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Une Pupille Genante

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Gilberte fit un geste dimpatience.

Je le sais bien, mais comment concevez-vous quun être qui a pensé, agi, lutté, aimé, ne soit plus en quelques minutes quune chose inerte, même repoussante?

Je le conçois, je le conçois… cest-à-dire… que veux- tu, fillette, cest la loi. Je sais bien que cette idée est peu compatible avec vos jeunes imaginations, Mesdemoiselles; cest ainsi pourtant, et le plus sage est de ny point penser jusqu'à lheure où il faudra retourner au néant. Tant pis pour ceux qui sen vont trop tôt! Voilà pourquoi je dis: jouir, jouir le plus vite et le plus possible, car lexistence est malheureusement courte. Vois-tu, mignonne, je te le répète souvent, la vie est un théâtre, pas autre chose; cest à lhomme à se montrer bien comédien. Tu me dis que les Vallabrègue font mal à voir, tant ils se désolent? cela se comprend, ils navaient que cette fille. Bah! ils sont riches, on les plaindra moins; largent nest-il pas le baume qui guérit toutes les blessures?

Gilberte écoutait ces théories débitées sur un ton cynique, et un flot de tristesse lui noya le cur. Décidément elle nétait pas lélève accomplie du voltairien Simiès. Il avait bien cultivé cet esprit précoce, le pauvre athée, mais il navait pu encore le façonner à son image.

A la fin la mélancolie et le mutisme de sa nièce limpatientèrent.

Est-ce que ça te prend souvent? dit-il, gouailleur, en quittant la table et en allumant un cigare. En ce cas, je supplierai tes amies de veiller soigneusement sur leur santé, car je naime pas à voir une figure patibulaire à mes côtés lorsque la vie leur joue le mauvais tour de les quitter.

Gilberte tressaillit, mais ne répondit pas; il avait des instants où les défauts grossiers de cet homme ne se déguisaient plus, et elle se demandait avec une secrète épouvante si cet oncle pour lequel elle professait un culte admiratif et reconnaissant avait en lui quelque chose ressemblant à un cur.

En rentrant dans sa chambre, elle tremblait comme prise de fièvre et se sentait envahie dun froid mortel.

Toute la nuit elle rêva de la pauvre morte dont le râle dagonie la poursuivait jusque dans son sommeil.

Le lendemain, elle pria M. Simiès de laccompagner chez les
Vallabrègue.

Moi, bon Dieu! sécria le vieillard en reculant, si je mets les pieds dans cette maison je serai obligé dentrer dans la chambre mortuaire; or, je nai pu, de ma vie, supporter la vue dun mort.

Gilberte ouvrit de grands yeux:

Quoi! vous, mon oncle?

Oui, fillette, affaire de nerfs; et comme cest un spectacle malsain pour la jeunesse, outre quil est peu récréatif, je te défends expressément de retourner là-bas.

Mais, mon oncle, moi…

Cest entendu, nen parlons plus. Au reste, voilà deux jours que tu mentretiens de ces agréables choses; je désire quil nen soit plus question. Ton amie nest plus, jen suis fâché pour elle et pour toi, mais la vue des cadavres ôte la gaîté et lappétit, je ne veux pas que tu tombes malade.

Gilberte obéit à regret. Elle ne comprenait plus son oncle, cet esprit fort qui tremblait devant un corps sans vie, lui qui traitait si légèrement de la dissolution de la machine.

Puis, comme à cet âge et sur les natures peu éprouvées, le chagrin glisse sans laisser de traces, Gilberte reprit bientôt ses plaisirs, et les succès quelle remporta dans le monde, de même que lexistence frivole et dorée quelle menait, effacèrent de son cur le souvenir de la journée où elle avait vu mourir son amie.

V

Un matin que Gilberte entrait à la salle à manger, fraîche et souriante dans son négligé de peluche, elle trouva M. Simiès qui dégustait savamment son déjeuner. Après lui avoir serré la main, elle versait le chocolat bouillant dans sa petite tasse dargent niellé, quand son oncle, qui la regardait en dessous, dit soudain:

Combien y a-t-il de tes invités qui ont répondu?

Soixante-quatre, mon oncle.

Très bien, ce sera une petite fête intime. Sais-tu, mignonne, pourquoi je la donne, cette fête?

Mais, mon oncle, je croyais que cétait à loccasion de mon vingtième anniversaire, et je vous en remercie encore. Vous ne cesserez donc jamais de me gâter?

Si fait, ma fille, je cesserai, ou plutôt je permettrai à un autre de te gâter avec moi et cet autre sera ton mari.

Oh! alors, ce ne sera pas de si tôt.

Tu te trompes, fillette, et justement tu crois que notre soirée de samedi est uniquement donnée en lhonneur de tes vingt printemps?

Pourquoi alors? fit Gilberte inquiète en posant sa cuiller sur la table.

Nous annoncerons tes fiançailles à nos amis ce jour-là.

Mes fiançailles?

Gilberte ouvrit de grands yeux.

Ne fais pas la sournoise; tu as très bien que depuis quinze jours lAustralien Mahoni te fait une cour assidue.

Il nest pas le seul. Quest-ce que cela prouve?

Cela prouve, Mademoiselle lingénue, que, pas plus tard que cette après-midi, il va surgir en grande tenue, pour me demander ta main, et nous la lui accorderons demblée.

Mon oncle, vous plaisantez? dit Gilberte qui suffoquait presque.

Je plaisante? nullement. Hein! as-tu de la chance? Madame Mahoni, cela ne sonne pas mal. Et tu épouses onze millions, tu entends: onze millions.

Mon oncle, ce nest pas sérieux?

On ne peut plus sérieux. Je dis bien, onze. Je croyais que cétait huit seulement, mais jétais dans lerreur.

Quimporte cela? Je ne veux pas de ce mariage.

Voyez-vous cela? Elle veut faire la récalcitrante. Cette fortune ne te suffit pas?

Gilberte fit un geste dimpatience.

Ce nest pas de cela quil sagit, mon oncle.

Voyons donc?

Sérieusement, vous voudriez me donner pour femme à ce… cet homme?

Parfaitement. Oh! je sais quil nest pas de première jeunesse, mais il ne porte pas ses cinquante-deux ans; et sil nest pas beau, du moins il est bon enfant et cest un point capital; tu lui feras faire tout ce que tu voudras. Avec un mari vieux, enfin, et peu doué de charmes extérieurs, ma fille, une femme jeune et jolie a cent manières de se consoler.

Mais, mon oncle, cet homme était à peu près ivre, si vous vous souvenez bien, au dîner des Mornaze; cest hideux, cela.

Pardon, à peu près ivre, tu vas trop loin; gris seulement, un peu allumé; eh bien! le beau malheur! tu lui feras passer cette mauvaise habitude.

Non, mon oncle, je vous le répète, je népouserai pas cet homme, il me déplaît, pour ne pas dire plus. Je ne puis laimer.

Et qui te parle daimer, petite sotte?

Mais, alors…

 Est-ce que par hasard vous auriez quelque inclination pour
un freluquet quelconque, ma nièce?

 Non, mon oncle, répondit nettement Gilberte, je nai
dinclination pour personne.

A la bonne heure. Je hais le sentimentalisme, vous savez; cest dailleurs chose absolument démodée de nos jours. Quimporte que vous ne chérissiez pas Mahoni, au fond je le comprends, mais avec sa fortune vous serez la première femme de Paris.

Je ny tiens pas.

Comment! tu ne serais pas fière de porter le sceptre de la beauté et de la richesse, car enfin lune fait ressortir magnifiquement lautre. Tu éclipseras toutes tes amies.

Mon oncle, vous me prêchez toujours légalité.

Certainement, certainement, ma nièce; mais rien ne vous empêche de profiter des biens que le hasard jette entre vos mains.

Mon oncle, je vous en prie, éconduisez M. Mahoni, ce soir. Je ne saurai paraître devant lui. Vous lui direz ce que bon vous semblera.

Du tout, du tout, vous répondrez oui. Vous mettrez, après déjeuner, votre robe de drap bleu; elle vous sied à ravir. Dailleurs, il est inutile de vous faire prier; jai encouragé Mahoni et lui ai presque donné ma parole, lui affirmant que ses voeux seront acceptés. Je ne réponds même pas de ne pas le voir arriver avec lécrin de fiançailles en poche. Or, tu sais, petite, les diamants quil toffrira ne seront pas du strass. Il ma insinué gentiment que la corbeille fera lébahissement de Paris. Eh bien! tu ne manges pas? ton chocolat refroidit.

 Je nai pas faim, répondit Gilberte en repoussant la tasse
dargent.

Elle était toute pâle et sa main tremblait sur la table débène.

Mon bon oncle, reprit-elle enfin dune voix douce, je vous affirme que non seulement je néprouve aucune sympathie pour votre ami dAustralie, mais il minspire… de laversion, positivement.

Je vous ai déjà priée de me taire ces grands mots. Je ne sais où vous prenez ces airs tragiques; vous navez pas été élevée au couvent, cependant. De grâce, respectez ma tranquillité et ne troublez pas mon déjeuner. Jexige, vos entendez, jexige que vous épousiez Mahoni. Je veux votre bonheur en dépit de vous-même. Jentends être obéi. Jusqu'à présent, je vous ai laissée faire vos volontés, aujourdhui je veux être écouté.

Mon oncle, croyez que je me rappelle toutes vos bontés et je vous reste soumise et reconnaissante, mais je ne puis lier mon existence à celle dun homme que je nestime pas. Vous vous figurez, pauvre cher oncle, que mon bonheur est là? Point du tout, et puisque vous ne demandez quà me voir heureuse, ne me parlez plus de M. Mahoni.

Gilberte crut avoir fléchi M. Simiès. Quels furent son étonnement et même son effroi quand elle vit la face du vieillard, habituellement colorée, devenir pâle et contractée, et son poing retomber violemment sur la table dont les porcelaines sentrechoquèrent avec bruit.

Je ne veux point de résistance à mes ordres, cria-t-il, dune voix furieuse. Vous épouserez Mahoni et me ferez grâce de vos simagrées. Réfléchissez à mes paroles et donnez-moi un oui décisif dici quelques heures, sinon vous resterez enfermée chez vous jusquà ce que vous obéissiez; si vous persistez dans votre stupide obstination, je vous chasse de ma maison.

Sur ces mots il sortit en frappant violemment les portes. Gilberte était sur le point de défaillir, mais elle était vaillante et, malgré son chagrin, son parti fut bien vite pris: elle se rendit dans son appartement et y demeura toute la journée.

A midi elle fit prier son oncle de déjeuner sans elle sous prétexte quelle se sentait souffrante.

"Bouderie denfant gâtée, pensa le voltairien qui nen perdit pas un coup de dent; et il ajouta en ricanant: pas si bête que de résister aux séductions de onze millions quand on est femme. Elle me remerciera un jour."

Laprès-midi lAustralien se fit annoncer: cétait un homme déjà âgé, de tournure épaisse et dune grande vulgarité de langage.

Il portait des bagues à tous les doigts et des brillants dun prix fou en boutons de chemise, mais il nen paraissait que plus laid.

M. Simiès fit appeler Gilberte.

Mlle Mauduit fit répondre quelle ne pouvait se rendre au salon. Cétait un refus formel.

M. Simiès devint jaune et son compagnon sétonna.

Mon cher, lui dit le premier, les jeunes filles sont parfois fantasques. Nous avons eu ce matin une petite altercation, ma nièce et moi, elle me garde rancune.

Etait-ce à mon sujet? demanda Mahoni déjà effrayé.

Pas tout à fait, dit M. Simiès avec son aimable sourire. Je suis désolé de vous avoir dérangé inutilement. Revenez donc dans deux jours et je vous promets que votre jolie fiancée ne se fera pas prier pour vous voir. Excusez-la, aujourdhui elle est un peu nerveuse.

LAustralien se retira légèrement dépité, mais confiant encore aux belles promesses de son ami.

Le reste de la journée Gilberte eut de formidables battements de cur: elle sattendait à chaque instant à voir paraître son oncle furieux, comme elle lavait vu le matin.

Il nen fut rien; M. Simiès ne parut pas. Il lui envoya simplement un billet par lequel il la priait de demeurer dans sa chambre jusqu'à ce quelle devînt raisonnable, la prévenant que M. Mahoni se présenterait derechef à la maison le jeudi suivant.

Elle avait donc le temps de réfléchir.

Gilberte tint bon, et, malgré la peine que lui causait moins sa réclusion que la colère de son oncle, elle ne fit point parvenir à celui-ci le oui attendu.

Le jeudi, à deux heures, on entendit le ronflement dune superbe automobile admirée de tout Paris, qui sarrêtait devant la maison de M. Simiès.

Avant que le visiteur fût introduit au salon, le tuteur de
Gilberte entrait chez sa nièce.

Elle lattendait. En le voyant elle se leva, très pâle, mais très résolue. Il ne parla point, mais il braqua sur elle son petit il gris interrogateur.

Mon oncle, dit-elle nettement, je suis fâchée de vous faire de la peine; je nai pas besoin de vous affirmer encore toute mon obéissance et ma tendresse, mais ce que vous me demandez je ne le puis.

M. Simiès la regarda froidement:

Trêve de grands mots, répliqua-t-il, vous ne voulez pas devenir Mme Mahoni?

Non.

Il ne fut point attendri par le regard suppliant de ses beaux yeux, ni par cette pâleur, ni par ces fraîches lèvres roses qui se tendaient à lui comme pour implorer un baiser de réconciliation. Il ne songea quà sa propre défaite, à lhumiliation quil allait subir dans le salon où lattendait le malheureux prétendant.

Sa colère fut terrible, mais froide.

Je nai pas besoin de vos protestations oiseuses. Je sais maintenant que vous navez pas lombre de cur et cela me suffit. Oh! pas de scène, je vous en prie, jai les phrases en horreur. Vous allez quitter ma maison aujourdhui même pour ny plus revenir.

Mon oncle! supplia Gilberte.

Je vous chasse.

Où voulez-vous que jaille?

Où vous voudrez. Vous êtes assez bien douée pour vous tirer daffaire, ajouta-t-il avec son ricanement sceptique. Si vous préférez le couvent, vous y trouverez au moins la sensiblerie que vous aimez.

Je resterai avec vous, mon bon oncle; que ferions-nous lun sans lautre? Je vous soignerai bien, vous savez comme je vous aime.

Parbleu! fit le vieillard avec un rire brutal, vous voulez veiller sur votre héritage. Croyez-moi, ny comptez pas, je vais refaire mon testament ce soir même, et vous serez déshéritée.

