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Œuvres Complètes de Alfred de Musset — Tome 6.

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X

La marquise de Parnes était plus qu'orgueilleuse, elle était hautaine. Habituée dès l'enfance à voir tous ses caprices satisfaits, négligée par son mari, gâtée par sa tante, flattée par le monde qui l'entourait, le seul conseiller qui la dirigeât, au milieu d'une liberté si dangereuse, était cette fierté native qui triomphait même des passions. Elle pleura amèrement en rentrant chez elle; puis elle fit défendre sa porte, et réfléchit à ce qu'elle avait à faire, résolue à n'en pas souffrir davantage.

Quand Valentin, le lendemain, alla voir madame Delaunay, il crut s'apercevoir qu'il était suivi. Il l'était en effet, et la marquise eut bientôt appris la demeure de la veuve, son nom, et les visites fréquentes que le jeune homme lui rendait. Elle ne voulut pas s'en tenir là, et, quelque invraisemblable que puisse paraître le moyen dont elle se servit, il n'est pas moins vrai qu'elle l'employa, et qu'il lui réussit.

A sept heures du matin, elle sonna sa femme de chambre; elle se fit apporter par cette fille une robe de toile, un tablier, un mouchoir de coton, et un ample bonnet sous lequel elle cacha, autant que possible, son visage. Ainsi travestie, un panier sous le bras, elle se rendit au marché des Innocents. C'était l'heure où madame Delaunay avait coutume d'y aller, et la marquise ne chercha pas longtemps; elle savait que la veuve lui ressemblait, et elle aperçut bientôt devant l'étalage d'une fruitière une jeune femme à peu près de sa taille, aux yeux noirs et à la démarche modeste, marchandant des cerises. Elle s'approcha.

—N'est-ce pas à madame Delaunay, demanda-t-elle, que j'ai l'honneur de parler?

—Oui, mademoiselle; que me voulez-vous?

La marquise ne répondit pas; sa fantaisie était satisfaite et peu lui importait qu'on s'en étonnât. Elle jeta sur sa rivale un regard rapide et curieux, la toisa des pieds à la tête, puis se retourna et disparut.

Valentin ne venait plus chez madame de Parnes; il reçut d'elle une invitation de bal imprimée, et crut devoir s'y rendre par convenance. Quand il entra dans l'hôtel, il fut surpris de ne voir qu'une fenêtre éclairée; la marquise était seule et l'attendait.—Pardonnez-moi, lui dit-elle, la petite ruse que j'ai employée pour vous faire venir; j'ai pensé que vous ne répondriez peut-être pas si je vous écrivais pour vous demander un quart d'heure d'entretien, et j'ai besoin de vous dire un mot, en vous suppliant d'y répondre sincèrement.

Valentin, qui de son naturel n'était pas gardeur de rancune, et chez qui le ressentiment passait aussi vite qu'il venait, voulut mettre la conversation sur un ton enjoué, et commença à plaisanter la marquise sur son bal supposé. Elle lui coupa la parole en lui disant: J'ai vu madame Delaunay.

—Ne vous effrayez pas, ajouta-t-elle, voyant Valentin changer de visage; je l'ai vue sans qu'elle sût qui j'étais et de manière à ce qu'elle ne puisse me reconnaître. Elle est jolie, et il est vrai qu'elle me ressemble un peu. Parlez-moi franchement: l'aimiez-vous déjà quand vous m'avez envoyé une lettre qui était écrite pour elle?

Valentin hésitait.

—Parlez, parlez sans crainte, dit la marquise. C'est le seul moyen de me prouver que vous avez quelque estime pour moi.

Elle avait prononcé ces mots avec tant de tristesse, que Valentin en fut ému. Il s'assit près d'elle, et lui conta fidèlement tout ce qui s'était passé dans son cœur.—Je l'aimais déjà, lui dit-il enfin, et je l'aime encore; c'est la vérité.

—Rien n'est plus possible entre nous, répondit la marquise en se levant.
Elle s'approcha d'une glace, se renvoya à elle-même un regard coquet.

—J'ai fait pour vous, continua-t-elle, la seule action de ma vie où je n'ai réfléchi à rien. Je ne m'en repens pas, mais je voudrais n'être pas seule à m'en souvenir quelquefois.

Elle ôta de son doigt une bague d'or où était enchâssée une aigue-marine.

—Tenez, dit-elle à Valentin, portez ceci pour l'amour de moi; cette pierre ressemble à une larme.

Quand elle présenta sa bague au jeune homme, il voulut lui baiser la main.

—Prenez garde, dit-elle; songez que j'ai vu votre maîtresse; ne nous souvenons pas trop tôt.

—Ah! répondit-il, je l'aime encore, mais je sens que je vous aimerai toujours.

—Je le crois, répliqua la marquise, et c'est peut-être pour cette raison que je pars demain pour la Hollande, où je vais rejoindre mon mari.

—Je vous suivrai, s'écria Valentin; n'en doutez pas, si vous quittez la
France, je partirai en même temps que vous.

—Gardez-vous-en bien, ce serait me perdre, et vous tenteriez en vain de me revoir.

—Peu m'importe; quand je devrais vous suivre à dix lieues de distance, je vous prouverai du moins ainsi la sincérité de mon amour, et vous y croirez malgré vous.

—Mais je vous dis que j'y crois, répondit madame de Parnes avec un sourire malin: adieu donc, ne faites pas cette folie.

Elle tendit la main à Valentin, et entr'ouvrit, pour se retirer, la porte de sa chambre à coucher.

—Ne faites pas cette folie, ajouta-t-elle d'un ton léger; ou, si vous la faisiez par hasard, vous m'écririez un mot à Bruxelles, parce que de là on peut changer de route.

La porte se ferma sur ces paroles, et Valentin, resté seul, sortit de l'hôtel dans le plus grand trouble.

Il ne put dormir de la nuit, et le lendemain, au point du jour, il n'avait encore pris aucun parti sur la conduite qu'il tiendrait. Un billet assez triste de madame Delaunay, reçu à son réveil, l'avait ébranlé sans le décider. A l'idée de quitter la veuve, son cœur se déchirait; mais à l'idée de suivre en poste l'audacieuse et coquette marquise, il se sentait tressaillir de désir; il regardait l'horizon, il écoutait rouler les voitures; les folles équipées du temps passé lui revenaient en tête; que vous dirai-je? il songeait à l'Italie, au plaisir, à un peu de scandale, à Lauzun déguisé en postillon; d'un autre côté, sa mémoire inquiète lui rappelait les craintes si naïvement exprimées un soir par madame Delaunay. Quel affreux souvenir n'allait-il pas lui laisser! Il se répétait ces paroles de la veuve: Faut-il qu'un jour j'aie horreur de vous?

Il passa la journée entière renfermé, et après avoir épuisé tous les caprices, tous les projets fantasques de son imagination: Que veux-je donc? se demanda-t-il. Si j'ai voulu choisir entre ces deux femmes, pourquoi cette incertitude? et, si je les aime toutes les deux également, pourquoi me suis-je mis de mon propre gré dans la nécessité de perdre l'une ou l'autre? Suis-je fou? Ai-je ma raison? Suis-je perfide ou sincère? Ai-je trop peu de courage ou trop peu d'amour?

Il se mit à table, et, prenant le dessin qu'il avait fait autrefois, il considéra attentivement ce portrait infidèle qui ressemblait à ses deux maîtresses. Tout ce qui lui était arrivé depuis deux mois se représenta à son esprit: le pavillon et la chambrette, la robe d'indienne et les blanches épaules, les grands dîners et les petits déjeuners, le piano et l'aiguille à tricoter, les deux mouchoirs, le coussin brodé, il revit tout. Chaque heure de sa vie lui donnait un conseil différent.

—Non, se dit-il enfin, ce n'est pas entre deux femmes que j'ai à choisir, mais entre deux routes que j'ai voulu suivre à la fois, et qui ne peuvent mener au même but: l'une est la folie et le plaisir, l'autre est l'amour; laquelle dois-je prendre? laquelle conduit au bonheur?

Je vous ai dit, en commençant ce conte, que Valentin avait une mère qu'il aimait tendrement. Elle entra dans sa chambre tandis qu'il était plongé dans ces pensées.

—Mon enfant, lui dit-elle, je vous ai vu triste ce matin. Qu'avez-vous? Puis-je vous aider? Avez-vous besoin de quelque argent? Si je ne puis vous rendre service, ne puis-je du moins savoir vos chagrins et tenter de vous consoler?

—Je vous remercie, répondit Valentin. Je faisais des projets de voyage, et je me demandais qui doit nous rendre heureux, de l'amour ou du plaisir; j'avais oublié l'amitié. Je ne quitterai pas mon pays, et la seule femme à qui je veuille ouvrir mon cœur est celle qui peut le partager avec vous.

FIN DES DEUX MAÎTRESSES.

Bien que l'auteur se soit amusé à prêter au personnage de Valentin quelques traits de son propre caractère, les doubles amours du héros n'ont existé que dans son imagination.

* * * * *

III. FRÉDÉRIC ET BERNERETTE

1838

[Illustration: Dessin de Bida Gravé par Ch. Colin]

I

Vers les dernières années de la Restauration, un jeune homme de Besançon, nommé Frédéric Hombert, vint à Paris pour faire son droit. Sa famille n'était pas riche et ne lui donnait qu'une modique pension; mais, comme il avait beaucoup d'ordre, peu de chose lui suffisait. Il se logea dans le quartier Latin, afin d'être à portée de suivre les cours; ses goûts et son humeur étaient si sédentaires, qu'il visita à peine les promenades, les places et les monuments qui sont à Paris l'objet de la curiosité des étrangers. La société de quelques jeunes gens avec lesquels il eut bientôt occasion de se lier à l'École de droit, quelques maisons que des lettres de recommandation lui avaient ouvertes, telles étaient ses seules distractions. Il entretenait une correspondance réglée avec ses parents, et leur annonçait le succès de ses examens au fur et à mesure qu'il les subissait. Après avoir travaillé assidûment pendant trois ans, il vit enfin arriver le moment où il allait être reçu avocat; il ne lui restait plus qu'à soutenir sa thèse, et il avait déjà fixé l'époque de son retour à Besançon, lorsqu'une circonstance imprévue vint pour quelque temps troubler son repos.

Il demeurait rue de la Harpe, au troisième étage, et il avait sur sa croisée des fleurs dont il prenait soin. En les arrosant, un matin, il aperçut, à une fenêtre en face de lui, une jeune fille qui se mit à rire. Elle le regardait d'un air si gai et si ouvert, qu'il ne put s'empêcher de lui faire un signe de tête. Elle lui rendit son salut de bonne grâce, et, à compter de ce moment, ils prirent l'habitude de se souhaiter ainsi le bonjour tous les matins, d'un côté de la rue à l'autre. Un jour que Frédéric s'était levé de meilleure heure que de coutume, après avoir salué sa voisine, il prit une feuille de papier qu'il plia en forme de lettre, et qu'il montra de loin à la jeune fille, comme pour lui demander s'il pouvait lui écrire; mais elle secoua la tête en signe de refus, et se retira d'un air fâché.

Le lendemain, le hasard fit qu'ils se rencontrèrent dans la rue. La demoiselle rentrait chez elle, accompagnée d'un jeune homme que Frédéric ne connaissait pas, et qu'il ne se rappela point avoir jamais vu parmi les étudiants. A la tournure et à la toilette de sa voisine, quoiqu'elle portât un chapeau, il jugea qu'elle devait être ce qu'on appelle à Paris une grisette. Le cavalier, d'après son âge, n'était sans doute qu'un frère ou un amant, et semblait plutôt un amant qu'un frère. Quoi qu'il en fût, Frédéric résolut de ne plus songer à cette aventure. Les premiers froids étant venus, il ôta ses fleurs de la place qu'elles occupaient sur sa croisée; mais, malgré lui, il regardait toujours dehors de temps en temps; il rapprocha de la fenêtre le bureau où il travaillait, et arrangea son rideau de façon à pouvoir guetter sans être aperçu.

La voisine, de son côté, ne se montra plus le matin. Elle paraissait quelquefois à cinq heures du soir pour fermer ses persiennes, après avoir allumé sa lampe. Frédéric se hasarda un jour à lui envoyer un baiser. Il fut surpris de voir qu'elle le lui rendit aussi gaiement qu'autrefois son premier salut. Il prit de nouveau son morceau de papier, qui était resté plié sur sa table, et, s'expliquant par signes du mieux qu'il put, il demanda qu'on lui écrivît ou qu'on reçût son billet. Mais la réponse ne fut pas plus favorable que la première fois; la grisette secoua encore la tête, et il en fut de même pendant huit jours. Les baisers étaient bienvenus, mais, quant aux lettres, il fallait y renoncer.

Au bout d'une semaine, Frédéric, dépité d'essuyer sans cesse le même refus, déchira son papier devant sa voisine. Elle en rit d'abord, resta quelque temps indécise, puis tira de la poche de son tablier un billet qu'elle montra à son tour à l'étudiant. Vous jugez bien qu'il ne secoua pas la tête. Ne pouvant parler, il écrivit en grosses lettres, sur une grande feuille de papier à dessin, ces trois mots: «Je vous adore!» Puis il posa la feuille sur une chaise et plaça une bougie allumée de chaque côté. La belle grisette, armée d'une lorgnette, put lire ainsi la première déclaration de son amant. Elle y répondit par un sourire, et fit signe à Frédéric de descendre pour venir chercher le billet qu'elle lui avait montré.

Le temps était obscur, et il faisait un épais brouillard. Le jeune homme descendit lestement, traversa la rue et entra dans la maison de sa voisine; la porte était ouverte, et la demoiselle était au bas de l'escalier. Frédéric, l'entourant de ses bras, fut plus prompt à l'embrasser qu'à lui parler. Elle s'enfuit toute tremblante.

—Que m'avez-vous écrit? demanda-t-il; quand et comment puis-je vous revoir?

Elle, s'arrêta, revint sur ses pas, et, glissant son billet dans la main de Frédéric:

—Tenez, lui dit-elle, et ne découchez plus.

Il était arrivé en effet à l'étudiant, depuis peu, de passer, malgré sa sagesse, la nuit hors du logis, et la grisette l'avait remarqué.

Quand deux amoureux sont d'accord, les obstacles sont bien peu de chose. Le billet remis à Frédéric annonçait les plus grandes précautions à prendre, parlait de dangers menaçants, et demandait où il fallait aller pour se voir. Ce ne pouvait être, disait-on, dans l'appartement du jeune homme. Il fallut donc chercher une chambrette aux alentours. Le quartier Latin n'en manque pas. Le premier rendez-vous était fixé, lorsque Frédéric reçut la lettre suivante:

«Vous dites que vous m'adorez, et vous ne me dites pas si vous me trouvez jolie. Vous m'avez mal vue, et, pour pouvoir m'aimer, il faut que vous me voyiez mieux. Je vais sortir avec ma bonne; sortez de votre côté, et venez à ma rencontre dans la rue. Vous m'aborderez comme une connaissance, vous me direz quelques mots, et regardez-moi bien pendant ce temps-là. Si vous ne me trouvez pas jolie, vous me le direz et je ne m'en fâcherai pas. C'est tout simple, et d'ailleurs je ne suis pas méchante.

Mille baisers.
BERNERETTE.»

Frédéric obéit aux ordres de sa maîtresse, et je n'ai que faire de dire que l'épreuve ne fut pas douteuse. Cependant Bernerette, par un raffinement de coquetterie, au lieu de se munir de tous ses atours pour cette rencontre, se présenta en négligé, les cheveux relevés sous son chapeau. L'étudiant lui fit un respectueux salut, lui répéta qu'il la trouvait plus belle que jamais, puis rentra chez lui, ravi de sa nouvelle conquête; mais elle lui sembla bien plus belle encore le lendemain, lorsqu'elle vint au rendez-vous, et il vit là qu'elle pouvait se passer non seulement d'atours, mais encore de toute espèce de toilette, même la plus négligée.

II

Frédéric et Bernerette s'étaient livrés à leur amour avant d'avoir échangé presque un seul mot, et ils en étaient à se tutoyer aux premières paroles qu'ils s'adressèrent. Enlacés dans les bras l'un de l'autre, ils s'assirent près de la cheminée, où pétillait un bon feu. Là, Bernerette, appuyant sur les genoux de son amant ses joues brillantes des belles couleurs du plaisir, lui apprit qui elle était. Elle avait joué la comédie en province. Elle s'appelait Louise Durand, et Bernerette était son nom de guerre; elle vivait depuis deux ans avec un jeune homme qu'elle n'aimait plus. Elle voulait, à tout prix, s'en débarrasser, et changer sa manière de vivre, soit en rentrant au théâtre, si elle trouvait quelque protection, soit en apprenant un métier. Du reste, elle ne s'expliqua ni sur sa famille ni sur le passé. Elle annonçait seulement sa résolution de briser ses liens, qui lui étaient insupportables. Frédéric ne voulut pas la tromper, et lui peignit sincèrement la position où il se trouvait lui-même; n'étant pas riche, et connaissant peu le monde, il ne pouvait lui être que d'un bien faible secours.—Comme je ne puis me charger de toi, ajoutait-il, je ne veux, sous aucun prétexte, devenir la cause d'une rupture; mais, comme il me serait trop cruel de te partager avec un autre, je partirai bien à regret, et je garderai dans mon cœur le souvenir d'un heureux jour.

A cette déclaration inattendue, Bernerette se mit à pleurer.—Pourquoi partir? dit-elle. Si je me brouille avec mon amant, ce n'est pas toi qui en seras cause, puisqu'il y a longtemps que j'y suis déterminée. Si j'entre chez une lingère pour faire mon apprentissage, est-ce que tu ne m'aimeras plus? Il est fâcheux que tu ne sois pas riche; mais que veux-tu! nous ferons comme nous pourrons.

Frédéric allait répliquer, mais un baiser lui imposa silence.—N'en parlons plus, et n'y pensons plus, dit enfin Bernerette. Quand tu voudras de moi, fais-moi signe par la fenêtre, et ne t'inquiète pas du reste qui ne te regarde pas.

Pendant six semaines environ, Frédéric ne travailla guère. Sa thèse commencée restait sur sa table; il y ajoutait une ligne de temps en temps. Il savait que, si l'envie de s'amuser lui venait, il n'avait qu'à ouvrir sa croisée: Bernerette était toujours prête; et quand il lui demandait comment elle jouissait de tant de liberté, elle lui répondait toujours que cela ne le regardait pas. Il avait dans son tiroir quelques économies, qu'il dépensa rapidement. Au bout de quinze jours, il fut obligé d'avoir recours à un ami pour donner à souper à sa maîtresse.

Quand cet ami, qui se nommait Gérard, apprit le nouveau genre de vie de Frédéric: Prends garde à toi, lui dit-il, tu es amoureux. Ta grisette n'a rien, et tu n'as pas grand'chose; je me défierais à ta place d'une comédienne de province; ces passions-là mènent plus loin qu'on ne pense.

Frédéric répondit en riant qu'il ne s'agissait point d'une passion, mais d'une amourette passagère. Il raconta à Gérard comment il avait fait connaissance, par sa croisée, avec Bernerette.—C'est une fille qui ne pense qu'à rire, dit-il à son ami; il n'y a rien de moins dangereux qu'elle, et rien de moins sérieux que notre liaison.

Gérard se rendit à ces raisons et engagea cependant Frédéric à travailler. Celui-ci assura que sa thèse allait être bientôt terminée, et, pour n'avoir pas fait un mensonge, il se mit en effet à l'ouvrage pendant quelques heures; mais le soir même Bernerette l'attendait. Ils allèrent ensemble à la Chaumière, et le travail fut laissé de côté.

La Chaumière est le Tivoli du quartier Latin; c'est le rendez-vous des étudiants et des grisettes. Il s'en faut que ce soit un lieu de bonne compagnie, mais c'est un lieu de plaisir: on y boit de la bière et on y danse; une gaieté franche, parfois un peu bruyante, anime l'assemblée. Les élégantes y ont des bonnets ronds, et les fashionables des vestes de velours; on y fume, on y trinque, on y fait l'amour en plein air. Si la police interdisait l'entrée de ce jardin délicieux aux créatures qu'elle enregistre, ce serait peut-être là seulement que se retrouverait encore à Paris cette ancienne vie des étudiants, si libre et si joyeuse, dont les traditions se perdent tous les jours.

Frédéric, en sa qualité de provincial, n'était pas homme à faire le difficile sur les gens qu'il rencontrait là; et Bernerette, qui ne voulait que se divertir, ne l'en eût pas fait apercevoir. Il faut un certain usage du monde pour savoir où il est permis de s'amuser. Notre heureux couple ne raisonnait pas ses plaisirs; quand il avait dansé toute la soirée, il rentrait fatigué et content. Frédéric était si novice, que ses premières folies de jeunesse lui semblaient le bonheur même. Quand Bernerette, appuyée sur son bras, sautait en marchant sur le boulevard Neuf, il n'imaginait rien de plus doux que de vivre ainsi au jour le jour. Ils se demandaient de temps en temps l'un à l'autre où en étaient leurs affaires, mais ni l'un ni l'autre ne répondait clairement à cette question. La chambrette garnie, située près du Luxembourg, était payée pour deux mois; c'était l'important. Quelquefois, en y arrivant, Bernerette avait sous le bras un pâté enveloppé dans du papier, et Frédéric une bouteille de bon vin. Ils s'attablaient alors; la jeune fille chantait au dessert les couplets des vaudevilles qu'elle avait joués; si elle avait oublié les paroles, l'étudiant improvisait, pour les remplacer, des vers à la louange de son amie, et, quand il ne trouvait pas la rime, un baiser en tenait lieu. Ils passaient ainsi la nuit tête à tête, sans se douter du temps qui s'écoulait.

—Tu ne fais plus rien, disait Gérard, et ton amourette passagère durera plus longtemps qu'une passion. Prends garde à toi; tu dépenses de l'argent, et tu négliges les moyens que tu as d'en gagner.

—Rassure-toi, répondait Frédéric; ma thèse avance, et Bernerette va entrer en apprentissage chez une lingère. Laisse-moi jouir en paix d'un moment de bonheur, et ne t'inquiète pas de l'avenir.

L'époque approchait cependant où il fallait imprimer la thèse. Elle fut achevée à la hâte et n'en valut pas moins pour cela. Frédéric fut reçu avocat; il adressa à Besançon plusieurs exemplaires de sa dissertation, accompagnée de son diplôme. Son père répondit à cette heureuse nouvelle par l'envoi d'une somme beaucoup plus considérable qu'il n'était nécessaire pour payer les frais de retour au pays. La joie paternelle vint donc ainsi, sans le savoir, au secours de l'amour. Frédéric put rendre à son ami l'argent que celui-ci lui avait prêté, et le convaincre de l'inutilité de ses remontrances. Il voulut faire un cadeau à Bernerette, mais elle le refusa.

—Fais-moi cadeau d'un souper, lui dit-elle; tout ce que je veux de toi, c'est toi.

Avec un caractère aussi gai que celui de cette jeune fille, dès qu'elle avait le moindre chagrin, il était facile de s'en apercevoir. Frédéric la trouva triste un jour et lui en demanda la raison. Après quelque hésitation, elle tira de sa poche une lettre.

—C'est une lettre anonyme, dit-elle; le jeune homme qui demeure avec moi l'a reçue hier, et me l'a donnée en me disant qu'il n'ajoutait aucune foi à des accusations non signées. Qui a écrit cela? je l'ignore. L'orthographe est aussi mauvaise que le style; mais ce n'en est pas moins dangereux pour moi: on me dénonce comme une fille perdue, et l'on va jusqu'à préciser le jour et l'heure de nos derniers rendez-vous. Il faut que ce soit quelqu'un de la maison, une portière ou une femme de chambre; je ne sais que faire ni comment me préserver du péril qui me menace.

—Quel péril? demanda Frédéric.

—Je crois, dit en riant Bernerette, qu'il n'y va pas moins que de ma vie. J'ai affaire à un homme d'un caractère violent, et, s'il savait que je le trompe, il serait très capable de me tuer.

Frédéric relut en vain la lettre, et l'examina de cent façons, il ne put reconnaître l'écriture. Il rentra chez lui fort inquiet, et résolut de ne pas voir Bernerette de quelques jours; mais il reçut bientôt d'elle un billet.

