← Retour

Un Pélerin d'Angkor

16px
100%


XII

Mardi, 3 décembre 1901.



A Pnom-Penh jusqu'au minuit suivant, après quoi il faudra se replier sur Saïgon, pour être rentré à bord dans les délais militaires. Pluie chaude et torrentielle tout le jour.

C'est ce soir, à neuf heures, que le vieux roi Norodon doit me recevoir. Le gouverneur ayant eu l'extrême bonté de lui dire que je n'étais pas un simple aide de camp, mais un «lettré de France», il paraît que ce sera une grande réception, où figurera le corps de ballet de la cour.

La pluie tombe encore en déluge quand la voiture du gouverneur vient me chercher pour me conduire au palais. Nuit étouffante, malgré l'arrosage à grande eau qui nous vient du ciel noir, et trajet sous des arbres confus, par des avenues obscures où rien ne semble vivre. Mais éblouissement de lumière à l'arrivée, quand des serviteurs se précipitent avec de larges parapluies asiatiques pour nous faire descendre, et nous protéger jusqu'à la salle de réception.

Elle est immense, cette salle, mais elle n'a pas de murailles, rien qu'un toit soutenu en l'air par de très hautes colonnes bleues. Dans des girandoles et sur des torchères cambodgiennes en argent--où naguère encore ne brûlaient que des mèches imbibées d'huile--la lumière électrique vient d'être récemment installée; un peu déconcertante ici, elle éclabousse avec brutalité la foule des princesses, des suivantes, des serviteurs, des musiciens, les cinq ou six cents personnes accroupies à terre sur des nattes: rien que des costumes blancs, des draperies blanches, et beaucoup de bras nus, de seins nus d'une couleur de bronze clair. L'orchestre, dès que nous paraissons, commence une musique d'Asie qui tout de suite nous emporte dans les lointains de l'espace et du temps. Elle est douce et puissante, donnée par une trentaine d'instruments en métal ou en bois sonore que l'on frappe avec des bâtons veloutés. Il y a des tympanons, des claquebois au clavier très étendu, et des carillons de petits gongs qui vibrent à la façon des pianos joués avec la pédale forte. La mélodie est triste infiniment, mais le rythme s'accélère en fièvre comme celui des tarentelles.

Sur une estrade, on nous fait asseoir près du lit de repos aux matelas dorés où le vieux roi infirme et presque moribond va venir s'étendre. Près de nous, sur une table également dorée, on a posé des coupes à champagne, et des boîtes en or rouge du Cambodge remplies de cigarettes. Nous dominons la salle, dont le milieu, tapissé de nattes blanches et assez vaste pour y faire manœuvrer un bataillon, reste vide: c'est là que le spectacle du ballet nous sera offert. Des potiches trop grandes, où trempent des feuillages nuancés comme des fleurs, sont posées au pied de chacune de ces colonnes bleues, qui laissent paraître dans leurs intervalles, au-dessus de la foule en vêtements clairs, le noir de la nuit pluvieuse, l'obscurité profonde du ciel; en ce moment elles laissent surtout paraître la pluie, qui s'abat en déluge plus furieux et dont les moindres gouttelettes, en passant dans cette vive lumière électrique, jettent tous les feux du prisme, brillent tellement qu'on croirait voir tomber des pierreries par milliers, des diamants en cascade. Deux portes là-bas donnent sur l'intérieur du palais, et c'est par là que vont arriver les ballerines. La chaleur reste accablante, malgré les larges éventails que des serviteurs ne cessent d'agiter au-dessus de nos têtes. Et partout des vols d'insectes, affolés par l'éclat des girandoles, tourbillonnent innombrables, moustiques, éphémères, scarabées bruissants ou grandes phalènes.

Il tardait à paraître, le roi, et maintenant des serviteurs apportent et déposent sur un coussin près de nous sa couronne et son sceptre d'or, garnis de gros rubis et de grosses émeraudes. Il est décidément trop malade4, il nous prie de l'excuser et nous envoie les attributs souverains, pour bien nous marquer que la réception quand même est royale.

Note 4: (retour) Il est mort peu de temps après. Et c'est son successeur, le roi Sisovath, qui est venu en France, où il a commis l'aimable faute de montrer aux Parisiens quelques-unes des ballerines de la cour; on ne devrait pas profaner et diminuer de tels spectacles en les produisant ainsi en dehors de leur cadre.

