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Un mystérieux amour

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The Project Gutenberg eBook of Un mystérieux amour

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Title: Un mystérieux amour

Author: Daniel Lesueur

Release date: November 19, 2019 [eBook #60738]
Most recently updated: October 17, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Hans Pieterse and the Online
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by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK UN MYSTÉRIEUX AMOUR ***

Au lecteur

Table

Un Mystérieux Amour

DU MÊME AUTEUR:

Le Mariage de Gabrielle, ouvrage couronné par l’Académie française, (Calmann-Lévy) 1 vol. 3 50
L’Amant de Geneviève, (Calmann-Lévy) 1 vol. 3 50
Fleurs d’Avril, recueil de poésies couronné par l’Académie française, (Alphonse Lemerre) 1 vol. 3 »
Marcelle, (Alphonse Lemerre) 1 vol. 3 50
Sursum Corda, pièce de vers ayant remporté le prix de poésie à l’Académie française, (Alphonse Lemerre) 1 vol. » 75

DANIEL LESUEUR


UN
Mystérieux Amour

FAC ET SPERA -- AL

PARIS

ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
27-31 PASSAGE CHOISEUL, 27-31

M DCCC LXXXVI

UN MYSTÉRIEUX AMOUR

I

A

A une époque où le réalisme fleurit, où l’on sent dans la moindre nouvelle, dans le plus banal feuilleton, la prétention d’offrir un document humain, tout romancier qui se respecte écrit plus ou moins ouvertement en tête de son livre: «Ceci n’est pas un conte.»

Une telle précaution ne m’est pas nécessaire.

Quiconque voudra bien parcourir ces courtes notes et les vers qui les suivent, se sentira certainement en présence, non du réalisme le plus exact, mais de la réalité la plus profonde.

Ce que je présente ici n’est pas un travail personnel. Des souvenirs aussi simplement exprimés qu’il me sera possible, et des vers que l’auteur ne destinait pas à la foule, et peut-être eût frémi de voir étalés aux vitrines et livrés à la curiosité des passants, voilà ce que l’on trouvera dans ces pages. Le droit de les publier, je le puise dans des raisons qui n’ont rien de littéraire, et qui ressortiront, je le pense, de cette notice. Elles sont fort au-dessus d’un vain désir de gloire. A qui irait-elle, cette gloire? Le cœur mystérieux et doux qui ne l’ambitionnait pas était—on le verra—trop plein de meilleures choses pour seulement y songer, et, lui fût-il donné de battre encore, ce n’est certes pas elle qui le réveillerait.

II

D

Dire de mon ami, Octave de B..., qu’il était le plus grand original que nous eussions connu, mes camarades de jeunesse et moi, c’est, en somme, ne rien dire de lui.

Être original est rare. La véritable originalité est presque surhumaine. Car l’influence du milieu comptant comme un des plus puissants facteurs des idées et du caractère, l’impossibilité de s’y soustraire est, à peu de chose près, radicale. Le proverbe vulgaire: «Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es», légèrement étendu dans son sens, devient—comme tant d’autres proverbes—une vérité philosophique. L’originalité, même relative, constitue donc l’exception, le phénomène, et, à mesure que l’humanité vieillit, elle apparaît de moins en moins.

Or, phénomène est synonyme aussi bien de merveille charmante que de monstruosité difforme.

Il y a des originaux dans l’art, dans la bonté, dans l’héroïsme, comme il y en a dans le crime. Quelques-uns ne sont tels que par la coupe de leurs habits; et, bien qu’il faille déjà une légère dose de force d’esprit pour porter des chapeaux à larges bords plats si la mode exige des bords étroits et retroussés, cette sorte d’originalité excite plutôt le rire ou un certain mépris. Cela tient à ce qu’il est facile de la feindre. Les autres, les admirables ou les terribles, celles qu’on n’imite pas, font naître l’envie ou la haine, à défaut de l’admiration. Elles ne sont jamais ridicules.

Dire d’Octave qu’il était original ne suffit donc pas, et, pour définir son originalité, il faut peindre son caractère.

Peu l’auront connu et apprécié comme moi, ce caractère, que l’on ne pénétrait pas aisément et qui ne se livrait guère. Certes, il aurait fallu une perspicacité plus intense que la mienne pour en parler, même légèrement; mais je ne sais quelle sympathie, un peu hautaine et protectrice, quel besoin d’épancher le secret de son être qui saisit même les plus forts, l’ont porté à me faire des confidences dont je veux être ici le simple rédacteur, après en avoir été l’auditeur passionnément intéressé.

Comme je me les rappelle distinctement, ces causeries dont je sortais toujours plus éclairé, plus fort et meilleur; ces épanchements d’un esprit à la fois ironique et enthousiaste, croyant peu au bien, mais l’accomplissant sans faste et sans bruit, et le découvrant dans les autres avec une émotion prompte, contagieuse, presque naïve. Comme j’étais surpris des contrastes entre la calme force, cruellement railleuse, et la vulnérable tendresse; entre la pénétration infaillible, claire, qui allait droit au fond des tristes vérités, et la douceur des illusions, voulues souvent, et malgré tout fraîches et pures comme l’ignorance de la jeunesse. Comme j’imagine volontiers ce que pouvaient être les abandons plus complets encore de cette âme fière et si fermée, se montrant sans réserve à la femme qui sut la comprendre, qui put en manier la clef de ses mains délicates, qui prononça enfin devant elle le magique: «Sésame, ouvre-toi!»

Cette femme, Octave ne l’avait pas rencontrée, il ne l’avait même pas entrevue lorsque, un soir d’été—mon Dieu, voilà cinq ans à peine!—il était assis avec moi, me parlant de lui par extraordinaire, sous les arbres sombres des Champs-Elysées, dans le tapage lointain, et presque agréable à cette distance, des cafés-concerts. Il se balançait doucement sur son fauteuil de fer peint, maniant de ses doigts distraits son éternelle cigarette, dont il tirait de temps à autre une bouffée sans s’interrompre.

Jamais je n’ai vu un homme fumer aussi obstinément, aussi régulièrement, aussi inconsciemment que lui. Il fumait comme on respire, sans même s’en douter. Il avait une façon très particulière de prendre sa cigarette entre le pouce et le doigt du milieu et d’y appliquer avec l’index un coup sec pour en faire tomber la cendre; il mettait à ce mouvement une grâce dégagée si absolument involontaire qu’elle me semblait toujours jolie et caractéristique à observer. Naturellement élégant dans ses attitudes et ses manières, il avait, lorsqu’il sortait la cigarette de son étui, lorsqu’il l’allumait à la précédente, lorsqu’il jetait celle-ci, brûlée à moitié et tout enflammée—sans faire attention, je dois le dire, si elle tombait soit sur une botte de paille, soit sur un tapis de prix—une série de petits gestes à lui, où déjà se trahissait cette originalité dont j’ai parlé, cette habitude de ne rien faire comme les autres, qui donnait de l’intérêt à ses moindres actes. Cela m’amusait de le regarder fumer comme cela m’amuse de regarder bondir et tourner un enfant ou un jeune chat; j’y voyais la même ignorance de l’effet produit, qui cause tant de plaisir aux yeux dans la chose animée; puis cela soulignait quelquefois si curieusement la pensée planant au-dessus de cette agitation machinale du corps.

Après tout, s’il n’est pas inutile, pour faire vivre par le style la personnalité d’un homme, d’indiquer la forme de ses traits et la nuance de ses cheveux, était-il superflu d’essayer de donner dès l’abord l’impression de ce qui était chez Octave mieux qu’un tic, une série de mouvements sans lesquels je ne puis me le figurer, et dont l’harmonie élégante marquait autant pour l’observateur que la vivacité un peu cassante de la voix, ou que l’ironie du regard tombant de haut et demi-voilé par les longues paupières.

Il avait alors trente-quatre ans. On ne pouvait le voir pour la première fois sans être frappé par l’aspect de sa haute taille et de sa tête énergique, à la fine barbe brune, au nez droit et un peu fort, aux grands yeux gris, aux sourcils foncés et aux tempes larges sur lesquelles les cheveux faisaient deux taches d’argent. Cette chevelure, qui, d’ailleurs, grisonnait à peine, mais qui, des deux côtés du front, avait pris une précoce et absolue blancheur, donnait, par son contraste avec l’éclat des yeux, avec le ton bistré de la peau et la teinte sombre de la barbe, un caractère étrange et saisissant à cette belle physionomie.

III

O

Or, par cette soirée d’été, où toutes les rumeurs parisiennes bruissaient jusque sous l’obscurité fraîche des grands arbres, voici ce que je disais, moi, un peu découragé, le cœur un peu alourdi par bien des ambitions déçues, voici ce que je disais à ce tranquille et dédaigneux Octave:

—Quoi! vous avez la fortune et la gloire entre vos mains, et vous en faites fi! Vous avez prodigué nombre d’années à des travaux arides, sur des sujets toujours différents, et la plupart des résultats que vous avez découverts, vous ne les publiez même pas. Notes de voyages, mémoires scientifiques, appareils ingénieux, tout cela reste le plus souvent dans vos cartons ou dans quelque coin de votre laboratoire. Le gigantesque travail historique que vous avez commencé avec les observations recueillies pendant dix ans d’explorations lointaines, qui vous ont permis d’éclairer d’une lueur toute nouvelle les problèmes les plus obscurs de l’histoire, que devient-il? Un volume à moitié imprimé est abandonné par vous pour une expérience ou une recherche nouvelle. A un chapitre de philosophie sociale succède un mémoire de mathématiques, d’anthropologie ou de chimie. Ne craignez-vous pas de perdre une autorité légitimement acquise en disséminant les forces de votre esprit dans des poursuites si diverses? Enfin, puisque des motifs d’ambition ne sauraient vous faire agir, ne craignez-vous pas du moins de sacrifier l’intérêt des autres à votre éternelle curiosité? Si vous persistez à garder pour vous seul les fruits de vos travaux, n’aurez-vous pas vécu, vous si généreux, comme un véritable égoïste?

Je souris en laissant échapper ce dernier mot, et Octave sourit aussi.

Il m’avait sauvé la vie en risquant la sienne à Champigny. Nous étions tombés dans une embuscade avec le détachement de mobiles qu’il commandait. Le ruban rouge qui ornait sa boutonnière lui avait été donné à cause de sa conduite héroïque et pleine de sang-froid le jour de cette bataille. Jamais je ne regardais l’étroit filet de pourpre sur le drap noir de son habit, sans songer aux gouttes de sang que j’avais vues étinceler sur son uniforme lorsque la balle qui devait m’atteindre lui avait traversé le bras.

—Avouez que vous êtes égoïste, Octave, répétai-je, tandis que l’opposition du mot et du souvenir me causait un plaisir secret qu’en l’analysant bien je qualifierai de subtilement dépravé. Vous êtes un sublime égoïste tant que vous voudrez, mais vous n’en êtes pas moins un égoïste. Et je trouve un peu fort qu’avec cela vous ayez l’air de nous dédaigner tous, comme si nous nous agitions dans des sphères inférieures.

A cette boutade finale, il rit franchement, de son rire grave, saccadé, sardonique.

Ce rire-là, quand je lui parlais, à lui, je l’appelais son rire satanique. Et, ma foi, j’allais presque mettre l’adjectif ici, en l’adoucissant d’un adverbe. Vraiment le rire démentait un peu l’homme. Au fond, Octave était trop défiant de lui-même, trop indulgent pour les autres, trop crédule au bonheur, pour avoir un pareil rire.

En réfléchissant, j’ai compris.

Hélas! nul n’est parfait. Si un homme a jamais réalisé l’idéal de la créature suprêmement intelligente, clairvoyante, digne—digne en face des autres comme en face du sort—c’était bien cet homme-là. Pourtant il avait un défaut, un défaut qui allait parfois jusqu’à la petitesse. Il avait la manie de la contradiction, au point de combattre ses propres idées dans la bouche de son interlocuteur. Il se plaisait à foudroyer les naïfs avec ses paradoxes, et sa grande joie était d’exaspérer son auditoire. Lorsqu’il y était parvenu, alors apparaissait sur ses lèvres le rire mordant qui poussait à bout, et, malheureusement, finit par lui devenir habituel.

Par un euphémisme plaisant, il s’accusait d’être taquin. Mais quelle taquinerie féroce! Son œil perçant et profond voyait comme à nu devant lui l’âme de celui qui lui parlait, et sa voix cruelle étalait froidement les petites misères que l’on cache avec plus de soin que les grands vices, et qu’il était bien dur d’entendre analyser avec cette sûreté tranquille.

Lui—l’indulgence même—que j’ai vu, trahi par des amis, trompé par des maîtresses, leur trouver des excuses lorsqu’il me parlait d’eux, voici cependant quelle était sa distraction suprême: forcer ceux qu’il aimait le mieux à sentir s’éveiller constamment sous sa main la brûlure de leurs plaies secrètes. Je crois qu’il n’aurait pu résister à cette barbare satisfaction même s’il avait vu jour après jour l’amour qui lui fut précieux s’user à une pareille épreuve. Mais pour l’être qui pénétrait jusqu’au fond de cette étrange nature, qui se trouvait une fois enveloppé par les flots de tendresse qu’elle recélait et dissimulait si bien, il y avait sans doute une âpre jouissance à souffrir ainsi par elle, et une fierté grande à en être tellement connu. Car, pour être apprécié par un homme qui pesait la valeur de tout et estimait si peu de chose, il fallait vraiment être doué de qualités très supérieures.

Je puis m’exprimer ainsi sans vanité, bien que je fusse son meilleur ami; car, moi, c’était bien différent: il m’avait sauvé la vie, et, pour cette raison, je lui suis toujours resté cher.

Cette amitié, elle a failli m’empêcher d’être sincère, et me faire passer sous silence le seul défaut d’Octave, la seule tache d’un si beau caractère. Mais je n’écris ni pour lui, ni pour moi, ni pour la personne dont je vais parler tout à l’heure. J’écris dans l’intention de mettre sous les yeux d’une génération portée à trop considérer le côté laid et attristant des choses, un tableau de bonheur qui m’a ébloui et que je crois propre à relever le cœur abattu de plusieurs. Ce tableau, si j’en supprimais les ombres, je le rendrais invraisemblable. Il n’aura d’effet que dans la proportion où il semblera vivant. Pour satisfaire une délicatesse personnelle, je risquerais donc de manquer le but qui m’a fait prendre la plume et m’a porté à révéler le secret d’un amour voilé jadis par un mystère jaloux.

Cependant, parmi ceux qui ne le connaissaient pas aussi bien que moi, on comprendra qu’Octave se fît tous les jours des ennemis. Il se passait trop bien des hommes; leur animosité provoquait son sourire; leur opinion à son égard lui était absolument indifférente. Il expliquait leur haine et même l’excusait. Il n’eût jamais refusé un service à celui qui, la veille, lui aurait fait du mal. Mais sa générosité et sa tolérance mêmes ne désarmaient pas ceux qu’il avait blessés; ils y sentaient un secret dédain, qu’ils ne pouvaient lui pardonner.

