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Un pari de milliardaires et autres nouvelles

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UN MAJESTUEUX FOSSILE LITTÉRAIRE

Supposons que l’on me donne à deviner à brûle-pourpoint, sans me laisser le temps de me documenter sur la question, quelle est la cause fondamentale des prodigieux progrès matériels et intellectuels réalisés pendant le demi-siècle qui vient de s’écouler. Je répondrais probablement qu’il faut les attribuer au fait que les hommes d’aujourd’hui, contrairement à ce qui se passait autrefois, veulent bien reconnaître qu’une idée nouvelle peut avoir quelque valeur. Prenez la liste fort longue des grands noms que l’histoire peut évoquer. Il n’est pas douteux que dans un passé de vingt à trente siècles les générations n’aient enfanté des intelligences capables des inventions et créations qui font de notre époque une merveille; alors, pourquoi ne pas en déduire que si ces génies n’ont pas révélé au monde ces merveilles, c’est qu’ils ont été maintenus dans l’ornière de la médiocrité par le culte tenace du public pour les vieilles idées et son aversion pour toute nouveauté, obstacles qu’ils n’ont ni franchis ni renversés.

La note qui domine dans les vieux livres, chaque fois qu’il s’agit d’idées nouvelles, est un sentiment de méfiance, d’inquiétude, voire parfois de mépris. Au contraire, de nos jours, on ne fait aucun cas des vieilles idées; on les apprécie d’autant moins qu’elles sont plus anciennes; mais s’agit-il d’une idée nouvelle, on saute dessus avec enthousiasme, et grand espoir, et, fait curieux, cet espoir a rarement été déçu.

Je ne prétends pas indiquer le moment précis où cette tendance a fait son apparition parmi nous, mais elle est le propre de notre époque; aucun siècle ne l’accuse avant nous, elle est le signe caractéristique du nôtre; et voilà pourquoi, sans doute, nous sommes actuellement une race de petits Mercures, aux talons ailés, fiers de leur émancipation—au lieu d’être restés, comme nos ancêtres, une race de cancres balourds, fiers de leur balourdise.

Et la transition entre ce demi-jour, qui dura trente ou quarante siècles, et l’éclatant grand jour d’à présent est si récente que j’ai pu vivre sous ces deux régimes bien que je ne sois pas vieux. Rien de ce qui se passe aujourd’hui ne ressemble à ce que je voyais quand j’étais gamin; par contre, ce que je voyais dans mon enfance n’était pas très différent de ce qui avait toujours existé dans ce monde. Je prends pour exemple les remèdes. Galien, en personne, aurait pu entrer dans ma chambre quand j’étais malade, à n’importe quel jour de mes sept premières années (il s’agit naturellement des jours où, le vent n’étant pas bon pour la pêche, il ne me restait qu’à choisir entre l’école ou mon lit),—il aurait pu s’asseoir à mon chevet et assister sans surprise à la consultation de mon médecin. En fourrant son nez dans la collection de tasses, de bouteilles, de fioles qui traînaient sur la table et sur les rayons, il aurait retrouvé toutes les drogues qui lui étaient chères il y a deux cents ans, sans en découvrir une seule qui fût plus récente. En m’examinant, il aurait constaté à sa grande stupeur qu’on m’avait déjà fait saliver! Oui, ne lui en déplaise, je salivais abondamment; le calomel est si bon marché!—S’il lui avait pris fantaisie de tirer sa lancette, il aurait été encore bien attrapé; le médecin de ma famille ne tolérait pas les embarras sanguins dans l’organisme. Il ne lui serait plus resté qu’à s’armer de pochons et de cuillers pour me faire ingurgiter quelques-unes de ces vieilles potions conservées depuis le père Adam jusqu’à son temps... et au mien. Au surplus, il aurait encore pu aller se promener au jardin avec une brouette pour ramasser des mauvaises herbes et des plantes mortes. Et si notre respectable docteur avait reconnu Galien, il en serait devenu muet d’émotion, et se serait précipité à ses pieds en l’adorant. Mais si d’aventure Galien reparaissait de nos jours, personne ne ferait attention à lui, personne n’aurait pour lui la moindre considération. On lui dirait qu’il est «vieux jeu» et on le traiterait de parfaite baderne. Il se perdrait au milieu de nos remèdes et de nos procédés. Et la première fois qu’il essaierait d’offrir ses services à l’humanité on le pendrait sans autre forme de procès.

Cette introduction m’amène à parler de ma relique littéraire. C’est un Dictionnaire médical composé par le docteur James, de Londres, et le docteur Samuel Johnson, médecin ordinaire de M. Boswell; le livre a cent cinquante ans, et date de l’insurrection de 1745. Si l’on en avait fait usage contre les troupes du Prétendant, il est probable qu’il n’en serait pas resté un homme vivant. En 1861, ce livre meurtrier se chargeait encore de peupler les cimetières de Virginie. Pendant trois générations et demie, il a contribué paisiblement à enrichir la terre de ses victimes. Malgré cela il continuait à régner sur la crédulité publique, et l’on suivait toujours avec confiance ses avis dévastateurs, ainsi qu’en témoignent les annotations insérées dans ses feuillets. Mais nos soldats mirent la main sur cet ouvrage et le rapportèrent dans leurs foyers; depuis, on l’a retiré de la circulation. Les considérations qui vont suivre, tirées de la préface de ce livre, sont bien dans la note du vieux temps; elles respirent le culte de l’antiquité et le dédain de la nouveauté:

«En constatant les progrès modernes, nous devons reconnaître que nous sommes d’autant moins autorisés à nous estimer supérieurs aux anciens, et à les mépriser, que ces progrès mêmes constituent les preuves les plus flagrantes de notre ignorance et de notre vanité.

«Parmi tous les écrivains systématistes, Jérôme Fabrizio d’Aquapendente est incontestablement le moins discutable comme érudition et jugement; eh bien! il ne rougit pas de déclarer à ses lecteurs que Celsus, chez les Latins, Paul d’Egine, chez les Grecs, et Albucasis, chez les Arabes,—que je ne puis ranger parmi les modernes, bien qu’il ne vécût qu’il y a six cents ans,—sont les trois lumières auxquelles il a eu le plus souvent recours pour composer son éminent volume.»

Et les auteurs du Dictionnaire médical, qui, dans un paragraphe précédent, s’étaient répandus en tirades sur Galien, Hippocrate, et autres débris de la période silurienne de la médecine, terminent leur préface par cette péroraison:

«Combien peut-on citer d’opérations, en usage aujourd’hui, qui n’aient pas été connues des anciens?»

C’est, ma foi, vrai! Les savants d’un pays n’ont pas de plus sûr moyen pour cacher leur vanité et leur ignorance que de prétendre avoir découvert quelque chose de neuf dans l’espace de dix siècles. Evidemment les peuples, à l’époque où a paru ce livre, se regardaient comme des enfants, et considéraient leurs ancêtres comme les seuls êtres parvenus à l’état de développement complet. Au contraire, nos savants modernes peuvent, sans leur faire injure et sans trop de forfanterie, regarder leurs grands-pères comme des enfants et s’estimer eux-mêmes de parfaits adultes.

Voilà peut-être la transformation la plus radicale que puisse enregistrer l’histoire de l’humanité.

Nous avons assisté, dans l’intervalle d’une ou deux générations, au renversement complet de principes qui, depuis les temps les plus reculés, étaient conservés dans toute leur intégrité. C’est comme si l’homme s’était vu tout à coup créer une seconde fois sur un nouveau modèle: avant, il n’était qu’un chaland bon à flotter sur les canaux d’eau douce; maintenant, le voici devenu le lévrier de l’océan. La transformation du reptile en oiseau n’est pas plus prodigieuse, mais elle exigea plus de temps.

Chose curieuse: lisez entre les lignes écrites par l’auteur que je viens de citer sur Bred Albucasis. Vous aurez l’impression que, tout en cherchant à le glorifier, il s’y reprend à deux fois, et cela parce qu’Albucasis, qui vivait voici seulement 600 ans, était de ce fait entaché de modernisme, on ne pouvait donc pas l’admirer sans courir soi-même un certain risque.

La Phlébotomie et la Vénésection,—termes alors usités pour la saignée—sont d’un usage inconnu aujourd’hui parce que nous avons cessé de croire que le meilleur procédé pour assurer la prospérité d’une banque,—ou la santé du corps,—est d’en gaspiller le capital. Mais au temps de notre auteur, tout médecin portait sur lui un boisseau de lancettes et crevait la peau de tous ses clients pour peu qu’il leur restât un souffle de vie, à chacun, il enlevait d’un seul coup des litres de sang. En lisant ce livre, on en a la chair de poule. On y voit que même les bien portants n’y échappaient pas: douze saignées par an, à un jour spécial de chaque mois et, par-dessus le marché, une purgation complète.

Voulez-vous un échantillon des traitements énergiques du bon vieux temps? Prenons notre auteur dans l’apologie qu’il fait d’un certain docteur Arétée, assassin patenté, au temps d’Homère, ou vers ces environs-là:

«Pour une esquinancie, il fit la Vénésection et laissa le sang couler jusqu’à presque complète défaillance du patient.»

