Une fête de Noël sous Jacques Cartier
CHAPITRE CINQUIÈME
UN NOËL BRETON
Quel beau Noël! Quel vrai Noël! Drame, acteurs, décors, superbes, superbes, superbes! Comme ce spectacle rafraîchit le sang! Une féerie quoi!
C'était mon cicerone, Charles Honoré Laverdière, qui déclamait ainsi ces paroles incroyables. Il s'oubliait, dans son enthousiasme, jusqu'à battre des mains, comme si la représentation eût encore marché devant lui et que les personnages fussent demeurés en scène.
Cette joie, stupide à mon sens, m'irrita.--Eh! monsieur, lui criai-je.
Mais la gaieté tapageuse de mon compagnon de route m'avait tellement aigri le caractère et agacé les nerfs que je demeurai sottement là, bouche bée, à le regarder de la plus idiote façon, ne trouvant rien à lui dire. Il continuait de marcher avec cette allure vive et pétulante, ce pas allègre et joyeux que nous avons tous quand le coeur, l'âme et la conscience chantent en nous-même à voix égales.
Tout à coup Laverdière fit volte-face, et, marchant sur moi: Ça donc, dit-il, il ne vous amuse pas mon Noël?
Je m'en veux, monsieur l'abbé, je m'en veux! Il est si gai votre Noël! Parole! je voudrais être croque-mort, revenant; fossoyeur, pour en raffoler à mon aise et vous rendre justice!
Gai! Gai! s'écria l'historien avec colère, ils en veulent tous des Noëls gais, lui comme les autres! C'est encore moins de l'imagination que de l'enfantillage! Rire, chanter, manger et boire! Eh! pourraient-ils jamais célébrer autrement la solennité des fêtes chrétiennes? C'est leur ignoble et seule façon de traduire les joies de l'esprit en plaisirs de chair. Jeune homme, jeune homme, vous ne connaissez pas la vie si vous croyez que Noël soit un jour nécessairement heureux, un jour férié où personne n'ait faim, personne n'ait soif, personne ne souffre, personne ne meurt.
Rappelez-vous donc le crucifix de Dom Anthoine. Voilà pour l'homme une saisissante image de la vie. La croix! Le crucifié en descend-il, au jour de Noël, pour se reposer dans sa Crèche?--S'en détache-t-il, à l'Ascension, pour remonter au ciel? A Pâques enfin, n'est-ce pas la croix du Vendredi-Saint avec son crucifié qui rayonne aux splendeurs de la résurrection?--Il est toujours cloué! Voilà le dernier mot de la vie! et la dernière raison de l'aumônier!
Ah! ne m'accusez pas de vouloir exagérer, par tristesse de caractère, la mélancolie de ce noël historique, hélas déjà trop lugubre. Vous me reprochez aujourd'hui de charger les couleurs; la Providence assombrira davantage le Noël de 1635. Oui, frère, dans cent ans d'ici, à la même heure, à pareil jour, tout comme elle emporte aujourd'hui le petit matelot découvreur sur les caravelles de Jacques Cartier, la Mort viendra chercher, au Château des Gouverneurs Français, Samuel de Champlain, le père de la Nouvelle France.131 Oseriez-vous comparer la douleur de l'équipage au deuil de la Colonie?132
Note 131: Samuel de Champlain mourut à Québec le 25 décembre 1635.
Note 132: Parlerai-je des Noëls passés à l'Ile de sable (25 Décembre 1598,1599, 1600, 1601, et 1602) de ces Noëls du désespoir que les bandits du Marquis de la Roche, les abandonnés de Chédotel, célébraient, à leur abominable façon, par le meurtre et le blasphème? L'intérêt de ce fait historique est petit et l'estime qu'on en peut avoir encore moindre. Is se réduit à une curiosité de la mémoire pour qui étudie l'Histoire du Canada. Lescarbot raconte qu'en 1598 le Marquis de la Roche s'embarqua avec environ 60 hommes, et n'ayant pas encore reconnu le pays, fit descente à l'Isle de sable. Il les quitta dans le dessein de les rejoindre aussitôt qu'il aurait trouvé en Acadie un lieu propice à l'établissement d'une colonie. Mais les tempêtes rompirent toutes ses mesures et il se vit obligé de repasser la mer abandonnant ses gens au hasard. Ils demeurèrent cinq ans retenus dans la dite Il, se mutinèrent et se coupèrent la gorge, en bandits qu'ils étaient. Henri IV, étant à Rouen, commanda à Chédotel, ou Chef-d'hostel d'aller recueillir ces pauvres diables. Ce qu'il fit. De cinquante hommes qu'ils étaient, l'ancien pilote de l'expédition de 1598 n'en ramena que onze. Le roi se les fit présenter dans leurs habits de peaux de loups-marins, leur fit grâce de toutes les condamnations qui pesaient sur eux et fit remettre à chacun d'eux cinquante écus. Les Régistres d'Audience du Parlement de Rouen, année 1603, nous ont conservé leurs noms: Jacques Simon dit la Rivière, Olivier Delin, Michel Heulin, Robert Piquet, Mathurin Saint Gilles, Gilles de Bultel, Jacques Simoneau, François Prevostel, Loys Deschamps, Geoffroy Viret et François Delestre.
Serez-vous encore étonné, et trouverez-vous étrange l'Église Catholique que chante le De profundis aux grandes vêpres de la Nativité? De profundis, De profundis Eh! eh! ce n'est pas, comme vous le dites, absolument gai; il n'en demeure pas moins cependant un psaume historique, et de caractère absolument humain. De profundis voilà bien le propre des joies de ce monde: de la tristesse mise en musique!
A ce moment nous rejoignîmes nos compagnons de marche qui jusque là nous avaient précédés d'assez loin sur la rivière. Non point que la conversation animée de mon interlocuteur nous eût fait hâter le pas à notre insu: tout simplement les gars de St-Malo s'étaient arrêtés. Je m'expliquais peu cette halte, car demeurés et demeurant invisibles à leurs yeux, elle n'était point faite évidemment pour nous attendre. L'attitude de leur groupe me frappa. Ils regardaient tous dans le ciel, au nord de l'horizon, et se montraient alternativement quelque chose avec de grands gestes de mains et de bras.
Ça le point du jour? s'écriait Le Breton Bastille, mais l'aurore ne se lève pas au pôle!
Et cependant il revêtait bien une lueur d'aube ce brouillard de lumière vague, incertaine, aux blancheurs lactées comme la tache agrandie d'une nébuleuse énorme, poudrée comme elle d'étoiles microscopiques et dont les scintillements pleureurs rappelaient un essaim de vers luisants, dansant la farandole à travers la buée d'un marais. Ce nuage phosphorescent, diaphane, montait lentement sur l'horizon à une hauteur atteignant dix degrés, et son contour, rigoureusement incliné en arc de cercle, faisait croire à L'ombre prochaine de quelque astre inconnu, immédiatement voisin de la terre, et qui marchait sur elle avec une vitesse effroyable.
Soudain, la nue se frangea d'une lumière éclatante: on eût dit un gigantesque éventail s'ouvrant tout à coup aux doigts magiques d'une sultane, d'une odalisque, exilée par la beauté jalouse de quelque aimée rivale et déployant, pour se mieux rappeler l'Orient et le Pays du Soleil, cet éventail merveilleux, incrusté, comme un diadème, non plus de rubis et de saphirs, mais de milliards d'étoiles pailleté de constellations et ruisselant la lumière électrique par toutes ses lames.
Un cri d'admiration, une clameur magnifique de surprise et d'ensemble s'échappa de toutes les poitrines: L'aurore boréale!
Et véritablement son spectacle était merveilleux. La peinture, la photographie même, eussent été impuissantes à fixer la magique splendeur de ce phénomène, l'un des plus beaux, l'un des plus stupéfiants que la Nature sache offrir aux regards éblouis de l'homme.
Plus l'émission de la lumière polaire se faisait intense, et plus vifs se coloraient les rayons électromagnétiques lancés comme des flèches, à de prodigieuses hauteurs sidérales et qui frappaient le zénith comme une cible. Des figures bizarres, apparues Tout à coup dans le firmament, disparaissaient de même, pour se reformer encore, capricieuses, fantastiques, imprévues, avec la vitesse instantanée de la foudre, et consterner par leur féerie les rêves les plus extravagants de l'imagination. Quelquefois le grand arc étincelant paraissait agité par une sorte d'effervescence comparable au dégagement des bulles d'air à la surface d'un liquide que entre en ébullition; autres fois les lueurs palpitantes de l'aurore boréale imageaient bien pour l'oeil ces battements précipités du coeur dans la poitrine, à la suite des violentes émotions de la colère ou de la peur; quelquefois encore le grand arc lumineux variant à l'infini d'éclat, de nuances et de formes, semblait grelotter de froid. Ses frissonnantes vibrations de lumière, longtemps et fixement regardées, finissaient par apporter à l'oreille d'étranges et lointaines harmonies. Autres fois enfin, d'innombrables rayons, réunis en faisceaux, s'élevaient simultanément è divers points de l'horizon. Ils y demeuraient fixes comme des panoplies gigantesques formées de colossales armures, suspendues aux murailles inaccessibles du firmament. Ainsi le plus grand des dieux scandinaves, le formidable Roi du Nord, Odin, le Père du Monde, devait-il attacher aux colonnes de son palais ses trophées de dépouilles opimes, quand il recevait au Valhalla les âmes des braves morts dans les batailles. C'était véritablement en la présence d'une telle vision qu'Ossian, le prince des bardes d'Écosse, avait chanté ses poésies: car maintenant j'appréciais, à la grandeur, l'enthousiasme de sa lyre.
Nous demeurâmes longtemps immobiles, silencieux, à contempler avec un ravissement d'extase l'intraduisible beauté de ce spectacle.
J'ai beaucoup voyagé, dit Le Breton Bastille, et j'ai vu bien des aurores polaires, en Suède, en Norvège, en Islande; mais, parole de marin, elles ne valaient pas celle-ci.
On dit, remarqua naïvement Eustache Grossin, que les aurores boréales sont des esprits qui se disputent et se combattent dans le ciel. Est-ce vrai?
Le pilote de l'Emérillon eut une belle expression de nonne scandalisée.
Prenez garde! s'écria-t-il avec un sérieux de prophète, c'est un péché grave de croire aux légendes païennes. Celle-ci nous vient des gens de la Sibérie. C'était, en effet, une superstition commune à plusieurs autres peuples du nord de l'Europe, mais autrefois, avant l'Évangile. A propos, savez-vous ce que pensent les pêcheurs du Groënland des aurores boréales?
Ça peut-il se savoir sans péché? demanda le malicieux Eustache, reprenant l'offensive.
D'après les Groënlandais, continua Bastille, sans paraître ému de la plaisanterie, les aurores boréales seraient produites par les âmes des morts qui viennent à la surface du ciel revoir sur la terre les patries qu'elles ont aimées. Légende pour légende, je choisirais celle des Groënlandais, s'il m'en fallait accepter une. Je la crois juste; elle est trop belle d'ailleurs pour n'être pas chrétienne. Elle nous suggère à tous une consolante et salutaire pensée.
Je ne vois pas bien la raison de cette préférence insinua narquoisement Grossin, lequel évidemment poussait à la querelle. Votre superstition nous vient des Esquimaux, des païens, des idolâtres tout comme vos gens de Sibérie. Prenez garde au péché grave.
Les Esquimaux, riposta Le Breton Bastille, les Esquimaux sont trop abêtis pour imaginer une aussi gracieuse légende. C'est une tradition venue d'hommes baptisés qu leur ont transmise les pêcheurs danois, suédois, norvégiens, ou bien encore les aventuriers d'Islande. Il n'y a pas trente ans d'ailleurs que les missionnaires catholiques se sont éloignés de cette terre de désolation, condamnée, livrée sans retour aux glaces éternelles.133
Note 133: "Encore aujourd'hui une peuplade de Sibérie, les Tongouta, prétendent que les aurores boréales sont des esprits qui se querellent et se combattent dans l'air." Dictionnaire de Boscherelle, au mot "aurore" page 291.
Le Groënland (green land)(terre verte) ainsi nommé à cause de son aspect verdoyant fut découvert par l'Islandais Eric Randa en 982. La colonie qu'il y fonda disparut en 1406.
Quel dommage! soupira De Goyelle; si Jean Alfonse était avec nous, comme il expliquerait bien ces grandes lumières!
Je demandai à Laverdière quel était ce Jean Alphonse, et le maître-ès-arts me répondit qu'il n'était autre que le fameux Jean Alphonse de Xantoigne, ou bien encore Jean Alfonse le Saintongeois, celui-là même qui devait commander, sept ans plus tard, en qualité de premier pilote, l'expédition du Sieur de Roberval, l'auteur du ROUTIER célèbre de 1542 où est représenté le cours du fleuve St-Laurent, depuis le Détroit de Belle-Isle jusques au Fort de France-Roy, au Canada.
Tu as raison, camarade, répartit Guillaume Le Breton Bastille, c'est un grand voyageur. Il est allé si loin vers la terre du Nord, que le jour lui a duré trois mois comptés par la réverbération du soleil!134
Les compagnons de mer, tous gens avides de merveilleux, poussèrent un grand cri d'admiration et firent cercle autour du maistre de la galiote, pour mieux entendre raconter les fabuleuses aventures de l'homme de Cognac.135
Note 134: "Toutesfois j'ay esté en ung lieu là où le jour m'a duré trois moys comptez par la reverberation du soleil, et n'ay pas voulu attendre davantage de craincte que la nuict me surprint." Cosmographie de Jean Alfonse.--Voir Les Découvertes Françaises et la Révolution Maritime du 14ième au 16ième siècle par Pierre Margry--V. L'Hydrographie d'un Découvreur du canada et les Pilotes de Pantagruel, page 317.
Note 135: Jean Alfonse naquit au pays de Saintonge, près de la ville de Cognac.--Pays ici est l'équivalent de bourg, d'après le mot latin pagus. Saint-Onge est du canton de Segonzac. Pierre Margry: Découvertes Françaises, page 226.
