Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 1 (of 8): Madame Bovary
Souvent la chaleur d'un beau jour
Fait rêver fillette à l'amour.
Elle se releva comme un cadavre que l'on galvanise, les cheveux dénoués, la prunelle fixe, béante.
Pour amasser diligemment
Les épis que la faux moissonne,
Ma Nanette va s'inclinant
Vers le sillon qui nous les donne.
—L'aveugle! s'écria-t-elle.
Et Emma se mit à rire, d'un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir la face hideuse du misérable, qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement.
Il souffla bien fort ce jour-là,
Et le jupon court s'envola!
Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s'approchèrent. Elle n'existait plus.
IX
Il y a toujours après la mort de quelqu'un comme une stupéfaction qui se dégage, tant il est difficile de comprendre cette survenue du néant et de se résigner à y croire. Mais quand il s'aperçut de son immobilité, Charles se jeta sur elle en criant:—Adieu! adieu! Homais et Canivet l'entraînèrent hors de la chambre.
—Modérez-vous!
—Oui, disait-il en se débattant, je serai raisonnable, je ne ferai pas de mal. Mais laissez-moi! je veux la voir! c'est ma femme!
Et il pleurait.
—Pleurez, reprit le pharmacien, donnez cours à la nature, cela vous soulagera.
Devenu plus faible qu'un enfant, Charles se laissa conduire en bas, dans la salle, et M. Homais bientôt s'en retourna chez lui.
Il fut sur la Place accosté par l'aveugle, qui, s'étant traîné jusqu'à Yonville dans l'espoir de la pommade antiphlogistique, demandait à chaque passant où demeurait l'apothicaire.
—Allons, bon! comme si je n'avais pas d'autres chiens à fouetter! Ah! tant pis, reviens plus tard.
Et il entra précipitamment dans la pharmacie.
Il avait à écrire deux lettres, à faire une potion calmante pour Bovary, à trouver un mensonge qui pût cacher l'empoisonnement et à le rédiger en article pour le Fanal, sans compter les personnes qui l'attendaient, afin d'avoir des informations; et quand les Yonvillais eurent tous entendu son histoire d'arsenic qu'elle avait pris pour du sucre, en faisant une crème à la vanille, Homais, encore une fois, retourna chez Bovary.
Il le trouva seul (M. Canivet venait de partir), assis dans le fauteuil, près de la fenêtre, et contemplant d'un regard idiot les pavés de la salle.
—Il faudrait à présent, dit le pharmacien, fixer vous-même l'heure de la cérémonie?
—Pourquoi? quelle cérémonie?
Puis, d'une voix balbutiante et effrayée:
—Oh non! n'est-ce pas? non, je veux la garder.
Homais, par contenance, prit une carafe sur l'étagère, pour arroser les géraniums.
—Ah! merci, dit Charles, vous êtes bon.
Et il n'acheva pas, suffoquant sous une abondance de souvenirs que ce geste du pharmacien lui rappelait.
Alors, pour le distraire, Homais jugea convenable de causer un peu horticulture; les plantes avaient besoin d'humidité. Charles baissa la tête en signe d'approbation.
—Du reste, les beaux jours maintenant vont revenir.
—Ah! fit Bovary.
L'apothicaire, à bout d'idées, se mit à écarter doucement les petits rideaux du vitrage.
—Tiens! voilà M. Tuvache qui passe.
Charles répéta comme une machine:
—M. Tuvache qui passe.
Homais n'osa lui reparler de dispositions funèbres, et ce fut l'ecclésiastique qui parvint à l'y résoudre.
Il s'enferma dans son cabinet, prit une plume, et après avoir sangloté quelque temps, il écrivit:
Je veux qu'on l'enterre dans sa robe de noces, avec des souliers blancs, une couronne. On lui étalera les cheveux sur les épaules; trois cercueils, un de chêne, un d'acajou, un de plomb. Qu'on ne me dise rien, j'aurai de la force. On lui mettra par-dessus tout une grande pièce de velours vert. Je le veux. Faites-le.
Ces messieurs s'étonnèrent beaucoup des idées romanesques de Bovary, et aussitôt le pharmacien alla lui dire:
—Ce velours me paraît une superfétation. La dépense, d'ailleurs...
—Est-ce que cela vous regarde? s'écria Charles. Laissez-moi! vous ne l'aimiez pas! Allez-vous-en!
L'ecclésiastique le prit par-dessous le bras pour lui faire faire un tour de promenade dans le jardin. Il discourait sur la vanité des choses terrestres. Dieu était bien grand, bien bon; on devait sans murmure se soumettre à ses décrets, même le remercier.
Charles éclata en blasphèmes:
—Je l'exècre, votre Dieu!
—L'esprit de révolte est encore en vous, soupira l'ecclésiastique.
Bovary était loin. Il marchait à grands pas, le long du mur, près de l'espalier, et il grinçait des dents, il levait au ciel des regards de malédiction; mais pas une feuille seulement n'en bougea.
Une petite pluie tombait. Charles, qui avait la poitrine nue, finit par grelotter; il rentra s'asseoir dans la cuisine.
A six heures, on entendit un bruit de ferraille sur la place: c'était l'Hirondelle qui arrivait; et il resta, le front contre les carreaux, à voir descendre l'un après l'autre tous les voyageurs. Félicité lui étendit un matelas dans le salon; il se jeta dessus et s'endormit.
Bien que philosophe, M. Homais respectait les morts. Aussi, sans garder rancune au pauvre Charles, il revint le soir pour faire la veillée du cadavre, apportant avec lui trois volumes et un portefeuille, afin de prendre des notes.
M. Bournisien s'y trouvait, et deux grands cierges brûlaient au chevet du lit, que l'on avait tiré hors de l'alcôve.
L'apothicaire, à qui le silence pesait, ne tarda pas à formuler quelques plaintes sur cette «infortunée jeune femme»; et le prêtre répondit qu'il ne restait plus maintenant qu'à prier pour elle.
—Cependant, reprit Homais, de deux choses l'une: ou elle est morte en état de grâce (comme s'exprime l'Église), et alors elle n'a plus besoin de nos prières, ou bien elle est décédée impénitente (c'est, je crois, l'expression ecclésiastique), et alors...
Bournisien l'interrompit, répliquant d'un ton bourru qu'il n'en fallait pas moins prier.
—Mais, objecta le pharmacien, puisque Dieu connaissait tous nos besoins, à quoi pouvait servir la prière?
—Comment! fit l'ecclésiastique. La prière! vous n'êtes donc pas chrétien?
—Pardonnez! dit Homais. J'admire le christianisme. Il a d'abord affranchi les esclaves, introduit dans le monde une morale...
—Il ne s'agit pas de cela! Tous les textes...
—Oh! oh! quant aux textes, ouvrez l'histoire. On sait qu'ils ont été falsifiés par les Jésuites.
Charles entra, et, s'avançant vers le lit, il tira lentement les rideaux.
Emma avait la tête penchée sur l'épaule droite. Le coin de sa bouche, qui se tenait ouverte, faisait comme un trou noir au bas de son visage; les deux pouces restaient infléchis dans la paume des mains; une sorte de poussière blanche lui parsemait les cils, et ses yeux commençaient à disparaître dans une pâleur visqueuse qui ressemblait à une toile mince, comme si des araignées avaient filé dessus. Le drap se creusait depuis ses seins jusqu'à ses genoux, se relevant ensuite à la pointe des orteils; et il semblait à Charles que des masses infinies, qu'un poids énorme pesait sur elle.
L'horloge de l'église sonna deux heures. On entendait le gros murmure de la rivière, qui coulait dans les ténèbres, au pied de la terrasse.
M. Bournisien, de temps à autre, se mouchait bruyamment, et Homais faisait grincer sa plume sur le papier.
—Allons! mon bon ami, dit-il, retirez-vous, ce spectacle vous déchire!
Charles une fois parti, le pharmacien et le curé recommencèrent leurs discussions.
—Lisez Voltaire, disait l'un; lisez d'Holbach, lisez l'Encyclopédie!
—Lisez les Lettres de quelques juifs portugais, disait l'autre; lisez la Raison du christianisme, par Nicolas, ancien magistrat.
Ils s'échauffaient, ils étaient rouges, ils parlaient à la fois sans s'écouter; Bournisien se scandalisait d'une telle audace, Homais s'émerveillait d'une telle bêtise; et ils n'étaient pas loin de s'adresser des injures, quand Charles, tout à coup, reparut. Une fascination l'attirait. Il remontait continuellement l'escalier.
Il se posait en face d'elle, pour la mieux voir, et il se perdait en cette contemplation, qui n'était plus douloureuse à force d'être profonde.
Il se rappelait des histoires de catalepsie, les miracles du magnétisme; et il se disait qu'en le voulant extrêmement, il parviendrait peut-être à la ressusciter. Une fois même, il se pencha vers elle, et il cria tout bas: «Emma! Emma!» Son haleine, fortement poussée, fit trembler la flamme des cierges contre le mur.
Au petit jour, Mme Bovary mère arriva, et Charles, en l'embrassant, eut un nouveau débordement de pleurs.
Elle essaya, comme avait tenté le pharmacien, de lui faire quelques observations sur les dépenses de l'enterrement. Il s'emporta si fort qu'elle se tut; et même il la chargea de se rendre immédiatement à la ville, pour acheter ce qu'il fallait. Charles resta seul toute l'après-midi; on avait conduit Berthe chez Mme Homais; Félicité se tenait en haut, dans la chambre, avec la mère Lefrançois.
Le soir, il reçut des visites; il se levait, vous serrait les mains sans pouvoir parler, puis l'on s'asseyait auprès des autres, qui faisaient devant la cheminée un grand demi-cercle. La figure basse et le jarret sur le genou, ils dandinaient leur jambe, tout en poussant par intervalles un gros soupir; et chacun s'ennuyait d'une façon démesurée; c'était pourtant à qui ne partirait pas.
Homais, quand il revint à neuf heures (on ne voyait que lui sur la Place depuis deux jours), était chargé d'une provision de camphre, de benjoin et d'herbes aromatiques. Il portait aussi un vase plein de chlore, pour bannir les miasmes. A ce moment, la domestique, Mme Lefrançois et la mère Bovary tournaient autour d'Emma, en achevant de l'habiller, et elles abaissèrent le long voile roide, qui la recouvrit jusqu'à ses souliers de satin.
Félicité sanglotait:—Ah! ma pauvre maîtresse! ma pauvre maîtresse!
—Regardez-la! disait en soupirant l'aubergiste, comme elle est mignonne encore. Si on ne jurerait pas qu'elle va se lever tout à l'heure.
Puis elles se penchèrent pour lui mettre sa couronne. Mais il fallut soulever un peu la tête, et alors un flot de liquides noirs sortit, comme un vomissement de sa bouche.
—Ah! mon Dieu! la robe, prenez garde, s'écria Mme Lefrançois. Aidez-nous donc! disait-elle au pharmacien. Est-ce que vous avez peur, par hasard?
—Moi, peur? reprit-il en haussant les épaules, ah bien, oui! J'en ai vu d'autres à l'Hôtel-Dieu, quand j'étudiais la pharmacie! Nous faisions du punch dans l'amphithéâtre aux dissections! Le néant n'épouvante pas un philosophe; et même, je le dis souvent, j'ai l'intention de léguer mon corps aux hôpitaux, afin de servir plus tard à la science.
En arrivant, le curé demanda comment se portait Monsieur; et, sur la réponse de l'apothicaire:
—Le coup, vous comprenez, est encore trop récent.
Homais le félicita de n'être pas exposé comme tout le monde à perdre une compagne chérie; d'où s'ensuivit une discussion sur le célibat des prêtres.
—Car, disait le pharmacien, il n'est pas naturel qu'un homme se passe de femmes! On a vu des crimes...
—Mais, sabre de bois! s'écria l'ecclésiastique, comment voulez-vous qu'un individu pris dans le mariage puisse garder, par exemple, le secret de la confession?
Alors Homais attaqua la confession. Bournisien la défendit; il s'étendait sur les restitutions qu'elle faisait opérer. Il cita différentes anecdotes de voleurs devenus honnêtes tout à coup. Des militaires s'étant approchés du tribunal de la pénitence avaient senti les écailles leur tomber des yeux. Il y avait à Fribourg un ministre...
Son compagnon dormait. Puis, comme il étouffait un peu dans l'atmosphère trop lourde de la chambre, il ouvrit la fenêtre, ce qui réveilla le pharmacien.
—Allons, une prise! lui dit-il. Acceptez; cela dissipe.
Cependant des aboiements continus se traînaient au loin, quelque part.
—Entendez-vous un chien qui hurle? dit le pharmacien.
—On prétend qu'ils sentent les morts, reprit l'ecclésiastique. C'est comme les abeilles. Elles s'envolent de la ruche au décès des personnes. Homais ne releva pas ce préjugé, car il s'était rendormi.
M. Bournisien, plus robuste, continua quelque temps à remuer tout bas les lèvres; puis, insensiblement, il baissa le menton, lâcha son gros livre noir et se mit à ronfler.
Ils étaient en face l'un de l'autre, le ventre en avant, la figure bouffie, l'air renfrogné, après tant de désaccord se rencontrant enfin dans la même faiblesse humaine; et ils ne bougeaient pas plus que le cadavre à côté d'eux, qui avait l'air de dormir.
Charles, en entrant, ne les réveilla point. C'était la dernière fois. Il venait lui faire ses adieux.
Les herbes aromatiques fumaient encore, et des tourbillons de vapeur bleuâtre se confondaient, au bord de la croisée, avec le brouillard qui entrait. Il y avait quelques étoiles et la nuit était douce.
La cire des cierges tombait par grosses larmes sur les draps du lit. Charles les regardait brûler, fatiguant ses yeux contre le rayonnement de leur flamme jaune.
Des moires frissonnaient sur la robe de satin, blanche comme un clair de lune. Emma disparaissait dessous; et il lui semblait que, s'épandant au dehors d'elle-même, elle se perdait confusément dans l'entourage des choses, dans le silence, dans la nuit, dans le vent qui passait, dans les senteurs humides qui montaient.
Puis, tout à coup, il la voyait dans le jardin de Tostes, sur le banc, contre la haie d'épines, ou bien à Rouen dans les rues, sur le seuil de leur maison, dans la cour des Bertaux. Il entendait encore le rire des garçons en gaieté qui dansaient sous les pommiers; la chambre était pleine du parfum de sa chevelure, et sa robe lui frissonnait dans les bras avec un bruit d'étincelles. C'était la même, celle-là!
Et il fut longtemps à se rappeler ainsi toutes les félicités disparues, ses attitudes, ses gestes, le timbre de sa voix. Après un désespoir, il en venait un autre, et toujours intarissablement, comme les flots d'une marée qui déborde.
Il eut alors une curiosité terrible: lentement, du bout des doigts, en palpitant, il releva son voile. Mais il poussa un cri d'horreur qui réveilla les deux autres. Ils l'entraînèrent en bas, dans la salle.
Puis, Félicité vint dire qu'il demandait des cheveux.
—Coupez-en! répliqua l'apothicaire; et comme elle n'osait, il s'avança lui-même, les ciseaux à la main.
Il tremblait si fort qu'il piqua la peau des tempes en plusieurs places. Enfin, se raidissant contre l'émotion, Homais donna deux ou trois grands coups tout au hasard, ce qui fit des marques blanches dans cette belle chevelure noire.