On essaie couramment, de nos jours, de faire passer une migraine. On n’y arrive pas, mais ces petites expériences sont toujours assez amusantes, et relativement inoffensives; généralement, on en sort assez vivant pour pouvoir en parler; c’est un résultat à considérer. Il y a quelques cents ans, on avait aussi une collection de remèdes contre la migraine, mais quant à pouvoir en essayer deux, il ne fallait pas y compter. Du premier coup, on était nettoyé. Ecoutez plutôt:

«Les autopsies de personnes mortes de sérieuses migraines, qu’on peut trouver relatées dans les auteurs, sont trop nombreuses pour prendre place ici. Force nous est donc de résumer quelques-unes des observations les plus curieuses et les plus importantes recueillies à ce sujet par le célèbre Bonetus.»

L’«Observation nº 1» du célèbre Bonetus me semble offrir un échantillon suffisant de ce que, depuis la création du monde jusqu’à la naissance de nos pères, l’espèce humaine avait le courage de supporter à chaque «mal de tête» dont elle se voyait affligée.

«Un certain marchand, âgé de quarante ans environ, que les soucis de la vie avaient rendu profondément hypocondriaque, fut pris, pendant les chaleurs de la canicule, d’un violent mal de tête qui l’obligea bientôt à garder le lit.

«Appelé près de lui, j’ordonnai la vénésection des bras, l’application de sangsues aux narines, au front et aux tempes, ainsi que derrière les oreilles.—Je prescrivis également l’application de ventouses dans le dos, avec scarification.—Mais, malgré toutes ces précautions, il mourut. Si j’avais eu sous la main un chirurgien expert en artériotomie, j’aurais également fait pratiquer cette opération.»

Ayant cherché dans ce même dictionnaire le mot «Artériotomie», j’y trouvai cette définition:

«Ouverture d’une artère en vue d’en tirer le sang.»

Voici donc un pauvre diable saigné aux bras, au front, aux narines, au dos, aux tempes et derrière les oreilles, et avec cela le célèbre Bonetus, ne se déclarant pas satisfait, parlait de lui ouvrir une artère «en vue» d’y introduire....... un siphon, j’imagine.—Et «malgré toutes les précautions il mourut». Est-il une réflexion plus comique pour figurer la déconvenue naïve de ce boucher? A en juger par tous les expédients qu’employa le célèbre Bonetus pour venir à bout d’un mal de tête, il nous est permis de supposer que si son patient avait souffert de l’estomac, il l’aurait tout bonnement étripé?...

Je n’ai cité qu’un «cas», un simple cas de migraine; mais le célèbre Bonetus en donne plus de onze. Sans m’attarder davantage sur ce chapitre, je noterai cette simple coïncidence, c’est que tous ces cas furent mortels. Pas un des patients n’échappa, et pourtant cette sinistre hyène ne nous fait pas grâce du moindre détail, de la plus petite goutte de sang; on dirait qu’il croit vraiment faire œuvre utile et méritoire en perpétuant le principe de ses assassinats!—Ce sont les «observations», assure-t-il—oui, ma foi! je trouve plutôt que ce sont des aveux concluants!!—D’après ce même livre, «la cendre de sabot d’âne délayée dans du lait de femme guérit des engelures». Le temps requis par l’efficacité du remède n’est pas indiqué. On y lit encore: «L’usage constant du lait est néfaste aux dents; il en cause la carie et déchausse les gencives.»—Cependant, de nos jours, les bébés en usent couramment sans aucun préjudice.—L’auteur ajoute qu’il faut se rincer la bouche avec du vin avant de se risquer à boire du lait.—Or, en songeant aux immondes décoctions que les gens de cette époque s’introduisaient dans l’estomac sous forme de médecines, n’est-on pas en droit d’admirer qu’ils aient eu si peur du lait?

Il paraît qu’à cette époque-là on portait déjà des fausses dents. Elles étaient soit en ivoire, soit en os, encastrées dans les alvéoles naturelles et reliées les unes aux autres, ainsi qu’aux dents d’à-côté, par des fils de fer ou de soie. Défense de manger ou de rire avec, car elles se déchaussaient au moindre mouvement. Avec un peu d’entraînement, on pouvait se permettre de sourire sans les perdre. Mais ce n’étaient pas des dents de service, c’étaient des dents de parade.

L’auteur de notre livre assure que «la viande de porc est la plus nutritive de toutes les viandes comestibles». Après l’énumération de différentes denrées, il ajoute: «Toutes ces choses sont très faciles à diréger; le porc l’est autant.»

Voilà un beau mensonge, il me semble. Mais il est passé maître dans l’art d’en faire, et quand il n’en a plus dans son sac, il en emprunte à d’autres compères.

Ainsi, dans un chapitre intitulé «Matières aspirantes», il nous met en présence de Paracelse qui affirme qu’un certain «spécifique» mystérieux a le pouvoir (à une dose indéterminée d’ailleurs) d’attirer à lui (à quelle distance, on n’en sait rien) environ «cent livres de viande». Et il ajoute: «Il est arrivé tout dernièrement qu’un spécifique de cette nature a fait remonter les poumons d’un homme dans sa bouche; le malheureux en mourut étouffé.» Avouez que c’est un peu raide!

Primo, jamais la bouche de cet homme n’aurait pu contenir ses poumons; son chapeau n’y eût pas suffi.—Secundo, son cœur, se trouvant aux premières loges pour déguerpir, aurait vraisemblablement commencé le mouvement, et, comme il est moins lourd que les poumons, il serait arrivé bon premier pour occuper la place.—Tertio, je mets en principe qu’un homme qui a déjà le cœur dans la bouche, n’y peut plus loger ses poumons; il a largement son compte. Enfin, où diable ce pauvre homme pouvait-il avoir placé la fameuse «matière aspirante»? Dans son chapeau, je pense? Alors, en voyant ce qui allait lui arriver, il l’aurait bien vite ôtée pour s’asseoir dessus, et, dans ce cas, ses poumons ne pouvaient plus l’étouffer! Non, vraiment, je ne saisis pas l’enchaînement de cette histoire.

Paracelse toutefois revient à la charge: «J’ai vu, de mes yeux vu, dit-il, un certain plâtre capable d’aspirer assez d’eau pour en remplir une citerne. Et par ces «matières aspirantes» les branches peuvent être arrachées des arbres, et, chose encore plus surprenante, une vache peut monter dans les airs.»

Aujourd’hui, Paracelse est mort!!!

Dans le bon vieux temps, on aimait assez mêler une pointe de mystère aux remèdes; et les médecins de l’époque, à l’instar des charlatans de nos tribus indiennes, s’y prêtaient de leur mieux.

Je cite, à l’appui, quelques définitions:

«Arcane.—Sorte de remède dont le mode de préparation et la remarquable efficacité sont tenus soigneusement cachés, pour en rehausser la valeur. Les chimistes entendent généralement par là une chose mystérieuse, immatérielle, impérissable, que l’homme ne peut apprécier que par l’expérience; la vertu de chaque chose en effet est mille fois plus efficace que la chose elle-même.»

Pour moi, voici une explication qui manque quelque peu de clarté.

Dans mon Dictionnaire, on trouve encore çà et là des échantillons des connaissances de cet âge primitif en histoire naturelle:

«Araignée.—Se trouve en abondance dans les maisons et y est assez mal vue. L’araignée et la toile d’araignée sont d’un usage courant en médecine. L’araignée, appliquée sur le pouls ou sur la tempe, aurait la propriété de calmer les accès de fièvre; contre la fièvre quarte on recommande tout spécialement de l’employer, renfermée sous une coquille de noisette.

»Parmi les remèdes les plus autorisés, je citerai pour les blessures, l’eau secrétée par l’araignée noire. C’était une des recettes favorites de sir Walter Raleigh.

»L’araignée, communément appelée attrapeuse ou loup, écrasée dans un mortier puis cousue dans un morceau de linge, et appliquée sur le front ou les tempes, préserve du retour de la fièvre tierce.

»Il est une autre sorte d’araignée qui tisse une toile blanche, fine et belle. En en roulant une dans du cuir et en se l’accrochant au bras, on arrête les accès de la fièvre quarte. Pour les maux d’oreilles, cette araignée bouillie dans de l’essence de rose constitue un excellent calmant. (Dioscorides, liv. II, chap. 68.)

»Nous voyons par là que de tout temps l’araignée a été réputée par ses qualités fébrifuges. Il est bon de remarquer qu’on donne généralement des araignées aux singes, comme remède souverain aux affections auxquelles sont sujets ces animaux.»

Puis vient un long récit pour prouver qu’une femme moribonde, qui huit semaines durant souffrait d’une fièvre intermittente et qu’on avait saignée à blanc une douzaine de fois sans succès apparent, vit son état s’améliorer et recouvra la santé grâce à l’ingestion forcée d’un paquet de toile d’araignée. Et notre savant de s’extasier sur les mérites de la toile d’araignée! Il mentionne pourtant en passant qu’on avait cessé la saignée quotidienne; et dans sa naïveté il n’a pas l’air de se douter que cette sage mesure a peut-être provoqué la guérison.