«Il sait tout, écrivait-elle; je ne sais qui a parlé; je crois que c'est la portière. Il ira vous voir; il veut se battre avec vous. Je n'ai pas la force d'en dire davantage; je suis plus morte que vive.»

Frédéric passa la journée entière dans sa chambre; il s'attendait à la visite de son rival, ou du moins à une provocation. Il fut surpris de ne recevoir ni l'une ni l'autre. Le lendemain et pendant les huit jours suivants, même silence. Il apprit enfin que M. de N——, l'amant de Bernerette, avait eu avec elle une explication, à la suite de laquelle celle-ci avait quitté la maison et s'était sauvée chez sa mère. Resté seul et désolé de la perte d'une maîtresse qu'il aimait éperdument, le jeune homme était sorti un matin et n'avait plus reparu. Au bout de quatre jours, ne le voyant pas revenir, on avait fait ouvrir la porte de son appartement; il avait laissé sur sa table une lettre qui annonçait son fatal dessein. Ce ne fut qu'une semaine plus tard qu'on trouva dans la forêt de Meudon les restes de cet infortuné.

III

L'impression que ressentit Frédéric à la nouvelle de ce suicide fut profonde. Bien qu'il ne connut pas ce jeune homme et qu'il ne lui eût jamais adressé la parole, il savait son nom, qui était celui d'une famille illustre. Il vit arriver les parents, les frères en deuil, et il sut les tristes détails des recherches auxquelles on avait été obligé de se livrer pour découvrir le mort. Les scellés furent mis; bientôt après, les tapissiers enlevèrent les meubles; la fenêtre auprès de laquelle travaillait Bernerette resta ouverte, et ne montra plus que les murs d'un appartement désert.

On n'éprouve de remords que lorsqu'on est coupable, et Frédéric n'avait aucun reproche sérieux à se faire, puisqu'il n'avait trompé personne, et qu'il n'avait même jamais su clairement où en étaient les choses entre la grisette et son amant. Mais il se sentait pénétré d'horreur en se voyant la cause involontaire d'une fatalité si cruelle.—Que n'est-il venu me trouver! se disait-il; que n'a-t-il tourné contre moi l'arme dont il a fait un si funeste usage! Je ne sais comment j'aurais agi, ni ce qui se serait passé; mais mon cœur me dit qu'il ne serait pas arrivé un tel malheur. Que n'ai-je appris seulement qu'il l'aimait à ce point! Que n'ai-je été témoin de sa douleur! Qui sait? je serais peut-être parti; je l'aurais peut-être convaincu, guéri, ramené à la raison par des paroles franches et amicales. Dans tous les cas, il vivrait encore, et j'aimerais mieux qu'il m'eût cassé le bras que de penser qu'en se donnant la mort il a peut-être prononcé mon nom!

Au milieu de ces tristes réflexions arriva une lettre de Bernerette; elle était malade et gardait le lit. Dans la dernière scène avec elle, M. de N——l'avait frappée, et elle avait fait une chute dangereuse. Frédéric sortit pour aller la voir, mais il n'en eut pas le courage. En la gardant pour maîtresse, il lui semblait commettre un meurtre. Il se décida à partir; après avoir mis ordre à ses affaires, il envoya à la pauvre fille ce dont il put disposer, lui promit de ne pas l'abandonner si elle tombait dans la misère: puis il retourna à Besançon.

Son arrivée fut, comme on peut penser, un jour de fête pour sa famille. On le félicita sur son nouveau titre, on l'accabla de questions sur son séjour à Paris; son père le conduisit avec orgueil chez toutes les personnes de distinction de la ville. Bientôt on lui fit part d'un projet conçu pendant son absence: on avait pensé à le marier, et on lui proposa la main d'une jeune et jolie personne dont la fortune était honorable. Il ne refusa ni n'accepta; il avait dans l'âme une tristesse que rien ne pouvait surmonter. Il se laissa mener partout où l'on voulut, répondit de son mieux à ceux qui l'interrogeaient, et s'efforça même de faire la cour à sa prétendue; mais c'était sans plaisir et presque malgré lui qu'il s'acquittait de ces devoirs: non que Bernerette lui fût assez chère pour le faire renoncer à un mariage avantageux; mais les dernières circonstances avaient agi sur lui trop fortement pour qu'il pût s'en remettre si vite. Dans un cœur troublé par le souvenir, il n'y a pas de place pour l'espérance; ces deux sentiments, dans leur extrême vivacité, s'excluent l'un l'autre; ce n'est qu'en s'affaiblissant qu'ils se concilient, s'adoucissent et finissent par s'appeler mutuellement.

La jeune personne dont il s'agissait avait un caractère très mélancolique. Elle n'éprouvait pour Frédéric ni sympathie ni répugnance; c'était, comme lui, par obéissance qu'elle se prêtait aux projets de ses parents. Grâce à la facilité qu'on leur laissait de causer ensemble, ils s'aperçurent tous deux de la vérité. Ils sentirent que l'amour ne leur venait pas, et l'amitié leur vint sans efforts. Un jour que les deux familles réunies avaient fait une partie de campagne, Frédéric, au retour, donna le bras à sa future. Elle lui demanda s'il n'avait pas laissé à Paris quelque affection, et il lui conta son histoire. Elle commença par la trouver plaisante et par la traiter de bagatelle; Frédéric n'en parlait pas non plus autrement que comme d'une folie sans importance; mais la fin du récit parut sérieuse à mademoiselle Darcy (c'était le nom de la jeune personne).—Grand Dieu! dit-elle, c'est bien cruel. Je comprends ce qui s'est passé en vous, et je vous en estime davantage. Mais vous n'êtes pas coupable; laissez faire le temps. Vos parents sont aussi pressés sans doute que les miens de conclure le mariage qu'ils ont en tête; fiez-vous à moi, je vous épargnerai le plus d'ennuis possible, et, en tout cas, la peine d'un refus.

Ils se séparèrent sur ces mots. Frédéric soupçonna que mademoiselle Darcy avait de son côté une confidence à lui faire. Il ne se trompait pas. Elle aimait un jeune officier sans fortune qui avait demandé sa main et qui avait été repoussé par la famille. Elle fit preuve de franchise à son tour, et Frédéric lui jura qu'il ne l'en ferait pas repentir. Il s'établit entre eux une convention tacite de résister à leurs parents, tout en paraissant se soumettre à leur volonté. On les voyait sans cesse l'un auprès de l'autre, dansant ensemble au bal, causant au salon, marchant à l'écart à la promenade; mais, après s'être comportés toute la journée comme deux amants, ils se serraient la main en se quittant et se répétaient chaque soir qu'ils ne deviendraient jamais époux.

De pareilles situations sont très dangereuses. Elles ont un charme qui entraîne, et le cœur s'y livre avec confiance; mais l'amour est une divinité jalouse qui s'irrite dès qu'on cesse de la craindre, et on aime quelquefois seulement parce qu'on a promis de ne pas aimer. Au bout de quelque temps, Frédéric avait recouvré sa gaieté; il se disait qu'après tout ce n'était pas sa faute si une légère intrigue avait eu un dénoûment sinistre; que tout autre à sa place eût agi comme lui, et qu'enfin il faut oublier ce qu'il est impossible de réparer. Il commença à trouver du plaisir à voir tous les jours mademoiselle Darcy; elle lui parut plus belle qu'au premier abord. Il ne changea pas de conduite auprès d'elle; mais il mit peu à peu dans ses discours et dans ses protestations d'amitié une chaleur à laquelle on ne pouvait se méprendre. Aussi la jeune personne ne s'y méprit-elle pas; l'instinct féminin l'avertit promptement de ce qui se passait dans le cœur de Frédéric. Elle en fut flattée et presque touchée; mais, soit qu'elle fût plus constante que lui, soit qu'elle ne voulût pas revenir sur sa parole, elle prit la détermination de rompre entièrement avec lui et de lui ôter toute espérance. Il fallait attendre pour cela qu'il s'expliquât plus clairement, et l'occasion s'en présenta bientôt.

Un soir que Frédéric s'était montré plus enjoué qu'à l'ordinaire, mademoiselle Darcy, pendant qu'on prenait le thé, alla s'asseoir dans une petite pièce reculée. Une certaine disposition romanesque, qui est souvent naturelle aux femmes, prêtait ce jour-là à son regard et à sa parole un attrait indéfinissable. Sans se rendre compte de ce qu'elle éprouvait, elle se sentait la faculté de produire une impression violente, et elle cédait à la tentation d'user de sa puissance, dût-elle en souffrir elle-même. Frédéric l'avait vue sortir; il la suivit, s'approcha, et, après quelques mots sur l'air de tristesse qu'il remarquait en elle:

—Eh bien! mademoiselle, lui dit-il, pensez-vous que le jour approche où il faudra vous déclarer d'une matière positive? Avez-vous trouvé quelque moyen d'éluder cette nécessité? Je viens vous consulter là-dessus. Mon père me questionne sans cesse, et je ne sais plus que lui répondre. Que puis-je objecter contre cette alliance, et comment dire que je ne veux pas de vous? Si je feins de vous trouver trop peu de beauté, de sagesse ou d'esprit, personne ne voudra me croire. Il faut donc que je dise que j'en aime une autre, et plus nous tarderons, plus je mentirai en le disant. Comment pourrait-il en être autrement? Puis-je impunément vous voir sans cesse? L'image d'une personne absente peut-elle, devant vous, ne pas s'effacer! Apprenez-moi donc ce qu'il me faut répondre, et ce que vous pensez vous-même. Vos intentions n'ont-elles pas changé? Laisserez-vous votre jeunesse se consumer dans la solitude? Resterez-vous fidèle à un souvenir, et ce souvenir vous suffira-t-il? Si j'en juge d'après moi, j'avoue que je ne puis le croire; car je sens que c'est se tromper que de résister à son propre cœur et à la destinée commune, qui veut qu'on oublie et qu'on aime. Je tiendrai ma parole, si vous l'ordonnez; mais je ne puis m'empêcher de vous dire que cette obéissance me sera cruelle. Sachez donc que maintenant c'est de vous seule que dépend notre avenir, et prononcez.

—Je ne suis pas surprise de ce que vous me dites, répondit mademoiselle Darcy; c'est là le langage de tous les hommes. Pour eux, le moment présent est tout, et ils sacrifieraient leur vie entière à la tentation de faire un compliment. Les femmes ont aussi des tentations de ce genre; mais la différence est qu'elles y résistent. J'ai eu tort de me fier à vous, et il est juste que j'en porte la peine; mais, quand mon refus devrait vous blesser et m'attirer votre ressentiment, vous apprendrez de moi une chose dont plus tard vous sentirez la vérité: c'est qu'on n'aime qu'une fois dans la vie, quand on est capable d'aimer. Les inconstants n'aiment pas; ils jouent avec le cœur. Je sais que, pour le mariage, on dit que l'amitié suffit; c'est possible dans certains cas; mais comment serait-ce possible pour nous, puisque vous savez que j'ai de l'amour pour quelqu'un? En supposant que vous abusiez aujourd'hui de ma confiance pour me déterminer à vous épouser, que ferez vous de ce secret quand je serai votre femme? N'en sera-ce pas assez pour nous rendre à tous deux le bonheur impossible? Je veux croire que vos amours parisiennes ne sont qu'une folie de jeune homme. Pensez vous qu'elles m'aient donné bonne opinion de votre cœur, et qu'il me soit indifférent de vous connaître d'un caractère aussi frivole? Croyez-moi, Frédéric, ajouta-t-elle en prenant la main du jeune homme, croyez-moi, vous aimerez un jour, et ce jour-là, si vous vous souvenez de moi, vous aurez peut-être quelque estime pour celle qui a osé vous parler ainsi. Vous saurez alors ce que c'est que l'amour.

Mademoiselle Darcy se leva à ces paroles, et sortit. Elle avait vu le trouble de Frédéric et l'effet que son discours produisait sur lui; elle le laissa plein de tristesse. Le pauvre garçon était trop inexpérimenté pour supposer que, dans une déclaration aussi formelle, il pût y avoir de la coquetterie. Il ne connaissait pas les mobiles étranges qui gouvernent quelquefois les actions des femmes; il ne savait pas que celle qui veut réellement refuser se contente de dire non, et que celle qui s'explique veut être convaincue.

Quoi qu'il en soit, cette conversation eut sur lui la plus fâcheuse influence. Au lieu de chercher à persuader mademoiselle Darcy, il évita, les jours suivants, toute occasion de lui parler seul à seul. Trop fière pour se repentir, elle le laissa s'éloigner en silence. Il alla trouver son père, et lui parla de la nécessité de faire son stage. Quant au mariage, ce fut mademoiselle Darcy qui se chargea de répondre la première; elle n'osa refuser tout à fait, de peur d'irriter sa famille, mais elle demanda qu'on lui donnât le temps de réfléchir, et elle obtint qu'on la laisserait tranquille pendant un an. Frédéric se disposa donc à retourner à Paris; on augmenta un peu sa pension, et il quitta Besançon plus triste encore qu'il n'y était venu. Le souvenir du dernier entretien avec mademoiselle Darcy le poursuivait comme un présage funeste, et, tandis que la malle-poste l'emportait loin de son pays, il se répétait tout bas: Vous saurez ce que c'est que l'amour.

IV

Il ne se logea point, cette fois, dans le quartier Latin; il avait affaire au Palais de Justice, et il prit une chambre près du quai aux Fleurs. A peine arrivé, il reçut la visite de son ami Gérard. Celui-ci, pendant l'absence de Frédéric, avait fait un héritage considérable. La mort d'un vieil oncle l'avait rendu riche; il avait un appartement dans la Chaussée-d'Antin, un cabriolet et des chevaux; il entretenait en outre une jolie maîtresse; il voyait beaucoup de jeunes gens; on jouait chez lui toute la journée et quelquefois toute la nuit. Il courait les bals, les spectacles, les promenades; en un mot, de modeste étudiant il était devenu un jeune homme à la mode.

Sans abandonner ses études, Frédéric fut entraîné dans le tourbillon qui environnait son ami. Il y apprit bientôt à mépriser ses anciens plaisirs de la Chaumière. Ce n'est pas là qu'irait se montrer ce qu'on appelle la jeunesse dorée. C'est souvent en moins bonne compagnie, mais peu importe; il suffit de l'usage, et il est plus noble de se divertir chez Musard avec la canaille qu'au boulevard Neuf avec d'honnêtes gens. Gérard n'était pas d'une partie qu'il ne voulût y emmener Frédéric. Celui-ci résistait le plus possible, et finissait par se laisser conduire. Il fit donc connaissance avec un monde qui lui était inconnu; il vit de près des actrices, des danseuses, et l'approche de ces divinités est d'un effet immense sur un provincial; il se lia avec des joueurs, des étourdis, des gens qui parlaient en souriant de deux cents louis qu'ils avaient perdus la veille; il lui arriva de passer la nuit avec eux, et il les vit, le jour venu, après douze heures employées à boire et à remuer des cartes, se demander, en faisant leur toilette, quels seraient les plaisirs de la journée. Il fut invité à des soupers où chacun avait à ses côtés une femme à soi appartenant, à laquelle on ne disait mot, et qu'on emmenait en sortant comme on prend sa canne et son chapeau. Bref, il assista à tous les travers, à tous les plaisirs de cette vie légère, insouciante, à l'abri de la tristesse, que mènent seuls quelques élus qui ne semblent appartenir que par la jouissance au reste de la race humaine.

Il commença par s'en trouver bien, en ce qu'il y perdit toute humeur chagrine et tout souvenir importun. Et, en effet, il n'y a pas moyen, dans une sphère pareille, d'être seulement préoccupé; il faut se divertir ou s'en aller. Mais Frédéric se fit tort en même temps, en ce qu'il perdit la réflexion et ses habitudes d'ordre, la suprême sauvegarde. Il n'avait pas de quoi jouer longtemps, et il joua; son malheur voulut qu'il commençât par gagner, et sur son gain il eut de quoi perdre. Il était habillé par un vieux tailleur de Besançon, qui, depuis nombre d'années, servait sa famille; il lui écrivit qu'il ne voulait plus de ses habits, et il prit un tailleur à la mode. Il n'eut bientôt plus le temps d'aller au Palais: comment l'aurait-il eu avec des jeunes gens qui, dans leur désœuvrement affairé, n'ont pas le loisir de lire un journal. Il faisait donc son stage sur le boulevard; il dînait au café, allait au bois, avait de beaux habits et de l'or dans ses poches; il ne lui manquait qu'un cheval et une maîtresse pour être un dandy accompli.

Ce n'est pas peu dire, il est vrai; au temps passé, un homme n'était homme, et ne vivait réellement, qu'à la condition de posséder trois choses, un cheval, une femme et une épée. Notre siècle prosaïque et pusillanime a d'abord, de ces trois amis, retranché le plus noble, le plus sûr, le plus inséparable de l'homme de cœur. Personne n'a plus l'épée au côté; mais, hélas! peu de gens ont un cheval, et il y en a qui se vantent de vivre sans maîtresse.

Un jour que Frédéric avait des dettes urgentes à payer, il s'était vu forcé de faire quelques démarches auprès de ses compagnons de plaisir, qui n'avaient pu l'obliger. Il obtint enfin, sur son billet, trois mille francs d'un banquier qui connaissait son père. Lorsqu'il eut cette somme dans sa poche, se sentant joyeux et tranquille après beaucoup d'agitation, il fit un tour de boulevard avant de rentrer chez lui. Comme il passait au coin de la rue de la Paix pour s'en revenir dans les Tuileries, une femme qui donnait le bras à un jeune homme se mit à rire en le voyant: c'était Bernerette. Il s'arrêta et la suivit des yeux; de son côté, elle tourna plusieurs fois la tête; il changea de route sans trop savoir pourquoi et s'en fut au Café de Paris.

Il s'y était promené une heure, et il montait pour aller dîner, quand Bernerette passa de nouveau. Elle était seule; il l'aborda et lui demanda si elle voulait venir dîner avec lui. Elle accepta et prit son bras, mais elle le pria de la mener chez un traiteur moins en évidence.

—Allons au cabaret, dit-elle gaiement; je n'aime pas à dîner dans la rue.

Ils montèrent en fiacre, et, comme autrefois, ils s'étaient donné mille baisers avant de se demander de leurs nouvelles.

Le tête à tête fut joyeux, et les tristes souvenirs en furent bannis. Bernerette se plaignit cependant que Frédéric ne fût pas venu la voir; mais il se contenta de lui répondre qu'elle devait bien savoir pourquoi. Elle lut aussitôt dans les yeux de son amant, et comprit qu'il fallait se taire. Assis près d'un bon feu, comme au premier jour, ils ne songèrent qu'à jouir en liberté de l'heureuse rencontre qu'ils devaient au hasard. Le vin de Champagne anima leur gaieté, et avec lui vinrent les tendres propos qu'inspire cette liqueur de poète, dédaignée par les délicats. Après dîner, ils allèrent au spectacle. A onze heures, Frédéric demanda A Bernerette où il fallait la reconduire; elle garda quelque temps le silence, à demi honteuse et à demi craintive; puis, entourant de ses bras le cou du jeune homme, elle lui dit timidement à l'oreille:

—Chez toi.

Il témoigna quelque étonnement de la trouver libre.

—Eh! quand je ne le serais pas, répondit-elle, ne crois-tu pas que je t'aime? Mais je le suis, ajouta-t-elle aussitôt, voyant Frédéric hésiter; la personne qui m'accompagnait tantôt t'a peut-être donné à penser; l'as-tu regardée?

—Non, je n'ai regardé que toi.

—C'est un excellent garçon; il est marchand de nouveautés et assez riche; il veut m'épouser.

—T'épouser, dis-tu! Est-ce sérieux?

—Très sérieux; je ne l'ai pas trompé, il sait l'histoire entière de ma vie; mais il est amoureux de moi. Il connaît ma mère, et il a fait sa demande il y a un mois. Ma mère ne voulait rien dire sur mon compte; elle a pensé me battre quand elle a appris que je lui avais tout déclaré. Il veut que je tienne son comptoir: ce serait une assez jolie place, car il gagne par an une quinzaine de mille francs; malheureusement cela ne se peut pas.

—Pourquoi? Y a-t-il quelque obstacle?

—Je te dirai cela; commençons par aller chez toi.

—Non; parle-moi d'abord franchement.

—C'est que tu vas te moquer de moi. J'ai de l'estime et de l'amitié pour lui, c'est le meilleur homme de la terre; mais il est trop gros.

—Trop gros? Quelle folie!

—Tu ne l'as pas vu: il est gros et petit, et tu as une si jolie taille!

—Et sa figure, comment est-elle?

—Pas trop mal; il a un mérite, c'est d'avoir l'air bon et de l'être. Je lui suis plus reconnaissante que je ne puis le dire, et si j'avais voulu, même sans m'épouser, il m'aurait déjà fait du bien. Pour rien au monde je ne voudrais le chagriner, et si je pouvais lui rendre un service, je le ferais de tout mon cœur.

—Épouse-le donc, s'il en est ainsi.

—Il est trop gros; c'est impossible. Allons chez toi, nous causerons.

Frédéric se laissa entraîner, et lorsqu'il s'éveilla le lendemain, il avait oublié ses ennuis passés et les beaux yeux de mademoiselle Darcy.

V

Bernerette le quitta après déjeuner, et ne voulut pas qu'il la ramenât chez elle. Il mit de côté l'argent qu'on lui avait prêté, bien résolu à payer ses dettes; mais il ne se pressa pas de les payer. Quelque temps après, il fut d'un souper chez Gérard; on ne se sépara qu'au jour. Comme il sortait, Gérard l'arrêta.

—Que vas-tu faire? lui dit-il; il est trop tard pour dormir; allons déjeuner à la campagne.

La partie fut arrangée; Gérard envoya réveiller sa maîtresse, et lui fit dire de se préparer.

—C'est dommage, dit-il à son ami, que tu n'aies pas aussi quelqu'un à emmener; nous ferions partie carrée, ce serait plus gai.

—Qu'à cela ne tienne, répondit Frédéric, cédant à un mouvement d'amour-propre; je vais, si tu veux, écrire un petit mot que ton groom portera ici près; quoiqu'il soit un peu matin, Bernerette viendra, je n'en doute pas.

—A merveille! Qu'est-ce que c'est que Bernerette? N'est-ce pas ta grisette d'autrefois?

—Précisément; c'est à son sujet que tu me faisais ta morale.

—Vraiment? dit Gérard en riant; mais j'avais peut être raison, ajouta-t-il, car tu es d'un caractère constant, et c'est dangereux avec ces demoiselles.

Comme il parlait, sa maîtresse entra; Bernerette ne se fit pas attendre, elle arriva parée de son mieux. On envoya chercher une voiture de remise, et, malgré un temps assez froid, on partit pour Montmorency. Le ciel était clair, le soleil brillait; les jeunes gens fumaient, les deux dames chantaient; au bout d'une lieue, elles étaient amies.

On fit une promenade à cheval; lancé au galop dans les bois, Frédéric Se sentait battre le cœur; jamais il ne s'était trouvé si à l'aise: Bernerette était près de lui; il voyait avec orgueil l'impression que produisait sur Gérard le charmant visage de la jeune fille animé par la course. Après un long détour dans la forêt, ils s'arrêtèrent sur une petite éminence où se trouvaient une maisonnette et un moulin. La meunière leur donna une bouteille de vin blanc, et ils s'assirent sur une bruyère.

—Nous aurions bien dû, dit Gérard, apporter quelques gâteaux; la digestion se fait vite à cheval, et je me sens de l'appétit; nous aurions fait un petit repas sur l'herbe avant de reprendre le chemin de l'auberge.

Bernerette tira de sa poche une talmouse qu'elle avait prise en passant à Saint-Denis, et l'offrit de si bonne grâce à Gérard, qu'il lui baisa la main pour la remercier.

—Faisons mieux, dit-elle; au lieu de retourner au village, dînons ici. Cette bonne femme a bien un quartier de mouton dans sa maisonnette; d'ailleurs voilà des poules qu'on nous fera rôtir. Demandons si cela se peut; pendant que le dîner se préparera, nous ferons un tour dans le bois. Qu'en pensez-vous? Cela vaudra bien les antiques perdreaux du Cheval-Blanc.

