Une vie
— XI —
Elle demeura trois mois dans sa chambre, devenue si faible et si pâle qu'on la croyait et qu'on la disait perdue. Puis peu à peu elle se ranima. Petit père et tante Lison ne la quittaient pas, installés tous deux aux Peuples. Elle avait gardé de cette secousse une maladie nerveuse; le moindre bruit la faisait défaillir, et elle tombait en de longues syncopes provoquées par les causes les plus insignifiantes.
Jamais elle n'avait demandé de détails sur la mort de Julien. Que lui importait? N'en savait-elle pas assez? Tout le monde croyait à un accident, mais elle ne s'y trompait pas; et elle gardait en son coeur ce secret qui la torturait: la connaissance de l'adultère, et la vision de cette brusque et terrible visite du comte, le jour de la catastrophe.
Voilà que maintenant son âme était pénétrée par des souvenirs attendris, doux et mélancoliques, des courtes joies d'amour que lui avait autrefois données son mari. Elle tressaillait à tout moment à des réveils inattendus de sa mémoire; et elle le revoyait tel qu'il avait été en ces jours de fiançailles, et tel aussi qu'elle l'avait chéri en ses seules heures de passion écloses sous le grand soleil de la Corse. Tous les défauts diminuaient, toutes les duretés disparaissaient, les infidélités elles-mêmes s'atténuaient maintenant dans l'éloignement grandissant du tombeau fermé. Et Jeanne, envahie par une sorte de vague gratitude posthume pour cet homme qui l'avait tenue en ses bras, pardonnait les souffrances passées pour ne songer qu'aux moments heureux. Puis, le temps marchant toujours et les mois tombant sur les mois poudrèrent d'oubli, comme d'une poussière accumulée, toutes ses réminiscences et ses douleurs; et elle se donna tout entière à son fils.
Il devint l'idole, l'unique pensée des trois êtres réunis autour de lui; et il régnait en despote. Une sorte de jalousie se déclara même entre ces trois esclaves qu'il avait, Jeanne regardant nerveusement les grands baisers donnés au baron après les séances de cheval sur un genou. Et tante Lison, négligée par lui comme elle l'avait toujours été par tout le monde, traitée parfois en bonne par ce maître qui ne parlait guère encore, s'en allait pleurer dans sa chambre en comparant les insignifiantes caresses mendiées par elle et obtenues à peine aux étreintes qu'il gardait pour sa mère et pour son grand-père.
Deux années tranquilles, sans aucun événement, passèrent dans la préoccupation incessante de l'enfant. Au commencement du troisième hiver, on décida qu'on irait habiter Rouen jusqu'au printemps; et toute la famille émigra. Mais, en arrivant dans l'ancienne maison abandonnée et humide, Paul eut une bronchite si grave qu'on craignit une pleurésie; et les trois parents éperdus déclarèrent qu'il ne pouvait se passer de l'air des Peuples. On l'y ramena dès qu'il fut guéri.
Alors commença une série d'années monotones et douces.
Toujours ensemble autour du petit, tantôt dans sa chambre, tantôt dans le grand salon, tantôt dans le jardin, ils s'extasiaient sur ses bégaiements, sur ses expressions drôles, sur ses gestes.
Sa mère l'appelait Paulet par câlinerie, il ne pouvait articuler ce mot et le prononçait Poulet, ce qui éveillait des rires interminables. Le surnom de Poulet lui resta. On ne le désignait plus autrement.
Comme il grandissait vite, une des passionnantes occupations des trois parents que le baron appelait «ses trois mères» était de mesurer sa taille.
On avait tracé sur le lambris contre la porte du salon une série de petits traits au canif indiquant, de mois en mois, sa croissance. Cette échelle, baptisée «échelle de Poulet», tenait une place considérable dans l'existence de tout le monde.
Puis un nouvel individu vint jouer un rôle important dans la famille, le chien «Massacre», négligé par Jeanne préoccupée uniquement de son fils. Nourri par Ludivine et logé dans un vieux baril devant l'écurie, il vivait solitaire, toujours à la chaîne.
Paul, un matin, le remarqua, et se mit à crier pour aller l'embrasser. On l'y conduisit avec des craintes infinies. Le chien fit fête à l'enfant qui beugla quand on voulut les séparer. Alors Massacre fut lâché et installé dans la maison. Il devint l'inséparable de Paul, l'ami de tous les instants. Ils se roulaient ensemble, dormaient côte à côte sur le tapis. Puis bientôt Massacre coucha dans le lit de son camarade qui ne consentait plus à le quitter. Jeanne se désolait parfois à cause des puces; et tante Lison en voulait au chien de prendre une si grosse part de l'affection du petit, de l'affection volée par cette bête, lui semblait-il, de l'affection qu'elle aurait tant désirée.
De rares visites étaient échangées avec les Briseville et les Coutelier. Le maire et le médecin troublaient seuls la solitude du vieux château. Jeanne, depuis le meurtre de la chienne et les soupçons que lui avait inspirés le prêtre lors de la mort horrible de la comtesse et de Julien, n'entrait plus à l'église, irritée contre le Dieu qui pouvait avoir de pareils ministres.
L'abbé Tolbiac, de temps à autre, anathématisait en des allusions directes le château hanté par l'Esprit du Mal, l'Esprit d'Éternelle Révolte, l'Esprit d'Erreur et de Mensonge, l'Esprit d'Iniquité, l'Esprit de Corruption et d'Impureté. Il désignait ainsi le baron.
Son église d'ailleurs était désertée; et, quand il allait le long des champs où les laboureurs poussaient leur charrue, les paysans ne s'arrêtaient pas pour lui parler, ne se détournaient point pour le saluer. Il passait en outre pour sorcier, parce qu'il avait chassé le démon d'une femme possédée. Il connaissait, disait-on, des paroles mystérieuses pour écarter les sorts, qui n'étaient, selon lui, que des espèces de farces de Satan. Il imposait les mains aux vaches qui donnaient du lait bleu ou qui portaient la queue en cercle, et par quelques mots inconnus il faisait retrouver les objets perdus.
Son esprit étroit et fanatique s'adonnait avec passion à l'étude des livres religieux contenant l'histoire des apparitions du Diable sur la terre, les diverses manifestations de son pouvoir, ses influences occultes et variées, toutes les ressources qu'il avait, et les tours ordinaires de ses ruses. Et comme il se croyait appelé particulièrement à combattre cette Puissance mystérieuse et fatale, il avait appris toutes les formules d'exorcisme indiquées dans les manuels ecclésiastiques.
Il croyait sans cesse sentir errer dans l'ombre le Malin Esprit; et la phrase latine revenait à tout moment sur ses lèvres: Sicut leo rugiens circuit quaerens quem devoret.
Alors une crainte se répandit, une terreur de sa force cachée. Ses confrères eux-mêmes, prêtres ignorants des campagnes, pour qui Belzébuth est article de foi, qui, troublés par les prescriptions minutieuses des rites en cas de manifestation de cette puissance du mal, en arrivent à confondre la religion avec la magie, considéraient l'abbé Tolbiac comme un peu sorcier; et ils le respectaient autant pour le pouvoir obscur qu'ils lui supposaient que pour l'inattaquable austérité de sa vie.
Quand il rencontrait Jeanne, il ne la saluait pas.
Cette situation inquiétait et désolait tante Lison, qui ne comprenait point, en son âme craintive de vieille fille, qu'on n'allât pas à l'église. Elle était pieuse sans doute, sans doute elle se confessait et communiait; mais personne ne le savait, ne cherchait à le savoir.
Quand elle se trouvait seule, toute seule avec Paul, elle lui parlait, tout bas, du bon Dieu. Il l'écoutait à peu près quand elle lui racontait les histoires miraculeuses des premiers temps du monde; mais, quand elle lui disait qu'il faut aimer, beaucoup, beaucoup le bon Dieu, il répondait parfois:
— Où qu'il est, tante?
Alors elle montrait le ciel avec son doigt:
— Là-haut, Poulet, mais il ne faut pas le dire.
Elle avait peur du baron. Mais un jour Poulet lui déclara:
— Le bon Dieu, il est partout, mais il est pas dans l'église.
Il avait parlé à son grand-père des révélations mystérieuses de tante.
L'enfant prenait dix ans; sa mère semblait en avoir quarante. Il était fort, turbulent, hardi pour grimper dans les arbres, mais il ne savait pas grand-chose. Les leçons l'ennuyant, il les interrompait tout de suite. Et, toutes les fois que le baron le retenait un peu longtemps devant un livre, Jeanne aussitôt arrivait, disant:
— Laisse-le donc jouer maintenant. Il ne faut pas le fatiguer, il est si jeune.
Pour elle, il avait toujours six mois ou un an. C'est à peine si elle se rendait compte qu'il marchait, courait, parlait comme un petit homme; et elle vivait dans une peur constante qu'il ne tombât, qu'il n'eût froid, qu'il n'eût chaud en s'agitant, qu'il ne mangeât trop pour son estomac, ou trop peu pour sa croissance.
Quand il eut douze ans, une grosse difficulté surgit; celle de la première communion.
Lise, un matin, vint trouver Jeanne et lui représenta qu'on ne pouvait laisser plus longtemps le petit sans instruction religieuse et sans remplir ses premiers devoirs. Elle argumenta de toutes les façons, invoquant mille raisons, et, avant tout, l'opinion des gens qu'ils voyaient. La mère, troublée, indécise, hésitait, affirmant qu'on pouvait attendre encore.
Mais un mois plus tard, comme elle rendait une visite à la vicomtesse de Briseville, cette dame lui demanda par hasard:
— C'est cette année sans doute que votre Paul va faire sa première communion.
Et Jeanne, prise au dépourvu, répondit:
— Oui, madame.
Ce simple mot la décida, et, sans en rien confier à son père, elle pria Lise de conduire l'enfant au catéchisme.
Pendant un mois tout alla bien; mais Poulet revint un soir avec la gorge enrouée. Et le lendemain il toussait. Sa mère affolée l'interrogea, et elle apprit que le curé l'avait envoyé attendre la fin de la leçon à la porte de l'église dans le courant d'air du porche, parce qu'il s'était mal tenu.
Elle le garda donc chez elle et lui fit apprendre elle-même cet alphabet de la religion. Mais l'abbé Tolbiac, malgré les supplications de Lison, refusa de l'admettre parmi les communiants, comme étant insuffisamment instruit.
Il en fut de même l'an suivant. Alors le baron, exaspéré, jura que l'enfant n'avait pas besoin de croire à cette niaiserie, à ce symbole puéril de la transsubstantiation, pour être un honnête homme; et il fut décidé qu'il serait élevé en chrétien, mais non pas en catholique pratiquant, et qu'à sa majorité il demeurerait libre de devenir ce qu'il lui plairait.
Et Jeanne, quelque temps après, ayant fait une visite aux
Briseville, n'en reçut point en retour. Elle s'étonna, connaissant
la méticuleuse politesse de ses voisins; mais la marquise de
Coutelier lui révéla, avec hauteur, la raison de cette abstention.
Se regardant, par la situation de son mari, et par son titre bien authentique, et par sa fortune considérable, comme une sorte de reine de la noblesse normande, la marquise gouvernait en vraie reine, parlait en liberté, se montrait gracieuse ou cassante, selon les occasions, admonestait, redressait, félicitait à tout propos. Jeanne, donc, s'étant présentée chez elle, cette dame, après quelques paroles glaciales, prononça d'un ton sec:
— La société se divise en deux classes: les gens qui croient en Dieu et ceux qui n'y croient pas. Les uns, même les plus humbles, sont nos amis, nos égaux; les autres ne sont rien pour nous.
Jeanne, sentant l'attaque, répliqua:
— Mais ne peut-on croire en Dieu sans fréquenter les églises?
La marquise répondit:
— Non, madame; les fidèles vont prier Dieu dans son église comme on va trouver les hommes en leurs demeures.
Jeanne, blessée, reprit:
— Dieu est partout, madame. Quant à moi qui crois, du fond du coeur, à sa bonté, je ne le sens plus présent quand certains prêtres se trouvent entre lui et moi.
La marquise se leva:
— Le prêtre porte le drapeau de l'Église, madame; quiconque ne suit pas le drapeau est contre lui, et contre nous.
Jeanne s'était levée à son tour, frémissante:
— Vous croyez, madame, au Dieu d'un parti. Moi, je crois au Dieu des honnêtes gens.
Elle salua et sortit.
Les paysans aussi la blâmaient entre eux de n'avoir point fait faire à Poulet sa première communion. Ils n'allaient point aux offices, n'approchaient point des sacrements, ou bien ne les recevaient qu'à Pâques selon les prescriptions formelles de l'Église; mais pour les mioches, c'était autre chose; et tous auraient reculé devant l'audace d'élever un enfant hors de cette loi commune, parce que la Religion, c'est la Religion.
Elle vit bien cette réprobation, et s'indigna en son âme de toutes ces pactisations, de ces arrangements de conscience, de cette universelle peur de tout, de la grande lâcheté gîtée au fond de tous les coeurs, et parée, quand elle se montre, de tant de masques respectables.
Le baron prit la direction des études de Paul, et le mit au latin. La mère n'avait plus qu'une recommandation: «Surtout ne le fatigue pas», et elle rôdait, inquiète, près de la chambre aux leçons, petit père lui en ayant interdit l'entrée parce qu'elle interrompait à tout instant l'enseignement pour demander: «Tu n'as pas froid aux pieds, Poulet?» Ou bien: «Tu n'as pas mal à la tête, Poulet?» Ou bien pour arrêter le maître: «Ne le fais pas tant parler, tu vas lui fatiguer la gorge.»
Dès que le petit était libre, il descendait jardiner avec mère et tante. Ils avaient maintenant un grand amour pour la culture de la terre; et tous trois plantaient des jeunes arbres au printemps, semaient des graines dont l'éclosion et la poussée les passionnaient, taillaient des branches, coupaient des fleurs pour faire des bouquets.