«Quant au venin des araignées, Scaliger rapporte qu’une certaine espèce de ces animaux (dont le nom lui échappe) secrète un poison si violent qu’un nommé Vincentinus en ressentit les effets, à travers la semelle de sa chaussure, rien que pour avoir écrasé un de ces insectes.»

Notre savant accepte cette assertion sans sourciller, mais ce qui suit lui semble plus difficile à digérer. Voyez plutôt:

«En Gascogne, prétend Scaliger, il y a une toute petite araignée qui, en passant sur un miroir, le fait craquer par la seule force de son venin.»

Il s’empresse d’ajouter entre parenthèses: «Ceci me paraît une pure fable.»

Mais, par contre, il ne trouve rien à redire aux faits suivants:

«La haine de l’araignée pour le serpent et le crapaud est curieuse. Si le serpent, assure-t-on, vient à se coucher à l’ombre d’un arbre, s’y croyant en sûreté, l’araignée se laisse glisser au bout de son fil et le pique à la tête avec sa trompe ou son dard; la puissance du venin qu’elle lui inocule est telle qu’après s’être tordu en tous sens le serpent est pris tout d’un coup de vertige et meurt presque aussitôt.

»Quant au crapaud, s’il se fait mordre ou piquer dans un combat avec une araignée, un lézard, une vipère ou autre bête venimeuse, il se sert du plantain comme contre-poison. L’araignée, pour combattre le crapaud, use du même stratagème que pour le serpent; elle se pend à la branche d’un arbre par son fil et pique de son dard la tête de son ennemi qui devient enragé, enfle subitement et quelquefois en éclate.

»A l’appui de cette théorie, voici une anecdote qu’Erasme prétend tenir d’un témoin oculaire: Une personne étendue sur le parquet de sa chambre y faisait la sieste par une lourde journée d’été. Un crapaud, sortant d’une touffe de joncs qui garnissaient la cheminée, lui monta sur la figure et s’accroupit sur ses lèvres. Ecraser le crapaud c’était risquer de tuer net le dormeur, insinue l’historien: le laisser là c’était bien dangereux. Après mûre réflexion, on se décida à dénicher une araignée qui avait tendu sa toile au travers d’un carreau. Avec mille précautions, on apporta l’araignée et la vitre à laquelle elle était accrochée et on renversa le tout au-dessus de la tête de l’homme. Aussitôt l’araignée, apercevant son ennemi, se laissa glisser, le perça de son dard et regrimpa bien vite au bout de son fil. Le crapaud se mit à enfler sans quitter sa position. L’araignée revint à la charge sans plus de succès: le crapaud enflait toujours mais ne crevait pas. A la troisième piqûre, le crapaud, retirant ses pattes de la bouche de l’homme, roula raide mort.»

Notre sage éprouve le besoin de faire cette grave remarque: «Ceci s’applique au côté historique de la question.» Puis il passe à une étude des «effets produits par le Poison et des remèdes pour le combattre».

Une des choses les plus curieuses à noter est le double sexe du crapaud et de l’araignée.

Enfin notre sage cite le cas suivant qu’il tient d’un certain Turner:

«Jadis, quand je faisais mes premières armes dans la médecine opératoire, je fus un jour appelé près d’une femme qui avait l’habitude, quand elle descendait à la cave avec sa chandelle, d’y faire la chasse aux araignées; elle mettait le feu à leurs toiles et les grillait avec sa chandelle après les avoir poursuivies.

»En se livrant à ce petit sport attrayant, il arriva qu’un de ces insectes sut vendre sa vie plus chèrement que les centaines d’autres victimes faites par cette femme. Cette araignée, en effet, tomba dans le suif fondu de la chandelle, tout contre la flamme; elle ne put dégluer ses pattes et devint la proie du feu, à la grande joie de son bourreau, qui regardait avec délices la flamme accomplir son œuvre de destruction. Soudain l’araignée éclata avec un crépitement sinistre et lui cracha son venin dans les yeux et sur les lèvres; la femme, jetant sa chandelle, hurla au secours et se crut perdue. Le soir même, ses lèvres enflèrent énormément, et un de ses yeux se boursoufla, sa langue et ses gencives en firent autant, soit que l’appréhension d’avoir reçu du venin dans la bouche, soit que le poison ait impressionné les fibrilles nerveuses du ventricule par l’intermédiaire des mêmes fibrilles de la bouche, cette femme fut prise de vomissements violents. Pour les arrêter, j’ordonnai, dès mon arrivée, un verre de vin d’Espagne chaud et fortement épicé, avec un soupçon de sel d’absinthe, et quelques heures plus tard un bol de thériaque qu’elle rendit aussitôt. Je frictionnai ses lèvres avec une mixture d’huile de scorpion et d’essence de rose; quant à l’ophtalmie, je me demandais si la chaleur du venin, surchauffé par la flamme de la chandelle avant l’explosion de l’insecte, n’avait pas pu à elle seule, tout autant que le venin lui-même, causer ce désordre. Je veux bien que la deuxième hypothèse se trouve suffisamment confirmée par l’exemple que cite M. Boyle, d’une personne aveuglée par une goutte de venin provenant d’une araignée en vie. Quoi qu’il en soit, en présence de la grande tuméfaction des lèvres et d’autres symptômes qui ne pouvaient être attribués vraisemblablement à une simple brûlure, je crus pouvoir conclure à un réel empoisonnement. Je n’osai pas cependant faire pratiquer la saignée au bras (oh! dans le bon vieux temps... eussiez-vous le cou coupé qu’il se serait encore trouvé un médecin pour vous saigner à l’autre extrémité!) mais je lui appliquai très heureusement des sangsues aux tempes, et l’inflammation s’en vit diminuée; ses souffrances furent également calmées par l’injection dans l’œil d’une décoction de graines de coings et de pavots blancs dans de l’eau de rose. Comme l’enflure de ses lèvres augmentait, j’y fis appliquer, dans la nuit, un cataplasme de farine de vesces délayée dans une infusion de feuilles de scordium, et de fleurs de sureau. En même temps, comme ses vomissements s’étaient arrêtés, on lui fit prendre, de distance en distance, une petite potion de carduus Benedictus et de scordium additionnée d’un peu de thériaque. Au moment même où les symptômes inquiétants venaient de céder à cette médication, survint une vieille femme qui, avec l’aplomb ordinaire des gens de son espèce, enleva tous les pansements et garantit la guérison en deux jours. Bien qu’elle y mît en réalité deux semaines tout le mérite de cette cure lui revient. Elle s’était bornée à appliquer des compresses de feuilles de plantain hachées avec des toiles d’araignée, à injecter dans l’œil malade des gouttes de cette drogue, et à en administrer quelques cuillers, deux ou trois fois par jour.»

Ainsi finit cette prodigieuse aventure. Notre sage, avant de passer outre, ne perd pas l’occasion de décocher à son M. Turner cette remarque judicieuse, qu’il écrit en italiques pour lui donner plus de portée:

«Je dois faire observer, au sujet de cette histoire, que le plantain par sa vertu rafraîchissante était plus indiqué que les pansements chauds et les autres remèdes.»

Avouez que le récit semble peu ordinaire de nos jours; il est parfaitement dans la bouche d’un médecin de haut renom qui envisage ce fait comme une découverte précieuse pour la science médicale! Voilà bien des embarras, pendant deux semaines, pour une femme qui s’est échaudé un œil et les lèvres avec le suif de sa chandelle!... La pauvre créature est droguée à fond, saignée, frictionnée, turlupinée dans tous les sens, comme si tout cela pouvait y faire quelque chose; et quand une charitable vieille matrone vient, après tout ce grabuge, apporter à ce cas très banal les soins de son gros bon sens, le savant ignorantin semble rire de son ignorance, dans la sereine inconscience de sa propre nullité. Voilà bien une preuve flagrante de l’encroûtement de la médecine d’autrefois: cette terreur inspirée par les araignées pendant trois mille ans ne s’est dissipée que depuis trente ou quarante ans!...

Voyez un peu ce que l’imagination peut faire. Il paraît que «cette même jeune femme» était d’ordinaire si impressionnée par l’odeur forte, d’ailleurs complètement imaginaire, répandue par les araignées, «en brûlant», que tout lui semblait «tourner autour d’elle», et qu’elle s’évanouissait avec des sueurs froides, accompagnées souvent de légers vomissements. C’est à se demander s’il n’y avait pas, dans cette cave de la bière plutôt que des araignées?

Voici, d’autre part, des effets d’imagination encore plus surprenants: «Sennertus indique comme signes caractéristiques de la morsure et de la piqûre de cet insecte: la stupeur et l’engourdissement de l’endroit piqué, une sensation de froid, de frisson et d’enflure à l’abdomen, la pâleur de la face, des larmes spontanées, un tremblement nerveux, des contractions, des convulsions, des sueurs froides (ces derniers symptômes apparaissant surtout lorsque le poison a été avalé).» Or, les médecins actuels soutiennent qu’un oiseau ou qu’un homme peuvent avaler des araignées sans en souffrir le moins du monde.

Il faut noter que ces symptômes ne sont pas exclusivement les caractéristiques de la morsure des araignées; ils peuvent provenir d’une simple frayeur. J’ai vu une personne qui, sentant un frelon dans son pantalon, les présentait tous et au plus haut degré.