Le pharmacien et le curé se replongèrent dans leurs occupations, non sans dormir de temps à autre, ce dont ils s'accusaient réciproquement à chaque réveil nouveau. Alors M. Bournisien aspergeait la chambre d'eau bénite et Homais jetait un peu de chlore par terre.
Félicité avait eu soin de mettre pour eux, sur la commode, une bouteille d'eau-de-vie, un fromage et une grosse brioche. Aussi l'apothicaire, qui n'en pouvait plus, soupira vers quatre heures du matin:
—Ma foi, je me sustenterais avec plaisir!—Et l'ecclésiastique ne se fit point prier; il sortit pour aller dire sa messe, revint; puis ils mangèrent et même ils trinquèrent, tout en ricanant un peu, sans savoir pourquoi, excités par cette gaieté vague qui vous prend après des séances de tristesse.
Ils rencontrèrent en bas, dans le vestibule, les ouvriers qui arrivaient.
Alors Charles, pendant deux heures, eut à subir le supplice du marteau qui résonnait sur les planches. Puis on la descendit dans son cercueil de chêne que l'on emboîta dans les deux autres; comme la bière était trop large, il fallut boucher les interstices avec la laine d'un matelas. Enfin, quand les trois couvercles furent rabotés, cloués, soudés, on l'exposa devant la porte; on ouvrit toute grande la maison, et les gens d'Yonville commencèrent à affluer.
Le père Rouault arriva. Il s'évanouit sur la Place en apercevant le drap noir.
X
Il n'avait reçu la lettre du pharmacien que trente-six heures après l'événement, et par égard pour sa sensibilité, M. Homais l'avait rédigée de telle façon qu'il était impossible de savoir à quoi s'en tenir.
Le bonhomme tomba d'abord comme frappé d'apoplexie. Ensuite il comprit qu'elle n'était pas morte. Mais elle pouvait l'être... Il avait passé sa blouse, pris son chapeau, accroché un éperon à son soulier et était parti ventre à terre; et tout le long de la route, le père Rouault, haletant, se dévora d'angoisses. Une fois même, il fut obligé de descendre. Il n'y voyait plus. Il entendait des voix autour de lui. Il se sentait devenir fou.
Le jour se leva. Il aperçut trois poules noires qui dormaient dans un arbre; il tressaillit, épouvanté de ce présage. Alors il promit à la sainte Vierge trois chasubles pour l'église, et qu'il irait pieds nus depuis le cimetière de Bertaux jusqu'à la chapelle de Vassonville.
Il entra dans Maromme en hélant les gens de l'auberge, enfonça la porte d'un coup d'épaule, bondit au sac d'avoine, versa dans la mangeoire une bouteille de cidre doux, et renfourcha son bidet qui faisait feu des quatre fers.
Il se disait qu'on la sauverait sans doute; les médecins découvriraient un remède, c'était sûr. Il se rappela toutes les guérisons miraculeuses qu'on lui avait contées.
Puis elle lui apparaissait morte. Elle était là, devant lui, étendue sur le dos, au milieu de la route. Il tirait la bride, et l'hallucination disparaissait.
A Quincampoix, pour se donner du cœur, il but trois cafés l'un sur l'autre.
Il songea qu'on s'était trompé de nom en écrivant. Il chercha la lettre dans sa poche, l'y sentit, mais il n'osa pas l'ouvrir.
Il en vint à supposer que c'était peut-être une farce, une vengeance de quelqu'un, une fantaisie d'homme en goguette; et d'ailleurs, si elle était morte, on le saurait. Mais non! la campagne n'avait rien d'extraordinaire: le ciel était bleu, les arbres se balançaient; un troupeau de moutons passa. Il aperçut le village; on le vit accourant tout penché sur son cheval, qu'il bâtonnait à grands coups, et dont les sangles dégouttelaient de sang.
Quand il eut repris connaissance, il tomba tout en pleurs dans les bras de Bovary.
—Ma fille! Emma! mon enfant! expliquez-moi...
Et l'autre répondait avec des sanglots:
—Je ne sais pas, je ne sais pas, c'est une malédiction.
L'apothicaire les sépara.
—Ces horribles détails sont inutiles. J'en instruirai Monsieur. Voici le monde qui vient. De la dignité, fichtre, de la philosophie!
Le pauvre garçon voulut paraître fort, et il répéta plusieurs fois:
—Oui... du courage!
—Eh bien! s'écria le bonhomme, j'en aurai, nom d'un tonnerre de Dieu! Je m'en vas la conduire jusqu'au bout.
La cloche tintait. Tout était prêt. Il fallut se mettre en marche.
Et assis dans une stalle du chœur, l'un près de l'autre, ils virent passer devant eux et repasser continuellement les trois chantres, qui psalmodiaient. Le serpent soufflait à pleine poitrine. M. Bournisien, en grand appareil, chantait d'une voix aiguë; il saluait le tabernacle, élevait les mains, étendait les bras. Lestiboudois circulait dans l'église avec sa latte de baleine; et près du lutrin, la bière reposait entre quatre rangs de cierges. Charles avait envie de se lever pour les éteindre.
Il tâchait cependant de s'exciter à la dévotion, de s'élancer dans l'espoir d'une vie future, où il la reverrait. Il imaginait qu'elle était partie en voyage, bien loin, depuis longtemps. Mais quand il pensait qu'elle se trouvait là-dessous, et que tout était fini, qu'on l'emportait dans la terre, alors il se prenait d'une rage farouche, noire, désespérée. Parfois même il croyait ne plus rien sentir; et il savourait cet adoucissement de sa douleur, tout en se reprochant d'être un misérable.
On entendit sur les dalles comme le bruit sec d'un bâton ferré qui les frappait à temps égaux. Cela venait du fond et s'arrêta court dans les bas côtés de l'église. Un homme en grosse veste brune s'agenouilla péniblement. C'était Hippolyte, le garçon du Lion d'or. Il avait mis sa jambe neuve. L'un des chantres vint faire le tour de la nef pour quêter, et les gros sous l'un après l'autre sonnaient dans le plat d'argent.
—Dépêchez-vous donc! je souffre, moi! s'écria Bovary tout en lui jetant avec colère une pièce de cinq francs. L'homme d'église le remercia par une longue révérence.
On chantait, on s'agenouillait, on se relevait, cela n'en finissait pas! Il se rappela qu'une fois, dans les premiers temps, ils avaient ensemble assisté à la messe, et ils s'étaient mis de l'autre côté, à droite, contre le mur.
La cloche recommença. Il y eut un grand mouvement de chaises. Les porteurs glissèrent leurs trois bâtons sous la bière, et l'on sortit de l'église.
Justin alors parut sur le seuil de la pharmacie. Il y rentra tout à coup, pâle, chancelant.
On se tenait aux fenêtres pour voir passer le cortège. Charles, en avant, se cambrait la taille. Il affectait un air brave et saluait d'un signe ceux qui, débouchant des ruelles ou des portes, se rangeaient dans la foule.
Les six hommes, trois de chaque côté, marchaient au petit pas et en haletant un peu. Les prêtres, les chantres et les deux enfants de chœur récitaient le De profundis; et leur voix s'en allait sur la campagne, montant et s'abaissant avec des ondulations. Parfois ils disparaissaient aux détours du sentier; mais la grande croix d'argent se dressait toujours entre les arbres.
Les femmes suivaient, couvertes de mantes noires à capuchon rabattu; elles portaient à la main un gros cierge qui brûlait, et Charles se sentait défaillir à cette continuelle répétition de prières et de flambeaux, sous ces odeurs affadissantes de cire et de soutane. Une brise fraîche soufflait, les seigles et les colzas verdoyaient, et des gouttelettes de rosée tremblaient au bord du chemin sur les haies d'épines. Toutes sortes de bruits joyeux emplissaient l'horizon: le claquement d'une charrette roulant au loin dans les ornières, le cri d'un coq qui se répétait ou la galopade d'un poulain que l'on voyait s'enfuir sous les pommiers. Le ciel pur était tacheté de nuages roses; des fumignons bleuâtres se rabattaient sur les chaumières couvertes d'iris; Charles, en passant, reconnaissait les cours. Il se souvenait de matins comme celui-ci, où, après y avoir visité quelque malade, il en sortait et retournait vers elle.
Le drap noir, semé de larmes blanches, se levait de temps à autre en découvrant la bière. Les porteurs fatigués se ralentissaient, et elle avançait par saccades continues, comme une chaloupe qui tangue à chaque flot.
On arriva. Les hommes continuèrent jusqu'en bas, à une place dans le gazon où la fosse était creusée.
On se rangea tout autour; et tandis que le prêtre parlait, la terre rouge, rejetée sur les bords, coulait par les coins, sans bruit, continuellement.
Puis, quand les quatre cordes furent disposées, on poussa la bière dessus. Il la regarda descendre.
Elle descendait toujours.
Enfin on entendit un choc; les cordes en grinçant remontèrent. Alors Bournisien prit la bêche que lui tendait Lestiboudois; de sa main gauche, tout en aspergeant de la droite, il poussa vigoureusement une large pelletée; et le bois du cercueil, heurté par les cailloux, fit ce bruit formidable qui nous semble être le retentissement de l'éternité.
L'ecclésiastique passa le goupillon à son voisin. C'était M. Homais. Il le secoua gravement, puis le tendit à Charles, qui s'affaissa jusqu'aux genoux dans la terre, et il en jetait à pleines mains tout en criant: Adieu! Il lui envoyait des baisers; il se traînait vers la fosse pour s'y engloutir avec elle.
On l'emmena;—et il ne tarda pas à s'apaiser, éprouvant peut-être, comme tous les autres, la vague satisfaction d'en avoir fini.
Le père Rouault, en revenant, se mit tranquillement à fumer une pipe, ce que Homais, dans son for intérieur, jugea peu convenable. Il remarqua de même que M. Binet s'était abstenu de paraître, que Tuvache «avait filé» après la messe, et que Théodore, le domestique du notaire, portait un habit bleu,—«comme si on ne pouvait pas trouver un habit noir, puisque c'est l'usage, que diable!» Et pour communiquer ses observations, il allait d'un groupe à l'autre. On y déplorait la mort d'Emma, et surtout L'Heureux, qui n'avait point manqué de venir à l'enterrement.
—Cette pauvre petite dame! quelle douleur pour son mari!
L'apothicaire reprenait:
—Sans moi, savez-vous bien, il se serait porté sur lui-même à quelque attentat funeste.
—Une si bonne personne! Dire pourtant que je l'ai encore vue samedi dernier dans ma boutique!
—Je n'ai pas eu le loisir, dit Homais, de préparer quelques paroles, que j'aurais jetées sur sa tombe.
En rentrant, Charles se déshabilla, et le père Rouault repassa sa blouse bleue. Elle était neuve, et comme il s'était, pendant la route, souvent essuyé les yeux avec les manches, elle avait déteint sur sa figure; et la trace des pleurs y faisait des lignes dans la couche de poussière qui la salissait.
Mme Bovary mère était avec eux. Ils se taisaient tous les trois. Enfin le bonhomme soupira:
—Vous rappelez-vous, mon ami, que je suis venu à Tostes une fois, comme vous veniez de perdre votre première défunte. Je vous consolais dans ce temps-là! Je trouvais quoi dire; mais à présent... Puis avec un long gémissement qui souleva toute sa poitrine:—Ah! c'est la fin pour moi, voyez-vous! J'ai vu partir ma femme... mon fils après... et voilà ma fille aujourd'hui!
Il voulut s'en retourner tout de suite aux Bertaux, disant qu'il ne pourrait pas dormir dans cette maison-là. Il refusa même de voir sa petite-fille.
—Non! non! ça me ferait trop de deuil. Seulement, vous l'embrasserez bien! Adieu!... vous êtes un bon garçon! Et puis, jamais je n'oublierai ça, dit-il en se frappant la cuisse, n'ayez peur! vous recevrez toujours votre dinde.
Mais quand il fut au haut de la côte il se détourna, comme autrefois il s'était détourné sur le chemin de Saint-Victor, en se séparant d'elle. Les fenêtres du village étaient toutes en feu sous les rayons obliques du soleil qui se couchait dans la prairie. Il mit sa main devant ses yeux; et il aperçut à l'horizon un enclos de murs, où des arbres, çà et là, faisaient des bouquets noirs entre des pierres blanches; puis il continua sa route, au petit trot, car son bidet boitait.
Charles et sa mère restèrent le soir, malgré leur fatigue, fort longtemps à causer ensemble. Ils parlèrent des jours d'autrefois et de l'avenir! Elle viendrait habiter Yonville, elle tiendrait son ménage, ils ne se quitteraient plus. Elle fut ingénieuse et caressante, se réjouissant intérieurement à ressaisir une affection qui depuis tant d'années lui échappait. Minuit sonna. Le village, comme d'habitude, était silencieux, et Charles, éveillé, pensait toujours à elle.
Rodolphe, qui pour se distraire avait battu le bois toute la journée, dormait tranquillement dans son château; Léon, là-bas, dormait aussi.
Mais il y en avait un autre qui, à cette heure-là, ne dormait pas.
Sur la fosse, entre les sapins, un enfant pleurait agenouillé; et sa poitrine, brisée par les sanglots, haletait dans l'ombre, sous la pression d'un regret immense plus doux que la lune et plus insondable que la nuit. La grille tout à coup claqua. C'était Lestiboudois; il venait chercher sa bêche qu'il avait oubliée tantôt. Il reconnut Justin escaladant le mur, et sut alors à quoi s'en tenir sur le malfaiteur qui lui dérobait ses pommes de terre.
XI
Charles, le lendemain, fit revenir la petite. Elle demanda sa maman. On lui répondit qu'elle était absente, qu'elle lui rapporterait des joujoux. Berthe en reparla plusieurs fois; puis, à la longue, elle n'y pensa plus. La gaieté de cette enfant navrait Bovary, et il avait à subir les intolérables consolations du pharmacien.
Les affaires d'argent bientôt recommencèrent, M. L'Heureux excitant de nouveau son ami Vinçart, et Charles s'engagea pour des sommes exorbitantes, car jamais il ne voulut consentir à laisser vendre le moindre des meubles qui lui avaient appartenu. Sa mère en fut exaspérée. Il s'indigna plus fort qu'elle. Il avait changé tout à fait. Elle abandonna la maison.
Alors chacun se mit à profiter. Mlle Lempereur réclama six mois de leçons, bien qu'Emma n'en eût jamais pris une seule (malgré cette facture acquittée qu'elle avait fait voir à Bovary); c'était une convention entre elles deux. Le loueur de livres réclama trois ans d'abonnement, la mère Rolet réclama le port d'une vingtaine de lettres; et comme Charles demandait des explications, elle eut la délicatesse de répondre:
—Ah! je ne sais rien! c'était pour ses affaires.
A chaque dette qu'il payait, Charles croyait en avoir fini. Il en survenait d'autres, continuellement.
Il exigea l'arriéré d'anciennes visites. On lui montra les lettres que sa femme avait envoyées. Alors il fallut faire des excuses.
Félicité portait maintenant les robes de Madame; non pas toutes, car il en avait gardé quelques-unes; et il les allait voir dans son cabinet de toilette où il s'enfermait. Comme elle était à peu près de sa taille, souvent, lorsqu'elle sortait de la chambre, Charles, en l'apercevant par derrière, était saisi d'une illusion, et il s'écriait: «Oh! reste! reste!»
Mais, à la Pentecôte, elle décampa d'Yonville enlevée par Théodore, et en volant tout ce qui restait de la garde-robe.