Le plus grand souci du jeune homme était la production des salades. Il dirigeait quatre grands carrés du potager où il élevait avec un soin extrême, Laitues, Romaines, Chicorées, Barbes-de-capucin, Royales, toutes les espèces connues de ces feuilles comestibles. Il bêchait, arrosait, sarclait, repiquait, aidé de ses deux mères qu'il faisait travailler comme des femmes de journée. On les voyait, pendant des heures entières, à genoux dans les plates-bandes, maculant leurs robes et leurs mains occupées à introduire la racine des jeunes plantes en des trous qu'elles creusaient d'un seul doigt piqué d'aplomb dans la terre.
Poulet devenait grand, il atteignait quinze ans; et l'échelle du salon marquait un mètre cinquante-huit. Mais il restait enfant d'esprit, ignorant, niais, étouffé par ces deux jupes et ce vieil homme aimable qui n'était plus du siècle.
Un soir, enfin, le baron parla du collège; et Jeanne aussitôt se mit à sangloter. Tante Lison, effarée, se tenait dans un coin sombre.
La mère répondait:
— Qu'a-t-il besoin de tant savoir. Nous en ferons un homme des champs, un gentilhomme campagnard. Il cultivera des terres comme font beaucoup de nobles. Il vivra et vieillira heureux dans cette maison où nous aurons vécu avant lui, où nous mourrons. Que peut- on demander de plus?
Mais le baron hochait la tête.
— Que répondras-tu s'il vient te dire, lorsqu'il aura vingt-cinq ans: Je ne suis rien, je ne sais rien par ta faute, par la faute de ton égoïsme maternel. Je me sens incapable de travailler, de devenir quelqu'un, et pourtant je n'étais pas fait pour la vie obscure, humble, et triste à mourir, à laquelle ta tendresse imprévoyante m'a condamné.
Elle pleurait toujours, implorant son fils.
— Dis, Poulet, tu ne me reprocheras jamais de t'avoir trop aimé, n'est-ce pas?
Et le grand enfant, surpris, promettait:
— Non, maman.
— Tu me le jures?
— Oui, maman.
— Tu veux rester ici, n'est-ce pas?
— Oui, maman.
Alors le baron parla ferme et haut:
— Jeanne, tu n'as pas le droit de disposer de cette vie. Ce que tu fais là est lâche et presque criminel; tu sacrifies ton enfant à ton bonheur particulier.
Elle cacha sa figure dans ses mains, poussant des sanglots précipités, et elle balbutiait dans ses larmes:
— J'ai été si malheureuse… si malheureuse! Maintenant que je suis tranquille avec lui, on me l'enlève… Qu'est- ce que je deviendrai… toute seule… à présent?…
Son père se leva, vint s'asseoir auprès d'elle, la prit dans ses bras.
— Et moi, Jeanne?
Elle le saisit brusquement par le cou, l'embrassa avec violence, puis, toute suffoquée encore, elle articula au milieu d'étranglements:
— Oui. Tu as raison… peut-être… petit père. J'étais folle, mais j'ai tant souffert. Je veux bien qu'il aille au collège.
Et, sans trop comprendre ce qu'on allait faire de lui, Poulet, à son tour, se mit à larmoyer.
Alors ses trois mères, l'embrassant, le câlinant, l'encouragèrent. Et lorsqu'on monta se coucher, tous avaient le coeur serré et tous pleurèrent dans leurs lits, même le baron qui s'était contenu.
Il fut décidé qu'à la rentrée on mettrait le jeune homme au collège du Havre; et il eut, pendant tout l'été, plus de gâteries que jamais.
Sa mère gémissait souvent à la pensée de la séparation. Elle prépara son trousseau comme s'il allait entreprendre un voyage de dix ans; puis, un matin d'octobre, après une nuit sans sommeil, les deux femmes et le baron montèrent avec lui dans la calèche qui partit au trot des deux chevaux.
On avait déjà choisi, dans un autre voyage, sa place au dortoir et sa place en classe. Jeanne, aidée de tante Lison, passa tout le jour à ranger les hardes dans la petite commode. Comme le meuble ne contenait pas le quart de ce qu'on avait apporté, elle alla trouver le proviseur pour en obtenir un second. L'économe fut appelé; il représenta que tant de linges et d'effets ne feraient que gêner sans servir jamais; et il refusa, au nom du règlement, de céder une autre commode. La mère, désolée, se résolut alors à louer une chambre dans un petit hôtel voisin, en recommandant à l'hôtelier d'aller lui-même porter à Poulet tout ce dont il aurait besoin, au premier appel de l'enfant.
Puis on fit un tour sur la jetée pour regarder sortir et entrer les navires.
Le triste soir tomba sur la ville qui s'illuminait peu à peu. On entra pour dîner dans un restaurant. Aucun d'eux n'avait faim; et ils se regardaient d'un oeil humide pendant que les plats défilaient devant eux et s'en retournaient presque pleins.
Puis on se mit en marche lentement vers le collège. Des enfants de toutes les tailles arrivaient de tous les côtés, conduits par leurs familles ou par des domestiques. Beaucoup pleuraient. On entendait un bruit de larmes dans la grande cour à peine éclairée.
Jeanne et Poulet s'étreignirent longtemps. Tante Lison restait derrière, oubliée tout à fait et la figure dans son mouchoir. Mais le baron, qui s'attendrissait, abrégea les adieux en entraînant sa fille. La calèche attendait devant la porte; ils montèrent dedans tous trois et s'en retournèrent dans la nuit vers les Peuples.
Parfois un gros sanglot passait dans l'ombre.
Le lendemain Jeanne pleura jusqu'au soir. Le jour suivant elle fit atteler le phaéton et partit pour Le Havre. Poulet semblait avoir déjà pris son parti de la séparation. Pour la première fois de sa vie il avait des camarades; et le désir de jouer le faisait frémir sur sa chaise au parloir.
Jeanne revint ainsi tous les deux jours, et le dimanche pour les sorties. Ne sachant que faire pendant les classes, entre les récréations, elle demeurait assise au parloir, n'ayant ni la force ni le courage de s'éloigner du collège. Le proviseur la fit prier de monter chez lui, et il lui demanda de venir moins souvent. Elle ne tint pas compte de cette recommandation.
Il la prévint alors que, si elle continuait à empêcher son fils de jouer pendant les heures d'ébats, et de travailler en le troublant sans cesse, on se verrait forcé de le lui rendre; et le baron fut prévenu par un mot. Elle demeura donc gardée à vue aux Peuples, comme une prisonnière.
Elle attendait chaque vacance avec plus d'anxiété que son enfant.
Et une inquiétude incessante agitait son âme. Elle se mit à rôder par le pays, se promenant seule avec le chien Massacre pendant des jours entiers, en rêvassant dans le vide. Parfois, elle restait assise durant tout un après-midi à regarder la mer du haut de la falaise; parfois, elle descendait jusqu'à Yport à travers le bois, refaisant des promenades anciennes dont le souvenir la poursuivait. Comme c'était loin, comme c'était loin le temps où elle parcourait ce même pays, jeune fille, et grise de rêves.
Chaque fois qu'elle revoyait son fils, il lui semblait qu'ils avaient été séparés pendant dix ans. Il devenait homme de mois en mois; de mois en mois elle devenait une vieille femme. Son père paraissait son frère, et tante Lison, qui ne vieillissait point, restée fanée dès son âge de vingt-cinq ans, avait l'air d'une soeur aînée.
Poulet ne travaillait guère; il doubla sa quatrième. La troisième alla tant bien que mal; mais il fallut recommencer la seconde; et il se trouva en rhétorique alors qu'il atteignait vingt ans.
Il était devenu un grand garçon blond, avec des favoris déjà touffus et une apparence de moustaches. C'était lui maintenant qui venait aux Peuples chaque dimanche. Comme il prenait depuis longtemps des leçons d'équitation, il louait simplement un cheval et faisait la route en deux heures.
Dès le matin Jeanne partait au-devant de lui avec la tante et le baron qui se courbait peu à peu et marchait ainsi qu'un petit vieux, les mains rejointes derrière son dos comme pour s'empêcher de tomber sur le nez.
Ils allaient tout doucement le long de la route, s'asseyant parfois sur le fossé, et regardant au loin si on n'apercevait pas encore le cavalier. Dès qu'il apparaissait comme un point noir sur la ligne blanche, les trois parents agitaient leurs mouchoirs; et il mettait son cheval au galop pour arriver comme un ouragan, ce qui faisait palpiter de peur Jeanne et Lison et s'exalter le grand-père qui criait «Bravo» dans un enthousiasme d'impotent.
Bien que Paul eût la tête de plus que sa mère, elle le traitait toujours comme un marmot, lui demandant encore: «Tu n'as pas froid aux pieds, Poulet?» et, quand il se promenait devant le perron, après déjeuner, en fumant une cigarette, elle ouvrait la fenêtre pour lui crier:
— Ne sors pas nu-tête, je t'en prie, tu vas attraper un rhume de cerveau.
Et elle frémissait d'inquiétude quand il repartait à cheval dans la nuit:
— Surtout ne va pas trop vite, mon petit Poulet, sois prudent, pense à ta pauvre mère qui serait désespérée s'il t'arrivait quelque chose.
Mais voilà qu'un samedi matin elle reçut une lettre de Paul annonçant qu'il ne viendrait pas le lendemain parce que des amis avaient organisé une partie de plaisir à laquelle il était invité.
Elle fut torturée d'angoisse pendant toute la journée du dimanche comme sous la menace d'un malheur puis, le jeudi, n'y tenant plus, elle partit pour Le Havre.
Il lui parut changé sans qu'elle se rendît compte en quoi. Il semblait animé, parlait d'une voix plus mâle. Et soudain il lui dit, comme une chose toute naturelle:
— Sais-tu, maman, puisque tu es venue aujourd'hui, je n'irai pas aux Peuples dimanche prochain, parce que nous recommençons notre fête.
Elle resta toute saisie, suffoquée comme s'il eût annoncé qu'il partait pour le Nouveau Monde; puis, quand elle put enfin parler:
— Oh! Poulet, qu'as-tu? dis-moi, que se passe-t-il?
Il se mit à rire et l'embrassa:
— Mais rien de rien, maman. Je vais m'amuser avec des amis, c'est de mon âge.
Elle ne trouva pas un mot à répondre, et, quand elle fut toute seule dans la voiture, des idées singulières l'assaillirent. Elle ne l'avait plus reconnu son Poulet, son petit Poulet de jadis. Pour la première fois elle s'apercevait qu'il était grand, qu'il n'était plus à elle, qu'il allait vivre de son côté sans s'occuper des vieux. Il lui semblait qu'en un jour il s'était transformé. Quoi! c'était son fils, son pauvre petit enfant qui lui faisait autrefois repiquer des salades, ce fort garçon barbu dont la volonté s'affirmait!
Et pendant trois mois Paul ne vint voir ses parents que de temps en temps, toujours hanté d'un désir évident de repartir au plus vite, cherchant chaque soir à gagner une heure. Jeanne s'effrayait, et le baron sans cesse la consolait répétant:
— Laisse-le faire; il a vingt ans, ce garçon.
Mais, un matin, un vieil homme assez mal vêtu demanda en français d'Allemagne:
— Matame la vicomtesse.
Et, après beaucoup de saluts cérémonieux, il tira de sa poche un portefeuille sordide en déclarant: «Ché un bétit bapier bour fous», et il tendit, en le dépliant, un morceau de papier graisseux. Elle lut, relut, regarda le Juif, relut encore et demanda:
— Qu'est-ce que cela veut dire?
L'homme, obséquieux, expliqua:
— Ché fé fous tire. Votre fils il afé pesoin d'un peu d'archent, et comme ché safais que fous êtes une ponne mère, che lui prêté quelque betite chose bour son pesoin.
Elle tremblait.
— Mais pourquoi ne m'en a-t-il pas demandé à moi?
Le Juif expliqua longuement qu'il s'agissait d'une dette de jeu devant être payée le lendemain avant midi, que Paul n'étant pas encore majeur, personne ne lui aurait rien prêté et que son «honneur été gombromise» sans le «bétit service obligeant» qu'il avait rendu à ce jeune homme.
Jeanne voulait appeler le baron, mais elle ne pouvait se lever tant l'émotion la paralysait. Enfin elle dit à l'usurier:
— Voulez-vous avoir la complaisance de sonner?
Il hésitait, craignant une ruse. Il balbutia:
— Si che fous chêne, che refiendrai.
Elle remua la tête pour dire non. Elle sonna; et ils attendirent, muets, l'un en face de l'autre.
Quand le baron fut arrivé, il comprit tout de suite la situation. Le billet était de quinze cents francs. Il en paya mille en disant à l'homme entre les yeux:
— Surtout ne revenez pas.
L'autre remercia, salua, et disparut.
Le grand-père et la mère partirent aussitôt pour Le Havre; mais en arrivant au collège, ils apprirent que depuis un mois Paul n'y était point venu. Le principal avait reçu quatre lettres signées de Jeanne pour annoncer un malaise de son élève, et ensuite pour donner des nouvelles. Chaque lettre était accompagnée d'un certificat de médecin; le tout faux, naturellement. Ils furent atterrés, et ils restaient là, se regardant.
Le principal, désolé, les conduisit chez le commissaire de police.
Les deux parents couchèrent à l'hôtel.
Le lendemain on retrouva le jeune homme chez une fille entretenue de la ville. Son grand-père et sa mère l'emmenèrent aux Peuples sans qu'un mot fût échangé entre eux tout le long de la route. Jeanne pleurait, la figure dans son mouchoir. Paul regardait la campagne d'un air indifférent.
En huit jours on découvrit que, pendant les trois derniers mois, il avait fait quinze mille francs de dettes. Les créanciers ne s'étaient point montrés d'abord, sachant qu'il serait bientôt majeur.
Aucune explication n'eut lieu. On voulait le reconquérir par la douceur. On lui faisait manger des mets délicats, on le choyait, on le gâtait. C'était au printemps; on lui loua un bateau à Yport, malgré les terreurs de Jeanne, pour qu'il pût faire des promenades en mer.
On ne lui laissait point de cheval de crainte qu'il n'allât au
Havre.
Il demeurait désoeuvré, irritable, parfois brutal. Le baron s'inquiétait de ses études incomplètes. Jeanne, affolée à la pensée d'une séparation, se demandait cependant ce qu'on allait faire de lui.