«Quant au traitement, sans négliger les procédés spéciaux à l’usage interne, il convient de laver la morsure immédiatement avec de l’eau salée, ou avec une éponge imbibée de vinaigre chaud. On peut encore employer une décoction de mauves, d’origanum et de thym. Après quoi, on appliquera un cataplasme de feuilles de laurier, de ronce et de poireaux, ou bien de farine d’orge bouillie dans du vinaigre, ou encore d’oignons et d’ail pilés avec de la fiente de chèvre et des grosses figues. En même temps le patient devra manger autant d’ail et boire autant de vin que possible.»

Pour ce qui est de moi, j’aimerais mieux être remordu par l’araignée.

Pour clore cette récapitulation, je ne citerai plus qu’un ou deux exemples des mélanges détonants que les médecins d’autrefois avaient coutume de faire avaler à leurs victimes suivant la capacité de chacun. Dans le genre, nous avons «l’Antidote d’or d’Alexandre», qui est merveilleux pour tout ce qu’on voudra.

C’est vraisemblablement la première en date des panacées universelles, brevetées sans garantie. En voici la recette:

«Prenez Afaraboca, jusquiame, carpobalsamum, deux drachmes et demi de chaque; clous de girofle, opium, myrrhe, cyperus, deux drachmes de chaque; opobalsanum, feuilles des Indes, cinnamone, zedoarie, gingembre, coftus, corail, cassia, euphorbe, gomme adragante, encens, styrax calamita, celtique, nard, spignel, séséli, moutarde, saxifrage, anet, anis, un drachme de chaque; xylalos, rheum, ponticum, alipta moschata, castor, nard indien, souchet odorant, opoponax, anacardium, mastic, soufre, pivoine, eringo, pulpe de dattes, hermodactyles rouges et blancs, roses, thym, glands, pouliot, gentiane, écorce de racine de mandragore, germandrée, valériane, herbe d’évêque, baies de laurier, poivre long et blanc, xylobalsamum, carnabadium, macodonian, graine de persil, angélique, graine de rue et sinone, un drachme et demi de chaque; or vierge, argent pur, perles imperforées, blatta byzantina, corne de cerf, avec équivalent de quatorze grains de blé; saphir, émeraude, pierre de jaspe, un drachme de chaque; pellitory d’Espagne, poudre d’ivoire, calamatus odoratus, avec équivalent de 29 grains de blé; joignez-y du miel et du sucre en quantité suffisante.»

Après une préparation aussi compliquée, on pourrait s’attendre à avaler une entière pelletée de ce mélange. Eh bien, non! La dose prescrite ne dépasse pas la quantité d’une noisette. C’est tout! La faiblesse de la dose tient sans doute à la grande quantité de métaux précieux et de pierres entrés dans cette préparation.

«Aqua Limacum.—Prenez un peck d’escargots de jardin, lavez-les dans une forte quantité de bière; nettoyez votre cheminée et préparez un boisseau de charbon de bois que vous allumerez. Quand le feu a bien pris, écartez les charbons incandescents, placez au centre les escargots et recouvrez-les de feu; vous les laisserez cuire jusqu’à ce qu’ils commencent à chanter. Retirez-les, puis avec un couteau et un morceau de toile grossière débarrassez-les de leur écume. Écrasez-les ensuite avec leur coquille dans un mortier. Après cela, prenez un quart de vers de terre, saupoudrez-les de sel abondamment. Placez au fond du récipient deux poignées d’angélique et recouvrez le tout de deux poignées de célandine. Mélangez deux poignées de pieds d’ours et d’agrimony, une once de safran, de bardane, d’oseille et d’épine-vinette. Placez les escargots et les vers sur ce lit d’herbes mélangées; recouvrez-les de fiente d’oie et de mouton dans la proportion de deux poignées. Versez sur le tout trois gallons de bière forte et placez le récipient sur le feu où vous le laisserez séjourner toute une nuit. Le matin vous ajouterez trois onces de clous de girofle bien pilés et une petite quantité de safran en poudre, puis six onces de corne de cerf râpée. Au-dessus du récipient fixez un alambic et un chapeau, et laissez la distillation se faire normalement.»

Et voilà! Le livre ne spécifie pas s’il faut avaler le tout en une seule fois, ou si vous avez la faculté de boire la drogue à deux reprises (en admettant que vous ne soyez pas mort aux premières gorgées). Il n’est pas non plus mentionné à quelle maladie ce remède s’applique. Cela n’a d’ailleurs aucune importance.

En feuilletant un peu plus loin, j’apprends que cette drogue fantastique a pour but de «provoquer des flatuosités dans l’estomac». Je suppose qu’on a voulu dire «faire évacuer les flatulences de l’estomac»?

Ainsi quand il arrivait par hasard à nos ancêtres d’avaler de travers un soupir mal rentré, ils n’avaient d’autre ressource que d’ingurgiter un de ces produits immondes pour mettre ce soupir à la porte! Autant dire que pour déloger les vers d’un fromage il faut amener une batterie d’artillerie.

En songeant à toutes les horreurs que votre père a dû avaler comme médecines, et à toutes celles que vous eussiez absorbées vous-même de nos jours, si l’homéopathie n’avait pas fait son apparition en ce monde, obligeant les médecins de la vieille école à secouer leur torpeur et à se meubler l’esprit de connaissances rationnelles, vous devez vous estimer bien heureux que l’homéopathie ait pu résister aux assauts des allopathes qui voulaient sa mort.—Quoi qu’il en soit, mieux vaut n’avoir recours à aucun médecin, fût-il homéopathe, voire allopathe.

 

 

ESSAIS HUMORISTIQUES SUR DES SUJETS VARIÉS

BATEAUX MODERNES ET VIEUX BATEAUX

On croit assez généralement que, pour se faire une juste idée des progrès actuels, il suffit de parcourir les articles et revues qui paraissent à tout bout de champ.

Pour ma part, j’étais bien loin de supposer qu’un bateau moderne pût me causer quelque étonnement, et pourtant me voici aussi surpris d’en avoir visité un que si je n’avais jamais rien lu sur la question.

Je parcours ce grand bâtiment, «le Havel», pendant qu’il creuse son sillon à travers l’Atlantique, et chaque détail qui me tombe sous les yeux me rappelle son pendant en miniature, tel qu’il existait sur les petits bateaux à bord desquels j’ai traversé l’Océan voici 14, 17, 18 et 20 ans.

Sur «le Havel», on peut sous bien des rapports trouver plus de confort que dans les meilleurs hôtels du vieux continent.

Ainsi, ce bateau dispose de plusieurs salles de bain, aussi commodes et bien aménagées que celles d’une belle maison particulière en Amérique, tandis que dans les hôtels du Continent on se contente d’une seule salle de bain, généralement mal tenue et reléguée dans un recoin de la maison;—par-dessus le marché, il faut commander son bain une heure d’avance.

Dans les hôtels, impossible de dormir tant il y a de bruits de toutes sortes; de ma cabine, à bord, je n’entends pas un son. Dans les hôtels, l’électricité s’éteint d’habitude à minuit; à bord, on l’a dans sa chambre toute la nuit.

Sur «le Batavia», il y a vingt ans, une bougie fixée dans la cloison était chargée d’éclairer deux cabines; en réalité elle n’éclairait ni l’une ni l’autre. On l’éteignait à onze heures, en même temps que toutes les lampes du salon, à l’exception d’une ou de deux, qui restaient allumées pour montrer aux passagers le meilleur endroit où se rompre le cou en rôdant dans l’obscurité.

Les passagers s’asseyaient, à table, sur des longues banquettes faites du bois le plus dur; à bord du «Havel», ce sont des chaises tournantes, à dos capitonné.

Dans ces temps reculés, le menu du dîner ne changeait pas: une pinte de potage ordinaire, soupe de ménage ou autre, de la morue bouillie avec des pommes de terre, une semelle de bœuf bouilli,—comme dessert, de la compote de prunes, le dimanche «dog-in-a-blanket», le jeudi «plum-duff». Sur les bateaux d’à présent, menu soigné et de choix variant tous les jours. Autrefois, le dîner était lugubre; maintenant, musique charmante par un orchestre invisible. Autrefois, les ponts étaient toujours mouillés, aujourd’hui, ils sont presque continuellement secs, car le pont-promenade est couvert et les paquets de mer ne balayent que rarement les ponts. Dans l’ancien temps, dès qu’il y avait un peu de mer, un «terrien» pouvait à peine se tenir sur ses jambes, alors qu’à présent les ponts restent aussi d’aplomb qu’une table.

