étrangère à ses habitudes générales, il examina les blessures de la douce patiente. Ni Van ni de Ruyter ne m'adressèrent de questions, et, pendant toute la durée de l'examen du docteur, un silence lugubre régna dans la cabine.

Après avoir pansé la blessure de la tête, Van visita avec soin les contusions du corps, fit prendre à Zéla une potion soporifique et nous emmena avec lui sur le pont.

—Docteur, est-elle en danger? demandai-je à Van d'un ton aussi humble que celui d'un esclave adressant une question à un puissant seigneur.

—Non, me dit Van surpris de ma douceur et de ma politesse; non, il lui faut des soins, du calme, du repos, de la patience.

Je n'ai pas besoin de dire que la fidèle Adoa partageait les soins qui étaient prodigués à Zéla, dont elle habitait la cabine. La petite esclave souffrait moins que sa maîtresse, car ses traits n'avaient subi qu'un changement imperceptible, tandis que ceux de Zéla étaient devenus presque méconnaissables.


CXXIII

Je fis à de Ruyter un récit détaillé des événements qui avaient amené cette fatale maladie, en déplorant avec amertume la malheureuse conséquence que je prévoyais devoir en être l'inévitable suite.

Afin de détourner mon esprit de cette douloureuse pensée, de Ruyter m'annonça que le gouverneur de l'Inde équipait une flotte afin d'arracher l'île Maurice des mains des Français.

—Cette nouvelle m'a été annoncée par mon correspondant, marchand arménien qui a réussi à connaître tous les détails de cette prochaine expédition. Ceci changera naturellement mes projets: nous n'avons plus de temps à perdre, et il faut nous mettre à l'ouvrage pour expédier lestement les réparations et l'équipement de nos vaisseaux.

Dans tout autre temps cette nouvelle m'eût causé un véritable plaisir; mais je l'accueillis, préoccupé de Zéla, avec tant d'indifférence, que de Ruyter comprit enfin la réelle profondeur de mon désespoir.

—Prenez une tasse de café très-fort pour vous tenir éveillé, me dit de Ruyter.

Je suivis machinalement ce conseil, et, pendant que mon ami me détaillait ses moyens d'attaque et de défense, mes yeux se fermèrent et je m'endormis d'un profond sommeil.

J'appris plus tard que de Ruyter avait fait mettre une dose d'opium dans mon café, car, depuis l'accident arrivé à Zéla, je n'avais ni dormi ni mangé.

Je me réveillai le lendemain et je courus à la cabine; j'y trouvai le docteur occupé de ses deux patientes.

La jeune fille malaise était beaucoup mieux, mais la pauvre Zéla souffrait toujours autant. La figure de Zéla était pâle; ses yeux, ternes, sans chaleur, avaient un regard navrant de tristesse; ses lèvres, légèrement colorées par la fièvre, essayaient encore de sourire, mais ce sourire était pour moi plus triste que des pleurs.

Pour plaire à de Ruyter, je pris machinalement la direction du vaisseau, car un emploi actif était nécessaire à mon corps, qui sans ce travail de tout instant eût succombé dans les tortures de mon cœur.

Les douleurs de Zéla devinrent bientôt si horriblement violentes, que la mort me parut inévitable, et je passai les nuits agenouillé auprès d'elle avec un désespoir si terrible, que le docteur tremblait lorsque ma voix furieuse lui demandait: «Doit-elle donc mourir?»

—Vous êtes un ignorant, me répondit un jour le docteur, elle vit. La crise dangereuse est passée; elle n'est pas plus morte que moi; elle dort. Ces paroles tombèrent sur mon cœur comme une huile balsamique. Mon désespoir s'adoucit, et je pressai affectueusement dans les miennes les deux mains du docteur.

Le calme d'un bon sommeil nuança d'un rose pâle les joues blanches de mon adorée Zéla; je la baisai au front, et, le cœur plein de joie, je courus communiquer mon bonheur à de Ruyter.

Tout l'équipage partagea mon enchantement, car il aimait la douceur, le courage et la bonté de cette chère enfant.

De Ruyter me communiqua de nouveau les nouvelles envoyées par son correspondant, et nous mîmes à la voile pour gagner l'île de France. Le rajah, avec lequel de Ruyter était lié, lui donna à son départ une grande quantité de différentes huiles, car son île est aussi célèbre pour ses onguents que Java pour ses poisons.

Comme le but de de Ruyter était de gagner au plus vite l'île de France, nous ne nous arrêtâmes à aucune des îles qui se trouvaient sur notre route. En passant les détroits de la Sonde, de Ruyter eut une entrevue avec le gouverneur de Batavia; le général Jansens confirma à mon ami la vérité des nouvelles qui lui avaient été transmises par son correspondant. Après avoir pris dans l'île quelques bestiaux et des provisions fraîches, nous continuâmes notre voyage. Pendant notre longue course à travers l'océan Indien, nous voguions aussi vite que possible sans retarder notre marche par le désir de nous trouver ensemble. D'ailleurs, un accident inattendu pouvait nous séparer forcément, et, dans cette prévision, de Ruyter m'avait donné un duplicata des dépêches et le pouvoir d'agir en son nom dans ses affaires particulières. Toutes ces prudentes et sages considérations étaient dominées par mon inquiétude et par l'urgente nécessité que j'avais des soins de Van Scolpvelt pour Zéla, qui, à mes yeux, était encore par moments entre la vie et la mort.

Je marchais donc, en dépit de mes devoirs, dans le sillage du grab, car toutes mes espérances reposaient maintenant sur la science du brave et savant docteur.


CXXIV

Les événements ordinaires d'un voyage sur mer ne méritent pas d'être mentionnés, et je suis bien certain que le lecteur trouverait autant de plaisir à feuilleter le livre d'un marchand qu'à parcourir le journal ordinaire d'un vaisseau. Je dois avouer cependant que mon cœur était si plein de tristesse, que j'accordais une très-faible attention à ce qui se passait autour de moi. Les ailes de mon âme ne voulaient plus me soutenir, et mon imagination veillait sans cesse au chevet de ma pauvre malade. Les liens qui m'avaient uni à Zéla n'étaient point des liens ordinaires: oiseau chassé de la terre par les tempêtes, elle était venue se réfugier dans mon sein; je l'avais réchauffée, nourrie, aimée, oh! aimée à en mourir!

Le docteur, qui partageait son temps entre les deux vaisseaux, continuait à prédire le rétablissement de Zéla; seulement il était forcé d'avouer que la convalescence serait longue et suivie d'une extrême faiblesse.

Un mois après notre embarquement, vers le matin, je quittai Zéla, auprès de laquelle j'avais veillé pendant toute la nuit, pour aller me reposer sous la banne du pont. Une heure s'écoula pour moi dans un demi-sommeil, et j'en fus bientôt arraché par Adoa, qui, sans parler, mais la figure pleine de larmes, me faisait signe de courir au secours de Zéla.

Ma femme se tordait dans les spasmes de l'agonie en criant qu'un incendie dévorait ses entrailles.

Je criai au contre-maître de faire un signal au grab. Malheureusement il était hors de vue, et nous n'avions pas de vent.

Je questionnai Adoa.

—Ma maîtresse, me dit-elle, n'ayant pas mangé depuis longtemps, a désiré des confitures; nous avons cherché, la petite Malaise et moi, et j'ai trouvé cette jarre de fruits confits que vous voyez sur la table; maîtresse, qui aime les sucreries, en a beaucoup mangé; elle en a donné à la petite, et la pauvre enfant souffre les mêmes douleurs que lady Zéla. Quant à moi, j'ai à peine goûté aux fruits, voulant les conserver pour maîtresse, et cependant j'ai bien mal au cœur; je suis sûre, malek, qu'il y a du poison dans cette jarre.

Le mot poison traversa ma cervelle comme une flèche aiguë.

Je regardai la jarre nouvellement ouverte, et je m'aperçus qu'elle avait été fermée avec un soin plus qu'ordinaire. Je vidai les fruits sur la table: c'étaient des muscades jaunes et vertes, très-belles et confites dans du sucre candi blanc. Si le petit serpent vert de Java, dont le contact du venin est mortel, s'était élevé jusqu'à mes lèvres, sa vue ne m'aurait pas causé un effroi plus terrible que celui de mes souvenirs en face de ce cadeau fatal qui venait de la veuve. Je me rappelai aussitôt que, dans la maison de cette horrible femme, j'avais mangé de pareilles muscades, que ces muscades m'avaient fait mal. Quand je m'en plaignis en riant à la veuve, une vieille esclave, dont j'avais gagné les bonnes grâces par quelques présents et surtout par le don d'un morceau de papyrus chargé d'hiéroglyphes, papyrus qui était à ses yeux, suivant mes paroles, un laissez-passer pour le ciel, me dit tout bas:

—Avez-vous déjà chagriné ma maîtresse? Si cela est, il faut me reprendre le passe-port qui conduit au ciel.

—Pourquoi cela?

—Parce que vous avez mangé des muscades.

—Quel danger y a-t-il à croquer de si bons fruits?

—Un des maris de ma maîtresse m'a fait un jour la même question, et il n'ajouta aucune foi à ma réponse, parce que les hommes sont incrédules, parce qu'ils n'écoutent point les vérités dites par les vieilles femmes, mais qu'ils attachent une confiance aveugle aux mensonges des jeunes et des belles. Ma maîtresse vit un jour un homme plus aimable que son mari, et le lendemain elle donna à mon maître une jarre de muscades: il mourut; l'homme aimé entra dans la maison et mit à ses pieds les pantoufles encore tièdes du défunt, et il se coiffa avec le turban de celui qui n'était plus! Tant que maîtresse vous aime, vous n'avez rien à craindre; mais prenez garde! sa haine est aussi fatale que le poison de l'arbre cheetic, de l'arbre maudit qui pousse dans les jungles et sur lequel le soleil ne repose pas ses rayons.

L'avertissement de la vieille esclave m'avait rendu prudent; pas assez, mon Dieu, puisque j'avais permis que ses cadeaux fussent reçus à mon bord.

Effrayée de mon silence, qui ne dénonçait que mieux la fureur que j'éprouvais contre l'horrible femme, Zéla m'attira doucement à elle et me dit presque gaiement:

—Je puis supporter toutes les douleurs, à l'exception de celle de vous voir souffrir. Vos regards m'épouvantent, mon amour; prenez cette grenade que le poëte Hafiez appelle la perle des fruits: elle rafraîchira vos lèvres brûlantes.

Le calme de Zéla était sur le point de ranimer mes espérances, lorsqu'il fut suivi par des tressaillements nerveux, par une agonie qui défigura complétement ses traits.

Quand le docteur arriva, son premier regard fut la poignante surprise de la science impuissante. Il examina cependant la jarre, étudia les souffrances des deux malades, et fut contraint de déclarer la présence du poison.

Je n'ai pas la force de détailler les souffrances de Zéla; elle dépérit de jour en jour. Je ne quittais jamais sa cabine, et aux instants lucides nous pleurions dans les bras l'un de l'autre notre prochaine et funeste séparation.

Un soir la vigie cria:

—Île de France!

—Ah! s'écria Zéla, combien je suis contente, mon bien-aimé mari; nous allons aller à terre; mais il faudra m'emporter dans vos bras, mon amour, car je suis incapable de marcher.

J'étais agenouillé auprès du lit de la pauvre enfant, et ses bras amaigris entouraient mon cou.

—Je suis bien heureuse, murmura-t-elle d'une voix défaillante, bien heureuse; je vis dans ton cœur, donne-moi tes lèvres, serre-moi dans tes bras.

Je posai mes lèvres sur les siennes, et ce chaste et doux baiser emporta l'âme de Zéla.


CXXV

Il me serait impossible de dépeindre l'épouvantable douleur que je ressentis et que je ressens encore aujourd'hui, quoique mon cœur soit presque épuisé de souffrance. La mort de Zéla fut l'anéantissement moral et physique de tout mon être, et je pris dans mes allures, dans mes actions, dans mon air, une roideur et un stoïcisme que le Turc le plus grave, ou le plus roide des lords, m'eût certainement enviés. À en juger par ma physionomie, j'étais l'homme le plus indifférent et le plus heureux de la terre; toutes mes actions étaient réglées avec une gravité méthodique, et je n'exprimais jamais ni un regret du passé ni une plainte sur mon sort présent. Je remplissais avec soin, avec attention, les devoirs les plus ennuyeux et les plus monotones, buvant de l'opium pour dormir, travaillant du matin au soir pour ne pas penser.

Après avoir communiqué à de Ruyter les intentions que j'avais de rendre les derniers devoirs à Zéla, je transportai une bonne partie de mes hommes sur le grab, et nous nous séparâmes.

Le grab se dirigea vers le port de Saint-Louis, et moi, je me rendis à Bourbon, qui est au sud-est de l'île, et où nous avions déjà jeté l'ancre.

Il était convenu qu'après une conversation avec le gouverneur et l'envoi des dépêches, de Ruyter viendrait me joindre par terre, accompagné du rais et du docteur.

Je n'avais gardé sur le schooner que les hommes nécessaires à la manœuvre et principalement les natifs de l'Est, les restes fidèles de la tribu maintenant sans chef. Nous jetâmes l'ancre pendant la nuit dans le port de Bourbon.

Pendant le court intervalle qui sépare la mort de la décomposition, j'avais cherché par quels moyens les moins répulsifs je pouvais disposer du corps de Zéla. Le réceptacle ordinaire de la mort occupa naturellement mes premières pensées, et le berceau de fleurs que nous avions construit de nos propres mains dans l'odoriférant jardin de de Ruyter me semblait être un endroit convenable; mais je me souvins qu'en bêchant la terre, j'y avais trouvé des myriades de vers et d'insectes. Je changeai donc d'idée pour considérer le pur et blanc tombeau de la mer; le souvenir de Louis détruisit encore ce second projet.

Il m'était impossible de faire embaumer Zéla; je résolus donc de détruire le corps de cet ange par le feu, ou plutôt de ne pas le détruire, mais de le rendre à son état primitif en le mêlant aux éléments dont il est un atome.

De Ruyter trouva l'idée bonne, et Van Scolpvelt se chargea volontiers de fournir tout ce qui était nécessaire à l'exécution de ce projet, dont il connaissait parfaitement la pratique.