Un soir il ne rentra pas. On apprit qu'il était sorti en barque avec deux matelots. Sa mère, éperdue, descendit nu-tête jusqu'à Yport, dans la nuit.
Quelques hommes attendaient sur la plage la rentrée de l'embarcation.
Un petit feu apparut au large; il approchait en se balançant. Paul ne se trouvait plus à bord. Il s'était fait conduire au Havre.
La police eut beau le rechercher, elle ne le retrouva pas. La fille qui l'avait caché une première fois avait aussi disparu, sans laisser de traces, son mobilier vendu, et son terme payé. Dans la chambre de Paul, aux Peuples, on découvrit deux lettres de cette créature qui paraissait folle d'amour pour lui. Elle parlait d'un voyage en Angleterre, ayant trouvé les fonds nécessaires, disait-elle.
Et les trois habitants du château vécurent, silencieux et sombres, dans l'enfer morne des tortures morales. Les cheveux de Jeanne, gris déjà, étaient devenus blancs. Elle se demandait naïvement pourquoi la destinée la frappait ainsi.
Elle reçut une lettre de l'abbé Tolbiac: «Madame, la main de Dieu s'est appesantie sur vous. Vous Lui avez refusé votre enfant; Il vous l'a pris à son tour pour le jeter à une prostituée. N'ouvrirez-vous pas les yeux à cet enseignement du Ciel? La miséricorde du Seigneur est infinie. Peut-être vous pardonnera-t- il si vous revenez vous agenouiller devant Lui. Je suis son humble serviteur, je vous ouvrirai la porte de sa demeure quand vous y viendrez frapper.»
Elle demeura longtemps avec cette lettre sur les genoux. C'était vrai, peut-être, ce que disait ce prêtre. Et toutes les incertitudes religieuses se mirent à déchirer sa conscience. Dieu pouvait-il être vindicatif et jaloux comme les hommes? mais s'il ne se montrait pas jaloux, personne ne le craindrait, personne ne l'adorerait plus. Pour se faire mieux connaître à nous, sans doute, il se manifestait aux humains avec leurs propres sentiments. Et le doute lâche, qui pousse aux églises les hésitants, les troublés, entrant en elle, elle courut furtivement, un soir, à la nuit tombante, jusqu'au presbytère, et, s'agenouillant aux pieds du maigre abbé, sollicita l'absolution.
Il lui promit un demi-pardon, Dieu ne pouvant déverser toutes ses grâces sur un toit qui recouvrait un homme comme le baron: «Vous sentirez bientôt, affirma-t-il, les effets de la Divine Mansuétude.»
Elle reçut, en effet, deux jours plus tard, une lettre de son fils et elle la considéra, dans l'affolement de sa peine, comme le début des soulagements promis par l'abbé.
«Ma chère maman, n'aie pas d'inquiétude. Je suis à Londres, en bonne santé, mais j'ai grand besoin d'argent. Nous n'avons plus un sou et nous ne mangeons pas tous les jours. Celle qui m'accompagne, et que j'aime de toute mon âme a dépensé tout ce qu'elle avait pour ne pas me quitter: cinq mille francs; et tu comprends que je suis engagé d'honneur à lui rendre cette somme d'abord. Tu serais donc bien aimable de m'avancer une quinzaine de mille francs sur l'héritage de papa, puisque je vais être bientôt majeur; tu me tireras d'un grand embarras.
«Adieu, ma chère maman, je t'embrasse de tout mon coeur, ainsi que grand-père et tante Lison. J'espère te revoir bientôt.
«Ton fils, Vicomte Paul de LAMARE.»
Il lui avait écrit! Donc il ne l'oubliait pas. Elle ne songea point qu'il demandait de l'argent. On lui en enverrait puisqu'il n'en avait plus. Qu'importait l'argent! Il lui avait écrit!
Et elle courut, en pleurant, porter cette lettre au baron. Tante Lison fut appelée; et on relut, mot à mot, ce papier qui parlait de lui. On en discuta chaque terme.
Jeanne, sautant de la complète désespérance à une sorte d'enivrement d'espoir, défendait Paul:
— Il reviendra, il va revenir puisqu'il écrit.
Le baron, plus calme, prononça:
— C'est égal, il nous a quittés pour cette créature. Il l'aime donc mieux que nous, puisqu'il n'a pas hésité.
Une douleur subite et épouvantable traversa le coeur de Jeanne; et tout de suite une haine s'alluma en elle contre cette maîtresse qui lui volait son fils, une haine inapaisable, sauvage, une haine de mère jalouse. Jusqu'alors toute sa pensée avait été pour Paul. À peine songeait-elle qu'une drôlesse était la cause de ses égarements. Mais soudain cette réflexion du baron avait évoqué cette rivale, lui avait révélé sa puissance fatale; et elle sentit qu'entre cette femme et elle une lutte commençait, acharnée, et elle sentait aussi qu'elle aimerait mieux perdre son fils que de le partager avec l'autre.
Ils envoyèrent les quinze mille francs et ne reçurent plus de nouvelles pendant cinq mois. Puis, un homme d'affaires se présenta pour régler les détails de la succession de Julien. Jeanne et le baron rendirent les comptes sans discuter, abandonnant même l'usufruit qui revenait à la mère. Et, rentré à Paris, Paul toucha cent vingt mille francs. Il écrivit alors quatre lettres en six mois, donnant de ses nouvelles en style concis et terminant par de froides protestations de tendresse: «Je travaille, affirmait-il; j'ai trouvé une position à la Bourse. J'espère aller vous embrasser quelque jour aux Peuples, mes chers parents.»
Il ne disait pas un mot de sa maîtresse; et ce silence signifiait plus que s'il eût parlé d'elle durant quatre pages. Jeanne, dans ces lettres glacées, sentait cette femme, embusquée, implacable, l'ennemie éternelle des mères, la fille.
Les trois solitaires discutaient sur ce qu'on pouvait faire pour sauver Paul; et ils ne trouvaient rien. Un voyage à Paris? À quoi bon?
Le baron disait:
— Il faut laisser s'user sa passion. Il nous reviendra tout seul.
Et leur vie était lamentable.
Jeanne et Lison allaient ensemble à l'église en se cachant du baron.
Un temps assez long s'écoula sans nouvelles, puis, un matin, une lettre désespérée les terrifia.
«Ma pauvre maman, je suis perdu, je n'ai plus qu'à me brûler la cervelle si tu ne viens pas à mon secours. Une spéculation qui présentait pour moi toutes les chances de succès vient d'échouer; et je dois quatre-vingt-cinq mille francs. C'est le déshonneur si je ne paie pas, la ruine, l'impossibilité de rien faire désormais. Je suis perdu. Je te le répète, je me brûlerai la cervelle plutôt que de survivre à cette honte. Je l'aurais peut-être fait déjà sans les encouragements d'une femme dont je ne parle jamais et qui est ma Providence.
«Je t'embrasse du fond du coeur, ma chère maman; c'est peut-être pour toujours. Adieu.
«Paul.»
Des liasses de papiers d'affaires joints à cette lettre donnaient des explications détaillées sur le désastre.
Le baron répondit poste pour poste qu'on allait aviser. Puis il partit pour Le Havre afin de se renseigner; et il hypothéqua des terres pour se procurer de l'argent qui fut envoyé à Paul.
Le jeune homme répondit trois lettres de remerciements enthousiastes et de tendresses passionnées, annonçant sa venue immédiate pour embrasser ses chers parents.
Il ne vint pas.
Une année entière s'écoula.
Jeanne et le baron allaient partir pour Paris afin de le trouver et de tenter un dernier effort quand on apprit par un mot qu'il était à Londres de nouveau, montant une entreprise de paquebots à vapeur, sous la raison sociale «PAUL DELAMARE ET Cie». Il écrivait: «C'est la fortune assurée pour moi, peut-être la richesse. Et je ne risque rien. Vous voyez d'ici tous les avantages. Quand je vous reverrai, j'aurai une belle position dans le monde. Il n'y a que les affaires pour se tirer d'embarras aujourd'hui.»
Trois mois plus tard, la compagnie de paquebots était mise en faillite et le directeur poursuivi pour irrégularités dans les écritures commerciales. Jeanne eut une crise de nerfs qui dura plusieurs heures; puis elle prit le lit.
Le baron repartit au Havre, s'informa, vit des avocats, des hommes d'affaires, des avoués, des huissiers, constata que le déficit de la société Delamare était de deux cent trente-cinq mille francs, et il hypothéqua de nouveau ses biens. Le château des Peuples et les deux fermes furent grevés pour une grosse somme.
Un soir, comme il réglait les dernières formalités dans le cabinet d'un homme d'affaires, il roula sur le parquet, frappé d'une attaque d'apoplexie.
Jeanne fut prévenue par un cavalier. Quand elle arriva, il était mort.
Elle le ramena aux Peuples, tellement anéantie que sa douleur était plutôt de l'engourdissement que du désespoir.
L'abbé Tolbiac refusa au corps l'entrée de l'église, malgré les supplications éperdues des deux femmes. Le baron fut enterré à la nuit tombante, sans cérémonie aucune.
Paul connut l'événement par un des agents liquidateurs de sa faillite. Il était encore caché en Angleterre. Il écrivit pour s'excuser de n'être point venu, ayant appris trop tard le malheur. «D'ailleurs, maintenant que tu m'as tiré d'affaire, ma chère maman, je rentre en France, et je t'embrasserai bientôt.»
Jeanne vivait dans un tel affaissement d'esprit qu'elle semblait ne plus rien comprendre.
Et vers la fin de l'hiver tante Lison, âgée alors de soixante-huit ans, eut une bronchite qui dégénéra en fluxion de poitrine; et elle expira doucement en balbutiant:
— Ma pauvre petite Jeanne, je vais demander au bon Dieu qu'il ait pitié de toi.
Jeanne la suivit au cimetière, vit tomber la terre sur le cercueil, et, comme elle s'affaissait avec l'envie au coeur de mourir aussi, de ne plus souffrir, de ne plus penser, une forte paysanne la saisit dans ses bras et l'emporta comme elle eût fait d'un petit enfant.
En rentrant au château, Jeanne, qui venait de passer cinq nuits au chevet de la vieille fille, se laissa mettre au lit sans résistance par cette campagnarde inconnue qui la maniait avec douceur et autorité; et elle tomba dans un sommeil d'épuisement, accablée de fatigue et de souffrance.
Elle s'éveilla vers le milieu de la nuit. Une veilleuse brûlait sur la cheminée. Une femme dormait dans un fauteuil. Qui était cette femme? Elle ne la reconnaissait pas, et elle cherchait, s'étant penchée au bord de sa couche, pour bien distinguer ses traits sous la lueur tremblotante de la mèche flottant sur l'huile dans un verre de cuisine.
Il lui semblait pourtant qu'elle avait vu cette figure. Mais quand? Mais où? La femme dormait paisiblement, la tête inclinée sur l'épaule, le bonnet tombé par terre. Elle pouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans. Elle était forte, colorée, carrée, puissante. Ses larges mains pendaient des deux côtés du siège. Ses cheveux grisonnaient. Jeanne la regardait obstinément dans ce trouble d'esprit du réveil après le sommeil fiévreux qui suit les grands malheurs.
Certes elle avait vu ce visage! Était-ce autrefois? Était-ce récemment? Elle n'en savait rien, et cette obsession l'agitait, l'énervait. Elle se leva doucement pour regarder de plus près la dormeuse, et elle s'approcha sur la pointe des pieds. C'était la femme qui l'avait relevée au cimetière, puis couchée. Elle se rappelait cela confusément.
Mais l'avait-elle rencontrée ailleurs, à une autre époque de sa vie? Ou bien la croyait-elle reconnaître seulement dans le souvenir obscur de la dernière journée? Et puis comment était-elle là, dans sa chambre? Pourquoi?
La femme souleva sa paupière, aperçut Jeanne et se dressa brusquement. Elles se trouvaient face à face, si près que leurs poitrines se frôlaient. L'inconnue grommela:
— Comment! vous v'là d'bout! Vous allez attraper du mal à c't'heure. Voulez-vous bien vous r'coucher!
Jeanne demanda:
— Qui êtes-vous?
Mais la femme, ouvrant les bras, la saisit, l'enleva de nouveau, et la reporta sur son lit avec la force d'un homme. Et comme elle la reposait doucement sur ses draps, penchée, presque couchée sur Jeanne, elle se mit à pleurer en l'embrassant éperdument sur les joues, dans les cheveux, sur les yeux, lui trempant la figure de ses larmes, et balbutiant:
— Ma pauvre maîtresse, mam'zelle Jeanne, ma pauvre maîtresse, vous ne me reconnaissez donc point?
Et Jeanne s'écria:
— Rosalie, ma fille.
Et, lui jetant les deux bras au cou, elle l'étreignit en la baisant; et elles sanglotaient toutes les deux, enlacées étroitement, mêlant leurs pleurs, ne pouvant plus desserrer leurs bras.
Rosalie se calma la première:
— Allons, faut être sage, dit-elle, et ne pas attraper froid.
Et elle ramassa les couvertures, reborda le lit, replaça l'oreiller sous la tête de son ancienne maîtresse qui continuait à suffoquer, toute vibrante de vieux souvenirs surgis en son âme.
Elle finit par demander:
— Comment es-tu revenue, ma pauvre fille?
Rosalie répondit:
— Pardi, est-ce que j'allais vous laisser comme ça, toute seule, maintenant!
Jeanne reprit:
— Allume donc une bougie que je te voie.
Et, quand la lumière fut apportée sur la table de nuit, elles se considérèrent longtemps sans dire un mot. Puis Jeanne, tendant la main à sa vieille bonne, murmura:
— Je ne t'aurais jamais reconnue, ma fille, tu es bien changée, sais-tu, mais pas tant que moi, encore.
Et Rosalie, contemplant cette femme à cheveux blancs, maigre et fanée, qu'elle avait quittée jeune, belle et fraîche, répondit:
— Ça c'est vrai que vous êtes changée, madame Jeanne, et plus que de raison. Mais songez aussi que v'là vingt-quatre ans que nous nous sommes pas vues.
Elles se turent, réfléchissant de nouveau. Jeanne, enfin, balbutia:
— As-tu été heureuse au moins?