Lorsque j’eus accusé Octave d’égoïsme, en causant avec lui, ce soir-là, aux Champs-Elysées, il rit et ne s’en défendit pas.

IV

I

Il est vrai, me dit-il, mais je ne puis m’en faire un scrupule. A peine mon esprit est-il satisfait sur un point, que j’ai hâte de trouver une vérité nouvelle; et il serait vraiment trop dur de consacrer un temps précieux à consigner laborieusement ce que j’ai découvert, au lieu de marcher en avant aussi loin qu’il est possible d’aller dans une courte vie d’homme. Je tâche d’avoir une méthode, et je me défie des doctrines; c’est uniquement parce que mes méthodes sortent tout à fait de l’ornière classique, que j’ai pu constater parfois des faits nouveaux, au grand étonnement des spécialistes. Je suis arrivé au monde à la limite extrême de l’époque où il est encore permis de ne pas être exclusivement un spécialiste, et je suis heureux d’en profiter. Dans le siècle qui va naître, la science n’aura plus que des ouvriers, attelés chacun à une tâche étroite. Vous ne voyez pas très bien, Daniel, la relation qui peut exister entre mes travaux de laboratoire et mes recherches historiques. Ce sont les premiers pourtant qui m’ont conduit aux secondes, et ce sont les premiers aussi qui me montrent à chaque instant la complexité des phénomènes sociaux et la difficulté d’en trouver les lois. Quand l’évidence de cette difficulté me saisit trop, je me console en retournant au laboratoire; l’horizon en est limité sans doute, mais toujours distinct. Je vous avouerai volontiers d’ailleurs que la désolante impuissance de la science devant l’immensité de l’œuvre qu’elle doit accomplir, me paralyse quelquefois. Je me prends alors à songer à ce mot d’un penseur allemand, qui résume bien des philosophies: Wozu?—à quoi bon?—Quand nous voulons nous élever au-dessus de l’étroit domaine des faits et remonter aux causes, nous ne pouvons que constater aussitôt combien est limité notre savoir, et combien ce que nous arrivons à pénétrer est minime en comparaison de l’infini qui nous échappe. Quel que soit l’ordre de connaissances que nous abordions, nous nous heurtons bientôt à ce cercle des causes premières contre lequel les efforts de l’humanité semblent devoir se briser toujours.

Connaissons-nous la raison d’un seul phénomène, d’un seul, et la connaîtrons-nous jamais? Prenez le fait le plus simple, la chute d’une pierre, par exemple, et voyez s’il vous est possible d’en comprendre la véritable cause. Le premier étudiant venu vous dira que la pierre tombe en vertu des lois de l’attraction; mais réfléchissez un instant à ce que peut bien être cette force mystérieuse qui attire ainsi tous les corps vers le centre de la terre, et vous verrez vite que nous avons remplacé l’explication par un mot qui ne peut voiler notre ignorance qu’aux yeux du vulgaire. Ainsi de toutes choses. Des mots partout. Les Forces de la nature ont succédé à la bienveillante Providence de nos pères, sans être moins incompréhensibles que ne l’était la volonté divine. Nous traitons les phénomènes de l’univers comme les historiens traitent l’histoire. L’inexorable fatalité des événements, la complexité des facteurs qui les engendrent dépassant généralement de beaucoup leur compréhension, ils croient tout expliquer en attribuant à chaque fait des causes simples en rapport avec leur horizon étroit, mais qui, pour un esprit philosophique, ne soutiennent pas l’examen. Rien n’est plus simple que la physique dans un livre ou que l’histoire dans un cours, mais que d’insolubles problèmes sous cette simplicité apparente! Que de facteurs à déterminer que nous ne soupçonnons même pas! Que de forces inconnues encore qui remplissent le monde, que peut-être nous arriverons à utiliser pour des besoins vulgaires, comme on l’a fait de l’électricité, mais qu’au point de vue purement scientifique nous ignorerons toujours, bornant notre savoir à leur donner de nouveaux noms. La toute-puissante volonté de Jupiter n’était pas plus inconnue dans son essence que nos Grands Agents Naturels des temps modernes. L’explication des anciens n’était donc pas beaucoup plus fausse, et elle avait le mérite d’être beaucoup plus claire.

Ici je fis un geste pour interrompre Octave, sentant venir un de ces paradoxes audacieux dans lesquels il se complaisait. Mais, sans prendre garde à mon mouvement, il continua:

—Le rôle modeste mais laborieux du véritable savant doit donc être de recueillir des faits et non pas d’exposer des théories. Il doit se garder de glisser sur la pente attrayante mais dangereuse des conclusions. Car le plus souvent, à quoi cela sert-il? A faire sourire les enfants cinquante ans plus tard. Sans doute je vois bien cet écueil; et je me dis parfois qu’il vaudrait mieux passer ma vie à recueillir et à enregistrer patiemment des faits nouveaux qu’à bâtir de vains édifices avec ceux que je possède déjà. Mais après tout, en travaillant à ma guise, qu’aurai-je fait perdre à la société humaine—à supposer que tous mes efforts eussent pu avancer sa marche d’un pas?—Un peu de temps, quelques années?... Elle en a de reste.

Tandis que moi, ajouta-t-il gravement, je n’oublie pas que les miennes sont comptées.

V

U

Un dimanche matin, après m’être promené seul pendant plusieurs heures dans les bois de Chaville et de Ville-d’Avray, j’entrai dans un restaurant pour déjeuner. J’étais parti à cinq heures; il était midi. L’appétit parlait. L’endroit me parut charmant.

C’était un de ces établissements où l’on pénètre par une porte arrondie et peinte en vert, s’ouvrant dans une muraille de feuillage. Des nappes blanches reluisent doucement sous l’ombre des bosquets. Çà et là de jeunes couples sont installés en tête-à-tête. Un rayon de soleil se glisse sous les charmilles et éclaire une chevelure dorée ou fait briller le champagne dans un verre. Parfois, entre les branches, on aperçoit le bleu d’un lac.

J’allai droit au fond du jardin, et pris ma place non loin de la table la plus reculée, enveloppée comme les autres par des rideaux de verdure. J’avais cru deviner à cette table une société plus particulièrement désireuse d’isolement. Devais-je à Octave d’être devenu observateur et taquin? Peut-être. Le secret désir de voir un peu, d’entendre un peu, de gêner un peu, détermina le choix de ma salle à manger rustique.

A peine assis, et débarrassé des empressements du garçon, je lançai un regard sournois parmi les feuilles. Des chuchotements indignés parvenaient jusqu’à moi, excités par mon offensif voisinage. D’abord je ne perçus que des voix de femmes. Droit en face de moi, j’eus l’agréable surprise de découvrir un joli visage de madone; ovale pur, bouche candide, œil rêveur. Pourtant un léger désappointement suivit; car c’était sans doute une jeune fille, accompagnée d’un père, d’une mère, et d’une tante ou d’une amie, et ma curiosité recevait sa punition; je ne recueillerais là rien de piquant ou d’inattendu.

Mais ses voisines parlèrent. Elles devaient être à peine plus âgées que celle que j’avais seule distinguée jusque-là. Peu à peu, elles s’enhardirent, à la façon des oiseaux qui viennent par degrés picorer les miettes entre vos pieds si vous ne les regardez pas. Elles finirent par ne plus penser que j’étais là. Et alors je jouis du plus délicieux petit tournoi de malice élégante, des plus amusants petits coups de pattes veloutées ne rentrant qu’à demi leurs griffes, dont un homme qui déjeune tout seul à la campagne puisse souhaiter d’être le témoin oublié ou dédaigné.

Leur conversation, qui effleura mille sujets divers, empruntait toute sa verve à une sorte de rivalité toujours en éveil, et jusqu’à présent incompréhensible pour moi. L’une surtout excellait à ce jeu spirituel. Chacune de ses paroles contenait une raillerie piquante à l’adresse de l’une ou de l’autre de ses compagnes. La voix de celle-là était douce, mélodieuse, égale, et vibrante d’un léger dédain. Son langage était constamment pur, choisi, un peu précieux. L’esprit le plus prompt et le plus fin étincelait dans ses paroles, et tout ce que je percevais d’elle me révélait la plus haute distinction.

J’étais intrigué à un point que je ne saurais dire. Jamais dialogue débité à la scène ne m’avait autant captivé.

Mais qu’étaient-ce que ces trois jeunes, belles ou spirituelles créatures? Si elles étaient ennemies, qui les forçait à se réunir ainsi? Si elles étaient amies ou parentes, quel ton étrange régnait entre elles! Quant à la ravissante madone, que je trouvais toujours plus belle en la regardant davantage, c’était elle qui parlait le moins. Mais je m’étais trompé sur son compte. C’était certainement une jeune femme. Sans que les propos qui me parvenaient sortissent un instant des bornes de la décence et du goût, ils étaient de ceux que ne comprendraient pas et que diraient encore moins des jeunes filles.

Cependant le garçon m’apportait mon café. Je n’avais encore, à mon grand désespoir, rien découvert sur l’homme qui accompagnait ces trois femmes. Tandis que leurs jolis accents babillards et clairs me parvenaient distinctement, le sien restait sourd et inintelligible. Il parlait bas. De temps à autre, il semblait inviter sa petite bande joyeuse à en faire autant; c’était lorsqu’une jeune voix s’était élevée avec une vivacité involontaire. Parfois, si quelque flèche trop acérée avait vibré et transpercé les chairs, un mot de lui calmait, réprimait, rétablissait dans la causerie cet équilibre qu’au premier abord je croyais près de se rompre à chaque instant.

Il me semblait qu’il se jouait des volontés des trois femmes, et qu’il possédait sur elles un étrange empire. Même la hautaine—l’invisible,—que je pressentais si fière, il la courbait comme les deux autres, qui, elles, n’étaient que d’adorables enfants. J’aurais juré, à certains brusques silences, qu’un simple regard de lui venait d’arrêter ces esprits capricieux et opposés sur quelque chemin trop glissant. Si je m’amusais, moi, certes il devait éprouver un plaisir rare et de haut goût, celui qui dirigeait à son gré la représentation, et tirait ainsi tous les fils attachés aux cœurs de ces poupées merveilleuses—poupées vivantes, s’il en fût, vibrantes, et qui, à elles trois, par des qualités diverses, combinaient tout ce que l’élément féminin peut offrir de charme tendre, de noble hauteur, de folle espièglerie, d’enivrante beauté. Ah! que ma solitude du matin, dont j’avais joui si délicieusement au fond des bois, me parut morne et désolée à côté de l’excitement où me jetait un pareil rêve!

Mes voisins donnèrent un ordre, qui fut aussitôt crié par le garçon du côté des écuries:

—Faites avancer le cocher Paul!

Suivant la large allée tournante, un landau découvert s’approcha; une simple voiture de remise, mais fort bien tenue; un attelage passable, des harnais soignés, et, sur le siège, un cocher correct, rasé dans les règles, et qui prenait des airs de cocher de bonne maison. C’était une de ces voitures qu’on loue régulièrement et qui vous font une façon d’équipage particulier. Je me rappelai vaguement que mon ami Octave pratiquait ce système et me l’avait vanté, disant qu’on évite ainsi l’ennui et tous les tracas des «chevaux à l’écurie». Mais, au ton exquis du petit cercle, surtout à la distinction frappante émanant de l’une des trois dames, je m’étais vraiment attendu à voir avancer une voiture à panneaux armoriés. Un vain préjugé d’ailleurs; car cette bizarre petite société aurait pu partir à pied sans que je perdisse l’idée que ces femmes et que cet homme appartenaient à un monde d’élite.

Ils parurent.

L’homme s’approcha de la portière ouverte pour aider les dames à monter. J’eus un mouvement d’irrésistible curiosité. Il jeta sa cigarette pour offrir la main droite, tandis que la gauche s’appuyait légèrement sur le bord de la voiture.

C’était Octave.

La première femme qui monta, et s’assit au fond, était l’invisible orgueilleuse que j’avais tant voulu voir. Elle s’éleva sur le marchepied d’un mouvement élégant et décidé. Sa physionomie répondait à son langage, Elle avait les traits fins, de beaux yeux un peu durs, la bouche fière, aux coins légèrement abaissés. Elle était toute jeune.

Ses compagnes l’étaient plus encore.

Au moment où Octave achevait de placer la dernière, et se disposait à la suivre, il leva les yeux et me reconnut.

Il eut un imperceptible et indéfinissable sourire.

Le lendemain, je reçus de lui une invitation à dîner.

VI

R

Rarement une journée me parut plus longue. Sans doute j’allais avoir l’explication de la scène bizarre de la veille, j’allais pénétrer dans le secret de l’existence intime d’Octave. Or, toutes les aventures banales qui arrivent plus ou moins à chacun de nous me paraissaient d’une platitude insipide auprès du plus simple épisode de la vie de cet homme, raconté et interprété par lui. Tout ce qui le touchait prenait une saveur extraordinaire. Cela tenait à ses façons d’envisager les choses et de prévoir les conséquences des faits, aux jugements profonds qui accompagnaient ses récits. Mais cela tenait aussi aux événements eux-mêmes.

Certaines natures à part appellent, on ne sait par quel mystère, des accidents ou des bonheurs à part.

Octave, doué de cette âme redoutable et attirante qui se peignait dans ses yeux pleins de sombres éclairs, et de cette beauté mâle qu’adoucissait si étrangement le reflet argenté sur ses larges tempes, avait été le héros de plus d’une histoire passionnée ou terrible. Il était sévère pour les femmes, qu’il considérait comme des êtres inférieurs, impulsifs, changeants, auxquels on ne saurait se fier sans imprudence. Il était adoré par elles.

La crainte un peu comique qu’il éprouvait de cette adoration, souvent tenace et importune, me faisait lui dire qu’avant de savoir au juste comment il nouerait une liaison, il songeait aux moyens de s’en débarrasser.

—Certes, répondait-il. Il est plus facile de conquérir une femme que de se défaire d’elle ensuite.

Une bohémienne, ajoutait-il en riant, a prédit à ma mère que je périrais par la main d’une femme. Aussi je me tiens sur mes gardes vis-à-vis d’elles.

A en juger par quelques-unes de ses aventures, il n’avait pas trop tort.

Une grande dame russe avait essayé de le faire empoisonner par un pope, son ancien serf; une Espagnole exaltée lui avait tiré un coup de revolver; une Allemande sentimentale avait fait mine d’avaler devant lui le contenu d’une fiole de laudanum. Mais, en somme, le plus méchant tour que la jalousie lui eût joué, avait été de lancer contre lui une agence suspecte, cause d’ennuis sans nombre dont il ne put d’abord découvrir l’origine; des lettres furent volées dans son appartement, une maîtresse à laquelle il tenait beaucoup, gravement compromise. Il finit, grâce à sa perspicacité, par mettre la main sur ses invisibles ennemis, et il en fit justice promptement et sommairement. Quant à la femme qui les faisait agir, il se borna à l’effrayer en lui montrant que pour la perdre il n’avait qu’à prononcer un mot. Il ne s’y serait décidé pourtant qu’à la dernière extrémité, car il poussait jusqu’à l’excès les scrupules chevaleresques dont malheureusement notre époque se dégage de plus en plus. Si les femmes l’aimaient tant, il faut bien dire que la fascination qu’il exerçait sur elles ne suffisait pas toujours à les subjuguer; mais son extrême délicatesse dans les affaires d’amour, sa discrétion absolue, et—pour une certaine classe de conquêtes—sa générosité qui ne comptait point, achevaient l’œuvre de ses regards, de ses paroles, de sa réputation d’original farouche et blasé.