Le spectacle va donc commencer sans lui. La musique, tout à coup, se fait plus sourde et plus mystérieuse, comme pour annoncer quelque chose de surnaturel. L'une des portes du fond s'ouvre; une petite créature adorable et quasi chimérique se précipite au milieu de la salle: une Apsara du temple d'Angkor! Impossible d'en donner l'illusion plus parfaite; elle a les mêmes traits parce qu'elle est de la même race pure, elle a le même sourire d'énigme, les paupières baissées et presque closes, la même gorge de toute jeune vierge, à peine voilée sous un mince réseau de soie. Et son costume est scrupuleusement copié sur les vieux bas-reliefs, mais copié en joyaux vrais, en étoffes magnifiques; des espèces de gaines en drap d'or emprisonnent ses jambes et ses reins. Le visage tout blanc de fard et les yeux allongés artificiellement, elle porte une très haute tiare d'or, mouchetée de rubis, dont la pointe s'effile comme celle d'un toit de pagode, et, aux épaules, des espèces d'ailerons, de nageoires de dauphin, en or et pierreries. En or également et en pierreries, sa large ceinture, les anneaux qui ornent ses chevilles et ses bras nus couleur d'ambre un peu rose. Seule d'abord en scène, la petite Apsara des vieux âges, échappée du bas-relief sacré, fait des signes d'appel vers cette porte du fond--qui devient pour nous la porte des apparitions féeriques--et deux de ses sœurs accourent la rejoindre, deux nouvelles Apsâras, aussi étincelantes, les hanches moulées dans les mêmes gaines rigides, portant les mêmes tiares d'or et les mêmes ailerons d'or. Elles se prennent par la main toutes trois. Ce sont des reines d'Apsâras sans doute, car un trône a été préparé pour les faire asseoir. Mais elles échangent une mimique d'inquiétude, et recommencent des signes d'appel, toujours vers cette même porte... On était déjà émerveillé d'en voir trois. Est-ce que par hasard il en viendrait d'autres?... Et c'est par groupes qu'elles arrivent, dix, vingt, trente, parées en déesses comme les premières, tout le trésor du Cambodge est sur leurs têtes et sur leurs épaules charmantes.

Devant les trois reines assises, elles vont exécuter des danses rituelles, qui sont des danses presque sur place et plutôt des frémissements rythmés de tout leur être. Elles ondulent comme des reptiles, ces petites créatures sveltes, adorablement musclées et qui semblent n'avoir pas d'os. Parfois elles étendent les bras en croix, et alors l'ondulation serpentine commence dans les doigts de la main droite, remonte en suivant le poignet, l'avant-bras, le coude, l'épaule, traverse la gorge, se continue du côté opposé, suit l'autre bras et vient mourir aux extrêmes phalanges de la main gauche, surchargée de bagues.

Dans la vie réelle, ces petites ballerines exquises sont des enfants très gardées, souvent même des princesses de sang royal, que l'on n'a le droit ni d'approcher ni de voir. On les assouplit dès le début de la vie à ces mouvements qui ne paraissent pas possibles pour des membres humains; à ces poses si peu naturelles, qui cependant sont de tradition immémoriale dans ce pays, ainsi que l'attestent les personnages de pierre habitants des ruines.

Elles vont mimer à présent des scènes du Ramayana, telles que jadis elles furent inscrites dans le grès dur, aux bas-reliefs du temple ancestral. Et voici leurs beaux chars de guerre qui font leur entrée, copiés en petit sur ceux d'Angkor-Vat. Mais, par une convention naïve, les éléphants qui devraient les traîner ont été remplacés par des hommes, marchant à quatre pattes, tout nus et tout jaunes, coiffés de grosses têtes en carton avec trompes et oreilles articulées. Alors nous assistons à des épisodes gracieux ou tragiques, à des combats contre des monstres, surtout à des défilés de cortèges pour célébrer des victoires. On voit une petite reine de quatorze à quinze ans, très constellée, très fardée, idéale sur son char de guerre, poursuivie par les déclarations d'amour d'un jeune guerrier et les repoussant avec une grâce infiniment chaste; on voit mille choses délicates et charmantes, qui témoignent de l'art le plus affiné. Chaque fois qu'une théorie d'Apsâras se retire par l'une des portes du fond, une autre théorie apparaît à l'autre porte et vient lentement occuper la salle. Il en est quelques-unes, de ces petites fées tout en or, qui peuvent bien avoir sept ou huit ans, et qui défilent, peintes comme des idoles, casquées de trop hautes tiares, avec des ailerons de pierreries aux épaules, dignes et graves en des attitudes hiératiques.