Et Rosalie, hésitant dans la crainte de réveiller quelque souvenir trop douloureux, bégayait:
— Mais… oui…, oui…, madame. J'ai pas trop à me plaindre, j'ai été plus heureuse que vous… pour sûr. Il n'y a qu'une chose qui m'a toujours gâté le coeur, c'est de ne pas être restée ici…
Puis elle se tut brusquement, saisie d'avoir touché à cela sans y songer. Mais Jeanne reprit avec douceur:
— Que veux-tu, ma fille, on ne fait pas toujours ce qu'on veut.
Tu es veuve aussi, n'est-ce pas?
Puis une angoisse fit trembler sa voix, et elle continua:
— As-tu d'autres… d'autres enfants?
— Non, madame.
— Et, lui, ton… ton fils, qu'est-ce qu'il est devenu? En es-tu satisfaite?
— Oui, madame, c'est un bon gars qui travaille d'attaque. Il s'est marié v'là six mois, et il prend ma ferme, donc, puisque me v'là revenue avec vous.
Jeanne, tremblant d'émotion, murmura:
— Alors, tu ne me quitteras plus, ma fille?
Et Rosalie, d'un ton brusque:
— Pour sûr, madame, que j'ai pris mes dispositions pour ça.
Puis elles ne parlèrent pas de quelque temps. Jeanne, malgré elle, se remettait à comparer leurs existences, mais sans amertume au coeur, résignée maintenant aux cruautés injustes du sort. Elle dit:
— Ton mari, comment a-t-il été pour toi?
— Oh! c'était un brave homme, madame, et pas feignant, qui a su amasser du bien. Il est mort du mal de poitrine.»
Alors Jeanne, s'asseyant sur son lit, envahie d'un besoin de savoir:
— Voyons, raconte-moi tout, ma fille, toute ta vie. Cela me fera du bien, aujourd'hui.
Et Rosalie, approchant une chaise, s'assit et se mit à parler d'elle, de sa maison, de son monde, entrant dans les menus détails chers aux gens de campagne, décrivant sa cour, riant parfois de choses anciennes déjà qui lui rappelaient de bons moments passés, haussant le ton peu à peu, en fermière habituée à commander. Elle finit par déclarer:
— Oh! j'ai du bien au soleil, aujourd'hui. Je ne crains rien.
Puis elle se troubla encore et reprit plus bas:
— C'est à vous que je dois ça tout de même: aussi vous savez que je n'veux pas de gages. Ah! mais non. Ah! mais non! Et puis, si vous n' voulez point, je m'en vas.
Jeanne reprit:
— Tu ne prétends pourtant pas me servir pour rien?
— Ah! mais que oui, madame. De l'argent! Vous me donneriez de l'argent! Mais j'en ai quasiment autant que vous. Savez-vous seulement c'qui vous reste avec tous vos gribouillis d'hypothèques et d'empruntages, et d'intérêts qui n'sont pas payés et qui s'augmentent à chaque terme? Savez-vous? non, n'est-ce pas? Eh bien, je vous promets que vous n'avez seulement plus dix mille livres de revenu. Pas dix mille, entendez-vous. Mais je vas vous régler tout ça, et vite encore.
Elle s'était remise à parler haut, s'emportant, s'indignant de ces intérêts négligés, de cette ruine menaçante. Et comme un vague sourire attendri passait sur la figure de sa maîtresse, elle s'écria, révoltée:
— Il ne faut pas rire de ça, madame, parce que sans argent, il n'y a plus que des manants.
Jeanne lui reprit les mains et les garda dans les siennes; puis elle prononça lentement, toujours poursuivie par la pensée qui l'obsédait:
— Oh! moi, je n'ai pas eu de chance. Tout a mal tourné pour moi.
La fatalité s'est acharnée sur ma vie.
Mais Rosalie hocha la tête:
— Faut pas dire ça, madame, faut pas dire ça. Vous avez mal été mariée, v'là tout. On n'se marie pas comme ça aussi, sans seulement connaître son prétendu.
Et elles continuèrent à parler d'elles ainsi qu'auraient fait deux vieilles amies.
Le soleil se leva comme elles causaient encore.
— XII —
Rosalie, en huit jours, eut pris le gouvernement absolu des choses et des gens du château. Jeanne, résignée, obéissait passivement. Faible et traînant les jambes comme jadis petite mère, elle sortait au bras de sa servante qui la promenait à pas lents, la sermonnait, la réconfortait avec des paroles brusques et tendres, la traitant comme une enfant malade.
Elles causaient toujours d'autrefois, Jeanne avec des larmes dans la gorge, Rosalie avec le ton tranquille des paysans impassibles. La vieille bonne revint plusieurs fois sur les questions d'intérêts en souffrance, puis elle exigea qu'on lui livrât les papiers que Jeanne, ignorante de toute affaire, lui cachait par honte pour son fils.
Alors, pendant une semaine, Rosalie fit chaque jour un voyage à Fécamp pour se faire expliquer les choses par un notaire qu'elle connaissait.
Puis un soir, après avoir mis au lit sa maîtresse, elle s'assit à son chevet, et brusquement:
— Maintenant que vous v'là couchée, madame, nous allons causer.
Et elle exposa la situation.
Lorsque tout serait réglé, il resterait environ sept à huit mille francs de rentes. Rien de plus.
Jeanne répondit:
— Que veux-tu, ma fille? Je sens bien que je ne ferai pas de vieux os; j'en aurai toujours assez.
Mais Rosalie se fâcha:
— Vous, madame, c'est possible; mais M. Paul, vous ne lui laisserez rien alors?
Jeanne frissonna.
— Je t'en prie, ne me parle jamais de lui. Je souffre trop quand j'y pense.
— Je veux vous en parler au contraire, parce que vous n'êtes pas brave, voyez-vous, madame Jeanne. Il fait des bêtises; eh bien, il n'en fera pas toujours: et puis il se mariera, il aura des enfants. Il faudra de l'argent pour les élever. Écoutez-moi bien: Vous allez vendre les Peuples!…
Jeanne, d'un sursaut, s'assit dans son lit:
— Vendre les Peuples! Y penses-tu? Oh! jamais, par exemple!
Mais Rosalie ne se troubla pas.
— Je vous dis que vous les vendrez, moi, madame, parce qu'il le faut.
Et elle expliqua ses calculs, ses projets, ses raisonnements.
Une fois les Peuples et les deux fermes attenantes vendues à un amateur qu'elle avait trouvé, on garderait quatre fermes situées à Saint-Léonard, et qui, dégrevées de toute hypothèque, constitueraient un revenu de huit mille trois cents francs. On mettrait de côté treize cents francs par an pour les réparations et l'entretien des biens; il resterait donc sept mille francs sur lesquels on prendrait cinq mille pour les dépenses de l'année; et on en réserverait deux mille pour former une caisse de prévoyance.
Elle ajouta:
— Tout le reste est mangé, c'est fini. Et puis c'est moi qui garderai la clef, vous entendez; et quant à M. Paul, il n'aura plus rien, mais rien; il vous prendrait jusqu'au dernier sou.
Jeanne, qui pleurait en silence, murmura:
— Mais s'il n'a pas de quoi manger?
— Il viendra manger chez nous, donc, s'il a faim. Il y aura toujours un lit et du fricot pour lui. Croyez-vous qu'il aurait fait toutes ces bêtises-là si vous ne lui aviez pas donné un sou du commencement?
— Mais il avait des dettes, il aurait été déshonoré.
— Quand vous n'aurez plus rien, ça l'empêchera-t-il d'en faire? Vous avez payé, c'est bien; mais vous ne paierez plus, c'est moi qui vous le dis. Maintenant, bonsoir, madame.
Et elle s'en alla.
Jeanne ne dormit point, bouleversée à la pensée de vendre les Peuples, de s'en aller, de quitter cette maison où toute sa vie était attachée.
Quand elle vit entrer Rosalie dans sa chambre, le lendemain, elle lui dit:
— Ma pauvre fille, je ne pourrai jamais me décider à m'éloigner d'ici.
Mais la bonne se fâcha:
— Faut que ça soit comme ça pourtant, madame. Le notaire va venir tantôt avec celui qui a envie du château. Sans ça, dans quatre ans, vous n'auriez plus un radis.
Jeanne restait anéantie, répétant:
— Je ne pourrai pas; je ne pourrai jamais.
Une heure plus tard, le facteur lui remit une lettre de Paul qui demandait encore dix mille francs. Que faire? Éperdue, elle consulta Rosalie qui leva les bras:
— Qu'est-ce que je vous disais, madame? Ah! vous auriez été propres tous les deux si je n'étais pas revenue!
Et Jeanne, pliant sous la volonté de sa bonne, répondit au jeune homme:
«Mon cher fils, je ne puis plus rien pour toi. Tu m'as ruinée; je me vois même forcée de vendre les Peuples. Mais n'oublie point que j'aurai toujours un abri quand tu voudras te réfugier auprès de ta vieille mère que tu as bien fait souffrir.
«JEANNE.»
Et lorsque le notaire arriva avec M. Jeoffrin, ancien raffineur de sucre, elle les reçut elle-même et les invita à tout visiter en détail.
Un mois plus tard, elle signait le contrat de vente, et achetait
en même temps une petite maison bourgeoise sise auprès de
Goderville, sur la grand-route de Montivilliers, dans le hameau de
Batteville.
Puis, jusqu'au soir elle se promena toute seule dans l'allée de petite mère, le coeur déchiré et l'esprit en détresse, adressant à l'horizon, aux arbres, au banc vermoulu sous le platane, à toutes ces choses si connues qu'elles semblaient entrées dans ses yeux et dans son âme, au bosquet, au talus devant la lande où elle s'était si souvent assise, d'où elle avait vu courir vers la mer le comte de Fourville en ce jour terrible de la mort de Julien, à un vieil orme sans tête contre lequel elle s'appuyait souvent, à tout ce jardin familier, des adieux désespérés et sanglotants.
Rosalie vint la prendre par le bras pour la forcer à rentrer.
Un grand paysan de vingt-cinq ans attendait devant la porte. Il la salua d'un ton amical comme s'il la connaissait de longtemps.
— Bonjour, madame Jeanne, ça va bien? La mère m'a dit de venir pour le déménagement. Je voudrais savoir c'que vous emporterez, vu que je ferai ça de temps en temps pour ne pas nuire aux travaux de la terre.
C'était le fils de sa bonne, le fils de Julien, le frère de Paul.
Il lui sembla que son coeur s'arrêtait; et pourtant elle aurait voulu embrasser ce garçon.
Elle le regardait, cherchant s'il ressemblait à son mari, s'il ressemblait à son fils. Il était rouge, vigoureux, avec les cheveux blonds et les yeux bleus de sa mère. Et pourtant il ressemblait à Julien. En quoi? Par quoi? Elle ne le savait pas trop; mais il avait quelque chose de lui dans l'ensemble de la physionomie.
Le gars reprit:
— Si vous pouviez me montrer ça tout de suite, ça m'obligerait.
Mais elle ne savait pas encore ce qu'elle se déciderait à enlever, sa nouvelle maison étant fort petite, et elle le pria de revenir au bout de la semaine.
Alors son déménagement la préoccupa, apportant une distraction triste dans sa vie morne et sans attentes.
Elle allait de pièce en pièce, cherchant les meubles qui lui rappelaient des événements, ces meubles amis qui font partie de notre vie, presque de notre être, connus depuis la jeunesse et auxquels sont attachés des souvenirs de joies ou de tristesses, des dates de notre histoire, qui ont été les compagnons muets de nos heures douces ou sombres, qui ont vieilli, qui se sont usés à côté de nous, dont l'étoffe est crevée par places et la doublure déchirée, dont les articulations branlent, dont la couleur s'est effacée.
Elle les choisissait un à un, hésitant souvent, troublée comme avant de prendre des déterminations capitales, revenant à tout instant sur sa décision, balançant les mérites de deux fauteuils ou de quelque vieux secrétaire comparé à une ancienne table à ouvrage.
Elle ouvrait les tiroirs, cherchait à se rappeler des faits; puis, quand elle s'était bien dit: «Oui, je prendrai ceci», on descendait l'objet dans la salle à manger.
Elle voulut garder tout le mobilier de sa chambre, son lit, ses tapisseries, sa pendule, tout.
Elle prit quelques sièges du salon, ceux dont elle avait aimé les dessins dès sa petite enfance: le renard et la cigogne, le renard et le corbeau, la cigale et la fourmi, et le héron mélancolique.
Puis, en rôdant par tous les coins de cette demeure qu'elle allait abandonner, elle monta, un jour, dans le grenier.
Elle demeura saisie d'étonnement; c'était un fouillis d'objets de toute nature, les uns brisés, les autres salis seulement, les autres montés là on ne sait pourquoi, parce qu'ils ne plaisaient plus, parce qu'ils avaient été remplacés. Elle apercevait mille bibelots connus jadis, et disparus tout à coup sans qu'elle y eût songé, des riens qu'elle avait maniés, ces vieux petits objets insignifiants qui avaient traîné quinze ans à côté d'elle, qu'elle avait vus chaque jour sans les remarquer, et qui, tout à coup, retrouvés là, dans ce grenier, à côté d'autres plus anciens dont elle se rappelait parfaitement les places aux premiers temps de son arrivée, prenaient une importance soudaine de témoins oubliés, d'amis retrouvés. Ils lui faisaient l'effet de ces gens qu'on a fréquentés longtemps sans qu'ils se soient jamais révélés et qui soudain, un soir, à propos de rien, se mettent à bavarder sans fin, à raconter toute leur âme qu'on ne soupçonnait pas.
Elle allait de l'un à l'autre avec des secousses au coeur, se disant: «Tiens, c'est moi qui ai fêlé cette tasse de Chine, un soir, quelques jours avant mon mariage. Ah! voici la petite lanterne de mère et la canne que petit père a cassée en voulant ouvrir la barrière dont le bois était gonflé par la pluie.»
Il y avait aussi là-dedans beaucoup de choses qu'elle ne connaissait pas, qui ne lui rappelaient rien, venues de ses grands-parents, ou de ses arrière-grands-parents, de ces choses poudreuses qui ont l'air exilées dans un temps qui n'est plus le leur, et qui semblent tristes de leur abandon, dont personne ne sait l'histoire, les aventures, personne n'ayant vu ceux qui les ont choisies, achetées, possédées, aimées, personne n'ayant connu les mains qui les maniaient familièrement et les yeux qui les regardaient avec plaisir.
