Un hiver à Majorque
IV.
LE COUVENT DE L'INQUISITION.
Parmi les décombres d'un couvent ruiné, deux hommes se rencontrèrent à la clarté sereine de la lune. L'un semblait à la fleur de l'âge, l'autre courbé sous le poids des années, et pourtant celui-là était le plus jeune des deux.
Tous deux tressaillirent en se trouvant face à face; car la nuit était avancée, la rue déserte, et l'heure sonnait lugubre et lente au clocher de la cathédrale.
Celui qui paraissait vieux prit le premier la parole:
«Qui que tu sois, dit-il, homme, ne crains rien de moi; je suis faible et brisé: n'attends rien de moi non plus, car je suis pauvre et nu sur la terre.
—Ami, répondit le jeune homme, je ne suis hostile qu'à ceux qui m'attaquent, et, comme toi, je suis trop pauvre pour craindre les voleurs.
—Frère, reprit l'homme aux traits flétris, pourquoi donc as-tu tressailli tout à l'heure à mon approche?
—Parce que je suis un peu superstitieux, comme tous les artistes, et que je t'ai pris pour le spectre d'un de ces moines qui ne sont plus, et dont nous foulons les tombes brisées. Et toi, l'ami, pourquoi as-tu également frémi à mon approche?
—Parce que je suis très-superstitieux, comme tous les moines, et que je t'ai pris pour le spectre d'un de ces moines qui m'ont renfermé vivant dans les tombes que tu foules.
—Que dis-tu? Es-tu donc un de ces hommes que j'ai avidement et vainement cherchés sur le sol de l'Espagne?
—Tu ne nous trouveras plus nulle part à la clarté du soleil; mais, dans les ombres de la nuit, tu pourras nous rencontrer encore. Maintenant ton attente est remplie; que veux-tu faire d'un moine?
—Le regarder, l'interroger, mon père; graver ses traits dans ma mémoire, afin de les retracer par la peinture; recueillir ses paroles, afin de les redire à mes compatriotes; le connaître enfin, pour me pénétrer de ce qu'il y a de mystérieux, de poétique et de grand dans la personne du moine et dans la vie du cloître.
—D'où te vient, ô voyageur! l'étrange idée que tu te fais de ces choses? N'es-tu pas d'un pays où la domination des papes est abattue, les moines proscrits, les cloîtres supprimés?
—Il est encore parmi nous des âmes religieuses envers le passé, et des imaginations ardentes frappées de la poésie du moyen âge. Tout ce qui peut nous en apporter un faible parfum, nous le cherchons, nous le vénérons, nous l'adorons presque. Ah! ne crois pas, mon père, que nous soyons tous des profanateurs aveugles. Nous autres artistes, nous haïssons ce peuple brutal qui souille et brise tout ce qu'il touche. Bien loin de ratifier ses arrêts de meurtre et de destruction, nous nous efforçons dans nos tableaux, dans nos poésies, sur nos théâtres, dans toutes nos oeuvres enfin, de rendre la vie aux vieilles traditions, et de ranimer l'esprit de mysticisme qui engendra l'art chrétien, cet enfant sublime!
—Que dis-tu là, mon fils? Est-il possible que les artistes de ton pays libre et florissant s'inspirent ailleurs que dans le présent? Ils ont tant de choses nouvelles à chanter, à peindre, à illustrer! et ils vivraient, comme tu le dis, courbés sur la terre où dorment leurs aïeux? Ils chercheraient dans la poussière des tombeaux une inspiration riante et féconde, lorsque Dieu, dans sa bonté, leur a fait une vie si douce et si belle?
—J'ignore, bon religieux, en quoi notre vie peut être telle que tu le la représentes. Nous autres artistes, nous ne nous occupons point des faits politiques, et les questions sociales nous intéressent encore moins. Nous chercherions en vain la poésie dans ce qui se passe autour de nous. Les arts languissent, l'inspiration est étouffée, le mauvais goût triomphe, la vie matérielle absorbe les hommes; et, si nous n'avions pas le culte du passé et les monuments des siècles de foi pour nous retremper, nous perdrions entièrement le feu sacré que nous gardons à grand'peine.
—On m'avait dit pourtant que jamais le génie humain n'avait porté aussi loin que dans vos contrées la science du bonheur, les merveilles de l'industrie, les bienfaits de la liberté. On m'avait donc trompé?
—Si on t'a dit, mon père, qu'en aucun temps on n'avait puisé dans les richesses matérielles un si grand luxe, un tel bien-être, et, dans la ruine de l'ancienne société, une si effrayante diversité de goûts, d'opinions et de croyances, on t'a dit la vérité. Mais si on ne t'a pas dit que toutes ces choses, au lieu de nous rendre heureux, nous ont avilis et dégradés, on ne t'a pas dit toute la vérité.
—D'où peut donc venir un résultat si étrange? Toutes les sources du bonheur se sont empoisonnées sur vos lèvres, et ce qui fait l'homme grand, juste et bon, le bien-être et la liberté, vous a faits petits et misérables? Explique-moi ce prodige.
—Mon père, est-ce à moi de te rappeler que l'homme ne vit pas seulement de pain? Si nous avons perdu la foi, tout ce que nous avons acquis d'ailleurs n'a pu profiter à nos âmes.
—Explique-moi encore, mon fils, comment vous avez perdu la foi, alors que, les persécutions religieuses cessant chez vous, vous avez pu élargir vos âmes et lever vos yeux vers la lumière divine? C'était le moment de croire, puisque c'était le moment de savoir. Et, à ce moment-là, vous avez douté? Quel nuage a donc passé sur vos têtes?
—Le nuage de la faiblesse et de la misère humaines. L'examen n'est-il pas incompatible avec la foi, mon père?
—C'est comme si tu demandais, ô jeune homme! si la foi est compatible avec la vérité. Tu ne crois donc à rien, mon fils? ou bien tu crois au mensonge?
—Hélas! moi, je ne crois qu'à l'art. Mais n'est-ce pas assez pour donner à l'âme une force, une confiance et des joies sublimes?
—Je l'ignorais, mon fils, et je ne le comprends pas. Il y a donc encore chez vous quelques hommes heureux? Et toi-même, tu t'es donc préservé de l'abattement et de la douleur?
—Non, mon père; les artistes sont les plus malheureux, les plus indignés, les plus tourmentés des hommes; car ils voient chaque jour tomber plus bas l'objet de leur culte, et leurs efforts sont impuissants pour le relever.
—D'où vient que des hommes aussi pénétrés laissent périr les arts au lieu de les faire revivre?
—C'est qu'ils n'ont plus de foi, et que sans la foi il n'y a plus d'art possible.
—Ne viens-tu pas de me dire que l'art était pour toi une religion? Tu te contredis, mon fils, ou bien je ne sais pas te comprendre.
—Et comment ne serions-nous pas en contradiction avec nous-mêmes, ô mon père! nous autres à qui Dieu a confié une mission que le monde nous dénie, nous à qui le présent ferme les portes de la gloire, de l'inspiration, de la vie; nous qui sommes forcés de vivre dans le passé, et d'interroger les morts sur les secrets de l'éternelle beauté dont les hommes d'aujourd'hui ont perdu le culte et renversé les autels? Devant les oeuvres des grands maîtres, et lorsque l'espérance de les égaler nous sourit, nous sommes remplis de force et d'enthousiasme; mais lorsqu'il faut réaliser nos rêves ambitieux, et qu'un monde incrédule et borné souffle sur nous le froid du dédain et de la raillerie, nous ne pouvons rien produire qui soit conforme à notre idéal, et la pensée meurt dans notre sein avant que d'éclore à la lumière.
Le jeune artiste parlait avec amertume, la lune éclairait son visage triste et fier, et le moine immobile le contemplait avec une surprise naïve et bienveillante.
—Asseyons-nous ici, dit ce dernier après un moment de silence, en s'arrêtant près de la balustrade massive d'une terrasse qui dominait la ville, la campagne et la mer.»
C'était à l'angle de ce jardin des dominicains, naguère riche de fleurs, de fontaines et de marbres précieux, aujourd'hui jonché de décombres et envahi par toutes les longues herbes qui poussent avec tant de vigueur et de rapidité sur les ruines.
Le voyageur, dans son agitation, en froissa une dans sa main, et la jeta loin de lui avec un cri de douleur. Le moine sourit:
«Cette piqûre est vive, dit-il, mais elle n'est point dangereuse. Mon fils, cette ronce que tu touches sans ménagement et qui te blesse, c'est l'emblème de ces hommes grossiers dont tu te plaignais tout à l'heure. Ils envahissent les palais et les couvents. Ils montent sur les autels, et s'installent sur les débris des antiques splendeurs de ce monde. Vois avec quelle sève et quelle puissance ces herbes folles ont rempli les parterres où nous cultivions avec soin des plantes délicates et précieuses dont pas une n'a résisté à l'abandon! De même les hommes simples et à demi sauvages qu'on jetait dehors comme des herbes inutiles ont repris leurs droits, et ont étouffé cette plante vénéneuse qui croissait dans l'ombre et qu'on appelait l'inquisition.
—Ne pouvaient-ils donc l'étouffer sans détruire avec elle les sanctuaires de l'art chrétien et les oeuvres du génie?
—Il fallait arracher la plante maudite, car elle était, vivace et rampante. Il a fallu détruire jusque dans leurs fondements ces cloîtres où sa racine était cachée.
—Eh bien, mon père, ces herbes épineuses qui croissent à la place, en quoi sont-elles belles et à quoi sont-elles bonnes?»
Le moine rêva un instant et répondit:
«Comme vous me dites que vous êtes peintre, sans doute vous ferez un dessin d'après ces ruines?
—Certainement. Où voulez-vous en venir?
—Éviterez-vous de dessiner ces grandes ronces qui retombent en festons sur les décombres, et qui se balancent au vent, ou bien en ferez-vous un accessoire heureux de votre composition, comme je l'ai vu dans un tableau de Salvator Rosa?
—Elles sont les inséparables compagnes des ruines, et aucun peintre ne manque d'en tirer parti.
—Elles ont donc leur beauté, leur signification, et par conséquent leur utilité.
—Votre parabole n'en est pas plus juste, mon père; asseyez des mendiants et des bohémiens sur ces ruines, elles n'en seront que plus sinistres et plus désolées. L'aspect du tableau y gagnera; mais l'humanité, qu'y gagne-t-elle?
—Un beau tableau peut-être, et à coup sûr une grande leçon. Mais vous autres artistes; qui donnez cette leçon-là, vous ne comprenez pas ce que vous faites, et vous ne voyez ici que des pierres qui tombent et de l'herbe qui pousse.
—Vous êtes sévère; vous qui parlez ainsi, on pourrait vous répondre que vous ne voyez dans cette catastrophe que votre prison détruite et votre liberté recouvrée; car je, soupçonne, mon père, que le couvent n'était pas de votre goût.
—Et vous, mon fils, auriez-vous poussé l'amour de l'art, et de la poésie jusqu'à vivre ici sans regret?
—Je m'imagine que c'eût été pour moi la plus belle vie du monde. Oh! que ce couvent devait être vaste et d'un noble style! Que ces vestiges annoncent de splendeur et d'élégance! Qu'il devait être doux de venir ici, le soir, respirer une douce brise et rêver au bruit de la mer, lorsque ces légères galeries étaient payées de riches mosaïques, que des eaux cristallines murmuraient dans des bassins de marbre, et qu'une lampe d'argent s'allumait comme une pâle étoile au fond du sanctuaire! De quelle paix profonde, de quel majestueux silence vous deviez jouir lorsque le respect et la confiance des hommes vous entouraient d'une invincible enceinte, et qu'on se signait en baissant la voix chaque fois qu'on passait devant vos mystérieux portiques! Eh qui n'eût voulu pouvoir abjurer tous les souris, tous les fatigues et toutes les ambitions de la vie sociale pour venir s'enterrer ici, dans le calme et l'oubli du monde entier, à la condition d'y rester artiste et d'y pouvoir consacrer dix ans, vingt ans peut-être, à un seul tableau qu'on eût poli lentement, comme un diamant précieux, et qu'on eût vu placer sur un autel, non pour y être jugé et critiqué par le premier ignorant venu, mais salué et invoqué comme une digne représentation de la Divinité même!
—Étranger, dit le moine d'un ton sévère, tes paroles sont pleines d'orgueil et tes rêves ne sont que vanité. Dans cet art dont tu parles avec tant d'emphase et que tu fais si grand, tu ne vois que toi-même, et l'isolement que tu souhaiterais ne serait à tes yeux qu'un moyen de te grandir et de déifier. Je comprends maintenant comment tu peux croire à cet art égoïste sans croire à aucune religion ni à aucune société. Mais peut-être n'as-tu pas mûri ces choses dans ton esprit avant de les dire; peut-être ignores-tu ce qui se passait dans ces antres de corruption et de terreur. Viens avec moi, et peut-être ce que je vais t'en apprendre changera tes sentiments et tes pensées.
À travers des montagnes de décombres et des précipices incertains et croulants, le moine conduisit, non sans danger, le jeune voyageur au centre du monastère détruit; et là, à la place où avaient été les prisons, il le fit descendre avec précaution le long des parois d'un massif d'architecture épais de quinze pieds, que la bêche et la pioche avaient fendu dans toute sa profondeur. Au sein de cette affreuse croûte de pierre et de ciment s'ouvraient, comme des gueules béantes du sein de la terre, des loges sans air et sans jour, séparées les unes des autres par des massifs aussi épais que ceux qui pesaient sur leurs voûtes lugubres.
«Jeune homme, dit le moine, ces fosses que tu vois, ce ne sont pas des puits, ce ne sont pas même des tombes; ce sont les cachots de l'inquisition. C'est là que, durant plusieurs siècles sont péri lentement tous les hommes qui, soit coupables, soit innocents devant Dieu, soit dégradés par le vice, soit égarés par la fureur, soit inspirés par le génie et la vertu, ont osé avoir une pensée différente de celle de l'inquisition.
«Ces pères dominicains étaient des savants, des lettrés, des artistes même. Ils avaient de vastes bibliothèques où les subtilités de la théologie, reliées dans l'or et la moire, étalaient sur des rayons d'ébène leurs marges reluisantes de perles et de rubis; et cependant l'homme, ce livre vivant où de sa propre main Dieu a écrit sa pensée, ils le descendaient vivant et le tenaient caché dans les entrailles de la terre. Ils avaient des vases d'argent ciselés, des calices étincelants de pierreries, des tableaux magnifiques et des madones d'or et d'ivoire; et cependant, l'homme, ce vase d'élection, ce calice rempli de la grâce céleste, cette vivante image de Dieu, ils le livraient vivant au froid de la mort et aux vers du sépulcre. Tel d'entre eux cultivant des roses et des jonquilles avec autant de soin et d'amour qu'on en met à élever un enfant, qui voyait sans pitié son semblable, son frère, blanchir et pourrir dans l'humidité de la tombe.
«Voilà ce que c'est que le moine, mon fils, voilà ce que c'est que le cloître. Férocité brutale d'un côté, de l'autre lâche terreur; intelligence égoïste ou dévotion sans entrailles, voilà ce que c'est que l'inquisition.
«Et de ce qu'en ouvrant ces caves infectes à la lumière des cieux la main des libérateurs a rencontré quelques colonnes et quelques dorures qu'elle a ébranlées ou ternies, faut-il replacer la dalle du sépulcre sur les victimes expirantes, et verser des larmes sur le sort de leurs bourreaux, parce qu'ils vont manquer d'or et d'esclaves?»
L'artiste était descendu dans une des caves pour en examiner curieusement les parois. Un instant il essaya de se représenter la lutte que la volonté humaine, ensevelie vivante, pouvait soutenir contre l'horrible désespoir d'une telle captivité. Mais à peine ce tableau se fut-il peint à son imagination vive et impressionnable, qu'elle en fut remplie d'angoisse et de terreur. Il crut sentir ces voûtes glacées peser sur son âme; ses membres frémirent, l'air manqua à sa poitrine, il se sentit défaillir en voulant s'élancer hors de cet abîme, et il s'écria en étendant les bras vers le moine, qui était resté à l'entrée:
«Aidez-moi, mon père au nom du ciel, aidez-moi à sortir d'ici!
—Eh bien, mon fils, dit le moine en lui tendant la main, ce que tu éprouves en regardant maintenant les étoiles brillantes sur ta tête, imagine comment je l'éprouvai lorsque je revis le soleil après dix ans d'un pareil supplice!
—Vous, malheureux moine! s'écria le voyageur en se hâtant de marcher vers le jardin; vous avez pu supporter dix ans de cette mort anticipée sans perdre la raison ou la vie? Il me semble que, si j'étais resté là un instant de plus, je serais devenu idiot ou furieux. Non, je ne croyais pas que la vue d'un cachot pût produire d'aussi subites, d'aussi profondes terreurs, et je ne comprends pas que la pensée s'y habitue et s'y soumette. J'ai vu les instruments de torture à Venise; j'ai vu aussi les cachots du palais ducal, avec l'impasse ténébreuse où l'on tombait frappé par une main invisible, et la dalle percée de trous par où le sang allait rejoindre les eaux du canal sans laisser de traces. Je n'ai eu là que l'idée d'une mort plus ou moins rapide. Mais dans ce cachot où je viens de descendre, c'est l'épouvantable idée de la vie qui se présente à l'esprit. O mon Dieu! être là et ne pouvoir mourir!
—Regarde-moi, mon fils, dit le moine en découvrant sa tête chauve et flétrie; je ne compte pas plus d'années que n'en révèlent ton visage mâle et ton front serein, et pourtant tu m'as pris sans doute pour un vieillard.
«Comment je méritai et comment je supportai ma lente agonie, il n'importe. Je ne demande pas ta pitié; je n'en ai plus besoin, heureux et jeune que je me sens aujourd'hui en regardant ces murs détruits et ces cachots vides. Je ne veux pas non plus t'inspirer l'horreur des moines; ils sont libres, je le suis aussi; Dieu est bon pour tous. Mais, puisque tu es artiste, il te sera salutaire d'avoir connu une de ces émotions sans lesquelles l'artiste ne comprendrait pas son oeuvre.