Une chaleur de plus en plus lourde s'exhale de cette foule, qui se parfume au musc et aux fleurs; la pluie torrentielle continue d'emplir le fond du tableau avec son ruissellement de gemmes brillantes; de toute la brousse alentour, des myriades de bestioles ailées ne cessent de se précipiter vers les lustres et les torchères; il vient aussi de grandes chauves-souris et des oiseaux nocturnes; l'exubérante vie animale, dont l'air est rempli à l'excès, nous enveloppe et nous pénètre.

Maintenant voici le «Roi des Singes» qui arrive avec son masque d'or, grimaçant,--tel, il va sans dire, que je l'ai vu là-bas sculpté sur les murs des vieux temples. Lui aussi prend des poses qui ne sont pas naturelles, pas possibles (les poses des bas-reliefs, toujours); ses membres jeunes ont été de très bonne heure accommodés à ces exigences de la tradition. A sa suite, toute l'armée des Singes envahit la scène: petites filles encore, petites princesses masquées en épouvantail, mais dont les gorges naissantes se dessinent sous les précieuses soies légères. Et il s'agit, pour cette étonnante mais peu redoutable cohorte, d'aller délivrer la belle Sita, que des démons tiennent captive, très loin, dans une île... Nous sommes en plein Ramayana, et les mêmes spectacles évidemment devaient se donner à Angkor-Thôm, on devait y porter les mêmes costumes; cette soirée achève de nous faire concevoir ce que furent les splendeurs de la ville légendaire. Des temps que nous croyions à jamais révolus ressuscitent pour nos yeux; mais ce n'est pas une reconstitution étudiée qui les fait revivre; non, tout simplement rien n'a changé ici, au fond des âmes ni au fond des palais, depuis les âges héroïques. Malgré ses dehors si amoindris, ce peuple cambodgien déchu est resté le peuple khmer, celui qui étonna l'Asie d'autrefois par son mysticisme et son faste; on sait d'ailleurs qu'il n'a jamais perdu l'espoir de reconquérir sa grande capitale, ensevelie depuis des siècles sous les forêts du Siam,--et c'est toujours le Ramayana, l'épopée si ancienne et si nébuleuse, qui continue de planer sur son imagination et de guider son rêve.

Puisse la France, protectrice(?) de ce pays, comprendre que le ballet des rois de Pnom-Penh est un legs sacré, une merveille archaïque à ne pas détruire!...

Vers une heure du matin, dans la nuit noire et sous la pluie chaude, nous quittons le palais de Norodon, et je vais faire appareiller la mouche à vapeur qui m'attend. Je recommence à descendre le cours du Mékong, dans d'épaisses et pesantes ténèbres où s'évanouit pour moi la vision des petites fées du Ramayana.

Et après-demain il faudra être de retour à Saïgon, la ville au mauvais charme d'alanguissement et de mort, reprendre mon poste près de l'amiral, parmi mes compagnons d'exil; me recloîtrer entre les étouffantes murailles en fer de ce cuirassé, qui, depuis bientôt vingt-deux mois, vient de nous promener au milieu de toutes les houles des mers de Chine, mais qui sommeille, à présent, le long d'un quai morbide où la verdure des arbres est trop verte et le sol tristement rouge.



XIII

Octobre 1910.



Près de dix années encore ont passé sur ce pèlerinage. Et maintenant l'heure est venue très vite, à pas de loup, l'heure qui me semblait ne devoir jamais venir, l'heure crépusculaire de la vie où toutes les choses terrestres s'éloignent, diminuent, s'estompent en grisailles.

Après un peut-être dernier été lumineux passé en Orient, je suis rentré depuis ce matin dans ma maison familiale. Il fait beau aujourd'hui, dans ce coin de France où mes yeux s'ouvrirent, il fait calme sous un ciel bleu; mais le soleil, resté clair et chaud, a cependant un commencement de pâleur qui sonne le déclin de la saison, qui ajoute à la mélancolie de mon retour.

