Un Jeune Officier Pauvre: fragments de journal intime rassemblés par son fils, Samuel Viaud.
[13]La _Couronne_ était envoyée à Salonique après l'assassinat des consuls de France et d'Allemagne.
À BORD DE LA COURONNE
Le Pirée, mai 1876.
Athènes est une ville d'Orient que je désirais connaître. J'ai réussi à pousser jusque-là, en compagnie de mon camarade l'ingénieur; nous n'avons pu y passer qu'une heure, et de nuit. Deux chevaux nous ont promenés ventre à terre dans Athènes, pendant une de ces belles nuits claires de la Grèce; nous avons rappelé à la hâte tous nos souvenirs classiques et, durant une heure, les vieux monuments ont défilé sous nos yeux, comme en rêve: les vieux temples de marbre pentélique, l'Acropole, les Propylées, le Parthénon. Les jardins embaumaient le myrte et les lauriers-roses...
Cette course au clocher nous a laissé une impression vive et délicieuse que nous n'aurions point connue si nous avions vu Athènes tranquillement et en plein jour, comme des touristes anglais...
LETTRE DE LA MÈRE DE PIERRE LOTI
Rochefort, lundi 1er mai 1876.
«Pourquoi, cher enfant (j'aime pourtant à te voir compter), pourquoi as-tu pris la peine de m'envoyer la note de tes dépenses? Je n'en critique aucune, je t'assure; je pense même qu'il est peu de jeunes gens lancés dans le monde qui en fassent aussi peu que toi, et je ne cesse de déplorer les si lourdes charges que tu as à supporter!
»Je ne puis me défendre d'un peu d'inquiétude quand tu me caches quelque chose; mais d'un autre côté j'aime tant à te voir t'épancher avec ta sœur, il me semble de si bon augure que tu lui redonnes toute ta confiance, que je suis loin, je t'assure, de me plaindre de ces lettres particulières. Seulement si tu as de nouveaux ennuis, ou quelque secret à confier à ta sœur, je ne saurais trop te recommander de serrer avec soin ta correspondance. Tu es payé, il est vrai, pour te méfier des indiscrets. Et pour ton pauvre argent, es-tu plus soigneux aussi?... Garde-toi bien de le laisser traîner comme tu le faisais ici.
»Il m'est impossible, mon pauvre chéri, de me réjouir des succès que tu as obtenus au cirque... Ce ne sont pas ceux, je l'avoue, que je rêvais pour toi...
»Notre mois d'avril a été détestable et mai ne s'annonce pas bien; il pleut encore et il fait froid aujourd'hui; rien ne pousse vite, tout est en retard. Ce que nous n'avions jamais vu, c'est que de pauvres moineaux affamés ont dévoré tous les boutons à fleurs de nos glycines, lesquelles sont même encore dépourvues de feuilles, mais il leur en viendra, j'espère; ces vilains petits gourmands ont même mangé une grande partie de nos boutons de roses et tout y aurait passé aussi, si nous n'y avions mis ordre avec un grand drapeau blanc qui flotte au-dessus,—un drapeau qui n'a rien de séditieux.
»Claire et moi te prions de nous dire ce qu'il faut enfin faire de ces peaux de girafe que tu avais rapportées du Sénégal; elles sont presque pourries et ne sont point du tout un ornement pour la cour.
»... Adieu, mon bien-aimé, toutes tes pauvres vieilles t'embrassent bien tendrement.
»NADINE[14].»
[14]Nadine est le diminutif de Renaudine, prénom porté dans la famille de Pierre Loti en souvenir des Renaudin, les aïeux qui furent obligés d'émigrer en Hollande, au moment de la Révocation de l'Édit de Nantes. Le nom de Renaudin était aussi celui du commandant du Vengeur (combat du 13 Prairial, an 11), membre de la même famille.
À BORD DE LA COURONNE
Salonique, mai 1870.
A Salonique, on nous attendait pour assister à plusieurs pendaisons réclamées par les puissances occidentales, à la suite des assassinats des consuls de France et d'Allemagne.
Cette nuit, promenade dans un canot, par grosse mer, en compagnie d'un mort cousu dans un sac. Ordre d'aller le jeter au large, sans être vu des Turcs, et de rentrer avant le jour. Je suis de retour à quatre heures du matin, mon canot plein d'eau, trempé moi-même et fort écœuré de cette promenade et de ce tête-à-tête.
À BORD DE LA COURONNE
Rade de Salonique, mai 1876.
Les trois journées qui suivent les exécutions des assassins des consuls de France et d'Allemagne sont des journées d'attente. Il se fait grand tapage en rade, les pavillons, toujours en berne; les amiraux et commandants continuent à se visiter: les coups de canon se tirent à raison de plusieurs centaines par jour, et l'arrivée du grand-duc Alexis de Russie vient compliquer encore ce bruyant cérémonial.
Les officiers et équipages ne mettent pied à terre qu'en service et en armes; il règne dans Salonique une grande effervescence et le nouveau pacha est dans un fort embarras. Dans des chapelles de la ville, on conserve, au moyen de glace, les corps des consuls assassinés, et on ne sait comment s'y prendre pour les funérailles qui menacent d'amener un soulèvement général.
Enfin, le 19 au soir, toutes les mesures étant prises par le gouvernement turc, les états-majors des bâtiments présents sont conviés pour le lendemain matin à la cérémonie funèbre.
Le 20, à six heures, des canots nombreux amènent à terre les officiers en grande tenue; des détachements de matelots français, prussiens, anglais, russes, italiens et autrichiens descendent en armes; une population immense encombre les quais, les rues, les fenêtres et les toits. Une haie de soldats turcs marque le parcours du cortège et ferme par prudence toutes les rues transversales. La foule silencieuse, qui paraît peu satisfaite, est contenue par la force; mais il suffirait d'un rien pour détruire cet équilibre factice et amener un incalculable gâchis.
On se rend d'abord, pour une messe mortuaire, à la chapelle des Sœurs françaises, où repose le corps de notre consul. Les prêtres grecs occupent la gauche du chœur; les aumôniers de la marine, la droite. Au premier rang des auditeurs, les amiraux, le pacha et les dignitaires musulmans; à gauche du cercueil, un détachement de matelots prussiens; à droite, en face, un détachement de matelots français; tous, la baïonnette au fusil, amis pour l'instant et s'observant avec une curiosité qui manque de bienveillance.
Puis le corps est enlevé par les hommes de la frégate cuirassée la Gauloise et porté à bras, sur un long parcours, jusqu'au quai, devant lequel l'attendent les canots de l'escadre. Les clergés, les états-majors et une grande foule de fonctionnaires assistent à son embarquement, que les bâtiments de la rade saluent de plusieurs coups de canon. Il est conduit à bord de la Gauloise, où il doit rester jusqu'au départ du paquebot pour Marseille.
Et le cortège se remet en marche à travers les petites rues tortueuses du quartier juif. Les officiers français, qui avaient occupé jusque-là la tête de la ligne, cèdent cette fois le pas aux officiers allemands; les matelots aussi intervertissent les rôles—les Français passent à gauche, les Allemands à droite—et tout le monde s'achemine vers la chapelle grecque des frères Lazaristes.
Le fond de cette chapelle est occupé par une antique boiserie sculptée et dorée, couverte de peintures byzantines sur fond or; au plafond, sont suspendus des saints ailés et des girandoles.
Le corps du consul d'Allemagne est exposé sur des fleurs, dans une bière ouverte; il est couronné de lauriers-roses; son visage est déchiré et meurtri.
Les popes l'entourent, leurs têtes sont ornées de longues barbes à l'aspect un peu sale, mais leurs manteaux, très somptueux, sont brodés de soie et d'or; en particulier le «despote» (l'archevêque) a un costume éblouissant. Tous ces graves personnages tiennent des lanternes ou des faisceaux de bougies allumées, au bout de hampes ornées de rubans; ils chantent des litanies fort longues, sur un air vif, d'une gaîté nasillarde.
Le corps est, après le service, enlevé par les hommes de la Médusa (la corvette prussienne) et commence une interminable promenade par la ville, popes et bannières en tête. C'est un usage grec de promener ainsi les cadavres à découvert par les rues, et les femmes doivent pleurer sur leur passage.
Le long cortège marche une heure environ, dans des quartiers impossibles, des rues parfois si étroites qu'on y passe à peine deux de front. Partout d'étranges constructions, des terrasses branlantes, des fenêtres grillées, des balcons avancés, remplis par une foule orientale, bigarrée de couleurs vives. Les toits, les arbres, tous les angles des maisons sont chargés à rompre de curieux turcs, juifs ou grecs, de vieux bonshommes à turban sont perchés jusque sur les branches des platanes. Il suffirait à cette foule de se laisser choir sur nos têtes, ou seulement de se refermer sur nous, pour nous anéantir. Il y a panique à deux reprises; la queue du cortège est serrée par les curieux; il s'ensuit des coups de poing et des bousculades; les matelots croisent la baïonnette, et l'on pense que c'est là l'étincelle, pour allumer l'incendie général. Mais, grâce à la police du sultan, le danger est conjuré.
Sur les murailles est placardée une ordonnance du pacha, dont voici la traduction:
«Article premier.—Toute maison d'où tomberait, même par hasard, un objet quelconque sur le cortège sera rasée séance tenante, et ses habitants pendus.
»Art. 2.—Tout individu qui sera trouvé dans la foule porteur d'une arme sera pendu sur-le-champ.»
Dans la cour de la métropole grecque, le corps est mis en terre. On entend de loin une salve des canons de tous les bâtiments de la rade et les pavillons en berne sont remis à poste.
Puis le cortège, à la débandade, rejoint ses canots, et le pacha respire: la grande représentation était jouée, elle avait fini sans encombre.
À BORD DE LA COURONNE
Salonique, mai 1876.
Le sultan Mourad V vient de monter sur le trône et Salonique est en grande liesse depuis trois jours. Tous les bâtiments de la rade ont arboré le grand pavois et s'illuminent chaque soir. Dès que la nuit tombe, les navires turcs brûlent des feux de Bengale; ils se distinguent entre tous par un grand luxe de fanaux et de salves d'artillerie.
A terre, tous les minarets sont couronnés de feux, et de longs cordons de lumières s'étendent sur les quais, où dernièrement étaient plantées des potences.
En ville, il se fait beaucoup de bruit; on chante éperdument dans toutes les mosquées en l'honneur d'Allah. Les quartiers turcs surtout sont très animés; les gens se promènent vêtus de leur costume le plus brillant et le plus chamarré de dorures, et les rues sont, comme dans nos fêtes de campagne, ornées de guirlandes de feuillage, de lampions et d'une profusion de girandoles de toutes les couleurs.
Aujourd'hui, troisième jour de réjouissances, le feu prend dès l'aube à un coin du bazar; les vieilles petites rues sombres, couvertes de planches, les vieilles petites maisons de bois flambent comme de la paille, et les marchands turcs, chassés par l'incendie, déballent pêle-mêle sur les pavés leurs beaux tapis, leurs narguilés, toute leur précieuse marchandise orientale. Au lever du jour, tout un grand quartier brûle, avec une flamme rouge et d'immenses colonnes de fumée.
Les bâtiments français et étrangers débarquent en hâte leurs hommes et leurs pompes; une bande de Grecs, accourus pour voler dans la bagarre, ont maille à partir avec les matelots qui les battent comme plâtre. Ces derniers grimpent sur les toits et commencent à démolir; ils parviennent vite à circonscrire le feu et à s'en rendre maîtres.
A dix heures, il ne reste plus que des brasiers éteints et de la fumée.
Demain, messe pour le consul de France; après-demain, service à l'église grecque pour le consul d'Allemagne. Des affiches, bordées de noir, placardées à tous les coins de la ville, annoncent la cérémonie[15].
[15]La plus grande partie des années 1876-1877 de ce journal a déjà été publiée dans Aziyadé.
LETTRE DE LA SŒUR DE PIERRE LOTI
Fontbruant, 26 août 1876.