La proposition fut acceptée; la meunière voulait s'excuser, mais, éblouie par une pièce d'or que Gérard lui donna, elle se mit à l'œuvre aussitôt, et sacrifia sa basse-cour. Jamais dîner ne fut plus gai. Il se prolongea plus longtemps que les convives n'y avaient compté. Le soleil disparut bientôt derrière les belles collines de Saint-Leu; d'épais nuages couvrirent la vallée, et une pluie battante commença à tomber.

—Qu'allons-nous devenir? dit Gérard. Nous avons près de deux lieues à faire pour regagner Montmorency, et ce n'est pas là un orage d'été qu'on n'a qu'à laisser passer; c'est une vraie pluie d'hiver, il y en a pour toute la nuit.

—Pourquoi cela? dit Bernerette; une pluie d'hiver passe comme une autre. Faisons une partie de cartes pour nous distraire; quand la lune se lèvera, nous aurons beau temps.

La meunière, comme on peut penser, n'avait pas de cartes chez elle; par conséquent, point de partie. Cécile, la maîtresse de Gérard, commençait à regretter l'auberge, et à trembler pour sa robe neuve. Il fallut mettre les chevaux à l'abri sous un hangar. Deux grands garçons d'assez mauvaise mine entrèrent dans la chambre; c'étaient les fils de la meunière; ils demandèrent à souper, peu satisfaits de trouver des étrangers. Gérard s'impatientait, Frédéric n'était pas de bonne humeur. Rien n'est plus triste que des gens qui viennent de rire, lorsqu'un contre-temps imprévu a détruit leur joie. Bernerette seule conservait la sienne, et ne semblait se soucier de rien.

—Puisque nous n'avons pas de cartes, dit-elle, je vais vous proposer un jeu. Quoique nous soyons en novembre, tâchons d'abord de trouver une mouche.

—Une mouche! dit Gérard; qu'en voulez-vous faire?

—Cherchons toujours, nous verrons après.

Tout examiné, la mouche fut trouvée. La pauvre bête était engourdie par l'approche de l'hiver. Bernerette s'en saisit délicatement, et la posa au milieu de la table. Elle fit ensuite asseoir tout le monde.

—Maintenant, dit-elle, prenons chacun un morceau de sucre, et plaçons-le devant nous, sur cette table. Mettons chacun une pièce de monnaie dans une assiette; ce sera l'enjeu. Que personne ne parle ni ne bouge. Laissez la mouche se réveiller; la voilà déjà qui voltige; elle va se poser sur un des morceaux de sucre, puis le quitter, aller à un autre, revenir, selon son caprice. Toutes les fois qu'un morceau de sucre l'aura attirée et fixée, celui à qui appartiendra le morceau prendra une pièce, jusqu'à ce que l'assiette soit vide, et alors nous recommencerons.

La plaisante idée de Bernerette ramena la gaieté. On suivit ses instructions; deux ou trois autres mouches arrivèrent. Chacun, dans le plus religieux silence, les suivait des yeux, tandis qu'elles tournoyaient en l'air au-dessus de la table. Si l'une d'elles se posait sur le sucre, c'était un rire général. Une heure s'écoula ainsi, et la pluie avait cessé.

—Je ne puis souffrir une femme maussade, disait Gérard à son ami pendant le retour; il faut avouer que la gaieté est un grand bien; c'est peut-être le premier de tous, puisque avec lui on se passe des autres. Ta grisette a trouvé moyen de changer en plaisir une heure d'ennui, et cela seul me donne meilleure opinion d'elle que si elle avait fait un poème épique. Vos amours dureront-ils longtemps?

—Je ne sais, répondit Frédéric, affectant la même légèreté que son compagnon; si elle te plaît, tu peux lui faire la cour.

—Tu n'es pas franc, car tu l'aimes et elle t'aime.

—Oui, par caprice, comme autrefois.

—Prends garde à ces caprices-là.

—Suivez-nous donc, messieurs, cria Bernerette, qui galopait en avant avec Cécile. Elles s'arrêtèrent sur un plateau, et la cavalcade fit une halte. La lune se levait; elle se dégageait lentement des massifs obscurs, et, à mesure qu'elle montait, les nuages semblaient fuir devant elle. Au-dessous du plateau s'étendait une vallée où le vent agitait sourdement une mer de sombre verdure; le regard n'y distinguait rien, et à six lieues de Paris on aurait pu se croire devant un ravin de la Forêt-Noire. Tout à coup l'astre sortit de l'horizon; un immense rayon de lumière glissa sur la cime des bois et s'empara de l'espace en un instant; les hautes futaies, les coupes de châtaigniers, les clairières, les routes, les collines se dessinèrent au loin comme par enchantement. Les promeneurs se regardèrent, étonnés et joyeux de se voir.

—Allons, Bernerette, s'écria Frédéric, une chanson!

—Triste ou gaie? demanda-t-elle.

—Comme tu voudras. Une chanson de chasse! l'écho y répondra peut-être.

Bernerette rejeta son voile en arrière et entonna le refrain d'une fanfare; mais elle s'arrêta tout à coup. La brillante étoile de Vénus, qui scintillait sur la montagne, avait frappé ses yeux; et, comme sous le charme d'une pensée plus tendre, elle chanta sur un air allemand les vers suivants, qu'un passage d'Ossian avait inspirés à Frédéric:

  Pâle étoile du soir, messagère lointaine,
  Dont le front sort brillant des voiles du couchant,
  De ton palais d'azur, au sein du firmament,
    Que regardes-tu dans la plaine?
  La tempête s'éloigne et les vents sont calmés.
  La forêt qui frémit pleure sur la bruyère.
  Le phalène doré, dans sa course légère,
    Traverse les prés embaumés.

  Que cherches-tu sur la terre endormie?
  Mais déjà vers les monts je te vois t'abaisser.
  Tu fuis en souriant, mélancolique amie,
  Et ton tremblant regard est près de s'effacer;
  Étoile qui descends sur la verte colline,
  Triste larme d'argent du manteau de la nuit,
  Toi que regarde au loin le pâtre qui chemine,
  Tandis que pas à pas son long troupeau le suit;—

  Étoile, où t'en vas-tu dans cette nuit immense?
  Cherches-tu sur la rive un lit dans les roseaux?
  Où t'en vas-tu si belle, à l'heure du silence,
  Tomber comme une perle au sein profond des eaux?
  Ah! si tu dois mourir, bel astre, et si ta tête
  Va dans la vaste mer plonger ses blonds cheveux,
  Avant de nous quitter, un seul instant arrête:—

Étoile de l'amour, ne descends pas des cieux!

Tandis que Bernerette chantait, les rayons de la lune, tombant sur son visage, lui donnaient une pâleur charmante. Cécile et Gérard lui firent compliment de la fraîcheur et de la justesse de sa voix, et Frédéric l'embrassa tendrement.

On rentra à l'auberge et on soupa. Au dessert, Gérard, dont la tête s'était échauffée grâce à une bouteille de vin de Madère, devint si empressé et si galant, que Cécile lui chercha querelle; ils se disputèrent avec assez d'aigreur, et, Cécile ayant quitté la table, Gérard la suivit de mauvaise humeur. Resté seul avec Bernerette, Frédéric lui demanda si elle s'était trompée sur la cause de cette dispute.

—Non, répondit-elle; ce n'est pas de la poésie que ces choses-là, et tout le monde les comprend.

—Eh bien! qu'en penses-tu? Ce jeune homme a du goût pour toi; sa maîtresse l'ennuie, et pour la lui faire quitter tu n'aurais, je crois, qu'à dire un mot.

—Que nous importe! Es-tu jaloux?

—Tout au contraire; et tu sais bien que je n'ai pas le droit de l'être.

—Explique-toi; que veux-tu dire?

—Ma chère enfant, je veux dire que ni ma fortune ni mes occupations ne me permettent d'être ton amant. Ce n'est pas d'aujourd'hui que tu le sais, et je ne t'ai jamais trompée là-dessus. Si je voulais faire le grand seigneur avec toi, je me ruinerais sans te rendre heureuse; ma pension me suffit à peine; il faudra d'ailleurs, d'ici à peu de temps, que je retourne à Besançon. Sur ce sujet, tu le vois, je m'explique clairement, quoique ce soit bien à contre-cœur; mais il y a de certaines choses sur lesquelles je ne puis m'expliquer ainsi: c'est à toi de réfléchir et de penser à l'avenir.

—C'est-à-dire que tu me conseilles de faire ma cour à ton ami.

—Non; c'est lui qui te fait la sienne. Gérard est riche, et je ne le suis pas; il vit à Paris, au centre de tous les plaisirs, et je ne suis destiné qu'à faire un avocat de province. Tu lui plais beaucoup, et c'est peut-être un bonheur pour toi.

Malgré sa tranquillité apparente, Frédéric était ému en parlant ainsi. Bernerette garda le silence et alla s'appuyer contre la croisée; elle pleurait et s'efforçait de cacher ses larmes; Frédéric s'en aperçut et s'approcha d'elle.

—Laissez-moi, lui dit-elle. Vous ne daigneriez pas être jaloux de moi je le conçois, et j'en souffre sans me plaindre; mais vous me parlez trop durement, mon ami; vous me traitez tout à fait comme une fille, et vous me désolez sans raison.

Il avait été décidé qu'on passerait la nuit à l'auberge, et qu'on reviendrait à Paris le lendemain. Bernerette ôta le mouchoir qui entourait son cou, et, tout en s'essuyant les yeux, elle le noua autour de la tête de son amant. S'appuyant ensuite sur son épaule, elle l'attira doucement vers l'alcôve.

—Ah, méchant! lui dit-elle en l'embrassant, il n'y a donc pas moyen que tu m'aimes?

Frédéric la serra dans ses bras. Il songea à quoi il s'exposait en cédant à un mouvement d'attendrissement; plus il était tenté de s'y livrer, plus il se défiait de lui-même. Il était prêt à dire qu'il aimait: cette dangereuse parole expira sur ses lèvres; mais Bernerette la sentit dans son cœur, et ils s'endormirent tous deux contents, l'un de ne pas l'avoir prononcée, et l'autre de l'avoir comprise.

VI

Au retour, Frédéric, cette fois, reconduisit Bernerette chez elle. Il la trouva si pauvrement logée qu'il comprit aisément par quel motif elle avait d'abord refusé de se laisser ramener. Elle demeurait dans une maison garnie dont l'entrée était une allée obscure. Elle n'avait que deux petites chambres à peine meublées. Frédéric essaya de lui faire quelques questions sur la position fâcheuse où elle semblait réduite, mais elle n'y répondit qu'à peine.

Quelques jours après, il venait la voir et il entrait dans l'allée, lorsqu'un bruit étrange se fit entendre au haut de l'escalier. Des femmes criaient; on appelait au secours, on menaçait, on parlait d'envoyer chercher la garde. Au milieu de ces voix confuses dominait celle d'un jeune homme que Frédéric aperçut bientôt. Il était pâle, couvert de vêtements déchirés, ivre à la fois de vin et de colère.

—Tu me le payeras, Louise! cria-t-il en frappant sur la rampe, tu me le payeras; je te retrouverai, et je saurai te faire obéir ou t'arracher d'ici. Je me soucie bien de ces menaces et de vos criailleries de femmes! Comptez que dans peu vous me reverrez. Il descendit en parlant ainsi, et sortit furieux de la maison. Frédéric hésitait à monter, lorsqu'il vit Bernerette sur le palier. Elle lui expliqua la cause de cette scène. L'homme qui venait de s'en aller était son frère.

—Vous avez entendu ce triste nom de Louise, dit elle en pleurant, et vous savez qu'il m'appartient pour mon malheur. Mon frère a été ce soir au cabaret, et quand il en sort, voilà comme il me traite, sous le prétexte que je refuse de lui donner de l'argent pour y retourner.

Au milieu de son désordre et de ses larmes, elle apprit à Frédéric ce qu'elle avait toujours tenté de lui cacher. Ses parents étaient menuisiers, fort pauvres, et, après l'avoir horriblement maltraitée durant son enfance, ils l'avaient vendue, dès l'âge de seize ans, à un homme qui n'était plus jeune. Cet homme, riche et généreux, lui avait fait donner quelque éducation; mais bientôt il était mort, et, restée sans ressource, elle s'était engagée alors dans une troupe de comédiens de province. Son frère l'avait suivie de ville en ville dans ce nouvel état, la forçant à lui abandonner ce qu'elle gagnait, et l'accablant de coups et d'injures lorsqu'elle ne pouvait satisfaire à ses demandes. Ayant enfin atteint l'âge de dix-huit ans, elle avait trouvé moyen de se faire émanciper; mais la protection même de la loi ne pouvait la garantir des visites de ce frère odieux qui l'épouvantait par des actes de violence et la déshonorait par sa conduite. Tel fut, en somme, à peu près le récit que la douleur arracha à Bernerette, récit dont Frédéric ne pouvait mettre la vérité en doute, d'après la manière dont elle lui était révélée.

Quand il n'aurait pas eu d'amour pour la pauvre fille, il se serait senti touché de pitié. Il s'informa de la demeure du frère; quelques pièces d'or et un langage ferme accommodèrent les choses. La portière eut ordre de répondre que Bernerette avait changé de quartier, si le jeune homme se présentait de nouveau. Mais c'était faire bien peu que d'assurer ainsi la tranquillité d'une femme qui manquait de tout. Au lieu de payer ses propres dettes, Frédéric paya celles de Bernerette; elle essaya en vain de l'en dissuader; il ne voulut réfléchir ni à l'imprudence qu'il commettait, ni aux suites qu'elle pourrait avoir; il se laissa entraîner par son cœur, et se jura, quoi qu'il pût arriver, de ne jamais se repentir de ce qu'il venait de faire.

Il fut pourtant bientôt forcé de s'en repentir; car, pour satisfaire aux engagements qu'il avait pris, il lui fallut en contracter de nouveaux, plus difficiles et plus onéreux que les premiers. Il n'avait pas reçu de la nature ce caractère insouciant qui, en pareille circonstance, ôte du moins la crainte du mal à venir; tout au contraire, des qualités qu'il avait perdues, la prévoyance lui restait seule; il serait devenu sombre et taciturne, si l'on pouvait l'être à son âge. Ses amis remarquèrent ce changement; il n'en voulut pas dire la cause; pour tromper les autres sur son compte, il dissimula avec lui-même, et par faiblesse ou par nécessité laissa faire la destinée.

Il ne changea cependant pas de langage auprès de Bernerette; il lui parlait toujours de son prochain départ; mais, tout en parlant, il ne partait pas, et il allait chez elle tous les jours. Quand il eut l'habitude de l'escalier, il ne trouva plus l'allée si obscure; les deux chambrettes, qui lui avaient semblé d'abord si tristes, lui parurent gaies; le soleil y donnait le matin, et leur petite dimension les rendait plus chaudes; on y trouva la place d'un piano de louage. Il y avait dans le voisinage un bon restaurant d'où l'on faisait apporter à dîner. Bernerette avait un talent que les femmes seules possèdent quelquefois, celui d'être à la fois étourdie et économe; mais elle y joignait un mérite bien plus rare encore, celui d'être contente de tout, et d'avoir pour toute opinion l'envie de faire plaisir aux autres.

Il faut dire aussi ses défauts; sans être paresseuse, elle vivait dans une oisiveté inconcevable. Après s'être acquittée avec une prestesse surprenante des soins de son petit ménage, elle passait la journée entière, les bras croisés, sur son canapé. Elle parlait de coudre et de broder comme Frédéric parlait de partir, c'est-à-dire qu'elle n'en faisait rien. Malheureusement bien des femmes sont ainsi, surtout dans une certaine classe qui aurait précisément besoin d'occupation plus que toute autre. Il y a à Paris telle fille née sans pain, qui n'a jamais tenu une aiguille, et qui se laisserait mourir de faim en se frottant les mains de pâte d'amandes.

Quand les plaisirs du carnaval commencèrent, Frédéric, qui courait les bals, arrivait à toute heure chez Bernerette, tantôt le matin au point du jour, tantôt au milieu de la nuit. Quelquefois, en sonnant à la porte, il se demandait, malgré lui, s'il allait la trouver seule; et si un rival l'avait supplanté, aurait-il eu le droit de se plaindre? Non sans doute, puisque, de son propre aveu, il refusait de s'arroger ce droit. Le dirai-je? ce qu'il craignait, il le souhaitait presque en même temps. Il aurait eu alors le courage de partir, et l'infidélité de sa maîtresse l'aurait forcé de se séparer d'elle. Mais Bernerette était toujours seule; assise au coin du feu pendant le jour, elle peignait ses longs cheveux qui lui tombaient sur les épaules; s'il était nuit quand Frédéric sonnait, elle accourait à demi nue, les yeux fermés et le rire sur les lèvres; elle se jetait à son cou encore endormie, rallumait le feu, tirait de l'armoire de quoi souper, toujours alerte et prévenante, ne demandant jamais d'où venait son amant. Qui aurait pu résister à une vie si douce, à un amour si rare et si facile? Quels que fussent les soucis de la journée, Frédéric s'endormait heureux; et pouvait-il s'éveiller triste lorsqu'il voyait sa joyeuse amie aller et venir par la chambre, préparant le bain et le déjeuner?

S'il est vrai que de rares entrevues et des obstacles sans cesse renaissants rendent les passions plus vivaces et prêtent au plaisir l'intérêt de la curiosité, il faut avouer aussi qu'il y a un charme étrange, plus doux, plus dangereux peut-être, dans l'habitude de vivre avec ce qu'on aime. Cette habitude, dit-on, amène la satiété; c'est possible, mais elle donne la confiance, l'oubli de soi-même, et lorsque l'amour y résiste, il est à l'abri de toute crainte. Les amants qui ne se voient qu'à de longs intervalles ne sont jamais sûrs de s'entendre; ils se préparent à être heureux, ils veulent se convaincre mutuellement qu'ils le sont, et ils cherchent ce qui est introuvable, c'est-à-dire des mots pour exprimer ce qu'ils sentent. Ceux qui vivent ensemble n'ont besoin de rien exprimer: ils sentent en même temps, ils échangent des regards, ils se serrent la main en marchant; ils connaissent seuls une jouissance délicieuse, la douce langueur des lendemains; ils se reposent des transports de l'amour dans l'abandon de l'amitié: j'ai quelquefois pensé à ces liens charmants en voyant deux cygnes sur une eau limpide se laisser emporter au courant.

Si un mouvement de générosité avait entraîné d'abord Frédéric, ce fut l'attrait de cette vie nouvelle pour lui qui le captiva. Malheureusement pour l'auteur de ce conte, il n'y a qu'une plume comme celle de Bernardin de Saint-Pierre qui puisse donner de l'intérêt aux détails familiers d'un amour tranquille. Encore cet habile écrivain avait-il, pour embellir ses récits naïfs, les nuits ardentes de l'Ile-de-France, et les palmiers dont l'ombre frissonnait sur les bras nus de Virginie. C'est en présence de la plus riche nature qu'il nous peint ses héros; dirai-je que les miens allaient tous les matins au tir du pistolet de Tivoli, de là chez leur ami Gérard, de là quelquefois dîner chez Véry, et ensuite au spectacle? dirai-je que, lorsqu'ils étaient las, ils jouaient aux dames au coin du feu? Qui voudrait lire des détails si vulgaires? et à quoi bon, lorsqu'un mot suffit? Ils s'aimaient, ils vivaient ensemble; cela dura trois mois à peu près.

Au bout de ce temps, Frédéric se trouva dans une position si fâcheuse, qu'il annonça à son amie la nécessité où il était de se séparer d'elle. Elle s'y attendait depuis longtemps, et ne fit aucun effort pour le retenir; elle savait qu'il avait fait pour elle tous les sacrifices possibles; elle ne pouvait donc que se résigner, et lui cacher le chagrin qu'elle éprouvait. Ils dînèrent ensemble encore une fois. Frédéric glissa, en sortant, dans le manchon de Bernerette un petit papier qui renfermait tout ce qui lui restait. Elle le reconduisit chez lui, et garda le silence pendant la route. Quand le fiacre s'arrêta, elle baisa la main de son amant en répandant quelques larmes, et ils se séparèrent.

VII

Cependant Frédéric n'avait ni l'intention ni la possibilité de partir. D'une part les obligations qu'il avait contractées, d'une autre son stage, le retenaient à Paris. Il travailla avec ardeur pour chasser l'ennui qui le saisissait; il cessa d'aller chez Gérard, s'enferma pendant un mois, et ne sortit plus que pour se rendre au Palais. Mais la solitude où il se trouvait tout à coup, après tant de dissipation, le plongea dans une mélancolie profonde. Il passait quelquefois des journées entières dans sa chambre à se promener de long en large, sans ouvrir un livre et ne sachant que faire. Le carnaval venait de finir; aux neiges de février succédaient les pluies glaciales de mars. N'étant distrait ni par le plaisir ni par la société de ses amis, Frédéric se livra avec amertume à l'influence de ce triste moment de l'année qu'on nomme avec raison une saison morte.

Gérard vint le voir et lui demanda le motif d'une réclusion si subite. Il n'en fit point mystère; mais il refusa les offres de service de son ami.

—Il est temps, lui dit-il, de rompre avec des habitudes qui ne peuvent que me conduire à ma perte. Il vaut mieux supporter quelque ennui que de s'exposer à des malheurs réels.

Il ne dissimula point le chagrin qu'il ressentait d'être séparé de Bernerette, et Gérard ne put que le plaindre et le féliciter en même temps de la détermination qu'il avait prise.

A la mi-carême, il alla au bal de l'Opéra. Il y trouva peu de monde. Ce dernier adieu aux plaisirs n'avait pas même la douceur d'un souvenir. L'orchestre, plus nombreux que le public, jouait dans le désert les contredanses de l'hiver. Quelques masques erraient dans le foyer; à leur tournure et à leur langage, on s'apercevait que les femmes de bonne compagnie ne viennent plus à ces fêtes oubliées. Frédéric allait se retirer, lorsqu'un domino s'assit près de lui. Il reconnut Bernerette, et elle lui dit qu'elle n'était venue que dans l'espoir de le rencontrer. Il lui demanda ce qu'elle avait fait depuis qu'il ne l'avait vue; elle lui répondit qu'elle avait l'espoir de rentrer au théâtre; elle apprenait un rôle pour débuter. Frédéric fut tenté de l'emmener souper; mais il pensa à la facilité avec laquelle il s'était laissé entraîner, à son retour de Besançon, par une occasion pareille; il lui serra la main et sortit seul de la salle.

On a dit que le chagrin vaut mieux que l'ennui; c'est un triste mot malheureusement vrai. Une âme bien née trouve contre le chagrin, quel qu'il soit, de l'énergie et du courage; une grande douleur est souvent un grand bien. L'ennui, au contraire, ronge et détruit l'homme; l'esprit s'engourdit, le corps reste immobile, et la pensée flotte au hasard. N'avoir plus de raison de vivre est un état pire que la mort. Quand la prudence, l'intérêt et la raison s'opposent à une passion, il est facile au premier venu de blâmer justement celui que cette passion entraîne. Les arguments abondent sur ces sortes de sujets, et, bon gré, mal gré, il faut qu'on s'y rende. Mais quand le sacrifice est fait, quand la raison et la prudence sont satisfaites, quel philosophe ou quel sophiste n'est au bout de ses arguments? et que répondre à l'homme qui vous dit:—J'ai suivi vos conseil, mais j'ai tout perdu: j'ai agi sagement, mais je souffre?

Telle était la situation de Frédéric. Bernerette lui écrivit deux fois. Dans sa première lettre, elle disait que la vie lui était devenue insupportable, elle le suppliait de venir la voir de temps en temps, et de ne pas l'abandonner entièrement. Il se défiait trop de lui-même pour se rendre à cette demande. La seconde lettre vint quelque temps après. «J'ai revu mes parents, disait Bernerette, et ils commencent à me traiter plus doucement. Un de mes oncles est mort, et nous a laissé quelque argent. Je me fais faire pour mon début des costumes qui vous plairont, et que je voudrais vous montrer. Entrez donc un instant chez moi, si vous passez devant ma porte.» Frédéric, cette fois, se laissa persuader. Il fit une visite à son amie; mais rien de ce qu'elle lui avait annoncé n'était vrai. Elle n'avait voulu que le revoir. Il fut touché de cette persévérance; mais il n'en sentit que plus tristement la nécessité d'y résister. Aux premières paroles qu'il prononça pour revenir sur ce sujet, Bernerette lui ferma la bouche.

—Je le sais, dit-elle, embrasse-moi, et va-t'en.