Je débarquai au point du jour pour choisir un endroit propice à cette triste cérémonie, et j'envoyai une partie de mon équipage arabe y dresser une tente et rassembler autour d'elle une grande quantité de bois sec. Je passai le reste de la journée en contemplation devant les restes chéris de celle qui avait été pour moi ce qu'est le soleil pour la terre.

La petite fille malaise était guérie; mais Adoa, tombée dans une insensibilité abrutissante, ne mangeait que contrainte par la force, et ne dormait plus.

De Ruyter signala son approche. J'avais revêtu Zéla d'une veste jaune ornée de rubis; sa chemise et son ample pantalon étaient en crêpe de l'Inde et brodés d'or. Les vêtements extérieurs de la jeune femme formaient un voile neigeux de fine mousseline; ses pantoufles, sa coiffure et ses cheveux étaient couverts de perles fines. Je gardai pour tout souvenir visible une longue natte de ses beaux cheveux noirs.

L'heure approchait enfin; je baisai les paupières closes de cette idolâtrée créature; j'enveloppai son frêle corps dans les plis d'un manteau arabe, et je me rendis sur le rivage.

D'un pas ferme, je marchai droit au bûcher, car je regardais sans les voir les hommes rassemblés autour de moi; les paroles qu'ils m'adressaient n'étaient qu'un son, je ne voyais ni je n'entendais rien.

Un noir fourneau de fer, à la forme allongée comme celle d'un cercueil, fut placé sur le bûcher. Je le vis, mais sans comprendre sa destination; car, pendant quelques minutes, je restai debout, tenant pressé contre mon sein le frêle fardeau dont l'abandon était pour moi une mortelle douleur. La nécessité m'imposa l'obligation de finir ce que j'avais commencé; avec des soins et la douceur d'une mère qui couche son enfant dans un berceau, j'étendis Zéla dans la sombre coquille. De Ruyter et le rais usèrent de violence pour m'entraîner loin du bûcher. Je voulus parler; mes lèvres ne produisirent aucun son; je suppliai par signes de me rendre ma liberté; de Ruyter refusa, et je restai sans force, anéanti, presque fou.

Un cri de terreur poussé par Van, qui arrachait Adoa des flammes où elle s'était jetée, attira l'attention de mes hommes, qui me relâchèrent. Je courus vers le bûcher, avec la même pensée qui avait conduit la jeune fille malaise; mais mes forces me trahirent, et je tombai sur le sable, ne brûlant que mes mains là où j'aurais voulu me consumer tout entier.

Quand je repris mes sens, j'étais couché dans un hamac à bord du schooner.

Les affaires de de Ruyter le contraignirent à rester à Port-Louis; mais il vint souvent me voir pour m'engager à le suivre à la ville. Toutes ses prières furent vaines; ma vie était dans la cabine solitaire du schooner, mes pensées sur la petite boîte qui contenait les cendres de Zéla.


CXXVI

Un mois après la mort de Zéla, de Ruyter, me trouvant plus calme, me dit qu'il avait obtenu du gouverneur de l'île la permission de porter des dépêches en Europe.

Le mot Europe me causa involontairement une sorte d'effroi; mais bientôt la réflexion me fit désirer ce voyage.

—Je voudrais, dis-je à de Ruyter, me transporter au bout du monde; je voudrais oublier le passé, car le passé me tue.

Mon chagrin ne me rendait pas égoïste, et, avant de songer à nos préparatifs de départ, je demandai à de Ruyter ce que nous devions faire d'Adoa, de la petite Malaise et des Arabes qui avaient appartenu à Zéla. Après de mûres délibérations, il fut convenu que le rais, déclaré chef de cette petite tribu, l'emmènerait dans son pays. Nous donnâmes au rais une somme considérable pour lui-même, et chaque homme reçut pour sa part assez d'argent pour n'avoir plus rien à désirer.

Je savais si bien qu'il serait inutile de raisonner avec Adoa sur la nécessité de notre séparation, que je priai de Ruyter d'employer la ruse pour éloigner cette enfant.

La partie orientale de notre équipage fut mise à terre, le grab vendu, et les Européens de son bord se transportèrent sur le schooner.

Quand Adoa eut découvert que le vaisseau portant les cendres de sa maîtresse avait quitté le port, elle s'échappa des mains du rais, mit à la mer un bateau du pays et quitta le havre avec le vent de terre. L'esprit de la pauvre fille n'était occupé que d'une seule chose, du désir de rattraper le schooner. Elle n'avait point réfléchi à la folie de son entreprise, et quant aux dangers, elle ne pouvait pas les comprendre.

Quand le rais eut appris la disparition d'Adoa, il suivit ses traces, équipa une chaloupe et fit une longue course sur la mer, en suivant notre piste. Pendant deux jours les recherches du rais furent sans résultat; enfin, il découvrit à l'extrémité de l'île de France, voguant seule au gré des flots, une petite barque du pays. C'était celle qui manquait au port. La mort d'Adoa était certaine, mais il me fut impossible d'en pénétrer le mystère.

Les désespérantes nouvelles annoncées par le rais me firent autant souffrir que si la lame d'une épée eût traversé mon cœur; je tressaillis dans tout mon être, j'eus froid, j'eus chaud, et mes mains crispées se joignirent en s'élevant peut-être vers le ciel, d'où vient toute douleur, comme aussi toute espérance.

—Pauvre petite Adoa! m'écriai-je, pauvre corps séparé de ton âme, pauvre esprit séparé de ton cœur, tu t'es jetée éperdue sur les traces éternellement effacées de celle qui est partie, tu t'es jetée à leur recherche sur l'Océan immense, sur cette plaine désormais déserte pour toi comme elle l'est pour l'amant, pour le mari, pour celui qui a aimé et qui aimera toujours Zéla. Va, pauvre oiseau, va mouiller tes ailes dans les vagues blanchissantes de la mer, va les y replier, va t'endormir dans leur draperie d'écume, va, pauvre fille, nous sommes séparés; Zéla est morte et personne ne t'aimerait plus sur la terre!

Au milieu de ma vive souffrance, je ressentis intérieurement une sorte de joie mêlée de surprise; toute la sensibilité de mon cœur n'était pas détruite, puisque j'avais encore des larmes pour la cruelle disparition de la dévouée servante de Zéla.

—Mon Dieu, me disais-je intérieurement, pourquoi de Ruyter a-t-il mis obstacle à mon désir d'emmener Adoa? pourquoi a-t-il non-seulement conseillé, mais presque exigé que j'en confiasse le soin au vieux rais; près de moi Adoa eût moins souffert, nous eussions parlé de Zéla, et les souvenirs sont les consolations de la douleur. Pour la première fois de ma vie, je regrettais d'avoir soumis ma volonté à celle de de Ruyter; pour la première fois de ma vie, je trouvais en défaut le jugement si sain et si impartial de mon brave compagnon.

En face des déplorables conséquences d'une faute si involontairement commise, je jurai de ne plus obéir qu'à la propre impulsion de mes sentiments, et ce serment, je l'ai si bien tenu, que les bonnes ou mauvaises fortunes qui ont depuis accompagné mes actions ainsi que mes entreprises n'ont eu à remercier de leur succès que moi-même, et à se plaindre de leur défaite qu'à moi-même.

Je ne puis me souvenir d'aucun événement digne d'être mentionné avant notre départ de l'île de France, ni pendant notre voyage. Nous fûmes poursuivis plus d'une fois, mais je ne connaissais pas de vaisseaux capables de lutter de vitesse avec le schooner, et les incidents de notre trajet ne m'en firent pas connaître. Dans la mer de la Manche, des croiseurs anglais nous entourèrent; mais nous eûmes l'adresse d'éviter les attaques des uns et de fuir les approches des autres.

Après un voyage d'une extrême rapidité, nous jetâmes l'ancre dans le port de Saint-Malo, en France, port constamment rempli, à cette époque, de bâtiments, d'armateurs et de vaisseaux de guerre.

Dès que nous fûmes en rade, de Ruyter partit pour Paris afin de délivrer ses dépêches au gouvernement, et je restai seul avec mes hommes à bord du schooner.

Nous avions en arrimage une forte cargaison de thé de première qualité, des épices, et, par un hasard dont je ne me rendis pas compte, plusieurs tonneaux de sucre blanc cristallisé. Le motif qui me fait insister sur la possession de ce dernier article est l'extrême élévation de son prix à l'époque de mon arrivée en France. Cette élévation de prix était si extraordinaire, que la vente de ces quelques tonneaux paya amplement tous les frais de notre voyage. Les divers produits des îles occidentales nous firent également réaliser d'énormes bénéfices, et je compris, en voyant scintiller dans mes mains, en échange de mes denrées, une grande quantité d'or, que le commerce, bien mieux que la guerre, est la source où le travail puise réellement les richesses. Mais cette réflexion n'excitait en moi aucune cupidité, aucun désir: sans mépriser la fortune, je ne l'enviais pas, et je ne me sentais aucune envie de travailler pour la conquérir. Depuis mon retour en Angleterre, mes idées générales ont pris sur bien des choses une autre forme, un autre aspect, mais elles n'ont point encore admis cet amour de possession, de luxe et de dépenses qui occupe, ou, pour mieux dire, qui absorbe si complétement le cœur de la plupart des hommes.

La nécessité et la possibilité de secourir les malheureux, je ne vois rien au delà.

Les occupations continuelles du bord, les privations qui accompagnent toujours un voyage fait dans un vaisseau encombré d'hommes et de marchandises, la nécessité de surveiller l'ordre intérieur et la marche du schooner, en occupant mon esprit, avaient forcé mes muscles lassés à reprendre leur vigueur première. Néanmoins j'étais toujours moralement abattu, et mon corps était si maigre, que la peau semblait prête à chaque instant à livrer passage à mes os. Ma figure hagarde et soucieuse eût révélé à l'observateur le moins perspicace combien j'avais dû souffrir. En effet, il était presque extraordinaire que la douleur eût si violemment meurtri la nature vigoureuse d'un homme à peine âgé de vingt et un ans, d'un homme qui avait à peine atteint ce nombre d'années qui le dégage de toute entrave, qui le fait libre. Libre! quelle dérision! c'est-à-dire maître d'errer comme Caïn, et de péniblement gagner, loin des siens, à la sueur de son front, quelque immonde nourriture!


CONCLUSION

Je passai à Saint-Malo, tantôt errant dans la ville, tantôt surveillant le schooner, huit longs jours d'attente. Enfin, de Ruyter arriva de Paris.

—Les heures m'ont paru des siècles, lui dis-je en essayant de sourire.

—Pauvre garçon! me répondit de Ruyter, vous êtes toujours pâle, toujours triste; je donnerais bien des choses pour vous voir gai...

—Gai! de Ruyter, m'écriai-je.

—Sinon bien portant, reprit vivement de Ruyter.

—La santé reviendra... Qu'avez-vous fait à Paris?

—J'ai eu avec l'empereur Napoléon de très-longues conférences; mais Sa Majesté me paraît si absorbée par ses projets de la conquête de l'Europe, qu'elle s'intéresse peu pour le moment à ce qui se passe dans les autres parties du monde.

«—J'aurais la possibilité, avait dit l'empereur, d'accaparer le commerce des Indes occidentales comme l'ont fait les Anglais, que je reculerais devant cet accaparement, tant je suis convaincu qu'il enrichirait de simples particuliers, en finissant tôt ou tard par ruiner la nation, et les Anglais apprécieront un jour la justesse de cette remarque, s'ils continuent à agir comme ils agissent dans ce moment.

»—Votre pensée est la mienne, sire, répondit de Ruyter; mais, comme le fondement de la puissance politique de l'Angleterre est dans son commerce, ce commerce même devient pour nous le point vulnérable de notre attaque. L'Angleterre possède l'île de France, qui a deux bons ports, celui de Saint-Louis, celui de Bourbon...

»—Comment! s'écria l'empereur, croyez-vous que la richesse et le sang de la France soient d'assez peu de valeur pour être sacrifiés au maintien des îles dans l'océan Indien; îles qui ne sont que de vaines pyramides faites pour célébrer la mémoire d'une dynastie maudite, dont le nom devrait être rayé des pages de l'histoire?

»—Mais le nom? dit de Ruyter avec l'intrépide franchise qui caractérisait l'illustre marin.

»—Le nom! interrompit vivement l'empereur: les chétifs rochers ainsi désignés sont pour moi de trop peu de valeur; que les Anglais les gardent! ils y tiennent pour la légitimité de leurs appellations. Parlez-moi maintenant de l'état actuel de l'Inde. Peut-on y faire quelque chose? Donnez-moi votre opinion sur ce grave sujet. Nous avons entendu parler de vous, de Ruyter; votre nom est un nom célèbre, grand, et qui mérite la réputation qu'on lui a faite, l'estime dont je l'honore! Je veux être votre pionnier, je veux vous donner le moyen de vous élever encore: je veux aider à l'accroissement de votre fortune de gloire, de vaillance et de grandeur. Votre pays, la Hollande, nation vraiment commerciale, peut devenir rapidement grande; mais sa splendeur ne sera jamais que passagère. Pour durer toujours, il faut qu'une nation soit bâtie sur les fondements de son propre sol. Nous n'avons nulle difficulté pour trouver des chefs à mes soldats. Regardez ces hommes, de Ruyter (et l'empereur désigna au commodore un régiment de ses gardes formé en ligne en dehors des Tuileries): il n'y a pas un homme parmi eux qui ne puisse être un général habile, et bien certainement plusieurs porteront les épaulettes d'officier. Mais si je possède de bons soldats, j'ai vainement cherché des de Witt, des de Ruyter, des Van Tromp. Si je tenais sous mes ordres de pareils hommes, j'anéantirais demain les remparts de bois qui entourent l'Angleterre, remparts vantés, qui, pareils aux murs de la Chine, ne sont formidables qu'en raison de l'impuissance des nations voisines. Les Français ont tous le tempérament bilieux: sur terre ils sont de bronze, sur l'Océan ils ont le mal de mer. J'aurais été marin si mon foie l'avait permis. Je ne suis jamais entré dans un bateau sans que son balancement naturel me rendît aussi impuissant qu'une femme. Nos amiraux sont encore moins aguerris. Je me souviens qu'étant un jour à Boulogne, deux commandants me dirent que la vue seule des vaisseaux se balançant dans le port leur donnait mal au cœur. Un Anglais restera un an sur mer, et se fatiguera d'un séjour d'une semaine sur terre. Les Anglais sont nés marins, nous sommes nés pour être soldats, pour fuir et détester l'eau.