Jeanne les touchait, les retournait, marquant ses doigts dans la poussière accumulée; et elle demeurait là au milieu de ces vieilleries, sous le jour terne qui tombait par quelques petits carreaux de verre encastrés dans la toiture.
Elle examinait minutieusement des chaises à trois pieds, cherchant si elles ne lui rappelaient rien, une bassinoire en cuivre, une chaufferette défoncée qu'elle croyait reconnaître et un tas d'ustensiles de ménage hors de service.
Puis elle fit un lot de ce qu'elle voulait emporter, et, redescendant, elle envoya Rosalie le chercher. La bonne, indignée, refusait de descendre «ces saletés». Mais Jeanne, qui n'avait cependant plus aucune volonté, tint bon cette fois; et il fallut obéir.
Un matin le jeune fermier, fils de Julien, Denis Lecoq, s'en vint avec sa charrette pour faire un premier voyage. Rosalie l'accompagna afin de veiller au déchargement et de déposer les meubles aux places qu'ils devaient occuper.
Restée seule, Jeanne se mit à errer par les chambres du château, saisie d'une crise affreuse de désespoir, embrassant, en des élans d'amour exalté, tout ce qu'elle ne pouvait prendre avec elle, les grands oiseaux blancs des tapisseries du salon, des vieux flambeaux, tout ce qu'elle rencontrait. Elle allait d'une pièce à l'autre, affolée, les yeux ruisselants de larmes; puis elle sortit pour «dire adieu» à la mer.
C'était vers la fin de septembre, un ciel bas et gris semblait peser sur le monde; les flots tristes et jaunâtres s'étendaient à perte de vue. Elle resta longtemps debout sur la falaise, roulant en sa tête des pensées torturantes. Puis, comme la nuit tombait, elle rentra, ayant souffert en ce jour autant qu'en ses plus grands chagrins.
Rosalie était revenue et l'attendait, enchantée de la nouvelle maison, la déclarant bien plus gaie que ce grand coffre de bâtiment qui n'était seulement pas au bord d'une route.
Jeanne pleura toute la soirée.
Depuis qu'ils savaient le château vendu, les fermiers n'avaient pour elle que bien juste les égards qu'ils lui devaient, l'appelant entre eux «la Folle», sans trop savoir pourquoi, sans doute parce qu'ils devinaient, avec leur instinct de brutes, sa sentimentalité maladive et grandissante, ses rêvasseries exaltées, tout le désordre de sa pauvre âme secouée par le malheur.
La veille de son départ, elle entra, par hasard, dans l'écurie. Un grognement la fit tressaillir. C'était Massacre auquel elle n'avait plus songé depuis des mois. Aveugle et paralytique, parvenu à un âge que ces animaux n'atteignent guère, il vivait encore sur un lit de paille, soigné par Lucienne qui ne l'oubliait pas. Elle le prit dans ses bras, l'embrassa, et l'emporta dans la maison. Gros comme une tonne, il se traînait à peine sur ses pattes écartées et raides, et il aboyait à la façon des chiens de bois qu'on donne aux enfants.
Le dernier jour enfin se leva. Jeanne avait couché dans l'ancienne chambre de Julien, la sienne étant démeublée.
Elle sortit de son lit, exténuée et haletante, comme si elle eût fait une grande course. La voiture contenant les malles et le reste du mobilier était déjà chargée dans la cour. Une autre carriole à deux roues était attelée derrière, qui devait emporter la maîtresse et la bonne.
Le père Simon et Ludivine resteraient seuls jusqu'à l'arrivée du nouveau propriétaire; puis ils se retireraient chez des parents, Jeanne leur ayant constitué une petite rente. Ils avaient des économies d'ailleurs. C'étaient maintenant de très vieux serviteurs, inutiles et bavards. Marius, ayant pris femme, avait depuis longtemps quitté la maison.
Vers huit heures, la pluie se mit à tomber, une pluie fine et glacée que chassait une légère brise de mer. Il fallut tendre des couvertures sur la charrette. Les feuilles s'envolaient déjà des arbres.
Sur la table de la cuisine, des tasses de café au lait fumaient. Jeanne s'assit devant la sienne et la but à petites gorgées, puis, se levant:
— Allons! dit-elle.
Elle mit son chapeau, son châle, et, pendant que Rosalie la chaussait de caoutchoucs, elle prononça, la gorge serrée:
— Te rappelles-tu, ma fille, comme il pleuvait quand nous sommes parties de Rouen pour venir ici…
Elle eut une sorte de spasme, porta ses deux mains sur sa poitrine et s'abattit sur le dos, sans connaissance.
Pendant plus d'une heure, elle demeura comme morte; puis elle rouvrit les yeux, et des convulsions la saisirent accompagnées d'un débordement de larmes.
Quand elle se fut un peu calmée, elle se sentit si faible qu'elle ne pouvait plus se lever. Mais Rosalie, qui redoutait d'autres crises si on retardait le départ, alla chercher son fils. Ils la prirent, l'enlevèrent, l'emportèrent, la déposèrent dans la carriole, sur le banc de bois garni de cuir ciré; et la vieille bonne, montée à côté de Jeanne, enveloppa ses jambes, lui couvrit les épaules d'un gros manteau, puis, tenant ouvert un parapluie au-dessus de sa tête, elle s'écria:
— Vite, Denis, allons-nous-en.
Le jeune homme grimpa près de sa mère et, s'asseyant sur une seule cuisse, faute de place, il lança au grand trot son cheval dont l'allure saccadée faisait sauter les deux femmes.
Quand on tourna au coin du village, on aperçut quelqu'un marchant de long en large sur la route, c'était l'abbé Tolbiac qui semblait guetter ce départ.
Il s'arrêta pour laisser passer la voiture. Il tenait d'une main sa soutane relevée par crainte de l'eau du chemin, et ses jambes maigres, vêtues de bas noirs, finissaient en d'énormes souliers fangeux.
Jeanne baissa les yeux pour ne pas rencontrer son regard; et
Rosalie, qui n'ignorait rien, devint furieuse. Elle murmurait:
«Manant, manant!» puis, saisissant la main de son fils:
— Fiches-y donc un coup de fouet.
Mais le jeune homme, au moment où il passait contre le prêtre, fit tomber brusquement dans l'ornière la roue de sa guimbarde lancée à toute vitesse, et un flot de boue, jaillissant, couvrit l'ecclésiastique des pieds à la tête.
Et Rosalie, radieuse, se retourna pour lui montrer le poing, pendant que le prêtre s'essuyait avec son grand mouchoir.
Ils allaient depuis cinq minutes quand Jeanne soudain s'écria:
— Massacre que nous avons oublié!
Il fallut s'arrêter, et Denis, descendant, courut chercher le chien, tandis que Rosalie tenait les guides.
Le jeune homme enfin reparut portant en ses bras la grosse bête informe et pelée qu'il déposa entre les jupes des deux femmes.
— XIII —
La voiture s'arrêta deux heures plus tard devant une petite maison de briques bâtie au milieu d'un verger planté de poiriers en quenouilles, sur le bord de la grand-route.
Quatre tonnelles en treillage habillées de chèvrefeuilles et de clématites formaient les quatre coins de ce jardin disposé par petits carrés à légumes que séparaient d'étroits chemins bordés d'arbres fruitiers.
Une haie vive très élevée entourait de partout cette propriété, qu'un champ séparait de la ferme voisine. Une forge la précédait de cent pas sur la route. Les autres habitations les plus proches se trouvaient distantes d'un kilomètre.
La vue alentour s'étendait sur la plaine du pays de Caux, toute parsemée de fermes qu'enveloppaient les quatre doubles lignes de grands arbres enfermant la cour à pommiers.
Jeanne, aussitôt arrivée, voulait se reposer, mais Rosalie ne le lui permit pas, craignant qu'elle ne se remît à rêvasser.
Le menuisier de Goderville était là, venu pour l'installation; et on commença tout de suite l'emménagement des meubles apportés déjà, en attendant la dernière voiture.
Ce fut un travail considérable, exigeant de longues réflexions et de grands raisonnements.
Puis la charrette, au bout d'une heure, apparut à la barrière, et il fallut la décharger sous la pluie.
La maison, quand le soir tomba, était dans un complet désordre, pleine d'objets empilés au hasard; et Jeanne, harassée, s'endormit aussitôt qu'elle fut au lit.
Les jours suivants elle n'eut pas le temps de s'attendrir tant elle se trouva accablée de besogne. Elle prit même un certain plaisir à faire jolie sa nouvelle demeure, la pensée que son fils y reviendrait la poursuivant sans cesse. Les tapisseries de son ancienne chambre furent tendues dans la salle à manger, qui servait en même temps de salon; et elle organisa avec un soin particulier une des deux pièces du premier qui prit en sa pensée le nom «d'appartement de Poulet».
Elle se réserva la seconde, Rosalie habitant au-dessus, à côté du grenier.
La petite maison, arrangée avec soin, était gentille, et Jeanne s'y plut dans les premiers temps, bien que quelque chose lui manquât dont elle ne se rendait pas bien compte.
Un matin, le clerc de notaire de Fécamp lui apporta trois mille six cents francs, prix des meubles laissés aux Peuples et estimés par un tapissier. Elle ressentit, en recevant cet argent, un frémissement de plaisir; et, dès que l'homme fut parti, elle s'empressa de mettre son chapeau, voulant gagner Goderville au plus vite pour faire tenir à Paul cette somme inespérée.
Mais, comme elle se hâtait sur la grand-route, elle rencontra Rosalie qui revenait du marché. La bonne eut un soupçon sans deviner tout de suite la vérité, puis, quand elle l'eut découverte, car Jeanne ne lui savait plus rien cacher, elle posa son panier par terre pour se fâcher tout à son aise.
Et elle cria, les poings sur les hanches; puis elle prit sa maîtresse du bras droit, son panier du bras gauche, et, toujours furieuse, elle se remit en marche vers la maison.
Dès qu'elles furent rentrées, la bonne exigea la remise de l'argent. Jeanne le donna en gardant les six cents francs; mais sa ruse fut vite percée par la servante mise en défiance; et elle dut livrer le tout.
Rosalie consentit cependant à ce que ce reliquat fût envoyé au jeune homme.
Il remercia au bout de quelques jours.»Tu m'as rendu un grand service, ma chère maman, car nous étions dans une profonde misère.»
Jeanne, cependant, ne s'accoutumait guère à Batteville; il lui semblait sans cesse qu'elle ne respirait plus comme autrefois, qu'elle était plus seule encore, plus abandonnée, plus perdue. Elle sortait pour faire un tour, gagnait le hameau de Verneuil, revenait par les Trois-Mares puis, une fois rentrée, se relevait, prise d'une envie de ressortir comme si elle eût oublié d'aller là justement où elle devait se rendre, où elle avait envie de se promener.
Et cela, tous les jours, recommençait sans qu'elle comprît la raison de cet étrange besoin. Mais, un soir, une phrase lui vint inconsciemment qui lui révéla le secret de ses inquiétudes. Elle dit, en s'asseyant, pour dîner:
— Oh! comme j'ai envie de voir la mer!
Ce qui lui manquait si fort, c'était la mer, sa grande voisine depuis vingt-cinq ans, la mer avec son air salé, ses colères, sa voix grondeuse, ses souffles puissants, la mer que, chaque matin, elle voyait de sa fenêtre des Peuples, qu'elle respirait jour et nuit, qu'elle sentait près d'elle, qu'elle s'était mise à aimer comme une personne sans s'en douter.
Massacre vivait également dans une extrême agitation. Il s'était installé, dès le soir de son arrivée, dans le bas du buffet de la cuisine, sans qu'il fût possible de l'en déloger. Il restait là tout le jour, presque immobile, se retournant seulement de temps en temps avec un grognement sourd.
Mais, aussitôt que venait la nuit, il se levait et se traînait vers la porte du jardin, en heurtant les murs. Puis, quand il avait passé dehors les quelques minutes qu'il lui fallait, il rentrait, s'asseyait sur son derrière devant le fourneau encore chaud, et, dès que ses deux maîtresses étaient parties se coucher, il se mettait à hurler.
Il hurlait ainsi toute la nuit, d'une voix plaintive et lamentable, s'arrêtant parfois une heure pour reprendre sur un ton plus déchirant encore. On l'attacha devant la maison dans un baril. Il hurla sous les fenêtres. Puis, comme il était infirme et bien près de mourir, on le remit à la cuisine.
Le sommeil devenait impossible pour Jeanne qui entendait le vieil animal gémir et gratter sans cesse, cherchant à se reconnaître dans cette maison nouvelle, comprenant bien qu'il n'était plus chez lui.
Rien ne le pouvait calmer. Assoupi le long du jour, comme si ses yeux éteints, la conscience de son infirmité, l'eussent empêché de se mouvoir, alors que tous les êtres vivent et s'agitent, il se mettait à rôder sans repos dès que tombait le soir, comme s'il n'eût plus osé vivre et remuer que dans les ténèbres, qui font tous les êtres aveugles.
On le trouva mort un matin. Ce fut un grand soulagement.
L'hiver s'avançait; et Jeanne se sentait envahie par une invincible désespérance. Ce n'était pas une de ces douleurs aiguës qui semblent tordre l'âme, mais une morne et lugubre tristesse.
Aucune distraction ne la réveillait. Personne ne s'occupait d'elle. La grand-route devant sa porte se déroulait à droite et à gauche presque toujours vide. De temps en temps un tilbury passait au trot, conduit par un homme à figure rouge dont la blouse, gonflée au vent de la course, faisait une sorte de ballon bleu; parfois c'était une charrette lente, ou bien on voyait venir de loin deux paysans, l'homme et la femme, tout petits à l'horizon, puis grandissant, puis, quand ils avaient dépassé la maison, rediminuant, devenant gros comme deux insectes, là-bas, tout au bout de la ligne blanche qui s'allongeait à perte de vue, montant et descendant selon les molles ondulations du sol.