Gilberte avait pâli sous linsulte. Elle se redressa, et, sans colère, mais avec une grande dignité:

Assez, mon oncle, je nai jamais songé à hériter de vous; il est probable que vous vivrez aussi longtemps que moi et je vous le souhaite. Je nai jamais une minute pensé à ce que votre mort pourrait me rapporter un jour. Vous me chassez de votre toit, cest bien, je ny resterai pas. Jemporte néanmoins le souvenir de vos bontés passées que nefface point votre dureté actuelle. Adieu, mon oncle, soyez heureux et ne pensez plus à moi puisque vous me traitez dingrate.

Cest ainsi que se séparèrent sans se toucher la main, sans un mot de regret, ces deux êtres qui avaient vécu plus de dix ans dans la plus grande intimité.

Une fois la porte refermée sur M. Simiès, Gilberte saffaissa sur une chaise et se couvrit le visage de ses mains.

Chassée! murmura-t-elle, et je ne sais où aller.

Comme elle nétait pas fille à séterniser sur des regrets superflus, elle se fit apporter sa malle et commença à y empiler son trousseau et quelques menus objets.

Elle endossa un costume de voyage simple et élégant, mit dans sa bourse ses économies de jeune fille qui se montaient environ à quinze cents francs plus un peu de menue monnaie, et suspendit à sa ceinture une légère sacoche contenant ses bijoux, assez nombreux dailleurs, puisquelle possédait ceux de sa mère.

Elle fit descendre son bagage chez la concierge et sortit; elle avait besoin de marcher, de se secouer, car elle se sentait comme sous linfluence dun rêve pénible.

Où aller? où aller? se répétait-elle le long du chemin.

Certes, elle ne manquait pas damies. Malheureusement, elle se voyait obligée de naller frapper à la porte daucune delles. Son histoire eût vite fait le tour de Paris. Et que dire? Quelle était chassée de chez son oncle? Elle eût avoué son étrange position, et de grand cur, si elle eût connu une seule personne capable de la bien conseiller.

Mais, parmi ces jeunes femmes ou ces jeunes filles si aimables en visites, elle navait pas une confidente, pas une véritable amie, ainsi quelle lavait confié à Albéric Daltier.

Non, personne, Gilberte était bien absolument seule et abandonnée dans ce grand Paris, dans lunivers entier, même.

Elle fuyait dinstinct les rues fréquentées; il lui eût été pénible de rencontrer en ce moment quelque rieuse compagne ou quelque ami de M. Simiès, qui se fussent étonnés de voir pour la première fois Mlle Mauduit parcourir seule à pied les rues de Paris.

Après une heure de marche inconsciente, Gilberte fut lasse, bien lasse.

Où se reposer? Elle avait besoin de penser loin du bruit de la foule.

Elle descendait la rue Blanche et vit à sa droite léglise de la Trinité.

"Si jentrais là?" se dit-elle.

Un scrupule lui vint: elle qui ne mettait jamais le pied à léglise, il lui semblait malséant de venir sy asseoir ainsi que ces mendiants et ces vagabonds qui raillent les choses saintes, mais cherchent ce lieu de repos et de chaleur, lhiver, sous les voûtes sacrées.

Eh! mon Dieu! nétait-elle pas vagabonde, elle aussi, la pauvre Gilberte? Savait-elle seulement où, ce même soir, elle reposerait sa tête?

Faisant taire sa délicatesse ombrageuse, elle franchit le porche, et, sans prendre deau bénite, sans sagenouiller pour faire au moins un acte dadoration, elle sassit à lombre dune nef déserte, gardant là comme ailleurs sa tenue correcte, avec une nuance de respect instinctif.

Elle ne savait pas offrir sa peine à Dieu, la pauvre enfant, elle ne savait pas lui crier: "Inspirez-moi, car je souffre et je ne sais à quoi me résoudre." Seulement Celui qui lappelait secrètement du fond du tabernacle veillait sur cette âme dévoyée par une fausse éducation et qui renfermait cependant de hautes aspirations.

Il lui envoya une pensée soudaine.

Les Daltier! je ny songeais pas! pourquoi nirai-je point à eux? Je suis sûre quils ne me repousseront pas.

Cette inspiration lui était soufflée par son bon ange ou par sa mère, certainement. Qui sait? pour son salut sans doute; pour son malheur aussi peut-être.

Il était tard, nul office navait lieu et léglise demeurait plongée dans la solitude et lombre mélancoliques qui portent à la prière.

Mais Gilberte ne savait plus prier depuis quelle avait oublié lannée bénie de sa première communion et passé de nouveau sous la tutelle fatale du voltairien Simiès.

Elle rêva seulement; quand elle fut reposée et que sa résolution fut bien arrêtée, elle quitta léglise comme elle était entrée, se jeta dans une voiture qui passait à vide et se fit conduire rue de Lisbonne.

On hissa sa malle à côté du chauffeur et Gilberte jeta un dernier regard à cette demeure où elle avait vécu insouciante et heureuse et qui lui montrait encore sa fenêtre riant sous le store rose.

A la gare de Lyon, en attendant lheure du train, elle se fit servir un léger repas au buffet; puis, quand le moment du départ fut venu, elle sinstalla dans le coin dun compartiment de dames.

Elle avait encore lair dune enfant, cette jeune fille jolie et distinguée; un peu triste aussi, et voyageurs et employés regardaient avec quelque étonnement cette Parisienne de vingt ans qui partait sans une compagne, sans un ami, sans un parent pour lescorter et lui souhaiter bon voyage.

Malgré son aplomb habituel, Gilberte se sentait gênée; cétait la première fois quelle se mettait seule en route, et le trajet devait être assez long.

Alors, les pieds sur la bouillotte, la tête appuyée aux coussins gris du compartiment, elle ferma les yeux, feignant de dormir; en réalité, elle pensait et sa pensée nétait pas riante.

Elle narriva à Marseille que le lendemain matin.

VI

Après lalgarade très vive quil avait fait subir à sa nièce, Simiès, rouge encore de sa colère, se rendit au cercle où il joua, perdit et gagna, ce qui le mit en meilleure humeur. Il écouta la conversation que tenaient quelques habitués assez près de lui; on parlait de laustralien Mahoni et ce que lon disait nétait pas à son avantage.

Simiès dîna au cercle et ne rentra que le soir, un peu penaud des propos quil venait de recueillir sur celui quil désirait tant pour neveu.

"La petite aurait-elle eu plus de flair que moi? se dit-il, ou bien me suis-je laissé berner comme un imbécile? Bah!… nous lui trouverons un autre mari, et elle fera la paix avec son vieux grognon doncle. Je parie quelle na pas pris mes menaces au sérieux et quelle dort maintenant sur ses deux oreilles dans son nid capitonné."

Il essayait de se le persuader, le pauvre Simiès; mais, avant dentrer chez lui, il alla frapper à la porte de Gilberte.

"Elle dort, se dit-il, nentendant point de réponse; demain elle aura tout oublié."

Mais, en dépit de lui-même, il était inquiet et, tandis que Lazare le déshabillait en silence, il nosa linterroger, appréhendant ce quon pourrait lui apprendre.

Le lendemain il sonna son valet de chambre le plus tard possible; néanmoins il séveilla de bonne humeur; quand on est M. Simiès et quon a gagné la veille au poker une somme assez ronde, cela fait oublier bien des soucis.

Cependant, il observa sur la figure de Lazare une gravité inusitée et, dès quil fut habillé, il courut à la salle à manger dans lespoir dy trouver une Gilberte un peu pâle, un peu boudeuse, mais enfin Gilberte.

Il nen fut rien et sur le grande table ovale une seule tasse attendait devant le chocolat fumant.

Alors le vieillard devenu tout tremblant sen alla à lappartement de sa nièce; il le trouva vide; le lit navait pas été défait et le foyer restait froid.

Il frissonna en refermant la porte; cette chambre lui fit leffet dun tombeau.

"Bon! se dit-il, essayant de se tromper lui-même, elle veut me faire peur, la rusée, en se montrant dramatique comme une jeune première des Français, mais je parie quen ce moment elle déjeune de fort bon appétit chez les Arcane ou les Millagri, ses amis qui rient avec elle du tour quelle me joue. Mais moi aussi je vais lui en jouer un et je rirai aussi."

Il eut un petit rire aigu, en effet, et déplia sa serviette pour prendre son chocolat; mais ce matin-là, par hasard, il navait pas faim et cette place vide en face de lui lexaspérait.

Depuis un mois environ la dernière institutrice de Gilberte avait été remerciée; Simiès navait pas le don de retenir chez lui les demoiselles de compagnie et les gouvernantes; et comptant bientôt marier sa nièce, il navait pas voulu introduire de nouveau une étrangère dans sa maison pour si peu de temps.

Aussi ny avait-il pour le renseigner que Mme Dutel, la femme de charge, qui accourut toute mielleuse et hypocritement désolée à lappel de son maître.

Simiès, dun air quil tentait vainement de rendre négligent, senquit de lheure où Mademoiselle Mauduit avait quitté sa demeure.

Je ne sais pas au juste, Monsieur, mais il faisait nuit et Mademoiselle a fait charger sa malle sur une voiture pour se faire conduire à la gare.

Sa malle? A la gare? Quelle gare?

Je ne sais pas, Monsieur, cest la concierge qui a assisté au départ, et Monsieur sait que la brave femme na pas la mémoire longue.

Cest bien, allez-vous-en.

Mme Dutel séloigna en feignant dessuyer une larme; mais, une fois la porte refermée, elle murmura:

 Tu ne la retrouveras pas de si tôt, vieux fou, et moi je
men réjouis, car je vais être maîtresse au logis à présent.

Sans faire atteler sa voiture, Simiès shabilla et, arrêtant une voiture au passage, il se fit conduire successivement à la gare Saint-Lazare, à la gare du Nord, de lEst, de Lyon où enfin on le renseigna: en effet, la veille au soir, une jeune et jolie demoiselle avait pris un billet pour Marseille et était partie toute seule par lexpress du soir.

"A Marseille? si disait Simiès en remontant en voiture; que diable irait-elle faire là-bas? Cest une erreur de cet animal demployé."

Mais tout à coup il se frappa le front:

 Tonnerre! sécria-t-il, et les Daltier que joubliais!…
Parbleu! cest chez eux quelle est!

Son mauvais sourire railleur reparut sur ses lèvres flétries:

Ah! pour le coup, cest là quelle va samuser! Autant entrer au couvent. Je parie ma tête quelle me revient avant trois jours.

Heureusement quil ne pariait quavec lui-même, le pauvre
Simiès, car il risquait fort de perdre.

En chemin, ses réflexions sassombrirent encore cependant: les jolies amazones quil rencontrait, allant au bois ou en revenant, lui rappelaient la fugitive.

Lingrate! murmurait-il, oubliant que cétait lui qui lavait chassée de sa maison, lingrate!

Lazare, qui, à midi, lui servit son déjeuner, reçut plus dune rebuffade. Simiès trouvait mauvais et interminable ce repas que nassaisonnaient pas les joyeuses saillies de Gilberte; elle était si amusante, cette petite; elle ne restait jamais à court pour répondre; elle savait si bien contrefaire les gens ridicules ou poseurs!

Son café pris, Simiès alla fumer son londrès au salon selon son habitude, mais le salon aussi lui parut vide et glacial et il eut envie de briser le clavier encore ouvert où labsente avait si souvent promené ses mains savantes.

Ce dont il ne se souvenait plus, cest que ce jour était son jour de réception, et à lheure du five oclock survinrent des visiteuses auxquelles le malheureux ne put fermer sa porte, quelque désir quil en eût.

Il songea un instant à prétexter une indisposition, une migraine de sa nièce pour cacher cette absence intempestive, mais il pensa que tôt ou tard on saurait tout et il raconta quune petite altercation ayant eu lieu entre sa pupille et lui, elle en avait profité pour aller voir des parents quelle avait en Provence.

Votre nièce est un caractère, Monsieur Simiès, dit quelquun.

Bah! quappelez-vous un caractère? Ma nièce Gilberte a toujours aimé linaccessible, lextraordinaire; ces jeunes filles, voyez-vous, ça a des idées, des idées!…

On pensa que Mlle Mauduit avait eu en tête quelque fantaisie pour un freluquet quelconque et que son oncle navait pas voulu permettre ce mariage.

On en profita pour déblatérer par derrière contre le tuteur et sa pupille.

Ce fut avec un soupir de soulagement que le vieillard vit ses visiteurs séloigner.

Demeuré seul, il regarda le feu et pensa à lenfant, à lingrate, à la révoltée.

Il se souvint quun jour, aux Marnes (il y avait six ou sept ans de cela), il lavait grondée, injustement, cest vrai, car on lavait induit en erreur, et Gilberte était partie du château, le même soir, sen allant à travers la nuit dans la grande avenue, son petit paquet sous le bras, bien décidée à quitter son oncle plutôt que de subir ses reproches immérités.

Alors il avait couru à sa poursuite, lui avait presque adressé des excuses et ne lavait ramenée à la maison quà force de caresses.

"Je naurais pas dû lui parler dhéritage, pensait-il, la petite est si fière! Cette parole échappée à ma colère la cinglée comme un coup de fouet, elle ne me pardonnera pas cela. Et puis jai été un peu sot de vouloir la forcer à épouser Mahoni; après tout, ce nest pas un beau type… Gilberte vaut mieux que cela… Aurait-elle par hasard un faible pour quelque autre?… Non, parbleu! elle me laurait dit ou bien je laurais deviné. Aimera-t-elle seulement jamais? Ma pupille est une énigme, tantôt feu, tantôt neige. Je crois quelle a des aspirations indéfinies dont je nai pu la guérir; ça ne métonnerait pas si elle reniait tout ce que je lui ai enseigné. Ah! ce nest pas moi qui changerai!… Si jamais on me voit croire à quelque chose, cest que jaurais bu du haschich ou que je serai tombé dans lenfance!"

Simiès essaya doccuper sa soirée comme il put, il alla au théâtre; on jouait une pièce quil connaissait de longue date et quil trouva insipide.

Il prit sa lorgnette et examina les groupes occupant les loges et les fauteuils; il se retira dégoûté de son examen.

Quy avait-il là, en effet, à part quelques personnes de distinction: des couples interlopes, des créatures stupides à la tournure de bouchères endimanchées, étalant leurs diamants et leurs costumes éclatants; des banqueroutiers, des voleurs, des Juifs, des imbéciles; des petits jeunes gens fats, vulgaires et avachis, incapables de prononcer une phrase en français, occupés à lorgner impertinemment toute la salle.