Gérard partait pour la campagne; il y emmena Frédéric. Les premiers beaux jours, l'exercice du cheval, rendirent à celui-ci un peu de gaieté; Gérard en avait fait autant que lui; il avait, disait-il, renvoyé sa maîtresse: il voulait vivre en liberté. Les deux jeunes gens couraient les bois ensemble, et faisaient la cour à une jolie fermière d'un bourg voisin. Mais bientôt arrivèrent des invités de Paris; la promenade fut quittée pour le jeu; les dîners devinrent longs et bruyants; Frédéric ne put supporter cette vie qui l'avait ébloui naguère, et il revint à sa solitude.

Il reçut une lettre de Besançon. Son père lui annonçait que mademoiselle Darcy venait à Paris avec sa famille. Elle arriva en effet dans le courant de la semaine; Frédéric, bien qu'à contre-cœur, se présenta chez elle. Il la trouva telle qu'il l'avait laissée, fidèle à son amour secret, et prête à se servir de cette fidélité comme d'un moyen de coquetterie. Elle avoua toutefois qu'elle avait regretté quelques paroles un peu trop dures prononcées durant le dernier entretien à Besançon. Elle pria Frédéric de lui pardonner si elle avait paru douter de sa discrétion, et elle ajouta que, ne voulant pas se marier, elle lui offrait de nouveau son amitié, mais à tout jamais cette fois. Quand on n'est ni gai ni heureux, de telles offres sont toujours bienvenues; le jeune homme la remercia donc et trouva quelque charme à passer de temps en temps ses soirées auprès d'elle.

Un certain besoin d'émotion pousse quelquefois les gens blasés à la recherche de l'extraordinaire. Il peut sembler surprenant qu'une femme aussi jeune que l'était mademoiselle Darcy eût ce bizarre et dangereux caractère; il est cependant vrai qu'elle était ainsi. Il ne lui fut pas difficile d'obtenir la confiance de Frédéric et de lui faire raconter ses amours. Elle aurait peut-être pu le consoler, en se montrant seulement coquette auprès de lui, elle l'eût du moins distrait de ses peines; mais il lui plut de faire le contraire. Au lieu de le blâmer de ses désordres, elle lui dit que l'amour excusait tout et que ses folies lui faisaient honneur; au lieu de le confirmer dans sa résolution, elle lui répéta qu'elle ne concevait pas qu'il l'eût prise: Si j'étais homme, disait-elle, et si j'avais autant de liberté que vous, rien au monde ne pourrait me séparer de la femme que j'aimerais; je m'exposerais de bon gré à tous les malheurs, à la misère, s'il le fallait, plutôt que de renoncer à ma maîtresse.

Un pareil langage était bien étrange dans la bouche d'une jeune personne qui ne connaissait de ce monde que l'intérieur de sa famille. Mais, par cette raison même, ce langage était plus frappant. Mademoiselle Darcy avait deux motifs pour jouer ce rôle, qui d'ailleurs lui plaisait. D'une part, elle voulait faire preuve d'un grand cœur et se donner pour romanesque; d'un autre côté, elle témoignait par là que, loin de trouver mauvais que Frédéric l'eût oubliée, elle approuvait sa passion. Le pauvre garçon, pour la seconde fois, fut la dupe de ce manège féminin, et se laissa persuader par un enfant de dix-sept ans.—Vous avez raison, lui répondait-il; après tout, la vie est si courte, et le bonheur est si rare ici-bas, qu'on est bien insensé de réfléchir et de s'attirer des chagrins volontaires, lorsqu'il y en a tant d'inévitables. Mademoiselle Darcy changeait alors de thème.—Votre Bernerette vous aime-t-elle? demandait-elle d'un air de mépris. Ne me disiez-vous pas que c'est une grisette? et quel compte peut-on faire de ces sortes de femmes? Serait-elle digne de quelques sacrifices? en sentirait-elle le prix? —Je n'en sais rien, répliquait Frédéric, et je n'ai pas moi-même grand amour pour elle, ajoutait-il d'un ton léger; je n'ai jamais songé, auprès d'elle, qu'à passer le temps agréablement. Je m'ennuie maintenant, voilà tout le mal.—Fi donc! s'écriait mademoiselle Darcy; qu'est-ce que c'est qu'une passion pareille!

Lancée sur ce sujet, la jeune personne s'exaltait; elle en parlait comme s'il se fût agi d'elle-même, et son active imagination y trouvait de quoi s'exercer.—Est-ce donc aimer, disait-elle, que de chercher à passer le temps? Si vous n'aimiez pas cette femme, qu'alliez-vous faire chez elle? Si vous l'aimiez, pourquoi l'abandonnez-vous? Elle souffre, elle pleure peut-être; comment de misérables calculs d'argent peuvent-ils trouver place dans un noble cœur? Êtes-vous donc aussi froid, aussi esclave de vos intérêts que mes parents l'ont été naguère, lorsqu'ils ont fait le malheur de ma vie? Est-ce là le rôle d'un jeune homme, et n'en devriez-vous pas rougir? Mais non, vous ne savez pas vous-même si vous souffrez, ni ce que vous regrettez; la première venue vous consolerait; votre esprit n'est que désœuvré. Ah! ce n'est pas ainsi qu'on aime! Je vous ai prédit, à Besançon, que vous sauriez un jour ce que c'est que l'amour, mais si vous n'avez pas plus de courage, je vous prédis aujourd'hui que vous ne le saurez jamais.

Frédéric revenait chez lui un soir, après un entretien de ce genre. Surpris par la pluie, il entra dans un café où il but un verre de punch. Lorsqu'un long ennui nous a serré le cœur, il suffit d'une légère excitation pour le faire battre, et il semble alors qu'il y ait en nous un vase trop plein qui déborde. Quand Frédéric sortit du café, il doubla le pas. Deux mois de solitude et de privations lui pesaient; il éprouvait un besoin invincible de secouer le joug de sa raison et de respirer plus à l'aise. Il prit, sans réflexion, le chemin de la maison de Bernerette; la pluie avait cessé; il regarda, à la clarté de la lune, les fenêtres de son amie, la porte, la rue, qui lui étaient si familières. Il posa en tremblant sa main sur la sonnette, et, comme jadis, il se demanda s'il allait trouver dans la chambrette le feu couvert de cendres et le souper prêt. Au moment de sonner, il hésita.

—Mais quel mal y aurait-il, se dit-il à lui-même, quand je passerais là une heure, et quand je demanderais à Bernerette un souvenir de l'ancien amour? Quel danger puis-je courir? Ne serons-nous pas libres tous deux demain? Puisque la nécessité nous sépare, pourquoi craindrais-je de la revoir un instant?

Il était minuit; il sonna doucement, et la porte s'ouvrit. Comme il montait l'escalier, la portière l'appela, et lui dit qu'il n'y avait personne. C'était la première fois qu'il lui arrivait de ne pas trouver Bernerette chez elle. Il pensa qu'elle était allée au spectacle et répondit qu'il attendrait, mais la portière s'y opposa. Après avoir hésité longtemps, elle lui avoua enfin que Bernerette était sortie de bonne heure, et qu'elle ne devait rentrer que le lendemain.

VIII

A quoi sert de jouer l'indifférent quand on aime, sinon à souffrir cruellement le jour où la vérité l'emporte? Frédéric s'était juré tant de fois qu'il ne serait pas jaloux de Bernerette, il l'avait si souvent répété devant ses amis, qu'il avait fini par le croire lui-même. Il regagna son logis à pied, en sifflant une contredanse.

—Elle a un autre amant, se dit-il; tant mieux pour elle; c'est ce que je souhaitais. Désormais me voilà tranquille.

Mais à peine fut-il arrivé chez lui qu'il sentit une faiblesse mortelle. Il s'assit, posa son front dans ses mains comme pour y comprimer sa pensée. Après une lutte inutile, la nature fut la plus forte; il se leva le visage baigné de larmes, et il trouva quelque soulagement à s'avouer ce qu'il éprouvait.

Une langueur extrême succéda à cette violente secousse. La solitude lui devint intolérable, et pendant plusieurs jours il passa son temps en visites, en courses sans but. Tantôt il essayait de ressaisir l'insouciance qu'il avait affectée; tantôt il s'abandonnait à une colère aveugle, à des projets de vengeance. Le dégoût de la vie s'emparait de lui. Il se souvenait de la triste circonstance qui avait accompagné son amour naissant; ce funeste exemple était devant ses yeux.

—Je commence à le comprendre, disait-il à Gérard; je ne m'étonne plus qu'on désire la mort en pareil cas. Ce n'est pas pour une femme qu'on se tue, c'est parce qu'il est inutile et impossible de vivre quand on souffre à ce point, quelle qu'en soit la cause.

Gérard connaissait trop bien son ami pour douter de son désespoir, et il l'aimait trop pour l'y abandonner. Il trouva moyen, par des protections puissantes dont il n'avait jamais usé pour lui-même, de faire attacher Frédéric à une ambassade. Il se présenta un matin chez lui avec un ordre de départ du ministre des affaires étrangères.

—Les voyages, lui dit-il, sont le meilleur, le seul remède contre le chagrin. Pour te décider à quitter Paris, je me suis fait solliciteur, et, grâce à Dieu, j'ai réussi. Si tu as du courage, tu partiras sur-le-champ pour Berne, où le ministre t'envoie.

Frédéric n'hésita pas. Il remercia son ami, et s'occupa aussitôt de mettre ses affaires en ordre. Il écrivit à son père pour lui apprendre Ses nouveaux projets, et lui demanda son autorisation. La réponse fut favorable. Au bout de quinze jours, les dettes étaient payées; rien ne s'opposait plus au départ de Frédéric, et il alla chercher son passe-port.

Mademoiselle Darcy lui fit mille questions, mais il n'y voulait plus répondre. Tant qu'il n'avait pas vu clair dans son propre cœur, il s'était prêté par faiblesse à la curiosité de sa jeune confidente; mais la souffrance était maintenant trop vraie pour qu'il consentît à en faire un jeu, et, en s'apercevant du danger de sa passion, il avait compris combien l'intérêt qu'y prenait mademoiselle Darcy était frivole. Il fit donc ce que font tous les hommes en pareil cas. Pour aider lui-même à sa guérison, il prétendit qu'il était guéri; qu'une amourette avait pu l'étourdir, mais qu'il était d'un âge à penser à des choses plus sérieuses. Mademoiselle Darcy, comme on peut croire, n'approuva pas de pareils sentiments; elle ne voyait de sérieux en ce monde que l'amour; le reste lui semblait méprisable. Tels étaient du moins ses discours. Frédéric la laissa parler, et convint de bonne grâce avec elle qu'il ne saurait jamais aimer. Son cœur lui disait assez le contraire, et, en se donnant pour inconstant, il aurait voulu ne pas mentir.

Moins il se sentait de courage, plus il se hâtait de partir. Il ne pouvait cependant se défendre d'une pensée qui l'obsédait. Quel était le nouvel amant de Bernerette? Que faisait-elle? Devait-il tenter de la revoir encore une fois? Gérard n'était pas de cet avis; il avait pour principe de ne rien faire à demi. Du moment que Frédéric était décidé à s'éloigner, il lui conseillait de tout oublier.—Que veux-tu savoir? lui disait-il; ou Bernerette ne te dira rien, ou elle altérera la vérité. Puisqu'il est prouvé qu'un autre amour l'occupe, à quoi bon le lui faire avouer? Une femme n'est jamais sincère sur ce sujet avec un ancien amant, même lorsque tout rapprochement est impossible. Qu'espères-tu d'ailleurs? elle ne t'aime plus.

C'était à dessein et pour rendre à son ami un peu de force, que Gérard s'exprimait en termes aussi durs. Je laisse à ceux qui ont aimé à juger l'effet qu'ils pouvaient produire. Mais bien des gens ont aimé qui ne le savent pas. Les liens de ce monde, même les plus forts, se dénouent la plupart du temps; quelques-uns seulement se brisent. Ceux dont l'absence, l'ennui, la satiété, ont affaibli peu à peu les amours, ne peuvent se figurer ce qu'ils eussent éprouvé si un coup subit les avait frappés. Le cœur le plus froid saigne et s'ouvre à ce coup; qui y reste insensible n'est pas homme. De toutes les blessures que la mort nous fait ici-bas avant de nous abattre, c'est la plus profonde. Il faut avoir regardé avec des yeux pleins de larmes le sourire d'une maîtresse infidèle, pour comprendre ces mots: Elle ne t'aime plus! Il faut avoir longtemps pleuré pour s'en souvenir; c'est une triste expérience. Si je voulais tenter d'en donner une idée à ceux qui l'ignorent, je leur dirais que je ne sais pas lequel est le plus cruel de perdre tout à coup la femme qu'on aime, par son inconstance ou par sa mort.

Frédéric ne pouvait rien répondre aux sévères conseils de Gérard; mais un instinct plus fort que la raison luttait en lui contre ces conseils. Il prit une autre voie pour parvenir à son but; sans se rendre compte de ce qu'il voulait, ni de ce qui en pourrait advenir, il chercha un moyen d'avoir à tout prix des nouvelles de son amie. Il portait une bague assez belle, que Bernerette avait souvent regardée d'un œil d'envie. Malgré tout son amour pour elle, il n'avait jamais pu se décider à lui donner ce bijou, qu'il tenait de son père. Il le remit à Gérard, en lui disant qu'il appartenait à Bernerette, et il le pria de se charger de lui remettre cette bague, qu'elle avait, disait-il, oubliée chez lui. Gérard se chargea volontiers de la commission, mais il ne se pressait pas de s'en acquitter. Frédéric insista; il fallut céder.

Les deux amis sortirent un matin ensemble, et, tandis que Gérard allait chez Bernerette, Frédéric l'attendit aux Tuileries. Il se mêla assez tristement à la foule des promeneurs. Ce n'était pas sans regret qu'il se séparait d'une relique de famille qui lui était chère; et quel bien en espérait-il? qu'apprendrait-il qui pût le consoler? Gérard allait voir Bernerette, et si quelque parole, quelques larmes échappaient à celle-ci, ne croirait-il pas nécessaire de n'en rien témoigner? Frédéric regardait la grille du jardin, et s'attendait à tout moment à voir revenir son ami d'un air indifférent. Qu'importe? Il aurait vu Bernerette; il était impossible qu'il n'eût rien à dire; qui sait ce que le hasard peut faire? Il aurait peut-être appris, bien des choses dans cette visite. Plus Gérard tardait à paraître, et plus Frédéric espérait.

Cependant le ciel était sans nuages; les arbres commençaient à se couvrir de verdure. Il y a un arbre aux Tuileries qu'on appelle l'arbre du 20 mars. C'est un marronnier qui, dit-on, était en fleur le jour de la naissance du roi de Rome, et qui, tous les ans, fleurit à la même époque. Frédéric s'était assis bien des fois sous cet arbre; il y retourna, par habitude, en rêvant. Le marronnier était fidèle a sa poétique renommée; ses branches répandaient les premiers parfums de l'année. Des femmes, des enfants, des jeunes gens allaient et venaient. La gaieté du printemps respirait sur tous les visages. Frédéric réfléchissait à l'avenir, à son voyage, au pays qu'il allait voir; une inquiétude mêlée d'espérance l'agitait malgré lui; tout ce qui l'entourait semblait l'appeler à une existence nouvelle. Il pensa à son père, dont il était l'orgueil et l'appui, dont il n'avait reçu, depuis qu'il était au monde, que des marques de tendresse. Peu à peu des idées plus douces, plus saines, prirent le dessus dans son esprit. La multitude qui se croisait devant lui le fit songer à la variété et à l'inconstance des choses. N'est-ce pas, en effet, un spectacle étrange que celui de la foule, quand on réfléchit que chaque être a sa destinée? Y a-t-il rien qui doive nous donner une idée plus juste de ce que nous valons, et de ce que nous sommes aux yeux de la Providence? Il faut vivre, pensa Frédéric, il faut obéir au suprême guide. Il faut marcher même quand on souffre, car nul ne sait où il va. Je suis libre et bien jeune encore; il faut prendre courage et se résigner.

Comme il était plongé dans ces pensées, Gérard parut et accourut vers lui.
Il était pâle et très ému.

—Mon ami, lui dit-il, il faut y aller. Vite, ne perdons pas de temps.

—Où me mènes-tu?

—Chez elle. Je t'ai conseillé ce que j'ai cru juste; mais il y a telle occasion où le calcul est en défaut, et la prudence hors de saison.

—Que se passe-t-il donc? s'écria Frédéric.

—Tu vas le savoir; viens, courons.

Ils allèrent ensemble chez Bernerette.

—Monte seul, dit Gérard, je reviens dans un instant;—et il s'éloigna.

Frédéric entra. La clef était à la porte, les volets étaient fermés.

—Bernerette, dit-il, où êtes-vous?

Point de réponse.

Il s'avança dans les ténèbres, et, à la lueur d'un feu à demi éteint, il aperçut son amie assise à terre près de la cheminée.

—Qu'avez-vous? demanda-t-il, qu'est-il arrivé?

Même silence.

Il s'approcha d'elle, lui prit la main.

—Levez-vous, lui dit-il; que faites-vous là?

Mais à peine avait-il prononcé ces mots, qu'il recula d'horreur. La main qu'il tenait était glacée et un corps inanimé venait de rouler à ses pieds.

Épouvanté, il appela au secours. Gérard entrait, suivi d'un médecin. On ouvrit la fenêtre; on porta Bernerette sur son lit. Le médecin l'examina, secoua la tête, et donna des ordres. Les symptômes n'étaient pas douteux, la pauvre fille avait pris du poison; mais quel poison? Le médecin l'ignorait, et cherchait en vain à le deviner. Il commença par saigner la malade; Frédéric la soutenait dans ses bras; elle ouvrit les yeux, le reconnut et l'embrassa, puis elle retomba dans sa léthargie. Le soir, on lui fit prendre une tasse de café; elle revint à elle comme si elle se fût éveillée d'un songe. On lui demanda alors quel était le poison dont elle s'était servie; elle refusa d'abord de le dire; mais, pressée par le médecin, elle l'avoua. Un flambeau de cuivre, placé sur la cheminée, portait les marques de plusieurs coups de lime; elle avait eu recours à cet affreux moyen pour augmenter l'effet d'une faible dose d'opium, le pharmacien auquel elle s'était adressée ayant refusé d'en donner davantage.

IX

Ce ne fut qu'au bout de quinze jours qu'elle fut entièrement hors de danger. Elle commença à se lever et à prendre quelque nourriture; mais sa santé était détruite, et le médecin déclara qu'elle souffrirait toute sa vie.

Frédéric ne l'avait pas quittée. Il ignorait encore le motif qui lui avait fait chercher la mort, et il s'étonnait que personne au monde ne s'inquiétât d'elle. Depuis quinze jours, en effet, il n'avait vu venir chez elle ni un parent ni un étranger. Se pouvait-il que son nouvel amant l'abandonnât dans une pareille circonstance? Cet abandon était-il la cause du désespoir de Bernerette? Ces deux suppositions paraissaient également incroyables à Frédéric, et son amie lui avait fait comprendre qu'elle ne s'expliquerait pas sur ce sujet. Il restait donc dans un doute cruel, troublé par une jalousie secrète, retenu par l'amour et par la pitié.

Au milieu de ses douleurs, Bernerette lui témoignait la plus vive tendresse. Pleine de reconnaissance pour les soins qu'il lui prodiguait, elle était, près de lui, plus gaie que jamais, mais d'une gaieté mélancolique, et, pour ainsi dire, voilée par la souffrance. Elle faisait tous ses efforts pour le distraire, et pour lui persuader de ne pas la laisser seule. S'il s'éloignait, elle lui demandait à quelle heure il reviendrait. Elle voulait qu'il dînât à son chevet, et s'endormir en lui tenant la main. Elle lui faisait, pour le divertir, mille contes sur sa vie passée; mais, dès qu'il s'agissait du présent et de sa funeste action, elle restait muette. Aucune question, aucune prière de Frédéric n'obtenait de réponse. S'il insistait, elle devenait sombre et chagrine. Elle était un soir au lit; on venait de la saigner de nouveau, et il sortait encore un peu de sang de la blessure mal fermée. Elle regardait en souriant couler une larme de pourpre sur son bras aussi blanc que le marbre.

—M'aimes-tu encore? dit-elle à Frédéric; est-ce que toutes ces horreurs ne te dégoûtent pas de moi?

—Je t'aime, répondit-il, et rien ne nous séparera maintenant.

—Est-ce vrai? reprit-elle en l'embrassant; ne me trompez pas; dites-moi si c'est un rêve.

—Non, ce n'est pas un rêve, non, ma belle et chère maîtresse; vivons tranquilles, soyons heureux.

—Hélas! nous ne pouvons pas, nous ne pouvons pas! s'écria-t-elle avec angoisse. Puis elle ajouta à voix basse: Et si nous ne pouvons pas, c'est à recommencer.

Quoiqu'elle n'eût fait que murmurer ces dernières paroles, Frédéric les avait entendues, et il en avait frissonné. Il les répéta le lendemain à Gérard.

—Mon parti est pris, lui dit-il; je ne sais ce que mon père en dira, mais je l'aime, et, quoi qu'il arrive, je ne la laisserai pas mourir.

Il prit, en effet, un parti dangereux, mais le seul qui s'offrît à lui. Il écrivit à son père, et lui confia l'histoire de ses amours. Il oublia dans sa lettre l'infidélité de Bernerette; il ne parla que de sa beauté, de sa constance, de la douce opiniâtreté qu'elle avait mise à le revoir; enfin de l'horrible tentative qu'elle venait de faire sur elle-même. Le père de Frédéric, vieillard septuagénaire, aimait son fils unique plus que sa propre vie. Il accourut en toute hâte à Paris, accompagné de mademoiselle Hombert, sa sœur, vieille demoiselle fort dévote. Malheureusement ni le digne homme ni la bonne tante n'avaient pour vertu la discrétion, en sorte que, dès leur arrivée, toutes leurs connaissances surent que Frédéric était amoureux fou d'une grisette qui s'était empoisonnée pour lui. On ajouta bientôt qu'il voulait l'épouser; les malveillants crièrent au scandale, au déshonneur de la famille; sous prétexte de défendre la cause du jeune homme, mademoiselle Darcy raconta tout ce qu'elle savait, avec les détails les plus romanesques. Bref, en voulant conjurer l'orage, Frédéric le vit fondre sur sa tête de tous côtés.

Il eut d'abord à comparaître devant les parents et les amis rassemblés, et à y subir une sorte d'interrogatoire: non qu'il fût traité en coupable, on lui témoignait au contraire toute l'indulgence possible; mais il lui fallut mettre son cœur à nu et entendre discuter ses secrets les plus chers; il est inutile de dire que l'on ne put rien décider. M. Hombert voulut voir Bernerette; il alla chez elle, lui parla longtemps, et lui fit mille questions auxquelles elle sut répondre avec une grâce et une naïveté qui touchèrent le vieillard. Il avait eu, comme tout le monde, ses amourettes de jeunesse. Il sortit de cet entretien fort troublé et fort inquiet. Il fit venir son fils, et lui dit qu'il était décidé à faire un petit sacrifice en faveur de Bernerette, si elle promettait, quand elle serait rétablie, d'apprendre un métier. Frédéric transmit cette proposition à son amie.

—Et toi, que feras-tu? lui dit-elle; comptes-tu rester ou partir?

Il répondit qu'il resterait; mais ce n'était pas l'avis de la famille. Sur ce point, M. Hombert fut intraitable. Il représenta à son fils le danger, la honte, l'impossibilité d'une liaison pareille; il lui fit sentir, en termes bienveillants et mesurés, qu'il se perdait de réputation, qu'il ruinait son avenir. Après l'avoir forcé de réfléchir, il employa l'irrésistible argument qui fait la toute-puissance paternelle: il supplia son fils; celui-ci promit ce qu'on voulut. Tant de secousses, tant d'intérêts divers l'avaient agité, qu'il ne savait plus à quoi se résoudre, et, voyant le malheur de tous les côtés, il n'osait ni lutter ni choisir. Gérard lui-même, ordinairement ferme, cherchait vainement quelque moyen de salut, et se voyait obligé de dire qu'il fallait laisser faire le destin.