En vérité, continua Le Breton Bastille, en vérité, c'est un vieux loups, un gaillard d'avant, un hardi de la mâture. Voilà quarante ans qu'il navigue trois océans. A lui seul, dans sa galiasse, il a plus couru l'Atlantique que toutes les caravelles de la Bretagne ensemble! Per jou! mes gars, il fait honneur à la marine de France! Or, parlons-en.
Autres fois Jean Alphonse passa en Angleterre. Il y vit des arbres étranges, verdoyant au printemps comme les nôtres, mais qui, l'automne venu, opéraient miracles. Car leurs feuilles se changeaient tout à coup en poissons et tout à coup en oiseaux, suivant qu'elles tombaient à la surface de l'eau, dans les rivières, ou bien à la surface du sol, dans les terres labourées, au gré du vent. 136
Autres fois Jean Alfonse naviguant les mers d'Asie, retrouva à Babylone... devinez quoi, chers amis! Les pommes du Paradis Terrestre, marquées chacune, au dedans de leur chair, à la figure d'un crucifix! 137
A ce mot grave de crucifix les compagnons mariniers si signèrent dévotement, comme à l'église, quand le prédicateur nommait Notre Seigneur au sermon.
Autres fois Jean Alfonse a vu, bien loin, là-bas, au delà de l'Équinoxial, 138 des hommes à visage de chiens, et d'autres à pieds de chèvres; d'autres borgnes en cyclopes, n'ayant qu'un oeil au milieu du front, et d'autres muets comme des figures de navires, qui couraient plus vite que lévriers et ne mangeaient que des couleuvres et des lézards.
Note 136: "En cette terre (Angleterre) y a une manière d'arbres que quand la feuille d'iceulx tombe en l'eaue se convertist en poisson, et si elle tombe sur la terre se convertit en oyseau." Cosmographie de Jean Alfonse: Découvertes Françaises etc. Pierre Margry, page 236.
Note 137: Pommes de paradis en Babylone "dans lesquelles quand on les sépare en chacune partie apparait la figure de crucifix." Cosmographie de Jean Alfonse: Découvertes Françaises etc. Pierre Margry, page 236.
Note 138: "Hommes qui sont au delà de l'équinoxial (l'équateur) à qui la teste et le corps c'est tout ung, sans cou ni fasson de teste, d'autres ont qui ont le visaige d'un chien et la teste d'un homme, et aultres qui ont pieds de chèvres et aultres qui n'ont qu'un oeil au front, et d'aultres qui ne parlent point et courent aultant que levriers, et ceulx-ci ne mangent que couloeuvres et leizars." Cosmographie de Jean Alfonse: Découvertes Françaises etc. Pierre Margry, pages 236 et 237.
Les petits enfants qui écoutent raconter Chat Botté, Barbe Bleue, Cendrillon, Peau d'Ane, n'ouvrent pas mieux la bouche que les auditeurs ébahis de l'incomparable Guillaume Le Breton Bastille. Je ne dis rien des yeux, démesurément écarquillés, u peu plus même que ceux du Loup quand il avala la mère-grand de Chaperon Rouge!
Mais le beau de l'histoire était que le maître du galion, se grisant à son propre verbiage, croyait, plus que tous les autres ensembles, aux blagues énormes qu'il débitait.
Un autre sujet comique d'observation était la complaisance manifeste du glorieux Bastille s'écoutant parler devant la béate assistance, et ramenant é lui la meilleure part dans l'admiration naïve de ses auditeurs pour les aventures du Saintongeois.
Quel homme! mes enfants, quel homme! s'exclamait Le Breton, avec un renouveau d'éloquence paternelle. Il explique la pluie, il a vu des phénix, la fontaine de Jouvence, la source de Rascose, il a trouvé des agates et des pierres d'hyènes; en Écosse on lui a montré, oui, mes très chers enfants, on lui a montré en Écosse le véritable trou de Saint Patrice139 que l'on dit être un purgatoire!
Ah!
Note 139: Pour le détail et l'explication de ces merveilles imaginaires, lire la Cosmographie de Jean Alfonse telle que reproduite par Pierre Margry dans on bel ouvrage des Découvertes Françaises--librairie Tross, édition de 1867, pages 235 à 238.
"Nous trouverons en Écosse ce même homme (Jean Alfonse) en face d'une autre merveille que les écrivains placent en Irlande, dans une des îles du lac de Derg, le trou de Saint Patris que l'on dit estre un purgatoire. Quoiqu'on ait beaucoup parlé et qu'il y ait même des poëmes à ce sujet, Jean Alfonse ne sait comment on descend dans ce trou, car ainsi que dient aulcuns, c'est secret de Dieu dont il ne se fault trop enquérir." Margry: Découvertes Françaises, page 235.
M'est avis que Jean Alfonse s'inquiète à contre sens à propos de ce purgatoire; la difficulté n'est pas d'y entrer... mais d'en sortir.
Laverdière riait aux larmes et aussi moi. Mais si vous croyez que les compagnons de mer n'étaient pas sérieux et que l'illustre et incomparable Guillaume Le Breton Bastille n'était pas grave, mes lecteurs, vous vous trompez moult.
Incontestablement, un homme qui avait vu le Purgatoire en Écosse, avec le trou Saint Patrice pardessus le marché, était plus qu'en mesure de s'expliquer, comme d'expliquer aux autres, une foule de choses y compris les aurores boréales.
Aussi, mieux peut-être encore que les gentilshommes, compagnons mariniers et charpentiers de navires, je compris tout ce que nous faisait perdre, en cette circonstance, l'absence du fameux Jean Alfonse.
Bastille essaya d'y suppléer par une interprétation personnelle, beaucoup plus religieuse que scientifique, ce qui était le caractère propre de l'instruction au moyen-âge. J'avoir qu'elle me parut ingénieuse, bien trouvée, aussi belle que touchante chez cet homme qui n'avait eu qu'un petit catéchisme pour seul livre d'études.
Avez-vous remarqué, continua le pilote de l'Emérillon, avez-vous remarqué combien cette lumière est douce et paisible? Je ne crois pas qu'elle appartienne au soleil.--Une idée me vient, nous sommes aux premières heures du jour de Noël, cette clarté ne serait-elle pas un reflet de l'autre grande lumière que les Bergers de Bethléem aperçurent à la naissance du Sauveur?
Les physionomies expressives des matelots bretons s'éclairèrent d'un beau sourire, et je compris, à leurs regards d'admiration fervente, combien la pensée du maître de la nef traduisait avec bonheur leurs propres sentiments.
Eh bien! me dit Laverdière, à qui revient, selon vous, la meilleure part de poésie dans la contemplation de ce spectacle: à la candide simplicité de ces âmes croyantes ou à la suffisance orgueilleuse d'un bel esprit cultivé? Et vous même, mon excellent ami, ne donneriez-vous pas toute la creuse satisfaction de vanité que vous pourrait obtenir la démonstration savante de ce phénomène d'électricité atmosphérique, contre le sentiment délicieusement chrétien de ces matelots naïfs cherchant dans les allégories religieuses la raison de tous les prodiges, et se prouvant à eux-mêmes leurs causes les plus mystérieuses de leur vérité par l'émotion de leur foi vive?
Je m'étonne même que ces extatiques ne finissent point par s'imaginer entendre chanter les anges: Gloire à Dieu au-dessus des plus hautes étoiles! Cela verserait bien dans leur rêve!
Rappelez-vous les paroles de l'Évangile de ce grand jour. Et claritas Dei circumfulsit illos. Savez-vous que ce serait une idée capitale que d'illustrer, de paraphraser avec une gravure d'aurore boréale, le sens divin de ces cinq petits mots latins-là. Le superbe canevas pour un artiste! Je ne sache pas de glossateur qui sût apporter au texte un plus éblouissant commentaire. Je m'étonne que les imagiers célèbres de notre époque n'en aient pas fait encore leur profit. Et dire que cette idée de peintres s'en est allée nicher dans une tête de matelot! J'avoue que de prime abord cette singularité frappe l'imagination; mais elle cesse de nous paraître étrange devant un peu de réflexion. Les pensées heureuses, voyez-vous, font comme les oiseaux, elles ne choisissent pas leur arbre pour chanter. Elles ne demandent que du silence et du soleil. La Providence inspire souvent l'âme naïve d'un berger plutôt que l'intelligence hautaine d'un penseur.
Quels hommes de Foi! s'écriait Laverdière avec admiration. Tous les mêmes, ces découvreurs; depuis Colomb jusqu'à Champlain, l'idée du ciel les hante. Ils voient le Paradis partout et le premier toujours, au bout du monde comme à la fin de la vie. Ils en cherchent le chemin dans toutes leurs hardies découvertes; la route même de la Chine n'est qu'un prétexte pour retrouver celui-là.
Le Paradis! voilà pour ces croyants la Terre Promise par excellence, une terre que les vigies de leurs caravelles signalent avant les îles merveilleuses et les continents richissimes du Nouveau Monde. Aux yeux de ces visionnaires la Mort est un horizon, l'Éternité un rivage.140
Note 140: Lors de son troisième voyage (1498-1500) Christophe Colomb poussant plus loin son erreur...(celle de prendre l'Amérique pour l'Asie)--erreur qui se complique alors d'autres rêveries du moyen-âge, pense en son âme et conscience qu'il était près du Paradis. Les cosmographes du moyen-âge, Saint Isidore, Béda, le maître de l'histoire scolastique, saint Ambroise, Scott, et les autres savants théologiens plaçaient tous le Paradis à la fin de l'Orient et en faisant dériver les quatre grands fleuves de la terre. L'abondance des eaux et tout ce qu'il voyait lui paraissait des indices de ce lieu où il ne croyait pas toutefois qu'on put arriver autrement que par la permission expresse de Dieu. Pierre Margry: Découvertes Françaises, page 172.
Et cependant, comme ils commandent à d'ignares et superstitieux équipages! Quelles tortures morales, quels supplices physiques n'ont-ils pas infligés à Christophe Colomb, à Jacques Cartier, à Jean Alphonse! Pour n'en rappeler qu'un exemple, souvenez-vous que les mariniers d'Amerigho Vespucci croyaient inspirés par le Démon les géographes qui déterminaient les longitudes. Ailleurs qu'au bord de leurs propres navires ces illustres capitaines n'auraient pas dit avec un meilleur à propos: Et in tenebris spero lucem?141
Note 141: Beaucoup de marins, au commencement du XVIe siècle, croyaient encore inspirés par un démon ceux qui déterminaient les longitudes, comme l'avait fait en 1501 Amerigho Vespucci, cet homme que sa science fit choisir plus tard, en Espagne, pour grand pilote de la flotte royale. Pierre Margry: Découvertes Françaises, page 258.
Tout à coup une grande lueur sanglante apparut la rive du bois et nous fûmes enveloppés d'un reflet rouge comme des personnages d'une féerie aperçus dans la lumière d'un feu de Bengale.
A distance les tambours battaient aux champs et les trompettes sonnaient une éclatante fanfare.
A l'encontre des prévisions de Laverdière, cette musique, bien loin de compléter le rêve des gars de St-Malo fut pour eux un réveil instantané, un réveil de catastrophe, brusque, violent, brutal, un de ces réveils qui glacent le corps d'un tel froid que l'âme en est elle-même transie jusqu'à la peur.
Les Français laissèrent échapper un grand cri, vous savez le cri des cataleptiques et des somnambules que l'a nommés tout haut par mégarde, et qui s'éveillent tout à coup avec un sursaut formidable. Puis, comme une bande de chevreuils affolés par un feu de carabine, les Malouins s'élancèrent dans la direction du Fort Jacques Cartier.
Il nous fallut bien emboîter ce pas forcené, sous peine de manquer leur trace et les perdre sans retour. Ils marchaient droit devant eux, sur la glace de la rivière, en dehors de tout sentier connu, entrant jusqu'aux hanches dans les bancs de neige, plutôt que de les tourner. Nous filions de l'avant avec une vitesse de yacht voilé en course qu'un vent de tempête emporterait.
Étrange, en vérité, fut le spectacle qui frappa mes regards. A la distance de plus d'un demi-mille, en aval du Fort Jacques Cartier, non pas à la grève, mais sur la glace de la rivière, au centre précis de sa largeur, j'aperçus un immense bûcher flamboyant de la base à la pointe, et tout autour de lui, se tenant par la main, comme dans une ronde, cinquante hommes environ dansant une sarabande effrénée.
Les Français! me dit Laverdière.
Et comme j'hésitais à les reconnaître: Venez, ajouta-t-il, nous allons les identifier.
Je crus un instant, et pour de bon, que la Barbarie avait repris ces hommes civilisés, tant la joie qui les possédait manifestait un caractère sauvage. C'était une sauterie hideuse, à cabrioles grotesques, entremêlées de cris féroces et de gambades ressemblant aux rondes infernales des Iroquois autour de leurs prisonniers de guerre liés au poteau de la torture.142
Note 142: Ces retours de la civilisation à la barbarie sont très rares. Ils existent cependant, même dans notre histoire. L'un des plus célèbres est celui rapporté par l'immortel découvreur de la Louisiane. Au mois d'Août de l'année 1680, Cavelier De La Salle, dans son voyage à la recherche de Tonti au pays des Illinois, raconte que les hommes qu'il avait chargés de reconstruire le Griffon et de garder le fort Crève-Coeur, avaient déserté et s'alliant aux sauvages étaient devenus aussi sauvages qu'eux-mêmes. L'historien Parkman dans son magnifique ouvrage: The discovery of the Great West, raconte ainsi ce terrible épisode de la vie tourmentée du découvreur. "La Salle and his men pushed rapidly onward, passed Peoria Laee, and soon reached Fort Crève-Coeur which they found, as they expected, demolished by the deserters. The vessel on the stocks (le nouveau Griffon) was still left entire, though the Iroquois had found means to draw out the iron nails and spikes. On one of the planks were written the words: Nous sommes tous sauvages, ce 19--1680, the works, no doubt, of the knaves who had pillaged and destroyed the fort." Page 195.