Ce fut vers cette époque que Mme veuve Dupuis eut l'honneur de lui faire part du «mariage de M. Léon Dupuis, son fils, notaire à Yvetot, avec mademoiselle Léocadie Lebœuf, de Bondeville». Charles, parmi les félicitations qu'il lui adressa, écrivit cette phrase: «Comme ma pauvre femme aurait été heureuse!»
Un jour qu'errant sans but dans la maison il était monté jusqu'au grenier, il sentit sous sa pantoufle une boulette de papier fin. Il l'ouvrit, et il lut: «Du courage, Emma! du courage! Je ne veux pas faire le malheur de votre existence.» C'était la lettre de Rodolphe, tombée par terre entre des caisses, qui était restée là, et que le vent de la lucarne venait de pousser vers la porte. Et Charles demeura tout immobile et béant à cette même place où jadis, encore plus pâle que lui, Emma, désespérée, avait voulu mourir.
Enfin, il découvrit un petit R au bas de la seconde page. Qui était-ce? Il se rappela les assiduités de Rodolphe, sa disparition soudaine, et l'air contraint qu'il avait eu en la rencontrant depuis, deux ou trois fois. Mais le ton respectueux de la lettre l'illusionna. Ils se sont peut-être aimés platoniquement, se dit-il.
D'ailleurs, Charles n'était pas de ceux qui descendent au fond des choses; il recula devant les preuves, et sa jalousie incertaine se perdit dans l'immensité de son chagrin.
On avait dû, pensait-il, l'adorer. Tous les hommes, à coup sûr, l'avaient convoitée. Elle lui en parut plus belle; et il en conçut un désir permanent, furieux, qui enflammait son désespoir et qui n'avait pas de limites parce qu'il était maintenant irréalisable.
Pour lui plaire, comme si elle vivait encore, il adopta ses prédilections, ses idées. Il s'acheta des bottes vernies, il prit l'usage des cravates blanches. Il mettait du cosmétique à ses moustaches, il souscrivit comme elle des billets à ordre. Elle le corrompait par delà le tombeau.
Il fut obligé de vendre l'argenterie pièce à pièce, ensuite il vendit les meubles du salon. Tous les appartements se dégarnirent; mais la chambre, sa chambre à elle, était restée comme autrefois.
Après son dîner, Charles montait là. Il poussait devant le feu la table ronde et il approchait son fauteuil. Il s'asseyait en face. Une chandelle brûlait dans un des flambeaux dorés. Berthe, près de lui, enluminait des estampes.
Il souffrait, le pauvre homme, à la voir si mal vêtue avec ses brodequins sans lacet et l'emmanchure de ses blouses déchirée jusqu'aux hanches, car la femme de ménage n'en prenait guère de souci. Mais elle était si douce, si gentille, et sa petite tête se penchait si gracieusement en laissant retomber sur ses joues roses sa bonne chevelure blonde, qu'une délectation infinie l'envahissait, plaisir tout mêlé d'amertume, comme ces vins mal faits qui sentent la résine. Il raccommodait ses joujoux, lui fabriquait des pantins avec du carton, ou recousait le ventre déchiré de ses poupées. Puis, s'il rencontrait des yeux la boîte à ouvrage, un ruban qui traînait ou même une épingle restée dans une fente de la table, il se prenait à rêver, et il avait l'air si triste qu'elle devenait triste comme lui.
Personne à présent ne venait les voir, car Justin s'était enfui à Rouen, où il est devenu garçon épicier, et les enfants de l'apothicaire fréquentaient de moins en moins la petite, M. Homais ne se souciant pas, vu la différence de leurs conditions sociales, que l'intimité se prolongeât.
L'aveugle, qu'il n'avait pu guérir avec sa pommade, était retourné dans la côte du Bois-Guillaume, où il narrait aux voyageurs la vaine tentative du pharmacien, à tel point que Homais, lorsqu'il allait à la ville, se dissimulait derrière les rideaux de l'Hirondelle afin d'éviter sa rencontre. Il l'exécrait; et dans l'intérêt de sa propre réputation, voulant s'en débarrasser à toute force, il dressa contre lui une batterie cachée, qui décelait la profondeur de son intelligence et la scélératesse de sa vanité. Durant six mois consécutifs, on put donc lire dans le Fanal de Rouen des entrefilets ainsi conçus:
«Toutes les personnes qui se dirigent vers les fertiles contrées de la Picardie auront remarqué sans doute, dans la côte du Bois-Guillaume, un misérable atteint d'une horrible plaie faciale. Il vous importune, vous persécute et prélève un véritable impôt sur les voyageurs. Sommes-nous encore à ces temps monstrueux du moyen âge, où il était permis aux vagabonds d'étaler par nos places publiques la lèpre et les scrofules qu'ils avaient rapportées de la croisade?»
Ou bien:
«Malgré les lois contre le vagabondage, les abords de nos grandes villes continuent à être infestés par des bandes de pauvres. On en voit qui circulent isolément, et qui peut-être ne sont pas les moins dangereux. A quoi songent nos édiles?»
Puis Homais inventait des anecdotes:
«Hier, dans la côte du Bois-Guillaume, un cheval ombrageux...» Et suivait le récit d'un accident occasionné par la présence de l'aveugle.
Il fit si bien qu'on l'incarcéra. Mais on le relâcha. Il recommença, et Homais aussi recommença. C'était une lutte. Il eut la victoire, car son ennemi fut condamné à une réclusion perpétuelle dans un hospice.
Ce succès l'enhardit; et dès lors, il n'y eut plus dans l'arrondissement un chien écrasé, une grange incendiée, une femme battue, dont aussitôt il ne fît part au public, toujours guidé par l'amour du progrès et la haine des prêtres. Il établissait des comparaisons entre les écoles primaires et les frères ignorantins, au détriment de ces derniers; rappelait la Saint-Barthélémy à propos d'une allocation de cent francs faite à l'église, et dénonçait des abus, lançait des boutades. C'était son mot. Homais sapait; il devenait dangereux.
Cependant il étouffait dans les limites étroites du journalisme, et bientôt il lui fallut le livre, l'ouvrage! Alors il composa «une statistique générale du canton d'Yonville, suivie d'observations climatologiques», et la statistique le poussa vers la philosophie. Il se préoccupa des grandes questions: problème social, moralisation des classes pauvres, pisciculture, caoutchouc, chemins de fer, etc. Il en vint à rougir d'être un bourgeois. Il affectait le genre artiste, il fumait! Il s'acheta deux statuettes chic Pompadour pour décorer son salon.
Il n'abandonnait point la pharmacie; au contraire! il se tenait au courant des découvertes. Il suivait le grand mouvement des chocolats. C'est le premier qui ait fait venir dans la Seine-Inférieure du cho-ca et de la revalentia. Il s'éprit d'enthousiasme pour les chaînes hydro-électriques Pulvermacher; il en portait une lui-même; et le soir, quand il retirait son gilet de flanelle, Mme Homais restait tout éblouie devant la spirale d'or sous laquelle il disparaissait, et sentait redoubler ses ardeurs pour cet homme plus garrotté qu'un Scythe et splendide comme un mage.
Il eut de belles idées à propos du tombeau d'Emma. Il proposa d'abord un tronçon de colonne avec une draperie, ensuite une pyramide, puis un temple de Vesta, une manière de rotonde... ou bien «un amas de ruines». Et dans tous les plans, Homais ne démordait point du saule pleureur, qu'il considérait comme le symbole obligé de la tristesse.
Charles et lui firent ensemble un voyage à Rouen, pour voir des tombeaux, chez un entrepreneur de sépultures—accompagnés d'un artiste peintre, un nommé Vaufrylard, ami de Bridoux, et qui tout le temps débita des calembours.
Enfin, après avoir examiné une centaine de dessins, s'être commandé un devis et fait avoir un second voyage à Rouen, Charles se décida pour un mausolée qui devait porter sur ses deux faces principales «un génie tenant une torche éteinte».
Quant à l'inscription, Homais ne trouvait rien de beau comme: Sta viator; et il en restait là; il se creusait l'imagination; il répétait continuellement: Sta viator... Enfin il découvrit: Amabilem conjugem calcas! qui fut adopté.
Une chose étrange, c'est que Bovary, tout en pensant à Emma continuellement, l'oubliait, et il se désespérait à sentir cette image lui échapper de la mémoire au milieu des efforts qu'il faisait pour la retenir. Chaque nuit pourtant il la rêvait; c'était toujours le même rêve: il s'approchait d'elle, mais quand il venait à l'étreindre, elle tombait en pourriture dans ses bras.
On le vit pendant une semaine entrer le soir à l'église. M. Bournisien lui fit même deux ou trois visites, puis l'abandonna. D'ailleurs le bonhomme tournait à l'intolérance, au fanatisme, disait Homais; il fulminait contre l'esprit du siècle et ne manquait pas, tous les quinze jours, au sermon, de raconter l'agonie de Voltaire, lequel mourut en dévorant ses excréments, comme chacun sait.
Malgré l'épargne où vivait Bovary, il était loin de pouvoir amortir ses anciennes dettes. L'Heureux refusa de renouveler aucun billet. La saisie devint imminente. Alors il eut recours à sa mère, qui consentit à lui laisser prendre une hypothèque sur ses biens, mais en lui envoyant force récriminations contre Emma; et elle demandait, en retour de son sacrifice, un châle échappé aux ravages de Félicité. Charles le lui refusa. Ils se brouillèrent.
Elle fit les premières ouvertures de raccommodement en lui proposant de prendre chez elle la petite, qui la soulagerait dans sa maison. Charles y consentit. Mais au moment du départ, tout courage l'abandonna. Alors ce fut une rupture définitive, complète.
A mesure que ses affections disparaissaient, il se resserrait plus étroitement à l'amour de son enfant. Elle l'inquiétait cependant, car elle toussait quelquefois et avait des plaques rouges aux pommettes.
En face de lui s'étalait florissante et hilare la famille du pharmacien, que tout au monde contribuait à satisfaire. Napoléon l'aidait au laboratoire, Athalie lui brodait un bonnet grec, Irma découpait des rondelles de papier pour couvrir les confitures, et Franklin récitait tout d'une haleine la table de Pythagore. Il était le plus heureux des pères, le plus fortuné des hommes.
Erreur! une ambition sourde le rongeait: Homais désirait la croix.
Les titres ne lui manquaient point:
1° S'être, lors du choléra, signalé par un dévouement sans bornes; 2° avoir publié, et à mes frais, différents ouvrages d'utilité publique, tels que... (et il rappelait son mémoire intitulé: Du cidre, de sa fabrication et de ses effets; plus, des observations sur le puceron laniger, envoyées à l'Académie; son volume de statistique, et jusqu'à sa thèse de pharmacien), sans compter que je suis membre de plusieurs sociétés savantes (il l'était d'une seule). Enfin, s'écriait-il en faisant une pirouette, quand ce ne serait que de me signaler aux incendies!
Alors Homais inclina vers le Pouvoir. Il rendit secrètement à M. le préfet de grands services dans les élections. Il se vendit enfin, il se prostitua. Il adressa même au souverain une pétition où il le suppliait de lui faire justice. Il l'appelait notre bon roi et le comparait à Henri IV.
Et chaque matin l'apothicaire se précipitait sur le journal pour y découvrir sa nomination; elle ne venait pas. Enfin, n'y tenant plus, il fit dessiner dans son jardin un gazon figurant l'étoile de l'honneur, avec deux petits tortillons d'herbe qui partaient du sommet pour imiter le ruban. Il se promenait autour, les bras croisés, en méditant sur l'ineptie du gouvernement et l'ingratitude des hommes.
Par respect, ou par une sorte de sensualité qui lui faisait mettre de la lenteur dans ses investigations, Charles n'avait pas encore ouvert le compartiment secret d'un bureau de palissandre dont Emma se servait habituellement. Un jour, enfin, il s'assit devant, tourna la clef et poussa le ressort. Toutes les lettres de Léon s'y trouvaient. Plus de doute, cette fois! Il dévora jusqu'à la dernière, fouilla dans tous les coins, tous les meubles, tous les tiroirs, derrière les murs, sanglotant, hurlant, éperdu, fou. Il découvrit une boîte, la défonça d'un coup de pied. Le portrait de Rodolphe lui sauta en plein visage, au milieu des billets doux bouleversés.
On s'étonna de son découragement. Il ne sortait plus, ne recevait personne, refusait même d'aller voir ses malades. Alors on prétendit qu'il s'enfermait pour boire.
Quelquefois pourtant, un curieux se haussait par-dessus la haie du jardin, et apercevait avec ébahissement cet homme à barbe longue, couvert d'habits sordides, farouche, et qui pleurait tout haut en marchant.
Le soir, dans l'été, il prenait avec lui sa petite fille et la conduisait au cimetière. Ils s'en revenaient à la nuit close, quand il n'y avait plus d'éclairé sur la place que la lucarne de Binet.
Cependant la volupté de sa douleur était incomplète, car il n'avait personne autour de lui qui la partageât, et il faisait des visites à la mère Lefrançois afin de pouvoir parler d'elle.
Mais l'aubergiste ne l'écoutait que d'une oreille, ayant comme lui des chagrins; car M. L'Heureux venait enfin d'établir les Favorites du Commerce, et Hivert, qui jouissait d'une grande réputation pour les commissions, exigeait un surcroît d'appointements et menaçait de s'engager à la concurrence.
Un jour qu'il était allé au marché d'Argueil pour y vendre son cheval,—dernière ressource,—il rencontra Rodolphe.
Ils pâlirent en s'apercevant. Rodolphe, qui avait seulement envoyé sa carte, balbutia d'abord quelques excuses, puis s'enhardit et même poussa l'aplomb (il faisait très chaud, on était au mois d'août) jusqu'à l'inviter à prendre une bouteille de bière au cabaret.
Accoudé en face de lui, il mâchait son cigare tout en causant, et Charles se perdait en rêveries devant cette figure qu'elle avait aimée. Il lui semblait revoir quelque chose d'elle. C'était un émerveillement. Il aurait voulu être cet homme.
L'autre continuait à parler culture, bestiaux, engrais, bouchant avec des phrases banales tous les interstices où pouvait se glisser une allusion. Charles ne l'écoutait pas, Rodolphe s'en apercevait, et il suivait sur la mobilité de sa figure le passage des souvenirs. Elle s'empourprait peu à peu, les narines battaient vite, les lèvres frémissaient; il y eut même un instant où Charles, plein d'une fureur sombre, fixa ses yeux contre Rodolphe, qui, dans une sorte d'effroi, s'interrompit.
Mais bientôt la même lassitude funèbre réapparut sur son visage.
—Je ne vous en veux pas, dit-il.
Rodolphe était resté muet. Charles, la tête dans ses deux mains, reprit d'une voix éteinte et avec l'accent résigné des douleurs infinies:
—Non! je ne vous en veux plus! Il ajouta même un grand mot, le seul qu'il ait jamais dit:
—C'est la faute de la fatalité!
Rodolphe, qui avait conduit cette fatalité, le trouva bien débonnaire pour un homme dans sa situation, comique même et un peu vil.
Le lendemain, Charles alla s'asseoir sur le banc, dans la tonnelle. Des jours passaient par le treillis; les feuilles de vigne dessinaient leurs ombres sur le sable, le jasmin embaumait, le ciel était bleu, des cantharides bourdonnaient autour des lis en fleurs, et Charles suffoquait comme un adolescent sous les vagues effluves amoureux qui gonflaient son cœur chagrin.