«Maintenant dites-moi un mot sur les natifs, sur les princes de l'Inde; parlez-moi de la population, du caractère particulier de ces peuples, et surtout de leur courage et de leur habileté.»

Quand de Ruyter eut répondu aux questions de l'empereur, Napoléon resta un instant pensif, puis il ajouta:

«Il est bizarre que les Turcs et les Chinois soient les seuls peuples qui aient atteint le résultat naturel d'une conquête, c'est-à-dire une véritable augmentation de force nationale. Si l'intolérance et la bigoterie leur ont prêté de puissants secours, les Anglais auraient dû égaler en succès les Chinois et les Turcs, car ils sont encore plus intolérants et plus bigots.»

Napoléon accorda plusieurs audiences à de Ruyter, car il aimait à causer sans réserve avec cet homme au cœur fort, à l'esprit fin, au dévouement sans bornes.

—Mais, politique à part, me dit de Ruyter, il faut songer maintenant à prendre un parti. Voulez-vous agir sagement? Voulez-vous rentrer dans votre pays natal? Je crois nécessaire que vous vous informiez des changements qui ont pu survenir dans votre famille. Elle est nombreuse, elle est riche; vous y trouverez peut-être quelqu'un digne de votre affection. Vous avez tort, mon cher garçon, bien tort, croyez-moi, de vouloir rompre toute relation avec les personnes qui vous sont attachées, sinon par le cœur, du moins par les liens du sang. Votre santé demande des soins, des soins journaliers, constants et dirigés par le cœur. Cherchez une fem...

—De Ruyter!... m'écriai-je.

—Un voyage en Amérique pendant la dure saison d'hiver serait infailliblement votre perte, répondit de Ruyter, sans relever l'interruption violente du jeune homme; essayez de passer quelques mois à Londres, cherchez des distractions. Aux premiers jours du printemps je reviendrai, et, si le cœur vous en dit, nous partirons ensemble pour l'Amérique.

J'eus beaucoup de peine à trouver raisonnables les conseils de de Ruyter, et ce ne fut qu'après une longue résistance que je parvins à les trouver justes et à me décider à les suivre.

Le moment de notre séparation était proche: le schooner était prêt à lever l'ancre, et les Américains de de Ruyter avaient grand désir de quitter les côtes de France. Le départ de mon ami était fixé pour le lendemain; quant au mien, je ne me sentais pas le courage de lui assigner une époque fixe.

Quelques heures avant le départ, un courrier de Paris vint apporter à de Ruyter une dépêche signée de l'empereur. Napoléon appelait auprès de lui le brave marin. De Ruyter partit, et revint m'annoncer deux jours après qu'une mission importante l'envoyait en Italie.

Il fut décidé que le schooner rentrerait en Amérique sous le commandement du contre-maître, auquel de Ruyter donna ses pleins pouvoirs.

Je vis partir le beau vaisseau avec un véritable serrement de cœur, et mes yeux, aveuglés par un brouillard qui ressemblait à des larmes, suivirent ses voiles ondoyantes jusque dans les brumes de l'horizon.

Au moment de me séparer de de Ruyter, de cet homme au noble cœur, au noble visage, de cet homme que j'aimais si tendrement, que j'aimais comme on aime quand les sentiments sont jeunes et forts, le peu d'énergie qui me soutenait encore m'abandonna complétement; je me sentis mourir, et mes paroles, étranglées dans ma gorge, ne montèrent à mes lèvres qu'avec un bruissement de sanglots.

De Ruyter partageait ma souffrance, car sa figure basanée devint couleur de plomb.

—Allons, du courage, mon cher Trelawnay, mon cher enfant, me dit de Ruyter en me prenant le bras avec un geste paternel; du courage et de l'espoir: dans trois mois nous nous reverrons.

Je baissai tristement la tête, j'étais anéanti par cette nouvelle douleur.

De Ruyter partit; je n'eus pas la force d'assister à ce départ. Je n'avais plus ni larmes, ni battements de cœur, ni désirs, ni espérances; j'étais un cadavre animé. La nuit qui suivit notre séparation fut pour moi une nuit affreuse. J'appelai la mort de tous mes vœux, me voyant seul, sans ami, sans amour, sans patrie, sans famille.

La première mission de l'empereur envoya donc de Ruyter en Italie; il y passa deux mois, et pendant ces deux mois nous échangeâmes des lettres remplies du désir de nous revoir, de repartir ensemble, de continuer l'un avec l'autre nos périlleux et émouvants voyages.

À son retour d'Italie, de Ruyter, qui avait à peine eu le temps de m'annoncer son arrivée en France, fut envoyé par Napoléon sur les côtes de la Barbarie. Ce voyage fut fatal à mon noble de Ruyter; les journaux m'apprirent qu'en avançant vers Tunis, la corvette commandée par de Ruyter rencontra une frégate anglaise; au moment où on signalait l'approche du vaisseau ennemi, de Ruyter s'élança sur la poupe, afin de jeter ses dépêches dans la mer: la frégate fit feu, et une volée de caronades coupa la corde du drapeau et balaya tous ceux qui se trouvaient sur le pont.

Le corps de de Ruyter fut trouvé par les vainqueurs enveloppé dans les plis du noble drapeau pour lequel il avait si longtemps et si victorieusement combattu.

Je continuerai un jour l'histoire de ma vie, dont ce livre n'est qu'une période; mais je dois dire, avant de le terminer, que je suis heureux de voir le soleil de la liberté éclairer les pâles esclaves de l'Europe. L'esprit de l'indépendance voltige comme un aigle au-dessus de la terre, et l'esprit des hommes en reflète les brillantes couleurs. Les yeux et les espérances des bons et des sages sont fixés sur la France, et chaque cœur bat et sympathise avec elle. Il me semble que ceux qui vivent maintenant ont survécu à un siècle de désespoir.

FIN


UN COURTISAN

—IMITÉ DE L'ANGLAIS—


I

À l'avénement de la maison d'Autriche au trône d'Espagne, les intrigues de cour tiraillèrent en tous sens l'autorité royale, et répandirent sur les premiers temps de ce règne leurs ténébreuses influences.

Philippe III, monarque indolent, faible et superstitieux, avait abandonné aux mains du duc de Lerme les rênes du gouvernement. Le duc, avide de plaisirs et possesseur de richesses immenses, dont il faisait un usage plus fastueux que noble, partageait avec Rodrigues Calderon le pouvoir qu'il tenait du roi. Issu d'une famille obscure, mais doué d'un caractère audacieux et d'un génie supérieur, Calderon était une créature du duc de Lerme.

La nature et la fortune l'avaient généreusement servi; mais, si grand que fût son mérite, Calderon dut moins à ses talents qu'à l'ardeur avec laquelle il poursuivait les infidèles, l'immense autorité dont il parvint à s'emparer.

À l'époque où ce récit commence, le roi, cédant aux sollicitations incessantes de l'inquisition, avait résolu de chasser d'Espagne tout le peuple maure, c'est-à-dire la partie de la population la plus riche, la plus active et la plus industrieuse du royaume.

—J'aimerais mieux, avait dit le bigot monarque,—et ces paroles avaient été saluées par les acclamations enthousiastes du clergé catholique,—j'aimerais mieux dépeupler mon royaume que d'y voir un seul hérétique.

Le duc de Lerme seconda le roi dans l'exécution de ce projet fatal, qui lui fit perdre des milliers de sujets dévoués. Il espérait, pour prix de son zèle, le chapeau de cardinal, qu'il obtint en effet, peu de temps après. De son côté, Calderon se montra animé d'une haine si vigoureuse contre les Maures, il fut si ingénieux dans les cruautés qu'il exerça contre eux, qu'il semblait plutôt guidé par une vengeance personnelle que par son dévouement aux intérêts de la religion. Son acharnement dans la répression lui attira les bonnes grâces du monarque, et cette royale faveur, il ne la dut pas seulement au duc de Lerme, mais aussi au moine fray Louis de Aliaga, célèbre jésuite, confesseur du roi.

Cependant les calamités de toute espèce occasionnées par cette barbare croisade, qui engloutit les revenus de l'État et causa la ruine d'une foule de grands d'Espagne, dont les Maures cultivaient et exploitaient avec autant d'intelligence que de probité les immenses domaines, attirèrent sur la tête de Calderon le courroux du peuple espagnol. Mais les ressources extraordinaires de Calderon, son audace et son habileté consommée dans l'art de l'intrigue, l'aidèrent à conserver et même à augmenter encore son autorité. Il s'était rendu nécessaire au monarque, qui, bien qu'à la fleur de l'âge, n'avait qu'une santé faible et précaire. D'ailleurs, Calderon avait également su se faire un ami de l'héritier présomptif du trône. Cette conduite lui était dictée par la politique même de Philippe III; en effet, celui-ci redoutait l'ambition de son fils, qui, dès l'enfance avait déployé des talents qui l'eussent rendu redoutable, s'il ne se fût plongé dans les plaisirs et la débauche. Le rusé monarque s'applaudissait d'avoir donné pour compagnon de plaisirs à son fils un homme haï du peuple, comme l'était Calderon; il pensait avec raison que, moins le prince est populaire, plus puissant est le roi.

Cependant un complot formidable se tramait à la cour pour renverser à la fois le duc de Lerme et Calderon, son confident.

Le cardinal ministre, afin de conserver et de cimenter son autorité, avait placé son fils, le duc d'Uzeda, dans un poste qui lui permettait d'approcher à chaque instant de la personne du roi; mais la perspective du pouvoir excita l'ambition d'Uzeda, et bientôt il n'eut plus qu'un but: celui de supplanter et d'évincer son père.

Sans Calderon, il eût aisément réussi dans son projet; mais il trouvait un obstacle presque invincible dans la vigilance et le génie de cet homme, qu'il détestait comme rival, méprisait comme parvenu, redoutait comme ennemi.

Philippe fut bientôt au courant des intrigues et des menées des deux partis, et, toujours dissimulé dans sa politique de roi et d'Espagnol, il prit plaisir à suivre les progrès de ces luttes incessantes.

Les fréquentes missions dont Calderon fut chargé, notamment à la cour de Portugal, permirent à Uzeda de s'insinuer de plus en plus dans la confiance du roi. Calderon ne se défiait pas assez de son rival, et le traitait peut-être avec trop de dédain; il ne pouvait voir en lui un successeur, car Uzeda, bien que doué d'une certaine habileté comme courtisan, eût été néanmoins incapable de remplir les fonctions de premier ministre.

Telle était la position respective des acteurs du drame que nous allons raconter, et dont la première scène va se passer dans l'antichambre de don Rodrigues Calderon, où plusieurs seigneurs attendaient, un matin, le lever du ministre.

—Ma foi! c'est à n'y plus tenir, s'écria don Félix de Castra, vieil hidalgo dont les traits anguleux, le menton pointu et la petite taille attestaient la pureté du sang espagnol qui coulait dans ses veines.

—Voici, dit à son tour don Diego Sarmiente de Mendoza, voici plus de trois quarts d'heure que j'attends une audience d'un homme qui se serait autrefois trouvé fort honoré si je lui eusse ordonné de faire avancer mon carrosse.

—Eh! messieurs, puisque vous n'aimez pas à faire antichambre, pourquoi venir ici? Don Rodrigues se soucie fort peu de votre présence, répondit d'un ton assez brusque un jeune homme de bonne mine, dont le tempérament fougueux et irritable se trahissait par une pantomime animée. Il parcourait à pas pressés l'appartement, heurtant ça et là les groupes de courtisans qu'il rencontrait, puis il s'arrêtait brusquement, relevait sa moustache et son manteau, jouait avec le manche de sa dague, plongeait un fier regard dans la foule, et, par ses observations piquantes, faisait monter le rouge au visage des courtisans. Étranger à la cour, il s'était fait dans les camps une réputation de générosité et de valeur chevaleresque. Ce brave soldat se nommait don Martin Fonseca et était d'illustre origine; ses aïeux avaient conservé intact l'éclat de leur blason, mais c'était l'unique héritage qu'ils lui eussent transmis. Ajoutons qu'il était parent à un degré éloigné du premier ministre, le cardinal duc de Lerme.

Appelé dans son enfance à jouir un jour de l'immense fortune de son oncle maternel, Fonseca avait été introduit à la cour par le cardinal ministre, qui en avait fait un page. Mais la rude franchise du jeune Fonseca s'accommoda fort mal de l'atmosphère et de l'étiquette d'une cour hypocrite et bigote. Plus d'une fois, il offensa gravement le premier ministre, et celui-ci, malgré toute sa puissance, comprit que son parent ne ferait jamais son chemin à Madrid; aussi chercha-t-il quelque prétexte honnête pour l'éloigner du palais. À cette époque, l'oncle de Fonseca se remaria, et bientôt sa jeune femme lui donna un héritier.

Le duc de Lerme ne crut pas devoir ménager plus longtemps don Martin; il lui ordonna d'aller rejoindre à la frontière une division de l'armée espagnole.

Le jeune homme ne tarda pas à s'y distinguer par son courage; mais la franchise de son caractère nuisit à son avancement. Il passa plusieurs années sous les drapeaux et vit des officiers qui n'avaient ni son mérite ni sa naissance arriver aux premiers grades, tandis qu'il restait dans les rangs subalternes.

Depuis quelques mois il était revenu à Madrid pour faire valoir ses droits auprès du gouvernement; mais, au lieu d'obtenir l'avancement qu'il désirait, ses efforts imprudents et mal dirigés n'avaient abouti qu'à le brouiller davantage avec le cardinal ministre, qui lui avait intimé de nouveau l'ordre de retourner tout de suite à son régiment.

À l'époque où commence cette histoire, nous trouvons encore Fonseca à Madrid; mais, cette fois, ce n'était pas pour demander de l'avancement et prêcher dans le désert.