«Et si maintenant tu veux peindre ces ruines sur lesquelles tu venais tout à l'heure pleurer le passé, et parmi lesquelles je reviens chaque nuit me prosterner pour remercier Dieu du présent, ta main et ton génie seront animés peut-être d'une pensée plus haute que celle d'un lâche regret ou d'une stérile admiration. Bien des monuments, qui sont pour les antiquaires des objets d'un prix infini, n'ont d'autre mérite que de rappeler les faits que l'humanité consacra par leur érection, et souvent ce furent des faits iniques ou puérils. Puisque tu as voyagé, tu as vu à Gènes un pont jeté sur un abîme, des quais gigantesques, une riche et pesante église coûteusement élevée dans un quartier désert par la vanité d'un patricien qui ne voulait point passer l'eau ni s'agenouiller dans un temple avec les dévots de sa paroisse. Tu as vu peut-être aussi ces pyramides d'Égypte qui sont l'effrayant témoignage de l'esclavage des nations, ou ces dolmens sur lesquels le sang humain coulait par torrents pour satisfaire la soif inextinguible des divinités barbares. Mais vous autres artistes, vous ne considérez, pour la plupart, dans les oeuvres de l'homme que l'a beauté ou la singularité de l'exécution, sans vous pénétrer de l'idée dont cette oeuvre est la forme. Ainsi votre intelligence adore souvent l'expression d'un sentiment que votre coeur repousserait s'il en avait conscience.
«Voilà pourquoi vos propres oeuvres manquent souvent de la vraie couleur de la vie, surtout lorsque, au lieu d'exprimer celle qui circule dans les veines de l'humanité agissante, vous vous efforcez froidement d'interpréter celle des morts que vous ne voulez pas comprendre.
—Mon père, répondit le jeune homme, je comprends tes leçons et je ne les rejette pas absolument; mais crois-tu donc que l'art puisse s'inspirer d'une telle philosophie? Tu expliques, avec la raison de notre âge, ce qui fut conçu dans un poétique délire par l'ingénieuse superstition de nos pères. Si, au lieu des riantes divinités de la Grèce, nous mettions à nu les banales allégories cachées sous leurs formes voluptueuses; si, au lieu de la divine madone des Florentins, nous peignions, comme les Hollandais, une robuste servante d'estaminet; enfin, si nous faisions de Jésus, fils de Dieu, un philosophe naïf de l'école de Platon; au lieu de divinités n'aurions plus que des hommes, de même qu'ici, au lieu d'un temple chrétien, nous n'avons plus sous les yeux qu'un monceau de pierres.
—Mon fils, reprit le moine, si les Florentins ont donné des traits divins à la Vierge, c'est parce qu'ils y croyaient encore; et si les Hollandais lui ont donné des traits vulgaires, c'est parce qu'ils n'y croyaient déjà plus. Et vous vous flattez aujourd'hui de peindre des sujets sacrés, vous qui ne croyez qu'à l'art, c'est-à-dire à vous-mêmes! vous ne réussirez jamais. N'essayez donc de retracer que ce qui est palpable et vivant pour vous.»
«Si j'avais été peintre, moi, j'aurais fait un beau tableau consacré à retracer le jour de ma délivrance; j'aurais représenté des hommes hardis et robustes, le marteau dans une main et le flambeau dans l'autre, pénétrant dans ces limbes de l'inquisition que je viens de te montrer, et relevant de la dalle fétide des spectres à l'oeil terne, au sourire effaré. On aurait vu, en guise d'auréole, au-dessus de toutes ces têtes, la lumière des cieux tombant sur elles par la fente des voûtes brisées, et c'eût été un sujet aussi beau, aussi approprié à mon temps que le Jugement dernier de Michel-Ange le fut au sien: car ces hommes du peuple, qui te semblent si grossiers et si méprisables dans l'oeuvre de la destruction, m'apparurent plus beaux et plus nobles que tous les anges du ciel; de même que cette ruine, qui est pour toi un objet de tristesse et de consternation est pour, moi un monument plus religieux qu'il ne le fut jamais avant sa chute.
«Si j'étais chargé d'ériger un autel destiné à transmettre aux âges futurs un témoignage de la grandeur et de la puissance du nôtre, je n'en voudrais pas d'autre que cette montagne de débris, au faîte de laquelle j'écrirais ceci sur la pierre consacrée:
«Au temps de l'ignorance et de la cruauté, les hommes adorèrent sur cet autel le Dieu des vengeances et des supplices. Au jour de la justice, et au nom, de l'humanité, les hommes ont renversé ces autels sanguinaires, abominables au Dieu de miséricorde.»
V.
Ce n'est pas à Palma, mais à Barcelone, dans les ruines de la maison de l'inquisition, que j'ai vu ces cachots creusés dans des massifs de quatorze pieds d'épaisseur. Il est fort possible qu'il n'y eût point de prisonniers dans ceux de Palma lorsque le peuple y pénétra. Il est bon de demander grâce à la susceptibilité majorquine pour la licence poétique que j'ai prise dans le fragment qu'on vient de lire.
Cependant je dois dire que, comme on n'invente rien qui n'ait un certain fonds de vérité, j'ai vu à Majorque, un prêtre, aujourd'hui curé d'une paroisse de Palma, qui m'a dit avoir passé sept ans de sa vie, la fleur de sa jeunesse, dans les prisons de l'inquisition, et n'en être sorti que par la protection d'une dame qui lui portait un vif intérêt. C'était un homme dans la force de l'âge, avec des yeux fort vifs et des manières enjouée. Il ne paraissait pas regretter beaucoup le régime du saint office.
A propos de ce couvent des dominicains, je citerai un passage de Grasset de Saint Sauveur, qu'on ne peut accuser de partialité; car il fait, au préalable, un pompeux éloge des inquisiteurs avec lesquels il a été en relation à Majorque:
On voit cependant encore dans le cloître de Saint-Dominique des peintures qui rappellent la barbarie exercée autrefois sur les juifs. Chacun des malheureux qui ont été brûlés est représenté dans un tableau au bas duquel sont écrits son nom, son âge, et l'époque où il fut victime.
«On m'a assuré qu'il y a peu d'années les descendants de ces infortunés, formant aujourd'hui une classe particulière parmi les habitants de Palma, sous la ridicule dénomination de chouettes, avaient en vain offert des sommes assez fortes pour obtenir qu'on effaçât ces monuments affligeants. Je me suis refusé à croire ce fait...
«Je n'oublierai cependant jamais qu'un jour, me promenant dans le cloître des dominicains, je considérais avec douleur ces tristes peintures: un moine s'approcha de moi, et me fit remarquer parmi ces tableaux plusieurs marqués d'ossements en croix.—Ce sont, me dit-il, les portraits de ceux dont les cendres ont été exhumées et jetées au vent.
«Mon sang se glaça; je sortis brusquement, le coeur navré et l'esprit frappé de cette scène.
«Le hasard fit tomber entre mes mains une relation imprimée en 1755 par l'ordre de l'inquisition, contenant les noms, surnoms, qualités et délits des malheureux sentenciés à Majorque depuis l'année 1645 jusqu'en 1691.
«Je lus en frémissant cet écrit: j'y trouvai quatre Majorquins, dont une femme, brûlés vifs pour cause de judaïsme; trente-deux autres morts, pour le même délit, dans les cachots de l'inquisition, et dont les corps avaient été brûlés; trois dont les cendres ont été exhumées et jetées au vent; un Hollandais accusé de luthéranisme; un Majorquin, de mahométisme; six Portugais, dont une femme, et sept-Majorquins, prévenus de judaïsme, brûlés en effigie, ayant eu le bonheur de s'échapper. Je comptai deux cent seize autres victimes, Majorquins et étrangers, accusés de judaïsme, d'hérésie ou de mahométisme, sortis des prisons, après s'être rétractés publiquement et remis dans le sein de l'Église.»
Cet affreux catalogue était clôturé par un arrêté de l'inquisition non moins horrible.
M. Grasset donne ici le texte espagnol, dont voici la traduction exacte:
«Tous les coupables mentionnés dans cette relation ont été publiquement condamnés par le saint-office, comme hérétiques formels; tous leurs biens confisqués et appliqués au fisc royal; déclarés inhabiles et incapables d'occuper ni d'obtenir ni dignités ni bénéfices, tant ecclésiastiques que séculiers, ni autres offices publics ni honorifiques; ne pouvant porter sur leurs personnes, ni faire porter à celles qui en dépendent, ni or ni argent, perles, pierres précieuses, corail, soie, camelot, ni drap fin; ni monter à cheval, ni porter des armes, ni exercer et user des autres choses qui, par droit commun, lois et pragmatiques de ce royaume, instructions et style du saint office, sont prohibées à des individus ainsi dégradés; la même prohibition s'étendant, pour les femmes condamnées au feu, à leurs fils et à leurs filles, et pour les hommes jusqu'à leurs petits-fils en ligne masculine, condamnant en même temps la mémoire de ceux exécutés en effigie, ordonnant que leurs ossements (pouvant les distinguer de ceux des fidèles chrétiens) soient exhumés, remis à la justice et au bras séculier, pour être brûlés et réduits en cendres; que l'on effacera ou raclera toutes inscriptions qui se trouveraient sur les sépultures, ou armes, soit apposées, soit peintes, en quelque lieu que ce soit, de manière qu'il ne reste d'eux, sur la face de la terre, que la mémoire de leur sentence et de son exécution.»
Quand on lit de semblables documents, si voisins de notre époque, et quand on voit l'invincible haine qui, après douze ou quinze générations de juifs convertis au christianisme, poursuit encore aujourd'hui cette race infortunée à Majorque, on ne saurait croire que l'esprit de l'inquisition y fût éteint aussi parfaitement qu'on le dit à l'époque du décret de Mendizabal.
Je ne terminerai pas cet article, et je ne sortirai pas du couvent de l'inquisition, sans faire part à mes lecteurs d'une découverte assez curieuse, dont tout l'honneur revient à M. Tastu, et qui eût fait, il y a trente ans, la fortune de cet érudit, à moins qu'il ne l'eût, d'un coeur joyeux, portée au maître du monde, sans songer à en tirer parti pour lui-même, supposition qui est bien plus conforme que l'autre à son caractère d'artiste insouciant et désintéressé.
Cette note est trop intéressante pour que j'essaie de la tronquer. La voici telle qu'elle a été remise entre mes mains, avec l'autorisation de la publier.
COUVENT DE SAINT-DOMINIQUE,
A PALMA DE MALLORCA.
Un compagnon de saint Dominique, Michel de Fabra, fut le fondateur de l'ordre des frères prêcheurs à Mallorca. Il était originaire de la Vieille-Castille, et accompagnait Jacques Ier à la conquête de la grande Baléare, en 1229. Son instruction était grande et variée, sa dévotion remarquable; ce qui lui donnait auprès du Conquistador, de ses nobles compagnons, et des soldats même, une puissante autorité. Il haranguait les troupes, célébrait le service divin, donnait la communion aux assistants et combattait les infidèles, comme le faisaient à cette époque les ecclésiastiques. Les Arabes disaient que la sainte Vierge et le père Michel seuls les avaient conquis. Les soldats aragonais-catalans priaient, dit-on après Dieu et la sainte Vierge, le père Michel Fabra.
L'illustre dominicain avait reçu l'habit de son ordre à Toulouse des mains de son ami Dominique: il fut envoyé par lui à Paris avec deux autres compagnons pour y remplir une mission importante. Ce fut lui qui établi à Palma le premier couvent des dominicains, au moyen d'une donation que lui fit le procureur du premier évêque de Mallorca, D. J. R. de Torella: ceci se passait en l'an 1231.
Une mosquée et quelques toises de terrain qui en dépendaient servirent à la première fondation. Les frères prêcheurs agrandirent plus tard la communauté, au moyen d'un commerce lucratif de toute espèce de marchandises, et des donations assez fréquentes qui leur étaient faites par les fidèles. Cependant le premier fondateur, frère de Michel de Fabra, était allé mourir à Valence, qu'il avait aidé à conquérir.
Jaime Fabra fut l'architecte du couvent des dominicains. On ne dit pas que celui-ci fût de la famille du père Michel, son homonyme; on sait seulement qu'il donna ses plans vers 1296, comme il traça plus tard ceux de la cathédrale de Barcelone (1317), et bien d'autres sur les terres des rois d'Aragon.
Le couvent et son église ont dû éprouver bien des changements avec le temps, si l'on compare un instant, comme nous l'avons fait, les diverses parties des monuments ruinés par la mine. Ici reste à peine debout un riche portail, dont le style tient du quatorzième siècle; mais plus loin, faisant partie du monument, ces arches brisées, ces lourdes clefs de voûte gisantes sur les décombres, vous annoncent que des architectes autres que Jaime Fabra, mais bien inférieurs à lui, ont passé par là.
Sur ces vastes ruines où il n'est resté debout que quelques palmiers séculaires, conservés à notre instante prière, nous avons pu déplorer, comme nous l'avons fait sur celles des couvents de Sainte-Catherine et de Saint-François de Barcelone, que la froide politique eût seule présidé à ces démolitions faites sans discernement.
En effet, l'art et l'histoire n'ont rien perdu à voir tomber les convents de Saint-Jérôme à Palma, ou le convent de Saint-François qui bordait en la gênant la muralla de Mar à Barcelone; mais, au nom de l'histoire, au nom de l'art, pourquoi ne pas conserver comme monuments, les convents de Sainte-Catherine de Barcelone et celui de Saint-Dominique de Palma, dont les nefs abritaient les tombes des gens de bien, les sepulturas de personas de be, comme le dit un petit cahier que nous avons eu entre les mains, et qui faisait partie des archives du couvent? On y lisait, après les noms de N. Cotoner, grand maître de Malte, ceux des Damelo, des Muntaner, des Villalonga, des La Remana, des Bonapart! Ce livre, ainsi que tout ce qui était le couvent, appartient aujourd'hui à l'entrepreneur des démolitions.
Cet homme, vrai type mallorquin, dont le premier abord vous saisit, mais ensuite vous captive et vous rassure, voyant l'intérêt que nous prenions à ces ruines, à ces souvenirs historiques, et d'ailleurs, comme tout homme du peuple, partisan du grand Napoléon, s'empressa de nous indiquer la tombe armoriée des Bonapart, ses aïeux, car telle est la tradition mallorquine. Elle nous a paru assez curieuse pour faire quelques recherches à ce sujet; mais, occupé d'autres travaux, nous n'avons pu y donner le temps et l'attention nécessaires pour les compléter.
Nous avons retrouvé les armoiries des Bonapart, qui sont:
Parti d'azur, chargé de six étoiles d'or, à six pointes, deux, deux et deux, et de gueules, au lion d'or léopardé, au chef d'or, chargé d'un aigle naissant de sable;
1º Dans un nobiliaire, ou livre de blason, qui fait partie des richesses renfermées dans la bibliothèque de M. le comte de Montenegro, nous avons pris un fac-similé de ces armoiries;
2º A Barcelone, dans un autre nobiliaire espagnol, moins beau d'exécution, appartenant au savant archiviste de la couronne d'Aragon, et dans lequel on trouve, à la date du 15 juin 1549, les preuves de noblesse de la famille des Fortuny, au nombre desquelles figure, parmi les quatre quartiers, celui de l'aïeule maternelle, qui était de la maison de Bonapart.
Dans le registre: Indice: Pedro III, tome II des archives de la couronne d'Aragon, se trouvent mentionnés deux actes à la date de 1276, relatifs à des membres de la famille Bonpar. Ce nom, d'origine provençale ou languedocienne, en subissant, comme tant d'autres de la même époque, l'altération mallorquine, serait devenu Bonapart.
En 1411, Hugo Bonapart, natif de Mallorca, passa dans l'île de Corse en qualité de régent ou gouverneur pour le roi Martin d'Aragon; et c'est à lui qu'on ferait remonter l'origine des Bonaparte, ou, comme on a dit plus tard: Buonaparte; ainsi Bonapart est le nom roman, Bonaparte l'italien ancien, et Buonaparte l'italien moderne. On sait que les membres de la famille de Napoléon signaient indifféremment Bonaparte ou Buonaparte.
Qui sait l'importance que ces légers indices, découverts quelques années plus tôt, auraient pu acquérir, s'ils avaient servi à démontrer à Napoléon, qui tenait tant à être Français, que sa famille était originaire de France?
Pour n'avoir plus la même valeur politique aujourd'hui, la découverte de M. Tastu n'en est pas moins intéressante, et si j'avais quelque voix au chapitre des fonds destinés aux lettres par le gouvernement français, je procurerais à ce bibliographe les moyens de la compléter.
Il importe assez peu aujourd'hui, j'en conviens, de s'assurer de l'origine française de Napoléon. Ce grand capitaine, qui, dans mes idées (j'en demande bien pardon à la mode), n'est pas un si grand prince, mais qui, de sa nature personnelle, était certes un grand homme, a bien su se faire adopter par la France, et la postérité ne lui demandera pas si ses ancêtres furent Florentins, Corses, Majorquins ou Languedociens; mais l'histoire sera toujours intéressée à lever le voile qui couvre cette race prédestinée, où Napoléon n'est certes pas un accident fortuit, un fait isolé. Je suis sur qu'en cherchant bien, on trouverait dans les générations antérieures de cette famille des hommes ou des femmes dignes d'une telle descendance, et ici les blasons, ces insignes dont la loi d'égalité a fait justice, mais dont l'historien doit toujours tenir compte, comme de monuments très-significatifs, pourraient bien jeter quelque lumière sur la destinée guerrière ou ambitieuse des anciens Bonaparte.
En effet, jamais écu fut-il plus fier et plus symbolique que celui de ces chevaliers majorquins? Ce lion dans l'altitude du combat, ce ciel parsemé d'étoiles d'où cherche à se dégager l'aigle prophétique, n'est ce pas comme l'hiéroglyphe mystérieux d'une destinée peu commune? Napoléon, qui aimait la poésie des étoiles avec une sorte de superstition, et qui donnait l'aigle pour blason à la France, avait-il donc connaissance de son écu majorquin, et, n'ayant pu remonter jusqu'à la source présumée des Bonpar provençaux, gardait-il le silence sur ses aïeux espagnols? C'est le sort des grands hommes, après leur mort, de voir les nations se disputer leurs berceaux ou leurs tombes.
BONAPART.
(Tiré d'un armorial MS., convenant les blasons des principales familles de Mallorca, etc., etc. Le MS. appartenait à D. Juan Dantelo cronista de Mallorca, mort en 1633, et se conserve dans la bibliothèque du comte de Montenegro Le MS. est du seizième siècle.)
Mallorca, 20 septembre 1837.
M. TASTU.
PROVAS DE PEBA FORTUNY A 43 DE JUNY DE 1549.
Nº 1.
FORTUNY.
SON PARE, SOLAR DE MALLORCA
FORTUNY.
Son père, ancienne maison noble de Mallorca. Camp de plata, cinq torteus negres, en dos, dos, y un. Champ d'argent, cinq tourteaux de sable, deux, deux et un.
Nº 2.
COS.
SA MARE, SOLAR DE MALLORCA. COS.