«Cher frère aimé,
»J'espère que tu t'habitueras peu à peu à ton Gladiateur, comme tu t'es habitué à ton caveau de la Couronne; tu sais que c'est presque toujours chose vite faite. Mais, pour les gens à imagination, les objets extérieurs ont tant d'influence! Ton humour platonicienne contre la laideur de tes compagnons m'a fait rire tout d'abord, puis m'a fait penser une foule de réflexions pratiques; j'ai toujours été, moi aussi, très impressionnée par la laideur physique qui me fascine d'une façon étrange, et je considère comme un bienfait de n'avoir autour de moi que de jolis visages; parmi tous nos bien-aimés, les uns ont encore une vraie beauté, les autres ont la profondeur intelligente du front et des yeux, de beaux regards dans lesquels on aime à plonger...
»Mais aussi quelle revanche prend la laideur physique quand la beauté morale l'anime! Quels n'ont pas été les portraits des grands peintres, quand ils ont représenté la laideur animée du feu du génie, de l'inspiration, de la bonté; il semble qu'ils l'aient cherchée souvent de préférence, surtout le Titien, si j'ai bonne mémoire; et alors, quelle grandeur et quelle noblesse!
»Il y a, avec cela, la beauté céleste; les serviteurs de Dieu répandent je ne sais quelle illumination intérieure et divine qui resplendit sur leurs visages; témoin tante Adèle et autres de son espèce. Vois-tu tante Adèle transformée en vieille incrédule bavarde et perverse?
»Je demande donc grâce pour les pauvres gens dont tu me parles «à la laideur blafarde et aux yeux de caïma»... S'ils t'aiment un jour, ils deviendront charmants, et j'enfonce, je pense, des portes ouvertes, avec mon discours en trois points comme on disait dans le bon vieux temps...
»MARIE.»
LETTRE DE LA MÈRE DE PIERRE LOTI
Rochefort, mercredi 20 octobre 1876.
«Mon cher fils,
»J'ai sous les yeux ta lettre tachée d'encre par le chat d'un de tes voisins, me dis-tu, et cela me fait penser à te parler du tien, de ta pauvre Moumoute que tu aimes toujours un peu, je pense, malgré ton apparente indifférence. Tu sauras donc que cette Moumoute, qui est vraiment une très belle et jolie chatte, est devenue d'une sagesse exemplaire; il y a plus de six mois qu'elle ne nous a donné l'embarras d'avoir des petits, et elle ne fait pas du tout mine d'en désirer; aussi gagne-t-elle de plus en plus l'affection de ses bons maîtres et la voit-on souvent sur les genoux de notre pauvre vieille tante qui, pleine de faiblesse pour elle, n'a pas toujours le courage de la renvoyer, malgré la fatigue qu'elle lui cause par son poids et son sans-gêne. Par exemple, elle est toujours un peu maligne et fort peu patiente pour ses semblables; surtout elle ne peut pas en souffrir dans la cour et va battre jusque chez elle la pauvre petite chatte de madame Besnard, qui la renvoie honteusement en lui faisant de gros reproches...
»On s'informe de toi beaucoup, et presque toujours on me demande ce que tu dis des affaires d'Orient, ce qu'on en pense dans le pays... et je n'ai rien à répondre; ne pourrais-tu pas nous en dire quelques mots sans te compromettre?
»Parle-nous donc aussi un peu de ton capitaine, des officiers du Gladiateur. Vis-tu donc si peu en dehors du bord que tu n'aies rien à nous en dire?
»Ma fille chérie ne viendra pas de sitôt, et cette année, le beau jour de Noël se passera pour moi sans aucun de vous... Mais que vous soyez, mes enfants bien-aimés, présents ou absents, je puis prier pour vous, c'est là ma consolation.
»Je t'embrasse, mon cher petit, avec mon cœur de mère.
»NADINE.»
LETTRE DE LA SŒUR DE PIERRE LOTI
Fontbruant, 27 mars 1877.
«Cher petit frère,
»Je pense à toi à chaque instant du jour. Je prends part à toutes tes peines; je sais et je comprends que tu dois souffrir; j'ai plusieurs fois versé des larmes sur l'histoire d'Aziyadé, car j'imagine qu'elle est vraie dans tous ses détails; la pauvre enfant n'est pas responsable des fautes qu'elle commet, mais toi tu l'es, et la force te manque... C'est ainsi qu'arrive tout naturellement à ton imagination la grande idée turque de la fatalité... Il y a bien quelque chose de fatal dans les faits; mais nous devons être capables de les modifier et de repousser les tentations... Le modèle de pureté, le principe chrétien incontestable plane toujours au-dessus de tout cela... La grâce de Dieu éclaire et purifie tout; elle empêche aussi de désespérer de quoi que ce soit de bon et de noble et de grand... Que notre bon Dieu te conduise, cher petit frère; tu as quelquefois tourné tes regards vers lui, depuis quelque temps. Tu le regarderas plus encore... Adieu et mille baisers.
»MARIE.»
Rochefort, novembre 1877.
... C'était un soir de février 1877, dans la rue Sultan-Sélim, sur la hauteur de Stamboul...
Un vent glacial passait par rafales sur la terre d'Othman; il faisait grincer les ferrures des turbés, trembler les vieilles maisons vermoulues, plier, au-dessus des marbres des tombes, les branchages dépouillés.
La rue était étroite et déserte, bordée d'antiques colonnades mauresques d'une architecture oubliée, longue suite d'arcades déformées et rongées par les siècles, sous lesquelles s'ouvraient de petites portes basses et mystérieuses. Toutes ces cases n'avaient qu'un rez-de-chaussée, ce qui donnait à cette grande rue triste un aspect de l'antique Bagdad.
Deux hommes achevaient leurs narguilés, accroupis sur des nattes, derrière la vitre plombée d'un café turc, sorte de souterrain où fréquentaient surtout les derviches. Les deux jeunes hommes, après avoir donné à rassemblée le bonsoir, qui leur fut rendu avec gravité, se levèrent et sortirent dans la rue déserte. Saisis par le froid, ils boutonnèrent leur veste de bure bariolée d'ornements noirs.
Ils étaient vêtus de la même manière: pantalons bruns soutachés, retenus aux genoux par des tresses de soie éclatante; ceintures rouges brodées, chemise de soie orange; autour de leurs tarbouches étaient enroulés de légers turbans blancs.
Ils étaient tout ce qu'il y avait de jeune dans ce quartier caduc et mystérieux. La nuit tombait, le froid était sec et piquant, le vent sifflait d'une manière lugubre et la lueur crépusculaire jaune pâle s'éteignait dans le ciel.
Ces deux jeunes hommes parlaient ensemble dans la langue de Tchengiz-Khan. Ils se mirent à rire tout à coup, d'un rire si bruyant, si immodéré que trois vieux turcs qui passaient, emmaillotés dans leurs pelisses de drap vert, tout voûtés sous leur turban et leurs grosses lunettes d'un autre âge, se retournèrent scandalisés.
Le fait est qu'un tel rire était une note étrange, au milieu de ce décor funèbre. Mais, comme la tenue de ces garçons était celle de deux musulmans de bonne souche, les vieillards se contentèrent de leur jeter un regard de compassion bienveillante et de marmotter dans leurs barbes grises: Tchoudjouk! (Ce sont des enfants!)»
Après quoi, ils entrèrent dans le turbé d'un vizir de Sélim-le-Tigre, et les deux jeunes gens se mirent à rire de plus belle.
Ces deux jeunes gens étaient Achmet et moi... Et Achmet riait tant, de son bon rire frais, qu'il alla par prudence s'adosser contre un mur; il riait à ne plus pouvoir marcher...
Tous deux, nous étions mis en joie par un jeu de mots que je venais de faire très involontairement en turc et que je n'avais même compris qu'après coup. Cette facétie était, je l'avoue, bien innocente, mais il ne nous en fallait pas beaucoup, alors, pour nous amuser, et Achmet alla le soir même en faire part à Eriknaz, sa sœur...
Nous en avons bien ri encore depuis, et la petite Alemshah ne me saluait plus qu'en me rappelant mon jeu de mots.
Et, à l'heure qu'il est, s'il y pense, Achmet doit en rire toujours, au pied des Balkans, sous le feu des Russes.
Rochefort, novembre 1877.
Je suis à Rochefort, où il fait un temps triste; mais les affections de mon enfance sont heureusement encore très vivaces dans mon cœur. J'adore ma mère, à laquelle j'ai fait le sacrifice de ma vie orientale et qui, probablement, ne s'en doutera jamais.
J'ai meublé ma chambre d'une manière à peu près turque, avec des coussins de soie d'Asie et les bibelots que l'incendie de ma maison d'Eyoub et les usuriers juifs m'ont laissés, et cela rappelle de loin ce petit salon tendu de satin bleu et parfumé d'eau de rose que j'avais là-bas, au fond delà Corne d'Or.
Je vis beaucoup chez moi, ce sont des heures de calme dans ma vie; en fumant mon narguilé, je rêve de Stamboul et des beaux yeux verts limpides de ma chère petite Aziyadé.
Je n'ai plus personne à qui parler la langue de l'Islam et, tout doucement, je commence à l'oublier...
Lorient, novembre 1877.
Il y a dans la vie de ces périodes d'ennui que l'on traverse clopin-clopant, en compagnie de dame Réalité. Je traverse une de ces périodes-là. Depuis mon arrivée en France, je vis au milieu des difficultés et des déboires.
J'avais projeté d'aller à Paris et mon voyage est remis aux calendes grecques; je comptais jouir en paix de la vie de famille, de ma vieille maison, de mes souvenirs d'enfance, et, à Rochefort, je n'ai eu qu'une suite de corvées militaires, d'embarquements et de promenades forcées en rade de l'île d'Aix. Je n'ai pu qu'à peine revoir mes chers bois de Fontbruant et de la Limoise, dont je suis privé aujourd'hui sans doute pour bien longtemps. J'ai perdu deux de mes bons camarades de l'École Navale, qui laissent chacun leur petit vide dans mon existence. J'ai aussi perdu et enterré dans un coin de ma cour une chatte noire et blanche, compagne de mes voyages, que j'adorais.
Voilà le résumé des événements de cet automne. Enfin toutes mes démarches pour retourner en Turquie ont abouti à me faire expédier à Lorient, où je perche dans un garni de hasard.
Rien à faire ici. Du matin au soir, mes journées se passent au fond des bois; j'y reste allongé dans la bruyère, jusqu'à ce que la nuit vienne m'y surprendre.
J'ai su que mon pauvre ami d'Annecy s'était fait, il y a quelque temps, écraser une main au travail. J'ai appris aussi, par voie indirecte, que le résultat de cet accident était, pour lui et sa vieille mère, la misère complète. J'ai essayé de lui faire obtenir l'indemnité à laquelle il avait droit, mais en vain. A quoi bon se donner la peine d'habiter dans un pays aussi réglementé et policé que le nôtre, puisqu'on ne peut même pas s'y faire rendre justice!
De tous côtés et partout je ne vois que des images sombres...
LETTRE DE PIERRE LOTI A PLUMKETT
À BORD DU TONNERRE
Lorient, 5 janvier 1878.
«Mon cher Plumkett,
»Vous tombez bien mal: j'allais justement vous écrire pour vous prier de m'adresser une de ces longues lettres, comme j'en ai quelquefois reçu de vous, lettres qui avaient le don de me distraire et que je relisais si volontiers. Le service que vous me demandez, de vous tirer pour quelques minutes seulement de vos préoccupations tristes, je suis incapable de vous le rendre, pour cette raison que je suis dans des dispositions d'esprit pareilles aux vôtres.
»Si j'entreprenais de vous parler de l'Orient et de Stamboul, où j'ai laissé la moitié de ma vie, de ce qui se passe là-bas concernant celle que j'aime, je barbouillerais bien des pages, mais cela me fatiguerait terriblement.
»Je mène ici l'existence sotte que vous pouvez supposer. Je suis seul, isolé, et pour tout un long hiver. Plus moyen même de passer sa vie dans les bois, de s'allonger dans les bruyères fleuries, au pâle soleil de Bretagne, comme je le faisais aux derniers beaux jours d'automne...
»C'est fini, voici la pluie, la brume, les arbres sans feuilles, tout le triste hiver breton, et la «chambre garnie» froide et maussade, où doucement se traînent de longues heures de spleen...