Chacun de ces hommes portait un flambeau à la main, celle-ci tenue à la hauteur de la tête. C'était une espèce de torche, grossièrement fabriquée d'écorces de bouleau gommées de résine, comme le prouvaient d'ailleurs, surabondamment, l'odeur âcre de leur rouge fumée et le pétillement de la flamme. Les marins vêtus de peaux de bêtes143 étaient en outre coiffés de fourrures, ce qui leur prêtait, à distance, l'apparence de véritables indiens. Les uns étaient habillés de peaux d'ours grossièrement cousues ensemble avec du fil de caret, d'autres, s'étaient emmitouflés de robes de castors, d'élans, ce caribous, d'originaux, de lynx ou de loups. Les coiffures variaient à l'infini: bonnets de visons, d'écureuils, de blaireaux ou de rats musqués, casques de loutre, de martre, de renard, de lapin, manufacturés à fantaisie à toutes modes possibles ou impossibles. Parole d'honneur! l'on se fût aisèment cru transporté en plein musée d'histoire naturelle, à la section des animaux à fourrure.144
Note 143: Ils (les sauvages) prennent, durant les dites glaces et neiges, une grande quantité de bêtes sauvages, comme daims, cerfs, hours (ours), lièvres, martres, regnards et autres. Voyage de Jacques Cartier, 1535-36 verso du feuillet 31.
Note 144: Il y a un grand nombre de cerfs, daims, ours, et autres bêtes. Il y a force lièvres, connins (lapins), martres, renards, loutres, lyevres (lièvres), écureuils, rats--lesquels sont gros à merveille, et autres sauvagiens. Voyage de Jacques Cartier, 1535-36 verso du feuillet 33, édition 1545.
C'était une réclame vivante, énorme, incomparable, un prodigieux humbug, un puff homérique que se fussent disputés à prix d'or les agents de la Compagnie de la Baie d'Hudson ou les commis voyageurs de la République voisine si... en ce temps-là la Baie d'Hudson eût été découverte et les Yankees mis au monde.
Seulement, à la vue de ces visages pâles, émaciés par l'angoisse, la maladie, la misère, en présence de ces corps frissonnants de froid et de fièvre par tous leurs membres, un sentiment intense de commisération envahissait l'âme entière, faisait oublier aussitôt et le ridicule et l'accoutrement et le grotesque de l'allure pour rappeler plus que cet état de détresse effroyable où se trouvaient réduits les hardis découvreurs du Canada.
Et cependant les charpentiers de navires et les compagnons mariniers criaient avec un éclat de voix et d'allégresse extraordinaires:
"Le jour est fériau.
Na, unau, nau!"
Les matelots se grisaient eux-mêmes, et très vite, à cette clameur enthousiaste. Ils trépignaient de joie, s'embrassaient, lançaient en l'air leurs bonnets de fourrure, exécutaient des moulinets fantastiques avec leurs torches, les secouaient au dessus de leurs têtes, les brandissaient avec de telles saccades que les flambeaux, dans leurs évolutions rapides, pleuvaient Des étincelles comme les grosses pièces d'un feu d'artifice à la féerique apogée de son spectacle.
Je demandai au maître-ès-arts ce que les Bretons voulaient dire avec cet éternel refrain, cette crucifiante ritournelle de "Na, unau, nau!" un véritable aboiement de loup en famine.
Et Laverdière me répondit: C'est un vieux mot druidique, un vieux cri païen, qui veut dire, en bon français et en bon chrétien: Noël! Noël!! Noël!!!
Ça, n'en soyez pas scandalisé. L'idolâtrie s'utilise comme toute autre chose. Rappelez-vous qu'autrefois, aux bons vieux temps du catholicisme, les saints faisaient charrier la pierre des églises par le démon, sans contrat. Cela sauvait du temps, de la main d'oeuvre et du numéraire. Ce fut aussi le diable qui donna le plan de la cathédrale de Cologne; cette fois encore Satan ne fut pas payé: on plaida contre lui en sa qualité d'hérétique. Mais Belzébuth se rattrapa largement et prit sur l'évêque de Cologne, Engelbert, une revanche éclatante. Il joua contre lui les âmes de tous ses ouvriers maçons, et n'en perdit que trois! Que voulez-vous, l'évêque était D'une faiblesse lamentable au brelan. Il s'excusa du mieux qu'il put auprès du bon Dieu, disant que les cartes étaient neuves et que son terrible adversaire trichait à son tour de battre. Mais il ne brûla pas le jeu. Et, depuis lors, dans les couvents, les moines et les esprits malins continuèrent à perdre ou gagner les âmes... des autres! tout ceci est encore moins édifiant qu'authentique!
Et Laverdière riait! De si bon coeur, que je pensais, en l'écoutant, à la gaieté de Colin de Plancy, un railleur aimable, se gaudissant, aussi lui, aux frais et dépens du Moyen-Age.
L'archéologue ajouta: Soyez attentif maintenant; nous allons être témoins de l'un des plus beaux noëls pittoresques et caractéristiques de la vieille France.
C'était, en effet, un spectacle étrange, que la célébration de cette fête historique religieuse, croisée, comme un tissu, de superstitions païennes et de catholiques légendes: solennité merveilleuse par excellence où les mystères de la liturgie druidique alternaient, au cérémonial, avec la pompe du rite chrétien de symboles, la poésie des usages normands, des coutumes provençales et des séculaires traditions bretonnes.
Je vis alors le premier des aumôniers de Jacques Cartier, Dom Guillaume LeBreton, s'avancer tout auprès du feu et lire sur lui,--comme autrefois les exorcistes dur la tête des possédés--l'Évangile de la messe de Noël.
Cela m'étonna fort et j'en demandai la raison à Laverdière.
C'est un feu nouveau, me répondit le maître-ès-arts, et l'usage veut qu'il soit béni.
Et Laverdière me raconta qu'il existait en France, au seizième siècle, dans chacune des chaumières de hameaux une tradition immémoriale prescrivant d'allumer à la lampe du sanctuaire de l'église voisine le feu qui devait consumer la bûche de Noël.
Les Français-Bretons, me dit-il ont suppléé d'autant à l'impossibilité de brûler la tronche de naus dans un feu de rameaux bénis, là-bas, à St-Malo, le jour de la Pâque Fleuries.
Jacques Cartier, Marc Jallobert, Guillaume Le Breton Bastille les ont tous trois apportés de la muraille de leurs demeures aux murailles de leurs navires, comme autant de gardes-bonheur, de talismans chrétiens contre les dangers de la mer et les périlleux hasards de leur entreprise.
C'est une pensée heureuse, n'est-ce pas, et le rapprochement en est poëtiquement trouvé. Je ne lui sais de supérieur dans l'histoire de notre pays, que cet autre ingénieux stratagème des missionnaires jésuites qui plaçaient des vers luisants dans la lampe du sanctuaire trop pauvre hélas! pour brûler toute une nuit devant l'autel du Saint-Sacrement.
C'était un bûcher colossal, mesurant, au bas calcul, vingt pieds de hauteur; une superbe pyramide, ou mieux un cône plein, où entrait évidemment tout le bois d'un chêne. D'habiles espaces avaient été ménagés aux courants d'air, et les interstices multipliés entre les pièces rugueuses étaient profondément calfeutrés d'écorces de bouleau, de brindilles de pins, de branchages rouges de sapins morts, de feuilles sèches, de vieilles étoupes pleines d'huile, de gros paquets de mousse trempées, comme des éponges, de thérebinthe et de goudron. Tout ce cumul de matière inflammables produisait un feu intense. Aux ronflements formidable de la flamme activée par le vent furieux d'une tempête qui commençait à souffler, les bois de chêne, les branches sèches, les écorces torsives, les résines et les noeuds francs répondaient par des explosions de colère et des crépitements d'armes à feu, sonores, serrés soutenus, comme autant de feux croisés de mousqueterie.
"En ce temps-là, disait la belle voix reposée de Dom Guillaume Le Breton, en ce temps-là, César-Auguste rendit un édit pour le dénombrement de ses sujets par toute la terre. Ce premier dénombrement se fit par les soins de Cyrinus, préfet de Syrie. Tous allèrent donc se faire inscrire, chacun dans la ville d'où il était. Et comme Joseph était de la famille et de la maison de David, il sortit de Nazareth, ville de Galilée, et vint en Judée dans une ville de David appelée Bethléem afin de s'y faire enregistrer avec Marie, son épouse, qui était enceinte. Et comme ils y étaient, le terme arriva où elle devait enfanter, et elle enfanta de son fils premier-né; elle l'enveloppa de langes, et le coucha dans une crèche, parce qu'il n'y avait point de place pour eux dans l'hôtellerie. Or, il y avait dans ce pays des bergers qui veillaient pendant la nuit à la garde de leur troupeau. Et voilà qu'un Ange du Seigneur se tint près d'eux, et la lumière de Dieu les environna des ses rayons..."
A ce moment précis où l'aumônier prononçait cette parole de l'Évangile: Et claritas Dei circumfulsit eos, il se produisit un phénomène étonnant de coïncidence. Le bûcher, comme s'il eût été dévoré par un feu intelligent, s'affaissa tout à coup avec une telle recrudescence de chaleur et de lumière que les marins reculèrent et rompirent brusquement leur cercle pour ne pas eux-mêmes être rôtis vifs par le brasier que déferlait sur la glace comme une mer de feu!
Cet événement, conséquence ordinaire d'une cause très naturelle, fut cependant accepté comme un prodige par ces témoins à imaginations vives, ardentes comme leur foi. Aussi, la plupart des matelots spectateurs de cette merveille, crièrent-ils à pierre fendre: "Miracle! Miracle!!"
L'aumônier, et avec lui le Capitaine-Général, les officiers de marine et les gentilshommes firent trois fois le tour du feu. Alors il fut solennellement béni par Dom Guillaume Le Breton.145
Tout aussitôt Jacques Cartier demanda: Où est Benjamin?
Or, il n'y avait pas un seul homme qui s'appelât Benjamin dans les trois équipages et j'en fis de suite la remarque à Laverdière qui me répondit:
Le capitaine découvreur demande quel est le plus jeune matelot de la flottille, car une vieille coutume, particulière à la Bretagne, et universellement respectée en France, veut que le plus jeune enfant de la famille préside à la bénédiction du feu.146
Note 145: "Mais avant de s'asseoir à table on procède à la bénédiction du feu." La Rousse: Grand Dictionnaire, au mot Noël, page 1046.
"Le curé avec son vicaire, ses chantres, ses choristes, sa croix et sa bannière (celle de la paroisse) fait trois fois le tour du feu." Vicomte Walsh: Tableau Poétique des Fêtes Chrétiennes: la St-Jean-Baptiste, page 329, édition de 1850.
"Le 23 (Juin 1646) se fit le feu de la St-Jean, sur les 8 heures et demie du soir: M. le Gouverneur (Montmagny) envoya M. Tronquet pour sçavoir si nous (les jésuites) irions; nous allâmes le trouver, le père Vimont et moi (Jérôme Lalement) dans le fort. Nous allâmes ensemble au feu. M. le Gouverneur l'y suit et lorsqu' l'y mettait je chanté (sic) l'Ut queant laxis et puis l'oraison." Journal des Jésuites, page 53, année 1646--page 89, allée 1647--page 111, année 1648--page 127 année 1649--page 141, année 1650.
"Le 23 (Juin 1666) la solennité du feu de la St-Jean se fit avec toutes les magnificences possibles. Monseigneur l'évesque (Laval) revestu pontificalement avec tout le clergé, nos pères (les jésuites) en surplis, etc., etc. Il (Laval) présenta le flambeau de cire blanche à Monsieur de Tracy (le Gouverneur) qui le lui rend et l'oblige à mettre le feu le premier, etc." Journal des Jésuites, page 345, année 1666.
Comme on le voit, ce récit imaginaire suit, observe, avec une rigoureuse exactitude, le précis de la tradition.
Note 146: Voir Courrier de Paris de L'Univers Illustré, année 1884.
Jacques Cartier dit pour la seconde fois: Où est Benjamin? Et presque aussitôt: Où donc est Philippe?
Ce Philippe qu'il voulait n'était autre que Rougemont.
Jacques Maingard, le maître de la galiote, sortit alors des rangs de l'état-major, s'approcha du Pilote du Roi, et, portant la main à son bonnet de fourrure, répondit simplement:
Devant le bon Dieu, capitaine!
Jacques Cartier eut un tressaut douloureux: le mouvement de surprise instinctif, naturel aux gens bien nés qui blessent par mégarde un sentiment ou un souvenir.
Le précédent, commanda-t-il, avec une voix basse de tristesse.
Rien de précis comme le cérémonial d'un rite superstitieux, car, voyez-vous, la plus légère méprise eût compromis, pour ces crédules Bretons, les chances de l'avenir, provoqué fatalement d'inénarrables catastrophes. Aussi les charpentiers de navires et les compagnons mariniers se consultèrent-ils longtemps avant d'admettre que Robin LeTort était bien le plus jeune marin de la flotille, après Philippe Rougemont.
On lui remit de suite une gourde pleine de vin cuit. Et tout l'équipage s'agenouilla devant le feu.
O feu! s'écria-t-il, réchauffe pendant l'hiver les pieds frileux des petits orphelins et des vieillards infirmes!
O feu! répand ta clarté et ta chaleur chez les pauvres!
O feu! ne dévore jamais l'étaule147 du laboureur ni la barque du marin!
Ainsi prononçant ces paroles séculaires Robin Letort versa la gourde de vin cuit dans les flammes crépitantes du brasier.