L’intérieur d’un vieux bateau personnifiait la chose la plus laide, la plus négligée, la plus sombre et la moins confortable qu’on pût imaginer; un bâtiment moderne est au contraire une merveille de décoration, de luxe et de bon goût. On y trouve des appartements somptueux, et rien de ce que la dépense peut ajouter à toutes les commodités du confort n’a été épargné. Tandis qu’autrefois il n’existait pas d’autre lieu de réunion que la salle à manger, aujourd’hui les passagers peuvent disposer de plusieurs salons spacieux élégants. A bord des vieux bateaux on ne pouvait fumer que dans le seul endroit appelé «violon», sorte de réduit sordide construit en planches mal équarries et à peine jointes. On n’y voyait pas clair; pas de sièges; pour toute lumière, une lampe à mèche infectant l’huile rance; il y faisait froid aussi, et toujours humide, car les embruns, cinglant à travers les fentes, inondaient parfaitement bien ce taudis. De nos jours, on trouve à bord trois ou quatre grands fumoirs, pourvus de tables à jeu et de sofas bien rembourrés, chauffés à la vapeur, éclairés à l’électricité. Peu d’hôtels en Europe en ont d’aussi bien aménagés.

Les bâtiments du vieux temps, construits en bois, avaient dans la cale deux ou trois compartiments étanches avec des portes, et ces portes restaient souvent ouvertes, de préférence lorsque le bateau venait à donner sur un récif.

Le léviathan moderne est en acier, et ses cloisons étanches n’ont pas de portes; elles partagent le bâtiment en neuf ou dix compartiments hermétiques qui le rendent aussi dur à crever qu’un chat. A preuve l’accident mémorable survenu, il y a un an ou deux, à la «City of Paris».

Une chose curieuse qui frappe de suite dans un bateau moderne, c’est l’absence de tapage, de bruit de pas, de cris de commandement. Tout cela a disparu. Les manœuvres nécessaires pour amener à quai le bâtiment se déroulent sans bruit; on ne peut rien voir de l’opération, on n’entend pas passer un ordre. Un calme d’une solennité imposante remplace le tumulte infernal d’autrefois. Sur la passerelle spacieuse, tout encadrée de toile, avec son parquet grillagé et ses deux kiosques avant et arrière bien fermés où cent cinquante hommes pourraient tenir assis, il y a trois gouvernails indépendants; chacun d’eux suffit à commander la direction, si les autres viennent à manquer. Toute la conduite et la manœuvre se font de la passerelle. La manœuvre n’est plus commandée à la voix ni au sifflet, mais à l’aide de signaux à timbre automatique, trois axiomètres munis de cadrans à lettres bien apparentes assurent la direction, la manœuvre et la transmission des ordres aux aides invisibles qui assurent l’accostage ou le démarrage. L’officier qui est à l’avant est hors de vue, trop loin pour entendre les ordres au porte-voix, mais, à ses côtés, le timbre lui signifie de tirer, de filer, d’amarrer, de lâcher, etc... Il entend tout, les passagers n’entendent rien et, de cette façon, le bateau semble accoster de lui-même, sans le secours d’un homme.

Cette grande passerelle est à 30 ou 40 pieds au-dessus de l’eau, ce qui n’empêche pas la mer d’y monter de temps en temps; aussi y a-t-il une autre passerelle perchée à 12 ou 15 pieds plus haut, pour servir dans les occasions critiques. La force de l’eau est une chose étrange. Elle vous glisse entre les doigts comme de l’air, mais dans d’autres cas elle agira comme un corps solide, pliera en deux une tige de fer. Sur «le Havel», elle brisa une lourde rampe de chêne et en fit des éclats aussi menus que les brins d’un balai, au lieu de la casser en deux comme on aurait pu s’y attendre. Au moment de l’affreuse catastrophe de Johnstown, au dire de plusieurs témoins, des rochers furent entraînés assez loin sur le parcours du prodigieux torrent. A Sainte-Hélène, il y a plusieurs années, un raz-de-marée fit gravir à toute une batterie un remblai escarpé de quarante pieds, et y déposa les canons en rang comme des oignons. Mais l’eau a opéré un prodige encore plus extraordinaire dont l’authenticité est absolument garantie. On appelle «épissoire» un outil long d’un pied environ qui va en s’effilant du talon à la pointe qui se termine très aiguë. Cet outil est en fer et fort lourd. Dans une tempête, une vague embarqua à l’arrière, déferla de toute sa hauteur en emportant avec elle un épissoire, la pointe en avant, avec une violence et une rapidité si foudroyante qu’il entra de trois à quatre pouces dans le corps d’un matelot et le tua net.

A tous points de vue, le moderne «lévrier de l’océan» semble important et impressionnant à quiconque n’est pas familiarisé avec les gravures récentes de bateaux. Pour la taille, il pourrait se comparer à l’Arche de Noë, et pourtant cette masse monstrueuse d’acier abat ses cinq cent milles à travers les flots en vingt-quatre heures. Il me souvient du tour de force accompli par un paquebot sur lequel j’ai traversé jadis le Pacifique, et il ne s’agissait alors que de deux cent neuf milles en vingt-quatre heures; un an plus tard, ou à peu près, j’avais pris passage sur «le Quaker City», un «raffiot» de touristes, et, une seule fois, on nous proclama que nous venions de faire deux cent onze milles de midi à midi, par une vraie mer d’huile; encore avait-on légèrement forcé le point.

Ce petit vapeur, avec ses soixante-dix passagers et son équipage de quarante hommes, avait l’air d’une ruche d’abeilles; aujourd’hui, à bord du «Havel», nous passons ces douces journées d’été dans une sorte de solitude, tantôt avec une centaine de passagers éparpillés à de grandes distances, tantôt sans une âme en vue; et pourtant, dans les flancs du navire, il y a là, équipage compris, près de mille cent personnes.

Ces vers, très majestueux dans la poésie de la mer, peignent bien la situation actuelle.

L’Angleterre n’a besoin ni de remparts,
Ni de tours haut perchées; elle marche sur
La montagne des flots, elle demeure stable sur l’abîme.

C’est bien ce qui se passe maintenant! Alors que, jadis, les petits bateaux bondissaient sur la crête des vagues et s’effondraient dans le creux des lames, les gigantesques navires d’à présent n’escaladent plus les montagnes de la mer; ils creusent une tranchée et les traversent. Leur poids formidable, leur masse et leur élan maîtrisent les flots les plus déchaînés.

Comme les hommes de la génération actuelle sont ingénieux! Aujourd’hui, à bord du «Havel», j’ai trouvé accroché dans la chambre des cartes un cadre rempli de fiches mobiles en bois; ces fiches portaient les inscriptions que voici:

Caisse à eauvide
Double-fond nº 1      plein
Double-fond nº 2plein
Double-fond nº 3plein
Double-fond nº 4plein

Pendant que j’essayais de deviner à quel jeu pouvaient bien servir ces morceaux de bois, un matelot entra et retourna la première fiche «vide»; au revers apparut l’inscription «plein». Il fit d’autres changements que j’ai oublié du noter, et je compris alors le rôle joué par ce cadre à fiches. Son rôle était d’indiquer la répartition du lest dans le bateau, et, chose remarquable, le lest était de l’eau. J’ignorais qu’un navire se fût jamais lesté avec de l’eau. J’avais lu seulement, un jour par hasard, qu’on devait mettre le procédé à l’essai. Ceci vous prouve que de nos jours entre l’essai d’un procédé nouveau et son adoption, il s’écoule très peu de temps, lorsque l’essai a paru concluant.

Accroché au mur, à côté du cadre à fiches, il y avait un plan du navire, montrant qu’il existait à bord vingt-deux grands «ballast» destinés à contenir de l’eau. Ces ballast sont dans la cale, entre la vraie coque du bâtiment et une fausse coque. Ils sont séparés par des cloisons étanches perpendiculaires à l’axe; un compartiment également étanche coupe la cale en deux, aux quatre cinquièmes de la longueur du bateau en partant de l’avant. Ces cloisons forment un chapelet de «ballast» sur une longueur de quatre cents pieds et d’une profondeur de cinq à sept pieds. Quatorze de ces bassins contiennent de l’eau fraîche prise à terre (environ quatre cents tonnes). Le reste est rempli d’eau salée, (six cent dix-huit tonnes). Le tout ensemble donne un peu plus de mille tonnes.

Voyez la commodité de ce lest. Le navire quitte le port tous bassins remplis. S’allégeant en route de la consommation de son charbon, il perd son assiette, lève le nez et donne de l’arrière. Alors on vide un des bassins de l’arrière et l’équilibre est rétabli. L’opération se répète chaque fois qu’il en est besoin. De même, l’eau d’un bassin situé à un bout du navire peut être transvasée dans un bassin à l’autre bout par des siphons et des pompes à vapeur. C’est un déménagement de cette nature que voulait marquer mon matelot en manipulant ses fiches.

La mer ayant grossi, le bateau avait besoin de prendre du poids à l’avant pour pouvoir couper l’eau sans monter à la lame; dans ce but, on fit passer vingt-cinq tonnes d’eau d’un bassin tout à fait à l’arrière, à l’avant du navire.

On garde les compartiments à eau entièrement pleins ou tout à fait vides: il faut que la masse liquide reste compacte, sans le moindre ballant. Il est évident qu’il ne faut pas de jeu dans le lest.