Sa mère, maison noble de Mallorca. Camp vermell; un os de or, portant una flor de lliri sobre lo cap, del mateix.
Champ de gueules, ours d'or couronné d'une fleur de lis de même.
Nº 3. BONAPART.
SA AVIA PATERNA, SOLAR DE MALORCA.
BONAPART.
Son aïeule paternelle, ancienne maison noble de Mallorca.
Ici manquait l'explication du blason: les différences proviennent de celui qui a peint ce nobiliaire: il n'a pas tenu compte qu'il décalquait; d'ailleurs il a manqué d'exactitude.
Nº 4. GARI.
SA AVIA MATERNA, SOLAR DE MALLORCA.
GARI.
Son aïeule maternelle, ancienne maison noble de Mallorca.
Parlit en pal, primer vermell, ad très torres de plata, en dos, y una; segon blau, ab très faxas ondeades, de plata.
Parti de gueules et d'azur, trois tours d'argent, deux, une, et trois fasces ondées, d'argent.
TROISIÈME PARTIE.
I.
Nous partîmes pour Valldemosa, vers la mi-décembre, par une matinée sereine, et nous allâmes prendre possession de notre chartreuse au milieu d'un de ces beaux rayons de soleil d'automne qui allaient devenir de plus en plus rares pour nous. Après avoir traversé les plaines fertiles d'Establiments, nous atteignîmes ces vagues terrains, tantôt boisés, tantôt secs et pierreux, tantôt humides et frais, et partout cahotés de mouvements abrupts qui ne ressemblent à rien.
Nulle part, si ce n'est en quelques vallées des Pyrénées, la nature ne s'était montrée à moi aussi libre dans ses allures que sur ces bruyères de Majorque, espaces assez vastes, et qui portaient dans mon esprit un certain démenti à cette culture si parfaite à laquelle les Majorquins se vantent d'avoir soumis tout leur territoire.
Je ne songeais pourtant pas à leur en faire un reproche; car rien n'est plus beau que ces terrains négligés qui produisent tout ce qu'ils veulent, et qui ne se font faute de rien: arbres tortueux, penchés, échevelés; ronces affreuses, fleurs magnifiques, tapis de mousses et de joncs, câpriers épineux, asphodèles délicates et charmantes; et toutes choses prenant là les formes qu'il plaît à Dieu, ravin, colline, sentier pierreux tombant tout à coup dans une carrière, chemin verdoyant s'enfonçant dans un ruisseau trompeur, prairie ouverte à tout venant et s'arrêtant bientôt devant une montagne à pic; puis des taillis semés de gros rochers qu'on dirait tombés du ciel, des chemins creux au bord du torrent entre des buissons de myrte et de chèvrefeuille; enfin une ferme jetée comme une oasis au sein de ce désert, élevant son palmier comme une vigie pour guider le voyageur dans la solitude.
La Suisse et le Tyrol n'ont pas eu pour moi cet aspect de création libre et primitive qui m'a tant charmé à Majorque. Il me semblait que, dans les sites les plus sauvages des montagnes helvétiques, la nature, livrée à de trop rudes influences atmosphériques, n'échappait à la main de l'homme que pour recevoir du ciel de plus dures contraintes, et pour subir, comme une âme fougueuse livrée à elle-même, l'esclavage de ses propres déchirements. A Majorque, elle fleurit sous les baisers d'un ciel ardent, et sourit sous les coups des tièdes bourrasques qui la rasent en courant les mers. La fleur couchée se relève plus vivace, le tronc brisé enfante de plus nombreux rejetons après l'orage; et quoiqu'il n'y ait point, à vrai dire, de lieux déserts dans cette île, l'absence de chemins frayés lui donne un air d'abandon ou de révolte qui doit la faire ressembler à ces belles savanes de la Louisiane, où, dans les rêves chéris de ma jeunesse, je suivais René en cherchant les traces d'Atala ou de Chaclas.
Je suis bien sûr que cet éloge de Majorque ne plairait guère aux Majorquins, et qu'ils ont la prétention d'avoir des chemins très-agréables. Agréables à la vue, je ne le nie pas; mais praticables aux voitures, vous allez en juger.
La voiture à volonté du pays est la tartane, espèce de coucou-omnibus conduit par un cheval ou par un mulet, et sans aucune espèce de ressort; ou le birlucho, sorte de cabriolet à quatre places, portant sur son brancard comme la tartane, comme elle doué de roues solides, de ferrures massives, et garni à l'intérieur d'un demi-pied de bourre de laine. Une telle doublure vous donne bien un peu à penser quand vous vous installez pour la première fois dans ce véhicule aux abords doucereux! Le cocher s'assied sur une planchette qui lui sert de siège, les pieds écartés sur les brancards, et la croupe du cheval entre les jambes, de sorte qu'il a l'avantage de sentir non-seulement tous les cahots de sa brouette, mais encore tous les mouvements de sa bête, et d'être ainsi en carrosse et à cheval en même temps. Il ne paraît point mécontent de cette façon d'aller, car il chante tout le temps, quelque effroyable secousse qu'il reçoive; et il ne s'interrompt que pour proférer d'un air flegmatique des jurements épouvantables lorsque son cheval hésite à se jeter dans quelque précipice, ou à grimper quelque muraille de rochers.
Car c'est ainsi qu'on se promène: ravins, torrents, fondrières, haies vives, fossés, se présentent en vain; on ne s'arrête pas pour si peu. Tout cela s'appelle d'ailleurs le chemin.
Au départ, vous prenez cette course au clocher pour une gageure de mauvais goût, et vous demandez à votre guide quelle mouche le pique.—C'est le chemin, vous répond-il.—Mais cette rivière?—C'est le chemin.—Et ce trou profond?—Le chemin.—Et ce buisson aussi?—Toujours le chemin.—A la bonne heure!
Alors vous n'avez rien de mieux à faire que de prendre votre parti, de bénir le matelas qui tapisse la caisse de la voiture et sans lequel vous auriez infailliblement les membres brisés, de remettre votre âme à Dieu, et de contempler le paysage en attendant la mort ou un miracle.
Et pourtant vous arrivez quelquefois sain et sauf, grâce au peu de balancement de la voiture, à la solidité des jambes du cheval, et peut-être à l'incurie du cocher, qui le laisse faire, se croise les bras et fume tranquillement son cigare, tandis qu'une roue court sur la montagne et l'autre dans le ravin.
On s'habitue très-vite à un danger dont on voit les autres ne tenir aucun compte: pourtant le danger est fort réel. On ne verse pas toujours; mais, quand on verse, on ne se relève guère. M. Tastu avait éprouvé l'année précédente un accident de ce genre sur notre route d'Establiments, et il était resté pour mort sur la place. Il en a gardé d'horribles douleurs à la tête, qui ne refroidissent pourtant pas son désir de retourner à Majorque.
Les personnes du pays ont presque toutes une sorte de voiture, et les nobles ont de ces carrosses du temps de Louis XIV, à boîte évasée, quelques-uns à huit glaces, et dont les roues énormes bravent tous les obstacles. Quatre ou six fortes mules traînent légèrement ces lourdes machines mal suspendues, pompeusement disgracieuses, mais spacieuses et solides, dans lesquelles on franchit au galop et avec une incroyable audace les plus effrayants défilés, non sans en rapporter quelques contusions, bosses à la tête, et tout au moins de fortes courbatures.
Le grave Miguel de Vargas, auteur vraiment espagnol, qui ne plaisante jamais, parle en ces termes de los horrorosos caminos de Mallorca: «En cuyo esencial ramo de policia no se puede ponderar bastantemente el abandono de esta Balear. El que llaman camino es una cadena de precipicios intratables, y el transito desde Palma hasta los montes de Galatzo presenta al infeliz pasagero la muerte a cada paso,» etc.
Aux environs des villes, les chemins sont un peu moins dangereux; mais, ils ont le grave inconvénient d'être resserrés entre deux murailles ou deux fossés qui ne permettent pas à deux voitures de se rencontrer. Le cas échéant, il faut dételer les boeufs de la charette ou les chevaux de la voiture, et que l'un des deux équipages s'en aille à reculons, souvent pendant un long trajet. Ce sont alors d'interminables contestations pour savoir qui prendra ce parti; et, pendant ce temps, le voyageur, retardé n'a rien de mieux à faire qu'à répéter la devise majorquine: mucha calma, pour son édification particulière.
Avec le peu de frais où se mettent les Majorquins pour entretenir leurs routes, ils ont l'avantage d'avoir de ces routes-là à discrétion. On n'a que l'embarras du choix. J'ai fait trois fois seulement la route de la Chartreuse à Palma, et réciproquement; six fois j'ai suivi une route différente, et six fois le birlucho s'est perdu et nous a fait errer par monts et par vaux, sous prétexte de chercher un septième chemin qu'il disait être le meilleur de tous, et qu'il n'a jamais trouvé.
De Palma à Valldemosa on compte trois lieues, mais trois lieues majorquines, qu'on ne fait pas, en trottant bien, en moins de trois heures. On monte insensiblement pendant les deux premières; à la troisième, on entre dans la montagne et on suit une rampe très-unie (ancien travail des chartreux vraisemblablement), mais très-étroite, horriblement rapide, et plus dangereuse que tout le reste du chemin.
Là on commence à saisir le côté alpestre de Majorque; mais c'est en vain que les montagnes se dressent de chaque côté de la gorge, c'est en vain que le torrent bondit de roche en roche; c'est seulement dans le coeur de l'hiver que ces lieux prennent l'aspect sauvage que les Majorquins leur attribuent. Au mois de décembre, et malgré les pluies récentes, le torrent était encore un charmant ruisseau courant parmi des touffes d'herbes et de fleurs; la montagne était riante, et le vallon encaissé de Valldemosa s'ouvrit devant nous comme un jardin printanier.
Pour atteindre la Chartreuse, il faut mettre pied à terre; car aucune charrette ne peut gravir le chemin pavé qui y mène, chemin admirable à l'oeil par son mouvement hardi, ses sinuosités parmi de beaux arbres, et les sites ravissants qui se déroulent à chaque pas, grandissant de beauté à mesure qu'on s'élève. Je n'ai rien vu de plus, riant, et de plus mélancolique en même temps, que ces perspectives où le chêne vert, le caroubier, le pin, l'olivier, le peuplier et le cyprès marient leurs nuances variées en berceaux profonds; véritables abîmes de verdure, où le torrent précipite sa course sous des buissons d'une richesse somptueuse et d'une grâce inimitable. Je n'oublierai jamais un certain détour de la gorge où, en se retournant, on distingue, au sommet d'un mont, une de ces jolies maisonnettes arabes que j'ai décrites, à demi cachée dans les raquettes de ses nopals, et un grand palmier qui se penche sur l'abîme en dessinant sa silhouette dans les airs. Quand la vue des boues et des brouillards de Paris me jette dans le spleen, je ferme les yeux, et je revois comme dans un rêve cette montagne verdoyante, ces roches fauves et ce palmier solitaire perdu dans un ciel rose.
La chaîne de Valldemosa s'élève de plateaux en plateaux resserrés jusqu'à une sorte d'entonnoir entouré de hautes montagnes et fermé au nord par le versant d'un dernier plateau à l'entrée duquel repose le monastère. Les chartreux ont adouci, par un travail immense, l'âpreté de ce lieu romantique. Ils ont fait du vallon qui termine la chaîne un vaste jardin ceint de murailles qui ne gênent point la vue, et auquel une bordure de cyprès à forme pyramidale, disposés deux à deux sur divers plans, donne l'aspect arrangé d'un cimetière d'opéra.
Ce jardin, planté de palmiers et d'amandiers, occupe tout le fond incliné du vallon, et s'élève en vastes gradins sur les premiers plans de la montagne. Au clair de la lune, et lorsque l'irrégularité de ces gradins est dissimulée par les ombres, on dirait d'un amphithéâtre taillé pour des combats de géants. Au centre et sous un groupe de beaux palmiers, un réservoir en pierre reçoit les eaux de source de la montagne, et les déverse aux plateaux inférieurs par des canaux en dalles, tout semblables à ceux qui arrosent les alentours de Barcelone. Ces ouvrages sont trop considérables et trop ingénieux pour n'être pas, à Majorque comme en Catalogne, un travail des Maures. Ils parcourent tout l'intérieur de l'île, et ceux qui partent du jardin des chartreux, côtoyant le lit du torrent, portent à Palma une eau vive en toute saison.
La Chartreuse, située au dernier plan de ce col de montagnes, s'ouvre au nord sur une vallée spacieuse qui s'élargit et s'élève en pente douce jusqu'à la côte escarpée dont la mer frappe et ronge la base. Un des bras de la chaîne s'en va vers l'Espagne, et l'autre vers l'orient. De cette chartreuse pittoresque on domine donc la mer des deux côtés. Tandis qu'on l'entend gronder au nord, on l'aperçoit comme une faible ligne brillante au delà des montagnes qui s'abaissent, et de l'immense plaine qui se déroule au midi; tableau sublime, encadré au premier plan par de noirs rochers couverts de sapins, au second par des montagnes au profil hardiment découpé et frangé d'arbres superbes, au troisième et au quatrième par des mamelons arrondis que le soleil couchant dore des nuances les plus chaudes, et sur la croupe desquels l'oeil distingue encore, à une lieue de distance, la silhouette microscopique des arbres, fine comme l'antenne des papillons, noire et nette comme un trait de plume à l'encre de Chine sur un fond d'or étincelant. Ce fond lumineux, c'est la plaine; et à cette distance, lorsque les vapeurs de la montagne commencent à s'exhaler et à jeter un voile transparent sur l'abîme, on croirait que c'est déjà la mer. Mais la mer est encore plus loin, et, au retour du soleil, quand la plaine est comme un lac bleu, la Méditerranée trace une bande d'argent vif aux confins de cette perspective éblouissante.
C'est une de ces vues qui accablent parce qu'elles ne laissent rien à désirer, rien à imaginer. Tout ce que le poëte et le peintre peuvent rêver, la nature l'a créé en cet endroit. Ensemble immense, détails infinis, variété inépuisable, formes confuses, contours accusés, vagues profondeurs, tout est là, et l'art n'y peut rien ajouter. L'esprit ne suffit pas toujours à goûter et à comprendre l'oeuvre de Dieu; et s'il fait un retour sur lui-même, c'est pour sentir son impuissance à créer une expression quelconque de cette immensité de vie qui le subjugue et l'enivre. Je conseillerais aux gens que la vanité de l'art dévore, de bien regarder de tels sites et de les regarder souvent. Il me semble qu'ils y prendraient pour cet art divin qui préside à l'éternelle création des choses un certain respect qui leur manque, à ce que je m'imagine d'après l'emphase de leur forme.
Quant à moi, je n'ai jamais mieux senti le néant des mots que dans ces heures de contemplation passées à la Chartreuse. Il me venait bien des élans religieux; mais il ne m'arrivait pas d'autre formule d'enthousiasme que celle-ci: Bon Dieu, béni sois-tu pour m'avoir donné de bons yeux!
Au reste, je crois que si la jouissance accidentelle de ces spectacles sublimes est rafraîchissante et salutaire, leur continuelle possession est dangereuse. On s'habitue à vivre sous l'empire de la sensation, et la loi qui préside à tous les abus de la sensation, c'est l'énervement. C'est ainsi que l'on peut s'expliquer l'indifférence des moines en général pour la poésie de leurs monastères, et celle des paysans et des pâtres pour la beauté de leurs montagnes.
Nous n'eûmes pas le temps de nous lasser de tout cela, car le brouillard descendait presque tous les soirs au coucher du soleil, et hâtait la chute des journées déjà si courtes que nous avions dans cet entonnoir. Jusqu'à midi nous étions enveloppés dans l'ombre de la grande montagne de gauche, et à trois heures nous retombions dans l'ombre de celle de droite. Mais quels beaux effets de lumière nous pouvions étudier, lorsque les rayons obliques pénétrant par les déchirures des rochers, ou glissant entre les croupes des montagnes, venaient tracer des crêtes d'or et de pourpre sur nos seconds plans! Quelquefois nos cyprès, noirs obélisques qui servaient de repoussoir au fond du tableau, trempaient leurs têtes dans ce fluide embrasé; les régimes de dattes de nos palmiers semblaient des grappes de rubis, et une grande ligne d'ombre, coupant la vallée en biais, la partageait en deux zones: l'une inondée des clartés de l'été, l'autre bleuâtre et froide à la vue comme un paysage d'hiver.
La chartreuse de Valldemosa contenant tout juste, suivant la règle des chartreux, treize religieux y compris le supérieur, avait échappé au décret qui ordonna, en 1836, la démolition des monastères contenant moins de douze personnes en communauté; mais, comme toutes les autres, celle-là avait été dispersée et le couvent supprimé, c'est-à-dire considéré comme domaine de l'État. L'État majorquin, ne sachant comment utiliser ces vastes bâtiments, avait pris le parti, en attendant qu'ils achevassent de s'écrouler, de louer les cellules aux personnes qui voudraient les habiter. Quoique le prix de ces loyers fût d'une modicité extrême, les villageois de Valldemosa n'en avaient pas voulu profiter, peut-être à cause de leur extrême dévotion et du regret qu'ils avaient de leurs moines, peut-être aussi par effroi superstitieux: ce qui ne les empêchait pas de venir y danser dans les nuits du carnaval, comme je le dirai ci-après; mais ce qui leur faisait regarder de très-mauvais oeil notre présence irrévérencieuse dans ces murs vénérables.
Cependant la Chartreuse est en grande partie habitée, durant les chaleurs de l'été, par les petits bourgeois palmesans, qui viennent chercher, sur ces hauteurs et sous ces voûtes épaisses, un air plus frais que dans la plaine ou dans la ville. Mais aux approches de l'hiver le froid les en chasse, et lorsque nous y demeurâmes, la Chartreuse avait pour tous habitants, outre moi et ma famille, le pharmacien, le sacristain et la Maria-Antonia.
La Maria-Antonia était une sorte de femme de charge qui était venue d'Espagne pour échapper, je crois, à la misère, et qui avait loué une cellule pour exploiter les hôtes passagers de la Chartreuse. Sa cellule était située à côté de la nôtre et nous servait de cuisine, tandis que la dame était censée nous servir de ménagère. C'était une ex-jolie femme, fine, proprette en apparence, doucereuse, se disant bien née, ayant de charmantes manières, un son de voix harmonieux, des airs patelins, et exerçant une sorte d'hospitalité fort singulière. Elle avait coutume d'offrir ses services aux arrivants, et de refuser, d'un air outragé, et presque en se voilant la face, toute espèce de rétribution pour ses soins. Elle agissait ainsi, disait-elle, pour l'amour de Dieu, por l'assistencia, et dans le seul but d'obtenir l'amitié de ses voisins. Elle possédait, en fait de mobilier, un lit de sangle, une chaufferette, un brasero, deux chaises de paille, un crucifix, et quelques plats de terre. Elle mettait tout cela à votre disposition avec beaucoup de générosité, et vous pouviez installer chez elle votre servante et votre marmite.