Tout à coup cinq hommes, tirant après eux une tabagane pesamment chargée, entrèrent dans le cercle des matelots chantant à pleine voix avec un bel entrain:
Le jour est fériau
Na, unau, nau!148
Note 147: C'est là (devant le foyer, l'âtre) que s'accomplit avant toute choses, la bénédiction du feu. Le plus jeune enfant de la famille s'agenouille devant le feu et prononce ces mots que son père lui a appris: "O feu! réchauffe pendant l'hiver les pieds frileux des orphelins et des vieillards infirmes, répands ta clarté et ta chaleur sur les pauvres et ne dévore jamais l'étaule (l'étable) du laboureur, ni le bateau du marin." En prononçant ces paroles antiques l'enfant verse dans le foyer une goutte de vin cuit. Courrier de Paris de L'Univers Illustré, annèe 18585.
Note 148: Une chose curieuse, c'est qu'en France ces couplets en l'honneur du Christ (les noëls, monuments de la poésie populaire et religieuse) se confondirent avec ceux que l'on chantait à la guillannée (au gui l'an neuf) et qu'il s'opéra ainsi une singulière fusion entre le culte des druides et la religion chrétienne. Le refrain d'un des plus vieux noëls cité par Rabelais, Le jour est périau, Na, unau, nau, reproduit précisément la consonance que, de corruption en corruption, le patois des provinces était arrivé à donner au cri druidique neu, nau et neau, en Poitou, et nei et noë en Bourgogne.
C'était les deux fossoyeurs Jean et Guillaume Legentilhomme, et les trois veilleurs de Rougemont, Jehan Duvert, Guillaume Séquart, Eustache Grossin.
Leur traîneau était évidemment de fabrique indienne, car, sur l'avant, recourbé comme la pince d'un canot d'écorce, il y avait une hideuse tête d'idole grossièrement peinte à l'ocre rouge.149
Note 149: "Ils (les sauvages) appellent leur dieu Cudragny." Voyages de Jacques Cartier, 1534 page 12. Voyages de Jacques Cartier, 1535-36, verso du feuillet 47.
Mais ce qui m'étonna davantage fut l'énorme tronche d'arbre qui chargeait la voiture; à ce point qu'elle paraissait écrasée, encavée dans la glace par la pression accablante du fardeau.
Je vis alors Jacques Cartier, suivi de son état-major, faire gaiement le tour du cercle des compagnons mariniers et charpentiers de navires.
Puis il s'écria d'une voix joyeuse: Eh! bien posons-nous la bûche, enfants?
Et tous de répondre avec enthousiasme: Oui, père grand, promptement, promptement, posons la bûche!
Comme ils parlent! me dit Laverdière. Cela rafraîchit le sang rien qu'à les entendre. Le beau langage de la famille avec son incomparable cordialité. Le matelot qui dit au Capitaine père grand parce qu'à ses yeux l'amiral représente le chef de la maison, l'aïeul, l'ancêtre. Et le Capitaine-Général, le Pilote du Roi, qui dit: comme il parle ce feu de joie avec les mille voix de ses flammes claires et chaudes, claires comme le rire d'une franche et jeune gaieté, chaudes comme l'étreinte d'une vieille et forte sympathie, le feu de joie que se dit à chacun d'eux: Je suis le foyer domestique.
Écoutez encore le galion, le galion qui pend la parole à son tour, et qui dit: Je suis la maison paternelle! Je vous ai suivi dans l'exil, je me suis avec vous arraché du sol natal, je vous ai traversés la Mer et sauvés de la Mort. Aimez-moi... en souvenir de l'autre demeure. C'est moi qui vous ramènerai en Bretagne!
Il n'est pas jusqu'à cette terre sauvage, étrangère, ennemie, qui n'arbore les couleurs de France aux yeux de ces bannis, comme pour ne faire pardonner les austères rigueurs de son climat et de sa solitude; que ne rappelle, aux déjà venus d'entre ces aventuriers héroïques, que l'exil et la neige n'y sont pas éternels, que le sol glacé de son immense domaine s'échauffe, tressaille, palpite au retour du soleil, comme un coeur d'homme, qu'il germe le blé et la vigne Comme la terre de France, qu'il est fécond, généreux, reconnaissant pour qui le cultive, l'habite et l'appelle vaillamment patrie!
Laverdière me disait ces choses avec une éloquence passionnée, un élan où vibraient à l'unisson l'amour et l'orgueil, ces deux plus grands sentiments du coeur de l'homme: l'orgueil d'un paysan faisant à un étranger--et devant elle--l'éloge de sa terre; l'amour d'un bon fils pour sa mère, la remerciant devant tout le monde de la vie belle, heureuse honorable qu'elle lui a donnée.
Alors Robin LeTort sortit des rangs, s'approcha de la Cosse de Nau et versa trois fois le vin cuit sur la tronche, disant d'une voix haute et vibrante:150
Allégresse! Allégresse! que Notre Seigneur nous remplisse d'allégresse!
Note 150: Puis il bénit le feu, c'est-à-dire qu'il l'arrose d'une libation de vin cuit à laquelle le cariguié répond par des crépitations joyeuses.
Dans les familles on bénissait aussi la bûche de noël et on versait du vin dessus en disant: "Au nom du Père!" Larousse: Grand Dictionnaire, page 1046, au mot noël.
Et les marins crièrent en choeur:
Allégresse! Allégresse! que Notre Seigneur nous remplisse d'allégresse!151
Jacques Cartier poursuivit:
Et si une autre année nous ne sommes pas plus, mon Dieu, mon Dieu, ne soyons pas moins!
Une dernière fois l'équipage s'écria avec un élan de joie suprême:
Allégresse! Allégresse! que Notre Seigneur nous remplisse d'allégresse!
Allégresse! Ah! que le coeur saignait dans la poitrine à regarder ces hommes crier allégresse! Comme la bouche mentait au visage, et comme ces lèvres douloureusement nerveuses se contractaient avec efforts pour ne pas boire dans leur faux rire les pleurs brûlants tombés des yeux.
Alors robin LeTort et François Duault (le plus jeune et l'aîné de l'équipage valide) vinrent se placer à chacune des extrémités de la tronche.152
Note 151: Mireïo: Mireille poëme de Mistral--voir le Monde Illustré de Paris, allée 1884. "Allégresse, le vieillard s'écrie allégresse, que Notre Seigneur nous emplisse tous d'allégresse, et si une autre année nous ne sommes pas plus, mon Dieu, ne soyons pas moins. Et remplissant le verre de clarette devant la troupe souriante il en verse trois fois sur l'arbre."
Note 152: Le plus jeune prend l'arbre d'un côté, le vieillard de l'autre, et frères et soeurs entre les deux ils lui font faire ensuite trois fois le tour des lumières et le tour de la maison. Mireille poëme de Mistral. Voir le Monde Illustré de Paris, 1884.
Mais cette pièce d'arbre était d'un poids énorme, immobile pour deux hommes seuls, Lucas Fammys, Guillaume Esnault, Julien Golet, Jehan Hamel, Goulset Riou et Jacques Duboys, les six plus forts mariniers du cortège, vinrent à la rescousse, enlevèrent la bûche de Noël, la chargèrent sur leurs épaules et firent trois fois le tour du feu.
Je demandai à Laverdière quel était le symbolisme des trois cercles.153
C'est, me répondit le cicerone, un touchant usage qui ne relève ni de la superstition, ni de la magie. En Bretagne, la nuit de Noël, on fait trois fois le tour de la maison paternelle processionnant ainsi la tronche consacrée.154 Cette cérémonie conserva aux demeures du paysan et du marin la bénédiction du ciel. Les gars de St. Malo, répètent cette tradition familiale.
Note 153: Ce mot de cercle me rappelle une jolie expression de la Relation primitive du Second Voyage de Jacques Cartier: "Et après qu'ils (les sauvages) eurent ce faict (chanté et dansé) fit le dict Donnacona mettre tous ses gens d'ung côté et fit un cerne sur le sable et y fit mettre notre cappitaine (Jacques Cartier) et ses gens." Faire un cerne sur le sable, n'est-ce pas gentil? Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, verso du feuillet 16.
Parlant du lac St-Pierre qu'il traversa, lors de son voyage à Hochelaga, Jacques Cartier écrit encore: Une plaine d'eau. Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, verso du feuillet 20.
Ne pas oublier davantage l'expression de l'interprète Taiguragny que, dans son langage pittoresque, disait que les arquebuses des Français étaient des bâtons de guerre!
Note 154: "Ils lui font faire (à la bûche de Noël) trois fois le tour des lumières et le tour de la maison." Mireille, poëme de Mistral.
Tandis que Laverdière et moi causions de la sorte, les huit porteurs de la tronche de Noël s'étaient éloignés du feu de joie à la distance d'environ cinquante pas.
Je demandai à mon guide-interprète où ces braves gens prétendaient aller avec une pareille charge aux épaules.
Mais avant qu'il eût ouvert la bouche pour me répondre, un cri sec, bref, sans écho, rapide comme un coupé de fleuret, éclata en plein silence.
Et tout aussitôt Lucas Fammys, Guillaume Esnault, Julien Golet, Jehan Hamel, Goulset Riou, Jacques Duboys, Philippe Thomas, François Duault partirent au pas gymnastique courant vaillamment sur le feu.
Allégresse! allégresse, s'écrièrent ensemble tous les matelots, allégresse, allégresse, que Notre Seigneur nous remplisse d'allégresse!
Elle était vraiment originale, caractéristique, entraînante, cette course au bûcher, avec ses balancements de tangage, ses poussées irrésistibles, comme le travail d'un navire trop chargé de l'avant et les chocs en recul, les arcs-boutés des matelots se cabrant, mordant la glace de tous les clous de leurs talons pour mieux résister au terrible entraînement de cette masse inerte décuplant avec sa pesanteur la force acquise de l'élan, et parer une culbute aussi ridicule que redoutable.
Le coureurs n'étaient plus qu'à dix pieds du feu de joie.
Soudain retentit ce cri sec et bref, sans écho, rapide comme un coupé de fleuret, le même entendu tout à l'heure.
Instantanément, et tous ensemble, les huit compagnons mariniers, par un puissant effort, levèrent à hauteur de bras la colossale pièce de chêne. La bûche de Noël, suivant l'implusion de sa vitesse acquise, vint tomber au franc milieu du brasier, soulevant dans sa chute une poussière éblouissante d'étincelles.
Et tous les matelots se mirent à danser alentour du feu de joie, brandissant leurs torches empanachées de fumées et de flammes, criant avec allégresse, avec délire: Malo! Malo!! Noël! Noël!!
Alors Jacques Cartier, s'approchant des charbons rutilants du brasier, s'écria: Bûche bénie! rallume le feu!
Et le Capitaine-Général ajouta les paroles traditionnelles.
O feu sacré! que la santé revienne à tous.
Que nos trois vaisseaux reprennent la Mer.
Que le vent soit favorable jusqu'aux rivages de la Bretagne.
Que nos parents, nos amis, nos bienfaiteurs, nos frères de France, vivent jusqu'à notre retour.
Mon Dieu, souvenez-vous du Roi, François Ier, notre maître, votre serviteur.
Étoile de la Mer, Notre Dame de Roc-Amadour, soyez notre Boussole.
O Providence! marchez devant nous sur les eaux ténébreuses de l'Atlantique.
O feu sacré! que la clarté de ta lointaine lumière ait un reflet à nos foyers; que la joie de tes étincelles, le rire clair de tes flammes, soit pour les âmes oublieuses et les mémoires distraites un écho des gaietés anciennes, une gracieuse image des bonheurs chantants de la jeunesse.
O feu sacré! que ta puissante chaleur rayonne sur les amitiés glacées par l'absence, l'exil, la mort.
O feu sacré! brille avec joie, avec éclat, avec ardeur pour ceux-là d'entre nous qui ne reverront plus le ciel de la Bretagne et les terres heureuses du royaume de France; que la vision de leurs foyers se lève devant eux et passe lentement dans tes flammes; qu'ils reconnaissent à ta lumière confidente les ombres tardives des ancêtres portant dans leurs bras leurs petits enfants; qu'ils soient longtemps à regarder leur cortège; et que le cortège lui-même se repose et s'arrête à leur sourire.
Sol étranger, terre païenne! garde aux trépassés de notre équipage le rafraîchissement, le repos, la lumière, la paix des cimetières bénis de la Bretagne. Que jamais il n'advienne à nos chers morts d'être encore plus ensevelis dans notre mémoire que sous tes neiges éternelles!...
ÉPILOGUE
Jacques Cartier parla-t-il encore longtemps de la sorte?
Je vous avoue aujourd'hui n'en savoir plus trop rien. Pas aussi longtemps, je crois, que je demeurai là, sur la neige, immobile et songeur, m'amusant à suivre, dans le spectacle grandiose du feu de joie, de merveilleux effets de coruscation.
Le seul souvenir précis qui me revienne maintenant à la surface de ma mémoire, à travers le vague de ses idées confuses, est celui des trois veilleurs, Eustache Grossin, Jehan Duvert, Guillaume Séquart, roulant sur la glace, pour les éteindre, les tronçons calcinés de la Bûche de Noël.
Je me rappelle aussi avoir demandé à mon fidèle interprète la raison d'un aussi singulier travail.
Encore une tradition sacramentelle, répondit l'archéologue, un vieil usage breton. C'est la coutume de conserver, d'une année à l'autre, les débris de la Cosse de Nau. On les places d'ordinaire sous le lit du maître de la maison. Quand le tonnerre se fait entendre, on en jette un morceau dans le foyer, afin de protéger la famille contre le feu du temps.155
Note 155: Le feu du temps pour le tonnerre, archaïsme très gracieux. La langue française de l'époque de Jacques Cartier, abondait en locutions de ce genre; plusieurs d'elles sont très jolies, à preuve: muer le sang, pour se mettre en colère;--oindre le musel, pour souffleter;--l'aube crevée, pour le point du jour;--rire clair, pour rire agréablement;--peler la figue, pour tromper;--parer une châteigne, pour tramer un complot;--avoir mauvaise robe, pour ne pas réussir;--clamer ses coulpes, pour accuser ses péchés;--parler en pardon, pour parler inutilement;--avoir le cri, pour être accusé;--perdre son âge, pour mourir;--cueillir en haîne, pour prendre en aversion;--voir son pied, pour sortir de prison; etc., etc. 1873--Dictionnaire de la Langue Française, par C. Hippeau.