»Je me suis trouvé heureusement deux bons camarades. L'un est Yves Kermadec[16], un quartier-maître de mon âge (ce qui en fait déjà un assez vieux marin), avec lequel j'ai autrefois navigué. L'autre, une vieille fille, riche et bossue, intelligente et distinguée, d'un âge indéfinissable, avec de grandes prétentions à la jeunesse; romanesque, mais bien posée, franche et bonne, sa petite bosse disparaissant sous de longues boucles flottantes—en résumé, un très singulier personnage.
»J'ai présenté mes deux amis l'un à l'autre; tous deux trouvent fort drôle de se connaître et m'aident, chacun dans son genre, à passer le temps de la vie.
»Bien entendu, des deux, c'est Yves mon préféré. J'aime mieux les gens qui ont poussé tout seuls que les demi-éducations de mes collègues; je vous ai déjà exposé mes théories là-dessus. Et puis, c'est amusant d'avoir un camarade qui accepte avec admiration toutes vos idées et vous prend pour un homme de génie, opinion que vous ne partagez pas.
»Les premiers jours du mois, en compagnie d'Yves, je fais de grands frais: nous mangeons des bonbons et des chocolats à la crème. Vers le 15, nous entamons les distractions plus économiques: sonner aux portes ou, aux coins des rues, faire courir des rats en carton dans les jambes des passants.
»Je vous griffonne ce papier pendant une garde à bord du Tonnerre, dans le bassin, avec le bruit des calfats, perceurs, riveurs, etc.
»Tous ces petits coups sur la tôle font tressauter mon papier et me communiquent, pour l'instant, une certaine gaîté.
»Dites-moi si vous avez une solution sur ce qui vous tourmente, si vous êtes plus malheureux ou moins, sans me donner de détails, puisque nous sommes convenus de ne point nous faire de confidences. Votre société et la Damnation de Faust, que vous m'invitez à aller entendre avec vous, me tenteraient beaucoup; mais je n'ai pas les sous nécessaires pour entreprendre un voyage à Paris.
»Je vous serre la main en toute sincérité; malgré mes théories, j'ai pour vous une grande sympathie, un embryon d'affection.»
[16]Celui dont il est question dans Mon frère Yves.
À BORD DU TONNERRE
Lorient, 15 janvier 1878.
... Chaque soir, dans l'obscurité des nuits d'hiver, traverser la rade de Lorient, emporté par la chaloupe à vapeur que mène Yves; entre les deux jetées tristes, descendre toute la longueur du port; mettre pied à terre sur le quai désert et rejoindre ma chambre vide; monter l'escalier enfumé; jeter le bonsoir en passant à ma propriétaire et à sa fille, tapies dans la cheminée bretonne, et me voilà seul chez moi.
Le vent siffle, sous la porte, et le feu ne prend pas.
Chère petite Aziyadé, c'est moins périlleux que de rejoindre, comme autrefois, dans les nuits de Stamboul, notre logis d'Eyoub, que personne ne nous rendra plus... Mais mon cœur se serre d'angoisse quand je pense à toi...
Mes soirées heureuses, ici, c'est quand Yves est libre et les passe avec moi. Alors, nous faisons flamber un feu joyeux et nous causons d'autrefois. Son intelligence s'ouvre, au contact de la mienne, à une foule de choses, de notions, d'idées jusqu'alors inconnues pour lui.
Je lui apprends aussi Stamboul et il m'écoute avec complaisance.
Heureusement, au moins, mon logement n'est pas misérable; j'ai horreur des aspects de la misère—surtout de la misère en «garni». Le petit salon, où je n'admets plus guère qu'Yves, est en velours rouge, frais et confortable, et ma vieille bonne femme de propriétaire remplit mes vases de camélias blancs et roses, fleurs communes en Bretagne, mais qui, ailleurs, sont rares et précieuses.
C'est chez moi que, pour la première fois, Yves s'assit dans un fauteuil et il s'y trouva fort bien.
LETTRE DE V. L...
Paris, 30 janvier 1878.
«Cher Loti,
»Je viens de finir la lecture de votre roman[17]. J'éprouve une singulière émotion, après avoir lu ces pages, où je vous ai si bien retrouvé tout entier; je vous plains de toute mon âme, et, vous connaissant mieux, je vous aime davantage, si c'est possible.
»Je sais que vous vous souciez peu de l'amitié qu'on vous porte et je ne saurais guère m'en étonner, après vous avoir suivi si longtemps. Vous vous placez à un point de vue trop élevé, votre âme, qui se complaît dans la souffrance, trouve une étrange jouissance dans son isolement.
»Ceux qui, comme moi, vous ont voué une affection sans bornes, continuent à vivre dans la sphère étroite et bourgeoise pour laquelle ils sont nés. Leurs joies sont moins vives et leurs douleurs sont effacées chaque jour par le soin des devoirs sociaux dont la banalité ne les révolte pas. Ils sont nés avec une nature moins sensible, et leur esprit plus malléable n'a jamais cherché à se dégager de ces mille liens qui obsèdent leur pensée et empêchent leur âme d'avoir les sensations que vous avez su rendre avec une énergie si navrante. Que vous avez dû souffrir, mon cher ami, pour en arriver à toutes les inconséquences que l'on ne peut s'empêcher de signaler en vous! Que vous avez dû souffrir pour voir en vous le contraire de ce que les autres y trouvent chaque jour! Votre âme, que vous croyez vieillie et incapable de ressentir des émotions fortes, est restée jeune, ardente et capable encore de grands enthousiasmes. Vous désespérez de la vie, et vous avez trouvé le seul moyen de vivre: avoir des émotions, et savoir les faire partager. Nous qui traînons une existence stupide, où chaque heure amène un devoir que la société nous trace, nous qui remplissons sans hésiter ce devoir nouveau à chaque heure de la vie, sans songer à donner un instant à ce qu'il y a de meilleur en nous, notre cœur ou notre imagination, nous finirons notre existence abâtardie sans avoir vécu un instant. Notre cœur, notre imagination, notre sensibilité, tout se sera rouillé, racorni, usé sans avoir servi.
»Croyez-moi, cher Loti, vous avez fait en Turquie un beau rêve comme vous en aviez, je crois, fait d'autres auparavant; ne vous arrêtez pas. Ne croyez pas à la durée de votre douleur. Cherchez de nouvelles émotions, et, lorsque vous aurez apaisé votre soif d'inconnu, vous en arriverez à accepter le joug de la civilisation et à vivre paisiblement de cette existence d'huître qui est celle de vos compatriotes.
»Pardonnez-moi, Loti, cette lettre qui vous paraîtra stupide, je ferais mieux de ne pas vous l'envoyer, mais je ne garde aucun amour-propre avec vous, et je vous permets de sourire en me lisant. J'ai toujours accepté votre supériorité sans faire de réserves et je n'ai jamais eu que de la reconnaissance pour l'affection que vous m'avez montrée depuis dix ans.
»Dans votre roman, j'étais presque jaloux du rôle d'Achmet près de vous. Vous souvient-il de la première soirée où je vous parlai abord du Borda?... Je vous avais adressé la parole et, préoccupé d'autre chose, vous n'aviez pas fait attention à moi. Je dis à de Jonquières l'impression pénible que j'avais reçue, et il alla vous trouver pour me présenter à vous. Je ne sais quelle force m'attirait ce jour-là vers vous, mais je fus heureux de la façon dont vous me receviez et, depuis, je vous ai voué le dévouement le plus absolu.
»Vous avez souvent rencontré de pareilles affections, vous portez un charme en vous qui les attire. Je ne sais que vous remercier de n'avoir pas dédaigné mon affection qui s'offrait, et, à chaque lettre que je reçois de vous, je sens que je m'attache à vous de plus en plus.
»J'ai cru pouvoir communiquer à Delguet votre manuscrit. Il a pensé comme moi que votre œuvre était destinée à obtenir un grand succès si elle était bien lancée.
Votre ami,
»V. L.»
[17]Le manuscript d'Aziyadé.
Lorient, 1878.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Un rêve de cette nuit, tandis que le vent glacé faisait rage dehors: j'étais dans la cour de ma maison de Rochefort. Mais c'était une cour triste et abandonnée, envahie d'herbes comme un cimetière. J'avais confusément l'impression que cela devait se passer dans des temps à venir encore très lointains...
C'était au crépuscule, avec des vignes jaunies d'automne, de l'herbe, de l'herbe entre les pierres. Deux personnes étaient assises sur le banc: ma grand'mère, ma grand'tante Lalie—toutes deux mortes, fantômes—et je le savais. Elles disaient: «Nous allons remonter dans nos chambres, là-haut, pour attendre tante Claire qui va revenir de l'île d'Oléron.»
Je voulais déjà me coucher, pendant ce triste crépuscule, et j'avais accroché mon hamac, comme ceux des matelots à bord, dans le chai de ma vieille maison délabrée, devant l'escalier du grenier. Et je leur disais: «J'ai frayeur d'être là, parce que c'est un passage et on me frôlera en passant.» Elles répondirent: «En passant? Et qui passera, mon petit, puisqu'il n'y a que nous dans la maison? Personne ne peut venir par le grenier, tu le penses bien.» Mais je savais que les fantômes peuvent venir de n'importe où, et ce passage me faisait peur.
Je me couchai tout de même dans ce hamac et je les regardai s'éloigner toutes les deux dans la cour, au crépuscule désolé, sur les feuilles mortes et sur les herbes poussées entre les pierres. Sitôt après, j'entendis au-dessus de moi, dans le grenier, la voix de tante Claire parlant à sa chatte Moumoute.—Je la savais morte, elle aussi comme les deux autres.—Bientôt elle descendit, me frôla, me sourit, très douce, et, pour me rassurer, pour m'expliquer: «Oh! je suis entrée d'abord par la porte, en revenant de l'île d'Oléron, mais j'avais besoin de voir ma chatte, c'est pour ça que je suis montée ici tout droit; je m'en vais retrouver ces dames à présent.» Je ne répondis rien, sachant parfaitement qu'elle était morte et que, par conséquent, elle n'avait pas besoin de passer par les portes pour errer où bon lui semblait. Et je la regardai, à travers le crépuscule toujours plus sombre, s'éloigner dans la direction des deux autres, sur les herbes de cimetière et les feuilles qui avaient envahi notre cour...
À BORD DU TONNERRE
Lorient, 3 février 1878.
Je revenais du cimetière, de l'enterrement d'un jeune officier d'artillerie, qui, sous les fenêtres de sa belle, s'était tué, par désespoir d'amour.
Mon ami d'Esguiyen, enseigne de vaisseau, avec qui j'avais causé une heure, me laissa brusquement pour rentrer au plus court, par un chemin de traverse. «C'est que, m'avait-il dit, on m'attend à la maison.»
«On», c'était sa jeune femme et sa petite fille blonde, d'un an, qui l'attendaient au coin du feu... Et moi je m'acheminais tristement vers ma chambre vide; la nuit d'hiver tombait, une vapeur crépusculaire grise enveloppait la ville et les flammes jaunes des becs de gaz, une à une, s'allumaient dans cette brume froide. Les ouvriers du port rentraient du travail, fatigués et joyeux—eux aussi «on» les attendait au logis...
Pauvre chère petite Aziyadé, Stamboul est loin, mais la nuit de février descend pareillement, sombre et mystérieuse, sur les harems de là-bas, sur les grands temples de l'Islam, qui sans doute bientôt n'existeront plus. Chère petite Aziyadé, je t'aime encore de toute mon âme, de tout mon cœur, comme au moment où je t'ai quittée.
Un jour viendra peut-être où «on» m'attendra aussi au logis—une autre, une inconnue dont je ne soupçonne pas l'existence, et qui ne m'est rien encore... Peut-être de petits enfants aussi... et ils ne seront pas les tiens...
Pourrais-je aimer, crois-tu, des petits enfants, quand, dans leurs veines, ton sang ne coulera pas avec le mien?...
Février 1878.
Première visite à la Trappe. J'éprouvais une émotion singulière en frappant, pour la première fois, à cette petite porte des Trappistes, en franchissant ce seuil sombre comme le seuil de la mort...
Depuis longtemps, j'avais songé à cet asile des désespérés, à ce calme suprême des monastères; j'étais comme fasciné par la paix froide et morne de ce lieu, dans lequel s'éteignent tous les bruits du monde...