A sept heures, la petite Berthe, qui ne l'avait pas vu de toute l'après-midi, vint le chercher pour dîner.
Il avait la tête renversée contre le mur, les yeux clos, la bouche ouverte, et tenait dans ses mains une longue mèche de cheveux noirs.
—Papa, viens donc! dit-elle.
Et, croyant qu'il voulait jouer, elle le poussa doucement. Il tomba par terre. Il était mort.
Trente-six heures après, sur la demande de l'apothicaire, M. Canivet accourut. Il l'ouvrit et ne trouva rien.
Quand tout fut vendu, il resta douze francs soixante-quinze centimes qui servirent à payer le voyage de Mlle Bovary chez sa grand'mère. La bonne femme mourut dans l'année même; le père Rouault étant paralysé, ce fut une tante qui s'en chargea. Elle est pauvre et l'envoie, pour gagner sa vie, dans une filature de coton.
Depuis la mort de Bovary, trois médecins se sont succédé à Yonville sans pouvoir y réussir, tant M. Homais les a tout de suite battus en brèche. Il fait une clientèle d'enfer; l'autorité le ménage et l'opinion publique le protège.
Il vient de recevoir la croix d'honneur.
FIN
RÉQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT
DU
PROCÈS INTENTÉ A L'AUTEUR
DEVANT LE
TRIBUNAL CORRECTIONNEL DE PARIS
(6e Chambre)
PRÉSIDENCE DE M. DUBARLE
Audiences des 31 janvier et 7 février 1857
Ce roman a été publié, pour la première fois, en 1857, dans la Revue de Paris, important recueil de l'époque, dirigé par M. Laurent Pichat. Ce fut un événement littéraire, un succès retentissant que la faveur générale a consacré, mais qui devait d'autant plus vite émouvoir les susceptibilités de la censure légale. Le Parquet, s'ingéniant à trouver dans certains passages des offenses aux bonnes mœurs et à la religion, se hâta d'en faire le motif d'une poursuite judiciaire.
Cependant, le zèle excessif du ministère public, représenté en cette
occasion par M. Pinard, simple substitut du procureur impérial, et qui
devint plus tard ministre de l'intérieur, échoua complètement devant le
bon sens des juges, la haute portée de l'œuvre d'art, l'éloquence et
l'habileté de M. Senard, l'avocat que l'auteur avait choisi. Gustave
Flaubert fut acquitté.
Nous donnons ici le compte rendu in extenso de ce procès célèbre, comme l'un des documents les plus intéressants pour l'histoire littéraire et morale du temps.
LE MINISTÈRE PUBLIC
CONTRE
M. GUSTAVE FLAUBERT
RÉQUISITOIRE DE M. L'AVOCAT IMPÉRIAL
Messieurs, en abordant ce débat, le ministère public est en présence d'une difficulté qu'il ne peut pas se dissimuler. Elle n'est pas dans la nature même de la prévention: offenses à la morale publique et à la religion, ce sont là sans doute des expressions un peu vagues, un peu élastiques, qu'il est nécessaire de préciser. Mais enfin, quand on parle à des esprits droits et pratiques, il est facile de s'entendre à cet égard, de distinguer si telle page d'un livre porte atteinte à la religion ou à la morale. La difficulté n'est pas dans notre prévention, elle est plutôt, elle est davantage dans l'étendue de l'œuvre que vous avez à juger. Il s'agit d'un roman tout entier. Quand on soumet à votre appréciation un article de journal, on voit tout de suite où le délit commence et où il finit; le ministère public lit l'article et le soumet à votre appréciation. Ici il ne s'agit pas d'un article de journal, mais d'un roman tout entier, qui commence le 1er octobre, finit le 15 décembre, et se compose de six livraisons, dans la Revue de Paris, 1856. Que faire dans cette situation? Quel est le rôle du ministère public? Lire tout le roman? C'est impossible. D'un autre côté, ne lire que les textes incriminés, c'est s'exposer à un reproche très fondé. On pourrait nous dire: si vous n'exposez pas le procès dans toutes ses parties, si vous passez ce qui précède et ce qui suit les passages incriminés, il est évident que vous étouffez le débat en restreignant le terrain de la discussion. Pour éviter ce double inconvénient, il n'y a qu'une marche à suivre, et la voici: c'est de vous raconter d'abord tout le roman sans en lire, sans en incriminer aucun passage, et puis de lire, d'incriminer en citant le texte, et enfin de répondre aux objections qui pourraient s'élever contre le système général de la prévention.
Quel est le titre du roman? Madame Bovary. C'est un titre qui ne dit rien par lui-même. Il y en a un second entre parenthèses: Mœurs de province. C'est encore là un titre qui n'explique pas la pensée de l'auteur, mais qui la fait pressentir. L'auteur n'a pas voulu suivre tel ou tel système philosophique vrai ou faux, il a voulu faire des tableaux de genre, et vous allez voir quels tableaux!!! Sans doute c'est le mari qui commence et qui termine le livre; mais le portrait le plus sérieux de l'œuvre, qui illumine les autres peintures, c'est évidemment celui de Mme Bovary.
Ici je raconte, je ne cite pas. On prend le mari au collège, et il faut le dire, l'enfant annonce déjà ce que sera le mari. Il est excessivement lourd et timide, si timide que lorsqu'il arrive au collège et qu'on lui demande son nom, il commence par répondre Charbovari. Il est si lourd qu'il travaille sans avancer. Il n'est jamais le premier, il n'est jamais le dernier non plus de sa classe; c'est le type, sinon de la nullité, au moins de celui du ridicule au collège. Après les études du collège, il vint étudier la médecine à Rouen, dans une chambre au quatrième, donnant sur la Seine[2], que sa mère lui avait louée chez un teinturier de sa connaissance. C'est là qu'il fait ses études médicales et qu'il arrive petit à petit à conquérir, non pas le grade de docteur en médecine, mais celui d'officier de santé. Il fréquentait les cabarets, il manquait les cours, mais il n'avait au demeurant d'autre passion que celle de jouer aux dominos. Voilà M. Bovary.
Il va se marier. Sa mère lui trouve une femme: la veuve d'un huissier de Dieppe; elle est vertueuse et laide, elle a quarante-cinq ans et 1,200 livres de rente. Seulement le notaire qui avait le capital de la rente partit un beau matin pour l'Amérique, et Mme Bovary jeune fut tellement frappée, tellement impressionnée par ce coup inattendu, qu'elle en mourut. Voilà le premier mariage, voilà la première scène.
M. Bovary, devenu veuf, songe à se remarier. Il interroge ses souvenirs; il n'a pas besoin d'aller bien loin, il lui vient tout de suite à l'esprit la fille d'un fermier du voisinage qui avait singulièrement excité les soupçons de Mme Bovary, Mlle Emma Rouault. Le fermier Rouault n'avait qu'une fille, élevée aux Ursulines de Rouen. Elle s'occupait peu de la ferme; son père désirait la marier. L'officier de santé se présente, il n'est pas difficile sur la dot, et vous comprenez qu'avec de telles dispositions de part et d'autre les choses vont vite. Le mariage est accompli. M. Bovary est aux genoux de sa femme, il est le plus heureux des hommes, le plus aveugle des maris; sa seule préoccupation est de prévenir les désirs de sa femme.
Ici le rôle de M. Bovary s'efface; celui de Mme Bovary devient l'œuvre sérieuse du livre.
Messieurs, Mme Bovary a-t-elle aimé son mari ou cherché à l'aimer? Non, et dès le commencement il y eut ce qu'on peut appeler la scène de l'initiation. A partir de ce moment, un autre horizon s'étale devant elle, une vie nouvelle lui apparaît. Le propriétaire du château de la Vaubyessard avait donné une grande fête. On avait invité l'officier de santé, on avait invité sa femme, et là il y eut pour elle comme une initiation à toutes les ardeurs de la volupté! Elle avait aperçu le duc de Laverdière, qui avait eu des succès à la cour; elle avait valsé avec un vicomte et éprouvé un trouble inconnu. A partir de ce moment, elle avait vécu d'une vie nouvelle; son mari, tout ce qui l'entourait, lui était devenu insupportable. Un jour, en cherchant dans un meuble, elle avait rencontré un fil de fer qui lui avait déchiré le doigt; c'était le fil de son bouquet de mariage. Pour essayer de l'arracher à l'ennui qui la consumait, M. Bovary fit le sacrifice de sa clientèle et vint s'installer à Yonville. C'est ici que vient la scène de la première chute. Nous sommes à la seconde livraison. Mme Bovary arrive à Yonville, et là, la première personne qu'elle rencontre, sur laquelle elle fixe ses regards, ce n'est pas le notaire de l'endroit, c'est l'unique clerc de ce notaire, Léon Dupuis. C'est un tout jeune homme qui fait son droit et qui va partir pour la capitale. Tout autre que M. Bovary aurait été inquiété des visites du jeune clerc, mais M. Bovary est si naïf qu'il croit à la vertu de sa femme; Léon, inexpérimenté, éprouvait le même sentiment. Il est parti, l'occasion est perdue, mais les occasions se retrouvent facilement. Il y avait dans le voisinage d'Yonville un M. Rodolphe Boulanger (vous voyez que je raconte). C'était un homme de trente-quatre ans, d'un tempérament brutal; il avait eu beaucoup de succès auprès des conquêtes faciles; il avait alors pour maîtresse une actrice; il aperçut Mme Bovary, elle était jeune, charmante; il résolut d'en faire sa maîtresse. La chose était facile, il lui suffit de trois occasions. La première fois il était venu aux comices agricoles, la seconde fois il lui avait rendu une visite, la troisième fois il lui avait fait faire une promenade à cheval que le mari avait jugée nécessaire à la santé de sa femme; et c'est alors, dans une première visite de la forêt, que la chute a lieu. Les rendez-vous se multiplieront au château de Rodolphe, surtout dans le jardin de l'officier de santé. Les amants arrivent jusqu'aux limites extrêmes de la volupté! Mme Bovary veut se faire enlever par Rodolphe, Rodolphe n'ose pas dire non, mais il lui écrit une lettre où il cherche à lui prouver, par beaucoup de raisons, qu'il ne peut pas l'enlever. Foudroyée à la réception de cette lettre, Mme Bovary a une fièvre cérébrale à la suite de laquelle une fièvre typhoïde se déclare. La fièvre tua l'amour, mais resta la malade. Voilà la deuxième scène.
J'arrive à la troisième. La chute avec Rodolphe avait été suivie d'une réaction religieuse, mais elle avait été courte; Mme Bovary va tomber de nouveau. Le mari avait jugé le spectacle utile à la convalescence de sa femme, et il l'avait conduite à Rouen. Dans une loge, en face de celle qu'occupaient M. et Mme Bovary, se trouvait Léon Dupuis, ce jeune clerc de notaire qui fait son droit à Paris, et qui en est revenu singulièrement instruit, singulièrement expérimenté. Il va voir Mme Bovary; il lui propose un rendez-vous. Mme Bovary lui indique la cathédrale. Au sortir de la cathédrale, Léon lui propose de monter dans un fiacre. Elle résiste d'abord, mais Léon lui dit que cela se fait ainsi à Paris, et alors plus d'obstacle. La chute a lieu dans le fiacre! Les rendez-vous se multiplient pour Léon comme pour Rodolphe, chez l'officier de santé et puis dans une chambre qu'on avait louée à Rouen. Enfin elle arriva jusqu'à la fatigue même de ce second amour, et c'est ici que commence la scène de détresse, c'est la dernière du roman.
Mme Bovary avait prodigué, jeté les cadeaux à la tête de Rodolphe et de Léon, elle avait mené une vie de luxe, et pour faire face à tant de dépenses, elle avait souscrit de nombreux billets à ordre. Elle avait obtenu de son mari une procuration générale pour gérer le patrimoine commun, elle avait rencontré un usurier qui se faisait souscrire des billets, lesquels, n'étant pas payés à l'échéance, étaient renouvelés sous le nom d'un compère. Puis étaient venus le papier timbré, les protêts, les jugements, la saisie, et enfin l'affiche de la vente du mobilier de M. Bovary, qui ignorait tout. Réduite aux plus cruelles extrémités, Mme Bovary demande de l'argent à tout le monde et n'en obtient de personne. Léon n'en a pas, et il recule épouvanté à l'idée d'un crime qu'on lui suggère pour s'en procurer. Parcourant tous les degrés de l'humiliation, Mme Bovary va chez Rodolphe; elle ne réussit pas; Rodolphe n'a pas 3,000 francs. Il ne lui reste plus qu'une issue. De s'excuser près de son mari? Non, de s'expliquer avec lui? Mais ce mari aurait la générosité de lui pardonner, et c'est là une humiliation qu'elle ne peut pas accepter: elle s'empoisonne. Viennent alors des scènes douloureuses. Le mari est là, à côté du corps glacé de sa femme. Il fait apporter sa robe de noces, il ordonne qu'on l'en enveloppe et qu'on enferme sa dépouille dans un triple cercueil.
Un jour il ouvre le secrétaire et il y trouve le portrait de Rodolphe, ses lettres et celles de Léon. Vous croyez que l'amour va tomber alors? Non, non, il s'excite, au contraire, il s'exalte pour cette femme que d'autres ont possédée, en raison de ces souvenirs de volupté qu'elle lui a laissés; et dès ce moment il néglige sa clientèle, sa famille, il laisse aller au vent les dernières parcelles de son patrimoine, et un jour on le trouve mort dans la tonnelle de son jardin, tenant dans ses mains une longue mèche de cheveux noirs.
Voilà le roman; je l'ai raconté tout entier en n'en supprimant aucune scène. On l'appelle Madame Bovary; vous pouvez lui donner un autre titre et l'appeler avec justesse: Histoire des adultères d'une femme de province.
Messieurs, la première partie de ma tâche est remplie; j'ai raconté, je vais citer, et après les citations viendra l'incrimination qui porte sur deux délits: offense à la morale publique, offense à la morale religieuse. L'offense à la morale publique est dans les tableaux lascifs que je mettrai sous vos yeux; l'offense à la morale religieuse, dans des images voluptueuses mêlées aux choses sacrées. J'arrive aux citations. Je serai court, car vous lirez le roman tout entier. Je me bornerai à vous citer quatre scènes, ou plutôt quatre tableaux. La première, ce sera celle des amours et de la chute avec Rodolphe; la seconde, la transition religieuse entre les deux adultères, la troisième, ce sera la chute avec Léon, c'est le deuxième adultère, et enfin la quatrième que je veux citer, c'est la mort de Mme Bovary.
Avant de soulever ces quatre coins du tableau, permettez-moi de me demander quelle est la couleur, le coup de pinceau de M. Flaubert, car enfin son roman est un tableau, et il faut savoir à quelle école il appartient, quelle est la couleur qu'il emploie, et quel est le portrait de son héroïne.
La couleur générale de l'auteur, permettez-moi de vous le dire, c'est la couleur lascive, avant, pendant et après ces chutes! Elle est enfant, elle a dix ou douze ans[3], elle est au couvent des Ursulines. A cet âge où la jeune fille n'est pas formée, où la femme ne peut pas sentir ces émotions premières qui lui révèlent un monde nouveau, elle se confesse.
«Quand elle allait à confesse (cette première citation de la première livraison est à la page 30 du numéro du 1er octobre[4]), quand elle allait à confesse, elle inventait de petits péchés afin de rester là plus longtemps, à genoux dans l'ombre, les mains jointes, le visage à la grille sous le chuchotement du prêtre. Les comparaisons de fiancé, d'époux, d'amant céleste et de mariage éternel qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de l'âme des douceurs inattendues.»