Qua donc le vieux Simiès? se demandait-on au foyer; il a lair tout chose, on dirait quen une journée il a pris vingt ans de plus.

Simiès, en rentrant, trouva un télégramme lui annonçant que sa nièce était saine et sauve à Marseille. Un juron lui échappa; en sétendant dans son lit, ce soir-là, il constata quil avait trouvé le temps long.

"Bah! se dit-il, laissons les ingrats de côté et jouissons encore; au fond, il fait meilleur être sur la terre que dessous."

Mais ce vieillard devait avoir le châtiment de sa vie inutile : après avoir goûté à toutes les ivresses, lennui allait le surprendre; il avait gâché sa jeunesse, il devait mourir seul, sans un parent, sans un mai sincère pour lui rendre la mort douce.

VII

Ce soir-là, le salon des Daltier présentait un gracieux tableau dintérieur; on y voyait encore suffisamment pour se passer de lumière, malgré les rideaux de dentelle épaisse abaissés devant les fenêtres pour garantir du mistral qui soufflait avec rage.

Sur un divan, Albéric, le fils aîné, causait avec abandon avec sa mère; un autre jeune homme dune quinzaine dannées, Henri, racontait une histoire à deux petites filles, ses nièces, car la fille aînée de Mme Daltier était mariée et avait, ce jour-là, laissé ses enfants rue Montgrand. Au piano, deux jeunes filles de dix-huit à vingt ans jouaient à quatre mains, tandis que, derrière elles, Gustave, le jumeau dHenri, battait la mesure à tour de bras, comme sil se fût agi de diriger un orchestre complet.

La porte souvrit; on crut que cétait un domestique qui apportait les lampes; cétait Joseph, en effet, mais il introduisait simplement une visiteuse, annonçant: "Mademoiselle Mauduit." A ce nom, Albéric se leva brusquement, fort étonné. Les pianistes cessèrent leur jeu et Mme Daltier, qui ne connaissait pas larrivante, savança au devant delle avec un sourire de bienvenue.

Gilberte? murmurait Albéric qui ne pouvait en croire ses yeux.

La jeune fille fit quelques pas vers Mme Daltier:

Ma tante, nest-ce pas? dit-elle timidement tandis que toute cette jeunesse parsemée dans le petit salon lobservait curieusement.

Votre tante, oui, ma chère enfant, votre tante qui est charmée de faire votre connaissance; et voici vos cousins et vos cousines, ajouta-t-elle en désignant ses enfants. Dailleurs, Albéric, plus heureux que nous, a déjà eu le plaisir de vous rencontrer. Asseyez-vous, Gilberte, et dites- nous par quel hasard vous êtes à Marseille, vous que nous croyions à Paris.

Mais Gilberte nusa point de linvitation; elle resta debout et, dun geste rapide, releva la gaze soyeuse qui lui voilait le visage, ce joli visage quAlbéric avait eu seul le loisir de considérer déjà. Il remarqua seulement que le teint en était beaucoup plus pâle et lexpression profondément triste.

Gilberte reprit en levant ses beaux yeux sur lui:

Mon cousin ma dit, un soir, pendant son rapide passage aux Marnes: "Le jour où vous souffrirez, où vous aurez besoin daide, venez nous trouver à Marseille, vous y serez bien reçue." Or, aujourdhui, je me trouve toute seule dans la vie, toute seule au monde, et je viens.

En disant cela, il y avait comme un sanglot dans sa douce voix.

Mais… votre oncle… M. Simiès, est-ce que vous lavez perdu? demanda Mme Daltier en jetant un regard surpris sur les vêtements de Gilberte qui, quoique de moire sombre, ne parlaient pas de deuil.

Il est mort pour moi, répondit Gilberte, puisquil ma chassée de sa maison.

Chassée?…

Mme Daltier plongea ses yeux scrutateurs dans les yeux de Gilberte: elle se demandait, troublée, de quelle faute avait pu se rendre coupable cette jeune fille pour encourir une telle disgrâce, et si elle, la prudente mère de famille, avait raison douvrir ses bras à cette fugitive.

Mais ce rapide examen la rassura: il ny avait que du chagrin sur ce jeune visage et pas de confusion; les prunelles gardaient leur limpidité avec quelque chose de mélancolique, dun peu révolté même, ce front de vingt ans ne se courbait pas sous la honte.

Soyez la bienvenue chez moi, dit Mme Daltier, en prenant la main de Gilberte quelle fit asseoir à côté delle, et croyez que nous ferons notre possible pour vous remplacer ce que vous perdez.

Elle ajouta avec un soupir:

Comme vous ressemblez à votre mère!

Gilberte releva ses yeux soudain adoucis:

Vous avez connu ma mère?

Elle poursuivit avec une point damertume:

Si elle vivait encore, je ne viendrais pas vous importuner de ma présence, au moins.

Ne parlez pas dêtre importune, ma chère enfant, nous aurons grand plaisir à vous posséder tout le temps que vous voudrez. Préférez-vous causer avec moi ou vous reposer? Vous avez fait un long voyage, vous êtes pâle et fatiguée…

Je nai pas besoin de me reposer, dit vivement Gilberte; je me suis arrêtée quelques heures au Terminus pour ne point me présenter avec la poussière du chemin. Jaime mieux vous raconter tout de suite ce qui a motivé mon bannissement immédiat de la maison de mon oncle.

Gilberte avait loreille délicate; elle démêlait dans laccent et même dans laffabilité de Mme Daltier comme un effort, une contrainte; elle tenait à la rassurer.

Lexcellente femme nignorait pas la bizarre éducation que lathée Simiès avait donnée à sa nièce; il était donc tout simple quelle salarmât secrètement et hésitât à admettre dans lintimité de ses enfants une jeune fille élevée si différemment deux-mêmes.

Mes chéries, dit-elle aux musiciennes, allez vous occuper de votre cousine: quon prépare la chambre bleue; veillez à ce que rien ny manque; emmenez les petites avec vous et vos frères aussi; ils peuvent vous aider.

Douée dun tact parfait, Mme Daltier jugeait inutile que toutes ces jeunes oreilles prissent part aux confidences de la voyageuse. Les enfants obéirent, saluant dun sourire au passage leur nouvelle parente.

Albéric se levait de son côté pour laisser sa mère et
Gilberte en tête à tête, mais cette dernière le retint:

Vous pouvez entendre ce que je vais dire, mon cousin; vous connaissez mon oncle Simiès, et cest grâce à vous que jai pensé à la seule famille à laquelle je pouvais demander asile.

Il se rassit et elle poursuivit, tandis quune émotion contenue faisait trembler sa voix:

Il y a huit jours, jétais encore bien heureuse et insouciante dans la vie. En peu dheures cela a changé par le subit caprice de mon tuteur.

Quy a-t-il donc eu entre vous? peut-être le mal nest-il pas sans remède? Vous avez été sans doute trop prompts tous les deux? Peut-être votre oncle regrette-t-il à lheure quil est une sévérité…

Gilberte secoua la tête:

Non, ma tante, ne croyez pas cela. Il ne me pardonnera jamais davoir désobéi à ses ordres, de lui avoir résisté formellement et de préférer être à jamais bannie de chez lui que daccéder à son désir.

Et quexigeait-il donc que vous ne pussiez satisfaire?

Une faible rougeur monta aux joues de Gilberte.

Il voulait me faire épouser un homme que jestime pas.

Il y eut un instant de silence: Mme Daltier semblait soulagée dun grand poids. Albéric examinait attentivement sa cousine.

Et qua donc fait cet homme pour mériter une si forte antipathie de votre part?

Ma tante, je ne sais; il me déplaît souverainement; il est vulgaire et jai horreur de la vulgarité; je ne parle pas dune absolue stérilité desprit qui le rend encore plus insupportable. Bref, puisque je ne laime pas, je ne peux pas lépouser.

Mme Daltier attira Gilberte à elle et mit un baiser sur ce joli visage irrité.

Cette enfant avait au moins gardé, dans le milieu dévoyé où elle avait vécu, une grande fraîcheur de sentiments.

Quant à Albéric, si Mlle Mauduit leût regardé cet instant, elle eût vu un sourire sesquisser sous sa moustache brune.

Et pourquoi votre oncle y tenait-il tant, à ce mariage?

M. Mahoni possède onze millions, alors!…

Mme Daltier sourit à son tour.

Et cela ne vous a point tentée, Gilberte?

Gilberte se mit à rire dun joli rire cristallin et frais.

Aucunement, ma tante.

Puis elle rougit, hésita un peu et reprit:

Mon oncle, qui… qui est légèrement… enfin qui a des idées très arrêtées et très bizarres quelquefois, se figure que largent peut seul faire le bonheur en ce monde et quune jeune fille arrive à la félicité la plus parfaite en contractant une union qui lui apporte une grosse fortune, beaucoup de diamants et une corbeille magnifique.

Et vous ne pensez pas comme lui?

Oh! non, la tante, fit Gilberte en levant ses grands yeux francs sur Mme Daltier. Aussi ai-je résisté à mon oncle, doucement, poliment, mais avec fermeté. Je lai supplié, jai tenté de ladoucir: il ma répondu par une insulte.

Les yeux dAlbéric et de sa mère linterrogeaient:

Il ma dit, sécria Gilberte indignée, il ma dit que je navais au cur que de lingratitude et que je ne désirais rester chez lui que pour…

Pour?…

Pour soigner mon héritage. Or, reprit-elle avec feu, je nen veux point de son argent, je nai jamais songé quil pourrait me léguer sa fortune, et, à présent, jaimerais mieux mendier mon pain que de lui demander la moindre chose. Alors je suis partie de chez lui le jour même quil men a chassée. Je ne savais où aller. Jai beaucoup damies, mais, sans que je puisse définir pourquoi, il me répugnait de me réfugier chez elles. Certainement elles sont fort gentilles, cependant nous ne saurions sympathiser ensemble de près comme de loin. Cest alors que je me suis souvenue des bonnes paroles de mon cousin et vous voyez que jen ai profité puisque je suis venue tout droit à vous.

Et vous ne pouviez mieux faire, ma chère enfant, dit Mme Daltier en attirant Gilberte contre elle. Marie et Edmée seront charmées de vous avoir pour compagne; elles vous aiment déjà, jen suis sûre, et moi jaurai une fille de plus.

Ces mots fondirent lâme encore un peu fermée de Gilberte. Jusqu'à présent elle navait pu pleurer; cette fois elle appuya sa tête sur lépaule de sa tante et pleura amèrement.

Toute son énergie était soudain tombée et elle était prise dun tremblement nerveux quelle ne pouvait réprimer.

Mme Daltier pria son fils daller chercher un verre deau pour Gilberte; celle-ci profita de labsence du jeune homme pour murmurer à loreille de sa tante:

Vous êtes bonne, oh! vous êtes bonne et je vous aimerai tant! Mais je ne vous imposerai pas longtemps ma présence, allez! A présent que je suis pauvre, je veux travailler, je ne souffrirai de me voir à la charge de personne. Je travaillerai.

Et à quoi, grand Dieu! pauvre enfant?

Ne craignez pas, laissez-moi faire. Quand jaurai recouvré ma tranquillité desprit, dans quelques jours, jaurai mûri mon plan et je chercherai de loccupation. On peut faire beaucoup de choses à mon âge et, par bonheur, mon instruction est bien complète.

"Non, pas complète, pensa Mme Daltier, soignée peut-être, complète non. Il y a un point capital qui a été négligé."

Sais-tu ce que me dit ta cousine? ajouta-t-elle en voyant rentrer Albéric. Eh bien! elle parle déjà de partir, à peine arrivée. Elle ne veut pas nous rester longtemps, elle veut gagner sa vie au dehors.

Elle sattendait à une protestation de la part de son fils, mais il ne répondit pas.

Mme Daltier rappela les enfants; Marie et Edmée accaparèrent leur cousine et lentourèrent de soins et dattentions.

Elles la conduisirent à la chambre qui lui avait été préparée, simple, mais confortable.

Cest trop bon pour moi, dit Gilberte à Mme Daltier qui les avait suivies. Le coin le plus modeste de votre maison meût suffi.

Nous ne laurions pas souffert, mignonne; dailleurs vous ne trouverez pas ici le luxe auquel vous étiez habituée à Paris.

Eh! que mimporte? Croyez-vous que jy tienne tant que cela? Je serai si bien ici!

Gilberte demeura seule quelques instants pour échanger son costume de voyage contre un autre plus frais, puis ses cousines vinrent laider à vider sa malle et à ranger ses effets, tout en la distrayant par leur gai babil.

Pendant ce temps, Mme Daltier racontait à son mari, qui rentrait avec son gendre et sa fille aînée, comment Mlle Mauduit allait désormais partager leur vie de famille.

M. Daltier approuvait toujours les décisions de sa femme; ce soir-là, il eut un léger froncement de sourcils.

Croyez-vous, dit-il, que cette jeune fille, élevée si différemment de nos enfants, ne puisse être pour eux un exemple pernicieux, un sujet… détonnement, sinon de scandale? car, enfin, elle doit professer les théories de son oncle, et…

Mon ami, voyez-la et vous jugerez. Gilberte ma paru simple et bonne, douée de trop de tact et dintelligence pour exposer sa profession de foi devant nos enfants. Si cela arrivait cependant, contre mes prévisions, il serait toujours temps de lui faire entendre que nous ne pouvons le subir.

Lorsque Mlle Mauduit vint tendre la main à son oncle, celui- ci fut conquis tout de suite par sa grâce dénuée dartifice et son air triste, et il dissimula ladmiration que lui inspirait ce beau visage.

Certes, les demoiselles Daltier étaient bien jolies avec leurs yeux rieurs de méridionales, leur teint chaud et leurs tailles rondes, mais elles natteignaient pas à lexquise beauté de leur cousine et ne songeaient pas à lenvier.

Gilberte fut présentée à M. et Mme Martelli dont elle avait déjà caressé les gentils babies, et lon se mit à table.

Gilberte parla peu et mangea moins encore, non quelle se sentît gênée dans ce milieu cordial, mais elle avait encore le cur un peu gros.

Cette réunion de famille, égayée par les saillies des jeunes gens, était rendue intéressante par la causerie intelligente des grandes personnes; là pas un mot nétait prononcé qui pût faire rougir les jeunes oreilles; un accord amical régnait entre tous, et les petits garçons, suivant lexemple de leurs aînés, témoignaient une sorte de courtoisie gracieuse aux dames. Pas une phrase ne sonnait faux, nétait déplacée dans la conversation, et Gilberte se sentit surprise dy trouver un charme extrême.