De toutes les ingénieuses inventions dont se sont vu doter les bateaux modernes, celle-là me semble constituer le «clou du genre». J’aimerais mieux l’avoir trouvée à moi tout seul que toutes les autres. Il est probable que jusqu’alors on n’avait jamais pu assurer complètement l’équilibre des navires. Or, un bateau déséquilibré ne peut gouverner, perd sa vitesse, fatigue à la mer. Pauvres bateaux! Dire que, depuis six mille ans, il sont si mal à l’aise! Depuis six mille ans, on les faisait voguer à travers le meilleur lest, le plus économique qui soit au monde; ils nageaient au milieu de ce lest (c’est bien le cas de le dire), mais comme ils ne pouvaient le dire à leurs maîtres, ceux-ci n’étaient pas assez malins pour s’en apercevoir.

Ne trouvez-vous pas étrange qu’un navire puisse se remplir de presque autant d’eau qu’il en déplace, et cela sans danger!...

L’ARCHE DE NOÉ

Les progrès faits dans l’art de la construction navale depuis Noë sont bien remarquables. Il faut avouer que, de son temps, les lois de la navigation étaient quelque peu négligées, et que, par contre, de nos jours, elles se trouvent réglées comme papier à musique. Le pauvre Noë ne pourrait guère entreprendre aujourd’hui ce qu’il se permit alors, car l’expérience nous a enseigné la nécessité de prendre, avec plus de scrupules, soin de la vie de nos semblables. A l’heure présente, Noë se verrait refuser la permission de sortir du port de Brême. Les inspecteurs venus pour passer la visite de l’arche lui feraient toutes sortes d’objections. Quiconque connaît l’Allemagne peut aisément s’imaginer la scène et tous les détails du colloque qui s’engagerait. Voici l’inspecteur, dans son superbe uniforme militaire, impressionnant de majesté et de correction, parfait gentleman, mois aussi immuable que l’étoile polaire dans la fidèle exécution de sa consigne. Il obligerait Noë à lui décliner: son lieu de naissance, son âge, la secte religieuse à laquelle il appartient, le chiffre de ses revenus, son grade et sa position sociale, le genre de ses occupations, le nombre de ses femmes, de ses enfants et de ses domestiques, ainsi que le nom, le sexe et l’âge de chacun d’eux. Au cas où il n’aurait pas de passe-port, il serait requis de s’en faire délivrer un sur l’heure. Puis, on passerait à l’arche.

—Sa longueur?

—Six cents pieds.

—Son tirant d’eau?

—Soixante-cinq.

—Entre baux?

—Cinquante à soixante.

—Construit en...

—Bois.

—Quelle essence?

—Cèdre et acacia.

—Décorations extérieures et intérieures?

—Goudronnée au dedans et au dehors.

—Passagers?

—Huit.

—Leur sexe?

—Quatre mâles, quatre femelles.

—Ages?

—Les plus jeunes, cent ans.

—Et les plus vieux?

—Six cents ans.

—Ah! vous allez à Chicago. Bonne idée. Le nom du médecin du bord?

—Il n’y a pas de médecin.

—Il faut vous en procurer un, et aussi un entrepreneur de pompes funèbres, c’est absolument indispensable. Des personnes aussi âgées doivent s’entourer de tout ce qui est nécessaire pour vivre. L’équipage?

—Les mêmes huit personnes.

—Les mêmes huit personnes?

—Parfaitement.

—Et là-dessus, quatre femmes?

—Oui, Monsieur.

—Ont-elles déjà servi dans la marine?

—Non, Monsieur.

—Et les hommes?

—Non plus.

—Un de vous a-t-il jamais navigué?

—Non, Monsieur.

—Où donc avez vous été élevés?

—Dans une ferme, tous.

—Ce navire, n’étant pas à vapeur, doit avoir un équipage de 800 hommes. Il faut vous les procurer. Il doit avoir aussi quatre seconds et neuf cuisiniers. Qui est le capitaine?

—C’est moi, Monsieur.

—Il faut que vous ayez un capitaine, voire même une femme de chambre, et des gardes-malades pour les personnes âgées. Qui a dessiné ce bateau?

—C’est moi, Monsieur.

—C’est votre début dans le genre?

—Oui, Monsieur.

—Je m’en doutais un peu. Quelle cargaison avez-vous?

—Des bêtes.

—De quelle espèce?

—De toutes les espèces.

—Sauvages ou domestiques?

—Surtout sauvages.

—Exotiques ou du pays?

—Surtout exotiques.

—Quelles sont vos principales bêtes sauvages?

—Megatheriums, éléphants, rhinocéros, lions, tigres, loups, serpents, toutes les espèces sauvages de tous les climats,—et une paire de chaque.

—Leurs cages sont-elles solides?

—Mais il n’y a pas de cages...

—Il vous faut des cages en fer. Qui donne à boire et à manger à toute cette ménagerie?

—Mais nous...

—Comment, vous, de si vieilles gens?

—Oui, Monsieur.

—C’est dangereux pour les bêtes et pour les gens. Il faut que ces bêtes soient soignées par des gaillards qui s’y entendent. Combien d’animaux avez-vous là?

—Des gros, sept mille; gros et petits, tout ensemble, quatre-vingt-dix-huit mille.

—Il vous faut douze cents gardiens. Par combien d’ouvertures le navire reçoit-il le jour?

—Par deux fenêtres.

—Où sont-elles situées?

—Sous les rebords du toit.

—Deux fenêtres pour un tunnel long de 600 pieds et profond de soixante-quinze?... Il faut mettre la lumière électrique, quelques lampes à arc et 1500 lampes à incandescence. Que feriez-vous pour parer à une voie d’eau? Combien de pompes y a-t-il à bord?

—Il n’y en a pas, Monsieur.

—Il vous faut des pompes.—Comment prenez-vous de l’eau pour les passagers et les animaux?

—Avec des seaux, par les fenêtres.

—Ce n’est pas admissible—quelle est votre force motrice?

—Ma force... quoi?

—Force motrice.—De quoi vous servez-vous pour faire marcher votre bateau?

—Mais de rien.

—Il vous faut des voiles ou la vapeur.—Comment est fait votre gouvernail?

—Nous n’en avons pas.

—Vous n’avez pas une barre?

—Non, Monsieur.

—Alors, comment gouvernez-vous?

—Nous ne gouvernons pas.

—Il vous faut un gouvernail, convenablement installé. Combien d’ancres?

—Pas une.

—Il vous en faut six.—Il est défendu de laisser partir un navire de cette dimension sans cette garantie. Combien de canots de sauvetage?

—Pas un, Monsieur.

—Il en faut vingt-cinq. Combien d’appareils de sauvetage?

—Pas un.

—Il en faut deux mille.—Combien de temps votre voyage va-t-il durer?

—Onze ou douze mois.

—Onze ou douze mois. C’est un peu long, mais vous arriverez encore pour l’Exposition.—Avec quoi votre bateau est-il doublé? Avec du cuivre?

—Sa coque n’est pas doublée du tout.

—Mon brave homme, les petites bêtes de la mer qui rongent le bois vont vous percer votre bateau comme un crible et vous le couler avant trois mois. Il ne peut pas partir dans ces conditions; il faut le faire doubler.—Encore un mot.—Avez-vous réfléchi que Chicago est une ville de l’intérieur et qu’un bateau comme celui-ci ne peut pas y arriver?

—Chicargo? Qu’est-ce ça, Chicargo? Je ne vais pas à Chicargo.

—Vraiment?—Alors puis-je vous demander ce que vous voulez faire de toutes ces bêtes?

—Mais les faire reproduire.

—Oh! n’en avez-vous pas assez comme cela?

—Il y en a assez pour les besoins actuels de la civilisation, mais comme tous les autres animaux vont être noyés par le déluge, ceux-ci serviront à en perpétuer l’espèce.

—Un déluge?

—Oui, Monsieur.

—Vous en êtes sûr?

—Absolument sûr.—Il va pleuvoir quarante jours et quarante nuits.

—Ne vous en effrayez pas, cher Monsieur, cela arrive assez souvent ici.

—Pas ce genre de pluie. Celle-là recouvrira la cime des montagnes, et on ne verra plus la terre.

—Entre nous,—(mais là, tout à fait officieusement)—je regrette que vous me fassiez cette révélation. Je suis obligé de ne pas vous laisser le choix entre la voile et la vapeur, et de vous imposer la vapeur. Votre bateau ne peut pas porter la centième partie de ce qu’il faudrait d’eau pour les animaux pendant onze mois.—Il vous faut une machine à distiller l’eau.

—Mais puisque je vous dis que j’en puiserai par les fenêtres avec des seaux.

—Belle réponse! Avant que le déluge n’ait recouvert la crête des montagnes, l’eau douce par infiltration de l’eau de mer sera devenue salée. Il vous faut la vapeur pour distiller de l’eau. Je vous présente mes civilités, Monsieur. Ai-je bien compris que c’est là votre premier essai d’architecture navale?

—Mon tout premier, Monsieur, parole d’honneur. J’ai construit cette arche sans posséder la moindre notion des constructions navales.

—C’est un ouvrage bien remarquable, Monsieur, bien remarquable. J’estime qu’il n’y a pas un bateau sur mer d’un caractère aussi nouveau et aussi étrange.

—Vous me flattez infiniment, cher Monsieur, infiniment. Croyez bien que je garderai de votre visite un impérissable souvenir. Tous mes devoirs, Monsieur, encore grand merci et... adieu!