Un silence éternel,—jamais une parole échangée entre les moines mystérieux, les longs cloîtres où les tourments de l'enfer sont peints en fresques fantastiques; les tombes qui, chaque jour, se creusent tout doucement sous les cyprès, derrière les hautes murailles grises; et partout la phrase de Salomon écrite sous les voûtes:
«Vanité des vanités, tout est vanité... Tout est vanité et rongement d'esprit...»
A vingt kilomètres du plus proche village, dans un lieu solitaire entouré de collines boisées, est situé ce couvent mélancolique, où sans doute l'on me verra revenir...
LETTRE DE LA SŒUR DE PIERRE LOTI
Fontbruant, février 1878.
«Frère chéri,
»Voilà bien des jours que je me demande si je dois t'écrire pour te verser le trop plein de mon cœur; je commence des lettres et je les déchire; j'ai peur de toi, j'ai peur de tout. Mais, aujourd'hui, oh! non, je n'y tiendrai pas! Que vas-tu faire? Si tu entres dans ce couvent, tu n'en sortiras plus. Avec ta tête exaltée, ils te persuaderont et tu retourneras là-bas fasciné!
»Réfléchis, je t'en prie, je te le demande à deux genoux, non pour moi, mais pour ta mère. Attends au moins qu'elle n'y soit plus; ce ne sera peut-être pas très long maintenant, car je la trouve affaiblie et les émotions la tuent. Elle devine vaguement où tu veux en venir, sans savoir tout ce que je sais, et sa foi en est déchirée; son cœur de huguenote, son amour-propre de chrétienne, tout en souffre horriblement,—tu ne t'en rends donc pas compte? Tu n'entends donc pas battre d'angoisse ce pauvre cher cœur de mère?
»Au milieu de mes bien-aimés, dans ma vie paisible, moi qui pourrais être heureuse d'un bonheur vrai, je suis torturée continuellement et, comme je vois la peine que tu fais à ta pauvre vieille mère, je souffre dix fois plus à cause d'elle.
»Oh! aie pitié de nous, je t'en prie! Tu as le cœur humain, au fond, tu sais être bon pour tout le monde; ne feras-tu donc rien pour nous ôter notre chagrin?
»Qu'importerait, cependant, que nous ne soyons plus que si peu de chose pour toi, qu'importerait, si tout cela devait te conduire à la vérité, au bonheur! Mais non, tu es dans la tourmente, dans l'angoisse... J'ai peur, tu le sens bien, et, pour me consoler, tu me jettes sans pitié tout ton cynisme à la tête! Reviens à toi, frère chéri, tu t'agites dans un abîme de misères morales!
»Que vas-tu chercher dans ce couvent? Tu sais bien que ce n'est pas la vérité; tu n'y mortifieras ta chair que pour sortir de là avec des passions plus déchaînées, plus bouillonnantes que jamais.
»Ne le sais-tu pas, que dans la vie tranquille, paisible et honnête, il y a autant de joie, d'intelligence et d'élévation que dans ton existence agitée et libertine, romanesque et tourmentée?
»Pauvre chéri, toujours bercé par un mirage, une fantasmagorie, un piège des ténèbres!... Va, je t'y ai suivi quelquefois, dans le commencement,—c'était encore un idéal; j'ai même compris Aziyadé et j'ai pleuré sur elle. Mais maintenant, je ne te comprends plus, je ne vois en toi rien qu'écœurements et parjures, que folles terreurs du néant qui s'emparent de toi.
»Je passe des nuits sans dormir; je me dis: «Je ne l'aimerai plus, c'est fait!» mais c'est à ces moments-là surtout que je voudrais te serrer sur mon cœur.
»Viendras-tu à Fontbruant avant d'entrer au monastère? Surtout n'y viens pas uniquement par devoir; dans ce cas, je ne voudrais pas de toi. Mais si tu viens de bon cœur voir tes frères, tes pauvres frères pour lesquels, dans le temps, tu savais trouver des noms tendres qui leur étaient si doux, oh! alors, viens, ils seront les mêmes pour l'enfant chéri qu'ils attendaient autrefois avec tant de joie!...
»MARIE.»
LETTRE DE PIERRE LOTI A SA MÈRE
Lorient, février 1878.
«Mère chérie,
»J'ai reçu une lettre de ma sœur où elle me dit que cette histoire de la Trappe t'a beaucoup tourmentée. S'il en était ainsi, cela me désolerait. Je pensais que tu n'y aurais vu que ce qu'il fallait y voir: une fantaisie passagère sans conséquence.
»Je reste attaché, au moins par le cœur, à la religion huguenote; tu peux être absolument tranquille là-dessus.
»Je vous embrasse bien.»
La Trappe, février 1878.
... Une après-midi d'hiver, je suis venu demander l'hospitalité dans cet étrange asile...
Il y avait un rayon de soleil sur les bois, sur la campagne, sur le vieux monastère; la nature souriait tristement, c'était silencieux et paisible...
J'ai reçu un accueil fraternel de la part de ces hommes singuliers, qui prétendent ne plus souffrir et qui ont cependant assez souffert pour me comprendre...
Le supérieur du couvent,—homme jeune encore, en robe blanche, avec la croix et le cordon violet des évêques sur la poitrine,—vint lui-même me conduire dans la cellule qui m'était destinée. Il ouvrit la fenêtre et me montra la campagne triste, des collines, des arbres et un vieux donjon noir. Puis il s'assit près de moi et se mit à causer longuement, avec un charme et une douceur extrêmes...
Mais je vis tout de suite, trop clairement, l'inanité de leurs moyens, même pour endormir un instant la douleur...
...Et puis, c'est trop sombre aussi, cette vie, même en passant, pour moi qui n'ai pas les croyances qui soutiennent à peine les Trappistes eux-mêmes. Tout le jour, toute la nuit, des chants funèbres à faire frémir; des figures de l'autre monde; de vraies processions de revenants.
On n'a même pas ici le sommeil, qui est partout la consolation des malheureux... Et ce froid humide et glacial, ce ciel noir des hivers de la Manche, ce vent qui gémit tristement et ces toux creuses qui se répercutent le long des lugubres couloirs.
Dans le réfectoire du couvent je partage les repas des prêtres fautifs, envoyés à la Trappe pour un stage de pénitence. Debout près de notre table, un moine à la voix caverneuse nous lit le Mépris de soi-même, de saint Bonaventure:
J'ai dit à la pourriture: vous êtes ma mère; et aux vers: vous êtes mon père et mes frères...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Qu'étiez-vous, qu'une semence impure? Que seriez-vous, pour la pâture des vers? Quel motif pourrait avoir la cendre de s'enorgueillir?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les plantes, les arbres donnent des parfums, des fleurs, des fruits; le corps de l'homme ne produit que puanteur et ordure...
La Trappe, février 1878.
C'était pendant l'office de nuit. Les moines prosternés chantaient à l'unisson leurs éternelles litanies... J'étais plongé dans une sorte d'état neutre qui n'était ni la veille, ni le sommeil; je suivais machinalement leur chant triste... L'étrange envoûtement des monastères s'abattait déjà sur mon être, comme un froid linceul; un détachement complet de la vie me gagnait et la perspective de finir mes jours sous la robe de bure ne m'effrayait presque plus...
Lorsqu'un souvenir, qui semblait très lointain, vint me mettre tout à coup une angoisse au cœur: ma chambre si gaie de Fontbruant, que je ne reverrais peut-être plus, et la voix des rossignols que l'on entendait là-bas, au printemps.
Ensuite, pendant de longues heures, de ma cellule, j'ai promené sur le passé un regard long et sombre. Seuls mes souvenirs d'enfance rayonnèrent dans le lointain,—ce sont les seuls vraiment heureux de ma vie...
Avant de mourir, je voudrais les écrire, ces souvenirs de mon enfance... Il me semble qu'en les écrivant, je fixerais un peu l'existence fugitive, je lutterais contre la force aveugle qui nous emporte vers le néant...
LETTRE DE PIERRE LOTI A SA SŒUR
La Trappe, février 1878.
«Chère sœur,
»Ce lieu triste, contre lequel tu as une antipathie si grande, a au moins cela de bon, on peut profondément s'y recueillir.
»Je ne suis pas entré au couvent, comme tu le crois, par pure fantaisie, je désirais quelques jours de paix. J'ai beaucoup réfléchi, j'ai même un peu pleuré, ce qui, ailleurs qu'à la Trappe, aurait paru stupide, mais qui m'a fait du bien.
»Je me suis dit que ma jeunesse s'en va, que le temps de la vie passe pour nous tous et que les moments où il nous sera donné d'être ensemble sont plus que jamais comptés; il ne faudra donc pas les laisser perdre, si nous les trouvons précieux.
»Chère petite sœur, veux-tu que nous ayons la paix complète, la paix d'autrefois?
»Je mérite l'indulgence, parce que j'ai eu plus de tentations qu'un autre et que je souffre étrangement; la situation qui m'est faite sur la terre, tu le sais, n'est pas comparable à la tienne, ni à celle des gens qui t'entourent.
»Veux-tu que tout soit fini? Veux-tu m'écrire une bonne lettre sans arrière-pensée? Il y a bien longtemps que je n'en ai pas reçu.
»Je t'embrasse.»
Lorient, février 1878.
Je suis sorti du couvent avec un singulier besoin de bruit, de mouvement et de liberté.
Il faisait presque beau dans les bois; j'ai couru comme un enfant le long des chemins, chantant et sautant les fossés. Je me suis livré au bonheur, enfin retrouvé, de fumer des cigarettes et de boire du bon cidre dans les auberges de campagne...
À BORD DU TONNERRE
Lorient, 8 février 1878.
Mon ami Hassan m'écrit: «En souvenir de notre connaissance faite, il y a un an, sur les rochers du cap Sigri...»
Je m'en souviens, en effet, de ce singulier séjour, dernière étape turque de notre voyage.
Nous avions été conviés, Hassan et moi, aux noces du fils du Cheik, qui durèrent trois jours. Noces qu'un incident imprévu avait failli faire tourner au tragique la dernière nuit (un Grec étant venu dire, au milieu de la fête, que les Français, alliés aux Russes, voulaient s'emparer de Sigri).
C'était une nuit splendide du printemps oriental, cette dernière nuit si mouvementée; la lune éclairait de sa pleine lumière les grands rochers de Mytilène et, à perte de vue, la Méditerranée bleue.
Je me vois encore, au milieu de cette nuit, courant, comme un fou, de toute la vitesse de mes jarrets, sautant de pierre en pierre, perdant mon turban, déchirant mes ceintures à tous les buissons de la campagne, et, derrière moi, Hassan, qui ne pouvait pas me suivre, soufflant et criant... C'eût été très comique, s'il ne se fût pas agi de la vie de plusieurs hommes...
Après vingt minutes de course échevelée, je rejoignis un groupe de montagnards, la population entière de Sigri, qui courait aussi, portant des fusils, des yatagans, des bâtons, des fourches, toutes les armes que, dans leur précipitation, le hasard avait fait tomber sous leurs mains.
Et je haranguais tout ce monde en turc—il était temps: devant nous, sur les rochers, on voyait une masse noire qui s'avançait, c'étaient les matelots français du Gladiateur.
L'histoire expliquée, le malentendu compris, tout se termina en plaisanterie et nous rentrâmes au village au son des cornemuses, tandis que les matelots s'embarquaient, sans coup férir, dans la baie de l'Aiguade.
À BORD DU TONNERRE
Lorient, 2 mars 1878.
Voilà ma situation: je suis parti de Turquie après avoir juré de revenir, et toutes les démarches que je fais pour exécuter ce serment n'aboutissent pas. Pendant ce temps-là, on démolit mon pauvre Stamboul; les nouvelles se succèdent toujours plus terribles; je vois que les Turcs, malgré tant de courage, ont décidément perdu la guerre et je ne sais ce qu'il adviendra d'eux tous.
Je suis retombé à plat dans la vie d'Occident, plus grise et plus maussade que jamais, après avoir rêvé que j'étais bey ou pacha. Mon existence se complique de plus en plus d'impossibilités et de contradictions, et je suis bien las de tout ce qui m'entoure.