Dans tout autre pays que l'Espagne, don Martin Fonseca eût parcouru une carrière brillante; mais Philippe III régnait alors, et Fonseca n'était pas un courtisan; aussi, était-ce un grand sujet d'étonnement pour les personnages avec lesquels il était mêlé, de le voir faire antichambre chez don Rodrigues de Calderon, comte d'Oliva, marquis de Siete-Iglesias, secrétaire du roi, compagnon de plaisirs et favori de l'infant d'Espagne.

—Vraiment, messieurs, répéta don Martin, j'admire la patience qui vous fait attendre si longtemps une audience de Calderon.

—Jeune homme, répondit avec gravité don Félix de Castra, des hommes de notre rang se doivent aux intérêts de l'État, quel que soit le caractère des ministres du roi.

—C'est-à-dire que vous allez ramper à genoux pour obtenir des pensions et des places... Pour vous, traiter des intérêts de l'État, c'est avoir la main dans ses coffres...

—Monsieur! s'écria avec colère don Félix, en portant la main à la garde de son épée.

Le jeune officier sourit dédaigneusement.

En ce moment, un huissier ouvrit avec fracas la porte des petits appartements, et les courtisans s'empressèrent d'aller présenter leurs hommages à don Rodrigues.

Ce célèbre personnage, grâce à l'appui du duc de Lerme, était devenu secrétaire du roi, et, en réalité, il présidait aux destinées de l'Espagne. Il était, nous l'avons dit, d'une naissance fort obscure. Longtemps il avait cherché à la cacher; mais quand il vit que la curiosité publique se livrait à de sérieuses investigations, de nécessité il fit vertu et déclara ouvertement qu'il devait le jour à un pauvre soldat de Valladolid. Il fit même venir son père à Madrid et le logea dans son propre palais.

Cette adroite conduite arrêta les propos malveillants qui pleuvaient sur lui; mais quand le vieux soldat eut cessé d'exister, le bruit courut qu'à son lit de mort il avait confessé qu'aucun lien de parenté n'existait entre lui et Calderon, qu'il s'était prêté à cette imposture pour se procurer dans sa vieillesse une existence paisible, qu'il ne s'expliquait pas pourquoi Calderon l'avait forcé d'accepter les honneurs d'une parenté mensongère.

Cet aveu fit surgir des accusations plus outrageantes encore contre Calderon. Ses ennemis supposèrent qu'outre la honte qu'il éprouvait de l'obscurité de sa naissance, il avait d'autres motifs pour cacher son nom et son origine. N'était-ce pas par crainte qu'on ne découvrît que dans sa jeunesse il avait enfreint les lois de la société? N'avait-il pas commis quelque crime, et ne cherchait-il pas à se soustraire à l'action de la justice?

On ajoutait que souvent, dans la gloire de ses triomphes et au milieu de ses plus joyeuses orgies, on voyait son front s'assombrir, sa contenance changer, et que c'était avec les plus pénibles efforts qu'il parvenait à rester maître de lui-même et à reprendre sa sérénité.

Au reste, quelle que fût la naissance de Calderon, on ne pouvait lui refuser une éducation brillante et une instruction solide, car les savants vantaient son mérite et se glorifiaient de son patronage.

Le peuple, qui voyait son influence si grande sur le monarque et son autorité si fortement établie, pensait qu'il avait fait un pacte avec le diable.

Cependant, tout l'art de Calderon, qui n'était rien moins qu'un magicien, consistait à se servir de ses hautes facultés dans l'intérêt de son égoïsme et de son ambition.

Rien ne lui coûtait pour atteindre son but, et ce système n'avait même pas le mérite de la nouveauté dans un monde où le succès justifie tout.

Une mission diplomatique l'avait forcé de s'absenter de Madrid pendant plusieurs semaines: aussi les courtisans se pressaient-ils en foule à son premier lever. Calderon dédaignait le luxe de la toilette; il portait un manteau et un habit de velours noir sans broderie d'or. Sa chevelure était noire et luisante comme l'aile du corbeau; son front, sauf une ride profonde entre les sourcils, était blanc et uni comme un marbre; son nez aquilin et régulier; ses moustaches retroussées et sa barbe taillée en pointe donnaient un étrange éclat à son teint, un peu cuivré.

Bien qu'il fût dans la maturité de l'âge, il conservait un air de jeunesse; sa taille haute et admirablement proportionnée, ses manières naturellement gracieuses, sa fière et noble mine, faisaient de Calderon un des plus beaux cavaliers de cette cour si brillante. En un mot, c'était un homme fait pour commander à un sexe et pour fasciner l'autre.

Les courtisans vinrent tour à tour lui présenter leurs hommages, mais il ne les accueillit pas avec la même faveur; il y avait des nuances et des degrés dans sa politesse. Sec, incisif avec les gens qui n'avaient point à ses yeux de valeur réelle, il gardait avec les grands une attitude digne et fière. Devant un Guzman ou un Medina-Cœli, il s'inclinait profondément; on voyait errer sur ses lèvres un imperceptible sourire qui révélait le mépris qu'au fond du cœur lui inspirait l'humanité. Enfin il était familier, mais bref dans ses discours, avec les rares personnes qu'il aimait ou estimait réellement; mais vis-à-vis de ses ennemis et des intrigants qui rêvaient sa ruine il prenait un air de franchise, de cordialité et d'abandon; ses manières étaient pleines de charme et sa voix devenait caressante.

Sans se mêler à ce troupeau de courtisans, don Martin Fonseca, la tête haute et les bras croisés sur la poitrine, jeta sur Calderon un regard de curiosité et de dédain.

—J'ai contribué, pensait-il, à l'élévation de cet homme, dont je viens aujourd'hui solliciter la faveur.

Don Diego Sarmiente de Mendoza venait de recevoir un salut de Calderon, quand les yeux de ce dernier s'arrêtèrent sur la mâle et noble figure de Fonseca. Le front du favori se colora soudain d'une vive rougeur. Il se hâta de promettre à don Diego tout ce qu'il désirait, puis, tournant le dos à une foule de courtisans, il rentra avec vivacité dans son appartement. Fonseca, qui s'était vu reconnu par Calderon, et qui n'augurait rien de bon de son brusque départ, allait s'éloigner du palais, lorsqu'un jeune page vint lui frapper sur l'épaule en disant:

—Vous êtes don Martin Fonseca?

—Oui, répondit-il.

—Veuillez me suivre; don Rodrigues, mon maître, désire vous parler.

Le front du jeune officier rayonna d'espérance. Il suivit le page, et se trouva bientôt dans le cabinet du Séjan de l'Espagne.


II

Calderon vint au-devant de Fonseca, et le reçut avec des marques non équivoques de respect et d'affection.

—Don Martin,—lui dit-il, et sa voix respirait la tendresse la plus vraie,—je vous ai les plus grandes obligations; c'est votre main qui m'a poussé sur le chemin de la fortune. Mon élévation date du jour où je suis entré dans la maison de votre père pour devenir votre précepteur. Je vous ai suivi à la cour, où vous avait appelé le cardinal ministre, et quand vous avez renoncé à ce séjour pour embrasser la carrière des armes, vous avez prié votre illustre parent d'assurer l'avenir de Calderon. Vous voyez ce qu'il a fait pour moi. Don Martin, nous ne nous sommes jamais rencontrés depuis; mais j'espère que maintenant il me sera permis de vous prouver ma reconnaissance.

—Oui, répliqua vivement Fonseca, vous pouvez me sauver du désespoir et me rendre le plus heureux des hommes.

—Que puis-je faire pour vous? demanda Calderon.

—Vous souvient-il, reprit Fonseca, que j'aime bien tendrement une femme nommée Margarita?

—Margarita! dit Calderon d'un air pensif et d'une voix émue, c'est là un doux nom: c'était celui de ma mère!

—De votre mère! Je croyais qu'elle s'appelait Maria Sandalen.

—Oui, sans doute, Maria-Margarita Sandalen, répliqua Calderon d'un air distrait.

»Mais parlons de vous... À l'époque de votre dernier voyage à Madrid, j'étais chargé d'une mission en Portugal, et j'ai été privé du plaisir de vous voir; on m'a dit que vous aviez alors offensé le cardinal ministre par un projet d'alliance indigne de votre naissance. S'agissait-il de Margarita? Quelle est cette jeune femme?

—C'est une orpheline d'une humble condition. Une femme, sa nourrice, a pris soin de son enfance. Elles demeuraient ensemble à Séville. La vieille brodait à l'aiguille, et Margarita vivait du produit de ce travail. Plus tard une attaque de paralysie fit perdre à la pauvre femme l'usage de ses membres, et Margarita, reconnaissante, voulut rendre à sa bienfaitrice ce que celle-ci avait fait pour elle.

Margarita connaissait la musique et possédait une voix merveilleuse. Le directeur du théâtre de Séville en fut informé, et lui fit les propositions les plus avantageuses pour chanter sur la scène. Margarita, enfant pleine de candeur et d'innocence, ignorait les dangers de la vie d'actrice; elle accepta les offres avec empressement, car elle ne songeait qu'à l'appui qu'elle allait pouvoir prêter à la seule amie qu'elle eût au monde. J'étais alors avec mon régiment en garnison à Séville; nous devions surveiller les Maures de ce pays et les écraser à la première démonstration hostile.

—Ah! les maudits hérétiques! murmura Calderon d'une voix sourde.

—Je vis Margarita; je l'aimai et m'en fis aimer. Je quittai Séville pour obtenir de mon père qu'il consentît à me laisser épouser Margarita. Mais cette démarche fut inutile; mes prières ne purent fléchir l'orgueil de mon père. Cependant des admirateurs de la jeune cantatrice, que son talent et sa beauté avaient déjà rendue célèbre, parlèrent d'elle à la cour, et bientôt, par ordre royal, elle dut quitter Séville pour le théâtre de Madrid. Une dernière fois je voulus solliciter le duc de Lerme, et je vins à Madrid en même temps que Margarita. Je suppliai le cardinal ministre de me confier un emploi qui m'assurât une existence moins précaire que l'état militaire, où je végétais sans obtenir un avancement mérité. Je voulais, foulant aux pieds les préjugés de la naissance et de la fortune, épouser Margarita, sans qui je ne saurais vivre. Le ministre fut encore plus inexorable que mon père... Mais j'adorais Margarita, et je lui offris ma main... Eh bien! elle refusa.

—Pour quels motifs? Craignait-elle de partager votre pauvreté?

—Ah! vous la calomniez! Non; elle ne voulut pas nuire à mon avenir et être la cause de mon exil. Le lendemain je reçus un brevet de capitaine et l'ordre formel de rejoindre immédiatement mon régiment. J'étais amoureux, mais soldat, et désobéir, c'eût été me déshonorer. D'ailleurs, mon cœur était plein d'espérance; j'attendais tout de l'avenir: avancement, honneurs, richesses. Nous jurâmes, Margarita et moi, de nous aimer toujours, et je partis.

Nous nous écrivions souvent, et ses dernières lettres me firent concevoir quelques craintes. Malgré toute sa réserve, je compris qu'elle regrettait d'être actrice, et qu'elle s'effrayait des persécutions auxquelles l'exposait cette profession. La vieille dame, qui jusqu'alors lui avait tenu lieu de mère, était mourante, et Margarita, désespérant de voir s'accomplir notre union, exprima le désir de chercher un refuge dans un cloître. Enfin, dans une dernière lettre, elle me dit un éternel adieu. Sa nourrice était morte, et la pauvre Margarita était entrée au couvent de Sainte-Marie de l'Épée blanche. Vous comprenez mon désespoir. J'obtins un congé, et je partis en toute hâte pour Madrid; mais il me fut impossible de voir Margarita. Voici sa dernière lettre, ajouta-t-il en donnant à Calderon la lettre de la novice; lisez-la, de grâce.

Calderon s'abandonnait rarement à des élans de sensibilité; mais la lettre de Margarita était si touchante, elle exprimait des sentiments si nobles et si purs, qu'il ne put la lire sans manifester une certaine émotion. Mais, composant son visage:

—Don Martin, dit-il avec un sourire amer, vous êtes la dupe des manœuvres d'une femme. Un jour vous serez désabusé; mais l'expérience vous coûtera cher. Cependant, si ma position me permet de servir maintenant vos intérêts, d'adoucir un peu vos peines, disposez de moi. Je crois qu'il sera facile d'intéresser la reine en votre faveur; je lui remettrai cette lettre, qui ne peut manquer de faire impression sur le cœur d'une femme. La reine est patronne du couvent, et par elle nous sommes sûrs d'obtenir l'ordre de rendre à la liberté la jeune novice. Pourtant ce n'est pas tout: il faut encore que votre famille consente à ce mariage. Margarita n'est pas noble; mais des lettres patentes du roi lui donneraient ce qui lui manque de ce côté.

En vous les accordant, le roi vous pourvoira d'un emploi lucratif et honorable, et votre père sera bien exigeant s'il ne considère pas de tels avantages comme un douaire suffisant pour la future épouse. Votre mérite est grand, et l'on s'accorde à reconnaître que vous portez dignement le nom de vos ancêtres.

Quant à moi, je vous vois avec peine arrêté sur le chemin de la fortune, et j'ai hâte d'aplanir pour vous tous les obstacles. J'avoue que quand je vous ai vu faire antichambre dans mon palais, j'ai rougi de mon ingratitude; mais je veux réparer mes torts envers vous. On dit généralement que je fais un mauvais usage de ma puissance... votre avancement prouvera le contraire.

—Cher et généreux Calderon, balbutia Fonseca vivement ému, j'ai toujours méprisé l'opinion du vulgaire; des envieux seuls peuvent vous calomnier.

—Non, répondit Calderon, j'ai mes défauts; mais je possède au moins le sentiment de la reconnaissance... Venez me voir demain.


III

Calderon se leva, et le jeune cavalier prit congé de lui.

—Sur mon âme, se dit Calderon, je m'intéresse à ce brave officier. Quand j'étais abandonné de tous, que je n'avais plus ni famille ni patrie, je me souviens qu'il me vint en aide. Comment ai-je pu l'oublier si longtemps! Il n'est pas de cette race que j'abhorre; le sang maure ne coule pas dans ses veines. Il n'est pas non plus de ces grands qui rampent servilement et que je méprise; c'est un homme dont je puis servir les intérêts sans rougir.