Est-ce qu'il est naturel qu'une petite fille invente de petits péchés, quand on sait que pour un enfant ce sont les plus petits qu'on a le plus de peine à dire? Et puis, à cet âge-là, quand une petite fille n'est pas formée, la montrer inventant de petits péchés dans l'ombre, sous le chuchotement du prêtre, en se rappelant ces comparaisons de fiancé, d'époux, d'amant céleste et de mariage éternel, qui lui faisaient éprouver comme un frisson de volupté, n'est-ce pas faire ce que j'ai appelé une peinture lascive?
Voulez-vous Mme Bovary dans ses moindres actes, à l'état libre, sans l'amant, sans la faute? Je passe sur ce mot du lendemain, et sur cette mariée qui ne laissait rien découvrir où l'on pût deviner quelque chose, il y a là déjà un tour de phrase plus qu'équivoque; mais voulez-vous savoir comment était le mari?
Ce mari du lendemain «que l'on eût pris pour la vierge de la veille», et cette mariée «qui ne laissait rien découvrir où l'on pût deviner quelque chose[5]». Ce mari (p. 29)[6], qui se lève et part «le cœur plein des félicités de la nuit, l'esprit tranquille, la chair contente», s'en allant «ruminant son bonheur comme ceux qui mâchent encore après dîner le goût des truffes qu'ils digèrent».
Je tiens, messieurs, à vous préciser le cachet de l'œuvre littéraire de M. Flaubert et ses coups de pinceau. Il a quelquefois des traits qui veulent beaucoup dire, et ces traits ne lui coûtent rien.
Et puis, au château de la Vaubyessard, savez-vous ce qui attire les regards de cette jeune femme, ce qui la frappe le plus? C'est toujours la même chose, c'est le duc de Laverdière, amant, «disait-on, de Marie-Antoinette, entre MM. de Coigny et de Lauzun», et sur lequel «les yeux d'Emma revenaient d'eux-mêmes, comme sur quelque chose d'extraordinaire et d'auguste; il avait vécu à la cour et couché dans le lit des reines[7]!»
Ce n'est là qu'une parenthèse historique, dira-t-on? Triste et inutile parenthèse! L'histoire a pu autoriser des soupçons, mais non le droit de les ériger en certitude. L'histoire a parlé du collier dans tous les romans, l'histoire a parlé de mille choses; mais ce ne sont là que des soupçons, et, je le répète, je ne sache pas qu'elle ait autorisé à transformer ces soupçons en certitude. Et quand Marie-Antoinette est morte avec la dignité d'une souveraine et le calme d'une chrétienne, ce sang versé pourrait effacer des fautes, à plus forte raison des soupçons. Mon Dieu, M. Flaubert a eu besoin d'une image frappante pour peindre son héroïne, et il a pris celle-là pour exprimer tout à la fois et les instincts pervers et l'ambition de Mme Bovary!
Mme Bovary doit très bien valser, et la voici valsant:
«Ils commencèrent lentement, puis allèrent plus vite. Ils tournaient; tout tournait autour d'eux, les lampes, les meubles, les lambris et le parquet, comme un disque sur un pivot. En passant auprès des portes, la robe d'Emma par le bas s'ériflait au pantalon; leurs jambes entraient l'une dans l'autre, il baissait ses regards vers elle, elle levait les siens vers lui; une torpeur la prenait, elle s'arrêta. Ils repartirent, et, d'un mouvement plus rapide, le vicomte, l'entraînant, disparut avec elle jusqu'au bout de la galerie où, haletante, elle faillit tomber, et un instant s'appuya la tête sur sa poitrine. Et puis, tournant toujours, mais plus doucement, il la reconduisit à sa place; elle se renversa contre la muraille et mit la main devant ses yeux[8].»
Je sais bien qu'on valse un peu de cette manière, mais cela n'en est pas plus moral!
Prenez Mme Bovary dans les actes les plus simples, c'est toujours le même coup de pinceau, il est à toutes les pages, Aussi Justin, le domestique du pharmacien voisin, a-t-il des émerveillements subits quand il est initié dans le secret du cabinet de toilette de cette femme. Il poursuit sa voluptueuse admiration jusqu'à la cuisine.
«Le coude sur la longue planche où elle (Félicité, la femme de chambre) repassait, il considérait avidement toutes ces affaires de femme étalées autour de lui, les jupons de basin, les fichus, les collerettes et les pantalons à coulisse, vastes de hanches et qui se rétrécissaient par le bas.
«—A quoi cela sert-il? demandait le jeune garçon, en passant sa main sur la crinoline ou les agrafes.
«—Tu n'as donc jamais rien vu? répondait en riant Félicité.»
Aussi le mari se demande-t-il, en présence de cette femme sentant frais, si l'odeur vient de la peau ou de la chemise.
«Il trouvait tous les soirs des meubles souples et une femme en toilette fine, charmante et sentant frais, à ne savoir même d'où venait cette odeur, ou si ce n'était pas la femme qui parfumait la chemise[9].»
Assez de citations de détail! Vous connaissez maintenant la physionomie de Mme Bovary au repos, quand elle ne provoque personne, quand elle ne pèche pas, quand elle est encore complètement innocente, quand, au retour d'un rendez-vous, elle n'est pas encore à côté d'un mari qu'elle déteste; vous connaissez maintenant la couleur générale du tableau, la physionomie générale de Mme Bovary. L'auteur a mis le plus grand soin, employé tous les prestiges de son style pour peindre cette femme. A-t-il essayé de la montrer du côté de l'intelligence? Jamais. Du côté du cœur? Pas davantage. Du côté de l'esprit? Non. Du côté de la beauté physique? Pas même. Oh! je sais bien qu'il y a un portrait de Mme Bovary après l'adultère des plus étincelants; mais le tableau est avant tout lascif, les poses sont voluptueuses, la beauté de Mme Bovary est une beauté de provocation.
J'arrive maintenant aux quatre citations importantes: je n'en ferai que quatre; je tiens à restreindre mon cadre. J'ai dit que la première serait sur les amours de Rodolphe, la seconde sur la transition religieuse, la troisième sur les amours de Léon, la quatrième, sur la mort.
Voyons la première. Mme Bovary est près de la chute, près de succomber.
«La médiocrité domestique la poussait à des fantaisies luxueuses, les tendresses matrimoniales en des désirs adultères.» «.... Elle se maudit de n'avoir pas aimé Léon, elle eut soif de ses lèvres[10].»
Qu'est-ce qui a séduit Rodolphe et l'a préparé? Le gonflement de l'étoffe de la robe de Mme Bovary qui s'est crevée de place en place selon les inflexions du corsage! Rodolphe a amené son domestique chez Bovary pour le faire saigner. Le domestique va se trouver mal, Mme Bovary tient la cuvette[11].
«Pour la mettre sous la table, dans le mouvement qu'elle fit en s'inclinant, sa robe s'évasa autour d'elle sur les carreaux de la salle; et comme Emma, baissée, chancelait un peu en écartant les bras, le gonflement de l'étoffe se crevait de place en place selon les inflexions du corsage.» Aussi voici la réflexion de Rodolphe:
«Il revoyait Emma dans la salle, habillée comme il l'avait vue, et il la déshabillait[12].»
P. 417. C'est le premier jour où ils se parlent. «Ils se regardaient, un désir suprême faisait frissonner leurs lèvres sèches, et mollement, sans effort, leurs doigts se confondirent[13].»
Ce sont là les préliminaires de la chute. Il faut lire la chute elle-même.
«Quand le costume fut prêt, Charles écrivit à M. Boulanger que sa femme était à sa disposition et qu'ils comptaient sur sa complaisance.
«Le lendemain à midi, Rodolphe arriva devant la porte de Charles avec deux chevaux de maître; l'un portait des pompons roses aux oreilles et une selle de femme en peau de daim.
«Il avait mis de longues bottes molles, se disant que sans doute elle n'en avait jamais vu de pareilles; en effet, Emma fut charmée de sa tournure, lorsqu'il apparut avec son grand habit de velours marron et sa culotte de tricot blanc[14].....
«Dès qu'il sentit la terre, le cheval d'Emma prit le galop. Rodolphe galopait à côté d'elle[15].»
Les voilà dans la forêt.
«Il l'entraîna plus loin autour d'un petit étang où des lentilles d'eau faisaient une verdure sur les ondes......
«—J'ai tort, j'ai tort, disait-elle, je suis folle de vous entendre.
«—Pourquoi? Emma! Emma!
«—O Rodolphe!... fit lentement la jeune femme, en se penchant sur son épaule.
«Le drap de sa robe s'accrochait au velours de l'habit. Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait d'un soupir; et, défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s'abandonna[16].»
Lorsqu'elle se fut relevée, lorsqu'après avoir secoué les fatigues de la volupté, elle rentra au foyer domestique, à ce foyer où elle devait trouver un mari qui l'adorait, après sa première faute, après ce premier adultère, après cette première chute, est-ce le remords, le sentiment du remords qu'elle éprouva, au regard de ce mari trompé qui l'adorait? Non! le front haut, elle rentra en glorifiant l'adultère.
«En s'apercevant dans la glace, elle s'étonna de son visage. Jamais elle n'avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d'une telle profondeur. Quelque chose de subtil épandu sur sa personne la transfigurait.
«Elle se répétait: J'ai un amant! un amant! Se délectant à cette idée comme à celle d'une autre puberté qui lui serait survenue. Elle allait donc enfin posséder ces plaisirs de l'amour, cette fièvre de bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux, où tout serait passion, extase, délire[17]....»
Ainsi, dès cette première faute, dès cette première chute, elle fait la glorification de l'adultère, elle chante le cantique de l'adultère, sa poésie, ses voluptés. Voilà, messieurs, qui pour moi est bien plus dangereux, bien plus immoral que la chute elle-même!
Messieurs, tout est pâle devant cette glorification de l'adultère, même les rendez-vous de nuit, quelques jours après.
«Pour l'avertir, Rodolphe jetait contre les persiennes une poignée de sable. Elle se levait en sursaut; mais quelquefois il lui fallait attendre, car Charles avait la manie de bavarder au coin du feu, et il n'en finissait pas. Elle se dévorait d'impatience; si ses yeux l'avaient pu, ils l'eussent fait sauter par les fenêtres. Enfin elle commençait sa toilette de nuit, puis elle prenait un livre et continuait à lire fort tranquillement, comme si la lecture l'eût amusée. Mais Charles, qui était au lit, l'appelait pour se coucher.
«—Viens donc, Emma, disait-il, il est temps.
«—Oui, j'y vais! répondait-elle.
«Cependant, comme les bougies l'éblouissaient, il se tournait vers le mur et s'endormait. Elle s'échappait en retenant son haleine, souriante, palpitante, déshabillée.
«Rodolphe avait un grand manteau; il l'en enveloppait tout entière, et, passant le bras autour de sa taille, il l'entraînait sans parler jusqu'au fond du jardin.
«C'était sous la tonnelle, sur ce même banc de bâtons pourris où autrefois Léon la regardait si amoureusement durant les soirées d'été! elle ne pensait guère à lui, maintenant.
«Le froid de la nuit les faisait s'étreindre davantage, les soupirs de leurs lèvres leur semblaient plus forts, leurs yeux, qu'ils entrevoyaient à peine, leur paraissaient plus grands, et au milieu du silence il y avait des paroles dites tout bas qui tombaient sur leur âme avec une sonorité cristalline et qui s'y répercutaient en vibrations multipliées[18].»
Connaissez-vous au monde, messieurs, un langage plus expressif? Avez-vous jamais vu un tableau plus lascif? Écoutez encore:
«Jamais Mme Bovary ne fut aussi belle qu'à cette époque; elle avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de l'enthousiasme, du succès, et qui n'est que l'harmonie du tempérament avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins, l'expérience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, l'avaient par gradations développée, et elle s'épanouissait enfin dans la plénitude de sa nature. Ses paupières semblaient taillées tout exprès pour ses longs regards amoureux où la prunelle se perdait, tandis qu'un souffle fort écartait ses narines minces et relevait le coin charnu de ses lèvres, qu'ombrageait à la lumière un peu de duvet noir. On eût dit qu'un artiste habile en corruptions avait disposé sur sa nuque la torsade de ses cheveux; ils s'enroulaient en une masse lourde, négligemment, et selon les hasards de l'adultère qui les dénouait tous les jours. Sa voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi; quelque chose de subtil qui vous pénétrait se dégageait même des draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. Charles, comme au premier temps de leur mariage, la trouvait délicieuse et tout irrésistible[19].»
Jusqu'ici la beauté de cette femme avait consisté dans sa grâce, dans sa tournure, dans ses vêtements; enfin, elle vient de vous être montrée sans voile, et vous pouvez dire si l'adultère ne l'a pas embellie:
«—Emmène-moi! s'écria-t-elle. Enlève-moi!... Oh! je t'en supplie!
«Et elle se précipita sur sa bouche, comme pour y saisir le consentement inattendu qui s'exhalait dans un baiser[20].»
Voilà un portrait, messieurs, comme sait les faire M. Flaubert. Comme les yeux de cette femme s'élargissent! comme quelque chose de ravissant est épandu sur elle, depuis sa chute! sa beauté a-t-elle jamais été aussi éclatante que le lendemain de sa chute, que dans les jours qui ont suivi sa chute? Ce que l'auteur vous montre, c'est la poésie de l'adultère, et je vous demande encore une fois si ces pages lascives ne sont pas d'une immoralité profonde!!!
J'arrive à la seconde situation. La seconde situation est une transition religieuse. Mme Bovary avait été très malade, aux portes du tombeau. Elle revient à la vie, sa convalescence est signalée par une petite transition religieuse.
«M. Bournisien (c'était le curé) venait la voir. Il s'enquérait de sa santé, lui apportait des nouvelles et l'exhortait à la religion dans un petit bavardage câlin, qui ne manquait pas d'agrément. La vue seule de sa soutane la réconfortait[21].»
Enfin elle va faire la communion. Je n'aime pas beaucoup à rencontrer des choses saintes dans un roman; mais au moins quand on en parle, faudrait-il ne pas les travestir par le langage. Y a-t-il dans cette femme adultère qui va à la communion quelque chose de la foi de la Madeleine repentante? Non, non, c'est toujours la femme passionnée qui cherche des illusions et qui les cherche dans les choses les plus saintes, les plus augustes.
«Un jour qu'au plus fort de sa maladie, elle s'était crue agonisante, elle avait demandé la communion; et à mesure que l'on faisait dans sa chambre les préparatifs pour le sacrement, que l'on disposait en autel la commode encombrée de sirops, et que Félicité semait par terre des fleurs de dahlia, Emma sentait quelque chose de fort passant sur elle, qui la débarrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allégée ne pesait plus, une autre vie commençait; il lui sembla que son être, montant vers Dieu, allait s'anéantir dans cet amour, comme un encens allumé qui se dissipe en vapeur[22].»
Dans quelle langue prie-t-on Dieu avec les paroles adressées à l'amant dans les épanchements de l'adultère? Sans doute on parlera de la couleur locale, et on s'excusera en disant qu'une femme vaporeuse, romanesque, ne fait pas, même en religion, les choses comme tout le monde. Il n'y a pas de couleur locale qui excuse ce mélange! Voluptueuse un jour, religieuse le lendemain, nulle femme, même dans d'autres régions, même sous le ciel d'Espagne ou d'Italie, ne murmure à Dieu les caresses adultères qu'elle donnait à l'amant. Vous apprécierez ce langage, messieurs, et vous n'excuserez pas ces paroles de l'adultère introduites, en quelque sorte, dans le sanctuaire de la Divinité! Voilà la seconde situation, j'arrive à la troisième, c'est la série des adultères.