Quand l'herbe se remit à pousser, une fillette en jupe courte passait tous les matins devant la barrière, conduisant deux vaches maigres qui broutaient le long des fossés de la route. Elle revenait le soir, de la même allure endormie, faisant un pas toutes les dix minutes derrière ses bêtes.
Jeanne, chaque nuit, rêvait qu'elle habitait encore les Peuples.
Elle s'y retrouvait comme autrefois avec père et petite mère, et parfois même avec tante Lison. Elle refaisait des choses oubliées et finies, s'imaginait soutenir Mme Adélaïde voyageant dans son allée. Et chaque réveil était suivi de larmes.
Elle pensait toujours à Paul, se demandant: «Que fait-il? Comment est-il maintenant? Songe-t-il à moi quelquefois?» En se promenant lentement dans les chemins creux entre les fermes, elle roulait dans sa tête toutes ces idées qui la martyrisaient; mais elle souffrait surtout d'une jalousie inapaisable contre cette femme inconnue qui lui avait ravi son fils. Cette haine seule la retenait, l'empêchait d'agir, d'aller le chercher, de pénétrer chez lui. Il lui semblait voir la maîtresse debout sur la porte et demandant:
— Que voulez-vous ici, madame?
Sa fierté de mère se révoltait de la possibilité de cette rencontre; et son orgueil hautain de femme toujours pure, sans défaillances et sans tache, l'exaspérait de plus en plus contre toutes ces lâchetés de l'homme asservi par les sales pratiques de l'amour charnel qui rend lâches les coeurs eux-mêmes. L'humanité lui semblait immonde quand elle songeait à tous les secrets malpropres des sens, aux caresses qui avilissent, à tous les mystères devinés des accouplements indissolubles.
Le printemps et l'été passèrent encore.
Mais quand l'automne revint avec les longues pluies, le ciel grisâtre, les nuages sombres, une telle lassitude de vivre ainsi la saisit, qu'elle se résolut à tenter un grand effort pour reprendre son Poulet.
La passion du jeune homme devait être usée à présent.
Elle lui écrivit une lettre éplorée.
«Mon cher enfant, je viens te supplier de revenir auprès de moi. Songe donc que je suis vieille et malade, toute seule, toute l'année, avec une bonne. J'habite maintenant une petite maison auprès de la route. C'est bien triste. Mais si tu étais là tout changerait pour moi. Je n'ai que toi au monde et je ne t'ai pas vu depuis sept ans! Tu ne sauras jamais comme j'ai été malheureuse et combien j'avais reposé mon coeur sur toi. Tu étais ma vie, mon rêve, mon seul espoir, mon seul amour, et tu me manques, et tu m'as abandonnée.
«Oh! reviens, mon petit Poulet, reviens m'embrasser, reviens auprès de ta vieille mère qui te tend des bras désespérés.
«JEANNE.»
Il répondit quelques jours plus tard.
«Ma chère maman, je ne demanderais pas mieux que d'aller te voir, mais je n'ai pas le sou. Envoie-moi quelque argent et je viendrai. J'avais du reste l'intention d'aller te trouver pour te parler d'un projet qui me permettrait de faire ce que tu me demandes.
«Le désintéressement et l'affection de celle qui a été ma compagne dans les vilains jours que je traverse, demeurent sans limites à mon égard. Il n'est pas possible que je reste plus longtemps sans reconnaître publiquement son amour et son dévouement si fidèles. Elle a du reste de très bonnes manières que tu pourras apprécier. Et elle est très instruite, elle lit beaucoup. Enfin, tu ne te fais pas l'idée de ce qu'elle a toujours été pour moi. Je serais une brute, si je ne lui témoignais pas ma reconnaissance. Je viens donc te demander l'autorisation de l'épouser. Tu me pardonnerais mes escapades et nous habiterions tous ensemble dans ta nouvelle maison.
«Si tu la connaissais, tu m'accorderais tout de suite ton consentement. Je t'assure qu'elle est parfaite, et très distinguée. Tu l'aimerais, j'en suis certain. Quant à moi, je ne pourrais pas vivre sans elle.
«J'attends ta réponse avec impatience, ma chère maman, et nous t'embrassons de tout coeur.
«Ton fils.
«Vicomte PAUL DE LAMARE.»
Jeanne fut atterrée. Elle demeurait immobile, la lettre sur les genoux, devinant la ruse de cette fille qui avait sans cesse retenu son fils, qui ne l'avait pas laissé venir une seule fois, attendant son heure, l'heure où la vieille mère désespérée, ne pouvant plus résister au désir d'étreindre son enfant, faiblirait, accorderait tout.
Et la grosse douleur de cette préférence obstinée de Paul pour cette créature déchirait son coeur. Elle répétait:
— Il ne m'aime pas. Il ne m'aime pas.
Rosalie entra. Jeanne balbutia:
— Il veut l'épouser maintenant.
La bonne eut un sursaut:
— Oh! madame, vous ne permettrez pas ça. M. Paul ne va pas ramasser cette traînée.
Et Jeanne accablée, mais révoltée, répondit:
— Ça, jamais, ma fille. Et, puisqu'il ne veut pas venir, je vais aller le trouver, moi, et nous verrons laquelle de nous deux l'emportera.
Et elle écrivit tout de suite à Paul pour annoncer son arrivée, et pour le voir autre part que dans le logis habité par cette gueuse.
Puis, en attendant une réponse, elle fit ses préparatifs. Rosalie commença à empiler dans une vieille malle le linge et les effets de sa maîtresse. Mais comme elle pliait une robe, une ancienne robe de campagne, elle s'écria:
— Vous n'avez seulement rien à vous mettre sur le dos. Je ne vous permettrai pas d'aller comme ça. Vous feriez honte à tout le monde; et les dames de Paris vous regarderaient comme une servante.
Jeanne la laissa faire. Et les deux femmes se rendirent ensemble à Goderville pour choisir une étoffe à carreaux verts qui fut confiée à la couturière du bourg. Puis elles entrèrent chez le notaire, maître Roussel, qui faisait chaque année un voyage d'une quinzaine dans la capitale, afin d'obtenir de lui des renseignements. Car Jeanne depuis vingt-huit ans n'avait pas revu Paris.
Il fit des recommandations nombreuses sur la manière d'éviter les voitures, sur les procédés pour n'être pas volé, conseillant de coudre l'argent dans la doublure des vêtements et de ne garder dans la poche que l'indispensable; il parla longuement des restaurants à prix moyens dont il désigna deux ou trois fréquentés par des femmes; et il indiqua l'hôtel de Normandie où il descendait lui-même, auprès de la gare du chemin de fer. On pouvait s'y présenter de sa part.
Depuis six ans, ces chemins de fer, dont on parlait partout, fonctionnaient entre Paris et Le Havre. Mais Jeanne, obsédée de chagrin, n'avait pas encore vu ces voitures à vapeur qui révolutionnaient tout le pays.
Cependant, Paul ne répondait pas.
Elle attendit huit jours, puis quinze jours, allant chaque matin sur la route au-devant du facteur qu'elle abordait en frémissant:
— Vous n'avez rien pour moi, père Malandain?
Et l'homme répondait toujours de sa voix enrouée par les intempéries des saisons:
— Encore rien c'te fois, ma bonne dame.
C'était cette femme, assurément, qui empêchait Paul de répondre!
Jeanne alors résolut de partir tout de suite. Elle voulait prendre Rosalie avec elle, mais la bonne refusa de la suivre pour ne pas augmenter les frais de voyage.
Elle ne permit pas d'ailleurs à sa maîtresse d'emporter plus de trois cents francs:
— S'il vous en faut d'autres, vous m'écrirez donc, et j'irai chez le notaire pour qu'il vous fasse parvenir ça. Si je vous en donne plus, c'est M. Paul qui l'empochera.
Et, un matin de décembre, elles montèrent dans la carriole de
Denis Lecoq qui vint les chercher pour les conduire à la gare,
Rosalie faisant jusque-là la conduite à sa maîtresse.
Elles prirent d'abord des renseignements sur le prix des billets, puis, quand tout fut réglé et la malle enregistrée, elles attendirent devant ces lignes de fer, cherchant à comprendre comment manoeuvrait cette chose, si préoccupées de ce mystère qu'elles ne pensaient plus aux tristes raisons du voyage.
Enfin, un sifflement lointain leur fit tourner la tête, et elles aperçurent une machine noire qui grandissait. Cela arriva avec un bruit terrible, passa devant elles en traînant une longue chaîne de petites maisons roulantes; et un employé ayant ouvert une porte, Jeanne embrassa Rosalie en pleurant et monta dans une de ces cases.
Rosalie, émue, criait:
— Au revoir, madame; bon voyage, à bientôt!
— Au revoir, ma fille.
Un coup de sifflet partit encore, et tout le chapelet de voitures se remit à rouler doucement d'abord, puis plus vite, puis avec une rapidité effrayante.
Dans le compartiment où se trouvait Jeanne, deux messieurs dormaient adossés à deux coins.
Elle regardait passer les campagnes, les arbres, les fermes, les villages, effarée de cette vitesse, se sentant prise dans une vie nouvelle, emportée dans un monde nouveau qui n'était plus le sien, celui de sa tranquille jeunesse et de sa vie monotone.
Le soir venait, lorsque le train entra dans Paris.
Un commissionnaire prit la malle de Jeanne; et elle le suivit effarée, bousculée, inhabile à passer dans la foule remuante, courant presque derrière l'homme dans la crainte de le perdre de vue.
Quand elle fut dans le bureau de l'hôtel, elle s'empressa d'annoncer:
— Je vous suis recommandée par M. Roussel.
La patronne, une énorme femme sérieuse, assise à son bureau, demanda:
— Qui ça, M. Roussel?
Jeanne interdite reprit:
— Mais le notaire de Goderville, qui descend chez vous tous les ans.
La grosse dame déclara:
— C'est possible. Je ne le connais pas. Vous voulez une chambre?
— Oui, madame.
Et un garçon, prenant son bagage, monta l'escalier devant elle.
Elle se sentait le coeur serré. Elle s'assit devant une petite table et demanda qu'on lui montât un bouillon avec une aile de poulet. Elle n'avait rien pris depuis l'aurore.
Elle mangea tristement à la lueur d'une bougie, songeant à mille choses, se rappelant son passage en cette même ville au retour de son voyage de noces, les premiers signes du caractère de Julien, apparus lors de ce séjour à Paris. Mais elle était jeune alors, et confiante et vaillante. Maintenant, elle se sentait vieille, embarrassée, craintive même, faible et troublée pour un rien. Quand elle eut fini son repas, elle se mit à la fenêtre et regarda la rue pleine de monde. Elle avait envie de sortir et n'osait point. Elle allait infailliblement se perdre, pensait-elle. Elle se coucha; et souffla sa lumière.
Mais le bruit, cette sensation d'une ville inconnue et le trouble du voyage la tenaient éveillée. Les heures s'écoulaient. Les rumeurs du dehors s'apaisaient peu à peu sans qu'elle pût dormir, énervée par ce demi-repos des grandes villes. Elle était habituée à ce calme et profond sommeil des champs, qui engourdit tout, les hommes, les bêtes et les plantes; et elle sentait maintenant, autour d'elle, toute une agitation mystérieuse. Des voix presque insaisissables lui parvenaient comme si elles eussent glissé dans les murs de l'hôtel. Parfois un plancher craquait, une porte se fermait, une sonnette tintait.
Tout à coup, vers deux heures du matin, alors qu'elle commençait à s'assoupir, une femme poussa des cris dans une chambre voisine; Jeanne s'assit brusquement dans son lit; puis elle crut entendre un rire d'homme.
Alors, à mesure qu'approchait le jour, la pensée de Paul l'envahit; et elle s'habilla dès que le crépuscule parut.
Il habitait rue du Sauvage, dans la Cité. Elle voulut s'y rendre à pied pour obéir aux recommandations d'économie de Rosalie. Il faisait beau; l'air froid piquait la chair; des gens pressés couraient sur les trottoirs. Elle allait le plus vite possible, suivant une rue indiquée au bout de laquelle elle devait tourner à droite, puis à gauche; puis arrivée sur une place, il lui faudrait s'informer à nouveau. Elle ne trouva pas la place et se renseigna auprès d'un boulanger qui lui donna des indications différentes. Elle repartit, s'égara, erra, suivit d'autres conseils, se perdit tout à fait.
Affolée, elle marchait maintenant presque au hasard. Elle allait se décider à appeler un cocher quand elle aperçut la Seine. Alors elle longea les quais.
Au bout d'une heure environ, elle entrait dans la rue du Sauvage, une sorte de ruelle toute noire. Elle s'arrêta devant la porte, tellement émue qu'elle ne pouvait plus faire un pas.
Il était là, dans cette maison, Poulet.
Elle sentait trembler ses genoux et ses mains; enfin, elle entra, suivit un couloir, vit la case du portier, et demanda en tendant une pièce d'argent:
— Pourriez-vous monter dire à M. Paul de Lamare qu'une vieille dame, une amie de sa mère, l'attend en bas?
Le portier répondit:
— Il n'habite plus ici, madame.
Un grand frisson la parcourut. Elle balbutia:
— Ah! où… où demeure-t-il maintenant?
— Je ne sais pas.
Elle se sentit étourdie comme si elle allait tomber et elle demeura quelque temps sans pouvoir parler.
Enfin, par un effort violent, elle reprit sa raison, et murmura:
— Depuis quand est-il parti?
L'homme la renseigna abondamment.
— Voilà quinze jours. Ils sont partis comme ça, un soir, et pas revenus. Ils devaient partout dans le quartier; aussi vous comprenez bien qu'ils n'ont pas laissé leur adresse.
Jeanne voyait des lueurs, des grands jets de flamme, comme si on lui eût tiré des coups de fusil devant les yeux. Mais une idée fixe la soutenait, la faisait demeurer debout, calme en apparence, et réfléchie. Elle voulait savoir et retrouver Poulet.
— Alors il n'a rien dit, en s'en allant?
— Oh! rien du tout, ils se sont sauvés pour ne pas payer, voilà.
— Mais, il doit envoyer chercher ses lettres par quelqu'un.
— Plus souvent que je les donnerais. Et puis ils n'en recevaient pas dix par an. Je leur en ai monté une pourtant deux jours avant qu'ils s'en aillent.