Deux événements inattendus changèrent tout à coup les choses. Frédéric était seul, un soir, dans sa chambre; il vit entrer Bernerette. Elle était pâle, les cheveux en désordre; une fièvre ardente faisait briller ses yeux d'un éclat effrayant; contre l'ordinaire, sa parole était brève, impérieuse. Elle venait, disait-elle, sommer Frédéric de s'expliquer.

—Vous voulez me tuer? lui demanda-t-elle. M'aimez-vous ou ne m'aimez-vous pas? Êtes-vous un enfant? Avez-vous besoin des autres pour agir? Êtes-vous fou de consulter votre père pour savoir s'il faut garder votre maîtresse? Qu'est-ce que ces gens-là désirent? Nous séparer. Si vous le voulez comme eux, vous n'avez que faire de leur avis, et si vous ne le voulez pas, encore moins. Voulez-vous partir? Emmenez-moi. Je n'apprendrai jamais un métier; je ne veux pas rentrer au théâtre. Comment le pourrais-je, faite comme je suis? je souffre trop pour attendre; décidez-vous.

Elle parla sur ce ton pendant près d'une heure, interrompant Frédéric dès qu'il voulait répondre. Il tenta en vain de l'apaiser. Une exaltation aussi violente ne pouvait céder à aucun raisonnement. Enfin, épuisée de fatigue, Bernerette fondit en larmes. Le jeune homme la serra dans ses bras; il ne pouvait résister à tant d'amour. Il porta sa maîtresse sur son lit.

—Reste là, lui dit-il, et que le ciel m'écrase si je t'en laisse arracher! Je ne veux plus rien entendre, rien voir, si ce n'est toi. Tu me reproches ma lâcheté, et tu as raison; mais j'agirai, tu le verras. Si mon père me repousse, tu me suivras; puisque Dieu m'a fait pauvre, nous vivrons pauvrement. Je ne me soucie ni de mon nom, ni de ma famille, ni de l'avenir.

Ces mots, prononcés avec toute l'ardeur de la conviction, consolèrent Bernerette. Elle pria son ami de la reconduire chez elle à pied; malgré sa lassitude, elle voulait prendre l'air. Ils convinrent, pendant la route, du plan qu'ils avaient à suivre. Frédéric feindrait de se soumettre aux désirs de son père; mais il lui représenterait qu'avec peu de fortune il n'est pas possible de se hasarder dans la carrière diplomatique. Il demanderait donc à achever son stage; M. Hombert céderait vraisemblablement, à la condition que son fils oublierait ses folles amours. Bernerette, de son côté, changerait de quartier; on la croirait partie. Elle louerait une petite chambre dans la rue de la Harpe, ou aux environs; là, elle vivrait avec tant d'économie, que la pension de Frédéric suffirait pour tous deux. Dès que son père serait retourné à Besançon, il viendrait la rejoindre et demeurer avec elle. Pour le reste, Dieu y pourvoirait. Tel fut le projet auquel les pauvres amants s'arrêtèrent, et dont ils crurent le succès infaillible, comme il arrive toujours en pareil cas.

Deux jours après, Frédéric, après une nuit sans sommeil, se rendit chez son amie dès six heures du matin. Un entretien qu'il avait eu avec son père le troublait; on exigeait qu'il partît pour Berne; il venait embrasser Bernerette pour retrouver près d'elle son courage affaibli. La chambre était déserte, le lit était vide. Il questionna la portière, et apprit, à n'en pouvoir douter, qu'il avait un rival et qu'on le trompait. Il sentit cette fois moins de douleur que d'indignation. La trahison était trop forte pour que le mépris ne vînt pas prendre la place de l'amour. Rentré chez lui, il écrivit une longue lettre à Bernerette pour l'accabler des reproches les plus amers. Mais il déchira cette lettre au moment de l'envoyer; une si misérable créature ne lui parut pas digne de sa colère. Il résolut de partir le plus tôt possible; une place était vacante pour le lendemain à la malle-poste de Strasbourg; il la retint, et courut prévenir son père; toute la famille le félicita; on ne lui demanda pas, bien entendu, par quel hasard il obéissait si vite. Gérard seul sut la vérité. Mademoiselle Darcy déclara que c'était une pitié, et que les hommes manqueraient toujours de cœur. Mademoiselle Hombert augmenta de ses épargnes la petite somme qu'emportait son neveu. Un dîner d'adieu réunit toute la famille, et Frédéric partit pour la Suisse.

X

Les plaisirs et les fatigues du voyage, l'attrait du changement, les occupations de sa nouvelle carrière, rendirent bientôt le calme à son esprit. Il ne pensait plus qu'avec horreur à la fatale passion qui avait failli le perdre. Il trouva à l'ambassade l'accueil le plus gracieux: il était bien recommandé; sa figure prévenait en sa faveur; une modestie naturelle donnait plus de prix à ses talents, sans leur ôter leur relief; il occupa bientôt dans le monde une place honorable et le plus riant avenir s'ouvrit devant lui.

Bernerette lui écrivit plusieurs fois. Elle lui demandait gaiement s'il était parti pour tout de bon, et s'il comptait bientôt revenir. Il s'abstint d'abord de répondre; mais, comme les lettres continuaient et devenaient de plus en plus pressantes, il perdit enfin patience. Il répondit et déchargea son cœur. Il demanda à Bernerette, dans les termes les plus amers, si elle avait oublié sa double trahison, et il la pria de lui épargner à l'avenir de feintes protestations dont il ne pouvait plus être la dupe. Il ajouta que, du reste, il bénissait la Providence de l'avoir éclairé à temps; que sa résolution était irrévocable, et qu'il ne reverrait probablement la France qu'après un long séjour à l'étranger. Cette lettre partie, il se sentit plus à l'aise et entièrement délivré du passé. Bernerette cessa de lui écrire depuis ce moment, et il n'entendit plus parler d'elle.

Une famille anglaise assez riche habitait une jolie maison aux environs de Berne. Frédéric y fut présenté; trois jeunes personnes, dont la plus âgée n'avait que vingt ans, faisaient les honneurs de la maison. L'aînée était d'une beauté remarquable; elle s'aperçut bientôt de la vive impression qu'elle produisait sur le jeune attaché, et ne s'y montra pas insensible. Il n'était pourtant pas encore assez bien guéri pour se livrer à un nouvel amour. Mais, après tant d'agitations et de chagrins, il éprouvait le besoin d'ouvrir son cœur à un sentiment calme et pur. La belle Fanny ne devint pas sa confidente, comme l'avait été mademoiselle Darcy; mais, sans qu'il lui fît le récit de ses peines, elle devina qu'il venait de souffrir, et comme le regard de ses yeux bleus semblait consoler Frédéric, elle les tournait souvent de son côté.

La bienveillance mène à la sympathie, et la sympathie à l'amour. Au bout de trois mois l'amour n'était pas venu, mais il était bien près de venir. Un homme d'un caractère aussi tendre et aussi expansif que Frédéric ne pouvait être constant qu'à la condition d'être confiant. Gérard avait eu raison de lui dire autrefois qu'il aimerait Bernerette plus longtemps qu'il ne le croyait; mais il eût fallu pour cela que Bernerette l'aimât aussi, du moins en apparence. En révoltant les cœurs faibles, on met leur existence en question; il faut qu'ils se brisent ou qu'ils oublient, car ils n'ont pas la force d'être fidèles à un souvenir dont ils souffrent. Frédéric s'habitua donc de jour en jour à ne plus vivre que pour Fanny; il fut bientôt question de mariage. Le jeune homme n'avait pas grande fortune, mais sa position était faite, ses protections puissantes; l'amour, qui lève tout obstacle, plaidait pour lui; il fut décidé qu'on demanderait une faveur à la cour de France, et que Frédéric, nommé second secrétaire, deviendrait l'époux de Fanny.

Cet heureux jour arriva enfin; les nouveaux mariés venaient de se lever, et Frédéric, dans l'ivresse du bonheur, tenait sa femme entre ses bras. Il était assis près de la cheminée; un pétillement du feu et un jet de flamme le firent tressaillir. Par un bizarre effet de la mémoire, il se souvint tout à coup du jour où pour la première fois il s'était trouvé ainsi, avec Bernerette, près de la cheminée d'une petite chambre. Je laisse à commenter ce hasard étrange à ceux dont l'imagination se plaît à admettre que l'homme pressent la destinée. Ce fut en ce moment qu'on remit à Frédéric une lettre timbrée de Paris, qui lui annonçait la mort de Bernerette. Je n'ai pas besoin de peindre son étonnement et sa douleur; je dois me contenter de mettre sous les yeux du lecteur l'adieu de la pauvre fille à son ami; on y trouvera l'explication de sa conduite en quelques lignes, écrites de ce style à moitié gai et à moitié triste qui lui était particulier.

« Hélas! Frédéric, vous saviez bien que c'était un rêve. Nous ne pouvions pas vivre tranquillement et être heureux. J'ai voulu m'en aller d'ici; j'ai reçu la visite d'un jeune homme dont j'avais fait la connaissance en province, du temps de ma gloire; il était fou de moi à Bordeaux. Je ne sais où il avait appris mon adresse; il est venu et s'est jeté à mes pieds, comme si j'étais encore une reine de théâtre. Il m'offrait sa fortune qui n'est pas grand chose, et son cœur qui n'est rien du tout. C'était le lendemain, ami, souviens-t'en! tu m'avais quittée en me répétant que tu partais. Je n'étais pas trop gaie, mon cher, et je ne savais trop où aller dîner. Je me suis laissé emmener; malheureusement, je n'ai pas pu y tenir: j'avais fait porter mes pantoufles chez lui; je les ai envoyé redemander, et je me suis décidée à mourir.

Oui, mon pauvre bon, j'ai voulu te laisser là. Je ne pourrais pas vivre en apprentissage. Cependant la seconde fois j'étais décidée. Mais ton père est revenu chez moi: voilà ce que tu n'as pas su. Que voulais-tu que je lui disse? J'ai promis de t'oublier; je suis retournée chez mon adorateur. Ah! que je me suis ennuyée! Est-ce ma faute si tous les hommes me semblent laids et bêtes depuis que je t'aime? Je ne peux pourtant pas vivre de l'air du temps. Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse?

Je ne me tue pas, mon ami, je m'achève; ce n'est pas un grand meurtre que je fais. Ma santé est déplorable, à jamais perdue. Tout cela ne serait rien sans l'ennui. On dit que tu te maries: est-elle belle? Adieu, adieu. Souviens-toi, quand il fera beau temps, du jour où tu arrosais tes fleurs. Ah! comme je t'ai aimé vite! En te voyant, c'était un soubresaut en moi, une pâleur qui me prenait. J'ai été bien heureuse avec toi. Adieu.

Si ton père l'avait voulu, nous ne nous serions jamais quittés; mais tu n'avais point d'argent, voilà le malheur, et moi non plus. Quand j'aurais été chez une lingère, je n'y serais pas restée; ainsi, que veux-tu? Voilà maintenant deux essais que je fais de recommencer: rien ne me réussit.

Je t'assure que ce n'est pas par folie que je veux mourir: j'ai toute ma raison. Mes parents (que Dieu leur pardonne!) sont encore revenus. Si tu savais ce qu'on veut faire de moi! C'est trop dégoûtant d'être un jouet de misère et de se voir tirailler ainsi. Quand nous nous sommes aimés autrefois, si nous avions eu plus d'économie, cela aurait mieux été. Mais tu voulais aller au spectacle et nous amuser. Nous avons passé de bonnes soirées à la Chaumière.

Adieu, mon cher, pour la dernière fois, adieu. Si je me portais mieux, je serais rentrée au théâtre; mais je n'ai plus que le souffle. Ne te fais jamais reproche de ma mort; je sens bien que, si tu avais pu, rien de tout cela ne serait arrivé; je le sentais, moi, et je n'osais pas le dire; j'ai vu tout se préparer, mais je ne voulais pas te tourmenter.

C'est par une triste nuit que je t'écris, plus triste, sois-en sûr, que celle où tu es venu sonner et où tu m'as trouvée sortie. Je ne t'avais jamais cru jaloux; quand j'ai su que tu étais en colère, cela m'a fait peine et plaisir. Pourquoi ne m'as-tu pas attendue d'autorité? Tu aurais vu la mine que j'avais en rentrant de ma bonne fortune; mais c'est égal, tu m'aimais plus que tu ne le disais.

Je voudrais finir, et je ne peux pas. Je m'attache à ce papier comme à un reste de vie; je serre mes lignes; je voudrais rassembler tout ce que j'ai de force et te l'envoyer. Non, tu n'as pas connu mon cœur. Tu m'as aimée parce que tu es bon; c'était par pitié que tu venais, et aussi un peu pour ton plaisir. Si j'avais été riche, tu ne m'aurais pas quittée: voilà ce que je me dis; c'est la seule chose qui me donne du courage. Adieu.

Puisse mon père ne pas se repentir du mal dont il a été cause! Maintenant, je le sens, que ne donnerais-je pas pour savoir quelque chose, pour avoir un gagne-pain dans les mains! Il est trop tard. Si, quand on est enfant, on pouvait voir sa vie dans un miroir, je ne finirais pas ainsi; tu m'aimerais encore; mais peut-être que non, puisque tu vas te marier.

Comment as-tu pu m'écrire une lettre aussi dure? Puisque ton père l'exigeait et puisque tu allais partir, je ne croyais pas mal faire en essayant de prendre un autre amant. Jamais je n'ai rien éprouvé de pareil et jamais je n'ai rien vu de si drôle que sa figure quand je lui ai déclaré que je retournais chez moi.

Ta lettre m'a désolée; je suis restée au coin de mon feu pendant deux jours, sans pouvoir dire un mot ni bouger. Je suis née bien malheureuse, mon ami. Tu ne saurais croire comme le bon Dieu m'a traitée depuis une pauvre vingtaine d'années que j'existe: c'est comme une gageure. Enfant, on me battait, et quand je pleurais, on m'envoyait dehors.—Va voir s'il pleut, disait mon père. Quand j'avais douze ans, on me faisait raboter des planches; et quand je suis devenue femme, m'a-t-on assez persécutée! Ma vie s'est passée à tâcher de vivre, et finalement à voir qu'il faut mourir.

Que Dieu te bénisse, toi qui m'as donné mes seuls, seuls jours heureux! J'ai respiré là une bonne bouffée d'air; que Dieu te la rende! Puisses-tu être heureux, libre, ô ami! Puisses-tu être aimé comme t'aime ta mourante, ta pauvre Bernerette!

Ne t'afflige pas; tout va être fini. Te souviens-tu d'une tragédie allemande que tu me lisais un soir chez nous? Le héros de la pièce demande: «Qu'est-ce que nous crierons en mourant?—Liberté!» répond le petit Georges. Tu as pleuré en lisant ce mot-là. Pleure donc! c'est le dernier cri de ton amie.

Les pauvres meurent sans testament; je t'envoie pourtant une boucle de mes cheveux. Un jour que le coiffeur me les avait brûlés avec son fer, je me rappelle que tu voulais le battre. Puisque tu ne voulais pas qu'on me brûlât mes cheveux, tu ne jetteras pas au feu cette boucle.

Adieu, adieu encore; pour jamais.
Ta fidèle amie,

BERNERETTE.»

On m'a dit qu'après avoir lu cette lettre, Frédéric avait fait sur lui-même une funeste tentative. Je n'en parlerai pas ici: les indifférents trouvent trop souvent du ridicule à des actes semblables lorsqu'on y survit. Les jugements du monde sont tristes sur ce point; on rit de celui qui essaye de mourir, et celui qui meurt est oublié.

FIN DE FRÉDÉRIC ET BERNERETTE.

La notice sur la vie de l'auteur fera connaître ce qu'il y a de réel dans l'histoire de Bernerette.

* * * * *

IV. LE FILS DU TITIEN

1838

[Illustration: Elle parut alors devant lui dans un costume à peu près pareil à celui dont Paris Bordone a revêtu sa Vénus couronnée… CHARPENTIER. ÉDITEUR]

I

Au mois de février de l'année 1580, un jeune homme traversait, au point Du jour, la Piazzetta, à Venise. Ses habits étaient en désordre; sa toque, sur laquelle flottait une belle plume écarlate, était enfoncée sur ses oreilles. Il marchait à grands pas vers la rive des Esclavons, et son épée et son manteau traînaient derrière lui, tandis que d'un pied assez dédaigneux il enjambait par-dessus les pêcheurs couchés à terre. Arrivé au pont de la Paille, il s'arrêta et regarda autour de lui. La lune se couchait derrière la Giudecca, et l'aurore dorait le palais ducal. De temps en temps une fumée épaisse, une lueur brillante, s'échappaient d'un palais voisin. Des poutres, des pierres, d'énormes blocs de marbre, mille débris encombraient le canal des Prisons. Un incendie récent venait de détruire, au milieu des eaux, la demeure d'un patricien. Des gerbes d'étincelles s'élevaient par instants, et, à cette clarté sinistre, on apercevait un soldat sous les armes veillant au milieu des ruines.

Cependant notre jeune homme ne semblait frappé ni de ce spectacle de destruction, ni de la beauté du ciel qui se teignait des plus fraîches nuances. Il regarda quelque temps l'horizon, comme pour distraire ses yeux éblouis; mais la clarté du jour parut produire sur lui un effet désagréable, car il s'enveloppa dans son manteau et poursuivit sa route en courant. Il s'arrêta bientôt de nouveau à la porte d'un palais où il frappa. Un valet, tenant un flambeau à la main, lui ouvrit aussitôt. Au moment d'entrer, il se retourna, et jetant sur le ciel encore un regard:

—Par Bacchus! s'écria-t-il, mon carnaval me coûte cher!

Ce jeune homme se nommait Pomponio Filippo Vecellio. C'était le second fils du Titien, enfant plein d'esprit et d'imagination, qui avait fait concevoir à son père les plus heureuses espérances, mais que sa passion pour le jeu entraînait dans un désordre continuel. Il y avait quatre ans seulement que le grand peintre et son fils aîné, Orazio, étaient morts presque en même temps, et le jeune Pippo, depuis quatre ans, avait déjà dissipé la meilleure part de l'immense fortune que lui avait donnée ce double héritage. Au lieu de cultiver les talents qu'il tenait de la nature, et de soutenir la gloire de son nom, il passait ses journées à dormir et ses nuits à jouer chez une certaine comtesse Orsini, ou du moins soi-disant comtesse, qui faisait profession de ruiner la jeunesse vénitienne. Chez elle s'assemblait chaque soir une nombreuse compagnie, composée de nobles et de courtisanes; là, on soupait et on jouait, et comme on ne payait pas son souper, il va sans dire que les dés se chargeaient d'indemniser la maîtresse du logis. Tandis que les sequins flottaient par monceaux, le vin de Chypre coulait, les œillades allaient grand train, et les victimes, doublement étourdies, y laissaient leur argent et leur raison.

C'est de ce lieu dangereux que nous venons de voir sortir le héros de ce conte, et il avait fait plus d'une perte dans la nuit. Outre qu'il avait vidé ses poches au passe-dix, le seul tableau qu'il eût jamais terminé, tableau que tous les connaisseurs donnaient pour excellent, venait de périr dans l'incendie du palais Dolfino. C'était un sujet d'histoire traité avec une verve et une hardiesse de pinceau presque dignes du Titien lui-même; vendue à un riche sénateur, cette toile avait eu le même sort qu'un grand nombre d'ouvrages précieux; l'imprudence d'un valet avait réduit en cendres ces richesses. Mais c'était là le moindre souci de Pippo; il ne songeait qu'à la chance fâcheuse qui venait de le poursuivre avec un acharnement inusité, et aux dés qui l'avaient fait perdre.

Il commença, en rentrant chez lui, par soulever le tapis qui couvrait sa table et compter l'argent qui restait dans son tiroir; puis, comme il était d'un caractère naturellement gai et insouciant, après qu'on l'eut déshabillé, il se mit à sa fenêtre en robe de chambre. Voyant qu'il faisait grand jour, il se demanda s'il fermerait ses volets pour se mettre au lit, ou s'il se réveillerait comme tout le monde; il y avait longtemps qu'il ne lui était arrivé de voir le soleil du côté où il se lève, et il trouvait le ciel plus joyeux qu'à l'ordinaire. Avant de se décider à veiller ou à dormir, tout en luttant contre le sommeil, il prit son chocolat sur son balcon. Dès que ses yeux se fermaient, il croyait voir une table, des mains agitées, des figures pâles, il entendait résonner les cornets.—Quelle fatale chance! murmurait-il; est-ce croyable qu'on perde avec quinze! Et il voyait son adversaire habituel, le vieux Vespasiano Memmo, amenant dix-huit et s'emparant de l'or entassé sur le tapis. Il rouvrait alors promptement les paupières pour se soustraire à ce mauvais rêve, et regardait les fillettes passer sur le quai. Il lui sembla apercevoir de loin une femme masquée; il s'en étonna, bien qu'on fût au carnaval, car les pauvres gens ne se masquent pas, et il était étrange, à une pareille heure, qu'une dame vénitienne sortit seule à pied [A]; mais il reconnut que ce qu'il avait pris pour un masque était le visage d'une négresse; il la vit bientôt de plus près, et elle lui parut assez bien tournée. Elle marchait fort vite, et un coup de vent, collant sur ses hanches sa robe bigarrée de fleurs, dessina des contours gracieux. Pippo se pencha sur le balcon, et vit, non sans surprise, que la négresse frappait à sa porte.

[Note A: On sortait masqué autrefois à Venise tant que durait le carnaval. (Note de l'auteur.)]

Le portier tardait à ouvrir.

—Que demandes-tu? cria le jeune homme; est-ce à moi que tu as affaire, brunette? Mon nom est Vecellio, et, si on te fait attendre, je vais aller t'ouvrir moi-même.

La négresse leva la tête.

—Votre nom est Pomponio Vecellio?

—Oui, ou Pippo, comme tu voudras.

—Vous êtes le fils du Titien?

—A ton service; qu'y a-t-il pour te plaire?

Après avoir jeté sur Pippo un coup d'œil rapide et curieux, la négresse fit quelques pas en arrière, lança adroitement sur le balcon une petite boîte roulée dans du papier, puis s'enfuit promptement, en se retournant de temps en temps. Pippo ramassa la boîte, l'ouvrit et y trouva une jolie bourse enveloppée dans du coton. Il soupçonna avec raison qu'il pouvait y avoir sous le coton un billet qui lui expliquerait cette aventure. Le billet s'y trouvait en effet, mais était aussi mystérieux que le reste, car il ne contenait que ces mots: «Ne dépense pas trop légèrement ce que je renferme; quand tu sortiras de chez toi, charge-moi d'une pièce d'or, c'est assez pour un jour; et s'il t'en reste le soir quelque chose, si peu que ce soit, tu trouveras un pauvre qui t'en remerciera.»

Lorsque le jeune homme eut retourné la boîte de cent façons, examiné la bourse, regardé de nouveau sur le quai, et qu'il vit enfin clairement qu'il n'en pourrait savoir davantage: Il faut avouer, pensa-t-il, que ce cadeau est singulier, mais il vient cruellement mal à propos. Le conseil qu'on me donne est bon; mais il est trop tard pour dire aux gens qu'ils se noient quand ils sont au fond de l'Adriatique. Qui diable peut m'envoyer cela?

Pippo avait aisément reconnu que la négresse était une servante; il commença à chercher dans sa mémoire quelle était la femme ou l'ami capable de lui adresser cet envoi, et, comme sa modestie ne l'aveuglait pas, il se persuada que ce devait être une femme plutôt qu'un de ses amis. La bourse était en velours brodé d'or; il lui sembla qu'elle était faite avec une finesse trop exquise pour sortir de la boutique d'un marchand. Il passa donc en revue dans sa tête d'abord les plus belles dames de Venise, ensuite celles qui l'étaient moins; mais il s'arrêta là, et se demanda comment il s'y prendrait pour découvrir d'où lui venait sa bourse. Il fit là-dessus les rêves les plus hardis et les plus doux; plus d'une fois il crut avoir deviné; le cœur lui battait, tandis qu'il s'efforçait de reconnaître l'écriture; il y avait une princesse bolonaise qui formait ainsi ses lettres majuscules, et une belle dame de Brescia dont c'était à peu près la main.