Après la transition religieuse, Mme Bovary est encore prête à tomber. Elle va au spectacle à Rouen. On jouait Lucie de Lammermoor. Emma fit un retour sur elle-même.
«Ah! si dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage et les désillusions de l'adultère (il y en a qui auraient dit: les désillusions du mariage et les souillures de l'adultère), avant les souillures du mariage et les désillusions de l'adultère, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand cœur solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptés et le devoir se confondant, jamais elle ne serait descendue d'une félicité si haute[23].»
En voyant Lagardy sur la scène, elle eut envie de courir dans ses «bras pour se réfugier en sa force, comme dans l'incarnation de l'amour même, et de lui dire, de s'écrier: Enlève-moi, emmène-moi, partons! à toi, à toi! toutes mes ardeurs et tous mes rêves[24]!»
Léon était derrière elle.
«Il se tenait derrière elle, s'appuyant de l'épaule contre la cloison; et de temps à autre elle se sentait frissonner sous le souffle tiède de ses narines qui lui descendait dans la chevelure[25].»
On vous a parlé tout à l'heure des souillures du mariage; on va vous montrer encore l'adultère dans toute sa poésie, dans ses ineffables séductions. J'ai dit qu'on aurait dû au moins modifier les expressions et dire: les désillusions du mariage et les souillures de l'adultère. Bien souvent quand on s'est marié, au lieu du bonheur sans nuages qu'on s'était promis, on rencontre les sacrifices, les amertumes. Le mot désillusion peut donc être justifié, celui de souillure ne saurait l'être.
Léon et Emma se sont donné rendez-vous à la cathédrale. Ils la visitent, ou ils ne la visitent pas. Ils sortent.
«Un gamin polissonnait sur le parvis.
«—Va me chercher un fiacre! lui crie Léon. L'enfant partit comme une balle...
«—Ah! Léon!... vraiment... je ne sais... si je dois!... et elle minaudait. Puis d'un air sérieux: C'est très inconvenant, savez-vous?
«—En quoi? répliqua le clerc, cela se fait à Paris.
«Et cette parole, comme un irrésistible argument, la détermina[26].»
Nous savons maintenant, messieurs, que la chute n'a pas lieu dans le fiacre. Par un scrupule qui l'honore, le rédacteur de la Revue a supprimé le passage de la chute dans le fiacre. Mais si la Revue de Paris baisse les stores du fiacre, elle nous laisse pénétrer dans la chambre où se donnent les rendez-vous.
Emma veut partir, car elle avait donné sa parole qu'elle reviendrait le soir même. «D'ailleurs Charles l'attendait; et déjà elle se sentait au cœur cette lâche docilité qui est pour bien des femmes comme le châtiment tout à la fois et la rançon de l'adultère...[27]»
«Léon, sur le trottoir, continuait à marcher; elle le suivait jusqu'à l'hôtel; il montait; il ouvrait la porte, entrait. Quelle étreinte!
«Puis les paroles après les baisers se précipitaient. On se racontait les chagrins de la semaine, les pressentiments, les inquiétudes pour les lettres; mais à présent tout s'oubliait, et ils se regardaient face à face, avec des rires de volupté et des appellations de tendresse.
«Le lit était un grand lit d'acajou en forme de nacelle. Les rideaux de levantine rouge, qui descendaient du plafond, se cintraient trop bas vers le chevet évasé,—et rien au monde n'était beau comme sa tête brune et sa peau blanche, se détachant sur cette couleur pourpre, quand, par un geste de pudeur, elle fermait ses deux bras nus, en se cachant la figure dans les mains.
«Le tiède appartement, avec son tapis discret, ses ornements folâtres et sa lumière tranquille, semblait tout commode pour les intimités de la passion[28].»
Voilà ce qui se passe dans cette chambre. Voici encore un passage très important comme peinture lascive.
«Comme ils aimaient cette bonne chambre pleine de gaieté, malgré sa splendeur un peu fanée! Ils retrouvaient toujours les meubles à leur place, et parfois des épingles à cheveux qu'elle avait oubliées, l'autre jeudi, sous le socle de la pendule. Ils déjeunaient au coin du feu, sur un petit guéridon incrusté de palissandre. Emma découpait, lui mettait les morceaux dans son assiette en débitant toutes sortes de chatteries, et elle riait d'un rire sonore et libertin, quand la mousse du vin de Champagne débordait du verre léger sur les bagues de ses doigts. Ils étaient si complètement perdus en la possession d'eux-mêmes, qu'ils se croyaient là dans leur maison particulière, et devant y vivre jusqu'à la mort, comme deux éternels jeunes époux. Ils disaient notre chambre, nos tapis, nos fauteuils; même elle disait mes pantoufles, un cadeau de Léon, une fantaisie qu'elle avait eue. C'étaient des pantoufles en satin rose, bordées de cygne. Quand elle s'asseyait sur ses genoux, sa jambe, alors trop courte, pendait en l'air, et la mignarde chaussure, qui n'avait pas de quartier, tenait seulement par les orteils à son pied nu.
«Il savourait pour la première fois (et dans l'exercice de l'amour[29]) l'inexprimable délicatesse des élégances féminines. Jamais il n'avait rencontré cette grâce de langage, cette réserve du vêtement, ces poses de colombe assoupie. Il admirait l'exaltation de son âme et les dentelles de sa jupe. D'ailleurs, n'était-ce pas une femme du monde, et une femme mariée? une vraie maîtresse, enfin[30]?»
Voilà, messieurs, une description qui ne laisse rien à désirer, j'espère, au point de vue de la prévention? En voici une autre ou plutôt voici la continuation de la même scène:
«Elle avait des paroles qui l'enflammaient avec des baisers qui lui emportaient l'âme. Où donc avait-elle appris ces caresses presque immatérielles, à force d'être profondes et dissimulées[31]?»
Oh! je comprends bien, messieurs, le dégoût que lui inspirait ce mari qui voulait l'embrasser à son retour, je comprends à merveille que lorsque des rendez-vous de cette espèce avaient lieu, elle sentît avec horreur la nuit contre «sa chair, cet homme étendu qui dormait».
Ce n'est pas tout, à la page 73, il est un dernier tableau que je ne peux pas omettre; elle était arrivée jusqu'à la fatigue de la volupté.
«Elle se promettait continuellement pour son prochain voyage une félicité profonde; puis elle s'avouait ne rien sentir d'extraordinaire. Mais cette déception s'effaçait vite sous un espoir nouveau, et Emma revenait à lui plus enflammée, plus haletante, plus avide. Elle se déshabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois si la porte était fermée, puis elle faisait d'un seul geste tomber ensemble tous ses vêtements;—et pâle, sans parler, sérieuse, elle s'abattait contre sa poitrine, avec un long frisson[32].»
Je signale ici deux choses, messieurs, une peinture admirable sous le rapport du talent, mais une peinture exécrable au point de vue de la morale. Oui, M. Flaubert sait embellir ses peintures avec toutes les ressources de l'art, mais sans les ménagements de l'art. Chez lui point de gaze, point de voiles, c'est la nature dans toute sa nudité, dans toute sa crudité!
Encore une citation de la page 78:
«Ils se connaissaient trop pour avoir ces ébahissements de la possession qui en centuplent la joie. Elle était aussi dégoûtée de lui qu'il était fatigué d'elle. Emma retrouvait dans l'adultère toutes les platitudes du mariage[33].»
Platitudes du mariage, poésie de l'adultère! Tantôt c'est la souillure du mariage, tantôt ce sont ses platitudes, mais c'est toujours la poésie de l'adultère. Voilà, messieurs, les situations que M. Flaubert aime à peindre, et malheureusement il ne les peint que trop bien.
J'ai raconté trois scènes: la scène avec Rodolphe, et vous y avez vu la chute dans la forêt, la glorification de l'adultère, et cette femme dont la beauté devient plus grande avec cette poésie. J'ai parlé de la transition religieuse, et vous y avez vu la prière emprunter à l'adultère son langage. J'ai parlé de la seconde chute, je vous ai déroulé les scènes qui se passent avec Léon. Je vous ai montré la scène du fiacre—supprimée—mais je vous ai montré le tableau de la chambre et du lit. Maintenant que nous croyons vos convictions faites, arrivons à la dernière scène; à celle du supplice.
Des coupures nombreuses y ont été faites, à ce qu'il paraît, par la Revue de Paris. Voici en quels termes M. Flaubert s'en plaint:
«Des considérations que je n'ai pas à apprécier ont contraint la Revue de Paris à faire une suppression dans le numéro du 1er décembre. Ses scrupules s'étant renouvelés à l'occasion du présent numéro, elle a jugé convenable d'enlever encore plusieurs passages. En conséquence, je déclare dénier la responsabilité des lignes qui suivent; le lecteur est donc prié de n'y voir que des fragments et non pas un ensemble.»
Passons donc sur ces fragments et arrivons à la mort. Elle s'empoisonne. Elle s'empoisonne, pourquoi? «Ah! c'est bien peu de chose la mort, pensa-t-elle, je vais m'endormir et tout sera fini[34].» Puis, sans un remords, sans un aveu, sans une larme de repentir sur ce suicide qui s'achève et les adultères de la veille, elle va recevoir le sacrement des mourants. Pourquoi le sacrement, puisque, dans sa pensée de tout à l'heure, elle va au néant? Pourquoi, quand il n'y a pas une larme, pas un soupir de Madeleine sur son crime d'incrédulité, sur son suicide, sur ses adultères?
Après cette scène, vient celle de l'extrême-onction. Ce sont des paroles saintes et sacrées pour tous. C'est avec ces paroles-là que nous avons endormi nos aïeux, nos pères ou nos proches c'est avec elles qu'un jour nos enfants nous endormiront. Quand on veut les reproduire, il faut le faire exactement; il ne faut pas du moins les accompagner d'une image voluptueuse sur la vie passée.
Vous le savez, le prêtre fait les onctions saintes sur le front, sur les oreilles, sur la bouche, sur les pieds, en prononçant ces phrases liturgiques: quidquid per pedes, per aures, per pectus, etc., toujours suivies des mots misericordia... péché d'un côté, miséricorde de l'autre. Il faut les reproduire exactement, ces paroles saintes et sacrées; si vous ne les reproduisez pas exactement, au moins n'y mettez rien de voluptueux.
«Elle tourna sa figure lentement et parut saisie de joie à voir tout à coup l'étole violette, sans doute retrouvant au milieu d'un apaisement extraordinaire la volupté perdue de ses premiers élancements mystiques, avec des visions de béatitude éternelle qui commençaient.
«Le prêtre se releva pour prendre le crucifix; alors elle allongea le cou comme quelqu'un qui a soif, et collant ses lèvres sur le corps de l'homme-Dieu, elle y déposa de toute sa force expirante le plus grand baiser d'amour qu'elle eût jamais donné. Ensuite il récita le Misereatur et l'Indulgentiam, trempa son pouce droit dans l'huile et commença les onctions: d'abord sur les yeux, qui avaient tant convoité toutes les somptuosités terrestres; puis sur les narines, friandes de brises tièdes et de senteurs amoureuses; puis sur la bouche, qui s'était ouverte pour le mensonge, qui avait gémi d'orgueil et crié dans la luxure; puis sur les mains, qui se délectaient aux contacts suaves, et enfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand elle courait à l'assouvissance de ses désirs, et qui maintenant ne marcheraient plus[35].»
Maintenant il y a les prières des agonisants que le prêtre récite tout bas, où, à chaque verset, se trouvent les mots: Ame chrétienne, partez pour une région plus haute. On les murmure au moment où le dernier souffle du mourant s'échappe de ses lèvres. Le prêtre les récite, etc.
«A mesure que le râle devenait plus fort, l'ecclésiastique précipitait ses oraisons; elles se mêlaient aux sanglots étouffés de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaître dans le sourd murmure des syllabes latines qui tintaient comme un glas lugubre[36].»
L'auteur a jugé à propos d'alterner ces paroles, de leur faire une sorte de réplique. Il fait intervenir sur le trottoir, un aveugle qui entonne une chanson dont les paroles profanes sont une sorte de réponse aux prières des agonisants.
«Tout à coup on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frôlement d'un bâton, et une voix s'éleva, une voix rauque qui chantait:
«Souvent la chaleur d'un beau jour
«Fait rêver fillette à l'amour.
«Il souffla bien fort ce jour-là.
«Et le jupon court s'envola[37].»
C'est à ce moment que Mme Bovary meurt.
Ainsi voilà le tableau: d'un côté, le prêtre qui récite les prières des agonisants; de l'autre, le joueur d'orgue, qui excite chez la mourante «un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir la face hideuse du misérable qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement... une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s'approchèrent. Elle n'existait plus[38].»
Et puis ensuite, lorsque le corps est froid, la chose qu'il faut respecter par-dessus tout, c'est le cadavre que l'âme a quitté. Quand le mari est là, à genoux, pleurant sa femme, quand il a étendu sur elle le linceul, tout autre se serait arrêté, et c'est le moment où M. Flaubert donne le dernier coup de pinceau:
«Le drap se creusait depuis ses seins jusqu'à ses genoux, se relevant ensuite à la pointe des orteils[39].»
Voilà la scène de la mort. Je l'ai abrégée, je l'ai groupée en quelque sorte. C'est à vous de juger et d'apprécier si c'est là le mélange du sacré au profane, ou si ce ne serait plutôt le mélange du sacré au voluptueux.
J'ai raconté le roman, je l'ai incriminé ensuite et, permettez-moi de le dire, le genre que M. Flaubert cultive, celui qu'il réalise sans les ménagements de l'art; mais avec toutes les ressources de l'art, c'est le genre descriptif, la peinture réaliste. Voyez jusqu'à quelle limite il arrive. Dernièrement un numéro de l'Artiste me tombait sous la main; il ne s'agit pas d'incriminer l'Artiste, mais de savoir quel est le genre de M. Flaubert, et je vous demande la permission de vous citer quelques lignes de l'écrit qui n'engagent en rien l'écrit poursuivi contre M. Flaubert, et j'y voyais à quel degré M. Flaubert excelle dans la peinture; il aime à peindre les tentations, surtout les tentations auxquelles a succombé Mme Bovary. Eh bien, je trouve un modèle du genre dans les quelques lignes qui suivent de l'Artiste du mois de janvier, signées Gustave Flaubert, sur la tentation de saint Antoine. Mon Dieu! c'est un sujet sur lequel on peut dire beaucoup de choses, mais je ne crois pas qu'il soit possible de donner plus de vivacité à l'image, plus de trait à la peinture. Apollinaire[40] à saint Antoine:—«Est-ce la science? Est-ce la gloire? Veux-tu rafraîchir tes yeux sur des jasmins humides? Veux-tu sentir ton corps s'enfoncer comme en une onde dans la chair douce des femmes pâmées?»
Eh bien! c'est la même couleur, la même énergie de pinceau, la même vivacité d'expressions!