Il continuait ce monologue, lorsqu'une main invisible souleva la tapisserie qui masquait une porte dérobée, et livra passage à un jeune homme qui entra brusquement et vint droit à Calderon.

—Rodrigues, dit-il, te voilà de retour à Madrid! Je veux t'entretenir seul un instant; assieds-toi et écoute.

Calderon s'inclina respectueusement, plaça un large fauteuil devant le nouveau venu et alla s'asseoir à quelque distance sur un tabouret.

Faisons maintenant connaître au lecteur celui que Calderon recevait avec tant de déférence. C'était un homme de taille moyenne: son air était sombre, son visage d'une pâleur livide; il avait le front haut, mais étroit, le regard profond, rusé, voluptueux et sinistre; sa lèvre inférieure, un peu forte et dédaigneuse, indiquait que le sang de la maison d'Autriche coulait dans ses veines. À l'ensemble des traits, on devinait un descendant de Charles-Quint. Son maintien assez noble et ses vêtements couverts d'or et de pierreries attestaient que c'était un personnage du plus haut rang.

En effet, c'était l'infant d'Espagne, qui venait causer avec Calderon, son ambitieux favori.

—Sais-tu bien, Rodrigues, dit le jeune homme, que cette porte secrète de ton appartement est fort commode? Elle me permet d'éviter les regards observateurs d'Uzeda, qui cherche toujours à faire sa cour au roi en espionnant l'héritier du trône. Il le payera tôt ou tard. Il te déteste, Calderon, et s'il n'affiche pas publiquement sa haine contre toi, c'est à cause de moi seulement.

—Que Votre Altesse soit bien persuadée que je n'en veux pas à cet homme. Il recherche votre faveur; quoi de plus naturel?

—Eh bien, son espérance sera trompée. Il me fatigue de ses plates et banales flatteries, et s'imagine que les princes doivent s'occuper des affaires de l'État. Il oublie que nous sommes mortels, et que la jeunesse est l'âge des plaisirs.

»Calderon, mon précieux favori, sans toi la vie me serait insupportable; aussi tu me vois ravi de ton retour, car tu n'as pas d'égal pour inventer des plaisirs dont on ne se lasse jamais. Eh bien! ne rougis pas, si l'on te méprise à cause de tes talents, moi, je leur rends hommage. Par la barbe de mon grand-père, quel joyeux temps que celui où je serai roi, avec Calderon pour premier ministre!

Calderon fixa sur le prince un regard inquiet, et ne parut pas tout à fait convaincu de la sincérité de Son Altesse. Dans ses plus grands accès de gaieté, le sourire de l'infant Philippe avait encore quelque chose de faux et de méchant; ses yeux, glauques et profonds, n'inspiraient aucune confiance. Calderon, dont le génie était infiniment supérieur à celui du prince, n'avait peut-être pas autant d'astuce et d'hypocrisie, de froid égoïsme et de corruption raffinée que ce jeune homme presque imberbe.

—Mais, ajouta le prince d'un ton affectueux, je viens te faire des compliments intéressés. Jamais je n'eus plus besoin qu'aujourd'hui de mettre à l'épreuve tout ce que tu as d'imagination, d'adresse et de courage; en un mot, Calderon, j'aime!

—Prince, reprit Calderon en souriant, ce n'est certainement pas votre premier amour. Combien de fois déjà Votre Altesse m'a tenu le même langage!

—Non, répliqua vivement l'infant, jusqu'à ce jour je n'ai pas connu le véritable amour, et je me suis contenté de plaisirs faciles; mais on ne peut aimer ce qu'on obtient trop aisément. La femme dont je vais te parler, Calderon, sera une conquête digne de moi, si je parviens à posséder son cœur.

»Écoute. Hier, j'étais allé avec la reine entendre la messe à la chapelle de Sainte-Marie de l'Épée blanche; tu sais que l'abbesse de ce couvent est protégée par la reine, dont elle a été autrefois dame d'honneur. Pendant le service divin, nous entendîmes une voix dont les accents ont porté le trouble dans mon âme!

»Après la cérémonie, la reine voulut savoir quelle était cette nouvelle sainte Cécile, et l'abbesse nous apprit que c'était une célèbre cantatrice, la belle, l'incomparable Margarita. Eh bien, que t'en semble? lorsqu'une actrice se fait religieuse, pourquoi Philippe et Calderon ne se feraient-ils pas moines? Mais il faut te dire tout: c'est moi, moi indigne, qui suis cause de cette merveilleuse conversion.

»Voici comment: Il y a de par le monde un jeune cavalier nommé don Martin Fonseca, parent du duc de Lerme; tu le connais. Dernièrement le duc me dit que son jeune parent était amoureux fou d'une fille de basse extraction, et qu'il désirait même l'épouser.

»Ce récit piqua ma curiosité, et je voulus connaître l'objet de cette belle passion. C'était cette même actrice que j'avais déjà admirée au théâtre de Madrid. J'allai la voir, et je fus frappé de sa beauté, encore plus enivrante à la ville qu'au théâtre. Je voulus, mais en vain, obtenir ses faveurs. Comprends-tu cela, Calderon? Je pénétrai de nuit chez elle. Par saint Jacques! sa vertu triompha de mon audace et de mon amour. Le lendemain je tâchai de la revoir; mais elle avait quitté sa demeure, et toutes mes recherches pour découvrir sa retraite furent infructueuses jusqu'au jour où je retrouvai au couvent l'actrice que j'avais connue. Pour rester fidèle à Fonseca, elle s'était réfugiée dans un cloître; mais il faut qu'elle le quitte et qu'elle soit à l'infant d'Espagne. Voilà mon histoire, et maintenant je compte sur toi!

—Prince, dit gravement Calderon, vous connaissez les lois espagnoles et leur rigueur implacable en matière de religion... Je n'oserai...

—Fi donc! point de faux scrupules... ne crains rien. Je te couvre de ma personne sacrée et te mets à l'abri de toute atteinte. Prends donc un air moins sombre. N'as-tu pas aussi ton Armide? Quel est ce billet que tu tiens? N'est-il pas d'une femme? Ah! ciel et terre! s'écria le prince en s'emparant de la lettre: Margarita! Oserais-tu bien aimer celle que j'aime? Parle, traître! mais parle donc!...

—Votre Altesse, dit Calderon d'un ton digne et respectueux, Votre Altesse veut-elle m'entendre?... Un jeune homme que j'ai élevé, qui fut mon premier bienfaiteur, et à qui je dois ce que je suis, brûle de l'amour le plus pur pour Margarita. Il se nomme don Martin Fonseca. Ce matin, il est venu me prier d'intercéder en sa faveur auprès de ceux qui s'opposent à cette union avec Margarita. Ah! prince, ne détournez pas vos regards. Vous ne connaissez pas le mérite de Fonseca: c'est un officier de la plus haute distinction. Vous ignorez la valeur de pareils sujets, de ces nobles descendants de la vieille Espagne. Prince, vous avez un noble cœur. Ne disputez pas cette jeune fille à un illustre soldat de votre armée, à celui dont l'épée défend votre couronne. Épargnez une pauvre orpheline; assurez son bonheur, et cet acte magnanime vous absoudra devant Dieu de bien des plaisirs coupables.

—C'est toi que j'entends, Rodrigues! répliqua le prince avec un sourire amer. Valet, tiens-toi à ta place. Lorsque je veux entendre une homélie, j'envoie chercher mon confesseur; quand je veux satisfaire mes vices, j'ai recours à toi... Trêve de morale!... Fonseca se consolera; et quand il saura quel est son rival, il s'inclinera devant lui. Quant à toi, tu m'aideras dans ce projet.

—Non, monseigneur, et que Votre Altesse me le pardonne.

—Tu as dit non, je crois? N'es-tu pas mon favori, l'instrument de mes plaisirs? Tu me dois ton élévation; veux-tu me devoir ta chute? Ta fortune trop rapide t'a fait tourner la tête, Calderon, prends garde! Déjà le roi te soupçonne et n'a plus en toi la même confiance; Uzeda, ton ennemi, est écouté avec faveur; le peuple te déteste, et si je t'abandonne, c'en est fait de toi!

Calderon, debout, les bras croisés sur sa poitrine et les yeux pleins d'éclairs sinistres, restait muet devant le prince. Celui-ci, interrogeant la physionomie de son favori, parut vouloir sonder ses pensées.

Tout à coup il se rapprocha de lui, et dit d'une voix émue:

—Rodrigues, j'ai été trop vif: tu m'avais rendu fou; mais mon intention n'était pas de te blesser. Tu es un serviteur fidèle, et je crois à ton attachement. J'avoue même que, s'il s'agissait d'une affaire ordinaire, je trouverais ton raisonnement juste, tes scrupules louables, tes craintes fondées; mais je te répète que j'adore cette jeune fille, qu'elle est maintenant le rêve de toute ma vie, qu'à tout prix il faut qu'elle soit à moi! Veux-tu m'abandonner? veux-tu trahir ton prince pour un officier de fortune?

—Ah! s'écria Calderon avec une apparence d'émotion vraie, je donnerais ma vie pour vous, et je sens ce que me reproche ma conscience pour avoir voulu satisfaire vos moindres caprices. Mais en me prêtant cette fois à vos désirs, je commettrais une trop lâche perfidie! Don Martin a remis entre mes mains la vie de sa vie, l'âme de son âme... Prince, si vous me voyiez traître à l'honneur et à l'amitié, pourriez-vous désormais vous fier à moi?

—Traître, dis-tu? Mais n'est-ce pas moi que tu trahis? Ne me suis-je pas fié à toi? ne m'abandonnes-tu pas? ne me sacrifies-tu pas? Au surplus, comment pourras-tu servir ce Fonseca? comment prétends-tu délivrer la jeune novice?

—Avec un ordre de la cour. Votre royale mère...

—Il suffit! cria le prince en fureur. Va donc! tu ne tarderas pas à te repentir.

Cela dit, Philippe se précipita vers la porte.

Calderon effrayé voulut le retenir; mais le prince lui tourna dédaigneusement le dos et sortit de l'appartement.


IV

À peine le prince fut-il sorti, qu'un vieillard portant le costume ecclésiastique entra dans le cabinet de Calderon.

—Êtes-vous libre, mon fils? demanda le vieux prêtre.

—Oui, mon père, venez, car j'ai besoin de votre présence et de vos conseils. Il ne m'arrive pas souvent de flotter irrésolu entre deux sentiments opposés, celui de l'intérêt et celui de la conscience. Eh bien, je suis placé dans un de ces rares dilemmes.

Calderon raconta sa double entrevue avec Fonseca et avec le prince.

—Vous voyez, dit-il, l'étrange perplexité dans laquelle je me trouve: d'un côté, j'ai des devoirs à remplir envers Fonseca, j'ai engagé ma parole; il est mon bienfaiteur, mon ami; il a été mon pupille; et l'infant d'Espagne veut que je l'aide à séduire la fiancée de ce jeune homme! Ce n'est pas tout: le prince veut encore me faire participer à l'enlèvement d'une novice!... Consommer un rapt, et dans quel lieu, juste ciel! dans un couvent! D'autre part, si je refuse, j'encours la vengeance du prince, et lorsque j'ai déjà presque perdu la faveur du roi pour avoir voulu conserver celle de l'héritier du trône. L'infant, irrité contre moi, encouragera les efforts de mes ennemis; en un mot, toute la cour se liguera pour précipiter ma ruine.

—Vous êtes, en effet, soumis à une terrible épreuve, dit gravement le moine, et je conçois vos craintes...

—Moi craindre! moi, Aliaga! répliqua Calderon avec un rire méprisant; l'ambition véritable a-t-elle jamais connu la crainte? mais ma conscience se révolte.

—Mon fils, répondit Aliaga, quand, nous autres prêtres, nous nous sentons assez puissants pour dominer les rois et fouler leur couronne sous nos pieds, tous les grands de la terre ne sont dans nos mains que des instruments destinés à défendre les intérêts sacrés de la religion. C'est dans ce but que Dieu a voulu que je devinsse le confesseur du roi Philippe. Si alors je te prêtai mon appui, si j'attirai sur toi les faveurs du monarque, c'est que je reconnus que tu étais doué de l'intelligence et de la volonté que les chefs de notre ordre exigent des hommes qu'ils veulent attacher à leur cause. Je te savais brave, habile, ambitieux; je savais que ta volonté forte briserait tous les obstacles qui entravaient ta marche. Tu te souviens du jour de notre rencontre. Il y a quinze ans de cela; c'était dans la vallée du Xenil. Je te vis plonger tes mains dans le sang de ton ennemi; tes lèvres, crispées par la fureur, s'ouvrirent pour exhaler un cri de joie sauvage. Souillé d'un meurtre, tu allais fuir ta patrie, lorsque moi, seul possesseur de ton secret, je me présentai devant toi, je t'interrogeai. En te voyant calme, froid et maître de ta raison: «Voici, me suis-je dit, un homme qui serait pour notre ordre un précieux auxiliaire.»

Le moine s'arrêta. Calderon ne l'écoutait pas; son visage était livide; il tenait ses yeux fermés; sa poitrine, gonflée de soupirs, se soulevait violemment.

—Terrible souvenir! murmura-t-il, fatal amour! Ô Inez! Inez!

—Calme-toi, mon fils, je n'ai pas voulu retourner le poignard dans la plaie.

—Qui parle? s'écria Calderon en frissonnant. Ah! le moine! le moine! Je croyais entendre la voix de la mort. Continue, moine, continue; parle-moi des intrigues de ton ordre, de l'inquisition et des tortures qu'elle a inventées; dis-moi quelque chose qui puisse me faire oublier le passé.