Adieu? non pas! L’inspecteur allemand, avec une courtoisie infatigable, ferait à Noë toutes sortes de protestations d’amitié, mais ne lui permettrait jamais de prendre la mer sur son arche.

LA CARAVELLE DE CHRISTOPHE COLOMB

De Noë à Christophe Colomb, l’architecture navale subit quelques modifications, et passa d’une médiocrité ineffable à une condition un peu moins précaire. J’ai lu quelque part, je ne sais quand, qu’un des bateaux de Colomb jaugeait quatre-vingt-dix tonnes. En comparant ce navire aux modernes «lévriers» de l’Océan, on peut se faire une idée de la petitesse des barques espagnoles, et convenir qu’elles seraient mal outillées pour soutenir de nos jours la concurrence et transporter des passagers à travers l’Atlantique. Il en faudrait soixante-quatorze pour représenter le tonnage du «Havel» et avaler une de ses fournées. Autant que je m’en souviens, il leur fallut dix semaines pour faire la traversée. Avec nos idées actuelles, ce serait peu goûté comme vitesse de marche. La caravelle avait probablement un capitaine, un second, quatre matelots et un mousse pour tout équipage. L’équipage d’un «lévrier» moderne comprend deux cent cinquante personnes.

Le navire de Christophe Colomb étant petit et très vieux, nous pouvons à coup sûr en déduire certains détails secondaires qui ont échappé à l’histoire. Par exemple, nous nous doutons un peu, qu’avec ses faibles dimensions il devait rouler, tanguer et «faire bouchon» en mer calme, pour ne plus poser que sur la tête ou sur la queue, et se coucher les oreilles dans l’eau, au moindre coup de mer; nous supposons que les lames devaient s’y promener comme chez elles et balayer son pont de l’avant à l’arrière; que les «violons» étaient installés à table en permanence, ce qui n’empêchait pas la soupe des hommes de passer plus souvent sur leurs genoux que dans leur estomac; que la salle à manger pouvait avoir dix pieds sur sept, était sombre, étouffée, puant l’huile à plein nez; que la seule cabine du bord,—grande comme une tombe—contenait une rangée de deux ou trois couchettes, étroites et étranglées comme des cercueils, et qu’une fois la lumière éteinte il y faisait une obscurité lugubre si compacte qu’on aurait pu mordre dedans et la mâcher comme un morceau de caoutchouc. Nous en déduirons encore qu’on ne pouvait se promener que sur le pont supérieur du gaillard d’arrière (car le bateau était taillé comme un soulier à haut-talon); en réalité cette promenade ne comportait qu’un piste de seize pieds de long sur trois de large, car tout le reste du navire était encombré de cardages et inondé par les flots.

Tout cela n’est pan douteux. Si nous considérons que ce petit bateau était un vieux «raffiot», il faut nous rendre à certaines autres évidences. Par exemple, il était infesté de rats et de cancrelais; par les gros temps, il y avait autant de jeu dans ses jointures qu’entre les doigts de votre main et il prenait l’eau comme un panier. Qui dit «voie d’eau» dit eau dans la cale; or, de l’eau dans la cale, c’est la mort sans phrases, l’asphyxie à bref délai provoquée par une odeur à côté de laquelle un fromage de Limbourg est un parfum exquis.

D’après ces données rigoureusement exactes, nous pouvons suffisamment nous figurer la vie journalière du grand explorateur. De grand matin il accomplissait ses dévotions devant le reliquaire de la Vierge. Sur le coup de huit heures, il faisait son apparition sur le pont-promenade du gaillard d’arrière. S’il faisait froid, il montait tout bardé de fer, depuis le casque à plume jusqu’à ses talons éperonnés, revêtu de l’armure damasquinée d’arabesques en or qu’il avait pris soin de chauffer auparavant au feu de la galère. S’il faisait chaud, il portait le costume ordinaire de la marine de l’époque: un grand chapeau rabattu en velours bleu, avec un panache ondoyant de plumes d’autruche blanches, retenu par une agrafe resplendissante de diamants et d’émeraudes; un pourpoint de velours vert tout brodé d’or, avec manches à crevés cramoisis; une large collerette et des manchettes de dentelles riches et souples; des chausses de velours rose, avec de superbes jarretières en ruban de brocart jaune; des bas de soie gris-perle élégamment brodés, des brodequins citron en chevreau mort-né, dont les tiges en entonnoir se rabattent pour faire valoir la coquetterie du bas gris-perle; d’amples gantelets en peau d’hérétique taillés par la Sainte-Inquisition dans la peau veloutée d’une grande dame; une rapière au fourreau incrusté de pierreries, retenue par un large baudrier rehaussé de rubis et de saphirs.

Christophe Colomb faisait les cent pas en méditant; il notait l’aspect du ciel et la vitesse du vent; il jetait un regard inquisiteur sur les herbes flottantes et les autres indices de la terre prochaine; puis, par manière de passe-temps, il gourmandait l’homme de barre; il sortait de sa poche un faux œuf, histoire de s’entretenir la main en le faisant tenir sur son gros bout (son tour classique); de temps en temps, il jetait une amarre à un matelot en train de se noyer sur le gaillard d’arrière; le reste de son quart, il bâillait et s’étirait, en jurant qu’il ne recommencerait pas ce voyage, fût-ce pour découvrir six Amériques. Car tel était Colomb dans sa simplicité naturelle, quand il ne posait pas pour la galerie.

A neuf heures, il faisait le point et déclarait avec aplomb que son brave navire avait fait trois cents yards en vingt-quatre heures, que désormais il était certain de «gagner la poule».—Tout un chacun peut gagner «la poule», quand personne d’autre que lui n’a le droit de toucher à la direction du bateau.

L’amiral déjeunait tout seul, en grande cérémonie: jambon, haricots et gin; à neuf heures, il dînait seul, en grande cérémonie: jambon, haricots, gin; à dix heures, il soupait seul, en grande cérémonie: jambon, haricots et gin; à onze heures du soir, il prenait son en-cas de nuit seul et en grande cérémonie: jambon, haricots et gin. Pendant aucun de ces festins, il n’y avait de musique; l’orchestre à bord est d’introduction moderne.

Après son dernier repas, l’amiral remerciait le ciel de toutes ses bénédictions, avec peut-être plus de gratitude qu’elles n’en valaient la peine, puis il dépouillait ses soyeuses splendeurs ou sa ferblanterie dorée, et s’introduisait dans son petit cercueil; là, après avoir soufflé son lumignon peu odorant, il commençait à se rafraîchir les poumons en aspirant par petites bouffées, alternativement, l’huile rance et l’eau de cale. Puis sa respiration se faisait plus sonore: il ronflait, et alors rats et cancrelats de surgir par brigades, divisions et corps d’armée pour danser en rond autour de lui. Telle était la vie journalière du grand explorateur dans son «saladier aquatique» pendant les quelques semaines qui ont fait de lui un grand homme; il me semble que la différence entre son navire, si confortable, et nos bateaux actuels n’échappe à aucun œil.

A son retour, nous dit l’histoire, le roi d’Espagne, émerveillé, lui dit:

—Ce navire me paraît faire eau quelque peu. Réellement, faisait-il eau tant que cela?

—Sire, jugez-en. Pendant ma traversée, j’ai vu pomper seize fois tout l’océan Atlantique.

C’est le chiffre donné par le Général Horace Porter. D’autres personnes fort autorisées disent quinze fois seulement.

Il est évident que les contrastes entre ce bateau et celui d’où j’écris cet article sont remarquables à plus d’un point de vue. Prenons le chapitre de la décoration, par exemple. En regardant de nouveau autour de moi, hier et aujourd’hui, j’ai noté plusieurs détails qui n’existaient certes pas à bord du navire de Colomb, ou au moins qui laissaient fort à désirer. Voici les portes du grand salon en bon chêne ciré, de trois pouces d’épaisseur. Voici les vestibules avec, aux murs, aux portes et aux plafonds, des panneaux de bois dur également ciré, tantôt clairs, tantôt foncés, d’une même série élégante et délicate, d’un ajustage rigoureusement hermétique; de belles mosaïques en carreaux bleus y sont incrustées,—quelques-unes de ces mosaïques ne comprennent pas moins de soixante carreaux,—et l’assemblage de ces carreaux est parfait. Voilà bien de hardies innovations. On aurait pu craindre qu’au premier jour de gros mauvais temps ces carreaux ne vinssent à se décoller et à tomber en miettes. Eh bien! non, il n’en est rien. Ceci est la preuve évidente que l’art de la menuiserie n’a pas mal progressé depuis le temps primitif où les bateaux étaient si mal ficelés qu’à la moindre poussée d’une mer un peu forte, toutes les portes se mettaient à battre. Passons à la salle à manger: les murs en sont ornés de gaies tapisseries, et au plafond je vois des fresques peintes à l’huile. Dans les autres endroits de réunion, voici de grands panneaux en cuir de Cordoue repoussé, avec dessins où l’on n’a ménagé ni l’or ni le bronze. Partout, je découvre de riches assemblages de couleurs,—de la couleur, partout de la couleur; tous les tons, toutes les teintes, toutes les variétés de couleurs.