J'ai manqué, au début de cette guerre, une occasion que je ne retrouverai sûrement jamais de me faire en Turquie une position en rapport avec moi-même, en rapport avec mes goûts, que l'Orient seul aurait pu satisfaire. L'occasion est passée, et sans doute elle ne reviendra plus, je l'ai laissée s'enfuir au lieu de l'arrêter par les cheveux. Maintenant, ce sera du réchauffé; les grands pachas, qui m'auraient poussé, ne se souviendront plus du jeune «giaour» qui les avait un instant intéressés. Et puis, si les Slaves sont vainqueurs, si le vieil Islam s'écroule, mes projets d'avenir feront comme l'Islam, et, pour la seconde fois de ma vie, je verrai tout s'évanouir, espérances, rêves de fortune et d'affection—le tout lié aux destinées de Stamboul et du Prophète...
Je reçois de temps en temps des nouvelles d'Aziyadé, de petits grimoires en langue turque, de petites lettres désespérées et de plus en plus pressantes, où elle me supplie de ne pas l'abandonner. Le dernier mois de mon séjour à Stamboul l'a beaucoup compromise et sa situation, à elle aussi, est devenue intolérable.
Achmet doit être mort à la guerre. C'est là, pour moi, un nouveau sujet d'inquiétude et de tristesse.
A présent que je n'ai plus à Stamboul cet ami dévoué comme intermédiaire, je ne puis répondre à Aziyadé, et, si j'attends encore, je vais perdre sa trace, ne plus trouver aucun moyen de la revoir.
Samuel est parti pour Salonique, où il est redevenu ce qu'il était autrefois, un pauvre diable de batelier, sans sou ni maille.
Kédi bey, mon chat d'Eyoub, le plus fortuné de nous cinq, est à présent l'un des chats de la mosquée, favori des derviches; il est revêtu d'un certain caractère sacré qui lui assure des souris et du pain pour le reste de ses jours.
Et la maison, qui avait abrité là-bas tout notre bonheur, est brûlée depuis longtemps.
Puisqu'il m'est impossible de retourner en Turquie comme officier français, je me ferai Turc. Je ne tiens guère à l'Europe occidentale, où je n'ai trouvé que des déceptions; même avant d'être conquis à tout jamais par l'Islam, j'avais déjà envie de la quitter et je pensais alors à la Polynésie, qui m'avait si vivement charmé autrefois. J'ai horreur de tout ce qu'on est convenu d'appeler la civilisation et les théories égalitaires. Le vieil Orient est donc le pays où j'irai me réfugier, loin des machines à vapeur, des mesquineries sociales et des rengaines de progrès. Si là-bas je ne puis plus être un seigneur, tant pis, je serai un homme du peuplé, un «banabak»; mais j'aurai ma place au soleil et ma part de cette liberté qui est le lot des plus énergiques, dans les pays où les lois ne sont pas faites pour tout le monde...
Ici, je m'ennuie d'une manière profonde et incurable; en toute sincérité, je ne crois à rien. Ma vie est fort mal emmanchée et, par quelque bout que je la prenne, je me trouve en présence de difficultés insurmontables.
Rien ne m'amuse plus; je ne vois guère ce que ce monde pourrait m'offrir de bien neuf ou de bien drôle.
Je sens amèrement surtout le malheur d'être sans aucune foi, et je paierais cher, maintenant, pour avoir celle de l'Islam.
LETTRE DE PIERRE LOTI A UN AMI
DE CONSTANTINOPLE
À BORD DU TONNERRE
Lorient, 8 mars 1878.
«Mon cher Pogarritz,
»Vous prétendez que je vous ai une fois sauvé la vie et qu'à présent vous m'appartenez un peu. Vous prétendez aussi que vous la donneriez avec bonheur, cette existence à laquelle vous ne tenez plus... Aujourd'hui, j'ai besoin de vous,—êtes-vous prêt?... Ce dont il s'agit est grave et j'ai besoin de vous dans mon extrême détresse. Vous êtes un bon et brave cœur, je viens à vous comme à un frère...
»Surtout n'hésitez pas, par intérêt pour moi, ne me faites pas de sermons, ni de remontrances, tout cela serait banal, inutile, indigne de vous et de moi. Vous savez que ce que je veux, je le veux bien et on n'y peut rien changer. Si vous êtes prêt à vous dévouer pour moi, faites-le sans hésitation, allez sans arrière-pensée—et après, ce sera à la vie et à la mort entre vous et moi. Le voulez-vous?
»Il s'agit de cette jeune femme musulmane que vous appelez «mon odalisque» en souriant de ma folie... Mais, aujourd'hui, ne souriez plus; ce n'est pas une simple aventure d'amour, c'est pour elle et pour moi une question suprême et terrible.
»Hier, 7 mars, j'ai reçu, par je ne sais quelle voie, une lettre d'elle, de ma chère bien-aimée Aziyadé—je vous avais dit son nom; une lettre de désespoir, un appel solennel à tous mes serments passés, à ma pitié, à mon amour pour elle.
»Les Russes sont autour de Constantinople, on organise à la hâte la défense de Stamboul, la levée en masse, la guerre sainte; tous les vieillards prennent les armes et son vieux maître Abeddin, encore brave et fanatique, sera au premier rang; un des premiers il se fera tuer... Et elle sera veuve...
»Vous savez ce qu'est la situation d'une femme musulmane qui est veuve, quand elle est belle et jeune: déjà mariée d'avance à quelque ami du mort, qui la convoite.
»Pour Aziyadé, l'inévitable qui se présente, c'est Osman Effendi, de Ghédik-Pacha, que vous avez vu, un jour avec moi, à la réception des magyares, au Séraskérat. Celui-là est jeune, audacieux et jaloux, celui-là ne sera pas tué, parce qu'il est dans l'intendance et ne se battra pas. Quand Aziyadé sera sa femme, elle sera aussi perdue pour moi que si elle était morte...
»Alors elle veut fuir à tout prix; elle sait que le désordre de Stamboul favorisera cette fuite et que, dans un pareil moment, on peut tout oser. Seulement, il faut quitter au plus vite le territoire turc et la pauvre petite ne parle aucune langue chrétienne, même pas le grec; elle n'a aucune idée de nos usages, aucune idée de voyages, de paquebots, ni même de géographie... Alors il lui faut quelqu'un.
»Mon ami Achmet, que vous avez connu si dévoué, si entreprenant, ne peut plus en rien lui servir; il a quitté Stamboul, il est sans doute mort à l'heure qu'il est.
»Plusieurs fois, cet hiver, Achmet m'a fait écrire par un Grec, qui écorche le français et n'a aucune idée du nom de nos mois, non plus que de nos dates. Je sais qu'il est parti pour la guerre vers décembre ou janvier, qu'il assistait aux grandes tueries des Balkans, et qu'il en est promptement revenu dans un convoi des ambulances du Croissant rouge,—blessé et malade. Il a passé une partie de l'hiver à Stamboul, couché sur son lit et dans une profonde misère... Des deux chevaux qui constituaient sa fortune, vous vous en souvenez, l'un a été réquisitionné pour la guerre, l'autre est mort.
»Le 5 février dernier, j'ai reçu une lettre de lui (datée du 22 du même mois) dans laquelle il me demandait un peu d'argent. Je lui ai envoyé ce que j'ai pu, il fallait qu'il fût bien misérable pour en venir à me demander des secours.
»Le 2 mars, j'ai reçu une dernière lettre, écrite en turc, celle-là, par son ami, un certain Ali-Agha, maréchal des logis de cavalerie, et datée d'Andrinople. Il avait été de nouveau levé d'office pour la guerre, pouvant à peine se tenir debout; il était blessé et mourant et me faisait ses adieux.
»Voilà l'histoire de ce pauvre Achmet...
»J'aurais pu partir, moi, et aller chercher Aziyadé. Je l'avais décidé hier; mais, aujourd'hui, j'ai réfléchi. Je n'ai aucun moyen d'obtenir sur l'heure, ni maintenant, ni plus tard, une permission pour Constantinople; je n'ai plus d'argent pour partir... Vous me direz qu'on peut toujours déserter, et qu'on peut voyager sans argent, par mille moyens; je sais tout cela et, hier, j'avais résolu de le faire. Mais j'ai mon honneur d'officier français, auquel je tiens plus que je ne l'aurais cru d'abord.
»Ce quelqu'un qu'il faut, là-bas, pour me remplacer et venir en aide à Aziyadé, voulez-vous, mon ami, que ce soit vous-même? Je vous le demande avec supplications, avec angoisse... il me semble que vous ne me le refuserez pas... Et après, frère, je serai corps et âme à votre service, je ferai pour vous tout au monde...
»Pendant le moment de crise actuel, ce que je vous demande est peut-être moins périlleux que vous ne le croyez. J'écrirai aux attachés d'ambassade, je vous ferai obtenir des appuis, des papiers, je vous ferai même recommander à notre ambassadeur. Dites, le voulez-vous? Si vous refusez, alors passez-moi une dépêche sur l'heure et c'est moi qui partirai...
»Mais si vous acceptez, mon ami, ne perdez pas un jour, ni une heure, ni une minute... Voilà ce qu'il vous faudra faire. Mettez un fez et allez à Stamboul par le pont de Kara-Keui. Vous vous trouverez en face de la grande rue d'Onu Capou. Vous monterez cette rue jusqu'à ce que vous aperceviez la petite mosquée d'At-Bazar-Bachi. Peu avant d'y arriver, vous trouverez une impasse. Vous entrerez dedans et, tout au fond, vous verrez une vieille maison peinte en rouge (les autres maisons sont jaunes). Près de la porte d'entrée, au rez-de-chaussée, il y a une fenêtre en saillie, grillée de fer. Vous frapperez au volet de cette fenêtre; c'est là que demeure la négresse Kadidja. Je vous ai autrefois parlé d'elle; c'est une vieille créature intelligente et rusée qui est dévouée jusqu'à la mort à Aziyadé, son ancienne maîtresse. Vous frapperez six coups précipités; elle croira que c'est moi. Ces six coups étaient autrefois le signal convenu entre nous. Si la vieille femme n'est pas chez elle, il faudra revenir. Des voisins ou des voisines vous questionneront; vous savez assez de turc pour dire que vous êtes Circassien musulman (vous en avez la figure). Vous direz que vous vouliez une amulette de «hodja»; la vieille en vend et cela ne surprendra personne.
»Quand vous aurez trouvé Kadidja, vous lui remettrez cette lettre pour Aziyadé. Vous lui direz que vous venez de ma part et que vous ferez pour sa maîtresse tout ce que j'aurais fait moi-même. (Rappelez-vous qu'elle me connaît sous le nom de Loti ou d'Arif Ussam.)
»Donnez-lui votre adresse. Expliquez-lui que vous favoriserez la fuite d'Aziyadé, si elle a décidé de partir; que c'est vous qui la recevrez à Galata, dans votre propre maison, et qui l'y garderez cachée. Il faudra ensuite, autant que possible, ne plus retourner à Stamboul, pour ne pas éveiller les soupçons; la vieille est peut-être surveillée. Je vous confie Aziyadé comme si vous étiez mon frère. Vous verrez si la pauvre petite mérite affection et dévouement, vous verrez combien elle est délicieuse et vous comprendrez alors ce que je fais.
»Kadidja sera pour vous un auxiliaire utile; c'est la vieille créature la plus rusée que je connaisse; suivez toujours ses avis. N'hésitez pas à me prévenir si vous avez besoin de quelque chose. Et d'ailleurs tout ce que vous ferez sera bien fait.
»Il vous faudra de l'argent: allez à Péra, chez Villier, le secrétaire d'ambassade; il a, à moi, cinq cents francs que je viens de lui envoyer pour payer Abdullah Effendi (un prêteur, lors de l'incendie de ma maison d'Eyoub). Il vous remettra cet argent, que je lui ai écrit de garder pour vous et qui sera providentiel. Villier est un brave garçon, lui aussi, pas assez dévoué, ni assez audacieux pour faire ce que je vous demande, à vous, mon cher Pogarritz, et que je ne demanderais à aucun autre. Mais il se mettra résolument en campagne pour vous venir en aide.
«Je préférerais qu'Aziyadé partît par les paquebots de la Compagnie Fraissinet, dirigée sur Marseille. Vous trouverez bien quelqu'un de sûr à qui la recommander, parmi les émigrants, et puis je connais presque tous les commandants de ces paquebots et vous pourrez vous servir de mon nom.