Il faut se résumer. J'ai analysé le livre, j'ai raconté, sans oublier une page, j'ai incriminé ensuite, c'était la seconde partie de ma tâche; j'ai précisé quelques portraits, j'ai montré Mme Bovary au repos, vis-à-vis de son mari, vis-à-vis de ceux qu'elle ne devait pas tenter, et je vous ai fait toucher les couleurs lascives de ce portrait! Puis, j'ai analysé quelques grandes scènes: la chute avec Rodolphe, la transition religieuse, les amours avec Léon, la scène de la mort, et dans toutes j'ai trouvé le double délit d'offense à la morale publique et à la religion.
Je n'ai besoin que de deux scènes: l'outrage à la morale, est-ce que vous ne le verrez pas dans la chute avec Rodolphe? Est-ce que vous ne le verrez pas dans cette glorification de l'adultère? Est-ce que vous ne le verrez pas surtout dans ce qui se passe avec Léon? Et puis, l'outrage à la morale religieuse, je le trouve dans le trait sur la confession, p. 30[41] de la 1re livraison, no du 1er octobre, dans la transition religieuse, p. 854[42] et 550[43] du 15 novembre, et enfin dans la dernière scène de la mort.
Vous avez devant vous, messieurs, trois inculpés: M. Flaubert, l'auteur du livre, M. Pichat qui l'a accueilli, et M. Pillet qui l'a imprimé. En cette matière, il n'y a pas de délit sans publicité, et tous ceux qui ont concouru à la publicité doivent être également atteints. Mais nous nous hâtons de le dire, le gérant de la Revue et l'imprimeur ne sont qu'en seconde ligne. Le principal prévenu, c'est l'auteur, c'est M. Flaubert, M. Flaubert qui, averti par la note de la rédaction, proteste contre la suppression qui est faite à son œuvre. Après lui, vient au second rang M. Laurent Pichat, auquel vous demanderez compte non de cette suppression qu'il a faite, mais de celles qu'il aurait dû faire, et enfin vient en dernière ligne l'imprimeur, qui est une sentinelle avancée contre le scandale. M. Pillet, d'ailleurs, est un homme honorable contre lequel je n'ai rien à dire. Nous ne vous demandons qu'une chose, de lui appliquer la loi. Les imprimeurs doivent lire; quand ils n'ont pas lu ou fait lire, c'est à leurs risques et périls qu'ils impriment. Les imprimeurs ne sont pas des machines; ils ont un privilège, ils prêtent serment, ils sont dans une situation spéciale, ils sont responsables. Encore une fois ils sont, si vous me permettez l'expression, comme des sentinelles avancées; s'ils laissent passer le délit, c'est comme s'ils laissaient passer l'ennemi. Atténuez la peine autant que vous voudrez vis-à-vis de Pillet; soyez même indulgents vis-à-vis du gérant de la Revue;—quant à Flaubert, le principal coupable, c'est à lui que vous devez réserver vos sévérités!
Ma tâche remplie, il faut attendre les objections ou les prévenir. On nous dira comme objection générale: mais après tout, le roman est moral au fond, puisque l'adultère est puni?
A cette objection deux réponses: je suppose l'œuvre morale, par hypothèse, une conclusion morale ne pourrait pas amnistier les détails lascifs qui peuvent s'y trouver. Et puis je dis: l'œuvre au fond n'est pas morale.
Je dis, messieurs, que des détails lascifs ne peuvent pas être couverts par une conclusion morale, sinon on pourrait raconter toutes les orgies imaginables, décrire toutes les turpitudes d'une femme publique, en la faisant mourir sur un grabat à l'hôpital. Il serait permis d'étudier et de montrer toutes ses poses lascives! Ce serait aller contre toutes les règles du bon sens. Ce serait placer le poison à la portée de tous et le remède à la portée d'un bien petit nombre, s'il y avait remède. Qui est-ce qui lit le roman de M. Flaubert? Sont-ce des hommes qui s'occupent d'économie politique ou sociale? Non! les pages légères de Madame Bovary tombent en des mains plus légères, dans des mains de jeunes filles, quelquefois de femmes mariées. Eh bien! lorsque l'imagination aura été séduite, lorsque cette séduction sera descendue jusqu'au cœur, lorsque le cœur aura parlé aux sens, est-ce que vous croyez qu'un raisonnement bien froid sera bien fort contre cette séduction des sens et du sentiment? Et puis, il ne faut pas que l'homme se drape trop dans sa force et sa vertu, l'homme porte les instincts d'en bas et les idées d'en haut, et chez tous la vertu n'est que la conséquence d'un effort, bien souvent pénible. Les peintures lascives ont généralement plus d'influence que les froids raisonnements. Voilà ce que je réponds à cette théorie, voilà ma première réponse, mais j'en ai une seconde.
Je soutiens que le roman de Madame Bovary, envisagé au point de vue philosophique, n'est point moral. Sans doute Mme Bovary meurt empoisonnée; elle a beaucoup souffert, c'est vrai; mais elle meurt à son heure et à son jour, mais elle meurt, non parce qu'elle est adultère, mais parce qu'elle l'a voulu; elle meurt dans tout le prestige de sa jeunesse et de sa beauté; elle meurt après avoir eu deux amants, laissant un mari qui l'aime, qui l'adore, qui trouvera le portrait de Rodolphe, qui trouvera ses lettres et celles de Léon, qui lira les lettres d'une femme deux fois adultère, et qui, après cela, l'aimera encore davantage au delà du tombeau. Qui peut condamner cette femme dans le livre? Personne. Telle est la conclusion. Il n'y a pas dans le livre un personnage qui puisse la condamner. Si vous y trouvez un personnage sage, si vous y trouvez un seul principe en vertu duquel l'adultère soit stigmatisé, j'ai tort. Donc, si dans tout le livre il n'y a pas un personnage qui puisse lui faire courber la tête, s'il n'y a pas une idée, une ligne en vertu de laquelle l'adultère soit flétri, c'est moi qui ai raison, le livre est immoral!
Serait-ce au nom de l'honneur conjugal que le livre serait condamné? Mais l'honneur conjugal est représenté par un mari béat, qui, après la mort de sa femme, rencontrant Rodolphe, cherche sur le visage de l'amant les traits de la femme qu'il aime (liv. du 15 décembre, p. 289[44]). Je vous le demande, est-ce au nom de l'honneur conjugal que vous pouvez stigmatiser cette femme, quand il n'y a pas dans le livre un seul mot où le mari ne s'incline devant l'adultère?
Serait-ce au nom de l'opinion publique? Mais l'opinion publique est personnifiée dans un être grotesque, dans le pharmacien Homais, entouré de personnages ridicules que cette femme domine.
Le condamnerez-vous au nom du sentiment religieux? Mais ce sentiment, vous l'avez personnifié dans le curé Bournisien, prêtre à peu près aussi grotesque que le pharmacien, ne croyant qu'aux souffrances physiques, jamais aux souffrances morales, à peu près matérialiste.
Le condamnerez-vous au nom de la conscience de l'auteur? Je ne sais pas ce que pense la conscience de l'auteur; mais dans son chapitre X, le seul philosophique de l'œuvre, livraison du 15 décembre[45], je lis la phrase suivante:
«Il y a toujours après la mort de quelqu'un comme une stupéfaction qui se dégage, tant il est difficile de comprendre cette survenue du néant et de se résigner à y croire.»
Ce n'est pas un cri d'incrédulité, mais c'est du moins un cri de scepticisme. Sans doute il est difficile de le comprendre et d'y croire, mais enfin pourquoi cette stupéfaction qui se manifeste à la mort? Pourquoi? Parce que cette survenue est quelque chose qui est un mystère, parce qu'il est difficile de le comprendre et de le juger, mais il faut s'y résigner. Et moi je dis que si la mort est la survenue du néant, que si le mari béat sent croître son amour en apprenant les adultères de sa femme, que si l'opinion est représentée par un des êtres grotesques, que si le sentiment religieux est représenté par prêtre ridicule, une seule personne a raison, règne, domine: c'est Emma Bovary; Messaline a raison contre Juvénal.
Voilà la conclusion philosophique du livre, tirée non par l'auteur, mais par un homme qui réfléchit et approfondit les choses, par un homme qui a cherché dans le livre un personnage qui pût dominer cette femme. Il n'y en a pas. Le seul personnage qui y domine, c'est Mme Bovary. Il faut donc chercher ailleurs que dans le livre, il faut chercher dans cette morale chrétienne qui est le fond des civilisations modernes. Pour cette morale, tout s'explique et s'éclaircit.
En son nom l'adultère est stigmatisé, condamné, non pas parce que c'est une imprudence qui expose à des désillusions et à des regrets, mais parce que c'est un crime contre la famille. Vous stigmatisez et vous condamnez le suicide, non pas parce que c'est une folie, le fou n'est pas responsable, non pas parce que c'est une lâcheté, il demande quelquefois un certain courage physique, mais parce qu'il est le mépris du devoir dans la vie qui s'achève, et le cri de l'incrédulité dans la vie qui commence.
Cette morale stigmatise la littérature réaliste, non pas parce qu'elle peint les passions: la haine, la vengeance, l'amour;—le monde ne vit que là-dessus, et l'art doit les peindre;—mais quand elle les peint sans frein, sans mesure. L'art sans règle n'est plus l'art; c'est comme une femme qui quitterait tout vêtement. Imposer à l'art l'unique règle de la décence publique, ce n'est pas l'asservir, mais l'honorer. On ne grandit qu'avec une règle. Voilà, messieurs, les principes que nous professons, voilà une doctrine que nous défendons avec conscience.
PLAIDOIRIE DU DÉFENSEUR
MTRE SENARD
Messieurs, M. Gustave Flaubert est accusé devant vous d'avoir fait un mauvais livre, d'avoir, dans ce livre, outragé la morale publique et la religion. M. Gustave Flaubert est auprès de moi, il affirme devant vous qu'il a fait un livre honnête; il affirme devant vous que la pensée de son livre, depuis la première ligne jusqu'à la dernière, est une pensée morale, religieuse et que si elle n'était pas dénaturée (nous avons vu pendant quelques instants ce que peut un grand talent pour dénaturer une pensée), elle serait (et elle redeviendra tout à l'heure) pour vous ce qu'elle a été déjà pour les lecteurs du livre, une pensée éminemment morale et religieuse pouvant se traduire par ces mots: l'excitation à la vertu par l'horreur du vice.
Je vous apporte ici l'affirmation de M. Gustave Flaubert, et je la mets hardiment en regard du réquisitoire du ministère public, car cette affirmation est grave; elle l'est par la personne qui l'a faite, elle l'est par les circonstances qui ont présidé à l'exécution du livre que je vais vous faire connaître.
L'affirmation est déjà grave par la personne qui la fait, et, permettez-moi de vous le dire, M. Gustave Flaubert n'était pas pour moi un inconnu qui eût besoin auprès de moi de recommandations, qui eût des renseignements à me donner, je ne dis pas sur sa moralité, mais sur sa dignité. Je viens ici, dans cette enceinte, remplir un devoir de conscience après avoir lu le livre, après avoir senti s'exalter par cette lecture tout ce qu'il y a en moi d'honnête et de profondément religieux. Mais en même temps que je viens remplir un devoir de conscience, je viens remplir un devoir d'amitié. Je me rappelle, je ne saurais oublier que son père a été pour moi un vieil ami. Son père, de l'amitié duquel je me suis longtemps honoré, honoré jusqu'au dernier jour, son père, et permettez-moi de le dire, son illustre père, a été pendant plus de trente années chirurgien en chef de l'Hôtel-Dieu de Rouen. Il a été le prosecteur de Dupuytren; en donnant à la science de grands enseignements, il l'a dotée de grands noms; je n'en veux citer qu'un seul, Cloquet. Il n'a pas seulement laissé lui-même un beau nom dans la science, il y a laissé de grands souvenirs, pour d'immenses services rendus à l'humanité. Et en même temps que je me souviens de mes liaisons avec lui, je veux vous le dire, son fils, qui est traduit en police correctionnelle pour outrage à la morale et à la religion, son fils est l'ami de mes enfants, comme j'étais l'ami de son père. Je sais sa pensée, je sais ses intentions, et l'avocat a ici le droit de se poser comme la caution personnelle de son client.
Messieurs, un grand nom et de grands souvenirs obligent. Les enfants de M. Flaubert ne lui ont pas failli. Ils étaient trois, deux fils et une fille, morte à vingt et un ans. L'aîné a été jugé digne de succéder à son père; et c'est lui qui aujourd'hui remplit déjà depuis plusieurs années la mission que son père a remplie pendant trente ans. Le plus jeune, le voici; il est à votre barre. En leur laissant une fortune considérable et un grand nom, leur père leur a laissé le besoin d'être des hommes d'intelligence et de cœur, des hommes utiles. Le frère de mon client s'est lancé dans une carrière où les services rendus sont de chaque jour. Celui-ci a dévoué sa vie à l'étude, aux lettres, et l'ouvrage qu'on poursuit en ce moment devant vous est son premier ouvrage. Ce premier ouvrage, messieurs, qui provoque les passions, au dire de M. l'avocat impérial, est le résultat de longues études, de longues méditations. M. Gustave Flaubert est un homme d'un caractère sérieux, porté par sa nature aux choses graves, aux choses tristes. Ce n'est pas l'homme que le ministère public, avec quinze ou vingt lignes mordues çà et là, est venu vous présenter comme un faiseur de tableaux lascifs. Non; il y a dans sa nature, je le répète, tout ce qu'on peut imaginer au monde de plus grave, de plus sérieux, mais en même temps de plus triste. Son livre, en rétablissant seulement une phrase, en mettant à côté des quelques lignes citées les quelques lignes qui précèdent et qui suivent, reprendra bientôt devant vous sa véritable couleur, en même temps qu'il fera connaître les intentions de l'auteur. Et, de la parole trop habile que vous avez entendue, il ne restera dans vos souvenirs qu'un sentiment d'admiration profonde pour un talent qui peut tout transformer.
Je vous ai dit que M. Gustave Flaubert était un homme sérieux et grave. Ses études, conformes à la nature de son esprit, ont été sérieuses et larges. Elles ont embrassé non seulement toutes les branches de la littérature, mais le droit. M. Flaubert est un homme qui ne s'est pas contenté des observations que pouvait lui fournir le milieu où il a vécu; il a interrogé d'autres milieux;
Qui mores multorum vidit et urbes.
Après la mort de son père et ses études de collège, il a visité l'Italie, et de 1848 à 1852, parcouru ces contrées de l'Orient, l'Égypte, la Palestine, l'Asie Mineure, dans lesquelles, sans doute, l'homme qui les parcourt en y apportant une grande intelligence peut acquérir quelque chose d'élevé, de poétique, ces couleurs, ce prestige de style que le ministère public faisait tout à l'heure ressortir, pour établir le délit qu'il nous impute. Ce prestige de style, ces qualités littéraires resteront, ressortiront avec éclat de ces débats, mais ne pourront en aucune façon laisser prise à l'incrimination.
De retour depuis 1852, M. Gustave Flaubert a écrit et cherché à produire dans un grand cadre le résultat d'études attentives et sérieuses, le résultat de ce qu'il avait recueilli dans ses voyages.