Lui, il se plaisait à n’attribuer ses succès qu’à la froideur un peu dédaigneuse avec laquelle il traitait les femmes.

—Elles aiment, disait-il, à se sentir maîtrisées par une main de fer. Comme tous les êtres inférieurs, elles sont à genoux devant la force. Elles s’éprennent de celui qui les méprise et qui ne craint guère de le leur montrer.

Il les considérait comme de jolis petits animaux fort malfaisants, mais très agréables d’ailleurs, et surtout extrêmement intéressants à observer. Il les déclarait incapables de se laisser influencer par le raisonnement, et livrées tout entières aux impulsions du moment. Pour lui, elles ressemblaient au sauvage qui échange le matin sa couverture contre de l’eau-de-vie, ne prévoyant pas qu’il en aura besoin pour se coucher le soir.

Il n’avait jamais voulu se marier, car il trouvait que c’est une incompréhensible folie de livrer son cœur, son repos, son honneur, son avenir, à un être à demi inconscient, qui, sans même de mauvaise intention, peut, d’un jour à l’autre, briser tout cela avec ses faibles mains.

Il avait eu de nombreuses liaisons, et prétendait n’avoir jamais été le premier à en rompre aucune. Cependant son horreur pour ce qu’un vocable bas mais expressif appelle le «collage», ses goûts changeants, la répulsion qu’il éprouvait à la seule idée d’un partage, la sûreté instinctive avec laquelle il pressentait l’ombre d’une trahison non encore accomplie, tout contribuait à rendre de sa part un amour de longue durée bien difficile, étant donnée la catégorie de femmes peu sévères à laquelle seule un célibataire peut s’adresser. Cette classe se restreignait encore par suite de sentiments très arrêtés chez Octave; jamais il n’avait fait la cour à une femme mariée. Il raisonnait ainsi:—Si je l’aimais, je ne pourrais souffrir l’idée qu’un autre la possédât; si je ne l’aimais pas, je ne verrais pas de raison suffisante pour la détourner de ses devoirs et me créer, ainsi qu’à elle, de justes remords et d’humiliants compromis.

Je m’appuyais sur ces circonstances pour défendre contre lui les femmes.—Les seules que vous connaissiez bien, lui disais-je, sont toutes, plus ou moins, des déséquilibrées, des déclassées, d’après lesquelles vous ne sauriez juger les autres. Si vous songez à votre mère...

—Ma mère, interrompait-il d’un air grave, était la femme la plus admirable que j’aie connue. Je l’ai vue se dévouer à mon père, devenu infirme, aveugle, exigeant, avec des raffinements de sacrifice que je qualifierai d’absurdement sublimes. Le vieillard, qui avait perdu la notion du temps et des saisons, lui demandait des perdreaux au mois de juin et des pêches au mois de janvier; jamais elle ne lui a dit non; et parfois ensuite, elle se contentait de manger dans sa chambre, en hiver sans feu, les aliments les plus communs.

—Ce qui prouve?...

—Ce qui prouve précisément ce que je veux prouver, Daniel: que les femmes ne raisonnent point. Elles sont dominées exclusivement par le sentiment. Lorsque ce sentiment est la pitié ou la générosité, elles le suivent jusqu’à ses dernières limites comme elles en suivraient un autre. Pourquoi ont-elles tant de prise sur nous? Parce que leur action s’exerce sur nos sentiments et non sur notre raison, et que nous obéissons beaucoup moins à l’une qu’aux autres. Nous sommes tous plus ou moins femmes ou enfants, et le raisonnement ne nous conduit guère. Plus on est homme, plus on est fort, plus on résiste à l’impulsion du sentiment, et plus on est au-dessus des entraînements de l’amour.

L’amour, Octave en parlait, mais je restais persuadé qu’il ne l’avait point connu. Il avouait cependant l’avoir éprouvé une fois.

C’était, suivant lui, une maladie dégradante, qui diminue l’homme, qui lui plante dans le cerveau une idée fixe, et lui ôte momentanément toute liberté d’esprit. Cette maladie sévit aussi bien sur le penseur que sur l’imbécile; elle a ses phases et son traitement. On ne s’en guérit que par une séparation prompte et radicale de la personne aimée. Alors se produit une crise aiguë, pendant laquelle on perd le boire et le manger, et, généralement l’usage de toutes ses facultés; puis le mal s’adoucit et enfin finit par disparaître, à la façon d’une fièvre éruptive ou d’un rhume de cerveau.

Octave s’était ainsi délivré d’une passion qu’il désignait sous le nom peu respectueux de «toquade». Une belle Italienne la lui avait inspirée. Mais cette femme était légère et lui aurait causé des chagrins sans nombre. Il eut la force de s’éloigner d’elle, et, prévoyant les divers degrés d’intensité puis d’apaisement du mal auquel il se sentait en proie, il le supporta patiemment et en nota avec le plus grand soin les effets et la durée. Je le vis bien souffrir à ce moment-là. Il s’était retiré tout seul à la campagne, et je me le rappelle encore jetant son dîner par-dessus le mur du jardin pour faire croire qu’il l’avait mangé, et mâchonnant sans pouvoir l’avaler l’unique bouchée qu’il avait mise entre ses dents. Cette fois en effet il avait pu se croire sérieusement amoureux.

L’était-il enfin aujourd’hui? Laquelle des trois charmantes femmes dont il se montrait entouré avait réussi à fixer ce grand volage, cet éternel railleur, qui se mettait au plus dur régime afin de se guérir aussitôt qu’il se croyait épris?

A six heures et demie, j’arrivai chez Octave. Son domestique m’introduisit au salon.—Monsieur n’était pas encore rentré, mais il ne pouvait tarder à revenir.

Je me jetai sur un canapé, et j’attendis.

VII

J

Je me trouvais dans une pièce que je connaissais bien, mais dont l’aspect me plaisait toujours. Je m’y attardais volontiers à causer ou à rêver. J’étais enchanté de m’y trouver seul, d’y laisser ma fantaisie errer sur tous les objets et se perdre en des songes lointains.

Des vitraux en ogive assombrissaient les deux croisées; Octave en avait composé lui-même le dessin. Des étoffes de l’Orient, aux éclatantes couleurs, pendaient devant les portes. D’énormes corps de bibliothèque en bois sculpté, renfermant des milliers de volumes, couvraient les murs. Dans leurs intervalles, sur la tenture rouge foncé, brillaient des armes bizarres disposées en panoplies, des yatagans recourbés, des poignards de Tolède, des kriss malais, des coupe-têtes indiens. Çà et là, des écrans immenses, faits de plumes de paon, aux reflets de pierreries. Quelques tableaux accrochés; des vues de pays éloignés, avec des perspectives infinies, dont les bleus horizons faisaient contre les sombres panneaux comme des taches de ciel. A terre, des tapis du Levant et des peaux de tigre; sur les tables, sur les consoles, de hauts narghilés, des aiguières d’or, des idoles de bronze, des coupes d’agate; des albums remplis de photographies, les unes de jolies femmes, les autres de villes étranges et de fantastiques contrées.

Les voyages et les femmes... Quelle place les uns et les autres tenaient dans la vie du maître de ces lieux!

Parmi les riches ou curieux bibelots, qui, tous, avaient été recueillis et rapportés par Octave dans ses expéditions scientifiques, on était surpris d’apercevoir quelques articles de Paris; ils avaient été dispersés là et trouvés dignes de cette espèce de charmant musée, l’un pour sa couleur, l’autre pour sa forme. Souvent on remarquait un cendrier de quelques sous dont la note heureuse corrigeait le brillant d’un coffret laqué valant plusieurs centaines de francs. C’est ainsi que sans s’inquiéter du prix ou de la provenance des objets, Octave composait des gammes de nuances, des ensembles de lignes, tout comme un musicien composerait une mélodie. Il s’amusait beaucoup des remarques stupéfaites des bourgeois, qui ne comprenaient rien à cette association de raretés et de choses sans prix, de Musée du Louvre et de boutique à treize.

—Mais quoi! disait mon ami, le seul cachet personnel que l’on puisse imprimer à un appartement vient de la disposition de ce qui s’y trouve. Il n’est point difficile aujourd’hui de posséder de vrais objets d’art, de vrais tapis d’Orient, de vrais tableaux de maîtres. Le beau mérite de les entasser dans une pièce, et d’avoir un salon qui ressemble à une boutique de curiosités! Dans l’arrangement d’une boutique de ce genre, le seul but est d’épargner la place. Ainsi fait le bourgeois; plus il peut faire tenir de bibelots dans une pièce, plus il trouve cela beau, et plus il est content. Surtout il faut que chaque objet coûte cher. Moi, qui ne reçois presque personne et qui ne collectionne que pour mes yeux, je désire que mes yeux soient satisfaits; peu m’importe par quel moyen. Autrefois le luxe était criard; maintenant tout le monde croit avoir du goût parce que tout le monde recherche les couleurs effacées. Je trouve bon pour ceux qui ne savent pas ce qu’ils veulent, de faire comme ils voient faire aux autres. Je n’ai pas besoin d’imiter. Que je sois en plein Paris du XIXe siècle ou que je vive au fond d’un désert, j’organiserai mon intérieur exactement de la même façon.

Lorsque Octave s’exprimait ainsi, je trouvais qu’il avait raison. Vraiment je ne devrais plus le dire, de peur d’être accusé de partialité. Mais je connais plusieurs artistes qui s’extasiaient en entrant chez lui.

Bientôt j’entendis sa voix dans l’antichambre. Dès qu’il m’aperçut en ouvrant la porte, il eut le même sourire que la veille lorsqu’il m’avait salué imperceptiblement du regard.

—Eh bien, dit-il, j’espère, homme curieux, que le spectable des joies de ma famille vous a converti.

—Converti à quoi?

—A la polygamie, parbleu! à cette grande et vénérable institution dont j’ai essayé plus d’une fois de vous faire comprendre les bienfaits.

Je crus d’abord à une plaisanterie. Lorsque j’eus compris, je restai pensif et quelque peu choqué.

—Vous êtes trop original pour moi, lui dis-je. Jusqu’à présent j’ai essayé de profiter de votre expérience des femmes et de la vie. Je m’aperçois qu’il me reste certains préjugés plus forts que votre exemple et que vos arguments.

Il sourit ironiquement, et, développant une de ses thèses favorites, compara les peuples de l’Occident avec ceux de l’Orient. Il condamna la morale relâchée des premiers, et vanta les principes sévères des seconds, qui doivent à la polygamie des institutions solides en contraste avec les mœurs mobiles et pleines de contradictions des Européens.

—Ceux-ci, ajouta-t-il, passent leur vie à se plaindre. Quel voyageur a jamais entendu un Oriental se lamenter sur sa destinée? Est-il un préjugé plus absurde que celui qui porte à critiquer une institution maintenue à travers les âges par les trois quarts des peuples du globe? N’est-ce pas le comble de l’hypocrisie que de contester l’utilité d’une coutume que les Européens eux-mêmes pratiquent plus ou moins en secret? En Orient, les foyers sont purs; les femmes sont forcément fidèles, puisqu’elles sont enfermées; les amours vénales et abjectes des pays chrétiens y sont totalement inconnues; il n’y a pas d’enfants illégitimes. La seule objection sérieuse est l’antipathie des femmes de nos contrées pour ce genre de vie. J’ai donc voulu m’assurer de la facilité avec laquelle on les persuade lorsqu’elles sont suffisamment éprises. Deux de celles que vous avez aperçues avec moi se sont assez volontiers soumises à cet essai, et la troisième... ne semble pas éloignée d’en faire autant.

La rivalité de ces trois charmantes créatures, qui toutes trois l’aimaient, et dont chacune rêvait en secret de conquérir entièrement un cœur partagé, procurait à Octave des jouissances particulières et très raffinées. J’avais eu le pressentiment de ces jouissances en écoutant la causerie pétillante et endiablée, dans le bosquet du restaurant. Mais, suivant moi, ces femmes étaient peu dignes d’estime puisqu’elles acceptaient de pareils compromis, et, par conséquent devaient aux yeux d’un homme délicat, perdre le plus exquis de leurs charmes.

Ma réflexion fit rire Octave.

—Cette manière de voir est par trop occidentale, s’écria-t-il. Il est vrai que le respect de la femme est peu développé chez nous, et c’est encore un point sur lequel nous sommes inférieurs à nos frères d’Orient.

—C’est trop fort! Vous prétendrez peut-être que la femme est plus considérée à Constantinople ou au Caire qu’à Paris?

—Sans comparaison. Vous savez ce que devient ici une conversation entre hommes dès que l’éternel sujet «femmes» est mis sur le tapis. Vous savez avec quelle légèreté—pour ne pas dire plus—nous parlons des plus fières et des plus chastes d’entre elles. Nos propos plongeraient un Arabe ou un Turc dans un étonnement indigné. Jamais ces gens-là ne causent des mystères du harem. Demander à l’un d’eux des nouvelles de sa femme serait lui faire une grave injure. Manquer de respect à l’une d’elles dans la rue, comme nous le faisons journellement à Paris, serait s’exposer à être massacré par les passants.

Pour moi, continua Octave en s’animant, je trouve cette dignité, cette sécurité conjugales, cette constance dans l’affection réciproque du mari pour la femme et de la femme pour le mari, bien supérieures à notre corruption et à nos hypocrisies européennes. Puisque la nature a destiné l’homme à avoir plusieurs femmes, puisque partout il en possède plusieurs, pourquoi jeter la pierre à des peuples qui agissent, en somme, avec plus de décence et de moralité que nous. Là où les lois humaines contrarient des nécessités naturelles plus puissantes et par conséquent fatales, elles créent le vice. Nos civilisations raffinées ont engendré des vices hideux. Les mœurs simples et naturelles de l’Orient ne connaissent ni la prostitution, ni l’infanticide, ni l’adultère, ni la vente des petites filles par leurs mères, ni l’abandon des enfants, ni tant d’autres monstruosités.

—Alors, dis-je, amusé, vous voulez nous amener, Octave, à reconnaître qu’il n’y a d’autre Dieu qu’Allah et que Mahomet est son prophète. C’est, je suppose pour propager vos doctrines par l’influence salutaire de l’exemple, que vous vous promenez le dimanche accompagné de trois femmes charmantes. Je ne doute pas que vous ne fassiez promptement des disciples.