Mais aussitôt elle entrait en possession de tout votre ménage, et prélevait pour elle le plus pur de vos nippes et de votre dîner. Je n'ai jamais vu de bouche dévote plus friande, ni de doigts plus agiles pour puiser, sans se brûler, au fond des casseroles bouillantes, ni de gosier plus élastique pour avaler le sucre et le café de ses hôtes chéris à la dérobée, tout en fredonnant un cantique ou un boléro. C'eût été une chose curieuse et divertissante, si on eût pu être tout à fait désintéressé dans la question, que devoir cette bonne Antonia, et la Catalina, cette grande sorcière valldemosane qui nous servait de valet de chambre; et la niña, petit monstre ébouriffé qui nous servait de groom, aux prises toutes trois avec notre dîner. C'était l'heure de l'Angélus, et ces trois chattes ne manquaient pas de le réciter: les deux vieilles en duo, faisant main basse sur tous les plats, et la petite répondant amen, tout en escamotant avec une dextérité sans égale quelque côtelette ou quelque fruit confit. C'était un tableau à faire et qui valait bien la peine qu'on feignit de ne rien voir; mais lorsque les plaies interceptèrent fréquemment les communications avec Palma, et que les aliments devinrent rares, l'assistencia de la Maria-Antonia et de sa clique devint moins plaisante, et nous fûmes forcés de nous succéder, mes enfants et moi, dans le rôle de planton pour surveiller les vivres. Je me souviens d'avoir couvé, presque sur mon chevet, certains paniers de biscottes bien nécessaires au déjeuner du lendemain, et d'avoir plané comme un vautour sur certains plats de poisson, pour écarter de nos fourneaux en plein vent ces petits oiseaux de rapine qui ne nous eussent laissé que les arêtes.
Le sacristain était un gros gars qui avait peut-être servi la messe aux chartreux dans son enfance, et qui désormais était dépositaire des clefs du couvent. Il y avait une histoire scandaleuse sur son compte; il était atteint et convaincu d'avoir séduit et mis à mal une señorita qui avait passé quelques mois avec ses parents à la Chartreuse, et il disait pour s'excuser, qu'il n'était chargé par l'État que de garder les vierges en peinture. Il n'était pas beau le moins du monde; mais il avait des prétentions au dandysme. Au lieu du beau costume demi-arabe que portent les gens de sa classe, il avait un pantalon européen et des bretelles qui certainement donnaient dans l'oeil des filles de l'endroit. Sa soeur était la plus belle Majorquine que j'aie vue. Ils n'habitaient pas le couvent, ils étaient riches et fiers, et avaient une maison dans le village; mais ils faisaient leur ronde chaque jour et fréquentaient la Maria-Antonia, qui les invitait à manger notre dîner quand elle n'avait pas d'appétit.
Le pharmacien était un chartreux qui s'enfermait dans sa cellule pour reprendre sa robe jadis blanche, et réciter tout seul ses offices en grande tenue. Quand on sonnait à sa porte pour lui demander de la guimauve ou du chiendent (les seuls spécifiques qu'il possédât), on le voyait jeter à la hâte son froc sous son lit, et apparaître en culotte noire, en bas et en petite veste, absolument dans le costume des opérateurs que Molière faisait danser en ballet dans ses intermèdes. C'était un vieillard très méfiant. Ne se plaignant de rien, et priant peut-être pour le triomphe de don Carlos et le retour de la sainte inquisition, sans vouloir de mal à personne. Il nous vendait son chiendent à prix d'or, et se consolait par ces petits profits d'avoir été relevé de son voeu de pauvreté. Sa cellule était située bien loin de la nôtre, à l'entrée du monastère, dans une sorte de bouge dont la porte se dissimulait derrière un buisson de ricins et d'autres plantes médicinales de la plus belle venue. Caché là comme un vieux lièvre qui craint de mettre les chiens sur sa piste, il ne se montrait guère; et si nous n'eussions été plusieurs fois le réclamer pour lui demander ses juleps, nous ne nous serions jamais doutés qu'il y eût encore un chartreux à la Chartreuse.
Cette Chartreuse n'a rien de beau comme ornement d'architecture, mais c'est un assemblage de bâtiments très-fortement et très-largement construits. Avec une pareille enceinte et une telle masse de pierres de taille, il y aurait de quoi loger un corps d'armée; et pourtant cette vaste construction avait été élevée pour douze personnes. Rien que dans le nouveau cloître (car ce monastère se compose de trois chartreuses accolées l'une à l'autre à diverses époques), il y a douze cellules composées chacune de trois pièces spacieuses donnant sur un des côtés du cloître. Sur les deux faces latérales sont situées douze chapelles. Chaque religieux avait la sienne, dans laquelle il s'enfermait pour prier seul. Toutes ces chapelles sont diversement ornées, couvertes de dorures et de peintures du goût le plus grossier, avec des statues de saints en bois colorié, si horribles que je n'aurais pas trop aimé, je le confesse, à les rencontrer la nuit hors de leurs niches. Le pavé de ces oratoires est formé de faïences émaillées et disposées en divers dessins de mosaïque d'un très-bel effet. Le goût arabe règne encore en ceci, et c'est le seul bon goût dont la tradition ait traversé les siècles à Majorque. Enfin chacune de ces chapelles est munie d'une fontaine ou d'une conque en beau marbre du pays, chaque chartreux étant tenu de laver tous les jours son oratoire. Il règne dans ces pièces voûtées, sombres, et carrelées d'émail, une fraîcheur qui pouvait bien faire des longues heures de la prière une sorte de volupté dans les jours brûlants de la canicule.
La quatrième face du nouveau cloître, au centre duquel règne un petit préau planté symétriquement de buis qui n'ont pas encore perdu tout à fait les formes pyramidales imposées par le ciseau des moines, est parallèle à une jolie église dont la fraîcheur et la propreté contrastent avec l'abandon et la solitude du monastère. Nous espérions y trouver des orgues; nous avions oublié que la règle des chartreux supprimait toute espèce d'instruments de musique, comme un vain luxe et un plaisir des sens. L'église se compose d'une seule nef pavée en belles faïences très-finement peintes, à bouquets de fleurs artistement disposés comme sur un tapis. Les lambris boisés, les confessionnaux et les portes sont d'une grande simplicité; mais la perfection de leurs nervures et la netteté d'un travail sobrement et délicatement orné attestent une habileté dans la main-d'oeuvre qu'on ne trouve plus en France dans les ouvrages de menuiserie. Malheureusement cette exécution consciencieuse est perdue aussi à Majorque. Il n'y a dans toute l'île, m'a dit M. Tastu, que deux ouvriers qui aient conservé cette profession à l'état d'art. Le menuisier que nous employâmes à la Chartreuse était certainement un artiste, mais seulement en musique et en peinture. Étant venu un jour à notre cellule pour y poser quelques rayons de bois blanc, il regarda tout notre petit bagage d'artistes avec cette curiosité naïve et indiscrète que j'avais remarquée autrefois chez les Grecs esclavons. Les esquisses que mon fils avait faites d'après des dessins de Goya représentant des moines en goguette, et dont il avait orné notre chambre, le scandalisèrent un peu; mais ayant aperçu la Descente de croix gravée d'après Rubens, il resta longtemps absorbé dans une contemplation étrange. Nous lui demandâmes ce qu'il en pensait: «Il n'y a rien dans toute l'île de Majorque, nous répondit-il dans son patois, d'aussi beau et d'aussi naturel.»
Ce mot de naturel dans la bouche d'un paysan qui avait la chevelure et les manières d'un sauvage nous frappa beaucoup. Le son du piano et le jeu de l'artiste le jetaient dans une sorte d'extase. Il abandonnait son travail et venait se placer derrière la chaise de l'exécutant, la bouche entr'ouverte et les yeux hors de la tête. Ces instincts élevés ne l'empêchaient pas d'être voleur comme tous les paysans majorquins le sont avec les étrangers; et cela sans aucune espèce de scrupule, quoiqu'ils soient d'une loyauté religieuse, dit-on, dans les rapports qu'ils ont entre eux. Il demandait de son travail un prix fabuleux, et il portait les mains avec convoitise sur tous les petits objets d'industrie française que nous avions apportés pour notre usage. J'eus bien de la peine à sauver de ses larges poches les pièces de mon nécessaire de toilette. Ce qui le tentait le plus, c'était un verre de cristal taillé, ou peut-être la brosse à dents qui s'y trouvait, et dont certainement il ne comprenait pas la destination. Cet homme avait les besoins d'art d'un italien et les instincts de rapine d'un Malais ou d'un Cafre.
Cette digression ne me fera pas oublier de mentionner le seul objet d'art que nous trouvâmes à la Chartreuse. C'était une statue de saint Bruno en bois peint, placée dans l'église. Le dessin et la couleur en étaient remarquables: les mains, admirablement étudiées, avaient un mouvement d'invocation pieuse et déchirante; l'expression de la tête était vraiment sublime de foi et de douleur. Et pourtant c'était l'oeuvre d'un ignorant; car la statue placée en regard, et exécutée par le même manoeuvre, était pitoyable sous tous les rapports; mais il avait eu en créant saint Bruno un éclair d'inspiration, un élan d'exaltation religieuse peut-être, qui l'avait élevé au-dessus de lui-même. Je doute que jamais le saint fanatique de Grenoble ait été compris et rendu avec un sentiment aussi profond et aussi ardent. C'était la personnification de l'ascétisme chrétien. Mais, à Majorque même, l'emblème de cette philosophie du passé est debout dans la solitude.
L'ancien cloître, qu'il faut traverser pour entrer dans le nouveau, communique à celui-ci par un détour fort, simple que, grâce à mon peu de mémoire locale, je n'ai jamais pu retrouver sans me perdre préalablement dans le troisième cloître.
Ce troisième bâtiment, que je devrais appeler le premier parce qu'il est le plus ancien, est aussi le plus petit. Il présente un coup d'oeil charmant. Le préau qu'il embrasse de ses murailles brisées est l'ancien cimetière des moines. Aucune inscription ne distingue ces tombes que le chartreux creusait durant sa vie, et où rien ne devait disputer sa mémoire au néant de la mort. Les sépultures sont à peine indiquées par le renflement des touffes de gazon. M. Laurens a retracé la physionomie de ce cloître dans un joli dessin, où j'ai retrouvé avec un plaisir incroyable le petit puits à gable aigu, les fenêtres à croix de pierre où se suspendent en festons toutes les herbes vagabondes des ruines, et les grands cyprès verticaux qui s'élèvent la nuit comme des spectres noirs autour de la croix de bois blanc. Je suis fâché qu'il n'ait pas vu la lune se lever derrière la belle montagne de grès couleur d'ambre qui domine ce cloître, et qu'il n'ait pas mis au premier plan un vieux laurier au tronc énorme et à la tête desséchée qui n'existait peut-être déjà plus lorsqu'il visita la Chartreuse. Mais j'ai retrouvé dans son dessin et dans son texte une mention honorable pour le beau palmier nain (chamaerops) que j'ai défendu contre l'ardeur naturaliste de mes enfants, et qui est peut-être un des plus vigoureux de l'Europe dans son espèce.
Autour de ce petit cloître sont disposées les anciennes chapelles des chartreux du quinzième siècle. Elles sont hermétiquement fermées, et le sacristain ne les ouvre à personne, circonstance qui piquait beaucoup notre, curiosité. A force de regarder au travers des fentes dans nos promenades, nous avons cru apercevoir de beaux débris de meubles et de sculptures en bois très-anciennes. Il pourrait bien se trouver dans ces galetas mystérieux beaucoup de richesses enfouies dont personne à Majorque ne se souciera jamais de secouer la poussière.
Le second cloître a douze cellules et douze chapelles comme les autres. Ses arcades ont beaucoup de caractère dans leur délabrement. Elles ne tiennent plus à rien, et quand nous les traversions le soir par un gros temps, nous recommandions notre âme à Dieu; car il ne passait pas d'ouragan sur la Chartreuse qui ne fit tomber un pan de mur ou un fragment de voûte. Jamais je n'ai entendu le vent promener des voix lamentables et pousser des hurlements désespérés, comme dans ces galeries creuses et sonores. Le bruit des torrents, la course précipitée des nuages, la grande clameur monotone de la mer interrompue par le sifflement de l'orage, et les plaintes des oiseaux de mer qui passaient tout effarés et tout déroutés dans les rafales; puis de grands brouillards qui tombaient tout à coup comme un linceul, et qui, pénétrant dans les cloîtres par les arcades brisées, nous rendaient invisibles et faisaient paraître la petite lampe que nous portions pour nous diriger, comme un esprit follet errant sous les galeries, et mille autres détails de cette vie cénobitique qui se pressent à la fois dans mon souvenir: tout cela faisait bien de cette Chartreuse le séjour le plus romantique de la terre.
Je n'étais pas fâché de voir en plein, et en réalité une bonne fois, ce que je n'avais vu qu'en rêve, ou dans les ballades à la mode, et dans l'acte des nonnes de Robert le Diable, à l'Opéra. Les apparitions fantastiques ne nous manquèrent même pas, comme je le dirai tout à l'heure; et à propos de tout ce romantisme matérialisé qui posait devant moi, je n'étais pas sans faire quelques réflexions sur le romantisme en général.
A la masse des bâtiments que je viens d'indiquer, il faut joindre la partie réservée au supérieur, que nous ne pûmes visiter, non plus que bien d'autres recoins mystérieux; les cellules des frères convers, une petite église appartenant à l'ancienne Chartreuse, et plusieurs autres constructions destinées aux personnes de marque qui y venaient faire des retraites ou accomplir des dévotions pénitentiaires; plusieurs petites cours entourées d'étables pour la bétail de la communauté, des logements pour la nombreuse suite des visiteurs; enfin, tout un phalanstère, comme on dirait aujourd'hui, sous l'invocation de la Vierge et de saint Bruno.
Quand le temps était trop mauvais pour nous empêcher de gravir la montagne, nous faisions notre promenade à couvert dans le couvent, et nous en avions pour plusieurs heures à explorer l'immense manoir. Je ne sais quel attrait de curiosité me poussait à surprendre dans ces murs abandonnés le secret intime de la vie monastique. Sa trace était si récente, que je croyais toujours entendre le bruit des sandales sur le pavé et le murmure de la prière sous les voûtes des chapelles. Dans nos cellules, des oraisons latines imprimées et collées sur les murs, jusque dans des réduits secrets où je n'aurais jamais imaginé qu'on allât dire des oremus, étaient encore lisibles.
Un jour que nous allions à la découverte dans des galeries supérieures, nous trouvâmes devant nous une jolie tribune, d'où nos regards plongèrent dans une grande et belle chapelle, si meublée et si bien rangée, qu'on l'eût dite abandonnée de la veille. Le fauteuil du supérieur était encore à sa place, et l'ordre des exercices religieux de la semaine, affiché dans un cadre de bois noir, pendait de la voûte au milieu des stalles du chapitre. Chaque stalle avait une petite image de saint collée au dossier, probablement le patron de chaque religieux. L'odeur d'encens dont les murs avaient été si longtemps imprégnés n'était pas encore tout à fait dissipée. Les autels étaient parés de fleurs desséchées, et les cierges à demi consumés se dressaient encore dans leurs flambeaux. L'ordre et la conservation de ces objets contrastaient avec les ruines du dehors, la hauteur des ronces qui envahissaient les fenêtres, et les cris des polissons qui jouaient aux petits palets dans les cloîtres avec des fragments de mosaïque.
Quant à mes enfants, l'amour du merveilleux les portait bien plus vivement encore à ces explorations enjouées et passionnées. Certainement, ma fille s'attendait à trouver quelque palais de fée rempli de merveilles dans les greniers de la Chartreuse, et mon fils espérait découvrir la trace de quelque drame terrible et bizarre enfoui sous les décombres. J'étais souvent effrayé de les voir grimper comme des chats sur des planches déjetées et sur des terrasses tremblantes; et quand, me devançant de quelques pas, ils disparaissaient dans un tournant d'escalier en spirale, je m'imaginais qu'ils étaient perdus pour moi, et je doublais le pas avec une sorte de terreur où la superstition entrait peut-être bien pour quelque chose.
Car, on s'en défendrait en vain, ces demeures sinistres, consacrées à un culte plus sinistre encore, agissent quelque peu sur l'imagination, et je défierais le cerveau le plus calme et le plus froid de s'y conserver longtemps dans un état de parfaite santé. Ces petites peurs fantastiques, si je puis les appeler ainsi, ne sont pas sans attrait; elles sont pourtant assez réelles pour qu'il soit nécessaire de les combattre en soi-même. J'avoue que je n'ai guère traversé le cloître le soir sans une certaine émotion mêlée d'angoisse et de plaisir que je n'aurais pas voulu laisser paraître devant mes enfants, dans la crainte de la leur faire partager. Ils n'y paraissaient cependant pas disposés, et ils couraient volontiers au clair de la lune sous ces arceaux rompus qui vraiment avaient l'air d'appeler les danses du sabbat. Je les ai conduits plusieurs fois, vers minuit, dans le cimetière.
Cependant je ne les laissai plus sortir seuls, le soir, après que nous eûmes rencontré un grand vieillard qui se promenait parfois dans les ténèbres. C'était un ancien serviteur ou client de la communauté, à qui le vin et la dévotion faisaient souvent partir la cervelle. Lorsqu'il était ivre, il venait errer dans les cloîtres, frapper aux portes des cellules désertes avec un grand bourdon de pèlerin, où était suspendu un long rosaire, appelant les moines, dans ses déclamations avinées, et priant d'une voix lugubre devant les chapelles. Comme il voyait un peu de lumière s'échapper de notre cellule, c'était là surtout qu'il venait rôder avec des menaces et des jurements épouvantables. Il entrait chez la Maria-Antonia, qui en avait grand'peur, et, lui faisant de longs sermons entrecoupés de jurons cyniques, il s'installait auprès de son brasero jusqu'à ce que le sacristain vînt l'en arracher à force de politesses et de ruses; car le sacristain n'était pas très-brave, et craignait de s'en faire un ennemi. Notre homme venait alors frapper à notre porte à des heures indues; et quand il était fatigué d'appeler en vain le père Nicolas, qui était son idée fixe, il se laissait tomber aux pieds de la madone dont la niche était située à quelques pas de notre porte, et s'y endormait, son couteau ouvert dans une main, et son chapelet dans l'autre.