Et voici que le hasard me ramène dans ce réduit qui fut mon «musée» d'enfant,--une chambrette dont je ne songe pour ainsi dire jamais plus à ouvrir la porte, mais que je laisse subsister comme lieu de souvenir; les pauvres choses, qui me firent jadis tant songer à des pays lointains, s'y dessèchent et s'y émiettent dans leurs petites vitrines, comme des momies à l'abandon dans leur hypogée.

On y sent une odeur vieillotte de camphre, d'oiseaux empaillés, de je ne sais quoi de mort, et il y fait triste, ce soir, indiciblement... J'ouvre la fenêtre... Mais je crois que tout y est plus lugubre, au contraire, quand j'y ai fait pénétrer les rayons d'un soleil de soir d'octobre... Ah! une guêpe y est entrée en même temps... Oui, je me rappelle qu'autrefois il y venait aussi beaucoup de guêpes, car ce cabinet donne sur des jardins, de vieux jardins de province un peu trop enclos, mais dont les murs sont tapissés de vignes et de rosiers...

J'y pense tout à coup; ce numéro suranné d'une revue coloniale contenant les images qui furent les premières à me révéler les ruines d'Angkor, il doit être toujours là, derrière un rideau. Comment donc n'ai-je pas eu l'idée de le chercher à mon retour d'Extrême-Asie? Je vais tenter de le trouver, dans ce recoin, sous la poussière déposée comme une impalpable cendre.

Elle fut certainement décisive, l'influence qu'exerça ce musée sur l'orientation de ma vie. Il en va de même pour la plupart des hommes, simples jouets de leurs impressions initiales; des riens, longuement regardés au premier âge, suffisent pour infléchir, dans un sens ou dans un autre, toute la suite de leur destinée. Et ce soir--est-ce parce que je ne l'ai pas revu depuis de longs mois, ce minuscule musée--pour un peu ses sortilèges agiraient encore; les pauvres choses de ses étagères me donneraient presque l'inquiétude et le frisson de pays inconnus, vers lesquels m'évader et courir... Quel mouvement puéril! Mais c'est fini, tout cela; de l'inconnu, il n'en existe plus, et j'ai vidé la coupe des aventures!... Derrière cette vitre, tel oiseau éclatant qui me faisait rêver des «colonies», mais j'ai erré au plus impénétrable des forêts qu'il habita. Telle humble calebasse aux dessins barbares, que je considérais comme une précieuse curiosité; mais j'ai vécu parmi les noirs Yoloffs qui excellent à les graver ainsi, à l'ombre de leurs toits de roseaux, devant leurs horizons de sables. Telle pagaie accrochée contre le mur et qui évoquait pour moi les «sauvages des îles», mais les Polynésiens m'ont appris à manœuvrer les pareilles, en camaraderie avec eux, dans leurs pirogues balancées sur les houles du Grand Océan... Alors, vraiment, ce n'était que ça, le monde? Ce n'était que ça, la vie?...

Ah! j'ai retrouvé le numéro de la revue coloniale, révélateur d'Angkor. Sur le papier jauni, les images, combien elles sont imparfaites et maladroites, auprès des belles illustrations que l'on fait de nos jours; c'est qu'elles datent déjà d'un demi-siècle, hélas! Elles sont très fidèles cependant et voici bien les hauts donjons à silhouette de tiare, que maintenant j'ai contemplés en réalité, au soleil tropical ou sous les nuées des orages de là-bas. Dès que j'ai revu les si modestes gravures, tout de suite, bien entendu, les impressions de la première fois se représentent en foule à ma mémoire; même ces phrases emphatiques d'Ecclésiaste qui avaient chanté alors dans ma tête d'enfant, je les retrouve comme si elles étaient d'hier: «J'ai tout essayé, tout éprouvé... Au fond des forêts du Siam, j'ai vu l'étoile du soir se lever sur les ruines de la mystérieuse Angkor...»

Eh! Mais c'est aujourd'hui ce morne retour au foyer dont j'avais eu le pressentiment si net, le retour suprême, avec une âme très lasse et des cheveux blanchissants! Il n'y a pas d'illusion à se faire, c'est aujourd'hui, et le cycle de ma vie est clos...