Je viens de signaler quelques archaïsmes de la langue française au temps de Jacques Cartier; le lecteur aimera peut-être à connaître aussi certains mots de la langue sauvage parlée, à cette même époque, par les Algonquins du Canada. En voici quelques uns, choisis parmi les plus euphoniques:
Ils appellent seigneur, agouhanna; la neige, canisa; le vent, cahoha; le feu, azista; l'eau, âme; la terre, damga; le blé osizy; le pain, carraconny; la fumée quea; la mer agosasy; les vagues de la mer, coda; le bois (la forêt), conda; les feuilles, hoga; le chemin, adde; un chien, agayo; bonjour aignaz; un petit enfant, exiasta; le nombre 1, segada; le nombre 9, madelon; etc., etc. Ils appellent une ville: Canada. La traduction sauvage du mot chien, est particulièrement heureuse: agayo, on croirait entendre japper. Second Voyage de Jacques Cartier 1535-36 feuillet 13, verso du feuillet 46 et des feuillets 47 et 48.
C'est ce qu'ils vont maintenant observer. Grossin, Duvert et Séquart ont partagé en trois parts égales les débris de la tronche de chêne. Elles seront, chacune, placées au fond de la cale des navires. De la sorte, les trois équipages et leurs vaisseaux seront à l'abri de la foudre pendant l'orage.
Laverdière ajouta presque aussitôt d'une voix brève et sèche comme un commandement de manoeuvre:
Regarde vite, le jour vient.
Ces paroles que je ne compris pas, dès l'abord, me laissèrent stupéfait.
Effectivement je regardai autour de moi, ou mieux, autour du feu; Jacques Cartier, les aumôniers, les officiers de son état-major, les compagnons mariniers et les charpentiers de navires avaient disparu, comme par magie, escamotés comme des monnaies dans les manchettes d'un prestidigitateur.
Cet isolement subit me glaça d'effroi et je reportai vivement les yeux sur les trois croque-morts de l'Émerillon qui chargeaient maintenant le bois carbonisé sur la tabagane. Et j'entendis Guillaume Séquart qui disait à ses camarades:
Pauvre petit Rougemont! ça lui aurait fait grand heur tout de même de voir la fête!
Il regarde mieux que cela, répondit Duvert accompagnant cette réflexion d'un geste énergique de la tête qui montrait bien le ciel à ses auditeurs.
N'empêche, ajouta Eustache Grossin, en manière de réflexion mentale, n'empêche qu'on ne s'habitue pas à voir mourir la jeunesse, et que ça peine d'y songer!
Pour la seconde fois Charles Laverdière me dit d'un ton impératif:
Regarde vite, vite... le jour arrive!
Phénomène étrange! (le propre du rêve et sa caractéristique dominante), plus j'ouvrais les yeux et moins les objets m'apparaissaient visibles. Par contre, il me suffisait de fermer énergiquement las paupières pour ramener fixe, distincte, précise et de netteté photographique absolue, la vision des choses naguère troublées et flottantes. Je ne savais trop comment expliquer cet événement bizarre, sinon que les lueurs expirantes du brasier faisaient vaciller, sauter à leur lumière, tous les profils du paysage. Le feu, comme la vie humaine, a quelquefois une agonie tourmentée. Je regardai derrière moi pour m'en convaincre. A ma grande stupéfaction, je m'aperçus que le feu de joie était mort, bien mort sous ses braises éteintes et ses charbons noirs. De ses cendres épaisses, encore tièdes, s'élevait une lente spirale de pesante fumée, fumée blafarde, fumée grise comme le matin d'un jour de pluie.
Étais-je donc le jouet d'un songe? Quand je retournai la tête, Grossin, Séquart et Duvert avaient disparu, à la magique façon des autres, les maîtres compagnons mariniers et charpentiers de navires. Si loin que je pouvais regarder à la ligne de l'horizon et sur tous les points de sa circonférence, il m'était impossible d'apercevoir aucune silhouette humaine.
Le maître-ès-arts, seulement, demeurait auprès de moi.
A ce moment précis le vent m'apporta de grandes bouffées d'orgue et de voix chantantes, comme de la musique échappée par l'entrebâillement d'une porte ouverte et close presque aussitôt.
Je voulus demander à mon guide d'où venait cette étrange mélodie, cette musique d'église orchestrée, savante, comme le chant moderne de nos maîtrises. Mais la métamorphose que lui-même, Laverdière, subissait, me rendit muet d'épouvante. Je n'avais plus de lumière suffisante pour l'apercevoir, et sa silhouette indécise semblait appartenir maintenant aux ténèbres extérieures, s'y fondre par degrés. Cette effacement fantasmagorique rappelait, par l'identité des effets, ces accidents de lanterne magique où, la lumière venant tout à coup à manquer, la flamme du lampadaire à s'affaisser dans son brûleur de cuivre, la lame de verre colorié ne projette plus sur la muraille blanche qu'une image vacillante, indéterminée. Ainsi m'apparaissait Charles Honoré Laverdière. Son ombre n'était plus maintenant qu'un fantôme affreusement pâli aux lueurs grandissantes de l'aube, un spectre si léger, si ondulant, si subtil, que la brise l'entraînait déjà dans sa course inconsciente, que je le voyais enfin s'évanouir, et pour jamais, comme une buée de marécage dans l'atmosphère diaphane de l'aurore.
Je courus à lui avec l'énergique impétuosité du désespoir, craignant, à tout instant, de le voir me laisser seul. Ce qui me causait une peur horrible. Mais égale se maintenait la fatale et infranchissable distance.
Cette course affolée dura longtemps. Soudain, je lâchai un cri terrible, tendis les bras en avant, et demeurai stupéfait... Un rayon de soleil venait de fondre de sa lumière le spectre du prêtre-archéologue.
Seulement, une voix grêle, diluée, flottante, et dont le timbre me restera pour jamais au fond de l'oreille et de la mémoire, vint expirer, en lointain écho, ces paroles ailées, faibles comme un souffle, timides comme un aveu:
"Jour venu! Adieu!! Souviens-toi!!!"
Et je n'entendis plus rien... rien... rien... qu'un puissant accord longuement soutenu sur un clavier d'orgue, des voix de jeunes filles, des voix merveilleusement belles chantant une partition soprane, des strettes de violons, une grande rumeur d'orchestre roulant un flot d'harmonie, comme un ressac sur une grève sonore, des cuivres soutenant les notes basses et lentes d'un accompagnement magistral écrit par quelque auteur célèbre.
J'ouvris de grands yeux cette fois, des yeux bien éveillés, que les lumières éblouissantes des gazeliers aveuglèrent... et je me retrouvai scandaleusement assis, au fond de mon banc, à l'église, au franc milieu de la Basilique Notre-Dame de Québec, tandis que mes voisins, tandis que mes voisines, pieusement agenouillés, priaient avec ferveur.
L'on chantait au choeur de l'orgue une phrase de l'Agnus Dei et l'orchestre, en guise d'accompagnement, jouait sur ses premiers violons un délicieux motif de berceuse, charmeur, endormant, d'un effet irrésistible sur des auditeurs bien disposés et bien assis.
Cette oeuvre magistrale de Fauconnier (sa Messe Solennelle de Noël)156 avait ceci de particulier que les accompagnements d'orchestre soutenaient une mélodie identique au Kyrie et à l'Agnus Dei. La berceuse, qui m'avait endormi avec les premières stances musicales du Kyrie, m'éveillait maintenant au rhythme somnolent de ces mêmes mesures. Cette singularité confirmait, d'ailleurs, l'exactitude d'une vieille expérience physiologique sur les phénomènes natures du sommeil, savoir: que le son des paroles habituelles, l'accent connu, le timbre d'une voix familière, le nom du dormeur prononcé, même à voix basse, l'éveillent plus vite que l'éclat d'un grand bruit.
Note 156: La Messe Solennelle de Noël de Fauconnier, fut exécutée à la Basilique de Notre-Dame de Québec, le 25 Décembre 1885.
Vous savez maintenant, lecteurs, quel rêve historique a traversé cette nuit-là mon sommeil, pourquoi et comment Une Fête de Noël sous Jacques Cartier est devenue le sujet et le titre de mon premier essai littéraire.
APPENDICE
Réponse de Son Excellence l'honorable Auguste Réal Angers, à une adresse de félicitations présentée par l'Institut Canadien Français de Québec, le 17 janvier 1888 à l'occasion de son élévation à la charge de Lieutenant Gouverneur de la province de Québec.
Monsieur le président de l'Institut Canadien de Québec,
Messieurs,
Je constate avec un vif plaisir que votre influence a su réunir à cette fête de l'esprit l'élite de la société française de Québec.
Avec un rare succès vous avez inspiré à la jeunesse le goût de s'instruire, à l'âge mûr le désir de se perfectionner; goût qui absorbe les entraînements premiers de l'adolescent, désir qui captive l'ambition de l'homme fait.
C'est par vos soins que nous voyons rangés dans votre bibliothèque et classés dans votre catalogue, les plus beaux produits du génie de l'homme dans les science et dans les lettres. Vous avez fait le travail de l'essaim qui envahit la plaine, cueillant, des prés en fleurs, les meilleurs parfums, les sucs les plus purs. Ainsi butinant, vous avez comblé vos rayons de livres précieux, honnêtes et charmants, miel dont se nourrit l'intelligence, manne que nous pouvons ramasser à toute les heures.
Du haut de leur cases, combien d'amis me reconnaissent et me sourient, comme si je ne les avais depuis longtemps délaissés. Comme je me sens tenté d'entreprendre avec vous, monsieur le président, un voyage autour de cette bibliothèque. Il nous faudrait passer à travers l'histoire contemporaine, nous arrêtant aux hauts faits de nos incomparables annales canadiennes; voyager au moyen-âge où resplendit l'héroïque épopée de la chevalerie et des croisades, et remonter jusqu'aux temps anciens, faisant halte aux Thermopyles, nom qui au Canada, depuis 1813, se prononce Chateauguay.
Dans un si long retour vers des temps envolés, nous nous verrions délaissés des dames dont l'esprit, comme le charme, est toujours au présent, jamais au passé.
Puis, conduits par l'ordre alphabétique du catalogue, nous arriverions devant la porte close de la philosophie, et la clef en est aux mains du maître-ès-sciences. Dans le catalogue, la poésie est sa voisine. Similitude des choses de la vie réelle, c'est auprès de buissons inextricables qu'il faut chercher les fleurs. La poésie est une fée qui connaît tous les accents. Dans son domaine, à côté des plus riches moissons, que de pervenches, de muguets et de violettes pour vos parures, mesdames; mais la discrétion de l'âge me soupire à l'oreille: passez, passez!
Comment éviter ce secrétaire en bois de santal incrusté de filigranes d'argent, ce sachet capitonné de soie bleue où repose l'art épistolaire? ces lettres dont l'écriture courante reconstruit le traits, le regard, le sourire des chers absents, évoque l'image, la personnalité entière d'êtres aimés. Lisez des lettres, surtout des lettres de femmes. Elles sont comme ces médailles d'un autre âge, ces portraits dur ivoire, qui, par la délicatesse des lignes, la carnation des chairs, le relief des figures, font revivre des causeries à coeur ouvert et remettent sous la main le velouté des meilleures heures de l'existence. Nous, le grand nombre, nous qui n'aurons jamais cette seconde vie qui attend l'auteur, cultivons l'art de la correspondance. Quelques lettres seront peut-être tout ce qui restera de nous aux soins discrets de l'amitié.
Votre catalogue révèle le choix judicieux des livres qu'il contient et ne me laisse rien à dire de ceux qu'il faut éviter. Vous inviter à l'étude et à la lecture serait aussi un hors-d'oeuvre.
Le goût des lettres nous pénètre dans cette salle avec l'atmosphère qu'on y respire, et nous en voyons les brillants résultats au dehors. Au printemps dernier, un phare allumé aux terres d'Évangéline a percé les brumes qui enveloppaient l'histoire du Bassin des Mines. Une revue nouvelle, Le Canada-Français, rajeunira de jets de lumière bien des feuilles détachées et oubliées de nos annales; la religion, les sciences et les lettres entreront aussi dans le cadre de cette publication. Au nombre des ouvriers de la pensée qui lui ont promis leur concours, je trouve plusieurs des membres de votre institut; un autre a clos l'année 1887 par la "Légende d'un Peuple" que Jules Clareti a tenu sur les fonts et que le secrétaire perpétuel de l'Académie française a saluée d'un carillon joyeux. 1888 va commencer par la venue prochaine d'un autre livre, fils du talent d'un des vôtres. Il est de noble lignée; sa source remonte à nos plus vieux parchemins. Il a nom: "Noël 1535 sous Jacques Cartier, Nouvelle-France." Vous le reconnaîtrez, j'espère, à son état, il est roman-histoire; roman par la grâce du style, la mise en scène et l'intérêt, histoire par l'exactitude des faits, des lieux et des dates. Il a les yeux azurés, et le timbre de sa voix est patriotique.
Voilà, entre plusieurs, des fruits que le goût littéraire que vous avez inspiré à faire croître.
Pour ne pas vous imposer l'ennui d'un entr'acte au début de cette soirée, je dois restreindre ma réponse et taire le sentiment filial que vous avez touché en moi en rappelant votre troisième président. Vous m'avez remis en mémoire la bonne fortune que j'ai eue de faire inscrire votre nom sur le budget de l'État au nombre des institutions bien méritantes. Pour toutes ces bonnes paroles, rehaussées de l'éclat de votre loyauté, je vous remercie. Revêtu du titre insigne de membre honoraire de votre institut, je verrai toujours avec fierté vos progrès croissant, et comptez que, dans les limites de mes attributions, mon concours vous est acquis.