—Je l’espère. Mahomet a introduit le monothéisme dans le monde, et a restreint la polygamie à ses justes limites, que la plupart des peuples avaient outrepassées. Voyez Salomon et ses centaines d’épouses. Quant à ces dames, elles sont enchantées. Étant plusieurs, elles peuvent se promener avec moi sans se compromettre. Une seule s’afficherait, mais trois...

—Comment, demandai-je, les avez-vous persuadées? Ce sont des femmes du monde, toutes plus ou moins distinguées par l’esprit ou la beauté, à ce qu’il m’a été aisé de juger. Plus elles vous aimaient, plus il était difficile de les unir dans cette singulière fraternité. Vous leur avez donc jeté un sort?

Il hocha la tête, haussa légèrement les épaules, et ne répondit que par un sourire.

Je continuai à réfléchir en silence. Octave tournait lentement autour du salon tout en fumant. C’était son habitude. Je le suivais des yeux, tirant moi-même de temps à autre quelques bouffées de mon cigare. Vraiment je ne savais trop que penser. Sa hardiesse d’idées, sa logique, sa bonne foi, me séduisaient. Pourtant quelque chose restait froissé au fond de moi.

L’amour idéal, l’amour unique et absolu, tel que le poétique et religieux Moyen Age en a gravé l’image dans nos cœurs, me hantait. Il nous emplit tous d’un vague tourment, nous autres Occidentaux, cet amour impossible. Nous ne sommes pas si vicieux que mon sceptique ami voulait bien le dire. C’est notre rêve que nous poursuivons, au moins tant que sourit notre jeunesse, à travers bien des souillures, après lesquelles, chaque fois, nous secouons nos ailes dans l’espérance de nous envoler pour les fuir à jamais. Nos erreurs viennent malgré tout d’une immense supériorité sur ces lourds serviteurs de Mahomet et du Coran, qui s’endorment dans un songe sensuel. Ils n’ont jamais entrevu ce que chacun de nous espère à vingt ans, ce qui nous fait marcher vers la mort avec tant de mélancolie dans le désespoir de ne point l’avoir trouvé. Mais je n’étais pas encore parvenu à ce triste jour où l’on abdique tout espoir. C’est pourquoi j’éprouvais une douleur secrète des théories implacables d’Octave.

Je lui dis enfin:

—Vous ne m’avez pas convaincu. L’amour n’est pas pour moi ce qu’il est pour vous. Vous êtes bien heureux—ou bien malheureux peut-être—de l’envisager comme vous le faites.

—Comment donc voulez-vous que je l’envisage? répliqua-t-il. Tenez, voyez cette cigarette; je la fume avec un grand plaisir. Serait-il sage de m’affliger à chaque seconde parce qu’elle se consume? Ainsi la vie, ainsi tous les bonheurs, ainsi les femmes surtout. Si vous voulez être heureux, ne demandez aux choses que ce qu’elles peuvent donner. Acceptez la joie présente quand vous la rencontrez, mais gardez-vous de songer au lendemain. Mettre les femmes sous clef dans un harem avec un eunuque à la porte, est encore le seul moyen qu’on ait trouvé pour leur éviter les tentations et s’assurer à peu près de leur constance. Tant que cette institution n’existera pas en France, je me passerai d’épouse légitime. A en juger par ce que j’observe autour de moi, je n’ai pas à le regretter beaucoup.

VIII

L

La polygamie d’Octave ne dura point.

Un jour, il vint franchement me révéler l’écueil de son système et les raisons pour lesquelles ce système devait échouer.

Il crut devoir s’expliquer devant moi, puisque, par le hasard d’une rencontre, je m’étais trouvé au courant de sa façon de vivre et des conséquences qu’il en voulait tirer. D’autres auraient défendu le principe et accusé les circonstances. La logique rigoureuse d’Octave s’appliquait avant tout à lui-même. Avec une bonne grâce très spirituelle, il reconnut les erreurs qu’il avait commises dans l’application de ses théories.

—Mon grand tort, me dit-il, est d’avoir voulu sortir des chemins battus, de m’être mis ouvertement en opposition avec des préjugés que j’aurais dû respecter. On peut les dédaigner en principe, mais, dans la pratique, il faut s’y soumettre. Ils répondent aux idées et aux sentiments de la génération dans laquelle on vit. En les heurtant de front, on risque de se briser contre eux, sans avoir aucune chance de les ébranler. Les siècles seuls peuvent les détruire. On n’édifie rien de solide sans l’aide du temps. La société, qui crée les mœurs au fur et à mesure des nécessités auxquelles elle doit faire face, les défend avec un soin jaloux et pèse de tout son poids sur l’audacieux qui s’avise de s’en affranchir. A vrai dire, d’ailleurs, ce n’est pas précisément le rôle d’apôtre qui m’a séduit. Je n’ai cherché en définitive qu’à satisfaire mes goûts personnels, en empruntant à l’Orient que j’aime tant des coutumes que l’Occident ne saurait comprendre.

Il m’avait si souvent raillé que je pouvais bien me permettre de le railler à mon tour.

—Il me semble, mon cher Octave, lui dis-je en souriant, que vos idées deviennent bien bourgeoises. Seriez-vous converti, par hasard, à la monogamie, au mariage, à toutes ces coutumes inférieures des civilisations en décadence?

—Converti?... Pas du tout, mon cher Daniel. Je me borne à les respecter au même titre que je respecte toutes les croyances, y compris celles des gens qui adorent les crocodiles. Les opinions établies sont respectables par le fait seul qu’elles sont établies. Il ne faut pas dire du mal de Vishnou à ceux qui le vénèrent quand on doit toujours vivre avec eux. Si donc l’on admet que le harem solidement cadenassé serait peut-être d’une introduction difficile en Europe, il faut bien se résigner à la monogamie. La philosophie nous montre les vices des institutions qui nous régissent, mais elle nous montre aussi l’impossibilité de lutter contre elles. Lorsque l’hérédité a accumulé pendant cinquante générations des idées dans le cerveau, on ne saurait les combattre avec succès. Elles finissent par devenir des sentiments innés, et, sur de tels sentiments, la raison n’a aucune prise. Autant vaudrait essayer d’arrêter une locomotive en lui tenant des discours.

Heureusement pour vous, Daniel, vos dispositions ne vous portent pas à m’imiter. Vous vous défiez avec raison des déséquilibrées, artistes, bas-bleus, femmes incomprises et autres monstruosités. Vous épouserez une bonne et honnête bourgeoise, ayant le moins de diplômes possibles, mais possédant des notions précises sur l’art de fabriquer les confitures. Tâchez qu’elle vous donne bientôt un nombre respectable d’enfants. L’amour, la peur du diable et les enfants: voilà les seuls moyens qui permettent de garder approximativement pour soi une femme en Occident. Malheureusement l’amour ne survit guère au mariage et le diable commence à perdre son prestige. Restent les enfants; ils occupent les femmes et les empêchent de s’ennuyer. Ces petits mammifères bruyants sont d’ailleurs, à mon point de vue, beaucoup plus encombrants que les jeunes chats et surtout beaucoup moins propres; mais il faut croire qu’ils ont du bon, puisqu’on en fabrique avec obstination depuis si longtemps. Je suivrais peut-être moi-même le conseil que je vous donne si j’étais un être sociable, et si j’éprouvais le besoin de collaborer à la perpétuation de mon espèce. Ne réalisant pas ces conditions, je resterai célibataire.

Octave se tut.

Lorsque ses paradoxes s’exagéraient ainsi, et qu’il les débitait avec cette abondance et sur ce ton plaisant, il cachait toujours sous leur masque moqueur une pensée profonde ou amère.

Voici quelles circonstances lui avaient inspiré ceux qu’il venait de me faire entendre.

IX

D

Durant six mois, sa bizarre famille lui avait procuré toutes les satisfactions que j’avais devinées et qu’il m’avait décrites. Puis tout avait été bouleversé. La jalousie avait fait des siennes; la légèreté, l’inconstance aussi. Après une scène violente, l’une de ses jeunes et complaisantes amies avait disparu sans retour. Les deux autres maintinrent ensuite pendant quelque temps des droits égaux sur son cœur.

De ces deux étoiles pourtant, l’une commença à pâlir par degrés, tandis que l’autre brillait tous les jours d’un éclat plus doux et plus pénétrant. Celle dont la puissance gracieuse s’affirmait ainsi n’était autre que l’aristocratique et fine créature que j’avais jugée si supérieure à ses compagnes, le jour où je les avais entendues causer à travers un voile de verdure dans le jardin du restaurant.

Ce qui devait arriver ne tarda pas à se produire. Elle triompha de sa dernière rivale; et Octave, qui s’était lassé des autres et trouvait à celle-ci toujours plus de charme, revint de lui-même à la monogamie.

Il n’y revint pas cependant sans quelque défiance et sans quelques hésitations. Il craignait de se laisser aller aux sentiments presque tendres que lui inspirait la persévérante passion de la jeune femme. On a vu qu’il considérait l’amour chez l’homme, et surtout les témoignages de cet amour comme une impardonnable faiblesse,

—Aimez les femmes, si vous ne pouvez vous en empêcher, me disait-il quelquefois, mais, pour peu que vous teniez à les garder, ne le leur laissez jamais voir.

Celle qui était devenue son unique compagne, et que nous nommerons Isabelle pour la commodité du récit, ne se contenta pas du triomphe suprême d’avoir changé les habitudes de mon excentrique ami, et d’avoir fait osciller ce caractère de fer. Douée d’une intelligence déliée qui pressentait tout, elle devina le mécontentement secret d’Octave, et le vit se retrancher dans une réserve excessive et derrière mille barrières. Elle ouvrit une lutte qui demandait de l’audace, étant donné la force de l’adversaire, et qui ne manqua pas d’habileté.

Aimait-elle? L’objet de son ambition était-il de conquérir un cœur que nulle femme n’avait possédé? Je ne me permettrai pas de résoudre la question. Octave, malgré son scepticisme, malgré les découvertes qui auraient pu lui ouvrir les yeux, garda toujours l’idée qu’au moins pendant quelque temps cette femme l’avait aimé. Elle se serait, disait-il, prise à son propre piège, et le cœur aurait poursuivi pour son compte ce que la vanité seule avait d’abord ambitionné. Je me contente de rapporter les faits.

La situation d’Isabelle jettera quelque jour peut-être sur ce point obscur.

Elle appartenait à une noble et ancienne famille, et devait à son origine ces grandes manières, ce port de tête, cet air hautain, qui, pour un dédaigneux comme Octave, constituaient une de ses principales séductions. Il fut enchanté d’une de ses réponses, qu’il citait volontiers. On s’étonnait de la peine que prenait la femme d’un parvenu pour se donner des façons qui, chez Isabelle, venaient simplement et sans effet.—C’est que, dit-elle, il suffit de quelques millions pour faire en quelques jours une femme comme elle, tandis qu’il faut plusieurs siècles pour faire une femme comme moi.

Malgré de hautes prétentions, malgré la fierté de sa race, la pauvreté l’avait forcée, comme tant de filles nobles, à accepter la main d’un roturier. Elle s’était mariée de bonne heure, à un industriel. Celui-ci, après de mauvaises affaires, était mort tout à coup, et l’avait laissée plus dénuée encore qu’auparavant. Veuve à vingt ans, belle, pauvre, et dévorée d’ambition, Isabelle s’était mise à travailler. Elle possédait un talent remarquable comme musicienne. Elle donna des leçons de piano, et eut bientôt une riche clientèle dans le faubourg Saint-Germain, qui la protégea.

Levée tous les jours à six heures, habillée en vingt minutes, d’une exactitude à mettre en faute les pendules les mieux réglées, toujours correcte dans sa toilette, d’une élégance sobre, absolument irréprochable dans toutes ses habitudes extérieures, la jeune femme commença une existence que l’on eût vantée comme un modèle de régularité, de résignation courageuse. «L’eau qui dort est la plus profonde,» dit le proverbe. Je me suis toujours un peu méfié des profondeurs que cachait cette belle nappe d’eau pure.

Octave s’en méfiait aussi. Jamais, quoi qu’elle fît, cette femme ne put obtenir sa confiance. Mais elle obtint presque son amour, qu’il donnait encore moins facilement.

Durant une année, elle vint le voir régulièrement. Elle lui apportait un visage souriant et doux, une humeur égale, une voix agréable qui ne disait jamais que des choses gracieuses, sinon très tendres, un courant d’idées mondaines qui distrayaient le solitaire, et des flots de suave musique dont elle savait l’envelopper dès qu’elle le voyait sombre ou las. Elle sortait quelquefois avec lui, entreprenait des excursions à la campagne, mais seulement dans des endroits lointains et peu fréquentés. Elle évitait de se compromettre; pourtant elle n’y mettait point d’affectation, et ne l’ennuya jamais ni d’aucun remords ni d’aucun scrupule.

La santé d’Octave le força pendant quelques jours à interrompre ses travaux. Ses yeux se trouvaient fatigués par les veilles et par les lectures prolongées. On lui prescrivit de se retirer à la campagne et d’y vivre momentanément dans un repos absolu. C’était le condamner au pire des supplices, et peut-être eût-il refusé de s’y soumettre, en dépit de l’inquiétude que lui causait l’affaiblissement de sa vue. Isabelle le décida en lui offrant de l’accompagner. Elle abandonna ses leçons, s’enferma avec lui dans une maisonnette sombre, entourée de grands arbres décharnés et lugubres, par une saison pluvieuse; elle l’entoura de prévenances délicates, de soins charmants. Elle lui lut des livres de science et de philosophie; elle parut les comprendre, elle s’y intéressa. Octave découvrit qu’elle lisait à merveille. Lorsqu’ils revinrent à Paris, elle s’engagea à venir lui faire ainsi la lecture presque tous les soirs, car il dut désormais s’appliquer à ménager sa vue et s’interdire de travailler à la lumière.

Elle déchiffra ses manuscrits, corrigea ses épreuves. Sans que son esprit eût assez de portée pour apprécier la profondeur de celui de son ami, il avait assez de vivacité et de souplesse pour s’imprégner de certaines idées et les reproduire assez fidèlement. En entendant cette jolie femme pérorer gentiment sur une foule de sujets ardus et répéter ses théories, Octave éprouvait des illusions charmantes. Il pouvait se figurer qu’il avait découvert cette merveille—de l’existence de laquelle il avait toujours douté,—une créature joignant le cerveau d’un homme au corps et au cœur d’une femme, la compagne parfaite que nous avons tous rêvé de rencontrer un jour. Il ne la poussait pas trop vivement dans une discussion, car il se rendait compte qu’il apercevait une brillante surface, mais qu’au fond cet être aimé restait séparé de lui par un abîme. Cependant il lui savait gré, lorsqu’il la taquinait, de l’entendre lui renvoyer ses propres arguments, parfois même répéter textuellement—sans avoir l’air de s’en douter,—quelque phrase prise dans ses livres. Il voyait en cela la preuve d’un amour aveugle et inconscient, et mesurait avec une satisfaction attendrie l’étendue et la puissance de l’impression produite par lui sur cette nature supérieure et en même temps docile.