»A Marseille, ce sera moi-même qui viendrai l'attendre.
»Ne craignez pas, mon cher ami, de tremper dans une aventure de roman; celle-là n'en est pas une. Sur mon honneur, je vous jure qu'une fois en France Aziyadé sera ma femme.»
LETTRE DE PIERRE LOTI
A M. VILLIER, SECRÉTAIRE D'AMBASSADE
A CONSTANTINOPLE
À BORD DU TONNERRE
Lorient, 8 mars 1878.
«Mon cher ami
»S'il est temps encore, retenez mon argent, les cinq cents francs qu'a dû vous porter le second du Simoïs, gardez-les. M. Pogarritz viendra vous les demander de ma part, vous les lui remettrez et Abdullah Effendi attendra...
»Vous n'aimez pas beaucoup ce Pogarritz, je le sais, mais s'il a besoin de vous, pour les difficiles commissions dont je l'ai chargé, employez-vous pour lui, mettez un peu de votre crédit à sa disposition; en l'obligeant, c'est moi que vous obligerez. Défendez-le au besoin auprès de notre ambassadeur; la commission que je lui ai donnée est bien périlleuse. Au nom de l'amitié que vous m'avez souvent montrée, prêtez-lui votre appui.
»Il aura besoin peut-être de faire acheter sans bruit des vêtements de femme «franque»; que votre maîtresse fasse cette emplette en souvenir de moi.
»Ne me demandez pas d'explications pour aujourd'hui, je n'ai ni le temps, ni le courage de vous en donner. Faites ce que je vous demande, mon cher ami, et ma reconnaissance sera bien vive et profonde... Vous devez comprendre à demi-mot de quelle dangereuse chose il s'agit.»
LETTRE DE PIERRE LOTI A AZIYADÉ
À BORD DU TONNERRE
Lorient, 8 mars 1878.
«O ma bien-aimée Aziyadé[18],
»J'ai reçu ta lettre désolée. Je réponds à ton appel.
»Non, je n'ai rien oublié, ni toi, que j'aime plus que la vie et plus que la lumière du soleil, ni Stamboul, ni mon serment sacré...
»Ce que j'ai juré, je le jure de nouveau, par le Dieu des chrétiens et le Dieu des musulmans, par mon âme, par l'âme de mes parents morts; ce que j'ai juré, je le tiendrai. Tu n'as qu'à parler et je suis prêt à t'obéir...
»Mais l'instant est grave et terrible pour nous deux; dans cet instant suprême, où tu vas décider de notre sort, avant de parler, avant de m'appeler, écoute le conseil d'amour que je te donne:
»Tant que ce vieillard, qui t'a beaucoup aimée et que tu respectes à présent, demeurera sur terre, ô toi, reste avec lui et attends ce que l'avenir mystérieux prépare pour nous. Nous sommes jeunes et la vie est longue devant nos yeux...
»... Mais s'il meurt, s'il est tué... Alors, s'il est tué, écoute encore, ma bien-aimée, ce que je te dis avec angoisse, parce que cela m'enlève la moitié de ma vie... s'il est tué, ô ma bien-aimée, épouse Osman Effendi!...
»Lui aussi est jeune, il est riche et il t'aime; avec lui tu seras heureuse. Oublie Loti, qui porte malheur à ceux qui l'approchent. Avec Osman Effendi, tu auras des esclaves, des jardins, un rang parmi les femmes de ton pays et ta place d'épouse dans le monde invisible des harems.
»Tandis qu'avec moi!... Si même toutes les impossibilités étaient vaincues, as-tu songé à ce que ce serait d'être ma femme? Venir seule, en fugitive, dans un pays lointain, où personne ne comprendrait ton langage... Aller sans voile, comme une femme «franque»; partager ma misère, prendre ta part des durs travaux de la maison, comme le font tes servantes, et, pendant les années où je serai au loin, à voyager sur les mers, rester seule. Durant de longs hivers, plus longs que ceux de Stamboul, dans ce pays plus rapproché de l'étoile froide, ne plus voir ni le ciel bleu, ni ta patrie, ni tes semblables, ne plus même entendre une voix amie...
»Mais si tu acceptes tout cela, ma bien-aimée, si tu m'aimes tant que tu veuilles tout supporter, si tu veux fuir... alors viens, je t'adore et je t'attends...
»Confie-toi à Kadidja et à mon ami Pogarritz qui aura soin de ton honneur et de ta vie. Appelle-moi, si tu me veux auprès de toi. J'ai pris toutes les dispositions pour ta fuite et mes amis sont sûrs...
»Viens, ma bien-aimée, par ton Dieu et le Dieu des chrétiens, je te le jure, en France, tu seras ma femme, tu seras à moi devant les hommes et devant les lois de mon pays...»
La journée du 8 mars, à Lorient, fut une journée d'hiver bien sombre. La pluie, qui avait pris la veille, dura sans interruption jusqu'au soir.
J'écrivais depuis six heures du matin. A onze heures, le ciel était si couvert que c'était presque la nuit; je fermai les volets de ma chambre, j'allumai les bougies et je me rassis à mon bureau pour continuer d'écrire.
Quand j'eus terminé mes trois lettres, il était cinq heures du soir. (La lettre pour Aziyadé, écrite en turc, m'avait pris, à elle seule, plus de la moitié de la journée.)
Alors j'ouvris mes fenêtres; un jour crépusculaire terne et triste pénétra dans ma chambre; la pluie tombait toujours dans la rue grise et déserte. Je restai longtemps à cette fenêtre, à respirer l'air humide du dehors.
Je venais de prendre une décision et d'agir comme je croyais devoir agir; un apaisement se faisait en moi-même, je n'avais plus qu'à attendre.
Lorsque mes lettres furent jetées à la poste et que tout fut irrévocable, j'allai chercher Yves pour passer la soirée avec lui.
[18]Lettre écrite en turc.
LETTRE DE PIERRE LOTI A SA MÈRE
Lorient, 22 mars 1878.
«Mère aimée,
»Je suis depuis ce matin de retour à Lorient où m'attendait ta lettre. Tu seras surprise d'apprendre que je ne viens point de Paris, mais bien de Plounès-en-Goëlan, qui est un hameau breton situé à quarante lieues d'ici, aux environs de Paimpol.
»J'étais «paré» dimanche à partir pour Paris, quand arriva une lettre de V. L., m'annonçant l'affaire bâclée (la publication d'Aziyadé). Il me parut dès lors inutile d'aller là-bas, puisque j'y passerai bientôt en frais de route pour me rendre à Rochefort. Restait ma permission à employer. Mon matelot Yves, qui partait justement pour voir sa vieille mère, insista pour m'emmener. Ton tricot bleu venait d'arriver à point: une ceinture rouge et un béret complétèrent un costume de circonstance...
»... Nous sommes donc partis tous deux dimanche pour Plounès, où le retour de Yves a été fêté comme celui de l'enfant prodigue. Présenté comme un «frère de la côte», j'ai passé quatre jours là-bas, en pêches et en promenades dans un pays pittoresque. De classiques chaumières bretonnes, de bonnes vieilles d'autrefois avec leurs rouets et leurs fuseaux, des crêpes, du cidre et un temps de printemps.
»Nous sommes rentrés ce matin ensemble, après vingt-quatre heures de voyage. Pour tout le monde, je reviens de Paris, excepté pour ma vieille bossue qui connaît l'aventure...»
Paris, mars 1878.
Deux journées à Paris, appelé par dépêche chez Michel Lévy, l'éditeur. Deux journées très agitées, qui ont eu au moins l'avantage de me sortir un peu de mes sombres pensées.
V. L. et Delguet se disputèrent mes courts instants de liberté et me firent fête.
Chez Delguet, j'ai retrouvé un personnage auquel plusieurs pages de mes notes ont été autrefois consacrées: la «Fratine».
La petite Fratine transformée, transfigurée, devenue une dame, une petite personne élégante, finement gantée, pleine de charme jeune et naïf, qui me fit les honneurs de sa maison.
Ce soir, elle présida un dîner offert à V. L. et à moi, pendant lequel nous avons réveillé tous nos souvenirs passés. Et quand il a été question d'Annecy, la Fratine s'est troublée; comme si son amour pour moi n'était pas éteint dans son cœur, elle baissa la tète et embrassa son petit enfant assis près d'elle...
LETTRE DE PIERRE LOTI A MADAME X...
A PARIS
Lorient, avril 1878.
«... Si j'ai pu te faire de la peine, pardonne-moi. Tu sais que j'ai mes mauvais jours pendant lesquels mon cœur reste fermé et glacial pour tous...
»A ce dernier voyage, je t'ai vue sous un autre aspect, c'est vrai, mais plus sympathique, au contraire... Jusqu'à cette époque, je t'avais considérée comme une personne heureuse, possédant une certaine philosophie positiviste qui te semblait suffisante; je te croyais relativement calme et satisfaite dans ces régions froides, je t'en voulais un peu d'avoir trouvé une sorte de paix en dehors de ces idées de rédemption et de vie éternelle auxquelles je suis resté attaché par le cœur, malgré mon incrédulité profonde...
»Au contraire, en causant dernièrement avec toi, j'ai pressenti tout ce que tu viens d'écrire d'une si navrante manière; j'ai vu que ton cœur était aussi troublé, aussi tourmenté, aussi désespéré que le mien; que c'était au fond le même chaos, la même angoisse, rien de plus, rien de mieux, le même horrible vide. Nous n'avons sans doute rien à nous envier l'un à l'autre; mais nous sentons trop de la même manière pour ne pas rester très amis...
»Vois-tu, moi, je suis encore très jeune, et je m'aperçois avec terreur que, là où tu en es, j'arriverai bientôt... Se coucher pour attendre la fin, c'est déjà mon désir...
»Et pourtant il y a une chose qui est tout dans la vie: l'amour... J'ai eu de ravissantes maîtresses et j'en aurai sans doute encore. Il y a des femmes que j'ai bien adorées; j'éprouvais une terrible douleur en songeant qu'un jour la mort nous séparerait, que tout finirait dans la sombre poussière... Je rêvais qu'au moins on nous coucherait dans une même fosse, pour que nos cendres fussent mêlées...
»Et puis, celles-là, je les ai oubliées. J'en ai aimé d'autres et j'ai fait les mêmes rêves avec elles... Et le temps passe toujours, qui m'emporte, et bientôt la vieillesse viendra...
»Les amis, je n'y crois guère. Et pourtant, plus que personne au monde, j'en ai eu... J'ai rencontré bien des affections, bien des dévouements. J'ai ramassé des forbans dans les rues, je les ai mis contre mon cœur; chez eux, j'ai trouvé plus de jeunesse et de vie, des sentiments plus puissants et moins banals que chez mes égaux... Mais tout passe et passera...
»Quand les années seront venues, avec la souffrance peut-être, et les rides et les cheveux gris, quand il n'y aura plus d'amour possible que celui que j'achèterai, qu'on m'abandonnera comme un objet usé qui a trop servi,—alors quelle ressource aurai-je, mon Dieu! autre que le suicide?
»Ceux que toi et moi nous regardons comme les simples, les naïfs, ceux qui sont encore prosternés aux pieds du Christ, ceux-là, je t'assure, sont les heureux de ce monde. L'angoisse du temps qui passe, l'angoisse de la solitude, la terreur du néant qui arrive, tout cela leur est inconnu. Ils s'en vont, confiants et calmes. Je donnerais ma vie pour posséder leur illusion radieuse; devrais-je être aussi insensé que ces pauvres pensionnaires des maisons de fous qui se figurent être des riches et des puissants de la terre!
»A défaut de cette foi, si au moins nous pouvions nous rattacher à quelque chose, à une espérance, à une immortalité... Mais rien!... En dehors de cette personnalité encore rayonnante du Christ, tout est terreur et obscurité...»
LETTRE DE PIERRE LOTI A PLUMKETT
Lorient, avril 1878.
«Je passe des jours bien tristes, mon cher ami, des jours mornes, interminables, des soirées sombres et mortelles...
»J'ai encore cependant mon frère Yves auprès de moi, mais c'est un Yves transformé, rangé, ne se grisant plus. Nos amis, les «frères de la côte», sont tous dispersés, tous embarqués; le Lamotte-Picquet a emmené les derniers dans les mers du Sud.