Québec, 17 janvier 1888.
PRÉFACE
La plupart des archives important de notre histoire ont été relevées en moins de 40 ans.
Tout d'abord, dès 1843, la Société Littéraire et Historique de Québec édita la Relation des Voyages de Jacques Cartier. Onze ans plus tard (1854) le Gouvernement du Canada (ministère McNab-Morin) publiait une nouvelle édition des Edits et Ordonnances du Conseil Supérieur de la Nouvelle-France.157 Subséquemment (1858) le Gouvernement du Canada (administration McNab-Taché) édita les fameuses archives nationales Relations des Jésuites. Deux archéologues éminents, MM. les abbés Bois et Laverdière, dirigèrent l'impression de ce travail gigantesque, laquelle fut exécutée par l'établissement typographique A. Côté & Cie.
Note 157: Cette édition était de beaucoup plus complète que la première publiée en 1803.
En 1868, la maison Desbarats publiait à Ottawa les Oeuvres de Champlain, monument impérissable élevé à la mémoire du fondateur de notre ville par le soin filial des bibliophiles Laverdière et Casgrain. Ce qui n'excuse pas la cité d'oublier qu'elle doit une statue à cet illustre Père de la Nouvelle-France.
La première impression typographique de cet ouvrage célèbre a été exécutée sous la surveillance de M. l'abbé Laverdière, dans l'ancien Secrétariat de l'Évêque de Québec, au Séminaire de Québec.
En 1871, aux ateliers de M. Léger Brousseau, éditeur propriétaire du Courrier du Canada. Laverdière et Casgrain publièrent encore Le journal des Jésuites.
En 1883, la Législature de Québec prit sous ses auspices la publication d'une collection de manuscrits relatifs à l'Histoire de la Nouvelle-France. Ce travail représentant quatre volumes in-octavo et plus de 2,000 pages est un véritable Eden, une Terre Promise aux chercheurs, aux archéologues et aux bibliophiles qui ne nuiront pas,(du moins en nombre) dans le partage de ce paradis. Cette publication a été terminée en 1885. 158
Note 158: Collection de Manuscrits contenant Lettre, Mémoires et autres documents historiques relatifs à la Nouvelle-France, recueillis aux Archives de la Province du Québec ou copiés à l'étranger.--Québec--Imprimerie A. Côté et Cie.
En 1886, et sous le patronage de cette même Assemblée Législative, le gouvernement due Québec édita les Jugements et Délibérations du Conseil Supérieur de la Nouvelle-France. en même temps, la Société Historique de Montréal publiait le Livre d'Ordres du Chevalier de Lévis, ouvrage précieux s'il en fut jamais, et qui corrobore une Relation de la Guerre de Sept ans en Amérique écrite par ce même chevalier de Lévis, l'immortel vainqueur de Ste. Foye. Cette perle archéologique, actuellement en la possession de M. l'abbé Verreau, appartenait à la collection Viger de fameuse et savante mémoire.159
Telles sont, réunies à un petit nombre de titres éclatants, les quelques archives nécessaires aux chercheurs, archéologues, bibliophiles ou écrivains.
Note 159: La Société Historique de Montréal a publié plusieurs autres documents de grande valeur, entre autres: Les Véritables motifs des Messieurs et Dames de Notre-Dame de Montréal, pour la conversion des Sauvages de la Nouvelle-France; un traduction du Voyage de Kalm au Canada, etc.
M. Verreau, en 1873 et en 1874, et plus tard M. Brymner, ont fait à Londres, à Paris et à Rome des recherches importantes et qui ont permis d'augmenter considérablement la collection des archives historiques. Le rapport qui vient d'être publié par M. Brymner (Rapport sur les Archives Canadiennes, par Douglas Brymner, archiviste, 1885) contient l'analyse de l'immense collection Haldimand copiée au British Museum et dont une partie avait déjà été obtenue par les soins de M. l'app. Verreau et appartient maintenant à la Société Historique de Montréal.
M. G. B. Faribault, avocat de Québec, bibliophile éminent, publiait en 1837, un catalogue des ouvrages sur l'histoire de l'Amérique et en particulier sur celle du Canada, de la Louisiane et de l'Acadie. Le nombre des ouvrages ainsi catalogués s'élevait à 969. Cette statistique nous donne une idée approximative des richesses archéologiques du Canada à cette époque. Les inestimables travaux de l'illustre érudit furent irréparablement anéantis par l'incendie du parlement à Montréal, la nuit du 25 avril 1849 par les émeutiers protestants orangistes. "En un instant ce bel édifice devint la proie des flammes avec les archives de la province, les deux bibliothèques qui renfermaient vingt-deux mille volumes. Le Canada perdit dans cette conflagration des livres rares et précieux de la belle collection d'ouvrages sur l'Amérique (seize cents volumes) formée par M. Faribault après les plus pénibles efforts. Les pertes furent estimées à plus de $400,000.00." Louis P. Turcotte: Le Canada sous l'Union, page 112 tome Ier.
CHAPITRE PREMIER
Adam Dollard (sieur des Ormeaux), commandant, âgé de 25 ans.
Jacques Brassier, âgé de 25 ans (partis de France avec M. de Maisonneuve en 1653.)
Jean Tavernier, dit La Hochetière, armurier, âgé de 28 ans (venu aussi de France, en 1653, avec M. de Maisonneuve.)
Nicolas Tillemont, serrurier, âgé de 25 ans.
Laurent Hébert, dit La Rivière, âgé de 27 ans.
Alonié de Lestres, chaufournier, âgé de 31 ans.
Nicolas Josselin, âgé de 25 ans. (Il était de Solesmes, arrondissement de la Flèche, et avait suivi M. de Maisonneuve, en 1653.)
Robert Jurée, âgé de 24 ans.
Jacques Boisseau, dit Cognac, âgé de 23 ans.
Louis Martin, âgé de 21 ans.
Christophe Augier, dit Desjardins, âgé de 26 ans.
Étienne Robin dit Desforges, âgé de 27 ans (parti de France, en 1653, avec M. de Maisonneuve).
Jean Valets, âgé de 27 ans de la paroisse de Teillé, arrondissement du Mans (Sarthe), venu avec M. de Maisonneuve, en 1653.
Réné Doussin (sieur de Sainte-Cécile), soldat de la garnison, âgé de 30 ans (parti de France, en 1653, avec M. de Maisonneuve).
Jean Lecompte, âgé de 26 ans (de la paroisse de Chemiré, arrondissement du Mans (Sarthe), venu avec M. de Maisonneuve, en 1653).
Simon Grenet, âgé de 25 ans.
François Crusson, dit Pilote, âgé de 24 ans (parti de France, en 1653, avec M. de Maisonneuve).160
Note 160: Régistre de la paroisse de Ville-Marie. Sépultures. 3 juin 1660.
A ces dix-sept héros chrétiens, on doit joindre le brave Anahotaha, chef des Hurons, comme aussi Metiwemeg, capitaine Algonquin, avec les trois autres braves de sa nation, qui tous demeurèrent fidèles et moururent au champ d'honneur; enfin les trois Français qui périrent dès le début de l'expédition, Nicolas du Val, Mathurin Soulard et Blaise Juillet.
CHAPITRE DEUXIÈME
On est aujourd'hui absolument certain de l'endroit où hivernèrent les navires de Jacques Cartier en 1535-1536. Ce site est l'embouchure de la rivière Lairet.
La seule difficulté, et c'en est une considérable, est de savoir si le Fort Jacques Cartier fut bâti sur la rive droite ou la rive gauche de la rivière Lairet.
Tout milite cependant en faveur de l'opinion allant à dire que la rive gauche du Lairet fut l'exact emplacement du Fort Jacques Cartier. A mon sens, le monument commémoratif, que le Cercle Catholique de Québec fait élever au Découvreur, sera historiquement bien placé.
Consulter à ce propos ce que les anciens historiens ont écrit relativement à la Rivière Ste-Croix où Jacques Cartier se fortifia et mis ses navires en hivernements en 1535-36. Pages 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118 et 119 de l'Appendice qui accompagne la relation des trois Voyages (1534-1535-1541) de Jacques Cartier--édition canadienne de 1843.
"La maison principale des Missionnaires Jésuites était à Notre Dame des Anges, à deux kilomètres (demi-lieue) du Fort que Champlain avait bâti (Québec). Notre Dame des Anges, sur les bords de la rivière Lairet, près de Québec, rappelle un souvenir bien plus ancien que la résidence des Pères Jésuites. C'est là qu'en 1535 le grand explorateur du Canada, Jacques Cartier, éleva un petit fort pour passer l'hiver avec ses hardis marins. Avant de quitter ces rives, où une partie de sa troupe fut décimée par le scorbut, et où il se vit forcé d'abandonner un de ses vaisseaux, il planta une grande croix avec un écusson aux armes de France et l'inscription: Franciscus Primus, Dei gratia Francorum rex, regnat. François Ier, par la grâce de Dieu roi de France, règne." Le Père Isaac Jogues, premier apôtre des Iroquois, par le Rév. P. F. Martin, chapitre II, page 24.
"En 1626, les Jésuites avaient formé là (à Notre Dame des Anges) leur première résidence, à 2 milles de Québec, sur la rive droite de la petite rivière Lairet, à l'endroit où elle tombe dans la rivière St. Charles. C'était l'extrémité du terrain que leur avait donné le duc de Vantadour, sous le nom de Seigneurie Notre-Dame des Anges. Ce bien portait encore le nom de Fort Jacques Quartier parce qu'en 1535, il avait été obligé d'y hiverner. On Y voit encore aujourd'hui quelques ruines de l'ancienne maison des jésuites." Biographie de Père François-Joseph Bressani par le Rév. Père F. Martin de la Compagnie de Jésus. Première annotation de la page 15, édition de 1852.
Le commentateur de l'édition canadienne des Voyages de Jacques Cartier, publiés sous la direction de la Société Historique de Québec, dit à la note 22 de la page 114 de l'appendice:
"Les Récollets arrivèrent dans la Nouvelle-France en 1615. Les Jésuites ne vinrent qu'en 1625 et 1627 ces pères commencèrent un établissement sur la rive droite de la petite rivière Lairet à l'endroit où elle tombe dans la rivière St. Charles."
Ce même commentateur dit encore à la note 2 de la page 109 de l'appendice, en parlant du fort Jacques Cartier:
"On aperçoit encore aujourd'hui, (cela était écrit en 1843), sur la rive gauche de la petite rivière Lairet, à l'endroit où elle tombe dans la rivière St. Charles, des traces visibles de larges fossés, ou espèces de retranchements."
L'opinion évidente du commentateur est que le Fort Jacques Cartier occupait la rive gauche du Lairet, et la résidence des Jésuites, la rive droite.
L'automne de 15358 vit donc arriver les premiers blancs qui soient venus à Québec, (14 septembre 1535). Ils se firent un retranchement sur la rive gauche de la petite rivière Lairet, près de l'endroit où celle-ci se jette dans ra rivière St-Charles, vis-à-vis la Pointe-aux-Lièvres. Ils hivernèrent dans cet endroit, à l'abris de deux de leurs vaisseaux, la Grande Hermine et la Petite Hermine, et de leur retranchement.
Le 3 mai 1536, Jacques Cartier fit planter, à ce même endroit, une grande croix d'environ trente-cinq pieds de hauteur, au croisillon de laquelle il fit attacher un écusson aux armes de France avec l'inscription suivante: Franciscus primus, Dei gratia Francorum rex, regnat.
Quatre vingt-dix ans plus tard, l'emplacement du premier hivernement des Français sur la terre canadienne devint celui du premier monastère des missionnaires Jésuites. Ceux-ci en prirent possession dans une cérémonie solennelle qui eut lieu le 23 septembre 1625. Ce lieu, dit le P. Martin, portait le nom de Fort Jacques Cartier, en mémoire de ce navigateur célèbre qui l'avait illustré quatre-vingt-dix ans auparavant par son courage et sa piété... Il était situé tout près du couvent (des Récollets), mais de l'autre côté de la rivière St-Charles, au point où le Lairet lui verse le tribut de ses eaux.
"Ainsi, un triple souvenir s'attache à la pointe de terre située au confluent de la rivière St-Charles et de la rivière Lairet.
"C'est l'emplacement du premier hivernement des blancs sur la terre du Canada.
"C'est le lieu où Cartier fit arborer le signe de la Rédemption, en face de l'antique Stadaconé.161
"C'est le coin du sol canadien d'où partirent les premiers héros de cette grande épopée qui s'appelle les Missions des Jésuites dans la Nouvelle-France".162
Note 161: Lors de son premier voyage, Cartier avait planté une croix à l'entrée du Bassin de Gaspé (le 24 juillet 1534). L'année suivante, en revenant d'Hochelaga, il fit planter une deuxième croix sur une des îles de l'embouchure de la Rivière St-Maurice (le 7 octobre 1535). Ce ne fut que le 3 mai 1536, fête de l'Invention de la Ste-Croix, trois jours avant son départ de Stadaconé, au confluent des rivières St-Charles et Lairet.
Note 162: Extrait d'une Chronique publiée, par M. Ernest Gagnon, dans Les Nouvelles Soirées Canadiennes, livraison du mois d'août 1882.
C'est à cet endroit même que le comité littéraire et historique du Cercle Catholique de Québec, doit, avec l'aide d'une souscription nationale, faire élever un monument à la France colonisatrice et chrétienne, au Découvreur et aux missionnaires martyrs. Le dessin de ce monument est presque achevé. Il est de M. Eugène Taché, l'artiste instruit et inspiré qui a déjà doté Québec de si beaux monuments architectoniques.
"Les journaux de la province de Québec vous ont fait connaître le projet d'érection d'un double monument à l'endroit précis où Jacques Cartier et ses hardis compagnons passèrent l'hiver de 1535-36 et où, quatre-vingt-dix ans plus tard, les Pères Jean de Brébeuf, Ennemond Masse et Charles Lalemant jetèrent les bases de la première résidence des missionnaires Jésuites dans la Nouvelle-France.