—Non, écoute-moi, Calderon, je veux te révéler l'avenir qui t'attend. Je te disais qu'un soir je te rencontrai, couvert du sang de ton ennemi. Tu allais fuir lorsque je te saisis par le bras: «Ta vie est en mon pouvoir!» m'écriai-je. Ton mépris pour mes menaces, ton dégoût de la vie, me firent penser que le ciel t'avait fait naître pour servir les intérêts de notre ordre et de la religion. Je te mis en sûreté, et tu ne tardas pas à te vouer à notre cause. Plus tard, je te fis nommer précepteur du jeune Fonseca, alors héritier d'une grande fortune. Le second mariage de son oncle et l'enfant que lui donna sa nouvelle femme détruisirent les avantages que notre ordre devait attendre de ta position auprès de ton élève. Mais tout ne fut pas perdu: Fonseca te présenta au duc de Lerme, son parent; je venais d'être nommé confesseur du roi, et je jugeai qu'il était temps de faire arriver dans tes mains les rênes du gouvernement. L'âge avait mûri ton génie, et la haine implacable dont tu étais animé contre les Maures me fit voir en toi l'homme que Dieu suscitait pour chasser d'Espagne cette race maudite. Bref, je devins ton bienfaiteur, et tu ne fus pas ingrat. Tu as lavé ton sang dans le sang des hérétiques; tu n'as plus rien à craindre de la justice des hommes. Qui pourrait retrouver dans Rodrigues Calderon, marquis de Siete-Iglesias, l'étudiant de Salamanque, l'assassin de Rodrigues Nunez? Ne frémis donc plus au souvenir d'un passé qui n'est plus qu'un rêve dans ta vie... Songe à l'avenir: il s'ouvre radieux pour toi si nous marchons toujours ensemble! Osons tout pour arriver au but. Et d'abord il faut que le futur monarque d'Espagne devienne entre nos mains un instrument docile. Tu le tiendras captif dans les liens du plaisir, tandis que nous dominerons par le fanatisme son esprit superstitieux. Le jour où Philippe IV montera sur le trône sera un jour de triomphe pour l'inquisition et tous les fidèles de la chrétienté. L'inquisition doit être notre grande épée, et la postérité verra en nous les apôtres de la foi catholique. Dans une telle entreprise, doit-on se laisser arrêter par des scrupules vulgaires? Non! et, pour obéir à un mouvement généreux, ne t'expose pas à perdre ton empire sur les sens et l'esprit du voluptueux Philippe. Avant tout, sauve ton autorité, car c'est à elle que se rattachent les espérances de ceux qui ont fait de l'intelligence un sceptre.

—Ton enthousiasme et ton fanatisme t'aveuglent, Aliaga, répondit froidement Calderon. Je te l'ai déjà dit, tes grands desseins ne peuvent réussir. Laisse le monde se sauver lui-même. Cependant ne crains rien de moi; mes idées s'identifient avec celles de ton ordre; ma vie même vous appartient, et je ne trahirai pas votre cause. Quant à vos prudents avis, je les mériterai. Mais voici l'heure du conseil, permettez-moi de vous quitter.

Et Calderon rentra dans les appartements intérieurs.


V

Devant une table couverte de papiers étaient assis le roi d'Espagne et Calderon.

Philippe III était sombre, grave et taciturne. Rien dans son extérieur ni dans ses relations avec son ministre n'eût pu indiquer, même au plus fin observateur, si Calderon était en disgrâce ou en faveur auprès du monarque.

Philippe avait reçu une éducation monacale; l'astuce et l'hypocrisie, nécessités d'une politique despotique, s'alliaient en lui au fanatisme religieux.

Le plus profond silence régnait dans l'appartement; il n'était interrompu que par les brèves remarques du roi et les explications du ministre. Quand ce dernier eut terminé son travail, le roi dit en lançant à Calderon un regard furtif:

—L'infant me quittait quand vous êtes entré; l'avez-vous vu depuis votre retour?

—Oui, sire, il m'a honoré d'une visite ce matin.

—Et de quoi vous êtes-vous entretenus?... d'affaires d'État?

—Votre Majesté sait que son humble secrétaire ne parle qu'avec elle d'affaires politiques.

—Le prince a été votre protecteur, Rodrigues!

—N'est-ce pas Sa Majesté elle-même qui m'a ordonné de rechercher sa protection?

—Oui, c'est moi. Heureux le monarque dont le serviteur fidèle est le confident de l'héritier du trône!

—Sans doute, et si le prince pouvait avoir une pensée contraire aux intérêts de Votre Majesté, j'essayerais de la faire disparaître de son esprit, sinon je vous la révélerais; mais Dieu a béni Votre Majesté en lui donnant un fils soumis et reconnaissant.

—Je le crois; l'amour des plaisirs éteint en lui l'ambition. Je ne suis pas, d'ailleurs, un père trop sévère; conservez sa faveur, Rodrigues; mais n'avez-vous rien fait qui puisse l'offenser?

—Non, sire, je ne pense pas avoir encouru une telle disgrâce.

—Cependant il ne fait plus de toi le même éloge. Je te le dis dans ton intérêt: tu ne peux me servir qu'à la condition d'être l'ami de ceux dont l'affection est douteuse pour moi.

—Sire, les courtisans qui approchent votre fils cherchent à me déconsidérer dans son esprit, afin de gagner sa confiance, et leurs calomnies finissent par m'atteindre.

—Qu'importe ce qu'ils disent de toi! Le peuple et les courtisans font rarement l'éloge des ministres fidèles. Mais, je te le répète, ne perds pas la faveur du prince.

Calderon s'inclina profondément et sortit.

En traversant les appartements du palais, il aperçut dans l'embrasure d'une fenêtre son ennemi juré, le duc d'Uzeda, causant familièrement avec le jeune prince.

Au même instant le duc de Lerme entra par la porte opposée.

Ce dernier fut désagréablement surpris de voir régner entre son fils et le prince une intimité que tous ses efforts n'avaient pu empêcher.

Il fit rapidement à Calderon un signe d'intelligence, et, sans être aperçu de son fils, il sortit par la porte même qui lui avait donné entrée.

Calderon suivit le duc, et ils pénétrèrent dans une chambre dont ce dernier ferma soigneusement la porte.

—Rodrigues, dit-il, que signifie cela? d'où vient cette liaison de mauvais augure?

—Votre Éminence sait que j'arrive de Lisbonne; cette liaison est encore une énigme pour moi.

—Il faut en pénétrer la cause, mon bon Rodrigues. Le prince détestait Uzeda; il faut réveiller en lui les mêmes sentiments, sans cela nous sommes perdus.

—Non pas, s'écria fièrement Calderon; je suis secrétaire du roi, et j'ai des droits à la reconnaissance et à la protection de Sa Majesté.

—Ne t'abuse pas, dit le duc en souriant. Le roi n'a pas longtemps à vivre... je le tiens de son médecin. Sache donc qu'un complot formidable a été formé contre toi. Sans son confesseur et moi, Philippe t'eût déjà sacrifié à la colère du peuple et des courtisans. C'est ton influence sur l'infant qui te sert d'égide. Fais donc en sorte que le duc d'Uzeda n'obtienne jamais l'amitié du prince.

Calderon fit un geste d'assentiment, et le duc entra dans le cabinet du roi.

—Insensé que j'étais, se dit Calderon, moi qui croyais avoir encore une conscience!... Quoi! je serais supplanté par un Uzeda? Non, il n'en sera pas ainsi!

Le lendemain, le marquis de Siete-Iglesias se présenta au lever du prince. L'infant jeta sur Rodrigues un regard sévère, lui tourna brusquement le dos... et il affecta de causer amicalement avec Gonzalez de Léon, un des ennemis de Rodrigues. On vit alors les courtisans, naguère si humbles et si rampants devant Calderon, s'en éloigner prudemment. Mais ce n'était que le commencement de sa disgrâce. Uzeda parut bientôt: l'infant courut à lui, et un instant après on les vit entrer ensemble dans le cabinet particulier du prince.

—L'étoile de Calderon pâlit,—se dirent les courtisans.

Mais l'orgueilleux ministre ne fut pas de cet avis; un sourire de triomphe ne quitta pas ses lèvres, et ses joues pâles se colorèrent d'une vive rougeur quand il fendit la foule pour monter dans sa voiture et retourner à son palais.

À peine Calderon s'était-il retiré dans son cabinet, que Fonseca, fidèle au rendez-vous, se faisait annoncer.

—Eh bien, Rodrigues, avons-nous de bonnes nouvelles?

Calderon hocha tristement la tête.

—Mon cher pupille, dit-il d'un ton plein de cordialité, nul espoir ne vous reste; oubliez un vain rêve; retournez à l'armée. Je puis vous assurer de l'avancement, un grade magnifique, mais il n'est pas en mon pouvoir de vous faire obtenir la main de Margarita.

—Et pourquoi? s'écria Fonseca pâle d'émotion; d'où vient un changement si soudain? Est-ce que la reine?...

—Je ne l'ai pas vue; mais le roi s'est formellement prononcé à l'égard de la jeune novice. L'inquisition est du même avis; l'Église crie au scandale: elle se plaint de la perte de son autorité; personne n'ose intercéder en faveur de Margarita.

—Ainsi, Rodrigues, il n'y a plus d'espoir?

—Non; ne songez plus maintenant qu'à la glorieuse vie des camps. Tâchez d'oublier Margarita.

—Jamais! s'écria le jeune homme. Quoi! j'aurais mainte fois versé mon sang pour le service du prince, et je ne pourrais pas obtenir une faveur qu'il lui était si facile de m'accorder? Puisqu'il en est ainsi, je brise mon épée! Mais, crois-le bien, Calderon, je ne renonce pas à mon projet. Margarita ne restera pas enterrée dans son tombeau vivante; je saurai braver les espions du saint-office et pénétrer dans le cloître; j'enlèverai la femme que j'aime, et j'irai avec elle dans un pays étranger chercher le bonheur qu'on me refuse en Espagne. Je ne crains ni l'exil ni la pauvreté, et je ne demande au ciel que ma maîtresse: j'obtiendrai le reste avec mon épée.

—Ainsi, vous persistez à vouloir enlever Margarita? dit Calderon d'un ton distrait: après tout, c'est peut-être le plus sage si vous vous y prenez adroitement et avec les précautions nécessaires. Mais avez-vous le moyen de voir Margarita?

—Oui, hier je suis allé au couvent, et, comme la chapelle est une des curiosités de Madrid, j'ai pu y pénétrer sans exciter le moindre soupçon. Le hasard m'a servi, et j'ai reconnu dans le portier un ancien serviteur de mon père. C'est un vieux soldat dégoûté de sa nouvelle profession, et qui consent à me suivre. Il doit remettre une lettre à Margarita, et j'aurai la réponse aujourd'hui même.

—Don Martin, que le ciel vous protége! je vous aiderai de tout mon pouvoir, répliqua Calderon en faisant un signe d'adieu au jeune homme, qui s'éloignait sans remarquer le trouble et la pâleur de Rodrigues.


VI

Le lendemain, au grand désappointement des courtisans, l'infant d'Espagne et Calderon se promenèrent ensemble au Prado, et Rodrigues accompagna encore le prince au théâtre. Son influence sur l'héritier du trône paraissait plus grande que jamais.

Cette rupture, suivie d'une réconciliation si prompte, était une énigme pour tous. Les uns l'attribuaient à un caprice du prince, les autres soutenaient que c'était une comédie imaginée par l'astucieux Calderon pour humilier le duc d'Uzeda, qui ne s'était réchauffé un instant aux rayons du soleil levant que pour être plongé ensuite, aux yeux de tous, dans la plus complète obscurité.

Cependant Fonseca réussissait au delà de ses espérances. La pauvre Margarita, qui avait quitté un monde qu'elle aimait pour la solitude glaciale du cloître, fut bientôt dégoûtée de la vie monotone du couvent. Sa seule consolation était de penser qu'elle n'était entrée dans cet asile désolé que pour rester fidèle à Fonseca et échapper aux poursuites dangereuses de l'infant d'Espagne. En mourant, sa vieille nourrice avait révélé un grand secret à Margarita, puis elle lui avait remis une lettre écrite de la main de sa mère. Cette lettre avait fait verser bien des larmes à la jeune fille, et lui avait appris ce qu'il y a parfois de force, de constance, de tristesses et d'angoisses dans l'amour d'une femme. Un affreux pressentiment s'était emparé de Margarita; elle crut que la fatale destinée de sa mère projetait une ombre sur sa propre existence, et cette pensée lui avait fait rechercher la paix du cloître.

Quand, par l'entremise du portier, la jeune fille reçut la lettre de Fonseca, lettre où respirait la passion la plus profonde, la plus vraie, elle ressentit une grande émotion. La nature reprit ses droits, et le cœur de Margarita se rouvrit aux plus doux sentiments. La novice n'avait pas encore prononcé les vœux terribles qui devaient à jamais la retrancher du monde. Elle pouvait donc être à l'homme qu'elle aimait. La jeune fille répondit à Fonseca; elle lui parla des dangers auxquels il s'exposait; mais chaque mot de cette lettre était dicté par l'amour et devait ranimer l'espoir du jeune homme. Cédant à son propre cœur et aux sollicitations de son amant, Margarita consentit à fuir le couvent, et à fuir avec Fonseca.

Dans la soirée, le jeune officier vint trouver Calderon. Le marquis était descendu dans les jardins de son palais. La lune projetait ses pâles lueurs à travers les allées d'orangers et de grenadiers; on voyait ses blancs rayons se jouer en nappe argentée sur le marbre des statues qui peuplaient cette délicieuse retraite. L'air doux et tiède n'était troublé que par les murmures des fontaines, dont les jets d'eau, éparpillés par la brise, retombaient en pluie scintillante. Au-dessus de ces jardins régnait une terrasse immense d'où l'on voyait dans le lointain se dessiner les sombres monuments de Madrid et les dômes de ses églises.

Sur cette terrasse, Calderon, debout, appuyé contre le tronc d'un aloès gigantesque qui l'enveloppait de son ombre, était plongé dans une sombre rêverie.

—D'où vient que je frissonne? dit-il à demi-voix. Ah! c'est à cette heure fatale que j'appris que je venais d'être déshonoré par un lâche; c'est à ce moment que je l'ai tué! Et depuis ce jour, quelle révolution dans ma vie! Le crime m'a porté au faîte des honneurs! Et pourtant, comme elle était paisible et heureuse, cette vie d'études à Salamanque! Alors j'avais foi en elle; je me laissais guider par la flamme de ses yeux, dans lesquels je lisais ma destinée, comme l'astrologue lit dans les étoiles du ciel; mais l'âge d'or n'a duré qu'un jour: le paradis s'est changé en enfer!