Rien n'est plus désagréable qu'une idée fâcheuse venant se glisser tout à coup au milieu de semblables rêveries; c'est à peu près comme si, en se promenant dans une prairie en fleur, on marchait sur un serpent. Ce fut aussi ce qu'éprouva Pippo lorsqu'il se souvint tout à coup d'une certaine Monna Bianchina, qui depuis peu le tourmentait singulièrement. Il avait eu avec cette femme une aventure de bal masqué, et elle était assez jolie, mais il n'avait aucun amour pour elle. Monna Bianchina, au contraire, s'était prise subitement de passion pour lui, et elle s'était même efforcée de voir de l'amour là où il n'y avait que de la politesse; elle s'attachait à lui, lui écrivait souvent, et l'accablait de tendres reproches; mais il s'était juré un jour, en sortant de chez elle, de ne jamais y retourner, et il tenait scrupuleusement sa parole. Il vint donc à penser que Monna Bianchina pouvait bien lui avoir fait une bourse et la lui avoir envoyée; ce soupçon détruisit sa gaieté et les illusions qui le berçaient; plus il réfléchissait, plus il trouvait vraisemblable cette supposition; il ferma sa fenêtre de mauvaise humeur, et se décida à se coucher.

Mais il ne pouvait dormir; malgré toutes les probabilités, il lui était impossible de renoncer à un doute qui flattait son orgueil. Il continua à rêver involontairement: tantôt il voulait oublier la bourse et n'y plus songer; tantôt il voulait se nier l'existence même de Monna Bianchina, afin de chercher plus à l'aise. Cependant il avait tiré ses rideaux, et il s'était enfoncé du côté de la ruelle pour ne pas voir le jour; tout à coup il sauta à bas de son lit, et appela ses domestiques. Il venait de faire une réflexion bien simple qui ne s'était pas d'abord présentée à lui. Monna Bianchina n'était pas riche; elle n'avait qu'une servante, et cette servante n'était pas une négresse, mais une grosse fille de Chioja. Comment aurait-elle pu se procurer, pour cette occasion, cette messagère inconnue que Pippo n'avait jamais vue à Venise?—Bénis soient ta noire figure, s'écria-t-il, et le soleil africain qui l'a colorée! Et, sans s'arrêter plus longtemps, il demanda son pourpoint et fit avancer sa gondole.

II

Il avait résolu d'aller rendre visite à la signora Dorothée, femme de l'avogador Pasqualigo. Cette dame, respectable par son âge, était des plus riches et des plus spirituelles de la république; elle était, en outre, marraine de Pippo, et, comme il n'y avait pas une personne de distinction à Venise qu'elle ne connût, il espérait qu'elle pourrait l'aider à éclaircir le mystère qui l'occupait. Il pensa toutefois qu'il était encore trop matin pour se présenter chez sa protectrice, et il fit un tour de promenade, en attendant, sous les Procuraties.

Le hasard voulut qu'il y rencontrât précisément Monna Bianchina, qui marchandait des étoffes; il entra dans la boutique, et, sans trop savoir pourquoi, après quelques paroles insignifiantes, il lui dit: Monna Bianchina, vous m'avez envoyé ce matin un joli cadeau, et vous m'avez donné un sage conseil; je vous en remercie bien humblement.

En s'exprimant avec cet air de certitude, il comptait peut-être s'affranchir sur-le-champ du doute qui l'avait tourmenté; mais Monna Bianchina était trop rusée pour témoigner de l'étonnement avant d'avoir examiné s'il était de son intérêt d'en montrer. Bien qu'elle n'eût réellement rien envoyé au jeune homme, elle vit qu'il y avait moyen de lui faire prendre le change; elle répondit, il est vrai, qu'elle ne savait de quoi il lui parlait; mais elle eut soin, en disant cela, de sourire avec tant de finesse et de rougir si modestement, que Pippo demeura convaincu, malgré les apparences, que la bourse venait d'elle.—Et depuis quand, lui demanda-t-il, avez-vous à vos ordres cette jolie négresse?

Déconcertée par cette question, et ne sachant comment y répondre, Monna Bianchina hésita un moment, puis elle partit d'un grand éclat de rire et quitta brusquement Pippo. Resté seul et désappointé, celui-ci renonça à la visite qu'il avait projetée; il rentra chez lui, jeta la bourse dans un coin, et n'y songea pas davantage.

Il arriva pourtant quelques jours après qu'il perdit au jeu une forte somme sur parole. Comme il sortait pour acquitter sa dette, il lui parut commode de se servir de cette bourse, qui était grande, et qui faisait bon effet à sa ceinture; il la prit donc, et, le soir même, il joua de nouveau et perdit encore.

—Continuez-vous? demanda ser Vespasiano, le vieux notaire de la chancellerie, lorsque Pippo n'eut plus d'argent.

—Non, répondit celui-ci, je ne veux plus jouer sur parole.

—Mais je vous prêterai ce que vous voudrez, s'écria la comtesse Orsini.

—Et moi aussi, dit ser Vespasiano.

—Et moi aussi, répéta d'une voix douce et sonore une des nombreuses nièces de la comtesse; mais rouvrez votre bourse, seigneur Vecellio: il y a encore un sequin dedans.

Pippo sourit, et trouva en effet au fond de sa bourse un sequin qu'il y avait oublié.—Soit, dit-il, jouons encore un coup, mais je ne hasarderai pas davantage. Il prit le cornet, gagna, se remit à jouer en faisant paroli; bref, au bout d'une heure, il avait réparé sa perte de la veille et celle de la soirée.

—Continuez-vous? demanda-t-il à son tour à ser Vespasiano, qui n'avait plus rien devant lui.

—Non! car il faut que je sois un grand sot de me laisser mettre à sec par un homme qui ne hasarderait qu'un sequin. Maudite soit cette bourse! elle renferme sans doute quelque sortilège.

Le notaire sortit furieux de la salle. Pippo se disposait à le suivre, lorsque la nièce qui l'avait averti lui dit en riant:

—Puisque c'est à moi que vous devez votre bonheur, faites-moi cadeau du sequin qui vous a fait gagner.

Ce sequin avait une petite marque qui le rendait reconnaissable. Pippo le chercha, le retrouva, et il tendait déjà la main pour le donner à la jolie nièce, lorsqu'il s'écria tout à coup:

—Ma foi, ma belle, vous ne l'aurez pas; mais, pour vous montrer que je ne suis pas avare, en voilà dix que je vous prie d'accepter. Quant à celui-là, je veux suivre un avis qu'on m'a donné dernièrement, et j'en fais cadeau à la Providence.

En parlant ainsi, il jeta le sequin par la fenêtre.

—Est-il possible, pensait-il en retournant chez lui, que la bourse de Monna Bianchina me porte bonheur? Ce serait une singulière raillerie du hasard si une chose qui en elle-même m'est désagréable avait une influence heureuse pour moi.

Il lui sembla bientôt, en effet, que toutes les fois qu'il se servait de cette bourse il gagnait. Lorsqu'il y mettait une pièce d'or, il ne pouvait se défendre d'un certain respect superstitieux, et il réfléchissait quelquefois, malgré lui, à la vérité des paroles qu'il avait trouvées au fond de la boîte.—Un sequin est un sequin, se disait-il, et il y a bien des gens qui n'en ont pas un par jour. Cette pensée le rendait moins imprudent, et lui faisait un peu restreindre ses dépenses.

Malheureusement, Monna Bianchina n'avait pas oublié son entretien avec Pippo sous les Procuraties. Pour le confirmer dans l'erreur où elle l'avait laissé, elle lui envoyait de temps en temps un bouquet ou une autre bagatelle, accompagnés de quelques mots d'écrit. J'ai déjà dit qu'il était très fatigué de ses importunités, auxquelles il avait résolu de ne pas répondre.

Or il arriva que Monna Bianchina, poussée à bout par cette froideur tenta une démarche audacieuse qui déplut beaucoup au jeune homme. Elle se présenta seule chez lui, pendant son absence, donna quelque argent à un domestique, et réussit à se cacher dans l'appartement. En rentrant, il la trouva donc, et il se vit forcé de lui dire, sans détour, qu'il n'avait point d'amour pour elle, et qu'il la priait de le laisser en repos.

La Bianchina, qui, comme je l'ai dit, était jolie, se laissa aller à une colère effrayante; elle accabla Pippo de reproches, mais non plus tendres cette fois. Elle lui dit qu'il l'avait trompée en lui parlant d'amour, qu'elle se regardait comme compromise par lui, et qu'enfin elle se vengerait. Pippo n'écouta pas ses menaces sans s'irriter à son tour; pour lui prouver qu'il ne craignait rien, il la força de reprendre à l'instant même un bouquet qu'elle lui avait envoyé le matin, et, comme la bourse se trouvait sous sa main:—Tenez, lui dit-il, prenez aussi cela; cette bourse m'a porté bonheur, mais apprenez par là que je ne veux rien de vous.

A peine eut-il cédé à ce mouvement de colère, qu'il en eut du regret. Monna Bianchina se garda bien de le détromper sur le mensonge qu'elle lui avait fait. Elle était pleine de rage, mais aussi de dissimulation. Elle prit la bourse et se retira, bien décidée à faire repentir Pippo de la manière dont il l'avait traitée.

Il joua le soir comme à l'ordinaire, et perdit; les jours suivants, il ne fut pas plus heureux. Ser Vespasiano avait toujours le meilleur dé, et lui gagnait des sommes considérables. Il se révolta contre sa fortune et contre sa superstition, il s'obstina et perdit encore. Enfin, un jour qu'il sortait de chez la comtesse Orsini, il ne put s'empêcher de s'écrier dans l'escalier: Dieu me pardonne! je crois que ce vieux fou avait raison, et que ma bourse était ensorcelée; car je n'ai plus un dé passable depuis que je l'ai rendue à la Bianchina.

En ce moment, il aperçut, flottant devant lui, une robe à fleurs, d'où sortaient deux jambes fines et lestes; c'était la mystérieuse négresse. Il doubla le pas, l'accosta, et lui demanda qui elle était et à qui elle appartenait.

—Qui sait? répondit l'Africaine avec un malicieux sourire.

—Toi, je suppose. N'es-tu pas la servante de Monna Bianchina?

—Non; qui est-elle, Monna Bianchina?

—Eh! par Dieu! celle qui t'a chargée l'autre jour de m'apporter cette boîte que tu as si bien jetée sur mon balcon.

—Oh! Excellence, je ne le crois pas.

—Je le sais; ne cherche pas à feindre; c'est elle-même qui me l'a dit.

—Si elle vous l'a dit,… répliqua la négresse d'un air d'hésitation. Elle haussa les épaules, réfléchit un instant; puis, donnant de son éventail un petit coup sur la joue de Pippo, elle lui cria en s'enfuyant:

—Mon beau garçon, on s'est moqué de toi.

Les rues de Venise sont un labyrinthe si compliqué, elles se croisent de tant de façons par des caprices si variés et si imprévus, que Pippo, après avoir laissé échapper la jeune fille, ne put parvenir à la rejoindre. Il resta fort embarrassé, car il avait commis deux fautes, la première en donnant sa bourse à Bianchina, et la seconde en ne retenant pas la négresse. Errant au hasard dans la ville, il se dirigea, presque sans le savoir, vers le palais de la signora Dorothée, sa marraine; il se repentait de n'avoir pas fait à cette dame, quelque temps auparavant, sa visite projetée; il avait coutume de la consulter sur tout ce qui l'intéressait, et rarement il avait eu recours à elle sans en retirer quelque avantage.

Il la trouva seule dans son jardin, et après lui avoir baisé la main: —Jugez, lui dit-il, ma bonne marraine, de la sottise que je viens de faire. On m'a envoyé, il n'y a pas longtemps, une bourse….

Mais à peine avait-il prononcé ces mots, que la signora Dorothée se mit à rire.—Eh bien! lui dit-elle, est-ce que cette bourse n'est pas jolie? Ne trouves-tu pas que les fleurs d'or font bon effet sur le velours rouge?

—Comment! s'écria le jeune homme; se pourrait-il que vous fussiez instruite….

En ce moment, plusieurs sénateurs entraient dans le jardin; la vénérable dame se leva pour les recevoir, et ne répondit pas aux questions que Pippo, dans son étonnement, ne cessait de lui adresser.

III

Lorsque les sénateurs se furent retirés, la signora Dorothée, malgré les prières et les importunités de son filleul, ne voulut jamais s'expliquer davantage. Elle était fâchée qu'un premier mouvement de gaieté lui eût fait avouer qu'elle savait le secret d'une aventure dont elle ne voulait pas se mêler. Comme Pippo insistait toujours:

—Mon cher enfant, lui dit-elle, tout ce que je puis te dire, c'est qu'il est vrai qu'en t'apprenant le nom de la personne qui a brodé pour toi cette bourse, je te rendrais peut-être un bon service; car cette personne est assurément une des plus nobles et des plus belles de Venise. Que cela te suffise donc; malgré mon envie de t'obliger, il faut que je me taise; je ne trahirai pas un secret que je possède seule, et que je ne pourrai te dire que si l'on m'en charge, car je le ferai alors honorablement.

—Honorablement, ma chère marraine? mais pouvez-vous croire qu'en me confiant à moi seul….

—Je m'entends, répliqua la vieille dame; et comme, malgré sa dignité, elle ne pouvait se passer d'un peu de malice: Puisque tu fais quelquefois des vers, ajouta-t-elle, que ne fais-tu un sonnet là-dessus?

Voyant qu'il ne pouvait rien obtenir, Pippo mit fin à ses instances; mais sa curiosité, comme on peut penser, était d'une vivacité extrême. Il resta à dîner chez l'avogador Pasqualigo, ne pouvant se résoudre à quitter sa marraine, espérant que sa belle inconnue viendrait peut-être faire visite le soir, mais il ne vit que des sénateurs, des magistrats, et les plus graves robes de la république.

Au coucher du soleil, le jeune homme se sépara de la compagnie, et alla s'asseoir dans un petit bosquet. Il réfléchit à ce qu'il avait à faire, et il se détermina à deux choses: obtenir de la Bianchina qu'elle lui rendît sa bourse, et suivre, en second lieu, le conseil que la signora Dorothée lui avait donné en riant, c'est-à-dire faire un sonnet sur son aventure. Il résolut, en outre, de donner ce sonnet, quand il serait fait, à sa marraine, qui ne manquerait sans doute pas de le montrer à la belle inconnue. Sans vouloir tarder davantage, il mit sur-le-champ son double projet à exécution.

Après avoir rajusté son pourpoint, et posé avec soin sa toque sur son oreille, il se regarda d'abord dans une glace pour voir s'il avait bonne mine, car sa première pensée avait été de séduire de nouveau la Bianchina par de feintes protestations d'amour, et de la persuader par la douceur; mais il renonça bientôt à ce projet, réfléchissant qu'ainsi il ne ferait que ranimer la passion de cette femme et se préparer de nouvelles importunités. Il prit le parti opposé; il courut chez elle en toute hâte, comme s'il eût été furieux; il se prépara à lui jouer une scène désespérée, et à l'épouvanter si bien qu'elle se tînt dorénavant en repos.

Monna Bianchina était une de ces Vénitiennes blondes aux yeux noirs dont le ressentiment a, de tout temps, été regardé comme dangereux. Depuis qu'il l'avait si maltraitée, Pippo n'avait reçu d'elle aucun message; elle préparait sans doute en silence la vengeance qu'elle avait annoncée. Il était donc nécessaire de frapper un coup décisif, sous peine d'augmenter le mal. Elle se disposait à sortir quand le jeune homme arriva chez elle; il l'arrêta dans l'escalier, et la forçant à rentrer dans sa chambre:

—Malheureuse femme! s'écria-t-il, qu'avez-vous fait? Vous avez détruit toutes mes espérances, et votre vengeance est accomplie!

—Bon Dieu! que vous est-il arrivé? demanda la Bianchina stupéfaite.

—Vous le demandez! Où est cette bourse que vous avez dit venir de vous?
Oserez-vous encore me soutenir ce mensonge?

—Qu'importe si j'ai menti ou non? je ne sais ce que cette bourse est devenue.

—Tu vas mourir ou me la rendre, s'écria Pippo en se jetant sur elle. Et, sans respect pour une robe neuve dont la pauvre femme venait de se parer, il écarta violemment le voile qui couvrait sa poitrine et lui posa son poignard sur le cœur.

La Bianchina se crut morte et commença à appeler au secours; mais Pippo lui bâillonna la bouche avec son mouchoir, et, sans qu'elle pût pousser un cri, il la força d'abord de lui rendre la bourse qu'elle avait heureusement conservée.—Tu as fait le malheur d'une puissante famille, lui dit-il ensuite, tu as à jamais troublé l'existence d'une des plus illustres maisons de Venise! Tremble! cette maison redoutable veille sur toi; ni toi ni ton mari, vous ne ferez un seul pas, maintenant, sans qu'on ait l'œil sur vous. Les Seigneurs de la Nuit ont inscrit ton nom sur leur livre, pense aux caves du palais ducal. Au premier mot que tu diras pour révéler le secret terrible que ta malice t'a fait deviner, ta famille entière disparaîtra!

Il sortit sur ces paroles, et tout le monde sait qu'à Venise on n'en pouvait prononcer de plus effrayantes. Les impitoyables et secrets arrêts de la corte maggiore répandaient une terreur si grande, que ceux qui se croyaient seulement soupçonnés se regardaient d'avance comme morts. Ce fut justement ce qui arriva au mari de la Bianchina, ser Orio, à qui elle raconta, à peu de chose près, la menace que Pippo venait de lui faire. Il est vrai qu'elle en ignorait les motifs, et en effet Pippo les ignorait lui-même, puisque toute cette affaire n'était qu'une fable; mais ser Orio jugea prudemment qu'il n'était pas nécessaire de savoir par quels motifs on s'était attiré la colère de la cour suprême, et que le plus important était de s'y soustraire. Il n'était pas né à Venise, ses parents habitaient la terre ferme: il s'embarqua avec sa femme le jour suivant, et l'on n'entendit plus parler d'eux. Ce fut ainsi que Pippo trouva moyen de se débarrasser de Bianchina, et de lui rendre avec usure le mauvais tour qu'elle lui avait joué. Elle crut toute sa vie qu'un secret d'État était réellement attaché à la bourse qu'elle avait voulu dérober, et, comme dans ce bizarre événement tout était mystère pour elle, elle ne put jamais former que des conjectures. Les parents de ser Orio en firent le sujet de leurs entretiens particuliers. A force de suppositions, ils finirent par créer une fable plausible. Une grande dame, disaient-ils, s'était éprise du Tizianello, c'est-à-dire du fils du Titien, lequel était amoureux de Monna Bianchina, et perdait, bien entendu, ses peines auprès d'elle. Or, cette grande dame, qui avait brodé elle-même une bourse pour le Tizianello, n'était autre que la dogaresse en personne. Qu'on juge de sa colère en apprenant que le Tizianello avait fait le sacrifice de ce don d'amour à la Bianchina! Telle était la chronique de famille qu'on se répétait à voix basse à Padoue dans la petite maison de ser Orio.

Satisfait du succès de sa première entreprise, notre héros songea à tenter la seconde. Il s'agissait de faire un sonnet pour sa belle inconnue. Comme l'étrange comédie qu'il avait jouée l'avait ému malgré lui, il commença par écrire rapidement quelques vers où respirait une certaine verve. L'espérance, l'amour, le mystère, toutes les expressions passionnées ordinaires aux poètes, se présentaient enfouie à son esprit.—Mais, pensa-t-il, ma marraine m'a dit que j'avais affaire à l'une des plus nobles et des plus belles dames de Venise; il me faut donc garder un ton convenable et l'aborder avec plus de respect.

Il effaça ce qu'il avait écrit, et, passant d'un extrême à l'autre, il rassembla quelques rimes sonores auxquelles il s'efforça d'adapter, non sans peine, des pensées semblables à sa dame, c'est-à-dire les plus belles et les plus nobles qu'il put trouver. A l'espérance trop hardie il substitua le doute craintif; au lieu de mystère et d'amour, il parla de respect et de reconnaissance. Ne pouvant célébrer les attraits d'une femme qu'il n'avait jamais vue, il se servit, le plus délicatement possible, de quelques termes vagues qui pouvaient s'appliquer à tous les visages. Bref, après deux heures de réflexions et de travail, il avait fait douze vers passables, fort harmonieux et très insignifiants.

Il les mit au net sur une belle feuille de parchemin, et dessina sur les marges des oiseaux et des fleurs qu'il coloria soigneusement. Mais, dès que son ouvrage fut achevé, il n'eut pas plus tôt relu ses vers, qu'il les jeta par la fenêtre, dans le canal qui passait près de sa maison.—Que fais-je donc? se demanda-t-il; à quoi bon poursuivre cette aventure, si ma conscience ne parle pas?

Il prit sa mandoline et se promena de long en large dans sa chambre, en chantant et en s'accompagnant sur un vieil air composé pour un sonnet de Pétrarque. Au bout d'un quart d'heure il s'arrêta; son cœur battait. Il ne songeait plus ni aux convenances, ni à l'effet qu'il pourrait produire. La bourse qu'il avait arrachée à la Bianchina, et qu'il venait de rapporter comme une conquête, était sur sa table. Il la regarda.

—La femme qui a fait cela pour moi, se dit-il, doit m'aimer et savoir aimer. Un pareil travail est long et difficile; ces fils légers, ces vives couleurs, demandent du temps, et, en travaillant, elle pensait à moi. Dans le peu de mots qui accompagnaient cette bourse, il y avait un conseil d'ami et pas une parole équivoque. Ceci est un cartel amoureux envoyé par une femme de cœur; n'eût-elle pensé à moi qu'un jour, il faut bravement relever le gant.

Il se remit à l'œuvre, et, en prenant sa plume, il était plus agile par la crainte et par l'espérance que lorsqu'il avait joué les plus fortes sommes sur un coup de dé. Sans réfléchir et sans s'arrêter, il écrivit à la hâte un sonnet, dont voici à peu près la traduction:

  Lorsque j'ai lu Pétrarque, étant encore enfant,
  J'ai souhaité d'avoir quelque gloire en partage.
  Il aimait en poète et chantait en amant;
  De la langue des dieux lui seul sut faire usage.

  Lui seul eut le secret de saisir au passage
  Les battements du cœur qui durent un moment,
  Et, riche d'un sourire, il en gravait l'image
  Du bout d'un stylet d'or sur un pur diamant.

  O vous qui m'adressez une parole amie,
  Qui l'écriviez hier et l'oublierez demain,
  Souvenez-vous de moi qui vous en remercie.

  J'ai le cœur de Pétrarque et n'ai point son génie;
  Je ne puis ici-bas que donner en chemin
  Ma main à qui m'appelle, à qui m'aime ma vie.

Pippo se rendit le lendemain chez la signora Dorothée. Dès qu'il se trouva seul avec elle, il posa son sonnet sur les genoux de l'illustre dame, en lui disant: Voilà pour votre amie. La signora se montra d'abord surprise, puis elle lut les vers, et jura qu'elle ne se chargerait jamais de les montrer à personne. Mais Pippo n'en fit que rire, et, comme il était persuadé du contraire, il la quitta en l'assurant qu'il n'avait là-dessus aucune inquiétude.

IV

Il passa cependant la semaine suivante dans le plus grand trouble; mais ce trouble n'était pas sans charmes. Il ne sortait pas de chez lui, et n'osait, pour ainsi dire, remuer, comme pour mieux laisser faire la fortune. En cela il agit avec plus de sagesse qu'on n'en a ordinairement à son âge, car il n'avait que vingt-cinq ans, et l'impatience de la jeunesse nous fait souvent dépasser le but en voulant l'atteindre trop vite. La fortune veut qu'on s'aide soi-même et qu'on sache la saisir à propos; car, selon l'expression de Napoléon, elle est femme. Mais, par cette raison même, elle veut avoir l'air d'accorder ce qu'on lui arrache, et il faut lui donner le temps d'ouvrir la main.

Ce fut le neuvième jour, vers le soir, que la capricieuse déesse frappa A la porte du jeune homme; et ce n'était pas pour rien, comme vous allez voir. Il descendit et ouvrit lui-même. La négresse était sur le seuil; elle tenait à la main une rose qu'elle approcha des lèvres de Pippo.

—Baisez cette fleur, lui dit-elle; il y a dessus un baiser de ma maîtresse. Peut-elle venir vous voir sans danger?

—Ce serait une grande imprudence, répondit Pippo, si elle venait en plein jour; mes domestiques ne pourraient manquer de la voir. Lui est-il possible de venir la nuit?