Son tapage ne nous inquiétait guère, parce que ce n'était point un homme à se jeter sur les gens à l'improviste. Comme il s'annonçait de loin par ses exclamations entrecoupées et le bruit de son bâton sur le pavé, on avait le temps de battre en retraite devant cet animal sauvage, et la double porte en plein chêne de notre cellule eût pu soutenir un siégé autrement formidable; mais cet assaut obstiné pendant que nous avions un malade accablé, auquel il disputait quelques heures de repos, n'était pas toujours comique. Il fallait le subir pourtant avec mucha calma, car nous n'eussions certes reçu aucune protection de la police de l'endroit; nous n'allions point à la messe, et notre ennemi était un saint homme qui n'en manquait aucune.
Un soir, nous eûmes une alerte et une apparition d'un autre genre, que je n'oublierai jamais. Ce fut d'abord un bruit inexplicable et que je ne pourrais comparer qu'à des milliers de sacs de noix roulant avec continuité sur un parquet. Nous nous hâtâmes de sortir dans le cloître, pour voir ce que ce pouvait être. Le cloître était désert et sombre comme à l'ordinaire; mais le bruit se rapprochait toujours sans interruption, et bientôt une faible clarté blanchit la vaste profondeur des voûtes. Peu à peu elles s'éclairèrent du feu de plusieurs torches, et nous vîmes apparaître, dans la vapeur rouge qu'elles répandaient, un bataillon d'êtres abominables à Dieu et aux hommes. Ce n'était rien moins que Lucifer en personne, accompagné de toute sa cour, un maître diable tout noir, cornu, avec la face couleur de sang; et autour de lui un essaim de diablotins avec des têtes d'oiseau, des queues de cheval, des oripeaux de toutes couleurs, et des diablesses ou des bergères, en habits blancs et roses, qui avaient l'air d'être enlevées par ces vilains gnômes. Après les confessions que je viens de faire, je puis avouer que pendant une ou deux minutes, et même encore un peu de temps après avoir compris ce que c'était, il me fallut un certain effort de volonté pour tenir ma lampe élevée au niveau de cette laide mascarade, à laquelle l'heure, le lieu et la clarté des torches donnaient une apparence vraiment surnaturelle.
C'étaient des gens du village, riches fermiers et petits bourgeois, qui fêtaient le mardi gras et venaient établir leur bal rustique dans la cellule de Maria-Antonia. Le bruit étrange, qui accompagnait leur marche était celui des castagnettes, dont plusieurs gamins, couverts de masques sales et hideux, jouaient en même temps, et non sur un rythme coupé et mesuré, comme en Espagne, mais avec un roulement continu semblable à celui du tambour battant aux champs. Ce bruit, dont ils accompagnent leurs danses, est si sec et si âpre, qu'il faut du courage pour le supporter un quart d'heure. Quand ils sont en marche de fête, ils l'interrompent tout d'un coup pour chanter à l'unisson une coplita sur une phrase musicale qui recommence toujours et semble ne finir jamais; puis les castagnettes reprennent leur roulement, qui dure trois ou quatre minutes. Rien de plus sauvage que cette manière de se réjouir en se brisant le tympan avec le claquement du bois. La phrase musicale, qui n'est rien par elle-même, prend un grand caractère jetée ainsi à de longs intervalles, et par ces voix qui ont aussi un caractère très-particulier. Elles sont voilées dans leur plus grand éclat et traînantes dans leur plus grande animation.
Je m'imagine que les Arabes chantaient ainsi, et M. Tastu, qui a fait des recherches à cet égard, s'est convaincu que les principaux rhythmes majorquins, leurs fioritures favorites, que leur manière, en un mot, est de type et de tradition arabes14.
Note 14: (retour) Lorsque nous allions de Barcelone à Palma, par une nuit tiède et sombre, éclairée seulement par une phosphorescence extraordinaire dans le sillage du navire, tout le monde dormait à bord, excepté le timonier, qui pour résister au danger d'en faire autant, chanta toute la nuit, mais d'une voix si douce et si ménagée qu'on eût dit qu'il craignait d'éveiller les hommes de quart, ou qu'il était à demi endormi lui-même. Nous ne nous lassâmes point de l'écouter, car son chant était des plus étranges. Il suivait un rhythme et des modulations en dehors de toutes nos habitudes, et semblait laisser aller sa voix au hasard, comme la fumée du bâtiment, emportée et balancée par la brise. C'était une rêverie plutôt qu'un chant, une sorte de divagation nonchalante de la voix, où la pensée avait peu de part, mais qui suivait le balancement du navire, le faible bruit du remous, et ressemblait à une improvisation vague, renfermée pourtant dans des formes douces et monotones. Cette voix de la contemplation avait un grand charme.
Quand tous ces diables furent près de nous, ils nous entourèrent avec beaucoup de douceur et de politesse, car les Majorquins n'ont rien de farouche ni d'hostile, en général, dans leurs manières. Le roi Belzébuth daigna m'adresser la parole en espagnol, et me dit qu'il était avocat. Puis il essaya, pour me donner une plus haute idée encore de sa personne, de me parler en français, et, voulant me demander si je me plaisais à la Chartreuse, il traduisit le mot espagnol cartuxa par le mot français cartouche ce qui ne laissait pas de faire un léger contre-sens. Mais le diable majorquin n'est pas forcé de parler toutes les langues.
Leur danse n'est pas plus gaie que leur chant. Nous les suivîmes dans la cellule de Maria-Antonia, qui était décorée de petites lanternes de papier suspendues, en travers de la salle, à des guirlandes de lierre. L'orchestre, composé d'une grande et d'une petite guitare, d'une espèce de violon aigu et de trois ou quatre paires de castagnettes, commença à jouer les jotas et les fandangos indigènes, qui ressemblent à ceux de l'Espagne, mais dont le rhythme est plus original et le tour plus hardi encore.
Cette fête était donnée en l'honneur de Raphaël Torres, un riche tenancier du pays, qui s'était marié, peu de jours auparavant, avec une assez belle fille. Le nouvel époux fut le seul homme condamné à danser presque toute la soirée face à face avec une des femmes qu'il allait inviter tour à tour. Pendant ce duo, toute l'assemblée, grave et silencieuse, était assise par terre, accroupie à la manière des Orientaux et des Africains, l'alcalde lui-même, avec sa cape de moine et son grand bâton noir à tête d'argent.
Les boleros majorquins ont la gravité des ancêtres, et point de ces grâces profanes qu'on admire en Andalousie. Hommes et femmes se tiennent les bras étendus et immobiles, les doigts roulant avec précipitation et continuité sur les castagnettes. Le beau Raphaël dansait pour l'acquit de sa conscience. Quand il eut fait sa corvée, il alla s'asseoir en chien comme les autres, et les malins de l'endroit vinrent briller à leur tour. Un jeune gars, mince comme une guêpe, fit l'admiration universelle par la raideur de ses mouvements et des sauts sur place qui ressemblaient à des bonds galvaniques, sans éclairer sa figure du moindre éclair de gaieté. Un gros laboureur, très-coquet et très-suffisant, voulut passer la jambe et arrondir les bras à la manière espagnole; il fut bafoué, et il le méritait bien, car c'était la plus risible caricature qu'on pût voir. Ce bal rustique nous eût longtemps captivés, n'était l'odeur d'huile rance et d'ail qu'exhalaient ces messieurs et ces dames, et qui prenait réellement à la gorge.
Les déguisements de carnaval avaient moins d'intérêt pour nous que les costumes indigènes; ceux-là sont très-élégants et très-gracieux. Les femmes portent une sorte de guimpe blanche en dentelle ou en mousseline, appelée rebozillo, composée de deux pièces superposées; une qui est attachée sur la tête un peu en arrière, passant sous le menton comme une guimpe de religieuse, et qui se nomme rebozillo en amount; et l'autre qui flotte en pèlerine sur les épaules, et se nomme rebozillo en volant; les cheveux, séparés en bandeaux lissés sur le front, sont attachés derrière pour retomber en une grosse tresse qui sort du rebozillo, flotte sur le dos et se relève sur le côté, passée dans la ceinture. En négligé de la semaine, la chevelure non tressée reste flottante sur le dos en estoffade. Le corsage, en mérinos ou en soie noire, décolleté, à manches courtes, est garni, au-dessus du coude et sur les coutures du dos, de boutons de métal et de chaînes d'argent passées dans les boutons avec beaucoup de goût et de richesse. Elles ont la taille fine et bien prise, le pied très-petit et chaussé avec recherche dans les jours de fête. Une simple villageoise a des bas à jour, des souliers de satin, une chaîne d'or au cou, et plusieurs brasses de chaînes d'argent autour de la taille et pendantes à la ceinture. J'en ai vu beaucoup de fort bien faites, peu de jolies; leurs traits étaient réguliers comme ceux des Andalouses, mais leur physionomie plus candide et plus douce. Dans le canton de Soller, où je ne suis point allé, elles ont une grande réputation de beauté.
Les hommes que j'ai vus n'étaient pas beaux, mais ils le semblaient tous au premier abord, à cause du costume avantageux qu'ils portent. Il se compose, le dimanche, d'un gilet (guarde-pits) d'étoffe de soie bariolée, découpé en coeur et très-ouvert sur la poitrine, ainsi que la veste noire (sayo) courte et collante à la taille, comme un corsage de femme. Une chemise d'un blanc magnifique, attachée au cou et aux manches par une bandelette brodée, laisse le cou libre et la poitrine couverte de beau linge, ce qui donne toujours un grand lustre à la toilette. Ils ont la taille serrée dans une ceinture de couleur, et de larges caleçons bouffants comme les Turcs, en étoffes rayés, coton et soie, fabriquées dans le pays. Avec cela, ils ont des bas de fil blanc, noir ou fauve, et des souliers de peau de veau sans apprêt et sans teint. Le chapeau à larges bords, en poil de chat sauvage (morine), avec des cordons et des glands noirs en fil de soie et d'or, nuit au caractère oriental de cet ajustement. Dans les maisons, ils roulent autour de leur tête un foulard ou un mouchoir d'indienne, en manière de turban, qui leur sied beaucoup mieux. L'hiver, ils ont souvent une calotte de laine noire qui couvre leur tonsure; car ils se rasent, comme des prêtres, le sommet de la tête, soit par mesure de propreté, et Dieu sait que cela ne leur sert pas à grand'chose! soit par dévotion. Leur vigoureuse crinière bouffante, rude et crépue, flotte donc (autant que du crin peut flotter) autour de leur cou. Un trait de ciseau sur le front complète cette chevelure, taillée exactement à la mode du moyen âge, et qui donne de l'énergie à toutes les figures.
Dans les champs, leur costume, plus négligé, est plus pittoresque encore. Ils ont les jambes nues ou couvertes de guêtres de cuir jaune jusqu'aux genoux, suivant la saison. Quand il fait chaud, ils n'ont pour tout vêtement que la chemise et le pantalon bouffant. Dans l'hiver, ils se couvrent ou d'une cape grise qui a l'air d'un froc de moine, ou d'une grande peau de chèvre d'Afrique avec le poil en dehors. Quand ils marchent par groupes avec ces peaux fauves traversées d'une raie noire sur le dos, et tombant de la tête aux pieds, on les prendrait volontiers pour un troupeau marchant sur les pieds de derrière. Presque toujours, en se rendant aux champs ou en revenant à la maison, l'un d'eux marche en tête, jouant de la guitare ou de la flûte, et les autres suivent en silence, emboîtant le pas, et baissant le nez d'un air plein d'innocence et de stupidité. Ils ne manquent pourtant pas de finesse, et bien sot qui se fierait à leur mine.
Ils sont généralement grands, et leur costume, en les rendant très-minces, les fait paraître plus grands encore. Leur cou, toujours explosé à l'air, est beau et vigoureux; leur poitrine, libre de gilets étroits et de bretelles, est ouverte et bien développée; mais ils ont presque tous les jambes arquées.
Nous avons cru observer que les vieillards et les hommes mûrs étaient, sinon beaux dans leurs traits, du moins graves et d'un type noblement accentué. Ceux-là ressemblent tous à des moines, tels qu'on se les représente poétiquement. La jeune génération nous a semblé commune et d'un type grivois, qui rompt tout à coup la filiation. Les moines auraient-ils cessé d'intervenir dans l'intimité domestique depuis une vingtaine d'années seulement?
—Ceci n'est qu'une facétie de voyage.
II.
J'ai dit plus haut que je cherchais à surprendre le secret de la vie monastique dans ces lieux où sa trace était encore si récente. Je n'entends point dire par là que je m'attendisse à découvrir des faits mystérieux relatifs à la Chartreuse en particulier; mais je demandais à ces murs abandonnés de me révéler la pensée intime des reclus licencieux qu'ils avaient, durant des siècles, séparés de la vie humaine. J'aurais voulu suivre le fil amoindri ou rompu de la foi chrétienne dans ces âmes jetées là par chaque génération comme un holocauste à ce Dieu jaloux, auquel il avait fallu des victimes humaines aussi bien qu'aux dieux barbares. Enfin j'aurais voulu ranimer un chartreux du quinzième siècle et un du dix-neuvième pour comparer entre eux ces deux catholiques séparés dans leur foi, sans le savoir, par des abîmes, et demander à chacun ce qu'il pensait de l'autre.
Il me semblait que la vie du premier était assez facile à reconstruire avec vraisemblance dans ma pensée. Je voyais ce chrétien du moyen âge tout d'une pièce, fervent, sincère, brisé au coeur par le spectacle des guerres, des discordes et des souffrances de ses contemporains, fuyant cet abîme de maux et cherchant dans la contemplation ascétique à s'abstraire et à se détacher autant que possible d'une vie où la notion de la perfectibilité des masses n'était point accessible aux individus. Mais le chartreux du dix-neuvième siècle, fermant les yeux à la marche devenue sensible et claire de l'humanité, indifférent à la vie des autres hommes, ne comprenant plus ni la religion, ni le pape, ni l'église, ni la société, ni lui-même, et ne voyant plus dans sa Chartreuse qu'une habitation spacieuse, agréable et sûre, dans sa vocation qu'une existence assurée, l'impunité accordée à ses instincts, et un moyen d'obtenir, sans mérite individuel, la déférence et la considération des dévots, des paysans et des femmes, celui-là je ne pouvais me le représenter aussi aisément. Je ne pouvais faire une appréciation exacte de ce qu'il devait avoir eu de remords, d'aveuglement, d'hypocrisie ou de sincérité. Il était impossible qu'il y eût une foi réelle à l'Église romaine dans cet homme, à moins qu'il ne fût absolument dépourvu d'intelligence. Il était impossible aussi qu'il y eût un athéisme prononcé; car sa vie entière eût été un odieux mensonge, et je ne saurais croire à un homme complètement stupide ou complètement vil. C'est l'image de ses combats intérieurs, de ses alternatives de révolte et de soumission, de doute philosophique et de terreur superstitieuse que j'avais devant les yeux comme un enfer; et plus je m'identifiais avec ce dernier chartreux qui avait habité ma cellule avant moi, plus je sentais peser sur mon imagination frappée ces angoisses et ces agitations que je lui attribuais.
Il suffisait de jeter les yeux sur les anciens cloîtres et sur la Chartreuse moderne pour suivre la marche des besoins de bien-être, de salubrité et même d'élégance, qui s'étaient glissés dans la vie de ces anachorètes, mais aussi pour signaler le relâchement des moeurs cénobitiques, de l'esprit de mortification et de pénitence. Tandis que toutes les anciennes cellules étaient sombres, étroites et mal closes, les nouvelles étaient aérées, claires et bien construites. Je ferai la description de celle que nous habitions pour donner une idée de l'austérité de la règle des chartreux, même éludée et adoucie autant que possible.
Les trois pièces qui la composaient étaient spacieuses, voûtées avec élégance et aérées au fond par des rosaces à jour, toutes diverses et d'un très-joli dessin. Ces trois pièces étaient séparées du cloître par un retour sombre et fermé d'un fort battant de chêne. Le mur avait trois pieds d'épaisseur. La pièce du milieu était destinée à la lecture, à la prière, à la méditation, elle avait pour tout meuble un large siège à prie-Dieu et à dossier, de six ou huit pieds de haut, enfoncé et fixé dans la muraille. La pièce à droite de celle-ci était la chambre à coucher du chartreux; au fond était située l'alcôve, très-basse et dallée en dessus comme un sépulcre. La pièce de gauche était l'atelier de travail, le réfectoire, le magasin du solitaire. Une armoire située au fond avait un compartiment de bois qui s'ouvrait en lucarne sur le cloître, et par où on lui faisait passer ses aliments. Sa cuisine consistait en deux petits fourneaux situés au dehors, mais non plus, suivant la règle absolue, en plein air: une voûte ouverte sur le jardin protégeait contre la pluie le travail culinaire du moine, et lui permettait de s'adonner à cette occupation un peu plus que le fondateur ne l'aurait voulu. D'ailleurs une cheminée introduite dans cette troisième pièce annonçait bien d'autres relâchements, quoique la science de l'architecte n'eût pas été jusqu'à rendre cette cheminée praticable.
Tout l'appartement avait en arrière, à la hauteur des rosaces, un boyau long, étroit et sombre, destiné à l'aération de la cellule, et au-dessus un grenier pour serrer le maïs, les oignons, les fèves et autres frugales provisions d'hiver. Au midi, les trois pièces s'ouvraient sur un parterre dont l'étendue répétait exactement celle de la totalité de la cellule, qui était séparé des jardins voisins par des murailles de dix pieds, et s'appuyait sur une terrasse fortement construite, au-dessus d'un petit bois d'orangers, qui occupait ce gradin de la montagne. Le gradin inférieur était rempli d'un beau berceau de vignes, le troisième d'amandiers et de palmiers, et ainsi de suite jusqu'au fond du vallon, qui, ainsi que je l'ai dit, était un immense jardin.
Chaque parterre de cellule avait sur toute sa longueur à droite un réservoir en pierres de taille, de trois à quatre pieds de large sur autant de profondeur, recevant, par des canaux pratiqués dans la balustrade de la terrasse, les eaux de la montagne, et les déversant dans le parterre par une croix de pierre qui le coupait en quatre carrés égaux. Je n'ai jamais compris une telle provision d'eau pour abreuver la soif d'un seul homme, ni un tel luxe d'irrigation pour un parterre de vingt pieds de diamètre. Si on ne connaissait l'horreur particulière des moines pour le bain et la sobriété des moeurs majorquines à cet égard, on pourrait croire que ces bons chartreux passaient leur vie en ablutions comme des prêtres indiens.