"L'emplacement appelé Fort Jacques Cartier a déjà été acheté par le Cercle Catholique de Québec. Il occupe une pointe de terre, au confluent des rivières St. Charles et Lairet, et offre aux regards un site admirable, digne des grands souvenirs qui s'y rattachent.
"Le comité littéraire et historique du Cercle s'adressa aujourd'hui à votre générosité et à votre patriotisme, et il vous invite à contribuer, par votre souscription, à la réalisation de son projet, qui a déjà reçu l'adhésion des principaux organes de la presse française et anglaise de la province.
"Ce projet consiste:"
"1. A faire élever un fac-simile, en fonte, de la croix plantée par Jacques Cartier, le 3 mai 1536, sur les bords de la rivière St. Charles, avec l'écusson fleurdelisé et l'inscription Franciscus Primus, Dei gratia Francorum rex, regnat. Cette croix sera fixée dans un socle en granit, et aurait 35 pieds de hauteur."
"2. A faire construire une sorte de tumulus à la mémoire des premiers missionnaires de la Nouvelle-France."
"Les noms de tous les souscripteurs, indistinctement seront inscrits dans deux cahier d'honneur, dont l'un sera adressé au Maire de St. Malo (en France), et l'autre remis au Maire de Québec, pour être conservé dans les archives de ces deux filles." 163
Note 163: Extrait de la Circulaire publiée par le Cercle Catholique de Québec, en février 1887.
M. de Voutron, en 1716, commandant le Saint-François, écrivait de La Rochelle même, où avait habité Jean Alfonse le célèbre pilote saintongeois, contemporain de Jacques Cartier:
"J'ay esté sept fois en Canada, et quoyque je m'en sois bien tiré, j'ose assurer que le plus favorable de ces voyages m'a donné plus de cheveux blancs que tous ceux quej'ai faits ailleurs.
"Dans tous les endroits où l'on navigue ordinairement, on ne souffre point et l'on ne risque pas comme en Canada. C'est un tourment continuel de corps et d'esprit.
"J'y ay profité de l'avantage de connoistre que le plus habile ne doit pas compter sur la science".
Si les difficultés de la navigation du Canada étaient telles encore après un siècle de fréquentation continue, quelles ne devaient-elles être au début, lorsque Jean Alphonse en écrivait le routier dna le plus grand détail?
Nous ne pouvons donc trop faire attention à ces paroles d'un capitaine de vaisseau, dites près de deux siècles après l'ouverture de la navigation du Saint Laurent par Jean Alfonse et Jacques Cartier.
Pierre Margry: Les Navigations Françaises et la Révolution Maritime du 14ième siècle IV Le chemin de la Chine et les Pilotes de Pantagruel: pages 324 et 325.
"On ne peut se défendre de faire remarquer avec quelle prudence, quel tact, quel jugement admirable, et en même temps avec quel courage, Jacques Cartier pénétra dans des pays ignorés, sans accident, quoique avec de très faibles moyens. En examinant sa conduite, on ne le trouve pas seulement un grand navigateur, mais un habile politique, un observateur puissant, un maître accompli dans l'art de se préparer les voies au milieu des populations inconnues. Que l'on compare de près cette conduite avec celles des Cortez et des Pizarre, et l'on verra que, la question d'humanité laissée de côté, quoiqu'elle vaille assurément la peine d'être prise en considération, ce n'est pas à ceux-ci qu'est l'avantage."
Léon Guérin: Les Navigateurs Français, page 80.
"L'expédition--(celle de 1535)--était accompagnée de deux chapelains Dom Guillaume Le Breton et de Dom Anthoine."
Ferland: Histoire du Canada, ch. Ier, page 22.
Ce titre de Dom fait présumer que ces deux prêtres étaient des religieux bénédictins.
"Le 26 Juin 1615 le Père Récollet Jean Dolbeau célébrait à Québec, au son de la petite artillerie de l'habitation la première messe qui ait été dite depuis l'époque de Jacques Cartier."
Laverdière: Histoire du Canada, Ch. II, page 37.
L'abbé Faillon, dans une longue et savante dissertation, répond dans l'affirmative à ceux qui lui demandent si Jacques Cartier avait des aumôniers lors de son second voyage au Canada. Leurs noms, d'ailleurs sont inscrits sur le rôle d'équipage que Jehan Poullet présenta à la Communauté de la Ville de St-Malo, à sa réunion du 31 mars 1535.
Les extraits suivants de la Relation du Second Voyage de Jacques Cartier, confirment absolument cette opinion.
"Le septième jour du dict mois, jour de Notre-Dame (7 août 1535, samedi)--après avoir ouï la messe, nous partîmes de la dite Isle--(Il aux Coudres)--pour aller amont le dit fleuve."
Page 33 de l'édition de 1843; verso du feuillet 12 de l'édition de 1545.
"Ils--(les interprètes)--répondirent que leur dieu nommé Cudragny avait parlé à Hochelaga et que les trois hommes devant ditz--(ci-haut mentionnés)--estaient venus de par luy leur annoncer les nouvelles qu'il y avaient tant de glaces et de neiges qu'ilz mourraient tous. Desquelles paroles nous prismes tous à rire, et leur dire que leur dieu Cudragny n'était que ung sot et qu'il ne sçavait ce qu'il disait et qu'ils le disent à ses messagiers et que Jésus les garderait bien du froid s'ilz luy voulaient croire. Lors le dit Taignoagny et son compagnon demandèrent au dict Capitaine s'il avait parlé à Jésus, et il respondist que ses prêtres y avaient parlé et qu'il ferait beau temps"--(pour aller à Hochelaga).
Pages 39 de l'édition de 1843 et feuillet 19 de l'édition de 1545.
"Notre cappitaine voyant la pitié et maladie ainsi esmeue, feist mettre le monde en prière et oraisons et feist porter ung ymage de remembrance de la Vierge Marie contre ung arbre distant de nostre fort d'ung traict d'arc les travers--(à travers)--les neiges et glaces. Et ordonne que le dimenche en suyvant l'on dirait au dict lieu la messe. Et que tous ceulx qui pourraient cheminer, tant sains que malades, yraient à la procession chantant les sept psaulmes de David avec la litanie, et priant la dicte vierge qu'il luy pleust prier son cher enfant qu'il eust pitié nous. La messe dicte et célébrée devant la dicte ymage, se feist le capitaine pèlerin à Notre-Dame de Roquemado--(Roc-Amadour) promettant y aller si Dieu luy donnait grâce de retourner en France." Cette messe fut célébrée en Février 1536.
Page 57 de l'édition 1843 et feuillet 35, recto et verso, de l'édition de 1545.
La route de l'Ouest! la route de l'Ouest! telle était la préoccupation dominante, l'idée fixe, unique, obstinée de tous les découvreurs. La crainte d'une concurrence inattendue dans la recherche des richesses dont on se promettait la possession exclusive, l'espoir d'arriver premier aux contrées du Japon, de la Chine et aux Indes d'Asie avaient à ce point détraqué les cerveaux que Christophe Colomb lui-même s' ingéniait à retrouver dans l'archipel des Antilles le Zipangu et les domaines du grand quâân du Katay signalés dans une carte de Toscanelli. Le grand titre des ouvrages de Jacques Cartier donne une preuve éclatante de cette illusion géographique: Brief récit et succincte narration de la navigation faicte ÈS YSLES de Canada, Hochelaga et Saguenay et autres, avec particulière meurs, langaige et cérémonies des habitans d'icelles; fort délectable à voir. L'espoir du lucre, l'éternel auri sacra fames, avait provoqué ces expéditions héroïques légendaires des trois premier siècles de l'âge moderne, expéditions dont les périls n'avaient d'égal que l'audace des équipages.
Voici les noms des prédécesseurs de Jacques Cartier dans les explorations tentées au Nord de l'Amérique à la recherche d'un passage vers l'Ouest:
Jean Cabot, de Venise, 1494; Sebastien Cabot, fils du précédent, 1498; Gaspard Cortéreal, 1500; Michel Cortéreal, 1502; Jean Gonçalves, Jean et François Fernandès, 1501, 1503, 1504 et 1505; Jean Denys de Honfleur et Camard de Rouen, 1506; Thomas Auber, 1508; Le baron de Lere et De Saint Just, 1518; le florentin Jean Verrazzano, 1523; Gomez de Porto, 1525; Jean Rut, 1527; Pierres Crignon, 1529; Jacques Cartier, 1534, 1535, 1541 et 1543.
J'ai préparé cette liste sur l'Introduction historique aux ouvrages de Jacques Cartier pa M. D'Avezac.
Sur le récit que fit Cartier de son voyage (celui de 1534) le roi (François Ier) ordonna d'armer et d'équiper pour quinze mois trois navires dont il lui conféra le commandement par une commission datée du 15 octobre 1534. Cette fois (expédition de 1535) il (Jacques Cartier) joignit au titre de capitaine celui de pilote du roi.
Nouvelle Biographie Générale par Firmin Didot Frères, édition de 1855 tome 8 page 906 au nom de Cartier (Jacques).
L'Histoire des Canadiens-Français de M. Benjamin Sulte donne le mot Macé au lieu de Marc, ce qui est conforme au texte de l'édition rarissime (1545) du Voyage de Jacques Cartier, 1535-36; voir feuillet 32.
Marc ou Macé Jallobert avait épousé Allizon DesGranches, soeur de la femme de Jacques Cartier.
Sulte: Histoire des Canadiens-Français, Tome Ier, page 12.
Jacques Cartier avait épousé Catherine DesGranches, fille de Jacques DesGranches, connétable de la ville et cité de St. Malo.
Brève et succincte narration historique par M. D'Avezac, verso du feuillet XIV, précédant la narration du Voyage de Jacques Cartier, 1535-36.
Ni Ferland, ni Garneau, ni Benjamin Sulte ne mentionnent le nom de Jehan Poullet. On le retrouve seulement dans la Relation du Second Voyage de Jacques Cartier, 1535-36 recto du feuillet 22, édition 1545.
Jacques Maingard, Michel Maingard, Raoullet Maingard et Pierre Maingard, dont les noms apparaissent au rôle d'équipage, sont les quatre fils de Guillaume Maingard, le parrain de Jacques Cartier.
Rôle d'Equipage de l'Expédition de 1535, présenté par Jehan Poullet à la réunion de la Communauté de la ville de Saint-Malo, à la Baie Sainct Jehan, mercredi, le trente-unième jour de mars 1535.
L'incertion des dicts maistre compaignons mariniers et pilottes s'ensuyvent:
Jacques Cartier, capitaine; Thomas Fourmont, maistre de la nef; Guillaume Le Breton Bastille, cappitaine et pilote du galion; Jacques Maingard, maistre du galion; Marc Jallobert, cappitaine et pilotte du Correlieu; Guillaume Le Marié, maistre du Courlieu; Laurens Boulain, Étienne Nouel, Pierre Esmery, dict Talbot, Michel Hervé, Étienne Princevel, Michel Audiepbre, Bertrand Samboste, Richard LeBay, Lucas Fammys, Françoys Guitault, apoticaire; Georget Mabille, Guillaume Séquart, charpentier; Robin Le Tort, Samson Ripault, barbier; Françoys Guillot, Guillaume Esnault, charpentier; Jehan Dabin, charpentier; Jehan Duvert, charpentier; Julien Golet, Thomas Boulain, Michel Phelipot, Jehan Hamel, Jehan Fleury, Guillaume Guilbert, Colas Barbe, Laurens Gaillot, Guillaume Bochier, Michel Eon, Jehan Anthoine, Michel Maingard, Jehan Maryen, Bertrand Apvril, Gilles Stuffin, Geoffroy Ollivier, Guillaume de Guernezé, Eustache Grossin, Guillaume Alierte, Jehan Ravy, Pierre Marquier, trompecte; Guillaume Legentilhomme, Raoullet Maingard, Françoys Duault, Hervé Henry, Yvon LeGal, Anthoine Alierte, Jehan Colas, Jacques Poinsault, Dom Guillaume Le Breton, Dom Anthoine, Philipes Thomas, charpentier; Jacques Duboy, Jullien Plantirnet, Jehan go, Jehan Legentilhomme, Michel Douquais, charpentier; Jehan Aismery, charpentier; Pierre Maingard, Lucas Clavier, Goulset Riou, Jehan Jacques Morbihen, Pierre Nyel, Legendre Estienne Leblanc, Jehan Pierres, Jehan Coumyn, Anthoine DesGranches, Louys Douayrer, Pierres Coupeaulx, Pierres Jonchée.
Ce rôle d'équipage est textuellement copié des Documents inédits sur Jacques Cartier et le Canada, communiqués par M. Alfred Ramé, de Rennes et faisant suite à la Relation du Premier Voyage de Jacques Cartier en 1534 d'après l'édition de 1598, pages 10, 11 et 12.
Paris.--Librairie Tross, 5, rue Neuve-des-Petits-Champs, 1865.
Les noms de Charles Gaillot et de De Goyelle n'apparaissent pas sur le rôle d'équipage signé le 31 mars 1535. On les trouve sur la liste publiée par M. Benjamin Sulte dans son Histoire des Canadiens-Français Vol. I, page 12. Si l'on en croit l'ouvrage de M. James Lemoine, Picturesque Quebec,164 ces deux noms et cinq autres, auraient été ajoutés aux 74 noms inscrits sur la Liste de l'Équipage de Jacques Cartier, conservée dans les archives de St. Malo, et revue avec soin sur le fac-simile par M. l'abbé C. H. Laverdière. Voici quels sont ces sept noms:
Jean Gouyon, Charles Gaillot, Claude de Pontbrians Charles de la Pommeraye, Jean Poullet, Philippe Rougemont, de Goyelle.
Note 164: "The subsequent seven signatures were added in the answer to the Quebec Prize Historical Questions submitted in 1879: Jean Gouyon, Charles Gaillot, Claude de Pontbrians, Charles de la Pommeraye, Jean Poullet, Philippe Rougemont, de Goyelle" Picturesque Quebec, appendix, page 483.