Des guêpes encore viennent d'entrer, et des mouches bourdonnantes; devant les petites vitrines scellées et les petites choses mortes, elles décrivent leurs courbes folles; l'époque est proche cependant où elles vont s'endormir ou mourir; mais c'est par esprit de tradition elles aussi, sans doute, qu'elles ont tenu à reparaître gaiement dans ce lieu si longtemps fermé où elles avaient l'habitude, autrefois, de danser leurs rondes en ma compagnie. Les moindres bestioles, on le sait, refont éternellement les mêmes choses aux mêmes places, ainsi que les moindres mousses ou fleurettes sauvages revivent pendant des siècles dans le même coin des bois.

Pour feuilleter la vénérable revue démodée, je me suis assis près de la fenêtre ouverte. Le soleil de fin octobre s'abaisse sur cette plaine de l'Aunis que j'aperçois par-dessus les toitures proches et les remparts. A l'horizon extrême, il y a encore ces mêmes bois qui voisinent avec ceux de la Limoise et dont la ligne de contours n'a pas été changée. Dans le lointain des prairies, la Charente dessine sa mince traînée qui brille,--et jadis elle représentait pour moi la porte de l'inconnu, cette rivière par où les navires s'en allaient aux pays exotiques, aux «colonies»; mais où donc me mènerait-elle à présent, vers quels Océans que je n'aie pas explorés?... Dans la revue posée sur mes genoux, je découvre des images qui ne m'avaient pas frappé ou dont j'avais perdu le souvenir: voici bien le grand masque de Brahma, avec son expression moqueuse, tel qu'il m'apparut un soir dans la forêt d'ombre, multiplié d'une façon effarante et me regardant du haut des Tours à quatre visages; je ne me doutais pas qu'il fût resté tant d'années à me guetter ici, sur une étagère poudreuse, parmi les bibelots intimes de mon enfance. Sur la page que je tourne ensuite, voici trois Apsâras des bas-reliefs, avec leurs gorges rondes copiées sur des modèles qui palpitaient il y a mille ans; elles me ramènent à l'esprit le ballet des rois de Pnom-Penh qui fut comme l'apothéose terminant mon pèlerinage: tout un scintillement d'or, de couleur et de lumière à peine possible à concevoir ici, au milieu de ce cadre apaisé d'une arrière-saison en ma province natale, pendant que volent autour de moi les dernières guêpes d'un été. Mes yeux distraits vont des feuillets que je parcours à l'horizon, doré en tristesse par ce soleil couchant. Si rien n'a changé dans mon musée d'autrefois, tout également est resté pareil dans ces quartiers de ma ville de plus en plus désuète, d'où la vie maritime peu à peu se retire: les mêmes pans de murs, garnis des mêmes jasmins et des mêmes lierres, les mêmes toits en tuiles romaines jaunis par la rouille du temps, les mêmes cheminées dont je reconnais si bien tous les profils sur le ciel de cette fin d'une journée d'automne. Les arbres des jardins, qui étaient déjà vieux quand je commençais la vie, n'ont pas sensiblement vieilli depuis. Les grands ormeaux des remparts, qui étaient déjà séculaires, sont là toujours, formant une aussi magnifique ceinture avec leurs mêmes cimes vertes.5 Et quand tout s'est conservé immuable dans les entours, comment imaginer, admettre que l'on est soi-même non loin de finir, tout simplement parce que l'on atteindra bientôt le nombre d'années compté sans merci à la moyenne des existences! Mon Dieu, finir, quand on ne sent rien en soi qui ait changé, et que le même élan vous emporterait vers l'aventure, vers l'inconnu s'il en restait quelque part! Est-ce possible, hélas! devant cet humble mais immuable décor qui devrait pourtant, à ce qu'il semble, vous envelopper d'une protection, vous imprégner un peu de sa faculté de durer, devant tout cela qui si aisément s'éternise, avoir été un enfant pour qui le monde va s'ouvrir, avoir été celui qui vivra, et ne plus être que celui qui a vécu!...

Note 5: (retour) Bien entendu, un conseil de pauvres petits édiles, pour se conformer au mot d'ordre des nouvelles couches, vient de voter stupidement leur destruction.