Quant à ce parterre planté de grenadiers, de citronniers et d'orangers, entouré d'allées exhaussées en briques et ombragées, ainsi que le réservoir; de berceaux embaumés, c'était comme un joli salon de fleurs et de Verdure, où le moine pouvait se promener à pied sec les jours humides et rafraîchir ses gazons d'une nappe d'eau courante dans les jours brûlants, respirer au bord d'une belle terrasse le parfum des orangers, dont la cime touffue apportait sous ses yeux un dôme éclatant de fleurs et de fruits, et contempler, dans un repos absolu, le paysage à la fois austère et gracieux, mélancolique et grandiose, dont j'ai parlé déjà; enfin cultiver pour la volupté de ses regards des fleurs rares et précieuses, cueillir pour étancher sa soif les fruits les plus savoureux, écouter les bruits sublimes de la mer, contempler la splendeur des nuits d'été sous le plus beau ciel, et adorer l'Éternel dans le plus beau temple que jamais il ait ouvert à l'homme dans le sein de la nature. Telles me parurent au premier abord les ineffables jouissances du chartreux, telles je me les promis à moi-même en m'installant dans une de ces cellules qui semblaient avoir été disposées pour satisfaire les magnifiques caprices d'imagination ou de rêverie d'une phalange choisie de poëtes et d'artistes.
Mais quand on se représente l'existence d'un homme sans intelligence et par conséquent sans rêverie et sans méditation, sans foi peut-être, c'est-à-dire sans enthousiasme et sans recueillement, enfouie dans cette cellule aux murs massifs, muets et sourds, soumise aux abrutissantes privations de la règle, et forcée d'en observer la lettre sans en comprendre l'esprit, condamnée à l'horreur de la solitude, réduite à n'apercevoir que de loin, du haut des montagnes, l'espèce humaine rampant au fond de la vallée, à rester éternellement étrangère à quelques autres âmes captives, vouées au même silence, enfermées dans la même tombe, toujours voisines et toujours séparées, même dans la prière; enfin quand on se sent soi-même, être libre et pensant, conduit par sympathie à de certaines terreurs et à de certaines défaillances, tout cela redevient triste et sombre comme une vie de néant, d'erreur et d'impuissance.
Alors on comprend l'ennui incommensurable de ce moine pour qui la nature a épuisé ses plus beaux spectacles, et qui n'en jouit pas, parce qu'il n'a point un autre homme à qui faire partager sa jouissance; la tristesse brutale de ce pénitent qui ne souffre plus que du froid et du chaud, comme un animal, comme une plante; et le refroidissement mortel de ce chrétien chez qui rien ne ranime et ne vivifie l'esprit d'ascétisme. Condamné à manger seul, à travailler seul, à souffrir et à prier seul, il ne doit plus avoir qu'un besoin, celui d'échapper à cette épouvantable claustration; et l'on m'a dit que les derniers chartreux s'en faisaient si peu faute, que certains d'entre eux s'absentaient des semaines et des mois entiers sans qu'il fût possible au prieur de les faire rentrer dans l'ordre.
Je crains bien d'avoir fait une longue et minutieuse description de notre Chartreuse, sans avoir donné la moindre idée de ce qu'elle eut pour nous d'enchanteur au premier abord, et de ce qu'elle perdit de poésie à nos yeux quand nous l'eûmes bien interrogée. J'ai cédé, comme je fais toujours, à l'ascendant de mes souvenirs, et maintenant que j'ai tâché de communiquer mes impressions, je me demande pourquoi je n'ai pas pu dire en vingt lignes ce que j'ai dit en vingt pages, à savoir que le repos insouciant de l'esprit, et tout ce qui le provoque, paraissent délicieux à une âme fatiguée, mais qu'avec la réflexion ce charme s'évanouit. C'est qu'il n'appartient qu'au génie de tracer une vive et complète peinture en un seul trait de pinceau. Lorsque M. La Mennais visita les camaldules de Tivoli, il fut saisi du même sentiment, et il l'exprima en maître:
«Nous arrivâmes chez eux, dit-il, à l'heure de la prière commune. Ils nous parurent tous d'un âge assez avancé, et d'une stature au-dessus de la moyenne. Rangés des deux côtés de la nef, ils demeurèrent après l'office à genoux, immobiles, dans une méditation profonde. On eût dit que déjà ils n'étaient plus de la terre; leur tête chauve ployait sous d'autres pensées et d'autres soucis; nul mouvement d'ailleurs, nul signe extérieur de vie; enveloppés de leur long manteau blanc, ils ressemblaient à ces statues qui prient sur les vieux tombeaux.
«Nous concevons très-bien le genre d'attrait qu'a, pour certaines âmes fatiguées du monde et désabusées de ses illusions, cette existence solitaire. Qui n'a point aspiré à quelque chose de pareil? Qui n'a pas, plus d'une fois, tourné ses regards vers le désert et rêvé le repos en un coin de la forêt, ou dans la grotte de la montagne, près de la source ignorée où se désaltèrent les oiseaux du ciel?
«Cependant telle n'est pas la vraie destinée de l'homme: il est né pour l'action; il a sa tâche qu'il doit accomplir. Qu'importe qu'elle soit rude? n'est-ce point à l'amour qu'elle est proposée?» (Affaires de Rome.)
Cette courte page, si pleine d'images, d'aspirations, d'idées et de réflexions profondes, jetée comme par hasard au milieu du récit des explications de M. La Mennais avec le saint-siège, m'a toujours frappé, et je suis certain qu'un jour elle fournira à quelque grand peintre le sujet d'un tableau. D'un côté, les camaldules en prières, moines obscurs, paisibles, à jamais inutiles, à jamais impuissants, spectres affaissés, dernières manifestations d'un culte près de rentrer dans la nuit du passé, agenouillés sur la pierre du tombeau, froids et mornes comme elle; de l'autre, l'homme de l'avenir, le dernier prêtre, animé de la dernière étincelle du génie de l'Église, méditant sur le sort de ces moines, les regardant en artistes, les jugeant en philosophe. Ici, les lévites de la mort immobiles sous leurs suaires; là, l'apôtre de la vie, voyageur infatigable dans les champs infinis de la pensée, donnant déjà un dernier adieu sympathique à la poésie du cloître, et secouant de ses pieds la poussière de la ville des papes, pour s'élancer dans la voie sainte de la liberté morale.
Je n'ai point recueilli d'autres faits historiques sur ma Chartreuse que celui de la prédication de saint Vincent Ferrier à Valldemosa, et c'est encore à M. Tastu que j'en dois la relation exacte. Cette prédication fut l'événement important de Majorque en 1413, et il n'est pas sans intérêt d'apprendre avec quelle ardeur on désirait un missionnaire dans ce temps-là, et avec quelle solennité on le recevait.
«Dès l'année 1409, les Mallorquins, réunis en grande assemblée, décidèrent qu'on écrirait à maître Vincent Ferrer, ou Ferrier, pour l'engager à venir prêcher à Mallorca. Ce fut don Louis de Prades, évêque de Mallorca, camerlingue du pape Benoît XIII (l'anti-pape Pierre de Luna), qui écrivit, en 1412, aux jurats de Valence une lettre pour implorer l'assistance apostolique de maître Vincent, et qui, l'année suivante, l'attendit à Barcelone et s'embarqua avec lui pour Palma. Dès le lendemain de son arrivée, le saint missionnaire commença ses prédications et ordonna des processions de nuit. La plus grande sécheresse régnait dans l'île; mais au troisième sermon de maître Vincent, la pluie tomba. Ces détails furent ainsi mandés au roi Ferdinand par son procureur royal don Pedro de Casaldaguila:
«Très-haut, très-excellent prince et victorieux seigneur, j'ai l'honneur de vous annoncer que maître Vincent est arrivé dans cette cité le premier jour de septembre, et qu'il y a été solennellement reçu. Le samedi au matin, il a commencé à prêcher devant une foule immense, qui l'écoute avec tant de dévotion, que toutes les nuits on fait des processions dans lesquelles on voit des hommes, des femmes et des enfants se flageller. Et comme depuis longtemps il n'était tombé de l'eau, le Seigneur Dieu, touché des prières des enfants et du peuple, a voulu que ce royaume, qui périssait par la sécheresse, vît tomber, dès le troisième sermon, une pluie abondante sur toute l'île, ce qui a beaucoup réjoui les habitants.
«Que Notre-Seigneur Dieu vous aide longues années, très-victorieux seigneur, et exhausse votre royale couronne.
«Mallorca, 11 septembre 1413.»
«La foule qui voulait entendre le saint missionnaire croissait de telle façon, que, ne pouvant l'admettre dans la vaste église du couvent de Saint-Dominique, on fut obligé de lui livrer l'immense jardin du couvent, en dressant des échafauds et abattant des murailles.
«Jusqu'au 3 octobre, Vincent Ferrier prêcha à Palma, d'où il partit pour visiter l'île. Sa première station fut à Valldemosa, dans le monastère qui devait le recevoir et le loger, et qu'il avait choisi sans doute en considération de son frère Boniface, général de l'ordre des chartreux. Le prieur de Valldemosa était venu le prendre à Palma et voyageait avec lui. A Valldemosa plus encore qu'à Palma, l'église se trouva trop petite pour contenir la foule avide. Voici ce que rapportent les chroniqueurs:
«La ville de Valldemosa garde la mémoire du temps où saint Vincent Ferrier y sema la divine parole. Sur le territoire de ladite ville se trouve une propriété qu'on appelle Son Gual; là se rendit le missionnaire, suivi d'une multitude infinie. Le terrain était vaste et uni; le tronc creusé d'un antique et immense olivier lui servit de chaire. Tandis que le saint prêchait du haut de l'olivier, la pluie vint à tomber en abondance. Le démon, promoteur des vents, des éclairs et du tonnerre, semblait vouloir forcer les auditeurs à quitter la place pour se mettre à l'abri, ce que faisaient déjà quelques-uns d'entre eux, lorsque Vincent leur commanda de ne pas bouger, se mit en prière, et à l'instant un nuage s'étendit comme un dais sur lui et sur ceux qui l'écoutaient, tandis que ceux qui étaient restés travaillant dans le champ voisin furent obligés de quitter leur ouvrage.
«Le vieux tronc existait encore il n'y a pas un siècle, car nos ancêtres l'avaient religieusement conservé. Depuis, les héritiers de la propriété de Son Gual ayant négligé de s'occuper de cet objet sacré, le souvenir s'en effaça. Mais Dieu ne voulut pas que la chaire rustique de saint Vincent fût à jamais perdue. Des domestiques de la propriété, ayant voulu faire du bois, jetèrent leur vue sur l'olivier et se mirent en devoir de le dépecer; mais les outils se brisaient à l'instant, et, comme la nouvelle en vint aux oreilles des anciens, on cria au miracle, et l'olivier sacré resta intact. Il arriva plus tard que cet arbre se fendit en trente-quatre morceaux; et, quoique à portée de la ville, personne n'osa y toucher, le respectant comme une relique.
«Cependant le saint prédicateur allait prêchant dans les moindres hameaux, guérissant le corps et l'âme des malheureux. L'eau d'une fontaine qui coule dans les environs de Valldemosa était le seul remède ordonné par le saint. Cette fontaine ou source est connue encore sous le nom de Sa bassa Ferrera.
«Saint Vincent passa six mois dans l'île, d'où il fut rappelé par Ferdinand, roi d'Aragon, pour l'aider à éteindre le schisme qui désolait l'Occident. Le saint missionnaire prit congé des Mallorquins dans un sermon qu'il prêcha le 22 février 1414 à la cathédrale de Palma; et après avoir béni son auditoire, il partit pour s'embarquer, accompagné des jurés, de la noblesse, et de la multitude du peuple, opérant bien des miracles, comme le racontent les chroniques, et comme la tradition s'en est perpétuée jusqu'à ce jour aux îles Baléares.»
Cette relation qui ferait sourire mademoiselle Fanny Eissler, donne lieu à une remarque de M. Tastu, curieuse sous deux rapports: le premier, en ce qu'elle explique fort naturellement un des miracles de saint Vincent Ferrier; le second, en ce qu'elle confirme un fait important dans l'histoire des langues. Voici cette note:
«Vincent Ferrier écrivait ses sermons en latin, et les prononçait en langue limosine. On a regardé comme un miracle cette puissance du saint prédicateur, qui faisait qu'il était compris de ses auditeurs quoique leur parlant un idiome étranger. Rien n'est pourtant plus naturel, si on se reporte au temps où florissait maître Vincent. A cette époque, la langue romane des trois grandes contrées du nord, du centre et du midi, était, à peu de chose près, la même; les peuples et les lettrés surtout s'entendaient très-bien. Maître Vincent eut des succès en Angleterre, en Écosse, en Irlande, à Paris, en Bretagne, en Italie, en Espagne, aux îles Baléares; c'est que dans toutes ces contrées on comprenait, si on ne la parlait, une langue romane, soeur, parente ou alliée de la langue valencienne, la langue maternelle de Vincent Ferrier.
«D'ailleurs, le célèbre missionnaire n'était-il pas le contemporain du poète Chaucer, de Jean Froissart, de Christine de Pisan, de Boccace, d'Ausias-March, et de tant d'autres célébrités européennes15?»
Note 15: (retour)Les peuples baléares parlent l'ancienne langue romane limosine, cette langue que M. Raynouard, sans examen, sans distinction, a comprise dans la langue provençale. De toutes les langues romanes, la mallorquine est celle qui a subi le moins de variations, concentrée qu'elle est dans ses îles, où elle est préservée de tout contact étranger. Le languedocien, aujourd'hui même dans son état de décadence, le gracieux patois languedocien de Montpellier et de ses environs, est celui qui offre le plus d'analogie avec le mallorquin ancien et moderne. Cela s'explique par les fréquents séjours que les rois d'Aragon faisaient avec leur cour dans la ville de Montpellier. Pierre II, tué à Muret (1243) en combattant Simon de Montfort, avait épousé Marie, fille d'un comte de Montpellier, et eut de ce mariage Jaime Ier, dit le Conquistador qui naquit dans cette ville et y passa les premières années de son enfance. Un des caractères qui distinguent l'idiome mallorquin des autres dialectes romans de la langue d'oc, ce sont les articles de sa grammaire populaire, et, chose à remarquer, ces articles se trouvent pour la plupart dans la langue vulgaire de quelques localités de l'île de Sardaigne. Indépendamment de l'article lo masculin, le, et la féminin, la, le mallorquin a les articles suivants:
MASCULIN.—Singulier: So, le; sos, les, au pluriel.
FÉMININ.—Singulier: Sa, la; sas, les, au pluriel.
MASCULIN ET FÉMININ.—Singulier: Es, els, les, au pluriel.
MASCULIN.—Singulier: En, le; na, la, au féminin singulier; nas, les, au féminin pluriel.
Nous devons déclarer en passant que ces articles, quoique d'un usage antique, n'ont jamais été employés dans les instruments qui datent de la conquête des Baléares par les Aragonais; c'est-à-dire que dans ces îles, comme dans les contrées italiques, deux langues régnaient simultanément: la rustique, plebea, à l'usage des peuples (celle-là change peu); et la langue académique littéraire, autica illustra, que le temps, la civilisation ou le génie épurent ou perfectionnent. Ainsi, aujourd'hui, le castillan est la langue littéraire des Espagnes; cependant chaque province a conservé pour l'usage journalier son dialecte spécial. A Mallorca, le castillan n'est guère employé que dans les circonstances officielles; mais dans la vie habituelle, chez le peuple comme chez les grands seigneurs, vous n'entendrez parler que le mallorquin. Si vous passez devant le balcon où une jeune fille, une Allote (du mauresque aila, lella) arrose ses fleurs, c'est dans son doux idiome national que vous l'entendez chanter:
Sas alloles, tots es diamenges,
Quan no tenen res mes que fer,
Van a regar es claveller,
Dihent-li: Veu! ja que no menjes!
«Les jeunes filles, tous les dimanches,
Lorsqu'elles n'ont rien de mieux à faire
Vont arroser le pot d'oeillets,
Et lui disent: Bois, puisque tu ne manges pas!»
La musique qui accompagne les paroles de la jeune fille est rythmée à la mauresque, dans un ton tristement cadencé qui vous pénètre et vous fait rêver. Cependant la mère prévoyante qui a entendu la jeune fille ne manque pas de lui répondre:
Allotes, filau! filau!
Que sa camya se riu;
Y sino l'apadassau,
No v's arribar 'a s'estiu!
«Fillettes, filez! filez!
Car la chemise va s'usant (littéralement, la chemise rit).
Et si vous n'y mettez une pièce,
Elle ne pourra vous durer jusqu'à l'été.»
Le mallorquin, surtout dans la bouche des femmes, a pour l'oreille des étrangers une charme particulier de suavité et de grâce. Lorsqu'une Mallorquine vous dit des paroles d'adieu, si doucement mélodieuses: «Bona nit tengua! es meu cô na basta per di ti: Adios!» «Bonne nuit! mon coeur ne suffit pas à vous dire; Adieu» il semble qu'on pourrait noter la molle cantilène comme une phrase musicale.
Après ces échantillons de la langue vulgaire mallorquine, je me permettrai de citer un exemple de l'ancienne langue académique. C'est le Mercader mallorqui (le marchand mallorquin), troubadour du quatorzième siècle, qui chante les rigueurs de sa dame et prend ainsi congé d'elle:
Cercats d'uy may, jà siats bella e pros,
'quels vostres pres, e laus, e ris plesents,
Car vengut es lo temps que m'aureis mens,
Ne m'aucirà vostre 'sguard amoros,
Ne la semblança gaya;
Car trobat n'ay
Altra quel m'play
Sol que lui playa!
Altra, sens vos, per que l'in volray be,
E tindr' en cor s'amor, que 'xi s'conve.
«Cherchez désormais, quoique vous soyez belle et noble
Ces mérites, ces louanges, ces sourires charmants qui n'étaient que pour vous;
Or le temps est venu où vous m'aurez moins près de vous.
Votre regard d'amour ne pourra plus me tuer,
Ni votre feinte gaieté
Car j'ai trouvé
Une autre qui me plaît:
Si je pouvais seulement lui plaire!
Une autre, non plus vous, ce dont je lui saurai gré,
De qui l'amour me sera cher: ainsi dois-je faire»
Les Mallorquins, comme tous les peuples méridionaux, sont naturellement musiciens et poëtes, ou, comme disaient leurs ancêtres, troubadours, troubadors, ce que nous pourrions traduire par improvisateurs. L'île de Mallorca en compte encore plusieurs qui ont une réputation méritée, entre autres les deux qui habitent Soller. C'est à ces troubadors que s'adressent ordinairement les amants heureux ou malheureux. Moyennant finance, et d'après les renseignements qu'on leur a donnés, les troubadours vont sous les balcons des jeunes filles, à une heure avancée de la nuit, chantant les coblets improvisées sur le ton de l'éloge ou de la plainte, quelquefois même l'injure, que leur font adresser ceux qui paient le poëte-musicien. Les étrangers peuvent se donner ce plaisir, qui ne tire pas à conséquence dans l'île de Mallorca.