»Donc, plus de «bande de forbans», ni de tapage nocturne, et la mère Hollichon n'a plus l'honneur de nous traiter dans son auberge, comme elle le faisait cet hiver.
»Bien des fois, le soir, dans la brume encore froide d'avril, en marins tous deux, on nous a vus, Yves et moi, descendre la rue maussade que j'habite, tourner le quai, passer le pont du canal. Nous allions chez lui nous installer devant le feu, pour la veillée, tandis que Marie, sa femme, s'occupait à repasser ses grandes collerettes blanches ou à préparer les petits bonnets du premier-né, le «petit goéland».
»Depuis la lettre tragique reçue le 7 mars, je suis sans nouvelle d'Aziyadé, et maintenant qu'Achmet est mort, toutes mes communications avec elle sont coupées.
»J'ai essayé d'une foule de moyens, j'ai écrit en turc et en français une foule de lettres à une foule de gens et je n'ai obtenu aucun renseignement.
»J'avais mis mon dernier espoir en un nommé Pogarritz, un brave garçon, un ami fidèle de là-bas. Mais j'ai appris qu'il s'était engagé dans un bataillon de volontaires hongrois et qu'il a été tué, lui aussi, par les Russes.
»Le temps passe, je ne sais plus que faire. Je rêve de retourner en Orient et les pieds me brûlent ici...
»Une angoisse me prend au cœur quand je songe à Elle. Je l'aime bien, je vous le jure,—je l'aime autrement qu'aux premiers jours... Je donnerais des années de ma vie pour recevoir encore une de ses petites lettres si difficiles à déchiffrer, si illisibles. Je pleurerais de joie s'il m'en arrivait une...»
À BORD DU TONNERRE
Cherbourg, mai 1878.
... Un mois passé à Cherbourg. J'aurais mieux aimé ne pas revoir ce pays, rempli pour moi de poignants souvenirs. Souvenirs de Jean, souvenirs de notre vie à deux, souvenirs de la guerre, des huit mois passés ici, pendant ce terrible hiver de 70, huit mois d'une existence tourmentée, huit mois pendant lesquels nous avions bien souffert. Et puis, souvenirs du départ de Jean, à bord du Pétrel, en juin 1873.
Je m'étais promis de ne pas mettre les pieds à terre dans ce pays; Yves, d'ailleurs, était encore consigné à bord—suite de l'histoire des trois maîtres de la Médée[19]—et ne pouvait m'accompagner.
Pendant trois semaines, je m'étais tenu parole et j'avais gardé le bord, quand, ce matin, on me demande au chemin de fer pour un colis que je suis forcé d'aller chercher moi-même.
Je prends passage dans la chaloupe à vapeur d'Yves et je débarque sur cette jetée où, il y a cinq ans, j'étais venu si tristement, un matin de juin, conduire et embrasser Jean qui partait pour le Sénégal et y partait sans moi.
Aujourd'hui encore, c'est une belle journée de printemps, une des premières chaudes journées de l'année. Les jardins sont pleins de lilas en fleurs, mais, malgré le ciel, bleu, cet insipide petit trou de Cherbourg est triste et maussade.
Je traverse la ville en courant, ne voulant rien voir et rentrer au plus vite. Pourtant chaque quartier, chaque coin de rue, chaque boutique m'envoient au passage un monde de souvenirs. Notre pension, notre chambre, la maison d'Emma, le bureau où chaque soir nous achetions les dépêches de la guerre et, à la gare, le chêne-vert, unique dans le pays, devant lequel nous venions nous asseoir en souvenir de Fontbruant et de la Limoise.
Maintenant, entre Jean et moi, tout est fini et je cherche encore le mot de la sombre énigme qui l'a irrémédiablement éloigné de moi.
Hélas! on n'arrache pas de son cœur une affection comme celle que j'ai eue pour ce frère perdu, sans qu'il reste des déchirures profondes et cruelles. Les années qui passent les ferment à la longue, l'oubli descend tout doucement sur toutes choses et bientôt sans doute le souvenir de Jean sera mort dans mon cœur. Mais, ce soir, sa douce figure est là, présente, et je lui pardonne tout ce qu'il m'a fait.
[19]Histoire racontée dans Mon frère Yves.
LETTRE DE PIERRE LOTI A YVES
À BORD DU TONNERRE
Brest, 9 juin 1878.
«Mon cher Yves,
»Il faut absolument que tu descendes à terre ce soir, va-t'en trouver l'officier de garde et dis-lui que je te veux pour six heures. Débrouille-toi. J'ai de grands projets et nous chavirerons la rue «des Coups de triques» et celle des «Sept Saints». Tu auras le droit de boire un peu, par exception. Je suis terriblement triste et j'ai besoin de tapage; tu m'en feras faire.
»Tu n'auras qu'à montrer ma lettre à l'officier de garde, quel qu'il soit. Si tu manques le canot de cinq heures et demie, je t'en enverrai un autre.
»En arrivant à terre, cours vite chez nous te changer en bourgeois et viens me rejoindre à six heures et demie au Cabaret de l'Ancre verte.
»Nous serons quatre; il y aura le grand Barada qui est de tes amis et un nouveau, un capitaine au long cours du baleinier américain, lequel est tout à fait de notre trempe et te plaira, j'en suis sûr.
»Adieu, frère. Débrouille-toi.»
LETTRE DE PIERRE LOTI A PLUMKETT
À BORD DU TONNERRE
Brest, 20 juin 1878.
«Mon cher Plumkett,
»Depuis que je suis sorti de ce triste Lorient, cela va mieux; le printemps est arrivé, les objets qui m'entourent sont moins sombres et je retrouve moi-même beaucoup de vie.
»J'ai eu deux maîtresses. La première était la femme d'un capitaine au cabotage; elle m'a quitté pour retourner dans son pays. Elle avait vingt et un ans, elle était aimante et passionnée, le type de la belle race bretonne du Nord. Elle pleurait en me disant adieu et pourtant, chose étrange, celui qu'elle n'avait pas cessé d'aimer, et qu'elle aimait le plus au monde, était son mari, le capitaine au cabotage.
»La seconde fut la petite Yvonne que vous connaissez. Elle a quelque temps partagé ses faveurs entre Allain, quartier-maître canonnier, et moi, Loti, votre serviteur; et puis, avant-hier, elle s'est décidée, elle m'a laissé pour Allain qui l'épouse. Elle aussi, c'était une vraie Bretonne, blonde, rose, au regard sérieux et grave; elle sortait de l'ordinaire—des grisettes, ses pareilles—et quand elle passait dans la rue, la tête baissée sous les ailes de sa coiffe blanche, on se retournait pour la voir.
»«Yves le forban» est devenu très raisonnable, je vous l'ai déjà dit, et ne se grise presque plus. J'habite, en sa compagnie, un logis propre et blanc du faubourg de Recouvrance, chez une brave vieille Bretonne. Ils disent à bord que j'ai trouvé l'Eyoub de Brest. (Mais hélas! qu'il est différent du vrai, de l'Eyoub de Stamboul!)
»Nous employons nos loisirs à jouer à l'écarté, gravement assis dans un café honnête—ayant, cependant encore, un peu l'air de deux forbans au repos. Ou bien, nous allons courir les pardons et les foires du Finistère.
»Aux longues soirées de juin, sur le ciel breton voilé de vapeurs grises, nous traversons les hauts foins verts, les grandes herbes remplies de belles fleurs roses qui ne poussent que dans ce pays, pour nous rendre aux fêtes des villages. L'air est tiède et embaumé.
»Les courses, les jeux de boules et les saltimbanques nous amusent encore, comme des enfants du peuple. Quand onze heures sonnent, nous rejoignons notre modeste maison de Recouvrance. Et le sommeil réparateur nous attend au logis,—le sommeil sain et tranquille qui, sans rêves, tout d'une traite, nous mène au lendemain.
»En dix ans, j'ai bien changé; quelle différence entre le moi d'aujourd'hui et ce frêle garçon de dix-huit ans, rêveur et sentimental, qui fuyait les plaisirs, le bruit de la jeunesse et traînait sa «très poétique tristesse» sur ces mêmes pavés de Brest où je promène maintenant la gaîté et la vie!
»Le printemps est une saison délicieuse, en Bretagne surtout. Ces printemps du Nord, tardifs à paraître, un peu voilés d'abord et incertains et qui, tout à coup, en trois jours de soleil, vous jettent à profusion les fleurs, les feuilles ombreuses, les soirées tièdes et les chants d'oiseaux.
»C'est une surprise et un enchantement; on en jouit d'autant plus que l'hiver a été plus long et plus sombre; on est pénétré de bien-être, de charme printanier, de fraîches senteurs de foin, de parfum d'aubépine.
»Depuis mon enfance, jamais mois de juin ne m'avait enivré comme celui-ci; jamais je n'avais senti si vive la sensation physique du printemps, le renouveau de tout ce qui vit, la montée de la sève et le puissant retour des éternelles forces de la nature.
»Croyez-moi, mon cher ami, à toutes les douleurs morales, il n'y a pas de meilleur remède que l'exercice physique; à toutes les rêveries malsaines de l'esprit, il n'y a pas de calmants plus souverains que la vigueur et la santé. De plaisirs, il n'y en a pas de plus sains que ceux des gens du peuple; d'affections, d'amitiés, il n'y en a pas de plus sûres que celles d'un homme inculte qui vous aime sans contrôle et sans réserve.
»«L'amitié intellectuelle» n'existe pas; c'est là une fiction de notre cerveau malade. L'amitié, c'est l'amitié,—quelque chose qui vous tient au cœur comme l'amour, et qui ne s'analyse pas.
»Vous et moi, nous ne serons jamais que des amis imparfaits, variables, sans consistance et sans conviction. Ne comptons pas trop l'un sur l'autre; nous sommes trop enfants du siècle, trop raffinés, trop sceptiques,—et puis, nous nous connaissons trop, nous voyons trop clair et trop loin. Nous trouvons quelque plaisir à échanger nos idées intimes, voilà tout; encore sommes-nous un peu comme ces augures qui ne pouvaient se regarder sans rire. Que nous est-il possible de nous raconter l'un à l'autre, mon cher, je vous le demande, qui ne nous paraisse absolument connu, usé, frelaté?
»Mais la vie est belle encore, et la santé et la jeunesse sont les seuls biens de ce monde.»
Brest (Recouvrance), juin 1878.
Il était deux heures, un beau jour de printemps. Dans mon logis blanc de Recouvrance, je sommeillais à demi sur un fauteuil en attendant l'heure à laquelle Yves reviendrait du bord.
Une voix de la rue, tout à coup, me fit tressaillir. C'était un mendiant qui chantait à voix basse deux ou trois notes tristes, tellement tristes qu'elles fendaient l'âme. Ce qu'il y avait d'étrange surtout, c'est que ce chant m'en rappelait un autre, un autre que j'avais oublié...
Là-bas, en Orient, en été, quand j'habitais le quartier de Péra, pendant les heures chaudes du jour, j'entendais passer sous mes fenêtres un mendiant qui chantait comme celui-là; la voix avait le même timbre, les notes tristes étaient presque les mêmes. Seulement celui qui chantait, là-bas, était un jeune homme de race asiatique, un jeune homme aveugle, dont la figure maigre était régulière et mélancolique, figure où s'ouvraient deux grands yeux blancs qui n'avaient pas de prunelles et ne voyaient plus...
Sur tous les points du Bosphore, à Beïcos, à Scutari, à Thérapia, j'entendis plus tard cette même voix; je revis ce même homme enveloppé dans son burnous blanc, qui marchait devant lui, nuit et jour, d'un pas régulier et fatal, sondant le sol de son bâton et chantant sa chanson plaintive.
Plus tard encore, quand vint l'hiver et qu'Aziyadé fut auprès de moi, sous nos fenêtres d'Eyoub, nous entendions passer le mendiant aveugle; il passait le soir, à la tombée de la nuit, et sa voix nous faisait frissonner dans notre logis mystérieux.
«Loti, avait dit Aziyadé, promets-moi que tu lui donneras toujours, partout où tu le trouveras; cela nous porterait malheur si nous le laissions passer sans lui faire l'aumône.»