C'était sa lettre sans doute. Elle dit précipitamment:
— Écoutez, je suis sa mère, à lui, et je suis venue pour le chercher. Voilà dix francs pour vous. Si vous savez quelque nouvelle ou quelque renseignement sur lui, apportez-les-moi à l'hôtel de Normandie, rue du Havre, et je vous paierai bien.
Et elle se sauva.
Elle se remit à marcher sans s'inquiéter où elle allait. Elle se hâtait comme pressée par une course importante; elle filait le long des murs, heurtée par des gens à paquets; elle traversait les rues sans regarder les voitures venir, injuriée par les cochers; elle trébuchait aux marches des trottoirs auxquelles elle ne prenait point garde; elle courait devant elle, l'âme perdue.
Tout à coup elle se trouva dans un jardin et elle se sentit si fatiguée qu'elle s'assit sur un banc. Elle y demeura fort longtemps apparemment, pleurant sans s'en apercevoir, car des passants s'arrêtaient pour la regarder. Puis elle sentit qu'elle avait très froid; et elle se leva pour repartir; ses jambes la portaient à peine tant elle était accablée et faible.
Elle voulait entrer prendre un bouillon dans un restaurant, mais elle n'osait pas pénétrer dans ces établissements, prise d'une espèce de honte, d'une peur, d'une sorte de pudeur de son chagrin qu'elle sentait visible. Elle s'arrêtait une seconde devant la porte, regardait au-dedans, voyait tous ces gens attablés et mangeant, et s'enfuyait intimidée, se disant: «J'entrerai dans le prochain.» Et elle ne pénétrait pas davantage dans le suivant.
À la fin elle acheta chez un boulanger un petit pain en forme de lune, et elle se mit à le croquer tout en marchant. Elle avait grand-soif, mais elle ne savait où aller boire et elle s'en passa.
Elle franchit une voûte et se trouva dans un autre jardin entouré d'arcades. Elle reconnut alors le Palais-Royal.
Comme le soleil et la marche l'avaient un peu réchauffée, elle s'assit encore une heure ou deux.
Une foule entrait, une foule élégante qui causait, souriait, saluait, cette foule heureuse dont les femmes sont belles et les hommes riches, qui ne vit que pour la parure et les joies.
Jeanne, effarée d'être au milieu de cette cohue brillante, se leva pour s'enfuir; mais, soudain, la pensée lui vint qu'elle pourrait rencontrer Paul en ce lieu; et elle se mit à errer en épiant les visages, allant et venant sans cesse, d'un bout à l'autre du Jardin, de son pas humble et rapide.
Des gens se retournaient pour la regarder, d'autres riaient et se la montraient. Elle s'en aperçut et se sauva, pensant que, sans doute, on s'amusait de sa tournure et de sa robe à carreaux verts choisie par Rosalie et exécutée sur ses indications par la couturière de Goderville.
Elle n'osait même plus demander sa route aux passants. Elle s'y hasarda pourtant et finit par retrouver son hôtel.
Elle passa le reste du jour sur une chaise, aux pieds de son lit, sans remuer. Puis elle dîna, comme la veille, d'un potage et d'un peu de viande. Puis elle se coucha, accomplissant chaque acte machinalement par habitude.
Le lendemain elle se rendit à la préfecture de police pour qu'on lui retrouvât son enfant. On ne put rien lui promettre; on s'en occuperait cependant.
Alors elle vagabonda par les rues, espérant toujours le rencontrer. Et elle se sentait plus seule dans cette foule agitée, plus perdue, plus misérable qu'au milieu des champs déserts.
Quand elle rentra, le soir, à l'hôtel, on lui dit qu'un homme l'avait demandée de la part de M. Paul et qu'il reviendrait le lendemain. Un flot de sang lui jaillit au coeur et elle ne ferma pas l'oeil de la nuit. Si c'était lui? Oui, c'était lui assurément, bien qu'elle ne l'eût pas reconnu aux détails qu'on lui avait donnés.
Vers neuf heures du matin on heurta sa porte, elle cria: «Entrez!» prête à s'élancer, les bras ouverts. Un inconnu se présenta. Et, pendant qu'il s'excusait de l'avoir dérangée et qu'il expliquait son affaire, une dette de Paul qu'il venait réclamer, elle se sentait pleurer sans vouloir le laisser paraître, enlevant les larmes du bout du doigt, à mesure qu'elles glissaient au coin des yeux.
Il avait appris sa venue par le concierge de la rue du Sauvage, et, comme il ne pouvait retrouver le jeune homme, il s'adressait à la mère. Et il tendait un papier qu'elle prit sans songer à rien. Elle lut un chiffre: 90 francs, tira son argent et paya.
Elle ne sortit pas ce jour-là.
Le lendemain d'autres créanciers se présentèrent. Elle donna tout ce qui lui restait, ne réservant qu'une vingtaine de francs; et elle écrivit à Rosalie pour lui dire sa situation.
Elle passait ses jours à errer, attendant la réponse de sa bonne, ne sachant que faire, où tuer les heures lugubres, les heures interminables, n'ayant personne à qui dire un mot tendre, personne qui connût sa misère. Elle allait au hasard, harcelée à présent par un besoin de partir, de retourner là-bas, dans sa petite maison sur le bord de la route solitaire.
Elle n'y pouvait plus vivre, quelques jours auparavant, tant la tristesse l'accablait, et maintenant elle sentait bien qu'elle ne saurait plus, au contraire, vivre que là, où ses mornes habitudes s'étaient enracinées.
Enfin, un soir, elle trouva une lettre et deux cents francs.
Rosalie disait:
«Madame Jeanne, revenez bien vite, car je ne vous enverrai plus rien. Quant à M. Paul, c'est moi qu'irai le chercher quand nous aurons de ses nouvelles.
«Je vous salue. Votre servante.
«ROSALIE.»
Et Jeanne repartit pour Batteville, un matin qu'il neigeait, et qu'il faisait grand froid.
— XIV —
Alors elle ne sortit plus, elle ne remua plus. Elle se levait chaque matin à la même heure, regardait le temps par sa fenêtre, puis descendait s'asseoir devant le feu dans la salle.
Elle restait là des jours entiers, immobile, les yeux plantés sur la flamme, laissant aller à l'aventure ses lamentables pensées et suivant le triste défilé de ses misères. Les ténèbres, peu à peu, envahissaient la petite pièce sans qu'elle eût fait d'autre mouvement que pour remettre du bois au feu. Rosalie alors apportait la lampe et s'écriait:
— Allons, madame Jeanne, il faut vous secouer ou bien vous n'aurez pas encore faim ce soir.
Elle était souvent poursuivie d'idées fixes qui l'obsédaient et torturée par des préoccupations insignifiantes, les moindres choses, dans sa tête malade, prenant une importance extrême.
Elle revivait surtout dans le passé, dans le vieux passé, hantée par les premiers temps de sa vie et par son voyage de noces, là- bas en Corse. Des paysages de cette île, oubliés depuis longtemps, surgissaient soudain devant elle dans les tisons de sa cheminée; et elle se rappelait tous les détails, tous les petits faits, toutes les figures rencontrées là-bas; la tête du guide Jean Ravoli la poursuivait; et elle croyait parfois entendre sa voix.
Puis elle songeait aux douces années de l'enfance de Paul, alors qu'il lui faisait repiquer des salades, et qu'elle s'agenouillait dans la terre grasse à côté de tante Lison, rivalisant de soins toutes les deux pour plaire à l'enfant, luttant à celle qui ferait reprendre les jeunes plantes avec le plus d'adresse et obtiendrait le plus d'élèves.
Et, tout bas, ses lèvres murmuraient: «Poulet, mon petit Poulet», comme si elle lui eût parlé; et, sa rêverie s'arrêtant sur ce mot, elle essayait parfois pendant des heures d'écrire dans le vide, de son doigt tendu, les lettres qui le composaient. Elle les traçait lentement, devant le feu, s'imaginant les voir, puis, croyant s'être trompée, elle recommençait le P d'un bras tremblant de fatigue, s'efforçant de dessiner le nom jusqu'au bout; puis, quand elle avait fini, elle recommençait.
À la fin elle ne pouvait plus, mêlait tout, modelait d'autres mots, s'énervant jusqu'à la folie.
Toutes les manies des solitaires la possédaient. La moindre chose changée de place l'irritait.
Rosalie souvent la forçait à marcher, l'emmenait sur la route; mais Jeanne, au bout de vingt minutes, déclarait: «Je n'en puis plus, ma fille», et elle s'asseyait au bord du fossé.
Bientôt tout mouvement lui fut odieux, et elle restait au lit le plus tard possible.
Depuis son enfance, une seule habitude lui était demeurée invariablement tenace, celle de se lever tout d'un coup aussitôt après avoir bu son café au lait. Elle tenait d'ailleurs à ce mélange d'une façon exagérée; et la privation lui en aurait été plus sensible que celle de n'importe quoi. Elle attendait, chaque matin, l'arrivée de Rosalie avec une impatience un peu sensuelle; et, dès que la tasse pleine était posée sur la table de nuit, elle se mettait sur son séant et la vidait vivement d'une manière un peu goulue. Puis, rejetant ses draps, elle commençait à se vêtir.
Mais, peu à peu, elle s'habitua à rêvasser quelques secondes après avoir reposé le bol dans son assiette, puis elle s'étendit de nouveau dans le lit; puis elle prolongea, de jour en jour, cette paresse jusqu'au moment où Rosalie revenait, furieuse, et l'habillait presque de force.
Elle n'avait plus, d'ailleurs, une apparence de volonté et, chaque fois que sa servante lui demandait un conseil, lui posait une question, s'informait de son avis, elle répondait:
— Fais comme tu voudras, ma fille.
Elle se croyait si directement poursuivie par une malchance obstinée contre elle qu'elle devenait fataliste comme un Oriental; et l'habitude de voir s'évanouir ses rêves et s'écrouler ses espoirs faisait qu'elle n'osait plus rien entreprendre, et qu'elle hésitait des journées entières avant d'accomplir la chose la plus simple, persuadée qu'elle s'engageait toujours dans la mauvaise voie et que cela tournerait mal.
Elle répétait à tout moment:
— C'est moi qui n'ai pas eu de chance dans la vie.
Alors Rosalie s'écriait:
— Qu'est-ce que vous diriez donc s'il vous fallait travailler pour avoir du pain, si vous étiez obligée de vous lever tous les jours à six heures du matin pour aller en journée! Il y en a bien qui sont obligées de faire ça, pourtant, et, quand elles deviennent trop vieilles, elles meurent de misère.
Jeanne répondait:
— Songe donc que je suis toute seule, que mon fils m'a abandonnée.
Et Rosalie alors se fâchait furieusement:
— En voilà une affaire! Eh bien! et les enfants qui sont au service militaire! et ceux qui vont s'établir en Amérique.
L'Amérique représentait pour elle un pays vague, où l'on va faire fortune et dont on ne revient jamais.
Elle continuait:
— Il y a toujours un moment où il faut se séparer, parce que les vieux et les jeunes ne sont pas faits pour rester ensemble.
Et elle concluait d'un ton féroce:
— Eh bien, qu'est-ce que vous diriez s'il était mort?
Et Jeanne, alors, ne répondait plus rien.
Un peu de force lui revint quand l'air s'amollit aux premiers jours du printemps, mais elle n'employait ce retour d'activité qu'à se jeter de plus en plus dans ses pensées sombres.
Comme elle était montée au grenier, un matin, pour chercher quelque objet, elle ouvrit par hasard une caisse pleine de vieux calendriers; on les avait conservés selon la coutume de certaines gens de campagne.
Il lui sembla qu'elle retrouvait les années elles-mêmes de son passé, et elle demeura saisie d'une étrange et confuse émotion devant ce tas de cartons carrés.
Elle les prit et les emporta dans la salle en bas. Il y en avait de toutes les tailles, des grands et des petits. Et elle se mit à les ranger par années sur la table. Soudain elle retrouva le premier, celui qu'elle avait apporté aux Peuples.
Elle le contempla longtemps, avec les jours biffés par elle le matin de son départ de Rouen, le lendemain de sa sortie du couvent. Et elle pleura. Elle pleura des larmes mornes et lentes, de pauvres larmes de vieille en face de sa vie misérable, étalée devant elle sur cette table.
Et une idée la saisit qui fut bientôt une obsession terrible, incessante, acharnée. Elle voulait retrouver presque jour par jour ce qu'elle avait fait.
Elle piqua contre les murs, sur la tapisserie, l'un après l'autre, ces cartons jaunis, et elle passait des heures, en face de l'un ou de l'autre, se demandant: «Que m'est-il arrivé, ce mois-là?»
Elle avait marqué de traits les dates mémorables de son histoire, et elle parvenait parfois à retrouver un mois entier, reconstituant un à un, groupant, rattachant l'un à l'autre tous les petits faits qui avaient précédé ou suivi un événement important.
Elle réussit, à force d'attention obstinée, d'efforts de mémoire, de volonté concentrée, à rétablir presque entièrement ses deux premières années aux Peuples, les souvenirs lointains de sa vie lui revenant avec une facilité singulière et une sorte de relief.
Mais les années suivantes lui semblaient se perdre dans un brouillard, se mêler, enjamber, l'une sur l'autre; et elle demeurait parfois un temps infini, la tête penchée vers un calendrier, l'esprit tendu sur l'Autrefois, sans parvenir même à se rappeler si c'était dans ce carton-là que tel souvenir pouvait être retrouvé.
Elle allait de l'un à l'autre autour de la salle qu'entouraient, comme les gravures d'un chemin de la croix, ces tableaux des jours finis. Brusquement elle arrêtait sa chaise devant l'un d'eux, et restait jusqu'à la nuit immobile à le regarder, enfoncée en ses recherches.
Puis tout à coup, quand toutes les sèves se réveillèrent sous la chaleur du soleil, quand les récoltes se mirent à pousser par les champs, les arbres à verdir, quand les pommiers dans les cours s'épanouirent comme des boules roses et parfumèrent la plaine, une grande agitation la saisit.
Elle ne tenait plus en place; elle allait et venait, sortait et rentrait vingt fois par jour, et vagabondait parfois au loin le long des fermes, s'exaltant dans une sorte de fièvre de regret.