(Note de M. Tustu)
III
Je ne puis continuer mon récit sans achever de compulser les annales dévotes de Valldemosa; car, ayant à parler de la piété fanatique des villageois avec lesquels nous fûmes en rapport, je dois mentionner la sainte dont ils s'enorgueillissent et dont ils nous ont montré la maison rustique.
«Valldemosa est aussi la patrie de Catalina Tomas, béatifiée en 1792 par le pape Pie VI. La vie de cette sainte fille a été écrite plusieurs fois, et en dernier lieu par le cardinal Antonio Despuig. Elle offre plusieurs traits d'une gracieuse naïveté. Dieu, dit la légende, ayant favorisé sa servante d'une raison précoce, on la vit observer rigoureusement les jours de jeûne, bien avant l'âge où l'Église les prescrit. Dès ses premiers ans elle s'abstint de faire plus d'un repas par jour. Sa dévotion à la passion du Rédempteur et aux douleurs de sa sainte mère était si fervente, que dans ses promenades elle récitait continuellement le rosaire, se servant, pour compter les dizaines, des feuilles des oliviers ou des lentisques. Son goût pour la retraite et les exercices religieux, son éloignement pour les bals et les divertissements profanes, l'avaient fait surnommer la viejecita, la petite vieille. Mais sa solitude et son abstinence étaient récompensées par les visites des anges et de toute la cour céleste: Jésus-Christ, sa mère et les saints se faisaient ses domestiques; Marie la soignait dans ses maladies; saint Bruno la relevait dans ses chutes; saint Antoine l'accompagnait dans l'obscurité de la nuit, portant et remplissant sa cruche à la fontaine; sainte Catherine sa patronne accommodait ses cheveux et la soignait en tout comme eût fait une mère attentive et vigilante; saint Côme et saint Damien guérissaient les blessures qu'elle avait reçues dans ses luttes avec le démon, car sa victoire n'était pas sans combat; enfin saint Pierre et saint Paul se tenaient à ses côtés pour l'assister et la défendre dans les tentations.
«Elle embrassa la règle de saint Augustin dans le monastère de Sainte-Madeleine de Palma, et fut l'exemple des pénitentes, et, comme le chante l'Église en ses prières, obéissante, pauvre, chaste et humble. Ses historiens lui attribuent l'esprit de prophétie et le don des miracles. Ils rapportent que, pendant qu'on faisait à Mallorca des prières publiques pour la santé du pape Pie V, un jour Catalina les interrompit tout à coup en disant qu'elles n'étaient plus nécessaires, puisqu'à cette même heure le pontife venait de quitter ce monde, ce qui se trouva vrai.
«Elle mourut le 5 avril 1574, en prononçant ces paroles du Psalmiste:—«Seigneur, je remets mon esprit entre vos mains.»
«Sa mort fut regardée comme une calamité publique; on lui rendit les plus grands honneurs. Une pieuse dame de Mallorca, dona Juana de Pochas, remplaça le sépulcre en bois dans lequel on avait déposé d'abord la sainte fille par un autre en albâtre magnifique qu'elle commanda à Gênes; elle institua en outre, par son testament, une messe pour le jour de la translation de la bienheureuse, et une autre pour le jour de sainte Catherine sa patronne; elle voulut qu'une lampe brûlât perpétuellement sur son tombeau.
«Le corps de cette sainte fille est conservé aujourd'hui dans le couvent des religieuses de la paroisse Sainte-Eulalie, où le cardinal Despuig lui a consacré un autel et un service religieux.»
J'ai rapporté complaisamment toute cette petite légende, parce qu'il n'entre pas du tout dans mes idées de nier la sainteté, et je dis la sainteté véritable et de bon aloi, des âmes ferventes. Quoique l'enthousiasme et les visions de la petite montagnarde de Valldemosa n'aient plus le même sens religieux et la même valeur philosophique que les inspirations et les extases des saints du beau temps chrétien, la viejecita Tomasa n'en est pas moins une cousine germaine de la poétique bergère sainte Geneviève et de la bergère sublime Jeanne d'Arc. En aucun temps l'Église romaine n'a refusé de marquer des places d'honneur dans le royaume des cieux aux plus humbles enfants du peuple; mais les temps sont venus où elle condamne et rejette ceux des apôtres qui veulent agrandir la place du peuple dans le royaume de la terre. La pagesa Catalina était obéissante, pauvre, chaste et humble: les pages valldemosans ont si peu profité de ses exemples et si peu compris sa vie, qu'ils voulurent un jour lapider mes enfants parce que mon fils dessinait les ruines du couvent, ce qui leur parut une profanation. Ils faisaient comme l'Église, qui d'une main allumait les bûchers de l'auto-da-fé et de l'autre encensait l'effigie de ses saints et de ses bienheureux.
Ce village de Valldemosa, qui se targue du droit de s'appeler ville dès le temps des Arabes, est situé dans le giron de la montagne, de plain-pied avec la Chartreuse, dont il semble être une annexe. C'est un amas de nids d'hirondelles de mer; il est dans une silo presque inaccessible, et ses habitants sont pour la plupart des pêcheurs qui partent le matin pour ne rentrer qu'à la nuit. Pendant tout le jour, le village est rempli de femmes, les plus babillardes du monde, que l'on voit sur le pas des portes, occupées à rapetasser les filets ou les chausses de leurs maris, en chantant à tue-tête. Elles sont aussi dévotes que les hommes; mais leur dévotion est moins intolérante, parce, qu'elle est plus sincère. C'est une supériorité que, là comme partout, elles ont sur l'autre sexe. En général, l'attachement des femmes aux pratiques du culte est une affaire d'enthousiasme, d'habitude ou de conviction, tandis que chez les hommes c'est le plus souvent une affaire d'ambition ou d'intérêt. La France en a offert une assez forte prouve sous les règnes de Louis XVIII et de Charles X, alors que l'on achetait les grands et les petits emplois de l'administration et de l'armée avec un billet de confession ou une messe.
L'attachement des Majorquins pour les moines est fondé sur des motifs de cupidité; et je ne saurais mieux le faire comprendre qu'en citant l'opinion de M. Marliani opinion d'autant plus digne de confiance qu'en général l'historien de l'Espagne moderne se montre opposé à la mesure de 1836 relative à l'expulsion subite des moines.
«Propriétaires bienveillants, dit-il, et peu soucieux de leur fortune, ils avaient créé des intérêts réels entre eux et les paysans; les colons qui travaillaient les biens des couvents n'éprouvaient pas de grandes rigueurs, quant à la quotité comme à la régularité des fermages. Les moines, sans avenir, ne thésaurisaient pas, et du moment où les biens qu'ils possédaient suffisaient aux exigences de l'existence matérielle de chacun d'eux, ils se montraient fort accommodants pour tout le reste. La brusque spoliation des moines blessait donc les calculs de fainéantise et d'égoïsme des paysans: ils comprirent fort bien que le gouvernement et le nouveau propriétaire seraient plus exigeants qu'une corporation de parasites sans intérêts de famille ni de société. Les mendiants qui pullulaient aux portes du réfectoire ne reçurent plus les restes d'oisifs repus.»
Le carlisme des paysans majorquins ne peut s'expliquer que par des raisons matérielles; car il est impossible, d'ailleurs, de voir une province moins liée à l'Espagne par un sentiment patriotique, ni une population moins portée à l'exaltation politique. Au milieu des voeux secrets qu'ils formaient pour la restauration des vieilles coutumes, ils étaient cependant effrayés de tout nouveau bouleversement, quel qu'il pût être; et l'alerte qui avait fait mettre l'île en état de siège, à l'époque de nôtre séjour, n'avait guère moins effrayé les partisans se don Carlos à Majorque que les défenseurs de la reine Isabelle. Cette alerte est un fait qui peint assez bien, je ne dirai pas la poltronnerie des Majorquins (je les crois très-capables de faire des bons soldats), mais les anxiétés produites par le souci de la propriété et l'égoïsme du repos.
Un vieux prêtre rêva une nuit que sa maison était envahie par des brigands; il se lève tout effaré, sous l'impression de ce cauchemar, et réveille sa servante; celle-ci partage sa terreur, et, sans savoir de quoi il s'agit, réveille tout le voisinage par ses cris. L'épouvante se répand dans tout le hameau, et de là dans toute l'île. La nouvelle du débarquement de l'armée carliste s'empare de toutes les cervelles, et le capitaine-général reçoit la déposition du prêtre, qui, soit la honte de se dédire, soit le délire d'un esprit frappé, affirme qu'il a vu les carlistes. Sur-le-champ toutes les mesures furent prises pour faire face au danger: Palma fut déclarée en état de siège, et toutes les forces militaires de l'île furent mises sur pied.
Cependant rien ne parut, aucun buisson ne bougea, aucune trace d'un pied étranger ne s'imprima, comme dans l'île de Robinson, sur le sable du rivage. L'autorité punit le pauvre prêtre de l'avoir rendue ridicule, et, au lieu de l'envoyer promener comme un visionnaire, l'envoya en prison comme un séditieux. Mais les mesures de précautions ne furent pas révoquées, et, lorsque nous quittâmes Majorque, à l'époque des exécutions de Maroto, l'état de siège durait encore.
Rien de plus étrange que l'espèce de mystère que les Majorquins semblaient vouloir se faire les uns aux autres des événements qui bouleversaient alors la face de l'Espagne. Personne n'en parlait, si ce n'est en famille et à voix basse. Dans un pays où il n'y a vraiment ni méchanceté ni tyrannie, il est inconcevable de voir régner une méfiance aussi ombrageuse. Je n'ai rien lu de si plaisant que les articles du journal de Palma, et j'ai toujours regretté de n'en avoir pas emporté quelques numéros pour échantillons de la polémique majorquine. Mais voici, sans exagération, la forme dans laquelle, après avoir rendu compte des faits, on en commentait le sens et l'authenticité:
«Quelque prouvés que puissent paraître ces événements aux yeux des personnes disposées à les accueillir, nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs d'en attendre la suite avant de les juger. Les réflexions qui se présentent à l'esprit en présence de pareils faits demandent à être mûries, dans l'attente d'une certitude que nous ne voulons pas révoquer en doute, mais que nous ne prendrons pas sur nous de hâter par d'imprudentes assertions. Les destinées de l'Espagne sont enveloppées d'un voile qui ne tardera pas à être soulevé, mais auquel nul ne doit porter avant le temps une main imprudente. Nous nous abstiendrons jusque-là d'émettre notre opinion, et nous conseillerons à tous les esprits sages de ne point se prononcer sur les actes des divers partis, avant d'avoir vu la situation se dessiner plus nettement,» etc.
La prudence et la réserve sont, de l'aveu même des Majorquins, la tendance dominante de leur caractère. Les paysans ne vous rencontrent jamais dans la campagne sans échanger avec vous un salut; mais si vous leur adressez une parole de plus sans être connu d'eux, ils se gardent bien de vous répondre, quand même vous parleriez leur patois. Il suffit que vous ayez un air étranger pour qu'ils vous craignent et se détournent du chemin pour vous éviter.
Nous eussions pu vivre cependant en bonne intelligence avec ces braves gens, si nous eussions fait acte de présence à leur église. Ils ne nous eussent pas moins rançonnés en toute occasion, mais nous eussions pu nous promener au milieu de leurs champs sans risquer d'être atteints de quelque pierre à la tête au détour d'un buisson. Malheureusement cet acte de prudence ne nous vint pas à l'esprit dans les commencements, et nous restâmes presque jusqu'à la fin sans savoir combien notre manière d'être les scandalisait. Ils nous appelaient païens, mahométans et juifs; ce qui est pis que tout, selon eux. L'alcade nous signalait à la désapprobation de ses administrés; je ne sais pas si le curé ne nous prenait point pour texte de ses sermons. La blouse et le pantalon de ma fille les scandalisaient beaucoup aussi. Ils trouvaient fort mauvais qu'une jeune personne de neuf ans courût les montagnes déguisée en homme. Ce n'étaient pas seulement les paysans qui affectaient cette pruderie.
Le dimanche, le cornet à bouquin qui retentissait dans le village et sur les chemins pour avertir les retardataires de se rendre aux offices nous poursuivait en vain dans la Chartreuse. Nous étions sourds, parce que nous ne comprenions pas, et quand nous eûmes compris, nous le fûmes encore davantage. Ils eurent alors un moyen de venger la gloire de Dieu, qui n'était pas chrétien du tout. Ils se liguèrent entre eux pour ne nous vendre leur poisson, leurs oeufs et leurs légumes qu'à des prix exorbitants. Ils ne nous fut permis d'invoquer aucun tarif, aucun usage. A la moindre observation: Vous n'en voulez pas? disait le pages d'un air de grand d'Espagne, en remettant ses oignons ou ses pommes de terre dans sa besace; vous n'en aurez pas. Et il se retirait majestueusement, sans qu'il fût possible de le faire revenir pour entrer en composition. Il nous faisait jeûner pour nous punir d'avoir marchandé.
Il fallait jeûner en effet. Point de concurrence ni de rabais entre les vendeurs. Celui qui venait le second demandait le double, et le troisième demandait le triple, si bien qu'il fallait être à leur merci et mener une vie d'anachorètes, plus dispendieuse que n'eût été à Paris une vie de prince. Nous avions la ressource de nous approvisionner à Palma par l'intermédiaire du cuisinier du consul, qui fut notre providence, et dont, si j'étais empereur romain, je voudrais mettre le bonnet de coton au rang des constellations. Mais les jours de pluie, aucun messager ne voulait se risquer sur les chemins, à quelque prix que ce fût; et comme il plut pendant deux mois, nous eûmes souvent du pain comme du biscuit de mer et de véritables dîners de chartreux.
C'eût été une contrariété fort mince si nous eussions tous été bien portants. Je suis fort sobre et même stoïque par nature à l'endroit du repas. Le splendide appétit de mes enfants faisait flèche de tout bois et régal de tout citron vert. Mon fils, que j'avais emmené frêle et malade, reprenait à la vie comme par miracle, et guérissait une affection rhumatismale des plus graves, en courant dès le matin, comme un lièvre échappé, dans les grandes plantes de la montagne, mouillé jusqu'à la ceinture. La Providence permettait à la bonne nature de faire pour lui ces prodiges; c'était bien assez d'un malade.
Mais l'autre, loin de prospérer avec l'air humide et les privations dépérissait d'une manière effrayante. Quoiqu'il fut condamné par toute la faculté de Palma, il n'avait aucune affection chronique; mais l'absence de régime fortifiant l'avait jeté, à la suite d'un catarrhe, dans un état de langueur dont il ne pouvait se relever. Il se résignait, comme on sait se résigner pour soi-même; nous, nous ne pouvions pas nous résigner pour lui, et je connus pour la première fois de grands chagrins pour de petites contrariétés, la colère pour un bouillon poivré ou chippé par les servantes, l'anxiété pour un pain frais qui n'arrivait pas, ou qui s'était changé en éponge en traversant le torrent sur les flancs d'un mulet. Je ne me souviens certainement pas de ce que j'ai mangé à Pise ou à Trieste, mais je vivrais cent ans, que je n'oublierais pas l'arrivée du panier aux provisions à la Chartreuse. Que n'eussé-je pas donné pour avoir un consommé et un verre de bordeaux à offrir tous les jours à notre malade! Les aliments majorquins, et surtout la manière dont ils étaient apprêtés, quand nous n'y avions pas l'oeil et la main, lui causaient un invincible dégoût. Dirai-je jusqu'à quel point ce dégoût était fondé? Un jour qu'on nous servait un maigre poulet, nous vîmes sautiller sur son dos fumant d'énormes maîtres Floh, dont Hoffmann eût fait autant de malins esprits, mais que certainement il n'eût pas mangés en sauce. Mes enfants furent pris d'un si bon rire d'enfants qu'ils faillirent tomber sous la table.
Le fond de la cuisine majorquine est invariablement le cochon sous toutes les formes et sous tous les aspects. C'est là qu'eût été de saison le dicton du petit Savoyard faisant l'éloge de sa gargote, et disant avec admiration qu'on y mange cinq sortes de viandes, à savoir: du cochon, du porc, du lard, du jambon et du salé. A Majorque, on fabrique, j'en suis sûr, plus de deux mille sortes de mets avec le porc, et au moins deux cents espèces de boudins, assaisonnés d'une telle profusion d'ail, de poivre, de piment et d'épices corrosives de tout genre, qu'on y risque la vie à chaque morceau. Vous voyez paraître sur la table vingt plats qui ressemblent à toutes sortes de mets chrétiens: ne vous y fiez pas cependant; ce sont des drogues infernales cuites par le diable, en personne. Enfin vient au dessert une tarte en pâtisserie de fort bonne mine, avec des tranches de fruit qui ressemblent à des oranges sucrées; c'est une tourte de cochon à l'ail, avec des tranches de tomatigas, de pommes d'amour et de piment, le tout saupoudré de sel blanc que vous prendriez pour du sucre à son air d'innocence. Il y a bien des poulets, mais ils n'ont que la peau et les os. A Valldemosa, chaque graine qu'on nous eût vendue pour les engraisser eût été taxée sans doute un réal. Le poisson qu'on nous apportait de la mer était aussi plat et aussi sec que les poulets.
Un jour nous achetâmes un calmar de la grande espèce, pour avoir le plaisir de l'examiner. Je n'ai jamais vu d'animal plus horrible. Son corps était gros comme celui d'un dindon, ses yeux larges comme des oranges, et ses bras flasques et hideux, déroulés, avaient quatre à cinq pieds de long. Les pêcheurs nous assuraient que c'était un friand morceau. Nous ne fûmes point alléchés par sa mine, et nous en fîmes hommage à la Maria-Antonia, qui l'apprêta et le dégusta avec délices.
Si notre admiration pour le calmar fit sourire ces bonnes gens, nous eûmes bien notre tour quelques jours après. En descendant la montagne, nous vîmes les pages quitter leurs travaux et se précipiter vers des gens arrêtés sur le chemin, qui portaient dans un panier une paire d'oiseaux admirables, extraordinaires, merveilleux, incompréhensibles. Toute la population de la montagne fut mise en émoi par l'apparition de ces volatiles inconnus. «Qu'est-ce que cela mange?» se disait-on en les regardant. Et quelques-uns répondaient: «Peut-être que cela ne mange pas!—Cela vit-il sur terre ou sur mer?—Probablement cela vit toujours dans l'air.» Enfin les deux oiseaux avaient failli être étouffés par l'admiration publique, lorsque nous vérifiâmes que ce n'étaient ni des condors, ni des phénix, ni des hippogriffes, mais bien deux belles oies de basse-cour qu'un riche seigneur envoyait en présent à un de ses amis.