Sans le souvenir de sa récente humiliation, elle eût été presque heureuse.

Le dîner terminé, M. Martelli lui offrit le bras; on prit le café au salon et lon envoya les petits jouer à la salle détude.

On pria Gilberte de se mettre au piano, car on la savait bonne musicienne.

Un instant Albéric se demanda avec effroi si elle nallait point gratifier ses auditeurs dune de ces lestes chansons quil lavait entendue chanter aux Marnes. Mais Gilberte déclina linvitation, prétextant sa fatigue, et comme elle était fort pâle et semblait, en effet, à bout de forces, Marie et Edmée, sur le conseil de leur mère, la conduisirent à sa chambre pour quelle se couchât.

Gilberte avait grand besoin de repos après deux journées agitées et une nuit passée en wagon; elle sendormit rapidement, mais son sommeil fut pénible et hanté de cauchemars. Le lendemain, elle séveilla avec la fièvre et ne put parvenir à se tenir debout.

Ce malaise dura plusieurs jours, ce qui fit que, le dimanche suivant, comme elle était encore faible et incapable de sortir, nul ne sétonna de ne point la voir escorter la famille Daltier aux offices.

Pendant cette réclusion forcée, Gilberte fut à même dapprécier, dabord lexquise bonté de sa tante qui la soigna avec une sollicitude touchante, puis le dévoûment de ses gentilles cousines qui se privèrent de promenades et de plaisirs pour lui tenir compagnie.

Albéric seul demeurait un peu froid; il serrait la main de Gilberte soir et matin, senquérait avec soin de sa santé, mais ne semblait pas, comme les autres, prendre à tâche de consoler la pauvre exilée.

La santé revint vite à celle-ci; elle retrouva ses fraîches couleurs et sa gaîté, mais non plus cette gaîté mordante et sceptique quelle avait chez M. Simiès.

VIII

Il y a plus de six mois que Mlle Mauduit fait pour ainsi dire partie de la famille Daltier. Ce nest plus la jeune fille athée, railleuse et frivole qua élevée M. Simiès.

Gilberte est croyante, Gilberte est presque fervente; le miracle sest opéré doucement, lentement, dans ce milieu adorablement bon et pur.

Le deuxième dimanche après son arrivée à Marseille, Gilberte vit entrer chez elle ses cousines prêtes à partir pour la messe.

Tu nes pas habillée? Nous tavions bien dit que loffice est à dix heures. Dépêche-toi.

Je sais bien, mais…

Et devant le regard candidement étonné des fillettes, Gilberte, rouge et confuse, a pris son chapeau, ne voulant pas être pour elles un sujet de scandale.

Elle nosait pas non plus, le soir, à lheure de la prière faite en commun, séclipser sans bruit comme une païenne quelle était. Elle sagenouillait aussi, et, si elle ne priait pas, du moins elle nétonnait personne.

Puis, un jour, il lui tomba sous la main le premier volume de ce bel ouvrage de Bougaud: "Le Christianisme et les temps présents". Un sourire incrédule aux lèvres, elle louvrit machinalement au chapitre: "De la vraie nature de Dieu" et elle lut. Et ces vérités si nettement expliquées, et cette logique impossible à nier, et ce style noble et élevé, tout cela lentraîna si loin quelle passa plusieurs heures à dévorer ces pages, et quand Mme Daltier, inquiète de son absence prolongée, vint la trouver:

Cest beau, lui dit Gilberte sans relever la tête, cest beau.

Nosant interrompre cette lecture quelle attribuait à une grâce soudaine den haut, Mme Daltier sassit à côté delle sans parler.

Quand Gilberte ferma le livre avec un soupir, elle dit à sa tante:

 Prêtez-le-moi, je vous en prie, je serai heureuse de le
terminer.

 Bien volontiers, ma chère enfant, mais ceci est une lecture
nouvelle pour vous et peut-être peu intéressante.

Au contraire, ma tante.

Et, songeuse, elle ajouta:

Pourquoi ne ma-t-on jamais mis de ces choses-là entre les mains? Je ne serais pas ce que je suis. On ma fait lire du Renan, du Voltaire, du Darwin, du dAlembert, du Henri Heine, mais jamais de controverse. Laissez-moi achever ce livre-là, car je sens que la vérité est ici.

Après les cinq volumes de Bougaud, ce furent ceux plus abstraits, mais non moins beaux, de Nicolas. Et un jour vint où, émue et suppliante, elle dit à sa tante:

Instruisez-moi; je vois que je suis une ignorante.

Ce fut avec joie que Mme Daltier entreprit léducation religieuse de sa nièce; mais il arriva quelle fut prise à ce moment dune extinction de voix qui dura plusieurs semaines.

Elle ne voulut pas se faire remplacer par ses filles: il fallait une voix plus persuasive, un jugement plus mûr pour achever luvre commencée par les livres.

Albéric sera votre professeur de théologie si cela ne vous ennuie pas, dit-elle à la jeune fille, et il sacquittera mieux que moi de cette tâche, car il est doué dune éloquence peu ordinaire.

Et, à dater de ce jour, après les heures consacrées à ses travaux dingénieur, Albéric Daltier apprenait à Gilberte cette sublime doctrine enfermée en un tout petit et modeste livre que tant dhommes ont oublié de notre temps, et quelle-même ne connaissait pas.

Après linstruction religieuse, ils philosophaient souvent, car Gilberte était une intelligence avide et chercheuse, pouvant plonger à de grandes profondeurs.

A la fin, Albéric était devenu pour elle plus quun maître, un ami, un guide auquel elle ne craignait jamais de sadresser pour avoir un conseil, auquel elle disait tout.

Elle navait rien à cacher, et elle lui raconta toute sa vie passée.

Il frémit en songeant combien eût pu être dévoyée cette riche nature, cette âme quil comparait en lui-même à un diamant brut quun peu de travail rendrait splendide.

Il reconnut avec une satisfaction délicieuse que cette enfant, aussi fraîche que lor, navait point perdu lheureuse ignorance de la jeunesse, que le mal avait glissé sur elle sans la ternir.

On lui avait appris à tout nier, tout flétrir, tout railler: elle en avait souffert sans sen rendre compte. A présent, il lui apprenait au contraire à croire, à bénir et à respecter les choses bonnes et saintes.

Et elle lécoutait chaque jour avec ravissement, sa tête pensive appuyée sur sa main, ses yeux sur les siens, et elle sentait quil lui disait la vérité et quil voyait plus loin et plus haut que tous.

Mentalement elle le comparait à cette foule vicieuse et dorée au milieu de laquelle elle avait vécu adulée par devant, peut-être dénigrée par derrière, et dans laquelle elle navait jamais rencontré un être comme celui-ci, profond causeur et penseur, respectueux dans sa politesse caressante et fière, modeste dans son mérite; elle sentait que son âme vibrait à lunisson de la sienne tandis quelle écoutait sa voix aux cordes graves, parlant avec chaleur et conviction.

Elle était devenue douce et soumise avec cet homme, elle qui traitait jadis tous les autres, tantôt avec une désinvolture un peu cavalière, tantôt comme elle aurait traité des serviteurs.

Cette fois elle obéissait, car il avait le secret de la faire plier toujours, et elle sentait sous sa douceur une fermeté inébranlable.

Et lui désirait et appelait tous les jours lheure aimée où il devait sentretenir avec elle. Non, certes, ce nétait pas une fille superficielle et vide avec laquelle on est bientôt las de causer.

Il aimait à linstruire, à se faire interroger, à plonger dans cette âme dont une vie évaporée et une éducation bizarre navaient pu faner la fleur dinnocence; il aimait à surprendre lémotion grave et douce qui colorait ce fin visage et le rayon denthousiasme qui animait ces yeux caressants.

Ils parlaient de tout ensemble: de la fausseté du monde, de la bonté de Dieu, de la beauté de lâme, même de lamour.

Lamour était pourtant chose inconnue à Gilberte; elle lavait lu et lavait chanté, elle en parlait, mais sans le comprendre encore.

Elle nommait à son cousin ceux qui lui avaient fait la cour jadis chez son oncle, ou qui lui avaient juré une tendresse immuable.

Je ny ai pas cru, disait-elle, tandis quun sourire découvrait ses dents de nacre, et je les tenais à distance.

Vraiment, vous najoutiez pas foi à leurs sentiments?

Oh! non, car je me fais une autre idée de lamour, du véritable amour, et je sens que ce nest pas cela.

En disant ces mots, elle le regardait bien en face. Non certes, elle navait rien dans le cur qui pût linquiéter, la chère mignonne, et, pour le moment, elle ne songeait quà devenir bonne et pieuse comme Marie et Edmée.

Hélas! et cependant, sans sen apercevoir, elle y buvait à cette source fatale, la pauvre enfant; elle sattachait au jeune ingénieur chaque jour davantage, et dautant plus profondément que ce sentiment nétait pas éclos dun seul jet, comme un coup de foudre; il avait pris de profondes racines en elle; elle aimait celui qui lavait régénérée et qui la regardait au fond de lâme en lui expliquant ce que doit être la tendresse humaine qui fait passer Dieu avant tout.

Un jour vint où elle vit clair en elle-même. Ce jour-là déjà sa position avait changé: son oncle Simiès était mort, frappé subitement dapoplexie. Il navait pas eu le temps de la déshériter et, par son testament, léguait tous ses biens à Mlle Mauduit.

Gilberte souffrit de cette perte; après tout, Simiès lavait aimée et soignée pendant une partie de son enfance et de son adolescence, et elle avait espéré le ramener quelque jour à des sentiments plus chrétiens.

Dieu nen avait pas décidé ainsi; il avait puni brusquement lathée qui avait cru pouvoir se passer de lui toute sa vie et qui avait failli perdre lâme dune enfant en y jetant de funestes semences.

Lorsque Gilberte entra en possession de sa nouvelle fortune,
M. Daltier lui dit avec un sourire:

A présent, mignonne, vous pourrez vous marier magnifiquement à qui vous conviendra, car vous voilà devenue ce quon appelle de nos jours: un beau parti.

A cette plaisanterie, Gilberte fronça le sourcil et répondit, évitant les yeux dAlbéric qui cherchaient les siens:

Je ne veux pas me marier encore.

Le même soir, assise au piano, elle chantait, dune voix lente, cette naïve, mais expressive romance tirée de lopérette dOffenbach: "Robinson Crusoé":

Sil fallait quaujourdhui
Quelquun mourût pour lui,
A cet instant suprême
Je vous embrasserais
Et puis aussi jirais
Jirais moffrir moi-même,
Si cest aimer, je laime.

Je sens que sil partait
Mon cur éprouverait
Une douleur extrême;
Et je sens quavec lui
Senvolerait aussi
La moitié de moi-même.
Si cest aimer, je laime.

Quand elle abandonna le piano, elle rougit en voyant fixés sur elle les yeux étincelants de son cousin.

IX

Elle avait dit cela, Edmée, en lair, sans y attacher dimportance!

Elle avait confié à Gilberte que son frère Albéric pouvait bien un de ces jours obtenir la main de Midia, cette jolie Egyptienne rencontrée à Nice et qui lui faisait les yeux doux. Et, certes, Albéric avait toutes les chances pour être accepté; il était beau, riche et si aimé! Dans son enthousiasme fraternel, Edmée ne pouvait douter que ce frère chéri et admiré ne fût le point de mire de toutes les jeunes filles et de toutes les mamans en quête dun gendre.

Pauvre Gilberte! Elle navait pas songé à cela! Certainement Albéric avait trouvé gentille cette petite étrangère aux yeux de charbon, et il désirait en faire sa femme. Mais elle avait donc un bandeau sur la vue? Que croyait-elle donc?

Mon Dieu, tout croulait autour delle! Mais alors, et elle? elle, Gilberte?… A présent quelle était riche, quelle nétait plus une fille sans dot; à présent que tout son cur était plein dAlbéric, lhomme chevaleresque aux aspirations grandes et nobles, elle découvrait soudain quelle nétait rien pour lui.

Mais quel rêve avait-elle donc forgé dans sa petite cervelle enflammée?

Elle avait espéré, en échange de sa tendresse douce et délicate, lui donner la sienne immense, éternelle.

Cet Albéric quelle avait cru attirer lentement à elle, qui lavait transformée en la rendant bonne et croyante, il séloignait soudain, lui retirait sa main et portait à une autre, une étrangère, son affection et les dons exquis que lui avait départis le ciel.

Et elle allait rester toute seule dans la vie, pauvre avec sa richesse, dépossédée non seulement de son divin songe, mais de ses chères croyances.

Car cétait au moment où son âme souvrait à Dieu, à la confiance, à lamour, cest à ce moment que Dieu la frappait rudement, si rudement quelle ne pouvait supporter ce coup.

Ainsi elle sétait trompée, follement trompée? Ce quelle avait cru lire dans les yeux bleus dAlbéric, ce nétait pas de la tendresse.

Ce quil y avait au fond des attentions quil lui prodiguait, ce nétait quune politesse naturelle; ce quelle avait cru démêler dans sa belle voix aux inflexions si douces, ce nétait pas une caresse…

Quétait-ce alors?

Il ne lavait jamais aimée. Il voulait simplement la convertir, et néprouvait pour elle quun intérêt motivé simplement par le désir de guérir son âme païenne.

Ah! cétait comme cela?

Mais la religion nétait donc quun mensonge puisquelle causait de telles déceptions?

Mais ils mentaient certainement, ceux qui disaient que Dieu ne nous frappe que dans la mesure de nos forces: Gilberte navait pas la force de supporter cela.

Aussi elle allait relever la tête orgueilleusement, follement révoltée.

Certes, elle demeurait croyante: à présent quelle avait étudié, elle avait reconnu toutes les preuves de lexistence dun être supérieur à tout, un Dieu. Cela, il lui était impossible de le nier; mais ce Dieu nétait pas bon comme on laffirmait; Il était dur, injuste, implacable, et se jouait de la souffrance des coeurs comme des vents et des flots.

Ah! cétait comme cela? Eh bien! puisquelle ne pouvait plus être athée, elle croirait, la logique étant là, mais elle serait en rébellion ouverte contre ce ciel quelle avait espéré voir souvrir pour elle.

Dieu ne la voulait point, eh bien! elle ne voulait pas non plus de Lui.

Gilberte se disait tout cela, après que sa cousine Edmée leut quittée; elle se disait tout cela, immobile au milieu du salon, blanche comme un suaire, les dents serrées, une inexprimable révolte aux lèvres et aux yeux.