Il en résulte que le bateau est clair et gai à l’œil, et que cette gaîté vous gagne l’âme en vous rendant joyeux. Pour bien apprécier la profonde impression que vous donne cette radieuse débauche de couleurs, il faut se tenir dehors, la nuit, dans l’épaisseur des ténèbres et la pluie, et regarder tout cela par un hublot, à la splendeur aveuglante de l’éclairage électrique.

Les vieux navires étaient sombres, laids, sans aucune grâce, d’une tristesse affreusement déprimante. Ils vous poussaient à un spleen inévitable. L’idée moderne est la bonne: entourer les passagers de confort, de luxe et d’une profusion de couleurs agréables à l’œil. Dans ces conditions, vous êtes presque tentés de dire qu’on ne se trouve nulle part mieux qu’à bord,—sauf peut-être chez soi.

UN SENTIMENT DISPARU

Une chose a passé, qui ne reviendra plus: la poésie de la mer. La sentimentalité suave que la mer évoquait a disparu devant l’activité de la vie actuelle, et ne comptera plus que comme un souvenir, déjà lointain et bien atténué, mais chaque individu de notre génération avait cette sentimentalité au fond de l’âme; plus il vivait loin de l’eau salée, et plus il en faisait provision. Elle était aussi pénétrante, aussi ambiante que l’atmosphère elle-même. Devant ce seul mot: la mer, «la mer romanesque», vous voyiez, dans n’importe quelle réunion, tout le monde prendre des airs penchés et tomber dans la sensiblerie. La grande majorité des anciennes chansons pour jeunes gens à la mode avaient pour motif l’insaisissable mélancolie, et pour refrain des fioritures sur la mer. Dans les pique-nique en canot, en barbotant dans quelque petite crique, il était très bien porté de chanter, aux approches du crépuscule:

Cinglant vers sa patrie,
D’un rivage étranger, etc...

Cette chanson était d’ailleurs très populaire dans l’Ouest à bord des petits bateaux à roues. Il y en avait une autre:

Mon navire est près de terre,
Et ma barque est à la mer,
Mais avant de lever l’ancre, Tom Moore,
Buvons deux fois à ta santé!

Et encore celle-ci:

Pilote, en cette nuit terrible,
L’Océan dangereux...

Ou bien:

Je vis sur les flots de la mer,
J’habite un abîme mouvant,
Où gémit l’onde et où le vent
Roule en ses jeux le flot amer.

Ou celle-ci:

Mouillons l’écoute au sein des flots.
Un joli vent nous court après.

Ou encore!

Sous mes pieds, mon vaillant navire!...
Le corsaire est bien libre encor.

Et la chanson «Au quart! Bâbord!», où le héros est grimpé à la pomme du mât, ou quelque part très haut dans ces environs:

Oh! qui dira sa joie immense
Quand, le vaisseau roulant sur l’écume,
Il sent ses paupières lourdes de sommeil,
Et qu’enfin éclate le bienheureux appel:
«Au quart! Bâbord!... Oh! oh!»

Et cette réplique invariable était braillée par quelque jeune gars:

Bercé par l’abîme
Je dors en paix!

D’autres chansons très en vogue portaient des titres suggestifs: «la Tempête», «l’Oiseau de mer», «le Rêve du mousse», «les Pleurs du prisonnier du Pirate», «Loin du pays, sur l’océan furieux», etc... etc... la liste n’en finirait plus.—Dans chaque ferme, tout le monde vivait en pleins dangers de l’océan... en imagination. Ah! le bon temps!

Mais tout cela est loin. Il n’en reste plus trace. Le cuirassé, avec son aspect peu sentimental et le positivisme de sa mission, a banni la romance de la marine de guerre; le steamer pratique en a fait autant pour la marine de commerce. Les dangers et les incertitudes qui rendaient si romanesque la vie des gens de mer ont disparu en emportant avec eux tout élément de poésie. De nos jours, les passagers ne chantent plus à bord de chansons de mer, et l’orchestre n’en joue pas davantage. Les chansons pathétiques sur les navigateurs qui errent en d’étranges pays loin de leur patrie, chansons jadis si populaires qui empruntaient à l’imagination tout leur feu et leur couleur locale, les chansons ont perdu tout leur charme et sont réduites au silence de l’oubli; car tout le monde aujourd’hui est un errant des lointains pays; cette carrière est devenue banale.—Personne ne s’inquiète plus de cet errant: il n’a plus ni périls de mer, ni imprévus à craindre. Il est à bord, probablement, aussi en sûreté que chez lui, où il pourrait bien lui arriver d’avoir un ami à enterrer, et de poser, tête nue, par un bon petit grésil, devant la tombe de cet ami,—ce qui lui vaudrait une pneumonie, d’ailleurs bien méritée.—Dans sa traversée, au contraire, que risque-t-il? D’arriver au jour dit, dans l’après-midi, ou bien d’avoir à attendre jusqu’au lendemain matin.

Le premier navire sur lequel je montai était un voilier.—Il avait mis vingt-huit jours pour aller de San-Francisco aux Iles Sandwich. La principale cause de cette lenteur est qu’il avait rencontré le calme plat, et fait le bouchon sur place pendant quatorze jours au beau milieu du Pacifique, à deux milles de la terre. Aujourd’hui, sur «le Havel», je n’entends pas de chansons de mer; mais sur mon voilier j’en avais les oreilles cassées.—Sur ce bateau se trouvaient une douzaine de jeunes gens—qui doivent être, hélas! passablement vieux aujourd’hui—et qui avaient la douce habitude de se réunir à l’arrière, chaque soir, au clair de la lune ou des étoiles, pour chanter ces fameuses complaintes; ils miaulaient jusqu’après minuit, au milieu de ce calme étouffant et morne. Le sentiment de l’à-propos leur manquait totalement, à tel point qu’ils chantaient en chœur: «Au quart! Bâbord!» sans s’apercevoir combien ce chant était ridicule et déplacé pendant que nous restions là sans pouvoir avancer dans aucune direction.—Pour comble de grotesque, ils terminaient généralement par cette stance: «Sommes-nous presque arrivés, sommes-nous presque arrivés? disait la jeune fille en approchant de sa patrie.»

C’étaient de plaisants compagnons que ces jeunes gens, et je me demande ce qu’ils sont devenus. Qui pourrait me le dire? Et l’éclat, la grâce et la beauté de leur jeunesse, où tout cela a-t-il passé? Parmi eux se trouvait un incorrigible menteur que personne n’était arrivé à guérir de son défaut. Aussi l’avait-on laissé complètement à l’écart et personne ne voulait-il lui tenir compagnie. Depuis, j’ai souvent revu en imagination sa silhouette dans sa pose abandonnée, appuyé au bastingage de l’arrière; et je me suis demandé si, en nous montrant plus persévérants dans nos efforts, nous ne serions pas arrivés à le guérir de son défaut par persuasion. Malheureusement, ce garçon était tellement vicieux qu’il nous paraissait à tous incorrigible.

—Pour ma part, j’ai conscience d’avoir fait tout mon possible pour le remettre dans le droit chemin.

Notre histoire eut un singulier épilogue. Le navire, immobilisé par le calme plat, n’avait pas bougé depuis quinze jours, quand se leva une belle brise qui éventa toute la mer. Aussitôt nous déployâmes nos blanches ailes pour prendre notre vol, mais le bateau ne bougea pas. Les voiles étaient gonflées à plein ventre, les cordages tendus à craquer et le navire n’avançait pas de l’épaisseur d’un cheveu. Le capitaine n’en revenait pas. Il nous fallut plusieurs heures pour découvrir la cause de ce phénomène que nous finîmes par attribuer aux anatifes. Ces animaux abondent dans cette région du Pacifique et, en bons mollusques, ils s’étaient cramponnés aux flancs du navire; à la première grappe formée, d’autres anatifes étaient venus s’ajouter pour en former une seconde, et ainsi de suite, en descendant toujours, jusqu’au fond de la mer où la dernière grappe s’était collée, fixant solidement toute cette colonne de mollusques sur une hauteur de cinq milles!... Et ainsi le bateau n’était plus que la poignée d’une gigantesque canne de cinq milles; malgré le vent qui gonflait ses voiles, il était devenu aussi inébranlable que la terre ferme.

On s’accorde pour trouver ce fait peu ordinaire.

Ce qui n’empêche que, la semaine prochaine, Sandy Hook sera en vue....

TABLE

UN PARI DE MILLIARDAIRES7
UNE PÉTITION A LA REINE D’ANGLETERRE53
LA CHICAGO ALLEMANDE65
LA TÉLÉGRAPHIE MENTALE93
UN COURRIER AMATEUR129
UN MAJESTUEUX FOSSILE163
ESSAIS HUMORISTIQUES SUR DES SUJETS VARIÉS191
Bateaux modernes et vieux bateaux193
L’Arche de Noé205
La Caravelle de Christophe Colomb215
Un sentiment disparu223

ACHEVÉ D’IMPRIMER

le vingt-cinq mai mil neuf cent cinq

par

BLAIS & ROY

A POITIERS

pour le

MERCVRE

de

FRANCE


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