La vue d'une marguerite blottie dans une touffe d'herbe, d'un rayon de soleil glissant entre les feuilles, d'une flaque d'eau dans une ornière où se mirait le bleu du ciel, la remuait, l'attendrissait, la bouleversait en lui redonnant des sensations lointaines, comme l'écho de ses émotions de jeune fille, quand elle rêvait par la campagne.
Elle avait frémi des mêmes secousses, savouré cette douceur et cette griserie troublante des jours tièdes, quand elle attendait l'avenir. Elle retrouvait tout cela maintenant que l'avenir était clos. Elle en jouissait encore dans son coeur; mais elle en souffrait en même temps, comme si la joie éternelle du monde réveillé en pénétrant sa peau séchée, son sang refroidi, son âme accablée, n'y pouvait plus jeter qu'un charme affaibli et douloureux.
Il lui semblait aussi que quelque chose était un peu changé partout autour d'elle. Le soleil devait être un peu moins chaud que dans sa jeunesse, le ciel un peu moins bleu, l'herbe un peu moins verte; et les fleurs, plus pâles et moins odorantes, n'enivraient plus tout à fait autant.
Dans certains jours, cependant, un tel bien-être de vie la pénétrait, qu'elle se reprenait à rêvasser, à espérer, à attendre; car peut-on, malgré la rigueur acharnée du sort, ne pas espérer toujours, quand il fait beau?
Elle allait, elle allait devant elle, pendant des heures et des heures, comme fouettée par l'excitation de son âme. Et parfois elle s'arrêtait tout à coup, et s'asseyait au bord de la route pour réfléchir à des choses tristes. Pourquoi n'avait-elle pas été aimée comme d'autres? Pourquoi n'avait-elle pas même connu les simples bonheurs d'une existence calme?
Et parfois encore elle oubliait un moment qu'elle était vieille, qu'il n'y avait plus rien devant elle, hors quelques ans lugubres et solitaires, que toute sa route était parcourue; et elle bâtissait, comme jadis, à seize ans, des projets doux à son coeur; elle combinait des bouts d'avenir charmants. Puis la dure sensation du réel tombait sur elle; elle se relevait courbaturée comme sous la chute d'un poids qui lui aurait cassé les reins; et elle reprenait plus lentement le chemin de sa demeure en murmurant:
— Oh! vieille folle! vieille folle!
Rosalie maintenant lui répétait à tout moment:
— Mais restez donc tranquille, madame, qu'est-ce que vous avez à vous émouver comme ça?
Et Jeanne répondait tristement:
— Que veux-tu, je suis comme «Massacre» aux derniers jours.
La bonne, un matin, entra plus tôt dans sa chambre, et déposant sur sa table de nuit le bol de café au lait:
— Allons, buvez vite, Denis est devant la porte qui nous attend.
Nous allons aux Peuples parce que j'ai affaire là-bas.
Jeanne crut qu'elle allait s'évanouir tant elle se sentit émue; et elle s'habilla en tremblant d'émotion, effarée et défaillante à la pensée de revoir sa chère maison.
Un ciel radieux s'étalait sur le monde; et le bidet, pris de gaietés, faisait parfois un temps de galop. Quand on entra dans la commune d'Étouvent, Jeanne sentit qu'elle respirait avec peine tant sa poitrine palpitait; et quand elle aperçut les piliers de brique de la barrière, elle dit à voix basse deux ou trois fois, et malgré elle: «Oh! oh! oh!» comme devant les choses qui révolutionnent le coeur.
On détela la carriole chez les Couillard; puis, pendant que Rosalie et son fils allaient à leurs affaires, les fermiers offrirent à Jeanne de faire un tour au château, les maîtres étant absents, et on lui donna les clefs.
Elle partit seule, et, lorsqu'elle fut devant le vieux manoir du côté de la mer, elle s'arrêta pour le regarder. Rien n'était changé au-dehors. Le vaste bâtiment grisâtre avait ce jour-là, sur ses murs ternis, des sourires de soleil. Tous les contrevents étaient clos.
Un petit morceau d'une branche morte tomba sur sa robe, elle leva les yeux; il venait du platane. Elle s'approcha du gros arbre à la peau lisse et pâle, et le caressa de la main comme une bête. Son pied heurta, dans l'herbe, un morceau de bois pourri; c'était le dernier fragment du banc où elle s'était assise si souvent avec tous les siens, du banc qu'on avait posé le jour même de la première visite de Julien.
Alors elle gagna la double porte du vestibule et eut grand-peine à l'ouvrir, la lourde clef rouillée refusant de tourner. La serrure, enfin, céda avec un dur grincement des ressorts; et le battant, un peu résistant lui-même, s'enfonça sous une poussée.
Jeanne tout de suite, et presque courant, monta jusqu'à sa chambre. Elle ne la reconnut pas, tapissée d'un papier clair; mais, ayant ouvert une fenêtre, elle demeura remuée jusqu'au fond de sa chair devant tout cet horizon tant aimé, le bosquet, les ormes, la lande, et la mer semée de voiles brunes qui semblaient immobiles au loin.
Alors elle se mit à rôder par la grande demeure vide. Elle regardait, sur les murailles, des taches familières à ses yeux. Elle s'arrêta devant un petit trou creusé dans le plâtre par le baron qui s'amusait souvent, en souvenir de son jeune temps, à faire des armes avec sa canne contre la cloison quand il passait devant cet endroit.
Dans la chambre de petite mère elle retrouva, piquée derrière une porte, dans un coin sombre auprès du lit, une fine épingle à tête d'or qu'elle avait enfoncée là autrefois (elle se le rappelait maintenant), et qu'elle avait, depuis, cherchée pendant des années. Personne ne l'avait trouvée. Elle la prit comme une inappréciable relique et la baisa.
Elle allait partout, cherchait, reconnaissait des traces presque invisibles dans les tentures des chambres qu'on n'avait point changées, revoyait ces figures bizarres que l'imagination prête souvent aux dessins des étoffes, des marbres, aux ombres des plafonds salis par le temps.
Elle marchait à pas muets, toute seule dans l'immense château silencieux, comme à travers un cimetière. Toute sa vie gisait là- dedans.
Elle descendit au salon. Il était sombre derrière ses volets fermés et elle fut quelque temps avant d'y rien distinguer; puis, son regard s'habituant à l'obscurité, elle reconnut peu à peu les hautes tapisseries où se promenaient des oiseaux. Deux fauteuils étaient restés devant la cheminée comme si on venait de les quitter; et l'odeur même de la pièce, une odeur qu'elle avait toujours gardée, comme les êtres ont la leur, une odeur vague, bien reconnaissable cependant, douce senteur indécise des vieux appartements, pénétrait Jeanne, l'enveloppait de souvenirs, grisait sa mémoire. Elle restait haletante, aspirant cette haleine du passé, et les yeux fixés sur les deux sièges. Et soudain, dans une brusque hallucination qu'enfanta son idée fixe, elle crut voir, elle vit, comme elle les avait vus si souvent, son père et sa mère chauffant leurs pieds au feu.
Elle recula, épouvantée, heurta du dos le bord de la porte, s'y soutint pour ne pas tomber, les yeux toujours tendus sur les fauteuils.
La vision avait disparu.
Elle demeura éperdue pendant quelques minutes; puis elle reprit lentement la possession d'elle-même et voulut s'enfuir, ayant peur d'être folle. Son regard tomba par hasard sur le lambris auquel elle s'appuyait; et elle aperçut l'échelle de Poulet.
Toutes les légères marques grimpaient sur la peinture à des intervalles inégaux; et des chiffres tracés au canif indiquaient les âges, les mois, et la croissance de son fils. Tantôt c'était l'écriture du baron, plus grande, tantôt la sienne, plus petite, tantôt celle de tante Lison, un peu tremblée. Et il lui sembla que l'enfant d'autrefois était là, devant elle, avec ses cheveux blonds, collant son petit front contre le mur pour qu'on mesurât sa taille.
Le baron criait:
— Jeanne, il a grandi d'un centimètre depuis six semaines.
Elle se mit à baiser le lambris, avec une frénésie d'amour.
Mais on l'appelait au-dehors. C'était la voix de Rosalie:
— Madame Jeanne, madame Jeanne, on vous attend pour déjeuner.
Elle sortit, perdant la tête. Et elle ne comprenait plus rien de ce qu'on lui disait. Elle mangea des choses qu'on lui servit, écouta parler sans savoir de quoi, causa sans doute avec les fermiers qui s'informaient de sa santé, se laissa embrasser, embrassa elle-même des joues qu'on lui tendait, et elle remonta dans la voiture.
Quand elle perdit de vue, à travers les arbres, la haute toiture du château, elle eut dans la poitrine un déchirement horrible. Elle sentait en son coeur qu'elle venait de dire adieu pour toujours à sa maison.
On s'en revint à Batteville.
Au moment où elle allait rentrer dans sa nouvelle demeure, elle aperçut quelque chose de blanc sous la porte; c'était une lettre que le facteur avait glissée là en son absence. Elle reconnut aussitôt qu'elle venait de Paul, et l'ouvrit, tremblant d'angoisse. Il disait:
«Ma chère maman, je ne t'ai pas écrit plus tôt parce que je ne voulais pas te faire faire à Paris un voyage inutile, devant moi- même aller te voir incessamment. Je suis, à l'heure présente, sous le coup d'un grand malheur et dans une grande difficulté. Ma femme est mourante après avoir accouché d'une petite fille, voici trois jours; et je n'ai pas le sou. Je ne sais que faire de l'enfant que ma concierge élève au biberon comme elle peut, mais j'ai peur de la perdre. Ne pourrais-tu t'en charger? Je ne sais absolument que faire et je n'ai pas d'argent pour la mettre en nourrice. Réponds poste pour poste.
«Ton fils qui t'aime,
«PAUL.»
Jeanne s'affaissa sur une chaise, ayant à peine la force d'appeler Rosalie. Quand la bonne fut là, elles relurent la lettre ensemble, puis demeurèrent silencieuses, l'une en face de l'autre, longtemps.
Rosalie, enfin, parla:
— J'vas aller chercher la petite moi, madame. On ne peut pas la laisser comme ça.
Jeanne répondit:
— Va, ma fille.
Elles se turent encore, puis la bonne reprit:
— Mettez votre chapeau, madame, et puis allons à Goderville chez le notaire. Si l'autre va mourir, faut que M. Paul l'épouse, pour la petite, plus tard.
Et Jeanne, sans répondre un mot, mit son chapeau. Une joie profonde et inavouable inondait son coeur, une joie perfide qu'elle voulait cacher à tout prix, une de ces joies abominables dont on rougit, mais dont on jouit ardemment dans le secret mystérieux de l'âme: la maîtresse de son fils allait mourir.
Le notaire donna à la bonne des indications détaillées qu'elle se fit répéter plusieurs fois; puis, sûre de ne pas commettre d'erreur, elle déclara:
— Ne craignez rien, je m'en charge maintenant.
Elle partit pour Paris la nuit même.
Jeanne passa deux jours dans un trouble de pensée qui la rendait incapable de réfléchir à rien. Le troisième matin elle reçut un seul mot de Rosalie annonçant son retour par le train du soir. Rien de plus.
Vers trois heures elle fit atteler la carriole d'un voisin qui la conduisit à la gare de Beuzeville pour attendre sa servante.
Elle restait debout sur le quai, l'oeil tendu sur la ligne droite des rails qui fuyaient en se rapprochant là-bas, au bout de l'horizon. De temps en temps elle regardait l'horloge. Encore dix minutes. Encore cinq minutes. Encore deux minutes. Voici l'heure. Rien n'apparaissait sur la voie lointaine. Puis tout à coup, elle aperçut une tache blanche, une fumée, puis au-dessous un point noir qui grandit, accourant à toute vitesse. La grosse machine enfin, ralentissant sa marche, passa, en ronflant, devant Jeanne qui guettait avidement les portières. Plusieurs s'ouvrirent; des gens descendaient, des paysans en blouse, des fermières avec des paniers, des petits-bourgeois en chapeau mou. Enfin elle aperçut Rosalie qui portait en ses bras une sorte de paquet de linge.
Elle voulut aller vers elle, mais elle craignait de tomber tant ses jambes étaient devenues molles. Sa bonne, l'ayant vue, la rejoignit avec son air calme ordinaire; et elle dit:
— Bonjour, madame; me v'là revenue, c'est pas sans peine.
Jeanne balbutia:
— Eh bien?
Rosalie répondit:
— Eh bien, elle est morte, c'te nuit. Ils sont mariés, v'là la petite.
Et elle tendit l'enfant qu'on ne voyait point dans ses linges.
Jeanne la reçut machinalement et elles sortirent de la gare, puis montèrent dans la voiture.
Rosalie reprit:
— M. Paul viendra dès l'enterrement fini. Demain à la même heure, faut croire.
Jeanne murmura «Paul…» et n'ajouta rien.
Le soleil baissait vers l'horizon, inondant de clarté les plaines verdoyantes, tachées de place en place par l'or des colzas en fleur, et par le sang des coquelicots. Une quiétude infinie planait sur la terre tranquille où germaient les sèves. La carriole allait grand train, le paysan claquant de la langue pour exciter son cheval.
Et Jeanne regardait droit devant elle en l'air, dans le ciel que coupait, comme des fusées, le vol cintré des hirondelles. Et soudain une tiédeur douce, une chaleur de vie traversant ses robes, gagna ses jambes, pénétra sa chair; c'était la chaleur du petit être qui dormait sur ses genoux.
Alors une émotion infinie l'envahit. Elle découvrit brusquement la figure de l'enfant qu'elle n'avait pas encore vue: la fille de son fils. Et comme la frêle créature, frappée par la lumière vive, ouvrait ses yeux bleus en remuant la bouche, Jeanne se mit à l'embrasser furieusement, la soulevant dans ses bras, la criblant de baisers.
Mais Rosalie, contente et bourrue, l'arrêta.
— Voyons, voyons, madame Jeanne, finissez; vous allez la faire crier.
Puis elle ajouta, répondant sans doute à sa propre pensée:
— La vie, voyez-vous, ça n'est jamais si bon ni si mauvais qu'on croit.