Ce pouvait être simplement un prodige de mémoire et de subtile flatterie.

Des pressentiments singuliers saisissaient quelquefois Octave. Pour un observateur comme lui, la moindre dissonance dans l’accent, la moindre contradiction dans la conduite, un geste faux, prenait des significations très nettes. Il se demandait alors quelle était la vraie pensée de cette femme, le mot de l’énigme de ce joli et calme sphinx. Puis, sa philosophie reprenant vite le dessus il en revenait à sa maxime favorite:—«Traversons la vie sans trop approfondir, conservons précieusement nos illusions, et évitons tout ce qui pourrait les détruire.»

—Il importe peu, disait-il, qu’une femme joue la comédie, du moment où elle la joue assez bien pour nous donner tous les agréments de la réalité.

Il tenait trop à Isabelle pour s’exposer à perdre en elle une compagne dont le caractère répondait à son caractère et à ses goûts, et ne tentait pas la moindre démarche dont le résultat eût pu le faire douter de la sincérité de cet amour.—Ce serait, prétendait-il, ressembler à l’enfant qui brise sa poupée pour voir ce qu’elle contient, et risquer de trouver comme lui un amas de poussière à la place d’un cœur.

X

A

Ainsi, à mesure que cette liaison se prolongeait, Octave demeurait satisfait sans se sentir heureux. Mais, avec le peu d’estime qu’il accordait aux femmes, il restait persuadé qu’il avait trouvé la plus parfaite d’entre elles, et que toutes les joies qu’elles étaient capables de lui offrir, Isabelle les lui prodiguait. Fatigué des passions vives, qu’il avait inspirées beaucoup plus qu’il ne les avait éprouvées, il se reposait dans l’atmosphère paisible de cet amour discret, poursuivant avec calme le cours de ses travaux. Il ne demandait qu’une chose, c’est que ce bonheur relatif durât.

—Il y aurait un moyen sûr de le faire durer, lui dis-je une fois avec une liberté que notre amitié autorisait: ce serait d’épouser Isabelle.

—J’y songe, répondit-il, mais je n’y suis rien moins que décidé. Ce qui me fait hésiter encore, c’est l’inexplicable sentiment de méfiance que je garde après dix-huit mois d’intimité. Il y a quelque chose en elle qui se dérobe et qui m’échappe. Peut-être n’est-ce qu’un fantôme. Le jour où il se sera dissipé, rien ne m’arrêtera plus; et, ajouta-t-il avec un sourire, je passerai peut-être ce Rubicon, que je m’étais promis de ne jamais franchir.

Je n’insistai pas. J’avais seulement voulu sonder sa pensée. Ce mariage m’eût effrayé pour lui. Après avoir entendu sa réponse, je fus tranquille. Le fantôme dont il parlait ne se dissiperait pas, j’en étais sûr, et je me fiais à sa perspicacité pour transformer l’ombre en réalité. Si, pour une fois, je voyais plus clair que lui, c’est que je n’avais pas le même intérêt pour garder un bandeau sur les yeux. Je savais à présent qu’il ne s’était pas livré et qu’il n’était pas près de se livrer encore. Isabelle possédait son affection, ses égards, sa reconnaissance, elle ne possédait pas son cœur. Malgré toute l’habileté qu’elle avait déployée en de patients efforts, elle n’avait pas pu obtenir sa confiance.

Elle se lassa.

Ses visites devinrent plus courtes, plus rares; une sécheresse durcit sa voix; le piano resta fermé. Lorsque par hasard elle l’ouvrait, ses doigts le frappaient nerveusement et en tiraient des accords orageux ou des mélodies ironiques, au lieu des tendres harmonies dont jadis elle entourait les rêveries charmées d’Octave.

De tels symptômes n’eurent pas besoin de s’accentuer pour mettre celui-ci sur ses gardes.—Ce n’était donc vraiment qu’un masque? se dit-il amèrement. Le voici qui se détache. N’attendons pas le moment où il tombera et laissera voir la laide grimace de l’indifférence, du calcul déjoué, du dépit haineux. Je m’étais habitué à cette charmante société, à ces doux soins, à cette enveloppante affection. Je vais tâcher de m’en déshabituer avant que l’on m’en prive brusquement.

De sa propre initiative il interrompit presque tout à fait leurs relations. Cette femme n’ayant jamais conquis le meilleur de lui-même, il accepta sans violent déchirement l’idée de la perdre, idée à laquelle du reste une crainte vague et permanente l’avait accoutumé. Cependant il entra dans une triste période, et constata avec ennui que la certitude d’être obligé de se séparer d’Isabelle allait avoir pour effet de le rendre amoureux. Mille souvenirs lui revenaient pendant les longues heures qu’il passait maintenant solitaire: les causeries graves ou légères, l’hiver, au coin du feu, dans la chambre tiède, où si facilement la conversation s’amollissait et les mots se transformaient en caresses; ou bien, l’été, dans les sentiers des bois, quand la jeune femme le précédait, glissant de sa marche onduleuse et cadencée à travers les alternatives d’ombre et de clair soleil; des lambeaux de mélodies flottaient dans sa mémoire, et, tout en les fredonnant, il se rappelait les mains agiles qu’il aimait tant à voir voltiger sur le clavier comme deux colombes harmonieuses.

Un soir, il songeait à ces choses, étendu sur un canapé dans son salon. Il avait refusé la lampe, et demeurait au sein de l’obscurité, fumant une cigarette avec assez de mélancolie. Un double coup spécial retentit au timbre de l’escalier. Octave reconnut en tressaillant la façon de sonner d’Isabelle. Il y avait quinze jours qu’il n’avait pas vu la jeune femme.

Il alla ouvrir la porte lui-même. Elle entra vivement, gracieuse, animée, sentant bon, et il eut la sensation d’une fleur vivante et embaumée s’épanouissant dans un désert. Une chaude joie lui inonda le cœur. Il crut qu’elle venait se jeter dans ses bras, lui dire qu’elle ne pouvait vivre ainsi séparée de lui, et peut-être, la serrant sur son cœur, l’y eût-il gardée pour toujours. Jamais le sceptique philosophe ne se sentit plus désarmé.

Cependant elle ne l’embrassait pas, et ils se tenaient tous deux dans l’ombre, sans rien dire. Octave chercha de la lumière, et, sous le reflet de l’abat-jour, remarqua qu’elle portait une toilette exquise. A travers la voilette, il retrouvait les traits délicats et le regard des yeux candides. Mais ce regard était glacé. Alors soudain revint le souvenir des dernières froideurs, des mots aigres-doux, des dédains mal dissimulés. L’amant recouvra son sang-froid. Il offrit cérémonieusement un siège, et s’assit.

—Eh bien, chère amie, demanda-t-il, vous avez quelque chose à me dire?

Elle était très pressée; elle se rendait à une réunion de famille et une voiture l’attendait en bas. Seulement, comme il s’agissait d’un mariage pour elle, et que tout se décidait le soir même, elle n’avait pas voulu donner une réponse définitive avant de l’avoir averti.

—J’aurais été fâchée, ajouta-t-elle en terminant, que vous apprissiez cette nouvelle indirectement. C’était à moi de vous prévenir, et c’est pour cela que je suis venue.

—Je vous remercie, chère amie, fit-il de sa voix mordante—une voix de tête qu’il prenait parfois, et qui était bien la plus exaspérante, la plus tranquillement impertinente que j’aie entendue de ma vie.—Je n’attendais pas moins de ce tact parfait que j’ai toujours admiré en vous. Ainsi, vous vous mariez. Et... vous êtes contente? Votre fiancé vous plaît? J’espère qu’il est en tous points digne de vous.

—Oh! répliqua-t-elle négligemment, ce n’est pas un mariage d’amour. Vous savez bien, Octave, que le seul homme que j’aie aimé, c’est vous. Et si vous aviez voulu...

Il sourit légèrement.

Elle continua, se troublant un peu:

—Mais oui, je vous aimais. Je vous aime encore. Pourtant vous comprenez qu’une jeune femme de mon âge ne peut pas vivre longtemps de la vie que j’avais acceptée pour vous. Nos relations auraient fini par se savoir. J’aurais perdu mes leçons, ma position... Ah! si vous aviez été disposé à vous marier, cela eût été tout autre chose, jamais je n’aurais agréé un autre homme que vous.

Elle se tut. Elle attendit.

—Ainsi, fit Octave, vous m’auriez donné la préférence?

Elle répondit vivement:

—Certainement. Est-ce que vous pouvez en douter?

—Un peu, reprit-il. Je suis très modeste au fond. Et votre affirmation est si flatteuse pour moi...

Pas une exclamation de surprise, pas un accent de regret, pas un reproche. Un ton calme, ironique, égal, des questions polies; une espèce d’intérêt bienveillant pour ce mariage annoncé, voilà tout ce qu’Isabelle obtint, et le seul résultat d’une tactique qu’elle avait crue un chef-d’œuvre de ruse, et sur le succès de laquelle elle avait absolument compté. Elle en perdait la tête, elle bredouillait. Son langage, si sobre d’habitude et si élégamment clair, devenait un flot désordonné, incohérent, qui frémissait sur ses lèvres tremblantes. Elle expliquait comment elle avait connu son futur mari... un ami d’enfance; elle disait son âge, sa position.

Il n’était pas riche, mais tous les deux travailleraient ensemble, et elle retrouverait ainsi la vie de famille qui lui faisait cruellement défaut. Puis, ce qu’elle désirait surtout c’était une affection qui pût se montrer au grand jour; elle était lasse des rendez-vous furtifs, des intrigues, qui répugnaient à sa délicatesse.

Octave inclinait la tête d’un air d’aimable assentiment.

—Mais, fit-il observer, ne m’avez-vous pas dit qu’on vous attend? Vous aviez à peine quelques minutes... Tout ceci m’intéresse beaucoup; pourtant je ne voudrais pas abuser...

Elle n’y tint plus; des larmes de dépit s’échappèrent de ses yeux. Octave les regarda couler, avec un léger mouvement des sourcils qui peignait une grande surprise.

Elle eut beau lui dire à présent ce qu’il avait attendu en la voyant paraître—qu’elle l’aimait trop pour le perdre, et qu’il n’avait qu’à prononcer un mot pour empêcher son mariage, elle ne put éveiller en lui d’émotion, et, ce mot, elle ne le lui arracha point.

Il lui répéta, d’une voix implacablement douce, tous les arguments qu’elle avait énumérés, et lui démontra qu’elle n’avait rien de mieux à faire qu’à se marier, puisqu’elle en rencontrait l’occasion. Comme elle pleurait toujours, en lui jurant qu’elle l’aimait, il lui dit ceci:

—Je serais un égoïste, si j’acceptais maintenant cet amour au prix de tous les avantages qu’il vous ferait perdre. Je n’y aurais quelque droit qu’en vous offrant mon nom et ma modeste fortune. Mais cela m’est impossible. Vous le savez—je vous en avais prévenue d’avance—je n’ai aucune disposition pour le mariage. Mes intentions n’ont pas changé.

Elle le quitta sur ces paroles. Et il resta debout et rêveur, jusqu’à ce qu’il eût entendu le roulement du fiacre qui emportait la jeune femme se prolonger puis s’éteindre dans le silence des rues endormies.

XI

H

Huit jours après cette scène, les relations entre Octave et Isabelle s’étaient établies de nouveau, aussi régulières, aussi intimes que par le passé.

Cependant la jeune femme n’avait pas abandonné ses projets de mariage; mais elle en parlait comme d’une nécessité douloureuse, comme d’une affaire que les circonstances la forçaient à conclure, et qu’elle reculait pour se séparer le plus tard possible de celui qui seul, à ce qu’elle disait, lui avait fait connaître le véritable amour. Elle entretenait tranquillement son ami de ses nouveaux plans pour l’avenir, lui montrait les lettres qu’elle recevait de son fiancé, lui demandait même des conseils sur certains points délicats. Elle rencontrait de l’opposition du côté de la mère du jeune homme. Celle-ci se conduisit à son égard d’une façon dont Octave admira la prudence.

Cette dame, en effet, avait conçu contre sa future belle-fille la vague prévention qu’Isabelle inspirait souvent à ceux qui ne la regardaient pas à travers le prisme de l’amour. Mais elle se garda bien de contrarier la passion de son fils. Feignant au contraire de l’approuver, elle fit de bonne grâce les démarches nécessaires; puis, peu à peu, elle en vint à lui tenir des raisonnements comme celui-ci:

—Mon ami, vous portez un nom modeste, et cette jeune femme est de famille noble; son grand talent lui rapporte par an le double de vos appointements. Ne craignez-vous pas d’avoir l’air intéressé en recherchant sa main, et ne devriez-vous pas attendre au moins un an ou deux, jusqu’à ce que votre situation vous permît d’entretenir votre femme sur le pied de son existence actuelle, sans pour cela être obligé de compter sur son travail? Ne serez-vous pas humilié que son mariage avec vous l’amoindrisse? Songez qu’elle fréquente une société où vous ne sauriez être admis, et craignez qu’un jour elle ne vous fasse sentir quelque regret de s’être alliée à un petit bourgeois comme vous. La fortune arrangerait les choses; patientez au moins jusqu’à ce que vous puissiez lui offrir le luxe dont elle a le goût.

Simple et doué d’un cœur fier, le jeune homme se sentait singulièrement ébranlé par de tels arguments. Il les rapportait à Isabelle, et, à son tour, il lui demandait d’attendre. Elle, plus fine, voyait bien que la mère, qui travaillait à les séparer, s’aidait du temps tout en cherchant avec obstination des moyens plus décisifs. Avec une naïveté apparente, elle faisait part de ses embarras à Octave.

Elle connaissait bien l’empire qu’elle avait pris sur lui par dix-huit mois de soins qui, fatalement, étaient devenus indispensables. Elle savait que, si tant de peine ne lui avait pas valu d’être aimée, les conversations qu’elle poursuivait avec lui maintenant faisaient tous les jours grandir une passion contre laquelle Octave se débattait en vain. Quel homme—pensait-elle—résisterait au spectacle de ces lettres d’amour, à la pensée de cette nuit de noces qui s’approchait et dont chaque mot réveillait l’image, lorsqu’il s’agissait d’une femme qu’il avait considérée comme sienne pendant si longtemps et à qui l’attachait un charme si réel? D’un autre côté, ne savait-elle pas son ami trop généreux pour la retenir s’il ne lui offrait tous les avantages qu’elle lui aurait sacrifiés? Elle se croyait donc sûre de toucher enfin à son but, après avoir désespéré pendant quelques heures. Car, en face de son attitude, le soir où elle avait risqué sa suprême ressource et annoncé son mariage, elle avait cru tout perdu.

Jusque-là, en effet, cette femme habile n’avait guère commis de fautes. Je la voyais avec regret sur le point de gagner la partie. Et contre un homme de la force d’Octave!... Je n’en revenais pas.