Albéric entra, elle ne le vit pas.

Il sapprocha delle et lui toucha légèrement le bras: elle tressaillit comme si une vipère leût piquée.

Quavez-vous, Gilberte? Etes-vous malade?

Elle ne répondit pas et le regarda durement.

 Mais oui, reprit-il inquiet; comme vous êtes pâle!
Asseyez-vous, je vais appeler ma mère.

 Nen faites rien, je vous en prie, je ne suis pas
souffrante.

Alors, quavez-vous?

Elle lenveloppa dun regard étrange où se confondaient la colère, la douleur, presque la haine.

Quavez-vous? répéta le jeune homme. Si cest du chagrin, dites-le moi; vous savez que jai plusieurs fois éclairci vos heures noires.

Vous? sécria-t-elle dune voix âpre.

Mais oui, moi. Voulez-vous vous confier à moi, et nous prierons ensuite ensemble…

Ne me parlez plus de prier! fit Gilberte qui suffoquait de rage. Je ne veux plus jamais joindre les mains et plier le genou. Je hais tout ce qui est là-haut, ajouta-t-elle en montrant le ciel dun bleu intense. Vous mavez appris à connaître un Dieu qui nest pas bon et je ne veux pas le servir, je ne puis pas laimer.

Frappé de stupeur, Albéric la considérait douloureusement.

Il ne lavait jamais vue en tel état.

"Elle souffre, pensa-t-il, mais pourquoi ne me lavoue-t- elle pas?"

Elle était terriblement jolie en ce moment, Mlle Mauduit, mais sa beauté était celle de lange soulevé contre le Maître.

Elle faisait mal à voir, et cependant on ne pouvait sempêcher de ladmirer.

A la fin il séloigna lentement, disant avec une tranquillité apparente:

Je savais bien que vous étiez malade; mais si vous ne voulez pas vous laisser soigner, je ne puis vous y forcer. Jespère, tout à lheure, vous retrouver plus calme.

Gilberte le regarda séloigner sans un geste pour le retenir.

Et cependant, si, à ce moment, faisant taire son orgueil, elle lui eût murmuré tout bas, calme et confiante comme jadis: Je suis très malheureuse!" il laurait si bien consolée, il eût été si affectueux, si bon! Qui sait même si son secret ne se fût point échappé de ses lèvres sévères pour réjouir délicieusement le cur de la pauvre enfant?

Mais non; elle monta à sa chambre et là, senfermant, elle regarda en face presque avec défi le crucifix suspendu au- dessus de son lit, dernier présent de Mme Daltier:

Voilà donc ce que tu mas envoyé parce que je me suis soumise, parce que jai cru en toi et que je tai aimé, aimé plus ardemment encore que celui qui ma gagnée à toi? Je me suis livrée à ta miséricorde, je tai tout offert, jai pleuré mes fautes et mes erreurs, jai cherché à les expier, et voilà ma récompense, Dieu incapable! Je ne te demandais ni un bonheur impossible, ni la fortune, ni la santé, je ne te demandais que le cur dAlbéric, et tu me le voles pour le donner à une autre!

Froidement elle décrocha du mur la croix divoire et la serra dans un tiroir; elle retira de sa poche un petit chapelet de lapis et lenvoya rejoindre le crucifix.

Cela fait, elle se laissa tomber sur un pouf et sanglota longuement, la tête dans ses mains. Ces larmes apaisèrent ses nerfs, mais ne noyèrent pas sa révolte.

Avant que la nuit ne tombât, Gilberte sonna sa femme de chambre, shabilla coquettement et sortit avec elle.

Elle rapporta de sa promenade deux livres aux titres honteux qui durent sétonner de se trouver dans la maison Daltier; puis un rouleau de romances aussi lestes que celles quon chantait autrefois chez M. Simiès.

Le dîner sonna; Gilberte y parut dune manière excentrique, portant un corsage découvert très bas sur la poitrine.

Dailleurs, ce nétait pas seulement son costume qui surprenait les yeux, mais lexpression altière, presque démoniaque de sa physionomie.

Mme Daltier échangea un coup dil avec son mari.

Quant à Albéric, il jeta à sa cousine un regard glacé.

Mais nul ne releva linconvenance de ce vêtement.

Après le repas, pendant lequel Gilberte ne desserra les dents ni pour parler ni pour manger, on passa comme à lordinaire au salon.

Edmée et Marie sassirent au piano, les hommes prirent leur journal, Mme Daltier son tricot; Gilberte exhiba un des fameux volumes au titre scabreux, quelle se mit à lire tranquillement.

Leur galop à quatre mains achevé, les musiciennes appelèrent
Gilberte.

 A ton tour, chérie, dirent-elles, chante-nous Robinson
Crusoé, tu sais, la romance que tu dis si bien:

Sil fallait quaujourdhui
Quelquun mourût pour lui…

Oh! non, pas cela, répondit la jeune fille dont un sourire sarcastique plissait la lèvre rouge. Jai ici de la musique plus nouvelle.

Et elle choisit, parmi les feuilles quelle avait achetées récemment, quelques couples tirés dune opérette en vogue.

Pendant ce temps, Albéric attirait à lui, nonchalamment, le livre que sa cousine venait dabandonner sur son siège.

Il louvrit au hasard. Cétait un de ces romans à la mode, dun réalisme brutal, sans style comme sans pudeur.

Le rouge monta au front du jeune homme: "Elle lit cela!" se dit-il avec stupeur.

Au fond, Gilberte nen avait pas lu quatre lignes, sa pensée étant ailleurs pendant quelle tournait les pages, mais voilà, elle voulait braver lunivers entier, et surtout braver celui qui avait cru la ramener à la saine raison chrétienne.

Ce quelle chantait en ce moment pouvait aller de pair avec ce volume; les paroles en étaient dune poésie heurtée, violente et passionnée.

Tous écoutaient avec surprise cette jolie voix de cristal répéter ces mots presque inconvenants.

Le front de Mme Daltier se couvrit dun nuage: par bonheur M. Daltier était sorti après le dîner; lui, neût pas été si indulgent.

Lorsque Gilberte se tut, nul de lui demanda de récidiver; ses cousines navaient rien compris aux étranges couplets et se mirent à causer avec elle.

Gilberte parlait haut, faisant de lugubres plaisanteries, et son rire ne sonnait pas franc.

Mme Daltier sapprocha de son fils:

Albéric, sais-tu ce quelle a, ce soir?

Je lignore, ma mère, répondit tristement le jeune homme, mais à coup sûr il sest passé quelque chose, car elle nest plus la même.

Un instant Gilberte se trouva près dAlbéric; il lappela, et sans lever les yeux sur elle:

 Cest vous qui lisez cela? demanda-t-il froidement en
montrant le volume quelle avait apporté.

Oui, répondit-elle dune voix nette.

Il posa le livre sur un guéridon sans mot dire, mais son visage exprimait un dédain voisin du dégoût.

Puis, apercevant Edmée qui samusait à feuilleter les partitions de sa cousine, il reprit:

Je vous défends de laisser traîner ici cet ouvrage.

Vous me défendez? fit Gilberte avec hauteur.

Oui.

Et en même temps il la regarda de telle façon que limpérieuse enfant baissa les yeux.

Il possédait toujours sur elle la même influence, mais jadis dun mot il savait la calmer, tandis que maintenant!…

Quétait-il donc arrivé encore une fois?

Cest que, poursuivit-il, mes soeurs nont pas été habituées à trouver sous leurs mains des écrits de ce genre; jugez quel serait leur étonnement en lisant seulement ce titre.

Cest vrai, répondit Gilberte avec amertume, jaurais au moins dû penser que je suis ici chez vous, non chez moi.

Pardonnez-moi de vous le rappeler, alors, dit-il en sinclinant avec courtoisie, mais vous paraissez oublier que les idées de ma famille et les vôtres sont différentes.

Atteinte au fond du cur, Gilberte ne répliqua pas; il avait raison et il la méprisait peut-être.

Oh! ce regard quil lui avait lancé, elle nen pouvait supporter même le souvenir.

Et cependant elle pliait malgré elle; il lui donnait des ordres et elle obéissait en dépit de sa propre volonté.

Où donc prenait-il ce ton de maître, cette autorité à laquelle elle ne pouvait résister?

Mais oui, il avait raison cent fois. Est-ce quelle devait se permettre ce quelle se permettait là? Est-ce quelle devait exposer ses jeunes cousines à trouver sous leurs yeux ce quelles navaient jamais vu encore.

Allait-elle souiller ce foyer ami qui lavait recueillie alors quelle était seule et abandonnée?

Gilberte se sentait honteuse, mais elle souffrait dune manière trop aiguë pour reculer dans le chemin de la rébellion où elle avait fait le premier pas.

Quand vint lheure de faire la prière en commun, elle se leva, traversa le salon et sortit; elle lavait dit, elle ne voulait plus jamais prier.

Quand elle entendit les autres remonter au premier étage pour se coucher, elle parut sur le palier et embrassa ses cousines, mais elle oublia de tendre la main à Albéric.

Celui-ci en éprouva une grande douleur et murmura en la regardant regagner sa chambre:

 Jespérais lui faire quelque bien; naurais-je été, sans
le vouloir, que linstrument du mal?

Comme elle rentrait chez elle, Gilberte saperçut que Mme
Daltier la suivait.

Celle-ci referma la porte derrière elle, sassit sur un fauteuil bas, et, prenant la main de sa nièce, elle lattira à elle:

Gilberte, veux-tu me dire ce qui tarrive?

Rien, ma tante, dit lenfant en détournant son regard.

Si tu souffres, pourquoi me le cacher? Si quelquun ta fait de la peine, avoue-le-moi, mais ne prends pas de ces airs révoltés qui font mal à voir. Réponds-moi, quas-tu?

Gilberte avait la poitrine serrée, les sanglots lui montaient à la gorge, mais elle les refoula et répondit dun ton léger:

Ma tante, vous êtes bien bonne de vous inquiéter à mon sujet; je nai ni peine ni malaise, seulement, vous savez, je suis un peu fantasque.

Alors, tu nas rien à mapprendre?

La jeune fille hésita une demi-seconde. Allait-elle se jeter dans les bras affectueux de Mme Daltier, tout lui avouer, pleurer sur ses genoux comme un enfant et recevoir ses consolations?

Mais le mauvais ange lui souffla un mot à loreille.

Rien, ma tante, répondit-elle encore.

Etouffant un soupir, Mme Daltier se leva, baisa sa nièce au front et quitta la chambre.

X

Cela dura quinze jours pendant lesquels une gêne visible pesa sur la famille Daltier.

Tous, ils aimaient trop Gilberte pour ne pas souffrir de létat dans lequel ils la voyaient.

Jamais on ne lavait connue ainsi.

En effet, quand, un an auparavant, elle leur était arrivée, imbue des théories de son oncle, elle les cachait, au moins, ces théories; elle dominait ses impressions, se montrait souriante et douce, surtout aimante.

Aujourdhui elle semblait prendre à tâche dafficher son dédain pour toutes les choses saintes ou bonnes, de revenir à ses goûts mondains dautrefois. Et puis elle avait perdu sa grâce caressante; son ton était bref, coupant, son regard empreint de dureté; lexpression de son visage décelait une amère ironie, et il y avait du scepticisme dans son sourire.

Quel vent dorage avait donc passé sur cette jeune âme qui sétait ouverte si peu auparavant à la vérité, à la lumière?

Quelle aile de démon avait donc effleuré ce front dange repentant?

Tous souffraient autour delle.

M . Daltier avait le front soucieux et ne répondait quavec contrainte au bonjour et au bonsoir de sa nièce.

Mme Daltier avait tenté quelques tendres réprimandes à divers intervalles auprès de la jeune révoltée; Gilberte les avait écoutées dun air poli, mais nen avait tenu aucun compte.

Elle changeait au physique comme au moral: sa beauté rayonnait, éblouissante, mais elle revêtait quelque chose de presque diabolique.

Une seule fois on put comprendre que le drame intime qui se jouait dans ce cur fermé devait être douloureux.

Ce fut le premier dimanche où Mlle Mauduit refusa daller à la messe.

 Vous ne croyez donc plus à rien? lui demanda son cousin
qui la regardait fixement.

Elle répondit dun ton morne:

Je ne crois plus quà labandon de Dieu.

Et, agenouillé devant lautel, lâme profondément affligée,
Albéric murmura:

 Seigneur, quelle croix trop pesante lui avez-vous donc
envoyée?…

Et de ce jour il se dit quun grand désespoir avait passé sur cette âme altière; seulement il nen devina point la cause.

Seules Marie et Edmée continuèrent à se montrer aussi affectueuses pour Gilberte et Gilberte demeura avec elles ce quelle était auparavant.

Elle se disait:

"Je ne veux pas faire ombre à leur vie; à elles je cacherai mes sentiments de révolte, mes livres mauvais, mes romances libres; je ne veux pas que, par ma faute, une rougeur monte à leur front."

Aussi quittait-elle avec les jeunes filles son ton acerbe et railleur, ne voulant pas entraîner avec elle ces deux anges dans son enfer.

Un soir pourtant, elle oublia leur présence; on était à la campagne, groupés sous la véranda. Gilberte, assise sur un siège de bambou, alluma tranquillement une cigarette turque et commença à fumer.

Plongé dans la lecture de sa gazette, son oncle ne la vit pas;
Mme Daltier demeura clouée détonnement sur son fauteuil.

Albéric sapprocha de sa cousine, et, très froidement, enleva de ses lèvres roses la fine cigarette.

Elle leva sur lui ses grands yeux flambants de courroux.

Vous vous feriez mal, dit-il dun ton glacé.

Et il revint à sa place.

Marie et Edmée riaient en regardant curieusement leur amie; ce nétait pas dans leur monde que les jeunes filles prenaient une si bizarre désinvolture ni ces manières cavalières.

Il arriva que, au bout de cette quinzaine, Albéric fit un voyage à Paris.

A son retour, il parut troublé, inquiet, et jetait de fréquents regards sur Gilberte comme sil eût voulu parler et ne losât.

Il eut de nombreux entretiens avec son père et sa mère, reçut une forte correspondance sentant le papier timbré dune lieue et finalement, un jour, Gilberte fut appelée à lun de ces conciliabules avec son oncle et sa tante. Albéric nen fut point exclu, mais il semblait mal à laise.

Elle arriva, médiocrement surprise et sattendant à des réprimandes données sous forme de conseils.

Seulement elle se demanda, secrètement irritée, de quel droit
Albéric y assistait.