Les équipages réunis des trois vaisseaux de Jacques Cartier, y compris leurs officiers et les genitlshommes de St-Malo volontaires de l'expédition, donnaient un effectif de cent dix hommes. Or, le rôle d'équipage ne compte que soixante-quatorze signatures de marins. Si l'on y ajoute les noms des gentilshommes, Claude de Pontbriand, fils du Seigneur de Montcevelles et Echanson de Monseigneur le Dauphin, Charles de la Pommeraye, Jean Garnier de Chambeaux, Garnier de Chambeaux, Jean Poullet et Jean Gouyon, l'on atteint le chiffre de quatre-vingt personnes. Si l'on y ajoute encore le nom de Philippe Rougemont, le seul de vingt-cinq à trente victimes du scorbut nommé par la relation de Jacques Cartier, celui de De Goyelle, un autre mort du mal de terre que Charlevoix nomme dans son Histoire du Canada, enfin celui de Charles Gaillot que M. Benjamin Sulte dans son Histoire des Canadiens-Français, nous dit être le secrétaire de Jacques Cartier, il se fait que le grand total des expéditionnaires connus s'arrête à 83. Il nous manque donc 27 autres noms pour atteindre le chiffre de 110.
Comment expliquer cette lacune? On a cherché à s'en rendre compte en disant que ce rôle d'équipage n'est qu'une liste de matelots rédigée au retour de l'expédition de 1535. Malheureusement, cette explication est une contradiction flagrante des Documents inédits que nous possédons sur Jacques Cartier. Ce rôle d'équipage fut présenté par Jean Poullet, à la Communauté de Ville de St. Malo, à sa réunion du 31 mars 1535. Les archives publiées en 1865 par M. Alfred Ramé, de Rennes, le disent en toutes lettres.--(Voir pages 8 et 9 des Documents inèdits publiés à la suite de la Relation du Voyage de Jacques Cartier en 1534)--Plus et mieux que cela, nous savons qu'à cette séance mémorable de la Communauté de Ville de St. Malo, Jehan Poullet en produisant le rôle d'équipage, lequel portait alors soixante et quatorze signatures, se réserva le droit de récuser jusqu'à trente des mariniers inscrits et les remplacer par d'autres de son choix.
"Et icelly Poulet a aparu le role et nombre des compagnons Que le dict Cartier a prins pour la dicte navigation, et a esté (mis entre nos mains?) pour incerer cy dessous, et a, icelly Poulet protesté de en dynyer du nombre de XXV à trante et de prendre d'autres à son chouaix."
Document inèdits sur Jacques Cartier, page 9, faisant suite à la relation du voyage de Jacques Cartier en 1534, édition de 1598 et collection de Ramusio.
On remarquera que ce rôle d'équipage porte la date du 31 mars 1535 et qu'il s'écoula plus de six semaines entre le jour de sa présentation à la Communauté de Ville et le départ de la flottille qui mit à voile et quitta St. Malo le 19 mai 1535. N'est-il pas à présumer que, durant cet intervalle de temps, le rôle d'équipage fut modifié en quelque façon, et, tour à tour, amplifié ou amoindri? Il est encore probable que Jean Poullet n'abusa pas de son privilège et qu'il ne l'appliqua qu'à moitié, c'est-à-dire que, loin de récuser aucun des matelots inscrits sur le rôle d'équipage il se contenta d'ajouter de vingt-à trente mariniers de son choix aux 74 bons compagnons déjà acceptés. Cette supposition, qui est mienne, expliquerait suffisamment, à mon sens, ce chiffre de cent dix hommes composant l'expédition.
Le rôle d'équipage présenté par Jean Poullet le 31 mars 1535, à la réunion de la Communauté de ville est demeuré de record dans les archives de Saint-Malo. Les nouvelles recrues de Jean Poullet (s'il en engagea aucune) ne le signèrent pas. Et pour cause; car il n'est pas permis d'altérer en aucune manière un document officiel qui demeure de record. N'empêche qu'elles durent signer un double de ce rôle d'équipage que l'on tint ouvert jusqu'au départ, probablement à bord de la Grande Hermine. Ce document, comme bien d'autres, ne nous serait pas parvenu.
En lisant les noms des personnes présentes à la Réunion de la Communauté de la ville de St. Malo, le lundi huictième de feubvrier, l'an mil cinq cents XXXIIII je trouve ceux-ci, que vraiment on dirait empruntés à l'Almanach de Adresses Cherrier tant ils ont une orthographe contemporaine: Guillaume Deschamps, Etienne Picot, Pierres Gosselin, Françoys Martin, Robin Gauthier le Jeune, Estienne Gilbert, Jacques Martinet, Martin Patrix, Alain Patrix, Yvon Morel, Guillaume Martin Lalonde, Hamon Gauthier, Bertrand Picot, et plusieurs aultres des bourgeois congrégés (réunis) et assemblés comme dict est.
Le Gouverneur et Lieutenant-Général pour le Roy en Bourgogne et pour Mgr le Dauphin de Normandie se nommait Philippes Chabot.
Je lis encore, au procès-verbal de la Réunion de la Communauté de Ville de St. Malo, tenue le 31 mars 1535--séance à laquelle fut présenté le rôle d'équipage de l'expédition de Jacques Cartier--les noms suivants des bourgeois du temps.
Comme il est facile de s'en convaincre, ils ont une orthographe moderne:
Jacques Martinet, Pierres Hamelin, Guillaume Pepin Guillaume Saint-Maurs, Pierres Colin, Pierres May, etc.
Extrait de l'Appendice au voyage de Jacques Cartier 1534. Documents inédits, vol. Ier, Alfred Ramé, page 5, 6, 7, 8 et 9.
CHAPITRE TROISIÈME
Les Te Deum militaires portant, comme des drapeaux de régiments, le chiffre de leurs glorieux millésimes: 1690, 1711, 1758; celui de Frontenac, à Notre Dame de Québec, avec le pavillon-amiral de Sir William Phips, suspendu comme trophée à la voûte sonore, etc., etc.
Cette victoire fit grand bruit en Europe, surtout à Paris, où l'on admira beaucoup l'audace et le sang-froid guerrier du Comte de Frontenac. Fier de ses sujets du Canada, Louis XIV fit frapper une médaille pour perpétuer le souvenir de cet exploit. L'Université Laval en possède un très beau spécimen dans son musée de numismatique. Ce spécimen est unique au pays.
En voici la description:
On y voit la ville de Québec assise sur un rocher, étayant à ses pieds des pavillons et des estendards aux armes d'Angleterre. Elle a prés d'elle un animal qu'on appelle Castor, et qui est fort commun en Canada. Au pied du rocher, est le fleuve de Saint Laurent appuyé sur une urne. La légende, Francia in Novo Orbe Victrix, signifie: La France Victorieuse dans le Nouveau Monde. L'exergue, Kebeca Liberata M. DC. XC: Québec délivré 1690.
Médailles de Louis le Grand, Imprimerie Royale, 1723.
CHAPITRE QUATRIÈME
Commentaire sur cette parole du charpentier Séquart:
Et vous croyez que notre Capitaine-Général, notre Jacques Cartier, le hardi gars de Bretagne, aura sa statue é Stadaconé?... Jacques Cartier n'aura pas plus de monument à Stadaconé que de statue à St. Malo, etc.
Qu'ont-ils fait, là-bas, les Français d'Europe? oui, qu'ont-ils fait sur la terre de Bretagne pour garder immortelle la mémoire de Jacques Cartier? Où est le monument de leur découvreur par excellence? Et sur laquelle de leurs places publiques, la grande et forte race de leurs paysans, de leurs marins, de leurs soldats va-t-elle, aux anniversaires historique, saluer sa statue, acclamer son nom écrit en bronze sur un flamboyant piédestal? La parole est à la ville de St. Malo, à la Bretagne, à la France elle-même.
Il y a vingt ans, le 19 février 1868, le romancier Émile chevalier publiait un livre qu'il signait d'un beau titre: JACQUES CARTIER.
"Saluez avec moi, s'écriait-il dans la dédicace de son roman historique, saluez avec moi... le premier Découvreur Français, un Breton, homme de forte souche, de coeur haut et droit, le premier qui ait baisé cette terre d'Amérique!"
Jacques Cartier! l'une de nos illustrations. Ah! le mot est chétif: un de nos génies, devrais-je dire. Et pas une statue ne lui a été érigée chez nous! A lui pas un monument, pas une inscription, pas un symbole de la reconnaissance générale! O Athéniens! Athéniens! En France, il ne se trouve peut-être pas cent mille personnes sachant qu'il a existé un Jacques Cartier.
Eh! bien, ce que je demande pour Jacques Cartier, notre Christophe Colomb à nous Français, l'un de ceux Qui devraient faire marque dans nos annales historiques, l'un des plus ignorés pourtant, ce que je demande, c'est un monument élevé soit à Saint-Malo, soit à Rennes, soit même à Paris,--pourquoi non?--qui transmette désormais à la postérité le souvenir de ce grand homme. Ce que je demande, pour l'honneur de mes compatriotes, et au nom d'un million de Français reconnaissants qui, de l'Atlantique, béniront notre oeuvre, c'est que l'on se mette à la tête d'un mouvement ayant pour but de rendre à l'un de nos plus illustres, de nos plus vertueux citoyens, à Jacques Cartier, l'hommage que la légèreté, plus encore que l'ingratitude, a négligé de lui rendre jusqu'à ce jour.
Une statue à Jacques Cartier, au Découvreur du Canada!
Hélas! trois fois hélas! comme pleure la Tragédie Grecque, le roman patriotique du patriote Émile Chevalier n'a pas eu l'honneur de la centième édition. Cette gloire appartient exclusivement aujourd'hui aux livres scandaleux et obscènes. Vingt années ont passé sur le livre du courageux écrivain qui a réédité Sagard et son Histoire du Canada, vingt ans d'oubli, d'indifférence, et de silence fatal. Le livre est perdu, l'enthousiasme éteint, le rêve évanoui. Nulle part il n'y a de monument! Pas de statue à St. Malo, pas de statue à Rennes, pas de statue à Paris!
Cartier subirait-il donc, et tout entier, le sort effroyable des marins pleurés par le poëte:
Le corps se perd dans l'eau, le nom dans la mémoire?
Ainsi, nous avons un collège électoral qui porte le nom de Jacques Cartier. Il y a, à Montréal, une place Jacques Cartier. Il existe encore, dans notre métropole commerciale, un carré Jacques Cartier, une banque Jacques Cartier une rue Jacques Cartier.165
Note 165: Montréal aurait eu tort d'oublier Jacques Cartier car elle lui doit son nom.
"Après que nous feusmes yssus (sortis) de la dicte ville, (Hochelaga) plusieurs hommes et femmes nous vinrent conduyre sur la montagne cy-devant dicte, qui est par nous nommée, Mont royal, distant du dict lieu d'ung quart de lieues. Et nous estans sur icelle montaigne eusmes veue et congnaissance de plus de trente lieues à l'environ (à l'entour) d'icelle."
Relation du second Voyage de Jacques Cartier, verso du feuillet 26 et recto du feuillet 27.
A Québec, nous avons une division municipale qui porte le nom de quartier Jacques Cartier, un marché Jacques Cartier une rue Jacques Cartier, très bien nommée celle-là, parce qu'elle traverse dans toute sa longueur la presqu'île de la Pointe-aux-Lièvres et nous mène, par le pont Bickell, droit au site de l'hivernage des vaisseaux du Découvreur en 1535-36.
Nous avons encore dans le collège électoral de Québec une paroisse que porte le nom de St. Gabriel de Val-Cartier. Puis encore, dans le même comté, le grand lac et le petit lac Jacques Cartier qui donne son nom à la vallée qu'elle arrose, elle coule dans trois comtés, Montmorency, Québec, Portneuf, avant de se jeter dans le St. Laurent qu'elle atteint près de la paroisse de Cap Santé.
Mais toute cette nomenclature géographique et cadastrale ne suffit pas à la renommée historique du Découvreur.
Aussi, l'an prochain (1889) sur la façade du Palais Législatif, dans une des ouvertures du Campanile dédié à Jacques Cartier, le Gouvernement de la Province de Québec placera la statue, grandeur héroïque, de l'Illustre Découvreur. Certes, le piédestal sera digne de l'oeuvre de notre éminent artiste sculpteur Hébert, car elle dominera à cette hauteur, près de quatre cent pieds, l'estuaire de la rivière St. Charles, de cette historique Cabir-Coubat qui vit entrer dans ses eaux, le matin du 14 septembre 1535, trois petits navires pavoisés aux couleurs de France, qui portaient l'Évangile et l'avenir du Canada!
L'an prochain donc, nous aurons chez nous À Québec, la statue que le patriotique écrivain Chevalier cherchait vainement sur les boulevards de St. Malo, de Rennes et de Paris.166
Note 166: Je sais, de source certaine, que la décoration historique du Palais Législatif de la Province de Québec a été accordée à notre ami M. Eugène Hamel par le Gouvernement de Québec. Cet artiste distingué a déjà préparé les esquisses de deux tableaux représentant, le premier, Christophe Colomb reçu par Ferdinand et Isabelle, après la découverte de l'Amérique, le second, Jacques Cartier à Hochelaga. Ces deux tableaux seront exécutés dans les panneaux dominant, aux salles de l'Assemblée Législative et du Conseil Législatif, les fauteuils des Présidents de ces deux chambres.
TABLE DES MATIÈRES
Préface
Critique
Argument analytique.
CHAPITRE PREMIER
Prologue:-Un causeur d'autrefois.
CHAPITRE DEUXIÈME
La Grande Hermine.
CHAPITRE TROISIÈME
La Petite Hermine.
CHAPITRE QUATRIÈME
L'Emérillon.
CHAPITRE CINQUIÈME
Un Noël Breton
Épilogue.
APPENDICE