—Voyons, disais-je à mon ami qui me tenait au courant de tout, est-ce que cela ne crève point les yeux? Cette femme trouve des avantages énormes à vous épouser. Quel succès d’orgueil de vaincre un entêté célibataire et un enragé polygame de votre espèce! Sans compter votre nom déjà célèbre, et votre position de fortune qui n’est point à dédaigner. Elle travaille à cela depuis qu’elle vous connaît. Et, comme vous ne paraissiez pas mordre à l’hameçon, elle a intrigué pour se faire demander en mariage par le premier petit nigaud venu, afin de vous mettre sans pudeur le marché à la main. Si elle vous aimait, aurait-elle un instant l’idée d’en épouser un autre? Si vous donnez dans le piège, vous verrez quel intérieur elle vous fera. Rappelez-vous les derniers temps, le piano fermé, les mines froides, les bâillements d’ennui. Elle vous traînera dans le monde et bouleversera vos habitudes. Au fond, elle aime le bruit et le luxe, et ne dissimulera plus ses goûts dès qu’elle aura obtenu ce qu’elle désire.

Mais Octave maintenant la comprenait, l’excusait. N’était-il pas naturel qu’elle souhaitât de se marier? Pouvait-on lui en faire un crime? Ne songeait-il pas lui-même, il y avait quelques mois, à légaliser leur situation? Si elle avait joué la comédie, cette comédie n’était-elle pas délicieuse? N’en avait-il pas égoïstement profité pendant près de deux ans? Ne devait-il pas faire preuve de reconnaissance? Alors même qu’il constaterait dans la conduite d’Isabelle une ombre de calcul, après tout, elle était femme, il fallait lui passer quelque chose. En rencontrerait-il jamais une autre qui supporterait avec tant de douceur ses boutades, ses originalités et ses moments d’humeur, et dont l’esprit répondrait si bien au sien?

J’abrège ce panégyrique. Octave le développait autant pour se convaincre, je crois, que pour me convaincre moi-même. Il hésitait encore; et, voyant le mariage de la jeune femme indéfiniment reculé, il ne se pressait pas de prendre une décision.

Ce fut à ce moment précis que l’éclat se produisit violemment—cet éclat sur lequel j’avais fini par ne plus compter.

Le dépit d’Isabelle entre ses deux amoureux trop circonspects devait être arrivé à l’exaspération. Un troisième larron survint... Je laisse penser avec quel enthousiasme il dut être accueilli.

Seulement, avec celui-là elle changea de tactique. Elle vit promptement que la finesse d’esprit, le charme de la voix et des manières, le sentiment artistique, n’auraient sur lui qu’une faible prise. C’était une sorte de juif portugais, un tripoteur d’affaires immensément riche; un gros garçon à la peau brune, aux cheveux noirs et frisés, aux yeux luisants et ronds comme ceux d’un nègre, que le charmant visage et la taille svelte d’Isabelle avaient séduit.

Il alla vivement en besogne.

Dès le premier rendez-vous, il lui offrit un magnifique diamant. Et elle, éblouie, lasse de sa longue lutte avec un esprit supérieur—lutte qui d’abord l’avait amusée et qui maintenant l’énervait,—avide d’un amour moins austère où elle se relâcherait de la rude surveillance qu’elle exerçait à tout instant sur elle-même, tomba dans les bras de ce joyeux viveur, se disant qu’après tout c’est ainsi qu’on tient les hommes, et qu’un libertin ne pouvait pas être plus difficile à mener à la mairie qu’un philosophe.

Octave découvrit cela un soir, rien qu’au regard de cette femme, au son de sa voix, à d’imperceptibles indices. Lorsqu’il lui eut dit:—Qu’avez-vous donc aujourd’hui, chère amie?... Et qu’elle se fut récriée à cette simple question comme à une offense, sur un ton à la fois agressif et gêné, il l’amena sous la clarté de la lampe, afin de la regarder au fond des yeux, et déjà trop sûr de ce qu’il y verrait.

Elle se débattit, elle se plaignit qu’il lui blessât les poignets; elle détourna la tête pour qu’il ne la vît pas en face. Alors, lui, sentit comme un effondrement; et, bien qu’il n’eût jamais eu d’amour pour elle, et qu’il eût vécu toujours préparé à toutes les désillusions, il dut se raidir contre le vertige de sombre tristesse qui, pendant une seconde, troubla la force de son âme.

Après l’avoir observée en silence, il lui dit ce qu’il devinait.

Elle nia.

Il se dirigea vers la porte, la ferma, et prit la clef. Puis il revint vers la jeune femme, que son calme effrayant épouvantait, et il lui déclara qu’elle ne sortirait point de la chambre avant d’avoir avoué la vérité. Il ajouta qu’elle n’avait rien à craindre de lui, et qu’il était trop désintéressé dans la question pour se livrer à aucune violence.

Elle ne le crut pas, et pensa toucher à sa dernière heure. Mais le danger même auquel elle supposait être exposée lui prêta une exaltation factice; elle dit tout, donnant les détails, affermissant sa voix, prolongeant le récit. Elle y mit à la fin une certaine fanfaronnade; et, voyant qu’Octave l’écoutait sans l’interrompre et ne s’enflammait point, elle termina en l’accusant, lui reprochant d’être la cause de tout, puisqu’il avait persisté à ne point vouloir l’épouser.

Octave éprouvait plus de dégoût et de pitié que de colère.

C’était pire que ce qu’il avait soupçonné.

Lorsqu’il l’avait confondue et forcée à parler, il croyait qu’elle s’était donnée à son soi-disant fiancé, à ce bon jeune homme qui la considérait comme une sainte; et, rapidement, il avait songé qu’elle avait dû faire de bien claires avances pour que le petit eût osé. Mais cela, cette infamie!...

Il demeurait absorbé, méditant sur le manque absolu de conscience chez les femmes et sur leur effroyable fragilité. En voilà une qui avait presque l’air de trouver qu’elle agissait tout naturellement. Puis un écœurement le prit, et il la fit taire, lorsqu’elle prononça de nouveau son éternel mot de mariage, et qu’elle lui annonça, avec une conviction jouée, que son Portugais l’épouserait.

C’en était trop. Il se leva froidement, prit la lampe et offrit à la jeune femme de la reconduire, faisant observer qu’il était tard, comme s’il se fût agi d’une visite ordinaire.

Elle, heureuse de voir un moment si terrible se terminer ainsi, se leva presque avec gaîté. Elle était aussi sûre de la discrétion d’Octave que s’il eût été mort, et, puisqu’il prenait les choses de cette façon, tout était pour le mieux. Le grand soulagement qu’elle éprouva lui fit entrevoir l’avenir en rose dans une vision rapide comme un éclair. Elle tourna vers son amant son visage souriant et attendri, et lui tendit la main.

—Alors, fit-elle, vous ne m’en voulez pas trop? Moi qui croyais que vous alliez me tuer.

Octave posa sur elle un regard profond.

A chaque mot qu’elle disait, à chaque geste, il la voyait plus loin de lui. Quoi! n’avait-elle donc pas le plus léger pressentiment de ce qui se passait dans son cœur d’homme? Il lui sembla qu’elle s’agitait dans une sphère étrange, à des distances incommensurables. Il lui adressa quelques mots vagues et ferma la porte derrière elle. Il ne pouvait plus supporter cette vision terrible, qui lui montrait, non pas une femme, mais la femme, cette créature dont pourtant nous attendons tous notre bonheur, séparée de lui par des abîmes qu’il avait cru pouvoir mesurer, mais que maintenant il apercevait sans fond.

XII

L

Les dernières aventures d’Octave l’avaient légèrement assombri; mais il fallait vivre comme je le faisais dans son intimité, et saisir les moindres changements dans les intonations de sa voix et dans sa manière d’être, pour s’apercevoir que les blessures de la vie laissaient quelques marques au fond de cette âme sereine, puissante et fière. Le sourire était aussi prompt à souligner la fine ironie, qui semblait à peine plus amère; la conversation était aussi vive, aussi pleine de saillies et de paradoxes amusants; les fortes théories demeuraient inébranlables, élargissant leur base au contraire à mesure que les événements venaient les confirmer.

Suivre à travers les mesquines circonstances de chaque jour ou parmi les révolutions dont le choc retentit durant des siècles, le rigoureux enchaînement des faits, et remonter pas à pas vers les causes lointaines afin de les tirer de l’ombre impénétrable—voilà quel intérêt absorbait cet esprit éminemment philosophique. Devant la majesté des lois qui gouvernent nos actions et qui fixèrent chaque destinée dès le berceau de l’univers, si bien que la plus faible de nos joies ou la plus insignifiante de nos douleurs s’est lentement élaborée à travers les âges infinis, il apprenait de plus en plus l’indulgence envers les personnes. Il plaignait et n’accusait pas.

—On ne peut s’indigner, disait-il, que lorsqu’on ne comprend point, et le rôle des philosophes est de s’efforcer de comprendre.

Sur ses lèvres, les plus hautes vérités perdaient toute pesanteur. Il avait une façon concise, brillante, enlevée, d’exprimer les choses les plus graves. Nul aussi bien que lui ne goûtait une plaisanterie ou n’y savait mettre plus de sel.

En le voyant ainsi, après la trahison de la seule maîtresse qui lui eut inspiré, sinon de l’amour, du moins un très vif attachement, et dont la perte devait lui être fort cruellement sensible, ce que j’éprouvais pour lui se rapprocha de l’admiration. Jamais l’élévation à laquelle, malgré toutes ses misères, peut atteindre la nature humaine, ne me frappa davantage et ne m’apparut empreinte de cette grâce imposante.

Cependant il méditait de nouveaux projets, dont il ne tarda pas à me faire part.

J’appris qu’il se disposait à quitter l’Europe.

Il me donna de son départ les raisons suivantes:

La vie—disait-il—est en réalité plus courte que les années qui la composent. Elle se résume en une somme limitée d’illusions, qui se dissipent vite, et de sensations qu’on ne peut renouveler sans les épuiser plus vite encore. On peut la comparer à une scène de théâtre sur laquelle se joue éternellement la même pièce, qui nous intéresse les premières fois, et qui nous fatigue ensuite. Devenue trop lourde, cette fatigue conduit au pessimisme sombre—la plus triste des philosophies, parce qu’elle est la plus inutile. C’est la fausse sagesse de ceux qui ne se contentent pas d’admirer la représentation, mais qui veulent pénétrer dans les coulisses, voir l’envers des décors, et respirer la poussière des magasins d’accessoires. Ce besoin pathologique ne s’observe guère d’ailleurs que chez les gens dont le foie ou l’estomac fonctionne mal.

Quant à lui, Octave, qui avait joui pleinement et sans arrière-pensée de la beauté du spectacle, s’efforçant toujours au contraire d’oublier la laideur des dessous, il le connaissait trop maintenant pour le contempler encore. Il serait bien forcé, malgré les efforts de sa volonté, de découvrir de plus en plus l’envers des choses, et il ne voulait pas vieillir inutilement parmi des ruines. Le moment était venu pour lui, spectateur qui ne saurait désormais s’empêcher d’être clairvoyant, de se lever et de quitter la salle. D’autres restent, et se donnent pour distraction d’éclairer, et, par conséquent, d’attrister leurs voisins: aucun rôle ne lui paraissait plus égoïste, et en même temps plus nuisible.

Il trouvait plus raisonnable de s’en aller. Ce qui ne voulait pas dire qu’il approuvât en aucune façon le suicide. Quand on a profité largement des bienfaits de l’expérience humaine et des travaux humains, on a contracté envers ses devanciers une dette qu’on doit payer à ses successeurs. Au moment où la vie devient pesante, où, derrière les horizons fuyants de l’heureuse jeunesse, on voit poindre les désillusions amères de l’âge mûr, on n’a rien à perdre, et on peut dès lors consacrer ses jours à quelque grande mais dangereuse œuvre. Suivant ces principes, Octave allait entreprendre l’exploration scientifique des régions les moins connues de l’Inde et de la Chine. Il visiterait le Népal et le Thibet, et recueillerait des documents sur l’architecture, la civilisation, la religion de peuples vers lesquels l’Europe se tourne avec un intérêt tout nouveau. Ces mystérieux plateaux de la Haute Asie, où se cache la faible source du fleuve majestueux de la civilisation humaine, attirent aujourd’hui nos regards, qui s’y portent avec une curiosité passionnée. Comme si, des antiques souvenirs qui y flottent encore, pouvait surgir le secret de notre origine et le dernier mot de notre destinée.

Octave adorait l’Orient. Il voulait en parcourir les profondeurs inexplorées et satisfaire son ardente passion pour l’inconnu en même temps que payer son tribut à la science. Il savait très bien que de telles expéditions on ne revient guère, et pensait ne pouvoir mieux terminer une vie qu’il considérait comme arrivée à son terme normal. Il quitterait ce monde satisfait de son sort, et complètement heureux s’il lui était donné d’ajouter quelques notions nouvelles au trésor accumulé de nos connaissances.

En vain essayai-je de le dissuader. J’aurais pu savoir que mes efforts seraient inutiles. Octave était breton, et il avait dans le caractère la ténacité de sa race. Lent à prendre une résolution, il ne s’en laissait plus détourner lorsqu’il s’y était arrêté.

Les divers arguments par lesquels je tentai de l’ébranler l’amenèrent à prononcer des paroles qui me frappèrent vivement, car jamais je ne les aurais attendues sur de pareilles lèvres.

Le tour de la conversation nous avait conduits à parler des femmes, sujet que j’hésitais à aborder, craignant de réveiller en lui des souvenirs pénibles,

—Elles ne m’intéressent plus, me dit-il. La somme des ennuis qu’elles nous causent est trop supérieure à celle des agréments qu’elles nous procurent.

—Vous en jugez ainsi, lui dis-je, parce que vous êtes trop difficile. Tout en les traitant de créatures inférieures, en réalité vous leur demandez plus que toutes celles que vous avez connues ne pouvaient vous donner. Mais j’espère pour vous qu’il en viendra une...

—Ah! fit-il en riant et en lançant vers le plafond la spirale de fumée légère et bleuâtre de sa cigarette, voilà Daniel qui va parler de l’idéal rêvé, de l’ange inconnu! Je vous comprends d’ailleurs, très cher ami, car j’aime aussi, dans mes moments perdus, à cultiver ce genre de distraction: fabriquer de toutes pièces un être idéal que nous savons parfaitement ne pouvoir jamais se rencontrer sur notre chemin.

—Quoi! vous, le philosophe sceptique, le railleur impitoyable, vous vous êtes réellement représenté à certaines heures un idéal féminin. Je serais curieux de le connaître.

—Ce n’est pas lui, reprit-il, qui m’empêchera de partir, car je ne l’apercevrai jamais hors du domaine de l’imagination. Pourtant, si j’étais Dieu, je le fabriquerais aisément, cet être idéal, en prenant une qualité à chacune des femmes que j’ai connues. Le malheur est que de pareils assemblages paraissent introuvables sur notre planète. Où la chercher, celle qui parlerait à la fois au cœur, aux sens et à l’esprit, la créature assez intelligente pour comprendre vos travaux et les partager, assez constante pour que vous puissiez sûrement vous reposer sur elle, assez aimante pour tolérer vos faiblesses, assez forte pour vous réconforter aux heures de lassitude? Si philosophe, et si pénétré de la vanité de ses propres songes qu’on puisse être, on ne peut s’empêcher de rêver quelquefois au bonheur qu’une créature pareille vous donnerait.