Ce nétait pourtant point de reproches quil sagissait, quoique Gilberte leût, certes, bien mérité.

Ce fut Mme Daltier qui porta la parole:

Mon enfant, dit-elle dun ton plus doux encore quà lordinaire, nous avons à vous faire part dune chose qui vous sera pénible, très pénible, mais notre devoir est de vous en instruire, quelque dur que cela nous soit.

"Bon! pensa Gilberte, je vois ce que cest, ils vont me chasser de leur maison, eux aussi, seulement ils y mettront des formes."

Albéric vient de terminer un court séjour à Paris, vous le savez, reprit Mme Daltier; or, durant ce séjour il a entendu détranges bruits courir sur…

Sur?… fit Gilberte soudain intéressée et relevant la tête.

Ma pauvre enfant, dit alors M. Daltier, je suis désolé de vous porter ainsi un coup brutal; votre tante saurait vous dire cela avec moins de brusquerie, mais elle ne se sent pas le courage de parler.

Mais quest-ce enfin? fit Mlle Mauduit avec impatience; ce coup, après tout, ne peut être bien terrible; je nai plus personne à perdre, moi! ajouta-t-elle avec une amertume qui ne put échapper à ses interlocuteurs. Mais, reprit-elle plus vivement, cest vrai, vous avez parlé de bruits qui courent, sur qui? sur moi sans doute? On ma calomniée? Bah! fit-elle avec un éclair de superbe orgueil dans ses yeux foncés, je suis au-dessus de tout; si vous saviez comme cela mest indifférent!

Mais, ma nièce, il ne sagit pas de vous, sécria M. Daltier; du moins, votre nom est mêlé à cette affaire certainement; seulement on sait que vous êtes inconsciente de…

De quoi? quai-je commis? Oh! je sais que jai été très mal élevée, allez, je sais que je ne vaux pas grandchose, mais on na pas un faute grave, pas même un acte compromettant à me reprocher. A défaut de piété, pour me préserver, javais au moins lorgueil.

Ce nest pas cela, murmura le pauvre oncle tout décontenancé.

Alors qui accuse-t-on? et de quoi accuse-t-on?

Mme Daltier toussa pour séclaircir la voix.

La… la fortune de M. Simiès…

A été mal acquise? sécria Gilberte qui bondit tandis que sa pâle figure se teignait de pourpre. Oh! ne croyez pas cela, ajouta-t-elle. Mon oncle Simiès pouvait être un impie comme vous dites, un disciple acharné de Voltaire, mais il nétait pas un malhonnête homme.

M. Daltier et son fils échangèrent un regard; ils nosaient reprendre la parole.

Avez-vous des preuves? demanda Gilberte en se rasseyant.

Ma cousine, dit enfin le jeune homme, vous comprenez que je ne me suis pas fié aux premiers mots que jai recueillis. Comme vous, jai cru dabord à la calomnie, aux propos malveillants, et jétais prêt à en demander compte aux langues indiscrètes, mais on ma plus amplement informé. De retour ici, jai instruit mes parents de cette affaire; nous avons fait une enquête sérieuse et le résultat, je suis fâché de lavouer, a été à lavantage des médisants. La fortune que vous a léguée M. Simiès a une source illégitime. Nous vous montrerons dailleurs les documents qui le prouvent, car nous navons voulu vous parler de cela que lorsque lévidence a été absolue.

Gilberte fit un geste de dénégation:

Je nai pas besoin de preuves, je vous crois. Ainsi mon oncle était un… un malhonnête homme? Et largent dont jai joui de son vivant, dont je jouis depuis sa mort, a une origine impure? Oh! quelle honte!

Elle courba sa tête humiliée et deux larmes roulèrent sur ses joues. Ses lèvres crispées eurent un sourire amer.

 Tout, murmura-t-elle, il faut que jaie toutes les
douleurs, même la honte.

Les Daltier se méprirent sur la cause de ses pleurs.

Nous aurions dû nous taire, commencèrent-ils.

Gilberte releva son front, et ses yeux eurent une lueur indignée:

 Oh! fit-elle, je ne vous laurais jamais pardonné, au lieu
que je vous remercie maintenant.

 Alors, quallez-vous faire? demanda Mme Daltier qui
attendait anxieusement sa réponse.

 Mais je nai autre chose à faire que de rendre ce bien mal
acquis, et cela sans tarder, jusquau dernier centime.

Un soupir imperceptible à loreille souleva la poitrine dAlbéric Daltier et ses yeux bleus perdirent le regard glacé quil fixait sur Gilberte depuis quelle se montrait mauvaise.

Mais, mon enfant, reprit M. Daltier dont le front séclaircissait, vous ne devez pas restituer la fortune complète. Au temps où votre oncle était agent de change, il na fait tort que de quatre cent mille francs à la famille X…, or il vous en restera deux cent mille.

Je ne garderai absolument rien, dit Mlle Mauduit avec énergie.

Mais, ma nièce…

Ma tante, il ny a pas de restriction. Je nuserai pas de cette fortune mal acquise, je suis trop honteuse à la pensée que jen ai joui quelque temps.

Alors, vous allez devenir…

Pauvre, je le sais. Que mimporte? Largent mest odieux maintenant, répliqua fièrement Gilberte. Si la petite rente de trois mille francs qui me vient de ma mère ne peut me suffire, je gagnerai ma vie, voilà tout. Jy avais songé déjà avant la mort de mon oncle. Dès demain je me mets en campagne pour trouver une position dinstitutrice ou de demoiselle de compagnie.

Et, se tournant vers Albéric:

Mon cousin, qui sest occupé de cette triste affaire, voudra bien accomplir les démarches nécessaires pour que la famille X… rentre au plus tôt en possession de la somme dont elle a été frustrée. Quant au reste de cet argent maudit, il sera distribué aux pauvres.

 Ma cousine, ce que vous faites est bien, dit Albéric en
tenant la main à Gilberte.

Elle y posa une seconde le bout de ses doigts glacés et répondit avec une certaine hauteur:

Quattendiez-vous donc de moi pour me féliciter dune action toute simple? Pensiez-vous donc que je détiendrais lhéritage de mon oncle même après ce que vous mavez appris?

Non, ma chère enfant, dit Mme Daltier en lembrassant, nous navons jamais eu cette idée; seulement vous allez au delà de votre devoir et nous admirons le détachement avec lequel vous vous sacrifiez.

"Quant à vous laisser gagner votre vie, comme vous dites, nous ne le permettrons pas. Vous continuerez à vivre avec nous, redevenez seulement la Gilberte dil y a un mois et nous vous chérirons plus encore que par le passé. Cest convenu, vous ne nous quittez pas?"

Un peu émue, Gilberte détourna la tête et répondit cependant avec fermeté:

 Je vous remercie, ma tante, mais je dois travailler et je
travaillerai

Comme elle levait les yeux sur Albéric, il crut quelle désirait son avis; après une minute de réflexion, il dit:

 Ma cousine a raison, ma mère, et loccupation forcée lui
sera très salutaire.

"Cest sûr, pensa amèrement Mlle Mauduit, il est pressé de me voir hors de chez lui. Je ne lui étais quindifférente, à présent je lui inspire de laversion; ce nest pas étonnant; je me suis montrée à lui sous mon plus mauvais jour. Peut- être aussi que je le gêne… Sil avait deviné mon secret?…"

A cette idée, Gilberte pâlit davantage. Mme Daltier, qui était songeuse, reprit en caressant la main moite de la jeune fille:

Seulement il ne faudra pas nous quitter avant dêtre un peu plus forte, mon enfant; vous avez mauvaise mine depuis quelque temps, vous êtes nerveuse, impressionnable, vous avez besoin de nos soins.

Non, répliqua Gilberte en secouant la tête, je suis bien, et le plus tôt que je partirai sera le mieux.

Nous vous avons fait de la peine, ma nièce, dit M. Daltier; il est toujours pénible de se trouver tout à coup dépossédé de la fortune.

Ce nest pas cela qui me chagrine, mon oncle, je vous le répète, je ne regrette pas largent; seulement il mest dur de ne plus respecter la mémoire dune personne qui, malgré son injustice à mon égard, a été la seule à maimer en ce monde.

 La seule? sécria Mme Daltier, et nous, Gilberte, pour
quoi nous comptez-vous donc?

Gilberte soupira sans répondre; elle regardait Albéric qui baissa les yeux sous ce regard persistant.

Le même soir, Mme Daltier disait à son mari:

Cette petite nous cache certainement un chagrin qui la dévore. Dailleurs, il nest pas naturel à son âge et avec ses goûts raffinés de mépriser autant les biens temporels, elle surtout qui a été élevée dans le luxe et la vie la plus délicate. Cela mattriste de voir quelle va être livrée, jolie et fragile comme elle lest, à une tâche pénible et souvent ingrate.

Ma chère amie, Albéric a parlé juste: cette enfant doit apprendre à lutter avec lexistence; cela lui fera du bien dêtre quelque temps dans une sorte de dépendance. Ensuite je vous dirai que, pour nos filles mêmes, cet éloignement sera salutaire; je redoute pour elles Gilberte qui, avec sa triste science de la vie et les sophismes mauvais jetés dans son âme par ce malheureux Simiès, peut leur être fort nuisible.

Mon ami, vous êtes dans lerreur en ce qui concerne notre nièce; Gilberte nest point aussi instruite que vous croyez des choses de la vie. Cette enfant nen sait pas long, mais elle joue à la jeune fille du siècle qui na plus rien à apprendre dès lâge de quinze ans. Quant à son éducation religieuse, elle est complète à présent; Gilberte nest plus une athée, seulement je me demande quelle catastrophe inconnue de nous est venue apporter le désespoir là où nous avions mis la foi et lamour. Cependant peut-être avez-vous raison; léloignement de Gilberte sera bon à elle-même comme à nous. Mais nous ne pouvons laider à chercher la position quelle souhaite. Elle ne peut entrer dans aucune famille de nos amis ou de notre monde. Je la sais incapable de souffler dans une petite âme toute idée incompatible avec ce quon enseigne à la jeunesse, mais dans un milieu chrétien elle serait comme un objet disparate. Ce quil lui faut, ce sont des étrangers, par exemple une famille grecque schismatique assez honorable cependant pour que notre nièce nait aucun risque à y courir; je sais bien que son orgueil, qui est sa vertu à elle, la gardera; elle sait tenir à distance les empressés et les indiscrets, mais aussi elle est si jolie et si séduisante, la pauvre enfant!

Dieu veuille quelle ne souffre pas de ce changement de position! soupira M. Daltier, elle a une grande énergie, mais elle na jamais vu la vie sous un aspect semblable.

Mme Daltier ne répondit pas; elle songeait à Albéric quelle trouvait plus grave et plus triste depuis quelques jours, et en songeant ainsi elle se disait:

"Le malheur serait-il entré dans ma demeure avec cette enfant?"

Par cet instinct de mère qui ne trompe jamais, elle devinait que son fils bien-aimé souffrait de voir Gilberte sortir à la fois de sa vie, de sa maison et de son cur.

XI

"Ma chère tante,

"Merci dabord pour votre affectueuse lettre et pour votre gracieux envoi auquel ont participé mes cousines.

"Certes, les fleurs, les plus admirables même, ne manquent pas à Nice, mais celles de Saint-Loup me sont plus précieuses que toutes les autres.

"Pour rassurer votre sollicitude, je vous répète que je ne suis pas malheureuse ici et que je me porte bien. Mme Métaxo sinquiète un peu de mon apparence délicate, mais mes forces suffisent à ma tâche.

"Dailleurs elle est facile, ma tâche; les enfants me sont attachés et se montrent dociles. Je ne croyais pas aimer autant ces petits êtres dont je reçois les caresses avec plaisir. Leur père me témoigne toujours la même bonté affectueuse et en même temps respectueuse; et parmi les étrangers qui sont reçus ici, je rencontre tous les égards auxquels jai été habituée.

"On samuse à Nice, beaucoup même, mais vous savez que jai pris le monde en grippe. Je laisse ma vie couler machinalement puisquil faut vivre, mais il me semble que jai quarante ans au moins, tant jai vécu en quelques mois.

"Vous me suppliez, chère tante, de revenir à mes croyances chrétiennes, comme il y a un an: certes, je crois, je crois tout ce que vous croyez vous-même, je ne nie plus que la miséricorde de Dieu, mais cela suffit pour que je ne prie plus.

"Dieu ma frappée trop fort, je nétais pas encore assez ancrée dans son amour pour recevoir ses coups en le remerciant et je me suis rebellée.

"Nul nest scandalisé de mon indifférence religieuse, car ils font partie de lEglise schismatique ainsi que la plupart des familles que nous voyons.

"Oh! que vous êtes heureux, vous tous, de croire à tout ce que je répudie, moi! à un Dieu bon et consolateur, à lamour, à lamitié, au désintéressement.

"Jai pris pour devise cette philosophique parole: " Il faut rire de tout, de peur dêtre obligé den pleurer ". Eh bien! je nai pas même le courage de rire.

"Tenez, il me vient souvent lidée de mourir jeune; cest bon de sen aller de ce monde avant davoir vieilli et davoir pu jeter plus damère raillerie sur toutes choses. Mon oncle Simiès disait: " Il faut arracher tout ce quon peut de joie à la vie ". Je nai pas même su faire cela, aussi…

"Mais je maperçois que je ne vous parle que de lugubres choses; ce nest pas divertissant pour vous, pauvre tante.

"Je soupire après les vacances, non pour me reposer, mais pour vous revoir. Je rêve souvent à la petite ville de Saint- Loup où je vous sais tous réunis, et je souffre.

"Pardonnez-moi cette lettre couleur feuille morte, et faites-moi la surprise dune visite, si cest possible; Nice nest pas si éloigné de Marseille.

"Embrassez pour moi mes cousines; je vous tends, comme autrefois, mon front toujours nuageux.

"Gilberte."

A quelque temps de là, Mme Daltier alla voir sa nièce à Nice; on lui fit les plus grands éloges de Gilberte qui était vraiment aimée chez les Métaxo et qui brillait incontestablement dans la petite société grecque que lon voyait dans la ville et aux environs.

Cependant Mme Daltier revint soucieuse chez elle. Son mari et son fils aîné linterrogèrent avec empressement sur Mlle Mauduit.

Elle répondit:

Lenfant ne pourrait certainement aspirer à une position plus avantageuse; elle est très choyée, largement rétribuée, son travail nest pas fatigant, mais…

Quoi donc? est-elle devenue plus frivole que par le passé ?