A Majorque comme à Venise, les vins liquoreux sont abondants et exquis. Nous avions pour ordinaire du moscatel aussi bon et aussi peu cher que le Chypre qu'on boit sur le littoral de l'Adriatique. Mais les vins rouges, dont la préparation est un art véritable, inconnu aux Majorquins, sont durs, noirs, brûlants, chargés d'alcool, et d'un prix plus élevé que notre plus simple ordinaire de France. Tous ces vins chauds et capiteux étaient fort contraires à notre malade, et même à nous, à telles enseignes que nous bûmes presque toujours de l'eau, qui était excellente. Je ne sais si c'est à la pureté de cette eau de source qu'il faut attribuer un fait dont nous fîmes bientôt la remarque: nos dents avaient acquis une blancheur que tout l'art des parfumeurs ne saurait donner aux Parisiens les plus recherchés. La cause en fut peut-être dans notre sobriété forcée. N'ayant pas de beurre, et ne pouvant supporter la graisse, l'huile nauséeuse et les procédés incendiaires de la cuisine indigène, nous vivions de viande fort maigre, de poisson et de légumes, le tout assaisonné, en fait de sauce, de l'eau du torrent à laquelle nous avions parfois le sybaritisme de mêler le jus d'une orange verte fraîchement cueillie dans notre parterre. En revanche, nous avions des desserts splendides: des patates de Malaga et des courges de Valence confites, et du raisin digne de la terre de Chanaan. Ce raisin, blanc ou rose, est oblong, et couvert d'une pellicule un peu épaisse, qui aide à sa conservation pendant toute l'année. Il est exquis, et on en peut manger tant qu'on veut sans éprouver le gonflement d'estomac que donne le nôtre. Le raisin de Fontainebleau est aqueux et frais; celui de Majorque est sucré et charnu. Dans l'un il y a à manger, dans l'autre à boire. Ces grappes, dont quelques-unes pesaient de vingt à vingt-cinq livres, eussent fait l'admiration d'un peintre. C'était notre ressource dans les temps de disette. Les paysans croyaient nous le vendre fort cher en nous le faisant payer quatre fois sa valeur; mais ils ne savaient pas que, comparativement au nôtre, ce n'était rien encore; et nous avions le plaisir de nous moquer les uns des autres. Quant aux figues de cactus, nous n'eûmes pas de discussion: c'est bien le plus détestable fruit que je sache.
Si les conditions de cette vie frugale n'eussent été, je le répète, contraires et même funestes à l'un de nous, les autres l'eussent trouvée fort acceptable en elle-même. Nous avions réussi même à Majorque, même dans une chartreuse abandonnée, même aux prises avec les paysans les plus rusés du monde, à nous créer une sorte de bien-être. Nous avions des vitres, des portes et un poêle, un poêle unique en son genre, que le premier forgeron de Palma avait mis un mois à forger, et qui nous coûta cent francs. C'était tout simplement un cylindre de fer avec un tuyau qui passait par la fenêtre. Il fallait bien une heure pour l'allumer, et à peine l'était-il, qu'il devenait rouge, et qu'après avoir ouvert longtemps les portes pour faire sortir la fumée, il fallait les rouvrir presque aussitôt pour faire sortir la chaleur. En outre, le soi-disant fumiste l'avait enduit à l'intérieur, en guise de mastic, d'une matière dont les Indiens enduisent leurs maisons et même leurs personnes par dévotion, la vache étant réputée chez eux, comme on sait, un animal sacré. Quelque purifiante pour l'âme que put être cette odeur sainte, j'atteste qu'au feu elle est peu délectable pour les sens. Pendant un mois que ce mastic mit à sécher, nous pûmes croire que nous étions dans un des cercles de l'enfer où Dante prétend avoir vu les adulateurs. J'avais beau chercher dans ma mémoire par quelle faute de ce genre j'avais pu mériter un pareil supplice, quel pouvoir j'avais encensé, quel pape ou quel roi j'avais encouragé dans son erreur par mes flatteries; je n'avais pas seulement un garçon de bureau ou un huissier de la chambre sur la conscience, pas même une révérence à un gendarme ou à un journaliste!
Heureusement le chartreux pharmacien nous vendit du benjoin exquis, reste de la provision de parfums dont on encensait naguère, dans l'église de son couvent, l'image de la Divinité; et cette émanation céleste combattit victorieusement, dans notre cellule, les exhalaisons du huitième fossé de l'enfer.
Nous avions un mobilier splendide: des lits de sangle irréprochables, des matelas peu mollets, plus chers qu'à Paris, mais neufs et propres, et de ces grands et excellents couvre-pieds en indienne ouatée et piquée que les juifs vendent assez bon marché à Palma. Une dame française, établie dans le pays, avait eu la bonté de nous céder quelques livres de plumes qu'elle avait fait venir pour elle de Marseille et dont nous avions fait deux oreillers à notre malade. C'était certes un grand luxe dans une contrée où les oies passent pour des êtres fantastiques, et ou les poulets ont des démangeaisons même en sortant de la broche.
Nous possédions plusieurs tables, plusieurs chaises de paille comme celles qu'on voit dans nos chaumières de paysans, et un sofa voluptueux en bois blanc avec des coussins de toile à matelas rembourrés de laine. Le sol, très-inégal et très-poudreux de la cellule, était couvert de ces nattes valenciennes à longues pailles qui ressemblent à un gazon jauni par le soleil, et de ces belles peaux de moutons à longs poils, d'une finesse et d'une blancheur admirables, qu'on prépare fort bien dans le pays.
Comme chez les Africains et les Orientaux, il n'y a point d'armoires dans les anciennes maisons de Majorque, et surtout dans les cellules de chartreux. On y serre ses effets dans de grands coffres de bois blanc. Nos malles de cuir jaune pouvaient passer là pour des meubles très-élégants. Un grand châle tartan bariolé, qui nous avait servi de tapis de pied en voyage, devint une portière somptueuse devant l'alcôve, et mon fils orna le poêle d'une de ces charmantes urnes d'argile de Felanitz, dont la forme et les ornements sont de pur goût arabe.
Felanitz est un village de Majorque qui mériterait d'approvisionner l'Europe de ces jolis vases, si légers qu'on les croirait de liège, et d'un grain si fin qu'on en prendrait l'argile pour une matière précieuse. On fait là de petites cruches d'une forme exquise dont on se sert, comme de carafes, et qui conservent l'eau dans un état de fraîcheur admirable. Cette argile est si poreuse que l'eau s'échappe à travers les flancs du vase, et qu'en moins d'une demi-journée il est vide. Je ne suis pas physicien le moins du monde, et peut-être la remarque que j'ai faite est plus que niaise; quant à moi, elle m'a semblé merveilleuse, et mon vase d'argile m'a souvent paru enchanté: nous le laissions rempli d'eau sur le poêle, dont la table en fer était presque toujours rouge, et quelquefois, quand l'eau s'était enfuie par les pores du vase, le vase, étant resté à sec, sur cette plaque brûlante, ne cassa point. Tant qu'il contenait une goutte d'eau, cette eau était d'un froid glacial, quoique la chaleur du poêle fit noircir le bois qu'on posait dessus.
Ce joli vase, entouré d'une guirlande de lierre cueillie sur la muraille extérieure, était plus satisfaisant pour des yeux d'artistes que toutes les dorures de nos Sèvres modernes. Le pianino de Pleyel, arraché aux mains des douaniers après trois semaines de pourparlers et quatre cents francs de contribution, remplissait la voûte élevée et retentissante de la cellule d'un son magnifique. Enfin, le sacristain avait consenti à transporter chez nous une belle grande chaise gothique sculptée en chêne, que les rats et les vers rongeaient dans l'ancienne chapelle des Chartreux, et dont le coffre nous servait de bibliothèque, en même temps que ses découpures légères et ses aiguilles effilées, projetant sur la muraille, au reflet de la lampe du soir, l'ombre de sa riche dentelle noire et de ses clochetons agrandis, rendaient à la cellule tout son caractère antique et monacal.
Le seigneur Gomez, notre ex-propriétaire de Son-Vent, ce riche personnage qui nous avait loué sa maison en cachette, parce qu'il n'était pas convenable qu'un citoyen de Majorque eût l'air de spéculer sur sa propriété, nous avait fait un esclandre et menacés d'un procès pour avoir brisé chez lui (estropeado) quelques assiettes de terre de pipe qu'il nous fit payer comme des porcelaines de Chine. En outre, il nous fit payer (toujours par menace) le badigeonnage et le repicage de toute sa maison, à cause de la contagion du rhume. A quelque chose malheur est bon, car il s'empressa de nous vendre le linge de maison qu'il nous avait loué; et, quoiqu'il fût pressé de se défaire de tout ce que nous avions touché, il n'oublia pas de batailler jusqu'à ce que nous eussions payé son vieux linge comme du neuf. Grâce à lui, nous ne fûmes donc pas forcés de semer du lin pour avoir un jour des draps et des nappes, comme ce seigneur italien qui accordait des chemises à ses pages.
Il ne faut pas qu'on m'accuse de puérilité parce que je rapporte des vexations dont, à coup sûr, je n'ai pas conservé plus de ressentiment que ma bourse de regret; mais personne ne contestera que ce qu'il y a de plus intéressant à observer en pays étranger, ce sont les hommes; et quand je dirai que je n'ai pas eu une seule relation d'argent, si petite qu'elle fût, avec les Majorquins, où je n'aie rencontré de leur part une mauvaise foi impudente et une avidité grossière; et quand j'ajouterai qu'ils étalaient leur dévotion devant nous en affectant d'être indignés de notre peu de foi, on conviendra que la piété des âmes simples, si vantée par certains conservateurs de nos jours, n'est pas toujours la chose la plus édifiante et la plus morale du monde, et qu'il doit être permis de désirer une autre manière de comprendre et d'honorer Dieu. Quant à moi, à qui l'on a tant rebattu les oreilles de ces lieux communs: que c'est un crime et un danger d'attaquer même une foi erronée et corrompue, parce que l'on n'a rien à mettre à la place; que les peuples qui ne sont point infectés du poison de l'examen philosophique et de la frénésie révolutionnaire sont seuls moraux, hospitaliers, sincères; qu'ils ont encore de la poésie, de la grandeur et des vertus antiques, etc., etc.!.... j'ai ri à Majorque un peu plus qu'ailleurs, je l'avoue, de ces graves objections. Lorsque je voyais mes petits enfants, élevés dans l'abomination de la désolation de la philosophie, servir et assister avec joie un ami souffrant, eux tout seuls, au milieu de cent soixante mille Majorquins qui se seraient détournés avec la plus dure inhumanité, avec la plus lâche terreur, d'une maladie réputée contagieuse, je me disais que ces petits scélérats avaient plus de raison et de charité que toute cette population de saints et d'apôtres. Ces pieux serviteurs de Dieu ne manquaient pas de dire que je commettais un grand crime en exposant mes enfants à la contagion, et que, pour me punir de mon aveuglement, le ciel leur enverrait la même maladie. Je leur répondais que, dans notre famille, si l'un de nous avait la peste, les autres ne s'écarteraient pas de son lit; que ce n'était pas l'usage en France, pas plus depuis la révolution qu'auparavant, d'abandonner les malades; que des prisonniers espagnols affectés des maladies les plus intenses et les plus pernicieuses avaient traversé nos campagnes du temps des guerres de Napoléon, et que nos paysans, après avoir partagé avec eux leur gamelle et leur linge, leur avaient cédé leur lit, et s'étaient tenus auprès pour les soigner, que plusieurs avaient été victimes de leur zèle, et avaient succombé à la contagion, ce qui n'avait pas empêché les survivants de pratiquer l'hospitalité et la charité: le Majorquin secouait la tête et souriait de pitié. La notion du dévouement envers un inconnu ne pouvait pas plus entrer dans sa cervelle que celle de la probité ou même de l'obligeance envers un étranger.
Tous les voyageurs qui ont visité l'intérieur de l'île ont été émerveillés pourtant de l'hospitalité et du désintéressement du fermier majorquin. Ils ont écrit avec admiration que, s'il n'y avait pas d'auberge en ce pays, il n'en était pas moins facile et agréable de parcourir des campagnes où une simple recommandation suffit pour qu'on soit reçu, hébergé et fêté gratis. Cette simple recommandation est un fait assez important, ce me semble. Ces voyageurs ont oublié de dire que toutes les castes de Majorque, et partant tous les habitants, sont dans une solidarité d'intérêts qui établit entre eux de bons et faciles rapports, où la charité religieuse et la sympathie humaine n'entrent cependant pour rien. Quelques mots expliqueront cette situation financière.
Les nobles sont riches quant au fonds, indigents quant au revenu, et ruinés grâce aux emprunts. Les juifs, qui sont nombreux, et riches en argent comptant, ont toutes les terres des chevaliers en portefeuille, et l'on peut dire que de fait l'île leur appartient. Les chevaliers ne sont plus que de nobles représentants chargés de se faire les uns aux autres, ainsi qu'aux rares étrangers qui abordent dans l'île, les honneurs de leurs domaines et de leurs palais. Pour remplir dignement ces fonctions élevées, ils ont recours chaque année à la bourse des juifs, et chaque année la boule de neige grossit. J'ai dit précédemment combien le revenu des terres est paralysé à cause du manque de débouchés et d'industrie; cependant il y a un point d'honneur pour les pauvres chevaliers à consommer lentement et paisiblement leur ruine sans déroger au luxe, je ferais mieux de dire à l'indigente prodigalité de leurs ancêtres. Les agioteurs sont donc dans un rapport continuel d'intérêts avec les cultivateurs, dont ils touchent en partie les fermages, en vertu des titres à eux concédés par les chevaliers.
Ainsi le paysan, qui trouve peut-être son compte à cette division dans sa créance, paie à son seigneur le moins possible et au banquier le plus qu'il peut. Le seigneur est dépendant et résigné, le juif est inexorable, mais patient. Il fait des concessions, il affecte une grande tolérance, il donne du temps, car il poursuit son but avec un génie diabolique: dès qu'il a mis sa griffe sur une propriété, il faut que pièce à pièce elle vienne toute à lui, et son intérêt est de se rendre nécessaire jusqu'à ce que la dette ait atteint la valeur du capital. Dans vingt ans il n'y aura plus de seigneurie à Majorque. Les juifs pourront s'y constituer à l'état de puissance, comme ils ont fait chez nous, et relever leur tête encore courbée et humiliée hypocritement sous les dédains mal dissimulés des nobles et l'horreur puérile et impuissante des prolétaires. En attendant, ils sont les vrais propriétaires du terrain, et le pagès tremble devant eux. Il se retourne vers son ancien maître avec douleur; et, tout en pleurant de tendresse, il tire à soi les dernières bribes de sa fortune. Il est donc intéressé à satisfaire ces deux puissances, et même à leur complaire en toutes choses, afin de n'être pas écrasé entre les deux.
Soyez donc recommandé à un pagès, soit par un noble, soit par un riche (et par quels autres le seriez-vous, puisqu'il n'y a point là de classe intermédiaire?), et à l'instant s'ouvrira devant vous la porte du pagès. Mais essayez de demander un verre d'eau sans cette recommandation, et vous verrez!
Et pourtant ce paysan majorquin a de la douceur, de la bonté, des moeurs paisibles, une nature calme et patiente. Il n'aime point le mal, il ne connaît pas le bien. Il se confesse, il prie, il songe sans cesse à mériter le paradis; mais il ignore les vrais devoirs de l'humanité. Il n'est pas plus haïssable qu'un boeuf ou un mouton, car il n'est guère plus homme que les êtres endormis dans l'innocence de la brute. Il récite des prières, il est superstitieux comme un sauvage; mais il mangerait son semblable sans plus de remords, si c'était l'usage de son pays, et s'il n'avait pas du cochon à discrétion. Il trompe, rançonne, ment, insulte et pille, sans le moindre embarras de conscience. Un étranger n'est pas un homme pour lui. Jamais il ne dérobera une olive à son compatriote: au-delà des mers l'humanité n'existe dans les desseins de Dieu que pour apporter de petits profits aux Majorquins.
Nous avions surnommé Majorque l'île des Singes, parce que, nous voyant environnés de ces bêtes sournoises, pillardes et pourtant innocentes, nous nous étions habitués à nous préserver d'elles sans plus de rancune et de dépit que n'en causent aux Indiens les jockos et les orangs espiègles et fuyards.
Cependant on ne s'habitue pas sans tristesse à voir des créatures revêtues de la forme humaine, et marquées du sceau divin, végéter ainsi dans une sphère qui n'est point celle de l'humanité présente. On sent bien que cet être imparfait est capable de comprendre, que sa race est perfectible, que son avenir est le même que celui des races plus avancées, et qu'il n'y a là qu'une question de temps, grande à nos yeux, inappréciable dans l'abîme de l'éternité. Mais plus on a le sentiment de cette perfectibilité, plus on souffre de la voir entravée par les chaînes du passé. Ce temps d'arrêt, qui n'inquiète guère la Providence, épouvante et contriste notre existence d'un jour. Nous sentons par le coeur, par l'esprit, par les entrailles, que la vie de tous les autres est liée à la nôtre, que nous ne pouvons point nous passer d'aimer ou d'être aimés, de comprendre ou d'être compris, d'assister et d'être assistés. Le sentiment d'une supériorité intellectuelle et morale sur d'autres hommes ne réjouit que le coeur des orgueilleux. Je m'imagine que tous les coeurs généreux voudraient, non s'abaisser pour se niveler, mais élever à eux, en un clin d'oeil, tout ce qui est au-dessous d'eux, afin de vivre enfin de la vraie vie de sympathie, d'échange, d'égalité et de communauté, qui est l'idéal religieux de la conscience humaine.
Je suis certain que ce besoin est au fond de tous les coeurs, et que ceux de nous qui le combattent et croient l'étouffer par des sophismes, en ressentent une souffrance étrange, amère, à laquelle ils ne savent pas donner un nom. Les hommes d'en bas s'usent ou s'éteignent quand ils ne peuvent monter; ceux d'en haut s'indignent et s'affligent de leur tendre vainement la main; et ceux qui ne veulent aider personne sont dévorés de l'ennui et de l'effroi de la solitude, jusqu'à ce qu'ils retombent dans un abrutissement qui les fait descendre au-dessous des premiers.