Et elle-même me portait souvent, pour lui, son offrande: de petites pièces blanches, qu'elle lui destinait. Et je descendais sur la porte pour les lui remettre dans la main. (En Orient on ne jette pas l'aumône, on la donne.)
Un matin, elle eut très grand'peur. C'était un matin de février, un peu avant le jour, à l'heure du chant du muezzin, elle s'en allait seule, enveloppée dans son féredjé gris. La terre était couverte d'une blanche couche de neige, qui faisait comme un suaire au quartier d'Eyoub.
Sur la planche étroite du débarcadère de la mosquée, elle vit une ombre humaine qui se tenait debout, à cette heure silencieuse, où jamais cependant on ne voyait personne.
Dans le demi-jour blême qui précède les matins d'hiver, elle reconnut le mendiant, immobile et la tête levée au ciel, comme un homme qui prie.
Pour embarquer dans son caïque, elle fut obligée de frôler le burnous de l'aveugle et de passer sous le regard vide de ses deux grands yeux blancs.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Celui qui chantait sous mes fenêtres de Recouvrance était un vieux Breton, en costume des gens de Plougastel... Par hasard, il s'était trouvé que ces deux hommes, l'un Breton, l'autre Tartare, avaient composé aux deux bouts de l'Europe le même refrain de misère...
Brest, 16 juin 1878.
Sur le grand pont de Brest, ce matin, je faisais un long sermon à Gildas Kermadec, le frère d'Yves, pour m'avoir renvoyé hier mon ami ivre-mort. J'étais fort en colère contre ce grand forban et même je le malmenais un peu.
Mais il fit tant et si bien qu'au bout d'un moment je perdis contenance, je me mis à rire et lui tendis la main qu'il serra de bon cœur.
Pour celui-là encore, la pauvre vieille Bretonne avait raison; il avait très mauvaise tête, son fils Gildas, mais il était bon et franc comme l'or.
Le soir de ce jour, le 16 juin, à neuf heures, nous marchions, trois, aux bougies, dans un chemin couvert de la campagne de Brest. Trois amis: de R..., Yves et moi.
De R..., enseigne de vaisseau, nous a servi pendant huit mois d'ami dévoué, et il mérite bien que, sur ce papier, il soit fait mention de lui: un noble Breton, un peu trop porté sur le trône et l'autel, un peu fier pour ses semblables, pour nous excepté,—d'ailleurs le confident et le complice de toutes nos entreprises et le meilleur garçon du monde.
Au moment de partir pour le Japon, il nous avait offert un dîner d'adieu.
Cela venait de se passer dans un restaurant de campagne—restaurant à parties fines dans un recoin délicieux, au bord de l'eau, sous une voûte de grands arbres où chantaient des pinsons et des rossignols. Et nous en revenions tous trois par des sentiers de printemps. Nos bougies éclairaient par en dessous ces voûtes d'aubépine, toutes blanches de fleurs odorantes, toutes remplies de hannetons et de petits oiseaux.
La nuit était tiède, noire et sans lune; pas un souffle n'agitait l'atmosphère. Rarement la vie m'était apparue sous des couleurs aussi douces que par ce beau soir de juin.
La nature avait un charme que les mots sont impuissants à rendre. Nous chantions en marchant. A toutes les buvettes de la campagne, nous nous arrêtions pour nous reposer.
Qu'il faisait bon vivre! Qu'on était bien, encore très jeunes et déjà de vieux amis, dans ces sentiers fleuris de Bretagne, ou assis en compagnie de bonnes cigarettes, devant de bons verres de cidre!
Au diable toutes les rêveries mélancoliques, tous les songes creux des tristes poètes! Il y a encore de beaux jours dans la vie, de belles heures de jeunesse et d'oubli, il y a encore de braves cœurs sous le soleil, de braves amis dans le monde.
Brest, juin 1878.
Certains airs sont unis, dans mon souvenir, à certaines situations, à certaines périodes de ma vie; ils ont le singulier privilège de faire revivre ensuite des impressions passées,—souvent même les plus lointaines et les plus oubliées.
Ainsi la période tourmentée du printemps 1876, en rade de Salonique, revient, tout entière, quand j'entends le chant d'Ophélie:
Pâle et blonde,
Dort sous l'onde
La Willis au regard de feu
Que Dieu garde,
Qui s'attarde
Sur la rive, au bord du lac bleu.
L'hiver à Eyoub, c'était le chant du muezzin:
Allah illah Allah! ve Mohammed reçoul Allah!
La chanson bretonne des Trois marins de Groix caractérise pour moi le triste séjour à Lorient.
Ce printemps de Brest, ce sera cette chanson chantée dans les hauts foins verts:
Sous le beau ciel d'Espagne,
Sans boire ni manger,
Voyager,
N'avoir pour compagne
Que la soif et la faim,
C'est malsain! Etc...
Recouvrance, 19 juin 1878.
Nuit de tempête. Il vente à décorner les bœufs. Je suis un peu en bordée et fort inquiet de ce qui se passe à bord, où l'on pourrait s'apercevoir de mon absence.
Toute la nuit, le vent secoue terriblement notre vieille maison de Recouvrance, les tuiles dégringolent et s'aplatissent sur les pavés de la rue.
Le chat de la propriétaire miaule à notre porte jusqu'au jour... Musique et situation lamentables.
Yves me quitte à quatre heures du matin. Je suis inquiet de son retour à bord. La pluie tombe par torrents, le vent souffle de plus belle.
A sept heures, j'arrive au grand pont de Recouvrance. La tempête est en pleine furie. Mais Yves est là; il a pu venir me prendre avec sa chaloupe. Il y a foule sur le pont et sur les quais,—des marins, des femmes, qui regardent avec inquiétude la rade toute blanche d'écume.
En m'apercevant, Yves court à moi, très agité:
—On désarme le Tonnerre! dit-il. La dépêche vient d'arriver de Paris et nous entrerons dans le port dès demain.
20 juin.—Le Tonnerre est rentré dans le port de Brest. Encore une campagne terminée. Je suis de garde à bord tout le matin. La pluie ne cesse pas.
L'après-midi, j'attends Yves dans ce logis de Recouvrance que nous devrons bientôt quitter pour toujours. Il n'arrive qu'à cinq heures et demie. «Retard pour décharger la cale», déclare-t-il.
Comme je veux son portrait, je l'emmène chez Bernier, le photographe. Yves fait beaucoup de cérémonie pour poser; il prétend qu'il a la figure trop noire et se tient fort mal.
Nous rentrons le soir à bord par une pluie battante. Yves est en bourgeois, chose tout à fait prohibée...
21 juin.—Journée agitée; belle et heureuse journée pour Yves. Je descends à terre à huit heures du matin, je vais trouver le commandant de la division et j'obtiens pour Yves son changement de quartier.
A deux heures, le conseil d'avancement se réunit à bord du Tonnerre. Conseil très discuté et très orageux. Yves a pour lui naturellement tous les officiers, moi en tête,—contre lui le commandant en second, travaillé en sous-main par les trois maîtres de la Médèe.
Le commandant en chef ne dit mot, laisse la discussion continuer, très passionnée et très violente; puis se tourne vers moi en souriant:
—Kermadec aura cinq voix tout de même, dit-il avec son grand calme, puisque je lui donne la mienne.
La partie est gagnée. Yves est porté à la première classe de son grade.
Une heure plus tard, j'obtiens encore, pour mon ami, contre tout espoir, son débarquement immédiat du Tonnerre. Il n'a plus rien à désirer; il pourra partir demain pour Toulven, ou l'attend le petit goéland, son fils.
Nous quittons le bord à cinq heures, Yves heureux comme un roi, emportant son sac.
Rendez-vous après le dîner à la foire de Brest; pour la dernière fois, jeu de massacre des innocents, chevaux de bois, etc. Yves, qui est ordinairement si grave, est gai, ce soir, comme un enfant; il fait un tas de sottises très comiques et triche à tous les jeux.
22 juin.—Matinée d'adieux à bord du Tonnerre. Tout le monde se débande et le bateau finit...
Grande inspection à laquelle on lit en pompe les propositions et avancements faits la veille:
«Yves Kermadec porté à la première classe de son grade.»
Rien pour les trois maîtres de la Médée.
Puis un vieux commissionnaire est venu chercher mes deux cents kilos de bagages et les a charriés tant bien que mal jusqu'à Recouvrance. Il faisait un temps radieux; après les longs jours de pluie et d'inquiétude que nous venions de passer, on se sentait revivre, et Yves ne se lassait pas de le dire.
A deux heures, mon cher Yves est parti, heureux d'aller embrasser Marie, sa femme et le petit goéland, son fils; d'annoncer chez lui qu'il est monté en grade et que c'est à moi qu'il le doit. Il était bien triste cependant de ce que nous nous quittions et j'en avais le cœur serré, moi aussi, je l'avoue. Pauvres marins que nous sommes, qui sait si l'aveugle destinée nous réunira une fois de plus?
Je l'aimais bien, cet Yves Kermadec. Notre affection avait grandi très vite, peut-être parce que je l'avais tiré de terribles passes, disputé à beaucoup de dangers.
Maintenant, j'achève de faire mes malles dans notre logis de Recouvrance. Il est huit heures, c'est un beau soir de juin; mais c'est encore plus pénible pour moi de me sentir seul par un beau soir de juin; ces longues soirées me portent aux rêveries et réveillent tous mes plus chers souvenirs passés.
Les gens reviennent gaîment de la promenade et les marins passent en chantant sous mes fenêtres ouvertes; l'air est plein de vols de martinets, de parfums d'été.
Sur les meubles, dans cette chambre où il ne reviendra plus, le sac d'Yves, son sifflet d'argent de quartier-maître et son bonnet marqué 20-91-P sont encore là.
C'est un temps de notre existence qui est fini sans retour...
Paris, juin 1878.
Départ de Brest le lundi 23 juin. Le temps est toujours splendide, la vieille Bretagne est verte et fleurie.
A Lorient, dix minutes d'arrêt. Mes amis, prévenus, m'attendent sur le quai. Je salue au passage cette triste ville grise où j'ai vécu de si mortels jours et cette longue avenue de la Gare, si souvent arpentée les soirs d'hiver.
A Bedon, rencontre d'un ingénieur américain qui me tient compagnie jusqu'à Paris. Ce brave monsieur parle anglais, je réponds en turc; il s'ensuit une conversation très mouvementée et originale.
Quand je m'éveillai, le lendemain, au petit jour, l'aspect du pays avait changé, la vieille Bretagne était loin; plus de grands bois, plus de rochers gris, plus d'antiques chapelles de granit, plus de mousse ni de lichens, ni de hauts foins semés de fleurs roses, rien que la sotte et laide campagne de plâtre des environs de Paris, les maisons de banlieue et les fortifications.
Avec un profond dégoût, je retrouvai ces ruches humaines, brique et fonte, les tuyaux de poêle, l'odeur écœurante des boutiques et du charbon de terre, la population malsaine et éhontée des faubourgs.
La pauvre petite chaumière d'Yves à Toulven était bien humble, bien pauvre, bien perdue au bord du sentier breton, mais là-bas étaient la fraîcheur, l'honnêteté et la vie...
Cependant, le jardin du Luxembourg a de jolis recoins, de beaux arbres, des gazons bien peignés et bien verts, des bancs où l'on peut, en été, venir de grand matin passer des heures tranquilles de rêverie, sans être interrompu par les promeneurs. Ce jardin me rappelle une foule de souvenirs d'une époque de transition de ma vie: à dix-sept ans, je venais souvent m'y asseoir.
C'est donc là, auprès de la fontaine Médicis, que ce matin, 24 juin, en descendant du train de Bretagne, en attendant l'heure honnête à laquelle on peut se présenter chez les gens, je me suis accordé deux heures de méditation profonde et de recueillement.
Toute ma vie m'est apparue sous d'étranges couleurs; elle s'est déroulée avec ses personnages, ses situations, ses décors empruntés à tous les pays de la terre,—longue suite de tableaux tristes qui, avec les années, vont s'assombrissant et que rien bientôt n'animera plus. J'ai senti un immense besoin de paix, de repos moral et de solitude: le calme du cloître m'aurait mieux valu encore que ce bruyant Paris.
FIN