Ému et surpris, je l’écoutais.—Comme elle serait aimée, pensais-je, celle qui se rapprocherait assez de cette belle image pour en donner au moins l’illusion! Comme elle serait aimée! Quels trésors de tendresse passionnée il refoule au fond de son cœur, sans avoir peut-être, hélas! la moindre chance de les dépenser jamais.

Octave continuait d’un ton plus léger:

—Ne croyez pas d’ailleurs que cette fantaisie me préoccupe beaucoup, car j’imagine que la toute-puissance divine elle-même aurait quelque peine à réunir dans un même être des qualités si contraires. Elle a dû avoir des raisons sérieuses pour décider que les femmes de cœur n’auraient ni tête ni esprit, et que celles qui ont de la tête et de l’esprit manqueraient de cœur. Une haute intelligence détruit chez la femme toute grâce, et lui communique quelque chose de masculin particulièrement insupportable. Voyez les bas-bleus, quelles exécrables créatures! Il faut donc osciller perpétuellement entre le petit oiseau à tête vide, la pédante sèche et raisonneuse, l’artiste folle et détraquée. Quant à la confiance que l’on peut mettre en elles—l’élément le plus essentiel de l’amour à mon point de vue,—il n’y faut point songer. La bête donne dans tous les pièges, et la spirituelle n’a pas de scrupules. Les Orientaux, les seuls peuples qui aient compris quelque chose aux femmes, savaient tout cela quand ils inventèrent le harem. Sur ce, Daniel, souhaitez-moi bon voyage, car je ne vois guère comment, pendant les trois mois qui me restent, je pourrais trouver et posséder ce que je n’ai pas même entrevu pendant quinze ans.

Il me serra la main, et nous nous séparâmes.

XIII

L

Les jours passaient vite. Je voyais peu Octave, que les préparatifs de son grand voyage absorbaient. Il me semblait que déjà il était loin de moi. Son souvenir revenait à tout instant dans ma pensée, et, chaque fois, j’éprouvais un soubresaut comme si en marchant j’eusse rencontré le vide. Je perdais infiniment en me séparant de lui. Je m’affligeais de voir cette belle destinée hasardée ainsi volontairement dans une entreprise dangereuse, et je craignais que sa résolution de ne jamais revoir l’Europe ne fût plus ferme encore qu’il n’avait voulu en convenir. Cependant je remarquai, durant nos dernières entrevues, qu’un changement survenait en lui, sans que je pusse en deviner précisément la nature ni surtout en pressentir la cause.

Un matin, je reçus ces quelques mots, tracés sur le mince papier bleu d’une carte-télégramme:

«Venez dîner ce soir gare de Lyon. Je pars à huit heures par l’express de Marseille. Nous passerons une dernière heure ensemble.»

«Octave.»

Lorsque j’entrai dans la salle des départs, où des gens pressés se bousculaient près des guichets et couraient après leurs bagages, où des commissionnaires circulaient, courbés sous le poids d’énormes malles, lorsque je cherchai des yeux mon meilleur ami, qui s’éloignait peut-être pour toujours, j’eus la noire sensation des irrévocables adieux et des éternels exils.

L’homme a mis son orgueil à vaincre partout la nature, et la vie qu’il s’est faite n’est pas celle à laquelle il était destiné. Aussi, jusqu’à ce que de longues habitudes héréditaires l’aient rendu conforme à son factice milieu, il souffrira. La nature domptée se redresse contre lui et se venge par les vagues et douloureux sentiments qui atteignent les cœurs en secret. Un désaccord existe, l’équilibre est rompu, et les cordes qui vibrent en nous ne sont plus à l’unisson des harmonies du dehors.

Inexprimable tourment!

Si nous étions faits pour cette rapidité d’existence, pour ces changements perpétuels de demeure, pourquoi lorsque le train s’ébranle, lorsque la cloche du steamer retentit, lorsque l’horizon natal s’efface, pourquoi sentirions-nous ces déchirements indicibles qui ne guérissent jamais? Subtiles douleurs qu’un rien suffit à réveiller: le nom d’un paquebot sur une affiche, un coup de sifflet traversant la campagne, l’odeur fade d’une salle d’attente.

Ces pénibles impressions me saisirent alors que j’arpentais la gare, attendant Octave, par ce grisâtre soir d’octobre. La scène bruyante et sombre devint plus triste encore lorsque des lumières jaunes l’éclairèrent à demi. Les fiacres arrivaient maintenant avec leurs lanternes allumées; elles s’élevaient de la rue le long de la pente, semblables à des astres impurs.

Enfin, d’un coupé, sauta près de moi celui dont j’allais me séparer, leste et mince dans son costume de voyage, qui lui donnait l’air d’un gentleman anglais.

Nous nous assîmes devant une table du restaurant, et il commanda le dîner, auquel il ne toucha guère. Il alluma un cigare, prétendant que les morceaux trop durs ne pouvaient traverser son gosier; et j’étais étonné de le voir si nerveux.

Il nous restait environ trois quarts d’heure. Nous marchâmes sous la galerie vitrée, lentement, allant puis revenant, et d’abord silencieux.

—Ainsi, dit-il enfin, je vais donc quitter pour de bon notre brillante capitale. Ce n’est pas sans regret, ajouta-t-il après un moment de réflexion.

—Comment! cher ami, m’écriai-je, je compte bien que vous y reviendrez.

—Je crois, le diable m’emporte, fit-il, que j’en ai presque envie maintenant.

—A la bonne heure. C’est ainsi que vous devez parler. Vos idées noires d’il y a quelques mois n’étaient vraiment pas dignes de vous.

—Dignes ou non, elles étaient sincères, et je ne les aurais pas chassées tout seul.

—Et... serait-il indiscret de vous demander quel pouvoir magique les a fait envoler?

—Oh! envoler... reprit-il, c’est beaucoup dire. Quant à l’indiscrétion, mon cher Daniel, vous n’en sauriez avoir avec moi. Vous êtes le seul homme qui me connaisse à fond, et j’éprouve à m’ouvrir à vous autant de plaisir qu’à me sentir impénétrable pour les autres. Vous rappelez-vous cette tirade fantaisiste que je vous fis jadis sur mon idéal féminin.

—Parfaitement.

—Eh bien, si invraisemblable que cela puisse vous paraître, Daniel, si inconcevable que cela me semble à moi-même, j’en suis à me demander si je ne l’ai pas rencontré. Oui, cet être imaginaire, que je vous dépeignais comme une vision vainement poursuivie pendant tant d’années, et à laquelle je renonçais pour toujours, peut-être m’est-il apparu au moment même où je suis forcé de m’en éloigner, peut-être l’ai-je contemplé en réalité, peut-être est-ce lui que je laisse derrière moi.

—Mais alors, Octave, si vous le croyez, pourquoi partez-vous?

—Précisément pour ne pas avoir à reconnaître que je me suis trompé. Vous connaissez bien ma théorie: il ne faut pas demander un lendemain aux bonheurs qui nous enchantent.

—Comment! vous auriez la folie de quitter ainsi—pardonnez-moi l’expression—la proie pour l’ombre? Ne craignez-vous pas de vous exposer à bien des regrets?

—Nullement. C’est une sensation fort agréable d’avoir quelque chose à regretter. Cela me gênait un peu—bien que je me demande véritablement pourquoi—de quitter ma patrie sans autre sentiment que celui d’une immense lassitude.

—Je persiste à croire cependant que vous avez tort. Pour qu’une femme ait pu changer à ce point les idées d’un philosophe aussi blasé et aussi sceptique que vous, elle doit être vraiment bien en dehors des autres.

—Bien en dehors en effet.

—Et, je suppose—puisque vous m’avez autorisé à être indiscret—qu’elle vous aime et que vous lui avez dit que vous l’aimiez?

—Je crois, fit-il, qu’elle m’aime. Et je me demande si je ne l’aime pas moi-même beaucoup plus que je ne voudrais. Quant à le lui avoir dit, c’est autre chose. Il ne faut jamais dire à une femme que vous l’aimez si vous voulez qu’elle tienne à vous, et, jusqu’à présent, je me suis toujours très bien trouvé d’avoir appliqué cette théorie.

—Je ne voudrais pas vous blesser, repris-je, ni réveiller des souvenirs désagréables; mais, ne croyez-vous pas que vous avez perdu par votre extrême froideur certaines femmes qui, sans cela, vous eussent aimé longtemps?

—Non, me dit-il. Dans tous les cas, je n’ai guère perdu en les perdant, et je n’aurais pas fait pour les garder l’effort d’un mensonge. Elles me plaisaient plus ou moins; je ne les ai point aimées. Je crois avoir agi prudemment avec elles, mais cette prudence venait de ma sincérité et non d’un calcul. Aujourd’hui, c’est différent. Je suis plus épris sans doute qu’il ne me plaît de me l’avouer à moi-même; pourtant je me garderai de le montrer, parce que ce serait une irréparable faiblesse dont on pourrait abuser aussitôt.

—Quel étrange raisonnement!

—Étrange tant que vous voudrez, mais éminemment sage: croyez-en ma vieille expérience. Le jour où je dirai à une femme que je l’aime, sera celui où je renoncerai à elle pour toujours. Et cependant avec celle-là, ajouta-t-il, rêveur, je crois que j’aurais pu me départir de ma réserve sans courir trop de danger.

—Allons, lui dis-je en souriant, je vois que vous éprouvez enfin ce sentiment pour lequel votre cœur ardent était si bien fait, mais que votre impitoyable clairvoyance empêchait toujours de naître. Car ce sentiment ne va pas sans quelques illusions, et vous n’en pouviez point avoir.

—Des illusions, répéta-t-il. Je n’en ai que faire devant une telle réalité. Elle est trop belle d’ailleurs pour durer longtemps. C’est pour cela que je m’enfuis. Mais je n’oublierai jamais les dix dernières semaines qui viennent de s’écouler. La vie ne m’avait rien offert de semblable; mon imagination n’avait rien rêvé de plus doux et de plus vif à la fois. L’esquisse que je vous ai faite un jour de mon idéal impossible pâlirait à côté de ce charme que les mots ne peuvent exprimer, et qui enivre l’esprit, aussi complètement que le cœur.

—Vous excitez ma curiosité au plus haut degré, mon cher Octave. Quelle femme extraordinaire est celle qui a pu produire un tel effet sur vous? L’esprit et le cœur!... Je vous connais plus difficile que de raison en ce qui concerne les choses de l’esprit, et quant à votre cœur, je le croyais enveloppé de ce triple airain dont parle le poète.

—Cela est vrai, Daniel. Et c’est justement parce que j’ai rencontré ce phénomène, une femme chez laquelle le cœur, le caractère, l’esprit et la passion sont à la même hauteur, et se complètent mutuellement au lieu de se nuire, que je me demande si je ne suis pas le jouet de quelque rêve. Quoi qu’il en soit, je suis bien certain de ne pas avoir de réveil, puisque dans moins d’une heure je roulerai vers les régions ensoleillées de l’Orient et probablement de l’oubli.

—Ainsi vous ne la verrez plus?

—Cinq minutes seulement. Elle doit venir me dire adieu lorsque je monterai en wagon. Placez-vous dans le coin du coupé, et vous pourrez l’apercevoir. Vous ne trouverez peut-être pas que son aspect justifie mon admiration. Elle est de celles dont le visage ne révèle pas les secrets de l’âme. Mais sa physionomie expressive et mobile, qui, à certains moments, paraît insignifiante, atteint à d’autres une beauté tout extraordinaire. Je m’imagine que son grand charme extérieur vient de ces transfigurations inattendues, qui empêcheraient de se blaser jamais sur ses traits, quoique ceux-ci n’aient rien de frappant. Lorsque ses yeux profonds s’animent, vous enveloppent et vous pénètrent de flammes, lorsque vous entendez résonner sa belle voix, pure comme un timbre d’or, il se dégage d’elle je ne sais quel fluide qui vous enivre et vous transporte en des sphères inconnues. Elle ferait parfois croire à l’âme immatérielle et immortelle. J’ai passé des heures enchantées à faire vibrer les cordes si délicates de son cœur, éveillant à dessein, d’un mot tendre ou cruel, les échos frémissants de son être. L’amour, la joie, la colère, elle exprime tout avec des accents que jalouserait la plus grande artiste; mais elle ne le fait point à volonté, et n’apparaît ainsi que lorsqu’elle est émue. Mais qu’il est facile de l’émouvoir, la fine et sensitive créature! Elle a des tendresses infinies, des gaîtés d’enfant; et, avec cela, elle sait tout comprendre. Les questions les plus abstraites de la philosophie, je les discute avec elle, et, sa petite main dans la mienne, je m’élève vers ces régions désolées et sublimes où il est triste de voyager seul. Enfin, et par-dessus tout, elle possède cette honnêteté native et absolue, que j’estime si haut chez certains hommes, et que je ne croyais pas exister chez la femme. Les ruses, les coquetteries, les mesquines tactiques de son sexe, lui sont aussi inconnues que le sont les souillures de nos rues à la neige des Alpes. Ah! quel délice de pouvoir étudier une femme sans craindre de voir s’évanouir l’amour! quelle joie de faire résonner les échos de son cœur en sachant que jamais une note discordante ne vous avertira qu’il peut mentir! Voilà ce que j’ai connu, Daniel, et c’est à ce beau songe que je vais dire adieu.

L’heure sonna à l’horloge de la gare, et coupa court à des confidences qui m’impressionnaient et m’intéressaient vivement. Nous nous dirigeâmes vers le train, le long duquel se faisait le dernier mouvement du départ, et je montai dans le coupé que mon ami avait fait réserver.

Presque aussitôt, Octave, resté sur le quai, fit deux pas au-devant d’une jeune femme qui venait de paraître. Je me penchai légèrement, le cœur battant de curiosité.

Elle était debout devant lui, et attachait sur son visage un regard qui m’empêcha d’examiner le reste de la personne. Ce regard était si doux, si mélancolique, si poignant dans sa profondeur anxieuse et attristée! Les yeux d’où il s’échappait comme une flamme étaient si grands et si beaux! Cependant je garde le souvenir d’une taille élevée, svelte sans maigreur, aux lignes élégantes accusées par un costume de velours et de faille noirs très ajusté; et d’un visage régulier, dont les traits fins et pâlis d’émotion paraissaient, dans la lumière électrique, ceux d’une délicate statuette. Et, sous le front blanc, illuminant d’un rayon sombre et vivant cette physionomie qu’une angoisse visible rendait rigide comme du marbre, resplendissaient les inoubliables prunelles. Toute l’âme de la jeune femme semblait jaillir vers celui qui s’en allait, dans une douleur intraduisible et dans une interrogation suprême.