Et cependant, de cette vie si brève, éparpillée par toute la terre, j'aurai retiré quelque chose, une sorte d'enseignement qui ne suffit pas encore, mais qui est déjà pour apporter une ébauche de sérénité. Tant de lieux d'adoration éperdue que j'ai rencontrés sur ma route et qui répondent chacun à une forme particulière de l'angoisse humaine, tant de pagodes, de mosquées, de cathédrales, où la même prière s'élève du fond des âmes les plus diverses! Tout cela ne m'a pas fait entrevoir seulement cette demi-preuve si froide de l'existence d'un Dieu que l'on indiquait dans les cours de philosophie de ma jeunesse, et qui est du rabâchage aujourd'hui: «la preuve par le consentement unanime des peuples». Non, mais ce qui importe infiniment plus, c'est qu'un tel ensemble de supplications, de larmes brûlantes, implique la confiance presque universelle que ce Dieu ne saurait être qu'un Dieu de pitié. Oh! certes, je ne prétends nullement dire là une chose un peu neuve; je ne veux que joindre, à tant de milliers d'autres témoignages, le mien, parce qu'il est attendu peut-être par quelques-uns de mes frères. A mesure que les siècles s'accumulaient sur l'humanité, les dieux si farouches qu'elle avait d'abord imaginés au sortir de sa nuit originelle ont graduellement fait place à des conceptions plus douces, moins grossières et, sans doute, moins inexactes. A mesure que la pitié des uns pour les autres, la fraternelle pitié prêchée par Bouddha et par Jésus, faisait son chemin dans nos âmes aux tendances plutôt féroces, la notion se fortifiait en nous qu'il devait y avoir quelque part une Pitié suprême pour entendre nos cris,--et alors les sanctuaires devenaient de plus en plus des lieux de supplications et de pleurs. Dans les mosquées de l'Islam, depuis le Moghreb jusqu'à la Mecque, tous les jours des hommes innombrables, le front battant la terre, font appel à la Miséricorde d'Allah! Le jaloux et sombre Jéhovah des Hébreux s'est effacé devant le Christ,--et j'ai vu le Saint-Sépulcre qui est bien le lieu du monde où s'entendent le plus de confiants sanglots. Même à Angkor, des statues bouddhiques, au sourire de pardon, se sont assises devant les quatre portes de la cella murée où des hommes d'il y a déjà plus de mille ans avaient senti qu'il fallait cacher le Dieu trop terrible de leurs premières théogonies. La souveraine Pitié, j'incline de plus en plus à y croire et à lui tendre les bras, parce que j'ai trop souffert, sous tous les ciels, au milieu des enchantements ou de l'horreur, et trop vu souffrir, trop vu pleurer et trop vu prier. Malgré les fluctuations, les vicissitudes, malgré les révoltes causées par des dogmes étroits et des formules exclusives, l'existence de cette Pitié suprême, on la sent plus que jamais s'affirmer universellement dans les âmes hautes qui s'éclairent à toutes les grandes lueurs nouvelles6. De nos jours, il y a bien, c'est vrai, cette lie des demi-intelligences, des quarts d'instruction, que l'actuel régime social fait remonter à la surface et qui, au nom de la science, se rue sans comprendre vers le matérialisme le plus imbécile; mais, dans l'évolution continue, le règne de si pauvres êtres ne marquera qu'un négligeable épisode de marche en arrière. La Pitié suprême vers laquelle se tendent nos mains de désespérés, il faut qu'elle existe, quelque nom qu'on lui donne; il faut qu'elle soit là, capable d'entendre, au moment des séparations de la mort, notre clameur d'infinie détresse, sans quoi la Création, à laquelle on ne peut raisonnablement plus accorder l'inconscience comme excuse, deviendrait une cruauté par trop inadmissible à force d'être odieuse et à force d'être lâche.

Note 6: (retour) En France, notre admirable Bergson qui vient de culbuter le déterminisme; en Amérique, William James et les disciples qui le continuent; aux Indes, quelques sages de Bénarès et d'Hadyar. Les uns par l'irréfutable raisonnement, les autres par l'observation merveilleuse, tous aujourd'hui en viennent peu à peu à consolider ces espoirs que nos ancêtres, sans autant chercher, savaient trouver si bien et si naturellement derrière les symboles des religions intuitives.

Et, de mes pèlerinages sans nombre, les futiles ou les graves, ce faible argument si peu nouveau est encore tout ce que j'ai rapporté qui vaille.

FIN

E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY--1452-1-12.



Chargement de la publicité...