—Non; qui l'oserait à sa place? Elle ne peut ni sortir la nuit, ni vous recevoir chez elle.

—Il faut donc qu'elle consente à venir autre part qu'ici, dans un endroit que je t'indiquerai.

—Non, c'est ici qu'elle veut venir; voyez à prendre vos précautions.

Pippo réfléchit quelques instants.—Ta maîtresse peut-elle se lever de bonne heure? demanda-t-il à la négresse.

—A l'heure où se lève le soleil.

—Eh bien! écoute. Je me réveille ordinairement fort tard, par conséquent toute ma maison dort la grasse matinée. Si ta maîtresse peut venir au point du jour, je l'attendrai, et elle pourra pénétrer ici sans être vue de personne. Pour ce qui est de la faire sortir ensuite, je m'en charge, si toutefois elle peut rester chez moi jusqu'à la nuit tombante.

—Elle le fera; vous plaît-il que ce soit demain?

—Demain à l'aurore, dit Pippo. Il glissa une poignée de sequins sous la gorgerette de la messagère; puis, sans en demander davantage, il regagna sa chambre et s'y enferma, décidé à veiller jusqu'au jour. Il se fit d'abord déshabiller, afin qu'on crût qu'il allait se mettre au lit; lorsqu'il fut seul, il alluma un bon feu, mit une chemise brodée d'or, un collet de senteur et un pourpoint de velours blanc avec des manches de satin de la Chine; puis, tout étant bien disposé, il s'assit près de la fenêtre, et commença à rêver à son aventure.

Il ne jugeait pas aussi défavorablement qu'on le croirait peut-être de la promptitude avec laquelle sa dame lui avait donné un rendez-vous. Il ne faut pas, d'abord, oublier que cette histoire se passe au seizième siècle, et les amours de ce temps-là allaient plus vite que les nôtres. D'après les témoignages les plus authentiques, il paraît certain qu'à cette époque ce que nous appellerions de l'indélicatesse passait pour de la sincérité, et il y a même lieu de penser que ce qu'on nomme aujourd'hui vertu paraissait alors de l'hypocrisie. Quoi qu'il en soit, une femme amoureuse d'un joli garçon se rendait sans de longs discours, et celui-ci n'en prenait pas pour cela moins bonne opinion d'elle: personne ne songeait à rougir de ce qui lui semblait naturel; c'était le temps où un seigneur de la cour de France portait sur son chapeau, en guise de panache, un bas de soie appartenant à sa maîtresse, et il répondait sans façon à ceux qui s'étonnaient de le voir au Louvre dans cet équipage, que c'était le bas d'une femme qui le faisait mourir d'amour.

Tel était, d'ailleurs, le caractère de Pippo que, fut-il né dans le siècle présent, il n'eût peut-être pas entièrement changé d'avis sur ce point. Malgré beaucoup de désordre et de folie, s'il était capable de mentir quelquefois à autrui, il ne se mentait jamais à lui-même; je veux dire par là qu'il aimait les choses pour ce qu'elles valent et non pour les apparences, et que, tout en étant capable de dissimulation, il n'employait la ruse que lorsque son désir était vrai. Or, s'il pensait qu'il y eût un caprice dans l'envoi qu'on lui avait fait, du moins il n'y croyait pas voir le caprice d'une coquette; j'en ai dit tout à l'heure les motifs, qui étaient le soin et la finesse avec lesquels sa bourse était brodée, et le temps qu'on avait dû mettre à la faire.

Pendant que son esprit s'efforçait de devancer le bonheur qui lui était promis, il se souvint d'un mariage turc dont on lui avait fait le récit. Quand les Orientaux prennent femme, ils ne voient qu'après la noce le Visage de leur fiancée, qui, jusque-là, reste voilée devant eux, comme devant tout le monde. Ils se fient à ce que leur ont dit les parents, et se marient ainsi sur parole. La cérémonie terminée, la jeune femme se montre à l'époux, qui peut alors vérifier par lui-même si son marché conclu est bon ou mauvais; comme il est trop tard pour s'en dédire, il n'a rien de mieux à faire que de le trouver bon; et l'on ne voit pas, du reste, que ces unions soient plus malheureuses que d'autres.

Pippo se trouvait précisément dans le même cas qu'un fiancé turc: il ne s'attendait pas, il est vrai, à trouver une vierge dans sa dame inconnue, mais il s'en consolait aisément; il y avait en outre cette différence à son avantage, que ce n'était pas un lien aussi solennel qu'il allait contracter. Il pouvait se livrer aux charmes de l'attente et de la surprise, sans en redouter les inconvénients, et cette considération lui semblait suffire pour le dédommager de ce qui pourrait d'ailleurs lui manquer. Il se figura donc que cette nuit était réellement celle de ses noces, et il n'est pas étonnant qu'à son âge cette pensée lui causât des transports de joie.

La première nuit des noces doit être, en effet, pour une imagination active, un des plus grands bonheurs possibles, car il n'est précédé d'aucune peine. Les philosophes veulent, il est vrai, que la peine donne plus de saveur au plaisir qu'elle accompagne, mais Pippo pensait qu'une méchante sauce ne rend pas le poisson plus frais. Il aimait donc les jouissances faciles, mais il ne les voulait pas grossières, et, malheureusement, c'est une loi presque invariable que les plaisirs exquis se payent chèrement. Or la nuit des noces fait exception à cette règle; c'est une circonstance unique dans la vie, qui satisfait à la fois les deux penchants les plus chers à l'homme, la paresse et la convoitise; elle amène dans la chambre d'un jeune homme une femme couronnée de fleurs, qui ignore l'amour, et dont une mère s'est efforcée, depuis quinze ans, d'ennoblir l'âme et d'orner l'esprit: pour obtenir un regard de cette belle créature, il faudrait peut-être la supplier pendant une année entière; cependant, pour posséder ce trésor, l'époux n'a qu'à ouvrir les bras; la mère s'éloigne; Dieu lui-même le permet. Si, en s'éveillant d'un si beau rêve, on ne se trouvait pas marié, qui ne voudrait le faire tous les soirs?

Pippo ne regrettait pas de ne point avoir adressé de questions à la négresse; car une servante, en pareil cas, ne peut manquer de faire l'éloge de sa maîtresse, fût-elle plus laide qu'un péché mortel; et les deux mots échappés à la signora Dorothée suffisaient. Il eût voulu seulement savoir si sa dame inconnue était brune ou blonde. Pour se faire une idée d'une femme, lorsqu'on sait qu'elle est belle, rien n'est plus important que de connaître la nuance de ses cheveux. Pippo hésita longtemps entre les deux couleurs, enfin il s'imagina qu'elle avait les cheveux châtains, afin de mettre son esprit en repos.

Mais il ne sut alors comment décider de quelle couleur étaient ses yeux; il les aurait supposés noirs si elle eût été brune, et bleus si elle eût été blonde. Il se figura qu'ils étaient bleus, non pas de ce bleu clair et indécis qui est tour à tour gris ou verdâtre, mais de cet azur pur comme le ciel, qui, dans les moments de passion, prend une teinte plus foncée, et devient sombre comme l'aile du corbeau.

A peine ces yeux charmants lui eurent-ils apparu, avec un regard tendre et profond, que son imagination les entoura d'un front blanc comme la neige, et de deux joues roses comme les rayons du soleil sur le sommet des Alpes. Entre ces deux joues, aussi douces qu'une pêche, il crut voir un nez effilé comme celui du buste antique qu'on a appelé l'Amour grec. Au-dessous, une bouche vermeille, ni trop grande ni trop petite, laissant passer entre deux rangées de perles une haleine fraîche et voluptueuse; le menton était bien formé et légèrement arrondi; la physionomie franche, mais un peu altière; sur un cou un peu long, sans un seul pli, d'une blancheur mate, se balançait mollement, comme une fleur sur sa tige, cette tête et gracieuse et toute sympathique [A]. A cette belle image, créée par la fantaisie, il ne manquait que d'être réelle. Elle va venir, pensait Pippo, elle sera ici quand il fera jour; et ce qui n'est pas le moins surprenant dans son étrange rêverie, c'est qu'il venait de faire, sans s'en douter, le fidèle portrait de sa future maîtresse.

[Note A: Simpatica, mot italien dont notre langue n'a pas l'équivalent, peut-être parce que notre caractère n'a pas l'équivalent de ce qu'il exprime. (Note de l'auteur.)]

Lorsque la frégate de l'État qui veille à l'entrée du port tira son coup de canon pour annoncer six heures du matin, Pippo vit que la lumière de sa lampe devenait rougeâtre, et qu'une légère teinte bleue colorait ses vitres. Il se mit aussitôt à sa croisée. Ce n'était plus, cette fois, avec des yeux à demi fermés qu'il regardait autour de lui; bien que sa nuit se fut passée sans sommeil, il se sentait plus libre et plus dispos que jamais. L'aurore commençait à se montrer, mais Venise dormait encore: cette paresseuse patrie du plaisir ne s'éveille pas si matin. A l'heure où, chez nous, les boutiques s'ouvrent, les passants se croisent, les voitures roulent, les brouillards se jouaient sur la lagune déserte et couvraient d'un rideau les palais silencieux. Le vent ridait à peine l'eau; quelques voiles paraissaient au loin du côté de Fusine, apportant à la reine des mers les provisions de la journée. Seul, au sommet de la ville endormie, l'ange du campanile de Saint-Marc sortait brillant du crépuscule, et les premiers rayons du soleil étincelaient sur ses ailes dorées.

Cependant les innombrables églises de Venise sonnaient l'Angélus à grand bruit; les pigeons de la république, avertis par le son des cloches, dont ils savent compter les coups avec un merveilleux instinct, traversaient par bandes, à tire-d'aile, la rive des Esclavons, pour aller chercher sur la grande place le grain qu'on y répand régulièrement pour eux à cette heure; les brouillards s'élevaient peu à peu; le soleil parut; quelques pêcheurs secouèrent leurs manteaux et se mirent à nettoyer leurs barques; l'un d'eux entonna d'une voix claire et pure un couplet d'un air national; du fond d'un bâtiment de commerce, une voix de basse lui répondit; une autre plus éloignée se joignit au refrain du second couplet; bientôt le chœur fut organisé, chacun faisait sa partie tout en travaillant, et une belle chanson matinale salua la clarté du jour.

La maison de Pippo était située sur le quai des Esclavons, non loin du palais Nani, à l'angle d'un petit canal; en cet instant, au fond de ce canal obscur, brilla la scie d'une gondole. Un seul barcarol était sur la poupe; mais le frêle bateau fendait l'onde avec la rapidité d'une flèche, et semblait glisser sur l'épais miroir où sa rame plate s'enfonçait en cadence. Au moment de passer sous le pont qui sépare le canal de la grande lagune, la gondole s'arrêta. Une femme masquée, d'une taille noble et svelte, en sortit, et se dirigea vers le quai. Pippo descendit aussitôt et s'avança vers elle.—Est-ce vous? lui dit-il à voix basse. Pour toute réponse, elle prit sa main qu'il lui présentait, et le suivit. Aucun domestique n'était encore levé dans la maison; sans dire un seul mot, ils traversèrent sur la pointe du pied la galerie inférieure où dormait le portier. Arrivée dans l'appartement du jeune homme, la dame s'assit sur un sofa et resta d'abord quelque temps pensive. Elle ôta son masque. Pippo reconnut alors que la signora Dorothée ne l'avait pas trompé, et qu'il avait en effet devant lui une des plus belles femmes de Venise, et l'héritière de deux nobles familles, Béatrice Lorédano, veuve du procurateur Donato.

V

Il est impossible de rendre par des paroles la beauté des premiers regards que Béatrice jeta autour d'elle lorsqu'elle eut découvert son visage. Bien qu'elle fût veuve depuis dix-huit mois, elle n'avait encore que vingt-quatre ans, et quoique la démarche qu'elle venait de faire ait pu paraître hardie au lecteur, c'était la première fois de sa vie qu'elle en faisait une semblable; car il est certain que jusque-là elle n'avait eu d'amour que pour son mari. Aussi cette démarche l'avait-elle troublée à tel point que, pour n'y pas renoncer en route, il lui avait fallu réunir toutes ses forces, et ses yeux étaient à la fois pleins d'amour, de confusion et de courage.

Pippo la regardait avec tant d'admiration, qu'il ne pouvait parler. En quelque circonstance qu'on se trouve, il est impossible de voir une femme parfaitement belle sans étonnement et sans respect. Pippo avait Souvent rencontré Béatrice à la promenade et à des réunions particulières. Il avait fait et entendu faire cent fois l'éloge de sa beauté. Elle était fille de Pierre Lorédan, membre du conseil des Dix, et arrière-petite-fille du fameux Lorédan qui prit une part si active au procès de Jacques Foscari. L'orgueil de cette famille n'était que trop connu à Venise, et Béatrice passait aux yeux de tous pour avoir hérité de la fierté de ses ancêtres. On l'avait mariée très jeune au procurateur Marco Donato, et la mort de celui-ci venait de la laisser libre et en possession d'une grande fortune. Les premiers seigneurs de la république aspiraient à sa main; mais elle ne répondait aux efforts qu'ils faisaient pour lui plaire que par la plus dédaigneuse indifférence. En un mot, son caractère altier et presque sauvage était, pour ainsi dire, passé en proverbe. Pippo était donc doublement surpris; car si, d'une part, il n'eût jamais osé supposer que sa mystérieuse conquête fût Béatrice Donato, d'un autre côté, il lui semblait, en la regardant, qu'il la voyait pour la première fois, tant elle était différente d'elle-même. L'amour, qui sait donner des charmes aux visages les plus vulgaires, montrait en ce moment sa toute-puissance en embellissant ainsi un chef-d'œuvre de la nature.

Après quelques instants de silence, Pippo s'approcha de sa dame et lui prit la main. Il essaya de lui peindre sa surprise et de la remercier de son bonheur; mais elle ne lui répondait pas et ne paraissait pas l'entendre. Elle restait immobile et semblait ne rien distinguer, comme si tout ce qui l'entourait eût été un rêve. Il lui parla longtemps sans qu'elle fît aucun mouvement; cependant il avait entouré de son bras la taille de Béatrice, et il s'était assis auprès d'elle.

—Vous m'avez envoyé hier, lui dit-il, un baiser sur une rose; sur une fleur plus belle et plus fraîche, laissez-moi vous rendre ce que j'ai reçu.

En parlant ainsi, il l'embrassa sur les lèvres. Elle ne fit point d'effort pour l'en empêcher; mais ses regards, qui erraient au hasard, se fixèrent tout à coup sur Pippo. Elle le repoussa doucement et lui dit en secouant la tête avec une tristesse pleine de grâce:

—Vous ne m'aimerez pas, vous n'aurez pour moi qu'un caprice; mais je vous aime, et je veux d'abord me mettre, à genoux devant vous.

Elle s'inclina en effet; Pippo la retint vainement, en la suppliant de se lever. Elle glissa entre ses bras, et s'agenouilla sur le parquet.

Il n'est pas ordinaire ni même agréable de voir une femme prendre cette humble posture. Bien que ce soit une marque d'amour, elle semble appartenir exclusivement à l'homme; c'est une attitude pénible qu'on ne peut voir sans trouble, et qui a quelquefois arraché à des juges le pardon d'un coupable. Pippo contempla avec une surprise croissante le spectacle admirable qui s'offrait à lui. S'il avait été saisi de respect en reconnaissant Béatrice, que devait-il éprouver en la voyant à ses pieds? La veuve de Donato, la fille des Lorédans, était à genoux. Sa robe de velours, semée de fleurs d'argent, couvrait les dalles; son voile, ses cheveux déroulés, pendaient à terre. De ce beau cadre sortaient ses blanches épaules et ses mains jointes, tandis que ses yeux humides se levaient vers Pippo. Ému jusqu'au fond du cœur, il recula de quelques pas, et se sentit enivré d'orgueil. Il n'était pas noble; la fierté patricienne que Béatrice dépouillait passa comme un éclair dans l'âme du jeune homme.

Mais cet éclair ne dura qu'un instant et s'évanouit rapidement. Un tel spectacle devait produire plus qu'un mouvement de vanité. Quand nous nous penchons sur une source limpide, notre image s'y peint aussitôt, et notre approche fait naître un frère qui, du fond de l'eau, vient au-devant de nous. Ainsi, dans l'âme humaine, l'amour appelle l'amour et le fait éclore d'un regard. Pippo se jeta aussi à genoux. Inclinés l'un devant l'autre, ils restèrent ainsi tous deux quelques moments, échangeant leurs premiers baisers.

Si Béatrice était fille des Lorédans, le doux sang de sa mère, Bianca Contarini, coulait aussi dans ses veines. Jamais créature en ce monde n'avait été meilleure que cette mère, qui était aussi une des beautés de Venise. Toujours heureuse et avenante, ne pensant qu'à bien vivre durant la paix, et, en temps de guerre, amoureuse de la patrie, Bianca semblait la sœur aînée de ses filles. Elle mourut jeune, et, morte, elle était belle encore.

C'était par elle que Béatrice avait appris à connaître et à aimer les arts, et surtout la peinture. Ce n'est pas que la jeune veuve fût devenue bien savante sur ce sujet. Elle avait été à Rome et à Florence, et les chefs-d'œuvre de Michel-Ange ne lui avaient inspiré que de la curiosité. Romaine, elle n'eût aimé que Raphaël; mais elle était fille de l'Adriatique, et elle préférait le Titien. Pendant que tout le monde s'occupait, autour d'elle, d'intrigues de cour ou des affaires de la république, elle ne s'inquiétait que de tableaux nouveaux et de ce qu'allait devenir son art favori après la mort du vieux Vecellio. Elle avait vu au palais Dolfin le tableau dont j'ai parlé au commencement de ce conte, le seul qu'eût fait le Tizianello, et qui avait péri dans un incendie. Après avoir admiré cette toile, elle avait rencontré Pippo chez la signora Dorothée, et elle s'était éprise pour lui d'un amour irrésistible.

La peinture, au siècle de Jules II et de Léon X, n'était pas un métier comme aujourd'hui; c'était une religion pour les artistes, un goût éclairé chez les grands seigneurs, une gloire pour l'Italie et une passion pour les femmes. Lorsqu'un pape quittait le Vatican pour rendre visite à Buonarotti, la fille d'un noble vénitien pouvait sans honte aimer le Tizianello; mais Béatrice avait conçu un projet qui élevait et enhardissait sa passion. Elle voulait faire de Pippo plus que son amant, elle voulait en faire un grand peintre. Elle connaissait la vie déréglée qu'il menait, et elle avait résolu de l'en arracher. Elle savait qu'en lui, malgré ses désordres, le feu sacré des arts n'était pas éteint, mais seulement couvert de cendre, et elle espérait que l'amour ranimerait la divine étincelle. Elle avait hésité une année entière, caressant en secret cette idée, rencontrant Pippo de temps en temps, regardant ses fenêtres quand elle passait sur le quai. Un caprice l'avait entraînée; elle n'avait pu résister à la tentation de broder une bourse et de l'envoyer. Elle s'était promis, il est vrai, de ne pas aller plus loin et de ne jamais tenter davantage. Mais quand la signora Dorothée lui avait montré les vers que Pippo avait faits pour elle, elle avait versé des larmes de joie. Elle n'ignorait pas quel risque elle courait en essayant de réaliser son rêve; mais c'était un rêve de femme, et elle s'était dit en sortant de chez elle: Ce que femme veut, Dieu le veut.

Conduite et soutenue par cette pensée, par son amour et par sa franchise, elle se sentait à l'abri de la crainte. En s'agenouillant devant Pippo, elle venait de faire sa première prière à l'Amour; mais, après le sacrifice de sa fierté, le dieu impatient lui en demandait un autre. Elle n'hésita pas plus à devenir la maîtresse du Tizianello que si elle eût été sa femme. Elle ôta son voile, et le posa sur une statue de Vénus qui se trouvait dans la chambre; puis, aussi belle et aussi pâle que la déesse de marbre, elle s'abandonna au destin.

Elle passa la journée chez Pippo, comme il avait été convenu. Au coucher du soleil, la gondole qui l'avait amenée vint la chercher. Elle sortit aussi secrètement qu'elle était entrée. Les domestiques avaient été écartés sous différents prétextes; le portier seul restait dans la maison. Habitué à la manière de vivre de son maître, il ne s'étonna pas de voir une femme masquée traverser la galerie avec Pippo. Mais lorsqu'il vit la dame, auprès de la porte, relever la barbe de son masque, et Pippo lui donner un baiser d'adieu, il s'avança sans bruit et prêta l'oreille.

—Ne m'avais-tu jamais remarquée? demandait gaiement Béatrice.

—Si, répondit Pippo, mais je ne connaissais pas ton visage; toi-même, sois-en sûre, tu ne te doutes pas de ta beauté.

—Ni toi non plus; tu es beau comme le jour, mille fois plus que je ne le croyais. M'aimeras-tu?

—Oui, et longtemps.

—Et moi toujours.

Ils se séparèrent sur ces mots, et Pippo resta sur le pas de sa porte, suivant des yeux la gondole qui emportait Béatrice Donato.

VI

Quinze jours s'étaient écoulés, et Béatrice n'avait pas encore parlé du projet qu'elle avait conçu. A dire vrai, elle l'avait un peu oublié elle-même. Les premiers jours d'une liaison amoureuse ressemblent aux excursions des Espagnols, lors de la découverte du nouveau monde.

En s'embarquant, ils promettaient à leur gouvernement de suivre des instructions précises, de rapporter des plans et de civiliser l'Amérique; mais, à peine arrivés, l'aspect d'un ciel inconnu, une forêt vierge, une mine d'or ou d'argent, leur faisaient perdre la mémoire. Pour courir après la nouveauté, ils oubliaient leurs promesses et l'Europe entière, mais il leur arrivait de découvrir un trésor: ainsi font quelquefois les amants.

Un autre motif excusait encore Béatrice. Pendant ces quinze jours, Pippo n'avait pas joué et n'était pas allé une seule fois chez la comtesse Orsini. C'était un commencement de sagesse; Béatrice, du moins, en jugeait ainsi, et je ne sais si elle avait tort ou raison. Pippo passait une moitié du jour près de sa maîtresse, et l'autre moitié à regarder la mer, en buvant du vin de Samos dans un cabaret du Lido. Ses amis ne le voyaient plus; il avait rompu toutes ses habitudes, et ne s'inquiétait ni du temps, ni de l'heure, ni de ses actions; il s'enivrait en un mot du profond oubli de toutes choses que les premiers baisers d'une belle femme laissent toujours après eux; et peut-on dire d'un homme, en pareil cas, s'il est sage ou fou?

Pour me servir d'un mot qui dit tout, Pippo et Béatrice étaient faits l'un pour l'autre; ils s'en étaient aperçus dès le premier jour, mais encore fallait-il le temps de s'en convaincre, et, pour cela, ce n'était pas trop d'un mois. Un mois se passa donc sans qu'il fût question de peinture. En revanche, il était beaucoup question d'amour, de musique sur l'eau et de promenades hors de la ville. Les grandes dames aiment quelquefois mieux une secrète partie de plaisir dans une auberge des faubourgs qu'un petit souper dans un boudoir. Béatrice était de cet avis, et elle préférait aux dîners mêmes du doge un poisson frais mangé en tête-à-tête avec Pippo sous les tonnelles de la Quintavalle. Après le repas, ils montaient en gondole, et s'en allaient voguer autour de l'île des Arméniens: c'est là, entre la ville et le Lido, entre le ciel et la mer, que je conseille au lecteur d'aller, par un beau clair de lune, faire l'amour à la vénitienne.

Au bout d'un mois, un jour que Béatrice était venue secrètement chez Pippo, elle le trouva plus joyeux que de coutume. Lorsqu'elle entra, il venait de déjeuner et se promenait en chantant; le soleil éclairait sa chambre et faisait reluire sur sa table une écuelle d'argent pleine de sequins. Il avait joué la veille, et gagné quinze cents piastres à ser Vespasiano. De cette somme il avait acheté un éventail chinois, des gants parfumés et une chaîne d'or faite à Venise et admirablement travaillée; il avait mis le tout dans un coffret de bois de cèdre incrusté de nacre, qu'il offrit à Béatrice.