Mme Daltier secoua la tête:

Ce nest pas cela; au contraire, le plaisir paraît lui peser; elle est triste, fort pâle, ses yeux sont creusés et brillants, elle a beaucoup maigri.

Le climat ne lui convient peut-être pas, hasarda Albéric.

Cette petite fille est incompréhensible, murmura M. Daltier; elle nous cache assurément quelque chose et cela lui fait mal.

Ensuite, poursuivit Mme Daltier, je crains pour elle les assiduités des jeunes gens reçus chez les Métaxo.

Comment cela? sécria Albéric très vivement; mais sil y a lieu de la troubler, ma mère, il faut quelle nous revienne au plus vite; nous ne pouvons permettre…

Mme Daltier regarda son fils avec étonnement:

Nous nen sommes pas encore là, dit-elle, Gilberte ne saperçoit pas même des attentions dont elle est lobjet, habituée quelle a toujours été aux flatteries du monde; seulement il arrive souvent quune jeune femme ayant auprès delle une jeune fille… subalterne après tout, prend ombrage de ladmiration partagée entre deux. Mme Métaxo aime certainement beaucoup Gilberte, mais jai surpris une fois un certain froncement de sourcils quand la pauvre mignonne, sans le vouloir, accaparait au salon une partie des visiteurs. Si, quelque jour, Mme Métaxo manifeste un peu de mécontentement à ce sujet, Gilberte qui est fière quittera immédiatement sa maison.

Elle devrait le faire à présent.

Non, mon fils, pas dexagération; il serait maladroit de troubler la quiétude dans laquelle vit ta cousine. Quest-ce que cela? et à quel beau tableau ny a-t-il pas dombre?

Les vacances arrivèrent, mais Gilberte ne les passa pas avec ses parents et voyagea avec les Métaxo.

Ceux-ci ne revinrent de Suisse quen octobre.

Depuis quelque temps les lettres de Gilberte se faisaient plus rares et plus courtes.

Elle ne se plaignait pas, mais depuis leur retour à Nice elle trouvait un changement marqué dans la manière dêtre à son égard de Mme Métaxo.

La jeune femme se montrait fantasque avec elle et parfois impérative.

Gilberte garda le silence, mais sa résolution fut bientôt prise.

Un jour, lord Harson, un richissime Anglais, donna une fête de nuit à bord de son yacht de plaisance. Le jeune Daltier y fut amené par un ami, non quil aimât le monde, mais il espérait y rencontrer Gilberte, sachant les Métaxo conviés à cette soirée.

Il était près de minuit quand Albéric aborda le joli bateau pavoisé de drapeaux et éclairé par une masse de lanternes vénitiennes; le bal était dans tout son entrain; sur le pont, les couples enlacés dansaient gracieusement; la musique de lorchestre couvrait le sourd mugissement de la mer qui battait de sa vague les flancs noirs du yacht.

Après quelques tours de valse, attiré plus par la beauté de cette nuit dautomne que par les enchantements de la danse, Albéric chercha un coin écarté et solitaire pour y rêver tranquille.

Il en découvrit un à larrière du bateau, séparé du reste du pont par une grande toile à voile; et, à son grand étonnement, il y trouva assise sur un tas de câbles, appuyée au bastingage, Mlle Mauduit quil pensait absente de la fête.

Elle nétait éclairée que par la molle lumière tombant des lanternes blutées suspendues aux mâts; ses grands yeux sombres étaient pleins de mélancolie sous son front qui avait la mate blancheur du marbre.

Albéric nosait savancer, de crainte de faire envoler cette gracieuse apparition.

Mais elle laperçut à son tour, et léclat métallique de ses prunelles trahit seul son émotion.

Comme elle ne faisait pas un mouvement, il vint à elle, courba sa haute taille et prit sa main froide dans les siennes.

Comment êtes-vous ici? lui demanda-t-il.

Parce quon my a amenée, répondit-elle laconiquement.

Vous ne paraissez pas vous amuser beaucoup?

Je ne me plais nulle part, murmura-t-elle dune voix lassée.

Il ne répondit pas, mais regarda cette tête blonde, pensive, adorablement triste, qui se penchait comme sous le poids dun fardeau trop lourd.

La pauvre enfant semblait faible et brisée.

Et pourquoi était-elle là toute seule, tandis quon dansait non loin et que certainement plus dun galant cavalier la cherchait en vain?

Ainsi, reprit Daltier, après une minute de silence, vous regrettez dêtre entrée dans cette famille que vous aimiez, dont vous êtes aimée?

Jaime toujours les enfants, mais… je suis décidée à les quitter prochainement.

Pourquoi cela? que vous a-t-on fait?

Cette femme ma humiliée, dit Gilberte sans désigner autrement Mme Métaxo, et les yeux dilatés par la colère. Or, je ne veux pas être humiliée.

A quel propos cela?

Déjà depuis quelques semaines je me la sentais hostile. Enfin elle ma fait entendre que jétais… coquette. Est-ce ma faute à moi si les gens quelle reçoit ont été aimables pour moi? Pourquoi me forçait-elle à laccompagner dans le monde? Len avais-je priée? Ai-je cherché les compliments? Ai-je jamais encouragé ces empressés plus fatigants quamusants, certes?

Bien vrai, vous me laffirmez, vous ne les encouragiez pas? demanda le jeune homme qui était comme suspendu à ses lèvres.

Elle se leva toute droite sur le tas de cordages et laissa tomber ces mots avec hauteur:

Vous aussi… vous croyez? Pour qui me prenez-vous donc? pour une de ces stupides coquettes qui… Au fait, cest juste…

Mais, Gilberte, je nai aucune pensée offensante à votre égard, ma pauvre enfant. Je sais seulement que la position que vous avez voulu prendre est souvent fort délicate et, et… faite comme vous lêtes, vous vous trouverez exposée journellement à ces ennuis-là.

Elle ne comprit pas quil faisait allusion à ses charmes physiques et se méprit sur le sens de ses paroles.

Je sais bien, reprit-elle amèrement, vous mavez toujours prise pour une créature artificielle et vaine. Mais que mimporte votre opinion maintenant?

"Monsieur Daltier, poursuivit-elle, lappelant ainsi comme pour mieux marquer son ressentiment, vous maviez rendue bonne, vous aviez fait une chrétienne dune jeune fille follement imbue de doctrines erronées, vous aviez éclairé ma raison et mon âme… puis, vous avez dun coup de main défait tout votre ouvrage, renversé cet échafaudage de bonnes résolutions et de grandes pensées que vous aviez construit en moi. Cest votre faute si je suis redevenue plus mauvaise que je ne lai jamais été, car à présent je sais quels sont mes devoirs et je ne veux pas les remplir."

 Ma faute? cest ma faute?… répétait Albéric atterré.
Moi?… que vous ai-je fait, que voulez-vous dire?…

Soudain, une idée lui vint, folle sans doute, car léclair allumé dans ses yeux séteignit aussitôt. Non, ce ne pouvait pas être cela!

 Que vous ai-je fait? Mais parlez donc! répéta
douloureusement le jeune homme.

Sans répondre à cette question, elle sécria, tandis quun mystérieux souffle de colère animait son beau visage:

Ah! cest une cruelle chose que de vivre quand on voudrait mourir. Vous mavez enseigné quon ne doit pas voler au Créateur sa propre existence; je ne le ferai peut-être pas, mais…

Que ferez-vous, Gilberte?

Je vous lai dit, je vais quitter la famille Métaxo, je méloignerai de la France; je me suis engagée comme demoiselle de compagnie auprès dune dame étrangère qui part pour le Sénégal.

Pour le Sénégal? Mais cest la mort, cela, Gilberte; vous êtes insensée ou bien vous voulez railler.

Je nen ai guère envie, pourtant.

Savez-vous bien ce quest le climat meurtrier de ce pays?

Je le sais.

Et vous vous figurez que votre frêle tempérament pourra le supporter?

Non, et cest pour cela que jy vais.

 Mais que se passe-t-il donc en vous, malheureuse enfant?
sécria-t-il avec angoisse.

Elle redressa orgueilleusement sa tête pâle avec un geste de défi.

Voilà! dit-elle, cest mon secret.

Certes, elle était bien jolie en ce moment, Mlle Mauduit, mais elle effrayait presque.

Albéric Daltier baissa les yeux pour cacher la flamme qui sallumait sous sa paupière.

Vous me faites peur, murmura-t-il. Je vous en supplie, revenez à vous. Vous souffrez, on vous a froissée, la vie nouvelle que vous avez choisie vous a heurtée cruellement, vous serez plus heureuse sous notre toit, revenez-nous, vous redeviendrez bonne. Oh! ne souriez pas ainsi, vous me faites mal. Laissez-moi demain vous ramener chez ma mère.

 Demain, dit-elle dun air étrange, oui, demain je serai à
Marseille.

Il prit cela pour un acquiescement, et, craignant que leur double absence ne fût remarquée, il retourna au bal, la laissant à son rêve.

Il rentra dans le tourbillon joyeux, et la danseuse quil invita pour la valse quentonnait lorchestre put remarquer que ce grand jeune homme à la taille superbe avait le front mouillé et la joue pâle.

Après quelques tours dune danse quil exécuta fort à contre- cur, il rencontra Mme Métaxo, étincelante dans sa robe nacarat semée de brillants.

Où donc est votre cousine, Monsieur Albéric? demanda-t- elle gracieusement, je nai pu lapercevoir de toute la soirée.

Je la quitte à linstant, Madame, répondit froidement le jeune homme; elle se repose à labri de la foule.

Est-elle souffrante?

Non, Madame, mais profondément triste, et elle ma fait part de sa résolution que vous devez connaître.

Oui, fit Mme Métaxo, soucieuse, et à ce sujet je vous dirai toute ma pensée; Mlle Mauduit doit être malade ou tourmentée par un ennui secret. Javoue que jai été un peu vive avec elle, lautre jour; je le regrette, mais ce nest pas pour cela quelle quitte ma maison, car, au fond, elle doit sentir que nous laimons tous. Elle ma dit un jour quelle voudrait mettre limmensité entre elle et la France.

Elle a dit cela?

Oui, Monsieur. Ainsi ne soyons pas étonnés quelle ait saisi avidement loccasion de sexpatrier.

Ah! elle vous a aussi appris?…

Quelle part pour le Sénégal, oui, certainement, elle ne me la pas caché. Concevez-vous une pareille idée? Cest vouloir la mort.

Lingrate, murmura douloureusement le jeune homme, elle ne nous a jamais aimés!

Mme Métaxo regarda Albéric Daltier dun air étrange.

Peut-être que si, répondit-elle, seulement vous navez pas pu le voir.

Et, sur ces paroles énigmatiques, la jeune femme séloigna, laissant lingénieur immobile comme pétrifié au milieu du pont.

Que veut-elle dire? murmura-t-il en passant sa main sur son front.

Puis il sélança à larrière, toujours solitaire derrière son rideau de voile goudronnée, où il avait laissé sa cousine linstant dauparavant.

Mais cette place était vide.

Il fouilla du regard tous les groupes de danseurs, tous les coins et recoins du yacht, de la dunette à lentrepont, il ne vit point Mlle Mauduit, par la raison que, en ce moment, elle voguait vers la terre dans un frêle youyou en compagnie de M. et Mme Métaxo et de quelques personnes lasses de la fête.

"Je la reverrai à Marseille, se dit-il alors; na-t-elle pas dit quelle y serait demain? Là je la forcerai bien à mouvrir son cur."

Et, possédé dun pressentiment de joie indicible, il alla saccouder à larrière du yacht, à la place quavait quittée Gilberte.

Laube se montrait déjà; la mer était froide et tranquille, couverte dune lueur vague. Au loin les barques de pêcheurs partaient au travail, la voile blanche déployée au vent du large.

On entendait le pas cadencé des infatigables danseurs qui frappait le plancher; lodeur des fleurs flétries plus pénétrante encore et celle des parfums que portaient les femmes se mêlaient aux senteurs marines.

La musique envoyait ses notes amollies dans lair demeuré tiède sous les tentes; les lumières mouraient dans les lanternes aux mille couleurs, et non loin, à lhorizon, les silhouettes dentelées des montagnes se dessinaient sur le ciel dun gris bleuâtre.

Albéric reçut de toutes ces choses une impression vague, faite de poésie et de langueur douce.

Ainsi rêvant, il atteignit la fin du bal et partit avec la dernière chaloupe.

Il avait bien envie de rester à Cannes jusquau lendemain, mais il avait promis à sa mère de rentrer tout de suite à Marseille et il le fit.

Dailleurs, cétait là quil voulait attendre Gilberte.

XII

Cétait par une furieuse tempête déquinoxe; la mer faisait rage dans les cinq ports de Marseille et passait jusque par- dessus les jetées.

Les bateaux de pêche ou de plaisance demeuraient amarrés au quai le plus solidement possible, et les capitaines de vaisseaux regardaient dun il inquiet les énormes câbles qui retenaient aux anneaux les navires monumentaux que lon chargeait ou déchargeait au milieu dun tapage assourdissant.

Nul nosait saventurer en mer par ce temps formidable, et bien téméraire eût été le marin qui eût osé lancer sur la vague sa plus solide barque.

Le chapeau enfoncé sur les yeux, bien serré dans son paletot pour défier le mistral, Albéric Daltier passait devant la Bourse pour se rendre quai du Vieux-Port; en traversant la petite rue qui contourne les premières maisons de la Canebière, il aperçut la forme svelte dune jeune femme en costume de voyage, qui discutait avec un homme âgé devant le bureau du rez-de-chaussée portant pour enseigne: "Compagnie générale de navigation, etc."

Cette jeune femme avait la tournure fine et distinguée de
Mlle Mauduit.

Lingénieur, au lieu de poursuivre sa route, tourna la petite rue et sarrêta net devant le bureau, et put entendre la voix claire de Gilberte prononcer ces mots:

Ainsi je naurai à moccuper de rien? Je vous confie mes bagages, et demain matin je nai quà prendre possession de ma cabine sur le Guadiana. Combien de temps mettrons-nous à toucher Barcelone?

Oh! oh! cela dépend, car nous voilà aux équinoxes et la mer est mauvaise, surtout dans ce maudit golfe du Lion où les tempêtes sont incessantes. Je ne dis pas cela pour vous effrayer, ma petite dame, ce ne serait pas dans lintérêt de notre Compagnie, mais vous paraissez brave et…

Tandis que lhomme parlait, la voyageuse, touchée légèrement à lépaule, se retournait vivement, prête à foudroyer du regard le passant assez osé pour se permettre cette familiarité.

Mais elle pâlit sous son voile de gaze grise.