Le bruit des pas rapides de Fonseca arracha Calderon à sa rêverie. Il se retourna brusquement. Il fit un effort suprême pour composer son visage et en effacer toute trace d'émotion. Quand Fonseca parut devant lui, la figure de don Rodrigues était calme et sereine.

—Réjouissons-nous, cher Rodrigues! Elle consent enfin, et je viens réclamer l'appui que vous m'avez promis.

—Et le portier du couvent, est-ce un homme auquel on puisse se fier?

—Comme à moi-même.

—Avez-vous une clef pour ouvrir la porte de la chapelle?

—La voici; Margarita doit se cacher dans un confessionnal après la prière du soir.

—Bien, tâchez de remplir convenablement votre rôle; voici comment je me suis acquitté du mien: Je connais dans un des faubourgs de Madrid, sur la route de Fuencarras, une maison isolée. Le propriétaire est de mes amis. Des chevaux et des déguisements seront mis par lui à votre disposition. Un de mes secrétaires vous remettra un passe-port. Demain je serai informé le premier de l'enlèvement de la novice, et je ferai en sorte de dépister ceux qu'on mettra à sa poursuite. N'ai-je pas tout bien arrangé, cher Fonseca?

—Vous êtes notre ange gardien! s'écria don Martin avec enthousiasme. Demain, à minuit, nous irons à la maison que vous venez de m'indiquer.

Fonseca quitta le palais le cœur plein de joie; mais, au détour de la rue, six hommes appostés depuis les premières heures de la soirée se précipitèrent pour lui barrer le passage.

—C'est à don Martin Fonseca que j'ai l'honneur de parler? dit le chef de la bande.

—À lui-même.

—Au nom du roi, je vous arrête!

—Vous m'arrêtez? et pourquoi? qu'ai-je fait?

—Voici le mandat signé de Son Éminence le duc de Lerme. On vous accuse de désertion.

—Tu mens, misérable! le général m'a permis de quitter le camp.

—Que nous importe? suivez-nous.

Fonseca, naturellement bouillant et impétueux, ne put calculer froidement les suites de sa résistance. L'arrêter, l'emprisonner la veille du jour où il devait délivrer Margarita!

Un pareil malheur le plongeait dans un désespoir qui faisait disparaître à ses yeux toute autre considération. Il tira son épée, renversa l'alguazil qui s'opposait à son passage; mais les alguazils cernèrent le jeune officier et le choc des épées se fit entendre. Soudain, la rue, qui n'était que faiblement éclairée par la lune, fut inondée de lumière.

Des laquais portant des torches arrivèrent en foule en criant:

—Place au noble marquis de Siete-Iglesias!

À ce nom, Fonseca laissa tomber son arme, et les alguazils firent place.

Un homme au visage pâle, aux yeux étincelants, parut au milieu du groupe: c'était Calderon.

—Pourquoi tout ce bruit à pareille heure? dit sévèrement le ministre.

—Rodrigues, cria Fonseca, je suis heureux de votre arrivée. Ces misérables ont osé porter la main sur un officier espagnol, en se disant porteurs d'un ordre du duc de Lerme.

—Avez-vous en effet un mandat d'arrêt contre ce gentilhomme? demanda Calderon au chef des alguazils.

Celui-ci présenta l'ordre dont il était porteur.

Calderon le lut lentement, le rendit à l'alguazil, et puis, prenant à part Fonseca:

—Êtes-vous fou? lui dit-il à voix basse, croyez-vous pouvoir résister aux lois? Si je n'étais arrivé à propos, pour un mince délit dont on vous accuse, vous alliez commettre un crime capital. Suivez ces gens, ne craignez rien. Je verrai le duc et j'obtiendrai votre mise en liberté. Demain, nous irons ensemble au rendez-vous convenu.

Fonseca, le cœur gonflé de rage, allait répliquer; mais Rodrigues se hâta de lui imposer silence. Le ministre se tourna ensuite vers les alguazils.

—Il y a ici, dit-il, une erreur qui sera réparée demain. Traitez ce gentilhomme avec le respect et la considération dus à sa naissance et à son mérite. Allez, don Martin, ajouta-t-il à voix basse, allez, sinon Margarita est à jamais perdue pour vous.

Vaincu par cette menace, Fonseca remit son épée dans le fourreau et suivit les alguazils en gardant un morne silence.

Calderon, immobile et absorbé dans ses réflexions, les laissa froidement s'éloigner. Bientôt, chassant une pensée importune, il donna ordre à ses gens de le précéder, puis il remonta dans sa voiture et se fit conduire chez le prince d'Espagne.


VII

Le lendemain, à midi, Calderon vint voir Fonseca dans sa prison. Le jeune officier était assis près d'une fenêtre qui s'ouvrait sur une cour sombre et spacieuse. Sa physionomie trahissait un violent désespoir.

Il se leva dès qu'il vit entrer Calderon.

—Enfin, s'écria-t-il, vous venez me rendre à la liberté? Vous en avez l'ordre sur vous?

—Pas encore, mon cher Fonseca; mais soyez sans inquiétude, j'ai vu le duc. Le motif de votre arrestation est tel que je le soupçonnais: quelques paroles imprudentes que vous avez laissé échapper. Vous avez trahi dans ces paroles la résolution de ne jamais renoncer à Margarita. Le duc de Lerme ne veut pas de cette mésalliance. Votre captivité se prolongera si vous ne prenez pas l'engagement solennel de laisser Margarita prendre le voile.

Fonseca, que ces paroles faillirent rendre fou, regarda Calderon avec des yeux hagards. Calderon continua:

—Cependant il ne faut désespérer de rien. Patience! le duc finira peut-être par se laisser fléchir, et d'ailleurs je me sens le courage, pour servir vos intérêts, d'appeler de la sentence du duc au roi lui-même.

—Et ce soir elle m'attend! s'écria le jeune homme; ce soir elle devait être libre!

—On lui dira ce qui est arrivé; nous avons des intelligences dans la place.

—Retirez-vous, faux ami, ministre sans pouvoir! Sont-ce là vos promesses de me venir en aide? Mais je ferai connaître à Sa Majesté elle-même le malheur qui m'accable. Je verrai si Philippe ni réserve un pareil traitement aux défenseurs de sa couronne. Don Rodrigues, voulez-vous porter une lettre à votre maître? Ce service est le seul que je réclame de vous.

—Non, Fonseca, je ne veux pas vous perdre. Cette lettre, le roi la montrerait au duc de Lerme. Ce n'est pas ainsi que les hommes sensés doivent supporter l'infortune: serais-je aujourd'hui ministre si, à chaque revers qui m'accablait, j'eusse agi sans réflexion et comme un homme en délire? Voyons, examinons ce qui nous reste à faire.

—Avant ce soir je prétends être libre, sinon je ne veux rien entendre.

—Écoutez... une idée me frappe! on veut, pour vous rendre la liberté, que vous renonciez à Margarita. Mais qu'arriverait-il si le duc de Lerme pouvait croire que c'est la novice qui vous abandonne; si, par exemple, elle s'échappait du couvent, comme cela est convenu, et qu'on parvînt à persuader au duc qu'elle s'est fait enlever par un autre que vous.

—Ah! pas un mot de plus!

—Pourquoi? Mais pesez donc tous les avantages d'un pareil stratagème. Il vous sauvera tous deux; si elle s'échappe seule, le duc n'aura aucun intérêt à la poursuivre; elle pourra en sûreté gagner la France, et courra mille fois moins de dangers que si elle fuyait avec vous, qui occupez dans l'État un rang considérable. L'inquisition, qui déteste la noblesse, vous accuserait de sacrilége; votre captivité éloignera tout soupçon de complicité avec Margarita, et le projet que vous avez formé réussira mieux qui si vous l'exécutiez personnellement. Le duc de Lerme, qui croira que dans votre cœur le ressentiment a tué l'amour, vous rendra la liberté, et vous rejoindrez Margarita.

—Mais, dit Fonseca, frappé par le raisonnement de Rodrigues, qui donc prendra ma place auprès de Margarita? Qui donc l'enlèvera du couvent?

—Ne ferais-je pas cela pour vous? dit Calderon en souriant. J'emmènerai Margarita au rendez-vous indiqué: elle y restera cachée jusqu'au jour où le saint-office cessera ses poursuites. Puis je la ferai conduire au lieu qu'il vous plaira de désigner.

—Et vous croyez que Margarita consentira à suivre un étranger? Non, c'est impossible, je n'approuve pas ce projet!

—Eh bien, à parler franchement, il ne me sourit pas davantage, répliqua froidement Calderon; les dangers que je me proposais de courir pour vous sont trop imminents. Je ne vous aurais pas fait cette offre, Fonseca, si je n'y eusse été poussé par la pensée que voici: si le duc de Lerme allait voir la jeune novice, s'il l'effrayait par ses menaces, s'il décidait l'abbesse à abréger le noviciat, la jeune fille serait à jamais perdue pour vous.

—Ils ne le feront pas! ils ne l'oseront pas!

—L'orgueil fait tout oser! Cherchez un autre plan!... Comptez-vous pouvoir vous évader d'ici? C'est impossible: il faut donc vous fier à moi.

Fonseca, sans répondre, fit plusieurs fois le tour de l'appartement. Puis il s'arrêta en face du ministre.

—Calderon, dit-il, je n'ai pas la liberté du choix, il faut donc que je me fie à votre amitié: je vais écrire à Margarita.

En remettant la lettre à Calderon, le jeune homme se détourna pour ne pas lui laisser voir son agitation.

Calderon était profondément ému, sa main trembla en saisissant la lettre.

—N'oubliez pas, dit Fonseca, que je remets ma vie entre vos mains.

Rodrigues, sans répondre, ouvrit la porte pour sortir.

—Arrêtez! reprit Fonseca. J'oubliais une chose essentielle... Voici la clef de la chapelle, le mot d'ordre pour le portier est Grenade. Mais, j'y pense, il s'attendait à me suivre avec Margarita.

—J'arrangerai cela. Adieu! Demain vous apprendrez que tout a réussi. Jusque-là soyez calme et gardez-vous de commettre la plus légère imprudence.


VIII

Minuit venait de sonner à la chapelle du couvent. Le long des murs sombres du vieil édifice s'avança lentement un homme de haute taille, enveloppé d'un manteau; le bruit de ses pas éveilla de longs échos dans le lieu saint; puis d'un confessionnal sortit une blanche forme de femme, et une douce voix murmura:

—Est-ce toi, Fonseca?

—Venez, répondit-on à voix basse.

Cette voix, qui lui était inconnue, fit reculer Margarita toute tremblante; mais l'homme la saisit par le bras et l'entraîna rapidement hors de la chapelle. Au dehors, le portier les attendait; il tenait un manteau qu'il jeta sur les épaules de la novice. L'étranger fit avancer une voiture, Margarita y monta avec lui, et les chevaux partirent ventre à terre.

Interdite et à moitié morte de frayeur, la novice ne comprit d'abord rien à ce qui se passait. Quand elle eut repris ses sens, elle se vit seule avec un inconnu.

—Où me conduisez-vous? demanda-t-elle. Où est Fonseca?

—Ne soyez pas étonnée, senora, si don Martin n'est pas à vos côtés; il m'a remis une lettre que dans un instant vous pourrez lire, et alors vous saurez tout.

La voiture s'arrêta devant une maison isolée. Calderon descendit et frappa deux coups à la porte. Un vieillard, qu'à sa barbe pointue et à ses traits anguleux on reconnaissait pour un fils d'Israël, vint ouvrir aussitôt.

Calderon lui dit quelques mots à voix basse; puis, avec une grande politesse, il aida Margarita à descendre. Il la conduisit, par un escalier rapide et sombre, dans une chambre richement meublée. Dans tous les angles de cette pièce, des candélabres d'argent massif étincelaient sur des piédestaux de marbre blanc. Au milieu de l'appartement était dressée une table couverte de vins exquis et de fruits les plus rares. Le luxe de cette chambre contrastait étrangement avec l'extérieur délabré de la maison et l'aspect du juif ignoble et dégoûtant qui en était le gardien.

Calderon donna à la novice la lettre de Fonseca.

La jeune fille la lut avidement.

Pendant cette lecture, Rodrigues tint constamment sur elle son œil inquiet et fixe.

Rodrigues avait résolu de se prêter aux désirs du prince, car sa fortune dépendait de sa complaisance; mais son intention n'était pas de sacrifier entièrement Fonseca.

Plein de mépris pour l'espèce humaine, ne voyant partout que fourberies et trahisons, Calderon n'était pas convaincu, comme l'était Fonseca, que l'ancienne actrice fût un ange de vertu et de dévouement.

Il voulait savoir si elle résisterait aux manœuvres hardies et aux offres séduisantes de l'infant d'Espagne; si elle succombait, il conservait les grâces du prince et l'amitié de Fonseca, en lui prouvant que Margarita était indigne de son amour. Mais si la jeune fille résistait à l'infant, il était fermement décidé à la faire échapper et à protéger sa fuite, sans pouvoir être accusé par le prince de complicité. C'est ainsi que Calderon conciliait deux choses fort opposées: la conscience et l'ambition.

Mais, tandis que ses regards étaient fixés sur Margarita, d'étranges pressentiments l'assaillirent; son cœur, plein des souvenirs du passé, battit précipitamment dans sa poitrine. L'innocence et la grâce exquise de la jeune novice, ses formes délicates et presque aériennes, tout, en un mot, semblait lui faire un reproche de sa trahison et éveiller dans son âme une profonde pitié.

La lecture de la lettre de Fonseca redoubla les angoisses secrètes de la jeune fille. Elle se tourna vers Calderon; l'aspect et les traits de cet homme la frappèrent.

Il venait d'ôter son manteau et son chapeau.

Leurs regards se rencontrèrent. Soudain Margarita, qui semblait anéantie, tressaillit et poussa un cri perçant.

—Calderon! s'écria-t-elle, don Rodrigues Calderon! Est-ce votre nom? n'en avez-vous jamais eu d'autre?

À peine eut-elle prononcé ces mots, qu'elle s'approcha de lui toute tremblante.

—Calderon est mon nom, balbutia le marquis d'une voix émue.