Elle reçut d'abord ce cadeau avec joie; mais bientôt après, lorsqu'elle eut appris qu'il provenait d'argent gagné au jeu, elle ne voulut plus l'accepter. Au lieu de se joindre à la gaieté de Pippo, elle tomba dans la rêverie. Peut-être pensait-elle qu'il avait déjà moins d'amour pour elle, puisqu'il était retourné à ses anciens plaisirs. Quoi qu'il en fût, elle vit que le moment était venu de parler et d'essayer de le faire renoncer aux désordres dans lesquels il allait retomber.

Ce n'était pas une entreprise facile. Depuis un mois, elle avait déjà pu connaître le caractère de Pippo. Il était, il est vrai, d'une nonchalance extrême pour ce qui regarde les choses ordinaires de la vie, et il pratiquait le far-niente avec délices; mais, pour les choses plus importantes, il n'était pas aisé de le maîtriser, à cause de cette indolence même; car, dès qu'on voulait prendre de l'empire sur lui, au lieu de lutter et de disputer, il laissait dire les gens et n'en faisait pas moins à sa guise. Pour arriver à ses fins, Béatrice prit un détour et lui demanda s'il voulait faire son portrait.

Il y consentit sans peine; le lendemain il acheta une toile, et fit apporter dans sa chambre un beau chevalet de chêne sculpté qui avait appartenu à son père. Béatrice arriva dès le matin, couverte d'une ample robe brune, dont elle se débarrassa lorsque Pippo fut prêt à se mettre à l'ouvrage. Elle parut alors devant lui dans un costume à peu près pareil à celui dont Pâris Bordone a revêtu sa Vénus couronnée. Ses cheveux, noués sur le front et entremêlés de perles, tombaient sur ses bras et sur ses épaules en longues mèches ondoyantes. Un collier de perles qui descendait jusqu'à la ceinture, fixé au milieu de sa poitrine par un fermoir d'or, suivait et dessinait les parfaits contours de son sein nu. Sa robe de taffetas changeant, bleu et rose, était relevée sur le genou par une agrafe de rubis, laissant à découvert une jambe polie comme le marbre. Elle portait en outre de riches bracelets et des mules de velours écarlate lacées d'or.

La Vénus de Bordone n'est pas autre chose, comme on sait, que le portrait d'une dame vénitienne; et ce peintre, élève du Titien, avait une grande réputation en Italie. Mais Béatrice, qui connaissait peut-être le modèle du tableau, savait bien qu'elle était plus belle. Elle voulait exciter l'émulation de Pippo, et elle lui montrait ainsi qu'on pouvait surpasser le Bordone.—Par le sang de Diane! s'écria le jeune homme lorsqu'il l'eut examinée quelque temps, la Vénus couronnée n'est qu'une écaillère de l'arsenal qui s'est déguisée en déesse; mais voici la mère de l'Amour et la maîtresse du dieu des batailles!

Il est facile de croire que son premier soin, en voyant un si beau modèle, ne fut pas de se mettre à peindre. Béatrice craignit un instant d'être trop belle et d'avoir pris un mauvais moyen pour faire réussir ses projets de réforme. Cependant le portrait fut commencé, mais il était ébauché d'une main distraite. Pippo laissa par hasard tomber son pinceau; Béatrice le ramassa, et en le rendant à son amant:—Le pinceau de ton père, lui dit-elle, tomba ainsi un jour de sa main; Charles-Quint le ramassa et le lui rendit: je veux faire comme César, quoique je ne sois pas une impératrice.

Pippo avait toujours eu pour son père une affection et une admiration sans bornes, et il n'en parlait jamais qu'avec respect. Ce souvenir fit impression sur lui. Il se leva et ouvrit une armoire.—Voilà le pinceau dont vous me parlez, dit-il à Béatrice en le lui montrant; mon pauvre père l'avait conservé comme une relique, depuis que le maître de la moitié du monde y avait touché.

—Vous souvenez-vous de cette scène, demanda Béatrice, et pourriez-vous m'en faire le récit?

—C'était à Bologne, répondit Pippo. Il y avait eu une entrevue entre le pape et l'empereur; il s'agissait du duché de Florence, ou, pour mieux dire, du sort de l'Italie. On avait vu le pape et Charles-Quint causer ensemble sur une terrasse, et pendant leur entretien la ville entière se taisait. Au bout d'une heure tout était décidé; un grand bruit d'hommes et de chevaux avait succédé au silence. On ignorait ce qui allait arriver, et on s'agitait pour le savoir; mais le plus profond mystère avait été ordonné; les habitants regardaient passer avec curiosité et avec terreur les moindres officiers des deux cours; on parlait d'un démembrement de l'Italie, d'exils et de principautés nouvelles. Mon père travaillait à un grand tableau, et il était au bout de l'échelle qui lui servait à peindre, lorsque des hallebardiers, leur pique à la main, ouvrirent la porte et se rangèrent contre le mur. Un page entra et cria à haute voix: César! Quelques minutes après, l'empereur parut, roide dans son pourpoint, et souriant dans sa barbe rousse. Mon père, surpris et charmé de cette visite inattendue, descendait aussi vite qu'il pouvait de son échelle; il était vieux; en s'appuyant à la rampe, il laissa tomber son pinceau. Les assistants restaient immobiles, car la présence de l'empereur les avait changés en statues. Mon père était confus de sa lenteur et de sa maladresse, mais il craignait, en se hâtant, de se blesser; Charles-Quint fit quelques pas en avant, se courba lentement et ramassa le pinceau. —Le Titien, dit-il d'une voix claire et impérieuse, le Titien mérite bien d'être servi par César. Et avec une majesté vraiment sans égale, il rendit le pinceau à mon père, qui mit un genou en terre pour le recevoir.

Après ce récit, que Pippo n'avait pu faire sans émotion, Béatrice resta silencieuse pendant quelque temps; elle baissait la tête et paraissait tellement distraite, qu'il lui demanda à quoi elle pensait.

—Je pense à une chose, répondit-elle. Charles-Quint est mort maintenant, et son fils est roi d'Espagne. Que dirait-on de Philippe II, si, au lieu de porter l'épée de son père, il la laissait se rouiller dans une armoire?

—Pippo sourit, et quoiqu'il eût compris la pensée de Béatrice, il lui demanda ce qu'elle voulait dire par là.

—Je veux dire, répondit-elle, que toi aussi tu es l'héritier d'un roi, car le Bordone, le Moretto, le Romanino, sont de bons peintres; le Tintoret et le Giorgione étaient des artistes; mais le Titien était un roi; et maintenant qui porte son sceptre?

—Mon frère Orazio, répondit Pippo, eût été un grand peintre s'il eût vécu.

—Sans doute, répliqua Béatrice, et voilà ce qu'on dira des fils du Titien: l'un aurait été grand s'il avait vécu, et l'autre s'il avait voulu.

—Crois-tu cela? dit en riant Pippo; eh bien! On ajoutera donc: Mais il aima mieux aller en gondole avec Béatrice Donato.

Comme c'était une autre réponse que Béatrice avait espérée, elle fut un peu déconcertée. Elle ne perdit pourtant point courage, mais elle prit un ton plus sérieux.

—Écoute-moi, dit-elle, et ne raille pas. Le seul tableau que tu aies fait a été admiré. Il n'y a personne qui n'en regrette la perte; mais la vie que tu mènes est quelque chose de pire que l'incendie du palais Dolfin, car elle te consume toi-même. Tu ne penses qu'à te divertir, et tu ne réfléchis pas que ce qui est un égarement pour les autres est pour toi une honte. Le fils d'un marchand enrichi peut jouer aux dés, mais non le Tizianello. A quoi sert que tu en saches autant que nos plus vieux peintres, et que tu aies la jeunesse qui leur manque? Tu n'as qu'à essayer pour réussir et tu n'essayes pas. Tes amis te trompent, mais je remplis mon devoir en te disant que tu outrages la mémoire de ton père; et qui te le dirait, si ce n'est moi? Tant que tu seras riche, tu trouveras des gens qui t'aideront à te ruiner; tant que tu seras beau, les femmes t'aimeront; mais qu'arrivera-t-il si, pendant que tu es jeune, on ne te dit pas la vérité? Je suis votre maîtresse, mon cher seigneur, mais je veux être aussi votre amante. Plût à Dieu que vous fussiez né pauvre! Si vous m'aimez, il faut travailler. J'ai trouvé dans un quartier éloigné de la ville une petite maison retirée, où il n'y a qu'un étage. Nous la ferons meubler, si vous voulez, à notre goût, et nous en aurons deux clefs: l'une sera pour vous, et je garderai l'autre. Là, nous n'aurons peur de personne, et nous serons en liberté. Vous y ferez porter un chevalet; si vous me promettez d'y venir travailler seulement deux heures par jour, j'irai vous y voir tous les jours. Aurez-vous assez de patience pour cela? Si vous acceptez, dans un an d'ici vous ne m'aimerez probablement plus, mais vous aurez pris l'habitude du travail, et il y aura un grand nom de plus en Italie. Si vous refusez, je ne puis cesser de vous aimer, mais ce sera me dire que vous ne m'aimez pas.

Pendant que Béatrice parlait, elle était tremblante. Elle craignait d'offenser son amant, et cependant elle s'était imposé l'obligation de s'exprimer sans réserve; cette crainte et le désir de plaire faisaient étinceler ses yeux. Elle ne ressemblait plus à Vénus, mais à une Muse. Pippo ne lui répondit pas sur-le-champ; il la trouvait si belle ainsi, qu'il la laissa quelque temps dans l'inquiétude. A dire vrai, il avait moins écouté les remontrances que l'accent de la voix qui les prononçait; mais cette voix pénétrante l'avait charmé. Béatrice avait parlé de toute son âme, dans le plus pur toscan, avec la douceur vénitienne. Quand une vive ariette sort d'une belle bouche, nous ne faisons pas grande attention aux paroles; il est même quelquefois plus agréable de ne pas les entendre distinctement, et de nous laisser entraîner par la musique seule. Ce fut à peu près ce que fit Pippo. Sans songer à ce qu'on lui demandait, il s'approcha de Béatrice, lui donna un baiser sur le front, et lui dit:

—Tout ce que tu voudras, tu es belle comme un ange.

Il fut convenu qu'à partir de ce jour, Pippo travaillerait régulièrement. Béatrice voulut qu'il s'y engageât par écrit. Elle tira ses tablettes, et en y traçant quelques lignes avec une fierté amoureuse:

—Tu sais, dit-elle, que nous autres Lorédans, nous tenons des comptes fidèles [A]. Je t'inscris comme mon débiteur pour deux heures de travail par jour pendant un an; signe, et paye-moi exactement, afin que je sache que tu m'aimes.

[Note A: Lorsque Foscari fut jugé, Jacques Lorédan, fils de Pierre, croyait ou feignait de croire avoir à venger les pertes de sa famille. Dans ses livres de compte (car il faisait le commerce, comme, à cette époque, presque tous les patriciens), il avait inscrit de sa propre main le doge au nombre de ses débiteurs, «pour la mort, y était-il dit, de mon père et de mon oncle». De l'autre côté du registre, il avait laissé une page en blanc, pour y faire mention du recouvrement de cette dette; et en effet, après la perte du doge, il écrivit sur son registre: l’ha pagata, il l'a payée. (DARU, Hist. de la République de Venise.) (Note de l'auteur.)]

Pippo signa de bonne grâce.—Mais il est bien entendu, dit-il, que je commencerai par faire ton portrait.

Béatrice l'embrassa à son tour, et lui dit à l'oreille:

—Et moi aussi je ferai ton portrait, un beau portrait bien ressemblant, non pas inanimé, mais vivant.

VII

L'amour de Pippo et de Béatrice avait pu se comparer d'abord à une source qui s'échappe de terre; il ressemblait maintenant à un ruisseau qui s'infiltre peu à peu et se creuse un lit dans le sable. Si Pippo eût été noble, il eût certainement épousé Béatrice; car, à mesure qu'ils se connaissaient mieux, ils s'aimaient davantage; mais, quoique les Vecelli fussent d'une bonne famille de Cador en Frioul, une pareille union n'était pas possible. Non seulement les proches parents de Béatrice s'y seraient opposés, mais tout ce qui portait à Venise un nom patricien se serait indigné. Ceux qui toléraient le plus volontiers les intrigues d'amour, et qui ne trouvaient rien à redire à ce qu'une noble dame fût la maîtresse d'un peintre, n'eussent jamais pardonné à cette même femme si elle eût épousé son amant. Tels étaient les préjugés de cette époque, qui valait pourtant mieux que la nôtre.

La petite maison était meublée; Pippo tenait parole en y allant tous les jours. Dire qu'il travaillait, ce serait trop, mais il en faisait semblant, ou plutôt il croyait travailler. Béatrice, de son côté, tenait plus qu'elle n'avait promis, car elle arrivait toujours la première. Le portrait était ébauché; il avançait lentement, mais il était sur le chevalet, et, quoiqu'on n'y touchât pas la plupart du temps, il faisait du moins l'office de témoin, soit pour encourager l'amour, soit pour excuser la paresse.

Tous les matins, Béatrice envoyait à son amant un bouquet par sa négresse, afin qu'il s'accoutumât à se lever de bonne heure.—Un peintre doit être debout à l'aurore, disait-elle; la lumière du soleil est sa vie et le véritable élément de son art, puisqu'il ne peut rien faire sans elle.

Cet avertissement paraissait juste à Pippo, mais il en trouvait l'application difficile. Il lui arrivait de mettre le bouquet de la négresse dans le verre d'eau sucrée qu'il avait sur sa table de nuit, et de se rendormir. Quand, pour aller à la petite maison, il passait sous les fenêtres de la comtesse Orsini, il lui semblait que son argent s'agitait dans sa poche. Il rencontra un jour à la promenade ser Vespasiano, qui lui demanda pourquoi on ne le voyait plus.

—J'ai fait serment de ne plus tenir un cornet, répondit-il, et de ne plus toucher à une carte; mais, puisque vous voilà, jouons à croix ou pile l'argent que nous avons sur nous.

Ser Vespasiano, qui, bien qu'il fut vieux et notaire, n'en était pas moins le jeu incarné, n'eut garde de refuser cette proposition. Il jeta une piastre en l'air, perdit une trentaine de sequins et s'en fut très peu satisfait.—Quel dommage, pensa Pippo, de ne pas jouer dans ce moment-ci! je suis sûr que la bourse de Béatrice continuerait à me porter bonheur, et que je regagnerais en huit jours ce que j'ai perdu depuis deux ans.

C'était pourtant avec grand plaisir qu'il obéissait à sa maîtresse. Son petit atelier offrait l'aspect le plus gai et le plus tranquille. Il s'y trouvait comme dans un monde nouveau, dont cependant il avait mémoire, car sa toile et son chevalet lui rappelaient son enfance. Les choses qui nous ont été jadis familières nous le redeviennent aisément, et cette facilité, jointe au souvenir, nous les rend chères sans que nous sachions pourquoi. Lorsque Pippo prenait sa palette, et que, par une belle matinée, il y écrasait ses couleurs brillantes; puis quand il les regardait disposées en ordre et prêtes à se mêler sous sa main, il lui semblait entendre derrière lui la voix rude de son père lui crier comme autrefois: Allons, fainéant; à quoi rêves-tu? qu'on m'entame hardiment cette besogne! A ce souvenir, il tournait la tête; mais, au lieu du sévère visage du Titien, il voyait Béatrice les bras et le sein nus, le front couronné De perles, qui se préparait à poser devant lui, et qui lui disait en souriant: Quand il vous plaira, mon seigneur.

Il ne faut pas croire qu'il fût indifférent aux conseils qu'elle lui donnait, et elle ne les lui épargnait pas. Tantôt elle lui parlait des maîtres vénitiens, et de la place glorieuse qu'ils avaient conquise parmi les écoles d'Italie; tantôt, après lui avoir rappelé à quelle grandeur l'art s'était élevé, elle lui en montrait la décadence. Elle n'avait que trop raison sur ce sujet, car Venise faisait alors ce que venait de faire Florence: elle perdait non seulement sa gloire, mais le respect de sa gloire. Michel-Ange et le Titien avaient vécu tous deux près d'un siècle; après avoir enseigné les arts à leur patrie, ils avaient lutté contre le désordre aussi longtemps que le peut la force humaine; mais ces deux vieilles colonnes s'étaient enfin écroulées. Pour élever aux nues des novateurs obscurs, on oubliait les maîtres à peine ensevelis. Brescia, Crémone, ouvraient de nouvelles écoles, et les proclamaient supérieures aux anciennes. A Venise même, le fils d'un élève du Titien, usurpant le surnom donné à Pippo, se faisait appeler comme lui le Tizianello, et remplissait d'ouvrages du plus mauvais goût l'église patriarcale.

Quand même Pippo ne se fût pas soucié de la honte de sa patrie, il devait s'irriter de ce scandale. Lorsqu'on vantait devant lui un mauvais tableau, ou lorsqu'il trouvait dans quelque église une méchante toile au milieu des chefs-d'œuvre de son père, il éprouvait le même déplaisir qu'aurait pu ressentir un patricien en voyant le nom d'un bâtard inscrit sur le livre d'or. Béatrice comprenait ce déplaisir, et les femmes ont toutes plus ou moins un peu de l'instinct de Dalila: elles savent saisir à propos le secret des cheveux de Samson. Tout en respectant les noms consacrés, Béatrice avait soin de faire de temps en temps l'éloge de quelque peintre médiocre. Il ne lui était pas facile de se contredire ainsi elle-même, mais elle donnait à ces faux éloges, avec beaucoup d'habileté, un air de vraisemblance. Par ce moyen, elle parvenait souvent à exciter la mauvaise humeur de Pippo, et elle avait remarqué que, dans ces moments, il se mettait à l'ouvrage avec une vivacité extraordinaire. Il avait alors la hardiesse d'un maître, et l'impatience l'inspirait. Mais son caractère frivole reprenait bientôt le dessus, il jetait tout à coup son pinceau. —Allons boire un verre de vin de Chypre, disait-il, et ne parlons plus de ces sottises.

Un esprit aussi inconstant eût peut-être découragé une autre que Béatrice; mais, puisque nous trouvons dans l'histoire le récit des haines les plus tenaces, il ne faut pas s'étonner que l'amour puisse donner de la persévérance. Béatrice était persuadée d'une chose vraie, c'est que l'habitude peut tout; et voici d'où lui venait cette conviction. Elle avait vu son père, homme extrêmement riche et d'une faible santé, se livrer, dans sa vieillesse, aux plus grandes fatigues, aux calculs les plus arides, pour augmenter de quelques sequins son immense fortune. Elle l'avait souvent supplié de se ménager, mais il avait constamment fait la même réponse: que c'était une habitude prise dès l'enfance, qui lui était devenue nécessaire, et qu'il conserverait tant qu'il vivrait. Instruite par cet exemple, Béatrice ne voulait rien préjuger tant que Pippo ne se serait pas astreint à un travail régulier, et elle se disait que l'amour de la gloire est une noble convoitise qui doit être aussi forte que l'avarice.

En pensant ainsi, elle ne se trompait pas; mais la difficulté consistait en ceci, que, pour donner à Pippo une bonne habitude, il fallait lui en ôter une mauvaise. Or il y a de mauvaises herbes qui s'arrachent sans beaucoup d'efforts, mais le jeu n'est pas de celles-là; peut-être même est-ce la seule passion qui puisse résister à l'amour, car on a vu des ambitieux, des libertins et des dévots céder à la volonté d'une femme, mais bien rarement des joueurs, et la raison en est facile à dire. De même que le métal monnayé représente presque toutes les jouissances, le jeu résume presque toutes les émotions; chaque carte, chaque coup de dé entraîne la perte ou la possession d'un certain nombre de pièces d'or ou d'argent, et chacune de ces pièces est le signe d'une jouissance indéterminée. Celui qui gagne sent donc une multitude de désirs, et non seulement il s'y livre en liberté, mais il cherche à s'en créer de nouveaux, ayant la certitude de les satisfaire. De là le désespoir de celui qui perd, et qui se trouve tout à coup dans l'impossibilité d'agir, après avoir manié des sommes énormes. De telles épreuves, répétées souvent, épuisent et exaltent à la fois l'esprit, le jettent dans une sorte de vertige, et les sensations ordinaires sont trop faibles, elles se présentent d'une manière trop lente et trop successive, pour que le joueur, accoutumé à concentrer les siennes, puisse y prendre le moindre intérêt.

Heureusement pour Pippo, son père l'avait laissé trop riche pour que la perte ou le gain pussent exercer sur lui une influence aussi funeste. Le désœuvrement, plutôt que le vice, l'avait poussé; il était trop jeune, d'ailleurs, pour que le mal fût sans remède; l'inconstance même de ses goûts le prouvait; il n'était donc pas impossible qu'il se corrigeât, pourvu qu'on sût veiller attentivement sur lui. Cette nécessité n'avait pas échappé à Béatrice, et, sans s'inquiéter du soin de sa propre réputation, elle passait près de son amant presque toutes ses journées. D'autre part, pour que l'habitude n'engendrât pas la satiété, elle mettait en œuvre toutes les ressources de la coquetterie féminine; sa coiffure, sa parure, son langage même, variaient sans cesse, et, de peur que Pippo ne vînt à se dégoûter d'elle, elle changeait de robe tous les jours. Pippo s'apercevait de ces petits stratagèmes; mais il n'était pas si sot que de s'en fâcher; tout au contraire, car de son côté il en faisait autant; il changeait d'humeur et de façons autant de fois que de collerette. Mais il n'avait pas, pour cela, besoin de s'y étudier; le naturel y pourvoyait, et il disait quelquefois en riant: Un goujon est un petit poisson, et un caprice est une petite passion.

Vivant ainsi et aimant tous deux le plaisir, nos amants s'entendaient à merveille. Une seule chose inquiétait Béatrice. Toutes les fois qu'elle parlait à Pippo des projets qu'elle formait pour l'avenir, il se contentait de répondre: Commençons par faire ton portrait.

—Je ne demande pas mieux, disait-elle, et il y a longtemps que cela est convenu. Mais que comptes-tu faire ensuite? Ce portrait ne peut être exposé en public, et il faut, dès qu'il sera fini, penser à te faire connaître. As-tu quelque sujet dans la tête? Sera-ce un tableau d'église ou d'histoire?

Quand elle lui adressait ces questions, il trouvait toujours moyen d'avoir quelque distraction qui l'empêchait d'entendre, comme, par exemple, de ramasser son mouchoir, de rajuster un bouton de son habit, ou toute autre bagatelle de même sorte. Elle avait commencé par croire que ce pouvait être un mystère d'artiste, et qu'il ne voulait pas rendre compte de ses plans; mais personne n'était moins mystérieux que lui, ni même plus confiant, du moins avec sa maîtresse, car il n'y a pas d'amour sans confiance.—Serait-il possible qu'il me trompât, se demandait Béatrice, que sa complaisance ne fût qu'un jeu, et qu'il n'eût pas l'intention de tenir sa parole?

Lorsque ce doute lui venait à l'esprit, elle prenait un air grave et presque hautain.—J'ai votre promesse, disait-elle; vous vous êtes engagé pour un an, et nous verrons si vous êtes homme d'honneur. Mais, avant qu'elle eût achevé sa phrase, Pippo l'embrassait tendrement.—Commençons par faire ton portrait, répétait-il. Puis il savait s'y prendre de façon à la faire parler d'autre chose.

On peut juger si elle avait hâte de voir ce portrait terminé. Au bout de six semaines, il le fut enfin. Lorsqu'elle posa pour la dernière séance, Béatrice était si joyeuse, qu'elle ne pouvait rester en place; elle allait et venait du tableau à son fauteuil, et elle se récriait à la fois d'admiration et de plaisir. Pippo travaillait lentement et secouait la tête de temps en temps; il fronça tout à coup le sourcil, et passa brusquement sur sa toile le linge qui lui servait à essuyer ses pinceaux. Béatrice courut à lui aussitôt, et elle vit qu'il avait effacé la bouche et les yeux. Elle en fut tellement consternée, qu'elle ne put retenir ses larmes; mais Pippo remit tranquillement ses couleurs dans sa boîte.—Le regard et le sourire, dit-il, sont deux choses difficiles à rendre; il faut être inspiré pour oser les peindre. Je ne me sens pas la main assez sûre; et je ne sais même pas si je l'aurai jamais.

Le portrait resta donc ainsi défiguré, et toutes les fois que Béatrice regardait cette tête sans bouche et sans yeux, elle sentait redoubler son inquiétude.

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