Vous?… murmura-t-elle, vous?…

Que faites-vous ici? dit Albéric Daltier.

Vous le voyez, je prends mes arrangements pour partir.

Pour?…

Pour Barcelone où mattend Mme Lliassa que je dois accompagner au Sénégal.

Ainsi cétait donc sérieux?

On ne peut plus sérieux; je ne mens jamais et je ne plaisante pas non plus.

Et, si jai bien entendu, le Guadiana part demain?

Oui, demain matin, il lève lancre.

 Et vous partirez sans nous dire adieu, sans nous serrer la
main. Mais vous nous en voulez donc bien, mon Dieu?

 Jallais, de ce pas, faire mes adieux à votre mère, à mes
cousines…, dit-elle.

Il se rapprocha delle:

Gilberte, fit-il, pour Dieu laissez-moi vous parler, mais pas là; cet homme nous écoute.

Il lentraîna de lautre côté de la rue et, sans faire attention à la foule bruyante et affairée qui allait et venait autour de la Bourse:

Gilberte, reprit-il en suppliant, cessez cette atroce comédie.

Je vous ai déjà dit que je ne joue pas la comédie, mon cousin. Je suis on ne peut plus sérieuse et nulle puissance humaine ne mempêchera de partir.

Et il y avait une résolution farouche dans ses yeux sombres.

Nulle puissance humaine?… (il se pencha tout près delle) hormis celle de lamour, Gilberte. Oh! Gilberte, si je vous disais, moi, que je vous aime, que je vous ai aimée bien avant même que vous nayez fait attention à moi? que jai souffert horriblement de votre absence et que si vous partiez…

Il nacheva pas; nerveusement, Mlle Mauduit se cramponnait à son bras pour ne pas tomber; elle avait le ciel dans le cur, mais elle se sentait mourir.

Il la regarda et, lui voyant le visage livide, les yeux fixes et les lèvres blanches, il héla un coupé qui passait, aida la jeune fille à y monter et prit place à côté delle après avoir jeté son adresse au cocher.

En voiture, Gilberte ferma les yeux et laissa aller sa tête sur les coussins, murmurant seulement dune voix inintelligible:

Je suis heureuse… Je suis heureuse…

Ce fut un corps presque inerte que le jeune homme ingénieur retira du coupé quand il sarrêta, rue Montgrand.

Gilberte ne reconnut ni sa tante ni ses cousines. La pauvre femme, épouvantée, la déshabilla et la coucha elle-même; puis elle la veilla en attendant le médecin.

Gilberte divaguait.

Albéric errait aux alentours de sa chambre comme un fantôme.

Comment est-elle? demanda-t-il avidement à lune de ses soeurs qui en sortait.

Mal, répondit tristement la jeune fille.

Quoi! na-t-elle pas recouvré ses sens?

Oui, mais elle ne nous reconnaît pas et profère toutes sortes de paroles étranges. Maman nous a renvoyées, Marie et moi.

Et lenfant se mit à pleurer.

 Si elle allait mourir, répétait-elle, dis donc, Albéric, si
elle allait mourir!

Ces paroles sonnèrent comme un glas funèbre aux oreilles du jeune homme.

Dieu! mourir? et sans être en paix avec le ciel?…

Oui, si Dieu allait la punir de tous ses blasphèmes, de ses révoltes? Si elle ne reprenait pas connaissance, et allait passer ainsi dans léternité sans confession?

"O mon Dieu! mon Dieu! cria dans son cur Albéric en senfuyant, faites-moi souffrir mille tourments, torturez-moi en purgatoire pendant des siècles sil le faut, prenez-moi cette enfant que jadore, que je ne la revoie jamais si vous le voulez, mais ne perdez pas cette pauvre âme que jai voulu vous donner et à laquelle je me suis attaché de toutes les forces de la mienne!"

Il alla frapper doucement à la porte de la chambre bleue, lancienne chambre de Gilberte.

Mère, puis-je entrer?

Toi? fit Mme Daltier, étonnée, en entrouvrant la porte.

Oui, il faut que je la voie. Oh! mère, je vous en supplie.

Elle souffre bien. Entre une minute, dit-elle, prenant son fils en pitié.

Gilberte sagitait sur son lit. Ses longs cheveux dénoués encadraient sa blanche figure qui allait de droite à gauche sur loreiller, avec ce mouvement inconscient des malades que le délire possède.

Albéric ne peut comprendre les phrases hachées, incohérentes que prononçaient ces lèvres chéries.

Un instant il posa sa main sur le front brûlant de la jeune fille qui sapaisa alors et le regarda fixement:

Qui êtes-vous? dit-elle, venez-vous encore me tourmenter?

Il retira sa main et un sanglot sétouffa dans sa gorge.

Mme Daltier leva les yeux avec effroi sur ce fils quelle navait pas vu pleurer depuis des années.

Mère, je laime, dit-il, ne laviez-vous pas deviné?

Avant de séloigner, il porta à ses lèvres quelques mèches de cette chevelure superbe massée sur loreiller, et fit mentalement cette prière:

"Mon Dieu, quelle ne meure pas sans vous bénir et sans obtenir votre pardon. Je me livre à vous, faites-moi souffrir tout ce quil vous plaira. Je vous ferai tous les sacrifices, même, sil le faut, celui de ne jamais lavoir pour femme."

Le docteur arriva; quand il eut terminé son examen, il trouva dehors le jeune Daltier qui linterrogea anxieusement:

Mon ami, répondit le vieillard, le cerveau est gravement atteint, mais la constitution est saine et jeune. Nous la sauverons, si Dieu le permet. Nest-ce pas, il y a longtemps que cette enfant souffre?

Docteur… je lignore, mais cela devait être; elle était si triste depuis bien des mois et elle changeait à vue dil!

Cest cela; il y a quelque chose.

Docteur, vous la guérirez?

 Je lespère; dailleurs, elle en si bonnes mains: Mme
Daltier est la meilleure des gardes-malades.

La fièvre suivit son cours. Il y eut de terribles heures dangoisse pendant lesquelles on désespérait presque de sauver Gilberte.

Aux moments de délire, Mme Daltier seule restait auprès de sa nièce.

Elle avait enfin compris le secret de cette pauvre âme plus souffrante que le corps, et cela lui avait donné la clef de ce mystère fait de révoltes, de colères, de désespérances où elle avait vu plongée la jeune fille.

Elle comprenait comment la chère enfant, toute convertie et remplie de résolutions sincères, sentant éclore peu à peu dans son cur un sentiment tout nouveau en elle, avait vu soudain brisés ses désirs ardents, mais sages. Pour celui quelle chérissait dans le silence de son âme, elle avait cru nêtre quun objet dindifférence, pour ne pas dire daversion, et elle en avait terriblement souffert.

Et elle navait pas de mère, pas de sur, pas damie sérieuse à qui confier ce poids trop lourd pour son cur.

De là ses rébellions contre la vie et contre le ciel, ses dégoûts amers et son désespoir, puisquelle ne pouvait plus sappuyer désormais sur la main qui lavait soutenue et guidée un an au moins.

Et pendant les interminables heures nocturnes ou celles non moins douloureuses du jour, Mme Daltier écoutait les plaintes déchirantes qui séchappaient de ce cur brisé.

Les larmes lui venaient aux yeux, car, à travers son délire, lâme de Gilberte se dévoilait tout entière, cest-à-dire pure, aimante, élevée.

Rien navait pu déflorer son innocence naturelle. Ce quelle avait entendu dans la maison de son oncle Simiès, ce quelle avait lu dans les romans réalistes et antireligieux quon lui avait mis entre les mains, elle ne lavait pas compris.

Les vaines utopies, les sophismes dangereux, les exemples mauvais navaient queffleuré sa pensée et formé autour de son âme comme une écorce qui était tombée au premier souffle pur, pour la laisser candide et fraîche.

Cette découverte fut pour Mme Daltier un immense soulagement.

Un soir, en embrassant son fils qui quêtait de longs détails sur la malade, elle lui dit en le regardant au fond des yeux:

Albéric, cette enfant est digne de toi.

Comment cela, ma mère? je ne comprends pas…

Ecoute, je sais que tu laimes, car tu me las avoué; quant à elle, je ne savais rien; maintenant jai compris son cur; dans son délire, elle me la révélé tout entier; sans quelle le veuille, elle a trahi son secret. Mon fils chéri, ta tendresse est bien partagée, crois-moi. Gilberte a une nature magnifique qui ne demandait quun peu de bonheur et daffection pour sépanouir. Quand la santé et la joie en auront refait la Gilberte que nous avons connue quelque temps, avec quelle allégresse je lappellerai ma fille!

Lingénieur lembrassa comme un fou:

Mère, oh! mère, que vous êtes bonne! et quil me tarde de la revoir!

Le lendemain, pieds nus, le rosaire aux doigts, le jeune homme escaladait la colline de Notre-Dame-de-la-Garde et jetait sous le ciel bleu une fervente action de grâces.

Peu à peu le mal séloigna, la fièvre sapaisa. Dieu navait pas fini son uvre dans cette âme. Il voulait lui donner la félicité pour laquelle elle semblait faite et décharger ses épaules fragiles de la croix pesante.

Un jour vint où Gilberte put embrasser sa tante et la remercier de ses soins, ainsi que Marie et Edmée qui avaient merveilleusement secondé leur mère.

Mme Daltier sattachait de jour en jour davantage à celle quelle considérait désormais comme son enfant.

M. Daltier, à son tour, se prenait pour sa nièce dune affection dautant plus vive quil lui avait témoigné jadis plus de froideur; touché des confidences que lui avait faites sa femme sur la jeune malade, il entrait souvent chez Gilberte et lui montrait une tendresse paternelle.

 Et lui, voulez-vous le voir? demanda Mme Daltier en
caressant les cheveux dor sombre de la jeune fille.

 Lui? fit-elle en ouvrant plus grands ses yeux agrandis par
la maladie.

 Oui, Albéric. Puis-je lui dire que vous lui permettez
dentrer? Il attend ce moment avec tant dimpatience!

Gilberte fit un signe dassentiment, mais sa tristesse lui était revenue, une tristesse résignée qui faisait peine à voir.

Quand elle vit son cousin se diriger vers son lit, une faible rougeur colora ses pommettes, elle lui laissa prendre sa pauvre petite main diaphane qui pendait sur la couverture.

Il la porta lentement à ses lèvres, et elle le regarda étonnée.

"Jai donc été bien malade?" pensa-t-elle sans attacher dautre importance à cette chose.

Mais elle aperçut deux larmes dans les yeux bleus dAlbéric.

Cest quil se sentait le cur déchiré à la vue de ce visage dalbâtre, de ce corps émacié, de ces paupières creusées et cernées, de ces traits tirés, mais toujours charmants sur lesquels la douleur, morale autant que physique, avait laissé une trace.

 Albéric, embrasse ta petite fiancée, dit soudain M. Daltier
derrière son fils, demande-lui si elle le permet.

Gilberte ne comprenait pas et les regardait tous avec une sorte de farouche interrogation.

 Voulez-vous être mienne, ma Gilberte aimée? dit alors
Albéric en se penchant sur son front blanc pour le baiser.

Alors elle comprit.

Cétait donc vrai ce quelle avait entendu là-bas, quand elle organisait son voyage pour un pays lointain? Elle ne les avait donc pas rêvées ces paroles auxquelles elle navait pu croire?

Alors cétait trop de bonheur.

 Mère, elle se trouve mal! cria soudain le jeune homme en
se relevant avec terreur.

Il avait senti ce front se glacer sous ses lèvres; il voyait ces prunelles se voiler, ce visage se décomposer.

 Ne crains rien, la joie ne tue pas, répondit Mme Daltier en
portant secours à la malade.

Ce ne fut quune courte faiblesse et Gilberte rouvrit les yeux pour jouir avec ivresse de son bonheur.

De ce jour, la convalescence marcha rapidement, et Gilberte ne regretta pas davoir échangé le pont mobile du Guadiana contre le toit béni des Daltier.

. . . . . . . . . . . . .

On revient dune messe daction de grâces à Saint-Charles où toute la famille, y compris Gilberte, a fait la communion pour remercier Dieu davoir non seulement guéri le corps, mais encore ramené à lui la brebis égaré.

Après le déjeuner égayé par une douce causerie et de joyeux projets davenir, Gilberte et Albéric sentretiennent dans le petit salon qui a vu les premières joies pures et les premières désolations de la jeune fille.

 A quelle époque notre mariage? demande Albéric dont le
visage rayonne dune allégresse sans bornes.

 Mais pourquoi pas tout de suite, tout de suite? crie Henri
qui a entendu la question.

Gilberte sourit, puis tout bas et penchant sa tête blonde:

Mon ami, je ne suis pas encore digne de vous, je voudrais faire quelque chose pour vous mériter, pour atteindre à votre hauteur.

Oh! Gilberte, vous êtes meilleure que moi, car vous avez dû lutter, vous, et vous étiez une pauvre brebis jetée dans la gueule du loup, tandis que moi…

 Tandis que vous, vous êtes ce que jai connu sur la terre
de plus noble et de plus grand.

 Mais vous ne me répondez pas, Gilberte, êtes-vous donc si
peu pressée dêtre à moi?

Et ce mot était à la fois une caresse et un reproche.

Quand vous voudrez, répondit doucement la jeune fille.

Alors bientôt, cria de nouveau Henri; quand on a le bonheur sous la main, il ne faut jamais reculer le moment de le saisir!

FIN

IMPRIMERIE DU LOIRET. ORLEANS (FRANCE)

erreurs typographiques corrigées silencieusement:

partie 1 chapitre 3: =je ne peux pas men empêcher.= remplacé par =je ne peux pas men empêcher."=

partie 1 chapitre 4: =elle me battra avec mes propres armes.= remplacé par =elle me battra avec mes propres armes."=

partie 1 chapitre 6: =Fraülen= remplacé par =Fräulen=

partie 1 chapitre 6: =Miss Gilberte, you are prud= remplacé par =Miss Gilberte, you are proud=

partie 1 chapitre 8: =on fuirait cette maison.= remplacé par =on fuirait cette maison."=

partie 2 chapitre 1: =criket= remplacé par =cricket=

partie 2 chapitre 3: =piqués çà et la dune raillerie= remplacé par =piqués çà et là dune raillerie=

partie 2 chapitre 8: =prêtez-le moi= remplacé par =prêtez-le- moi=

partie 2 chapitre 9: =malaise= remplacé par =malaise,=

partie 2 chapitre 10: =je ne vaux pas grand chose= remplacé par =je ne vaux pas grandchose=

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