Et moi, je compris bien ce que demandait ce regard à l’homme qui n’avait jamais dit qu’il aimait.

Lui, il ne semblait point deviner, mais je savais bien qu’il souffrait. Comment, dans un moment pareil, pouvait-il conserver ce ton détaché qu’il affectait encore?

—Adieu, chère belle, dit-il. Envoyez-moi de vos nouvelles, et pensez à moi quelquefois.

—Toujours, répondit-elle d’une voix pénétrante, à l’harmonie singulière.

—Toujours, c’est bien long, reprit-il en raillant encore. J’espère seulement que ce sera longtemps.

—Toujours, répéta-t-elle avec la même voix.

Le sifflet de la locomotive déchira l’air, et je sautai hors du compartiment. Octave s’y élança.

Je le vis se pencher par la portière. Il saisit la petite main qui se tendait encore vers lui... Son expression changea tout à coup.

Il hésita une dernière seconde, puis lançant à son tour un regard qui ne le cédait point en passion à celui qu’il rencontrait:

—Je vous aime! murmura-t-il. Ne m’oubliez pas.

XIV

L

L ’absence d’Octave se prolongeait. Je recevais rarement de ses nouvelles. Jamais il ne me parlait de son amour.

Les splendeurs de l’Inde lui faisaient-elles dédaigner tout à fait ce sombre Occident, dont volontiers il disait du mal, et où cependant il avait cru entrevoir le bonheur? La crainte d’une désillusion plus cruelle que les précédentes le retiendrait-elle toujours au loin, et voulait-il vraiment quitter la vie pour emporter intact son beau rêve au fond de son cœur? Pensait-il son amie fidèle, ou se croyait-il oublié? Ces questions je me les posais inutilement, car, dans ses courtes lettres, je n’y trouvais point de réponse.

Il semblait se livrer tout entier aux sensations inattendues que lui procuraient les péripéties de son voyage. Ce qui lui plaisait, dans des régions très diverses, c’étaient les contrastes qu’il rencontrait à chaque pas. Ses hautes relations et l’importance de ses travaux lui valaient, de la part des autorités anglaises, le plus gracieux accueil. Sur la recommandation du gouvernement des Indes, les souverains indigènes le recevaient avec les plus grands honneurs, le traitaient en prince, et déployaient pour lui tout le faste des pompeuses réceptions. Les portes des villes s’ouvraient devant ses éléphants couverts de pourpre et d’or; il y entrait parmi de brillantes escortes; les canons le saluaient du haut des citadelles, et les populations l’acclamaient en l’appelant Bara Sahib (puissant seigneur).

L’éclat de ces spectacles charmait ses yeux, épris des couleurs intenses et franches, du ruissellement des pierreries, du miroitement des métaux précieux, sous la lumière splendide. Puis, du jour au lendemain, il quittait une merveilleuse capitale et s’enfonçait dans le désert des jungles. Il passait les nuits dans des endroits sinistres, où l’ombre s’emplissait tout à coup de formidables miaulements; il traversait à la nage des rivières pleines de crocodiles; affrontant ces dangers pour faire le croquis de quelque temple où nul être humain ne pénétrait depuis des siècles, et qu’il trouvait souvent peuplé de redoutables hôtes.

Il dormit seul, une nuit de Noël, parmi les ruines de l’antique cité de Khajurao, dans un de ces sanctuaires abandonnés, que les gens du pays prétendaient hanté par des fantômes. Il y fut témoin d’une scène curieuse, et s’expliqua les fantastiques légendes.

Des bruits l’éveillèrent; il ouvrit les yeux, s’accouda, et ne se les expliqua pas tout d’abord. Les dieux, accroupis ou debout, remplissaient les milliers de niches, et l’on distinguait dans la vague clarté que répandait la lune, leurs attitudes bizarres que les sculpteurs hindous varient capricieusement. Ce n’étaient certes pas eux qui avaient tiré le voyageur de son sommeil. Pourtant des pas légers glissaient dans l’obscurité des galeries, et, finalement, Octave aperçut des formes humaines qui, lentes et furtives, effleuraient les murs. Il pensa d’abord que des prêtres de Siva avaient envoyé ces importuns visiteurs pour l’épouvanter, dans quelque religieuse intention. Il se leva vivement, les interpella à haute voix, et déchargea au hasard son revolver.

O miracle! Les vieilles divinités s’animèrent. Elles étaient si nombreuses que, durant une seconde, de la base au faîte, les colonnes semblèrent vivantes; des formes légères les couvrirent, les enveloppèrent de silencieux mouvements, puis s’élevèrent et disparurent dans le noir des énormes voûtes.

Octave, stupéfait, se frotta les yeux. Ce n’était point un songe; les niches restaient vides. Mais il n’était pas homme à respecter un pareil mystère. Quelque vénération qu’il eût pour Siva, il ne lui supposait pas la puissance d’intriguer à ce point un profane. Aux premiers rayons du jour, il découvrit que les susceptibles divinités n’étaient que des légions de singes. Ces animaux pullulent aux Indes, et s’établissent ainsi sans façon dans les demeures désertes des dieux.

Jamais, paraît-il, l’impression du miraculeux et du surnaturel ne saisit à ce point Octave. Malheureusement elle ne pouvait durer pour son esprit positif; mais il la regretta, comme une des plus vives qu’il eût ressenties.

La lettre qui contenait ces détails fut la plus longue de celles qu’il m’écrivit. En général il se bornait à tracer rapidement quelques réflexions sur une simple carte postale. Ce mince carré de papier, venu de si loin, et dont les nombreux timbres portaient des noms étranges:—Odeypoor, Hyderabad, Bhopal, Bénarès—me jetait dans des rêveries sans fin. La carte postale, tout ouverte, si familière, si frêle, employée comme moyen de correspondance d’un hémisphère à l’autre, cela ressemblait bien à ce bizarre Octave.

Voici quelques-unes de ses phrases, prises au hasard, avec leur style bref, précis, sans apprêt—son style épistolaire, à lui:

«Je vis dans un songe des Mille et une Nuits. Ce qu’il y a de merveilleux dans cet étrange pays, c’est que, suivant les contrées que je parcours, je revois à volonté tous les âges successifs de la civilisation, depuis les primitives époques de la pierre taillée, représentées par certains sauvages, jusqu’aux temps modernes, en passant par la féodalité, le moyen âge et toutes les phases d’évolution intermédiaires. Rien ne vaut de telles leçons d’histoire. Ce n’est pas dans les livres qu’on apprend à connaître l’homme. Quelques jours passés chez un peuple permettent de réunir sur son compte plus de notions que la lecture de vingt volumes.»

«Les nuits à la belle étoile succèdent aux réceptions dans les palais. Je passe de l’opulence extrême à la misère noire, et ces alternatives me séduisent beaucoup. Rien ne me frappe davantage que la vue de grandes cités mortes, vastes comme Paris, aujourd’hui désertes, et où les pagodes et les palais sont plus nombreux que les maisons. Je me représente alors le voyageur de l’avenir, cherchant parmi les ruines de ce qui fut la capitale de notre belle France des vestiges de ses habitants disparus, et s’efforçant de reconstituer leurs mœurs, leurs croyances, leurs coutumes et leurs lois. Quelque savant à lunettes de cette époque future écrira peut-être un long mémoire pour démontrer, en s’appuyant sur des indications tirées de la numismatique, que les Parisiens du XIXe siècle adoraient une déesse suprême nommée Égalité et des dieux inférieurs qu’ils appelaient Fraternité et Liberté. Le même savant prouvera aisément par la comparaison de certains emblèmes, que cette trinité peut être identifiée avec les divinités que d’anciens peuples désignaient sous les noms de Vénus, Diane, Minerve, dont les statues ressemblent fort à celles de la très puissante et très sainte Liberté. Il y a des gens qui entrent de nos jours à l’Institut pour des travaux très voisins par leur ingéniosité fantaisiste de ceux de ce futur savant.»

Toujours ce voile de raillerie légère dont il enveloppait ses pensées les plus profondes. Pas un seul mot sur son amour. Et cependant quinze longs mois s’étaient écoulés depuis son départ.

Enfin je reçus de Katmandou, capitale de l’impénétrable Népal, la lettre suivante:

«Katmandou, 1er mars 18....»

«Regarde le nom barbare écrit au haut de ce papier, ami Daniel. Tu ne verras guère d’épîtres datées de cet endroit. Je ne te fais pas de descriptions pour la bonne raison que tu en entendras bientôt assez de ma bouche éloquente. Je me prépare à regagner l’Europe et mes lointains foyers. Décidément, je renonce à la Chine. Chose extraordinaire, Pékin m’attire moins que Paris.»

«Post-Scriptum.—Peut-être est-ce parce qu’à Paris je compte revoir certain petit démon féminin, que les bayadères de l’Inde n’ont point réussi à me faire oublier.»

C’était peu. Mais, pour moi qui le connaissais si bien, c’était tout. Il aimait toujours et il devait être certain de la constance de celle qui l’attendait.

Il avait donc eu le courage de soumettre ses propres sentiments et ceux de cette ardente jeune âme de femme à une pareille épreuve! Plus d’une année de séparation absolue, avec des mois d’intervalle souvent entre les lettres à cause des difficultés du voyage! Il ne lui avait pas fallu moins, à ce défiant du bonheur, pour qu’il se livrât sans crainte au charme d’aimer.

Mais puisqu’il cédait enfin, puisqu’il revenait pour se donner, lui qui avait passé sa vie à défendre contre des séductions vulgaires le trésor de ses tendresses intimes, elle n’aurait point à se repentir de sa longue patience celle qui lui avait dit si doucement: «Toujours...,» le soir des tristes adieux. Quel cœur éprouvé et sûr, tout plein d’ardeurs longtemps contenues, il allait enfin lui ouvrir!

XV

L

Le retour d’Octave, qui me réjouit infiniment, ne me rendit pas mon ami. Elles étaient finies pour moi les longues causeries dans la vapeur bleue des cigares, et les longues promenades du soir sous les marronniers sombres, tandis que résonne affaiblie la musique des cafés-concerts, et que l’on suit machinalement des yeux les lumières des voitures qui montent vers le Bois. Ce fut un grand désappointement. Je ne m’en consolai qu’en le sachant heureux, mais je n’eus pas le privilège de contempler et de constater ce bonheur.

Ce n’est point que son affectueuse amitié ou sa confiance en moi fussent changées; c’est qu’il était pris complètement et trop absorbé dans un seul être.

A peine passait-il quelques heures de suite à Paris. Une retraite mystérieuse, située dans un endroit romanesque et sauvage, au milieu des bois, qu’il ne se lassait jamais d’admirer et de parcourir, et dans lesquels il errait maintenant près d’une compagne aimée, le retenait loin de nous et l’attirait invinciblement dès qu’il remettait le pied dans nos rues. Il s’excusa de ne pas m’inviter à venir l’y voir, moi, son meilleur ami. Je ne lui en voulus pas. La présence d’un tiers eût semblé insupportable à ces amants, qui, bien des mois après leur réunion, ne voyaient pas encore baisser à l’horizon leur étonnante lune de miel. Puis la solitude absolue où ils s’étaient renfermés s’expliquait sans doute par une autre raison.

Malgré le vif désir qu’Octave ne me cacha point, et son intention bien arrêtée d’épouser celle qui lui avait ouvert une nouvelle existence, la consécration du mariage manquait encore à leur union. Quel était l’obstacle? Je l’ignorais. Mais je comprenais le mystère plein de dignité dont s’enveloppait la jeune femme, au milieu de telles circonstances. Un intérêt puissant, supérieur à une vulgaire curiosité, me portait à souhaiter qu’elle se départît de sa réserve au moins à l’égard d’un ami aussi sûr et aussi respectueux que je pouvais l’être, mais je me gardai de faire la moindre allusion à Octave sur ce sujet.

Quand il me parlait de son amour, il le faisait sur ce ton demi-sérieux, demi-railleur qu’il appliquait généralement à ce qui l’intéressait le plus. Il employa de nouveau le mot de «démon féminin,» et manifesta son étonnement de ne pas avoir encore entendu sonner l’heure des désillusions et du réveil.

—C’est évidemment, disait-il en souriant, un parti-pris de sa part.—Il ne la désigna jamais par aucun nom,—et une preuve nouvelle du caractère contrariant des femmes. Elle me force à admettre l’exception. Mais les exceptions, comme chacun sait, ne font que confirmer la règle. Une femme qui ne finit pas un jour où l’autre par devenir parfaitement insupportable peut être considérée comme un phénomène, et un gouvernement sage devrait la faire transporter dans une île déserte, afin de ne pas laisser induire en erreur les célibataires par d’aussi fallacieux exemples.

Jamais il ne revint aux confidences attendries que l’émotion du départ provoqua jadis, et cependant tout me prouvait que sa passion, loin de s’atténuer, allait grandissant. Un fait très particulier, et tout à l’honneur de sa compagne, c’est que, loin de se ralentir dans ses travaux et de s’amollir dans d’énervantes tendresses, il se donna des buts d’étude plus élevés que jamais, et marcha vers eux avec une persévérance jusque-là un peu étrangère à son caractère. L’amour obtint ce que l’amitié avait sollicité vainement: Octave sembla se soucier davantage des services qu’il pouvait rendre et de la gloire qu’il pouvait atteindre.

Il publia une grande partie de ses travaux, qu’une patiente main féminine avait, paraît-il, compilés, rassemblés, recopiés, et préparés pour l’impression. Du jour au lendemain, les journaux furent pleins de son nom, qui retentit au sein des réunions savantes de tous les pays civilisés. Ce nom devint presque illustre lorsque parut enfin le grand ouvrage qui résumait ses explorations et ses découvertes.

Il ne s’arrêta pas encore là; et sa jeune femme s’intéressa tellement à son œuvre, qu’elle-même le poussa à entreprendre un nouveau voyage, dans lequel elle dut l’accompagner.

J’imagine—mais ce n’est qu’une présomption—que le désir de s’appartenir plus encore, loin d’une société dont les convenances marquaient leur union d’un caractère irrégulier, la possibilité peut-être de se marier à l’étranger, les décidèrent à porter leur persistant bonheur vers des climats où il serait libre de mieux s’épanouir. Ce sont des conjectures absolument personnelles, et je me hâte de les donner pour ce qu’elles valent. Ils étaient sous le coup d’une fatalité que j’ignore, et des circonstances spéciales, non leur volonté, maintenaient encore entre eux une suprême barrière.

Faut-il le regretter pour eux? Toute félicité a son côté sombre qui souvent en fait mieux ressortir les splendeurs. Qui sait si le couronnement de ce brillant édifice n’en eût point ébranlé la base, et si ces amants ne durent pas l’intensité de leur bonheur en partie à l’épreuve mystérieuse, à l’épine cachée qui les fit souvent souffrir?

«L’amour ne subsiste que lorsqu’il a quelque chose à espérer ou à craindre,» a dit le plus amer et peut-être aussi le plus sage de nos moralistes.

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