La novice vint se placer si près de Calderon, qu'elle sentit sur son front le souffle de cet homme. Alors, lui saisissant le bras, elle attacha sur ses traits un regard si perçant, si scrutateur et si profond, que Calderon ne put se défendre d'une terrible pensée. Un instant il crut que la pauvre novice était folle.

Margarita leva lentement ses grands yeux noirs sur la glace qui réfléchissait son visage et celui de Calderon.

La fraîcheur et le vif incarnat des joues de la novice avaient fait place à une pâleur livide, pareille à celle du visage de Calderon. Il y avait alors entre ces deux personnes ainsi groupées une ressemblance saisissante... Tous deux se regardèrent dans la glace, et en furent à l'instant frappés. Ils poussèrent un cri douloureux.

Margarita porta sa main frémissante dans les plis de sa robe, en tira un petit portefeuille fermé avec des agrafes d'argent. Elle pressa le ressort, l'ouvrit, et dévora du regard un portrait en miniature, qu'elle compara au visage altéré de Rodrigues.


IX

Sur ces entrefaites, Fonseca s'était rendu au couvent de Sainte-Marie de l'Épée blanche, mais il n'y trouva plus le portier. Il courut à la maison que Calderon lui avait indiquée. Il allait entrer, quand soudain il entendit prononcer son nom. Il s'approcha du lieu d'où partait la voix, et reconnut, blotti dans un enfoncement du mur, le portier du couvent.

—C'est vous, don Martin? dit-il. Les saints en soient bénis! On vous a indignement trompé.

—Parle, voyons, n'hésite pas; dis-moi toute la vérité.

—Je connaissais le gentilhomme qui est venu enlever la novice; j'ai tremblé pour vous lorsque j'ai vu Calderon prendre la jeune fille dans ses bras et la placer dans la voiture; mais je me suis rassuré en pensant que j'allais, comme c'était convenu, l'accompagner dans sa fuite. Il n'en fut pas ainsi. «Cache-toi, me dit sèchement don Rodrigues; demain, je te fournirai les moyens de quitter Madrid.» Je ne sus que répondre, mais je suivis la voiture. Je connais cette maison; c'est un lieu infâme: c'est le théâtre des orgies et des débauches de l'infant d'Espagne; chaque nuit qu'il y passe porte le déshonneur dans une famille.

—Ciel! s'écria Fonseca; mais j'entends du bruit, j'entends des cris dans cette odieuse maison!

Il allait enfoncer la porte lorsqu'elle s'ouvrit tout à coup.

Au milieu des cris confus et inarticulés, on distinguait le bruit d'une lutte. Fonseca s'avança rapidement. Un juif, précipité en bas de l'escalier, vint tomber à ses pieds. Ensuite parut Calderon. Il tenait son épée d'une main et soutenait Margarita de l'autre. Un autre homme cherchait à le retenir, mais en vain.

—Fonseca! cria Margarita, qui aperçut le jeune homme, sauve-moi!

—Oui, dit don Martin d'une voix de tonnerre, je viens te sauver et punir un lâche! Laisse ta victime, Rodrigues, et défends toi!

En parlant ainsi, il croisa son épée contre celle de Calderon.

—Ce n'est pas lui qu'il faut frapper! cria Margarita en se précipitant sur le sein de son père.

Il était trop tard.

Fonseca, transporté de rage, n'entendit rien, ne comprit rien. D'une main plus assurée, il avait dirigé son épée contre la poitrine de celui qu'il croyait son ennemi. Mais ce ne fut pas Calderon qu'il atteignit au cœur. Ce fut Margarita, qui tomba baignée dans son sang aux pieds du pauvre insensé.

—Mortes toutes deux! murmura Calderon.

Et il tomba aux côtés de sa fille, comme s'il eût été frappé du même coup.

En ce moment le prince d'Espagne descendit l'escalier. Il était livide, et ses pieds furent arrosés du sang de la vierge martyre!

—Misérable! qu'as-tu fait? dit-il à Fonseca.

La jeune fille expirante tourna vers Fonseca ses yeux pleins d'une expression céleste; ensuite elle se traîna sur le sein de Rodrigues, et dit d'une voix éteinte:

—Pardonne-lui, mon père, je dirai à ma mère que tu m'as bénie.


À la suite de ce terrible événement, plusieurs jours se passèrent sans qu'on entendît parler de Calderon à la cour, où l'on ne pouvait s'expliquer son absence. Les ennemis de Calderon profitèrent de son éloignement. Le complot formé contre lui allait éclater. Les partisans d'Uzeda avaient maintenant pour eux l'inquisition. Aliaga, nommé grand inquisiteur, préparait avec eux la perte de Calderon. Mille infernales calomnies avaient été inventées contre le favori, et le roi, qui n'avait pas été prévenu du motif de son absence, soupçonnait la conduite de Rodrigues, et se montrait profondément irrité contre lui.

Le duc de Lerme, accablé d'années et d'infirmités ne pouvait pas lutter contre ses ennemis. Dans son désespoir, il appelait Calderon, mais ce puissant allié ne reparaissait pas. La tempête éclata soudain.

Un soir, le duc de Lerme reçut, avec sa destitution, l'ordre de quitter la cour. Par une coïncidence bizarre, Calderon entra dans le cabinet du duc au moment où celui-ci recevait le message du roi. Un affreux changement s'était opéré dans la personne de Rodrigues. Ses regards étaient mornes et glacés, ses joues creuses et blêmes; en quelques jours il avait vieilli de quarante ans.

—Duc de Lerme, dit-il d'une voix sépulcrale, je suis enfin de retour.

—Que le ciel en soit béni! Calderon, pourquoi m'avoir quitté? Qu'es-tu devenu? Cours trouver le roi; dis-lui que je ne suis pas malade, que je n'ai pas besoin de repos. Fais-lui comprendre l'indigne conduite d'un fils dénaturé. On veut me bannir, Calderon; me bannir! Va trouver l'infant; il s'est renfermé dans son palais; il refuse de me voir; mais toi, il te recevra.

—Ah! l'infant d'Espagne... nous avons des raisons pour bien nous aimer.

—Oui, certainement, vous en avez. Hâte-toi donc, Calderon; ne perds pas une minute. Dois-je être banni, Rodrigues? dois-je être banni? répétait le malheureux vieillard. Va, ajouta-t-il, va, je t'en supplie; sauve-moi. Je t'aime, mon bon Rodrigues, je t'ai toujours aimé. Laisserons-nous triompher nos ennemis?

Soudain, tant est grande la force de l'habitude, Calderon retrouva toute son ardeur, tout son génie d'autrefois. Un éclair jaillit de ses yeux; il redressa sa taille imposante.

—Je croyais, dit-il, qu'il ne me restait plus qu'à quitter la vie; mais je veux faire encore un suprême effort, et ne pas vous abandonner à l'heure du danger. Je verrai le roi! Ne craignez rien, monseigneur, je ferai voir à Uzeda que mon étoile n'a pas encore pâli.

Calderon dégagea ses mains de l'étreinte du cardinal et se dirigea vers la porte.

Trois coups secs retentirent en ce moment. Rodrigues ouvrit, et vit l'antichambre remplie d'hommes vêtus d'un sombre uniforme.

C'étaient les officiers du saint-office.

—Restez, lui dit une voix sinistre, restez, Rodrigues Calderon, marquis de Siete-Iglesias; au nom de la très-sainte inquisition, je vous arrête!

—Aliaga! s'écria Calderon, qui recula saisi d'horreur.

—Silence! dit le jésuite.—Officiers, emmenez votre prisonnier.

—Adieu, bon vieillard, dit Calderon en se retournant vers le duc, ta vie est sauve au moins. Quant à moi, je défie la destinée! Emmenez-moi.

L'infant d'Espagne fut bientôt remis de l'émotion que la mort de Margarita lui avait causée. De nouveaux plaisirs lui firent tout oublier; il n'eut pas même de remords.

Il se montra en public peu de jours après l'arrestation de Calderon, et crut devoir intercéder le roi en faveur de son ancien favori; mais, quand bien même l'inquisition eût consenti à lâcher sa proie, et Uzeda à oublier ses ressentiments, la joie du peuple fut si grande lorsqu'il apprit la chute du redoutable secrétaire, qu'il eût fallu un monarque plus hardi que Philippe III pour braver ces clameurs et sauver le ministre déchu.

Un jour, un officier qui attendait le lever du prince, dont il était un des favoris, lui présenta une pétition afin d'obtenir de Son Altesse royale un grade vacant dans l'armée.

—Et quel est donc, demanda l'infant, celui qui s'est fait tuer si à propos pour que tu obtiennes une promotion?

—C'est don Martin Fonseca, monseigneur.

Le prince tressaillit et tourna le dos au solliciteur, qui, à dater de ce jour, perdit les bonnes grâces du prince.

Cependant l'année s'écoulait, et Calderon languissait encore dans son cachot. Enfin, l'inquisition ouvrit le noir registre de ses accusations. C'était un tissu d'absurdités révoltantes et d'infâmes calomnies. Le premier des crimes dont on l'accusa fut celui de sorcellerie. Calderon soutint toutes les accusations avec une dignité qui confondit ses ennemis. On lui fit subir la torture, et tous les historiens ont rendu témoignage de l'héroïsme que montra cet homme étrange.

À cette époque Philippe III mourut, et l'infant d'Espagne monta sur le trône. Le peuple crut alors qu'on allait lui ravir sa victime: il se trompait. Autre temps, autres soins. Le roi Philippe IV avait complétement oublié celui qui avait été le favori de l'infant d'Espagne.

De son côté, don Gaspar de Guzman, qui, tout en affectant de servir les intérêts d'Uzeda, convoitait secrètement le monopole de la faveur royale, vit dans Calderon un obstacle qui, tôt ou tard, pourrait l'empêcher d'atteindre son but. Il lui importait donc de faire ordonner promptement le supplice de don Rodrigues. L'inquisition procédait trop lentement au gré de son impatience, car le terrible tribunal semblait surseoir à prononcer une sentence de mort. Pourtant, on finit par le condamner à mourir sur l'échafaud.

Calderon sourit en entendant prononcer cet arrêt.

Par un beau jour d'été, une foule immense se pressait sur la place du pilori, à Madrid.

Des cris de joie sauvage éclatèrent dans les airs quand don Rodrigues Calderon, marquis de Siete-Iglesias, arriva sur la plate-forme de l'échafaud. Mais quand le peuple chercha du regard le favori à la taille imposante, tel qu'il lui était apparu dans tout l'éclat de sa jeunesse, alors qu'il courbait toutes les volontés sous sa main puissante, et qu'au lieu du colosse superbe qu'il s'attendait à contempler, il aperçut un vieillard; lorsqu'il vit ce front sillonné de rides et ces traits sur lesquels la douleur avait laissé son empreinte, le peuple, dont les instincts sont généreux, fit succéder aux cris de rage des cris d'indignation pour les bourreaux et de pitié pour la victime.

À côté de Calderon se tenait un prêtre qui lui offrait les consolations de la religion.

—Courage, mon fils, disait le ministre de l'Évangile, Dieu vous tiendra compte des souffrances que vous avez endurées sur la terre. Acceptez-les comme une expiation, et bénissez la main de Dieu qui vous les envoie.

—Oui, répondit Calderon, à cette heure suprême, je bénis la main de Dieu. Gloire à lui, si les tourments que j'ai soufferts ici-bas, et que termine le supplice, peuvent apaiser son courroux. Inez, murmura Calderon, le destin de ta fille et le mien vengent ta mort!

Le peuple, immobile, osait à peine respirer. Il regardait cet homme avec respect et admiration. Une minute après, un gémissement sourd, lugubre, partit du sein de la foule, et le bourreau éleva en l'air une tête sanglante et livide.

Deux spectateurs, placés sur un balcon, avaient suivi d'un regard attentif toutes les scènes du drame terrible qui venait de se dénouer sur l'échafaud.

—Périssent ainsi tous mes ennemis! s'écria le duc d'Uzeda.

—On doit tout sacrifier, amis et ennemis, aux ordres et à la gloire de la religion, répliqua le grand inquisiteur en faisant le signe de la croix.

Tous deux quittèrent le balcon et rentrèrent au palais d'Uzeda.

—Don Gaspar de Guzman est maintenant avec le roi, dit le duc: j'attends à chaque instant l'ordre de me rendre auprès de Sa Majesté.

—Mon fils, répondit Aliaga en hochant la tête, je ne partage pas vos espérances. Je sais lire au fond des cœurs et deviner les caractères. Croyez-le bien, don Gaspar de Guzman ne souffrira auprès de lui aucun rival; il n'admettra personne à partager la faveur du maître.

Ils parlaient encore lorsqu'ils virent entrer un gentilhomme de la chambre du roi, qui remit à chacun d'eux une lettré signée de Sa Majesté, et ainsi conçue:

«Le duc d'Uzeda et le grand inquisiteur, dom fray Louis de Aliaga, ont perdu leurs titres et leurs dignités; ils devront, s'ils ne veulent pas être traités en sujets rebelles, quitter à l'instant même le royaume d'Espagne.»

Ainsi, ni le caractère sacré du grand inquisiteur, ni les habiles manœuvres du duc d'Uzeda, ne purent les préserver d'une disgrâce.

Quelques instants après, la foule qui remplissait la place apprit la décision du monarque, et, toujours inconstante, elle reçut avec acclamation le nom du nouveau ministre. On entendit le cri poussé par un peuple immense:

—Vive don Guzman Olivarez le réformateur!

L'écho des acclamations parvint jusqu'à Philippe IV, qui était avec son nouveau ministre.

—Quel est ce bruit? demanda vivement le roi.

—Sire, c'est sans doute votre bon peuple qui applaudit à l'exécution de Calderon, répondit don Guzman.

Philippe IV se couvrit le visage de ses mains, parut un instant absorbé dans une profonde rêverie; puis, se retournant vers Olivarez, il lui dit avec un sourire sardonique:

—Comte, telle est la morale d'une vie de courtisan.

Le duc d'Olivarez, qui, disgracié plus tard, finit dans l'exil sa longue carrière, dut se rappeler plus d'une fois les paroles de son royal maître et les circonstances dans lesquelles il les avait prononcées.


FIN

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