Quel est le cadre qu'il a choisi, le sujet qu'il a pris, et comment l'a-t-il traité? Mon client est de ceux qui n'appartiennent à aucune des écoles dont j'ai trouvé, tout à l'heure, le nom dans le réquisitoire. Mon Dieu! il appartient à l'école réaliste, en ce sens qu'il s'attache à la réalité des choses. Il appartiendrait à l'école psychologique en ce sens que ce n'est pas la matérialité des choses qui le pousse, mais le sentiment humain, le développement des passions dans le milieu où il est placé. Il appartiendrait à l'école romantique moins peut-être qu'à toute autre, car si le romantisme apparaît dans son livre, de même que si le réalisme y apparaît, ce n'est que par quelques expressions ironiques, jetées çà et là, que le ministère public a prises au sérieux. Ce que M. Flaubert a voulu surtout, ç'a été de prendre un sujet d'études dans la vie réelle, ç'a été de créer, de constituer des types vrais dans la classe moyenne, et d'arriver à un résultat utile. Oui, ce qui a le plus préoccupé mon client dans l'étude à laquelle il s'est livré, c'est précisément ce but utile, poursuivi en mettant en scène trois ou quatre personnages de la société actuelle, vivant dans les conditions de la vie réelle, et présentant aux yeux du lecteur le tableau vrai de ce qui se rencontre le plus souvent dans le monde.
Le ministère public résumant son opinion sur Madame Bovary a dit: Ce second titre de cet ouvrage est: Histoire des adultères d'une femme de province. Je proteste énergiquement contre ce titre. Il me prouverait à lui seul, si je ne l'avais pas senti d'un bout à l'autre de votre réquisitoire, la préoccupation sous l'empire de laquelle vous avez constamment été. Non! le second titre de cet ouvrage n'est pas: Histoire des adultères d'une femme de province; il est, s'il vous faut absolument un second titre: histoire de l'éducation trop souvent donnée en province; histoire des périls auxquels elle peut conduire, histoire de la dégradation, de la friponnerie, du suicide considéré comme conséquence d'une première faute, et d'une faute amenée elle-même par de premiers torts auxquels souvent une jeune femme est entraînée; histoire de l'éducation, histoire d'une vie déplorable dont trop souvent l'éducation est la préface. Voilà ce que M. Flaubert a voulu peindre, et non pas les adultères d'une femme de province; vous le reconnaîtrez bientôt en parcourant l'ouvrage incriminé.
Maintenant, le ministère public a aperçu dans tout cela, par-dessus tout, la couleur lascive. S'il m'était possible de prendre le nombre des lignes du livre que le ministère public a découpées, et de le mettre en parallèle avec le nombre des autres lignes qu'il a laissées de côté, nous serions dans la proportion totale d'un à cinq cents, et vous verriez que cette proportion d'un à cinq cents n'est pas une couleur lascive, n'est nulle part; elle n'existe que sous la condition des découpures et des commentaires.
Maintenant, qu'est-ce que M. Gustave Flaubert a voulu peindre? D'abord une éducation donnée à une femme au-dessus de la condition dans laquelle elle est née, comme il arrive, il faut bien le dire, trop souvent chez nous; ensuite le mélange d'éléments disparates qui se produit ainsi dans l'intelligence de la femme, et puis quand vient le mariage, comme le mariage ne se proportionne pas à l'éducation, mais aux conditions dans lesquelles la femme est née, l'auteur a expliqué tous les faits qui se passent dans la position qui lui est faite.
Que montre-t-il encore? Il montre une femme allant au vice par la mésalliance, et du vice au dernier degré de la dégradation et du malheur. Tout à l'heure, quand par la lecture de différents passages, j'aurai fait connaître le livre dans son ensemble, je demanderai au tribunal la liberté d'accepter la question en ces termes: Ce livre mis dans les mains d'une jeune femme pourrait-il avoir pour effet de l'entraîner vers des plaisirs faciles, vers l'adultère, ou de lui montrer au contraire le danger, dès les premiers pas, et de la faire frissonner d'horreur? La question ainsi posée, c'est votre conscience qui la résoudra.
Je dis ceci, quant à présent: M. Flaubert a voulu peindre la femme qui, au lieu de chercher à s'arranger dans la condition qui lui est donnée, avec sa situation, avec sa naissance, au lieu de chercher à se faire la vie qui lui appartient, reste préoccupée de mille aspirations étrangères puisées dans une éducation trop élevée pour elle; qui, au lieu de s'accommoder des devoirs de sa position, d'être la femme tranquille du médecin de campagne avec lequel elle passe ses jours, au lieu de chercher le bonheur dans sa maison, dans son union, le cherche dans d'interminables rêvasseries, et puis, qui, bientôt rencontrant sur sa route un jeune homme qui coquette avec elle, joue avec lui le même jeu (mon Dieu! ils sont inexpérimentés l'un et l'autre), s'excite en quelque sorte par degrés, s'effraye quand, recourant à la religion de ses premières années, elle n'y trouve pas une force suffisante; et nous verrons tout à l'heure pourquoi elle ne l'y trouve pas. Cependant l'ignorance du jeune homme et sa propre ignorance la préservent d'un premier danger. Mais elle est bientôt rencontrée par un homme comme il y en a tant, comme il y en a trop dans le monde, qui se saisit d'elle, pauvre femme déjà déviée, et l'entraîne. Voilà ce qui est capital, ce qu'il fallait voir, ce qu'est le livre lui-même.
Le ministère public s'irrite, et je crois qu'il s'irrite à tort, au point de vue de la conscience et du cœur humain, de ce que dans la première scène, Mme Bovary trouve une sorte de plaisir, de joie à avoir brisé sa prison, et rentre chez elle en disant: «J'ai un amant.» Vous croyez que ce n'est pas là le premier cri du cœur humain! La preuve est entre vous et moi. Mais il fallait regarder un peu plus loin, et vous auriez vu que, si le premier moment, le premier instant de cette chute excite chez cette femme une sorte de transport de joie, de délire, à quelques lignes plus loin la déception arrive et, suivant l'expression de l'auteur, elle semble à ses propres yeux humiliée.
Oui, la déception, la douleur, le remords lui arrivent à l'instant même. L'homme auquel elle s'était confiée, livrée, ne l'avait prise que pour s'en servir un instant comme d'un jouet; le remords la ronge, la déchire. Ce qui vous a choqué, ç'a été d'entendre appeler cela les désillusions de l'adultère; vous auriez mieux aimé les souillures chez un écrivain qui faisait poser cette femme, laquelle, n'ayant pas compris le mariage, se sentait souillée par le contact d'un mari; laquelle, ayant cherché ailleurs son idéal, avait trouvé les désillusions de l'adultère. Ce mot vous a choqué; au lieu des désillusions, vous auriez voulu les souillures de l'adultère. Le tribunal jugera. Quant à moi, si j'avais à faire poser le même personnage, je lui dirais: Pauvre femme! si vous croyez que les baisers de votre mari sont quelque chose de monotone, d'ennuyeux, si vous n'y trouvez—c'est le mot qui a été signalé,—que les platitudes du mariage, s'il vous semble voir une souillure dans cette union à laquelle l'amour n'a pas présidé, prenez-y garde, vos rêves sont une illusion, et vous serez un jour cruellement détrompée. Celui qui crie bien fort, messieurs, qui se sert du mot souillure pour exprimer ce que nous avons appelé désillusion, celui-là dit un mot vrai, mais vague qui n'apprend rien à l'intelligence. J'aime mieux celui qui ne crie pas fort, qui ne prononce pas le mot de souillure, mais qui avertit la femme de la déception, de la désillusion, qui lui dit: Là où vous croyez trouver l'amour, vous ne trouverez que le libertinage; là où vous croyez trouver le bonheur, vous ne trouverez que des amertumes. Un mari qui va tranquillement à ses affaires, qui vous embrasse, qui met son bonnet de coton et mange la soupe avec vous est un mari prosaïque qui vous révolte; vous aspirez à un homme qui vous aime, qui vous idolâtre, pauvre enfant! cet homme sera un libertin, qui vous aura prise une minute pour jouer avec vous. L'illusion se sera produite la première fois, peut-être la seconde; vous serez rentrée chez vous enjouée, en chantant la chanson de l'adultère: «j'ai un amant!» la troisième fois vous n'aurez pas besoin d'arriver jusqu'à lui, la désillusion sera venue. Cet homme que vous aviez rêvé aura perdu tout son prestige; vous aurez retrouvé dans l'amour les platitudes du mariage; et vous les aurez retrouvées avec le mépris, le dédain, le dégoût et le remords poignant.
Voilà, messieurs, ce que M. Flaubert a dit, ce qu'il a peint, ce qui est à chaque ligne de son livre, voilà ce qui distingue son œuvre de toutes les œuvres du même genre. C'est que chez lui les grands travers de la société figurent à chaque page, c'est que chez lui l'adultère marche plein de dégoût et de honte. Il a pris dans les relations habituelles de la vie l'enseignement le plus saisissant qui puisse être donné à une jeune femme. Oh! mon Dieu, celles de nos jeunes femmes qui ne trouvent pas dans les principes honnêtes, élevés, dans une religion sévère de quoi se tenir fermes dans l'accomplissement de leurs devoirs de mères, qui ne le trouvent pas surtout dans cette résignation, cette science pratique de la vie qui nous dit qu'il faut s'accommoder de ce que nous avons, mais qui portent leurs rêveries au dehors, ces jeunes femmes les plus honnêtes, les plus pures qui, dans le prosaïsme de leur ménage, sont quelquefois tourmentées par ce qui se passe autour d'elles, un livre comme celui-là, soyez-en sûr, en fait réfléchir plus d'une. Voilà ce que M. Flaubert a fait.
Et prenez bien garde à une chose: M. Flaubert n'est pas un homme qui vous peint un charmant adultère, pour faire arriver ensuite le Deus ex machinâ, non: vous avez sauté trop vite de la page que vous avez lue à la dernière. L'adultère, chez lui, n'est qu'une suite de tourments, de regrets, de remords; et puis il arrive à une expiation finale, épouvantable. Elle est excessive. Si M. Flaubert pèche, c'est par l'excès, et je vous dirai tout à l'heure de qui est ce mot. L'expiation ne se fait pas attendre; et c'est en cela que le livre est éminemment moral et utile, c'est qu'il ne promet pas à la jeune femme quelques-unes de ces belles années au bout desquelles elle peut dire: après cela, on peut mourir. Non! Dès le second jour arrivent l'amertume, la désillusion. Le dénouement pour la moralité se trouve à chaque ligne du livre.
Ce livre est écrit avec une puissance d'observation à laquelle M. l'avocat impérial a rendu justice; et c'est ici que j'appelle votre attention, parce que si l'accusation n'a pas de cause, il faut qu'elle tombe. Ce livre est écrit avec une puissance vraiment remarquable d'observation dans les moindres détails. Un article de l'Artiste, signé Flaubert, a servi encore de prétexte à l'accusation. Que M. l'avocat impérial veuille remarquer d'abord que cet article est étranger à l'incrimination; qu'il veuille remarquer ensuite que nous le tenons pour très innocent et très moral aux yeux du tribunal, à une condition, que M. l'avocat impérial aura la bonté de le lire en entier, au lieu de le déchiqueter. Ce qui a saisi dans le livre de M. Flaubert, c'est ce que quelques comptes rendus ont appelé une fidélité toute daguerrienne dans la reproduction du type de toutes choses, dans la nature intime de la pensée du cœur humain,—et cette reproduction devient plus saisissante encore par la magie du style. Remarquez bien que s'il n'avait appliqué cette fidélité qu'aux scènes de dégradation, vous pourriez dire avec raison: l'auteur s'est complu à peindre la dégradation avec cette puissance de description qui lui est propre. De la première à la dernière page de son livre, il s'attache sans aucune espèce de réserve à tous les faits de la vie d'Emma, à son enfance dans la maison paternelle, à son éducation dans le couvent, il ne fait grâce de rien. Mais ceux qui ont lu comme moi du commencement à la fin, diront,—chose notable dont vous lui saurez gré, qui non seulement sera l'absolution pour lui, mais qui aurait dû écarter de lui toute espèce de poursuite,—que quand il arrive aux parties difficiles, précisément à la dégradation, au lieu de faire comme quelques auteurs classiques que le ministère public connaît bien, mais qu'il a oubliés pendant qu'il écrivait son réquisitoire et dont j'ai apporté ici des passages, non pas pour vous les lire, mais pour que vous les parcouriez dans la chambre du conseil (j'en citerai quelques lignes tout à l'heure), au lieu de faire comme nos grands auteurs classiques, nos grands maîtres, qui lorsqu'ils ont rencontré des scènes de l'union des sens chez l'homme et la femme, n'ont pas manqué de tout décrire, M. Flaubert se contente d'un mot. Là toute sa puissance descriptive disparaît, parce que sa pensée est chaste, parce que là où il pourrait écrire à sa manière et avec toute la magie du style, il sent qu'il y a des choses qui ne peuvent pas être abordées, décrites. Le ministère public trouve qu'il a trop dit encore. Quand je lui montrerai des hommes qui, dans de grandes œuvres philosophiques, se sont complu à la description de ces choses, et qu'en regard je placerai l'homme qui possède la science descriptive à un si haut degré et qui, loin de l'employer, s'arrête et s'abstient, j'aurai bien le droit de demander raison à l'accusation qui est produite.
Toutefois, messieurs, de même qu'il se plaît à nous décrire le riant berceau où se joue Emma encore enfant, avec son feuillage, avec ces petites fleurs roses ou blanches qui viennent de s'épanouir, et ses sentiers embaumés—de même quand elle sera sortie de là, quand elle ira dans d'autres chemins, dans des chemins où elle trouvera de la fange, quand elle y salira ses pieds, quand les taches même rejailliront plus haut sur elle, il ne faudrait pas qu'il le dît! Mais ce serait supprimer complètement le livre, je vais plus loin, l'élément moral, sous prétexte de le défendre, car si la faute ne peut pas être montrée, si elle ne peut pas être indiquée, si dans un tableau de la vie réelle qui a pour but de montrer par la pensée le péril, la chute, l'expiation, si vous voulez empêcher de peindre tout cela, c'est évidemment ôter au livre sa conclusion.
Ce livre n'a pas été pour mon client l'objet d'une distraction de quelques heures; il représente deux ou trois années d'études incessantes. Et je vais vous dire maintenant quelque chose de plus: M. Flaubert qui, après tant d'années de travaux, tant d'études, tant de voyages, tant de notes recueillies dans les auteurs qu'il a lus,—vous verrez, mon Dieu! où il a puisé, car c'est quelque chose d'étrange qui se chargera de le justifier,—vous le verrez, lui aux couleurs lascives, tout imprégné de Bossuet et de Massillon. C'est dans l'étude de ces auteurs que nous allons le retrouver tout à l'heure, cherchant, non pas à les plagier, mais à reproduire dans ses descriptions les pensées, les couleurs employées par eux. Quand, après tout, ce travail fait avec tant d'amour, quand son œuvre a son but, est-ce que vous croyez que, plein de confiance en lui-même et malgré tant d'études et de méditations, il a voulu immédiatement se lancer dans la lice? Il l'aurait fait, sans doute, s'il eût été un inconnu dans le monde, si son nom lui eût appartenu en toute propriété, s'il eût cru pouvoir en disposer et le livrer comme bon lui semblait; mais, je le répète, il est de ceux chez lesquels noblesse oblige: il s'appelle Flaubert, il est le second fils de M. Flaubert, il voulait se tracer une voie dans la littérature, en respectant profondément la morale et la religion,—non pas par inquiétude du parquet, un tel intérêt ne pourrait se présenter à sa pensée,—mais par dignité personnelle, ne voulant pas laisser son nom à la tête d'une publication, si elle ne semblait pas à quelques personnes en lesquelles il avait foi, digne d'être publiée. M. Flaubert a lu, par fragments et en totalité même, devant quelques amis haut placés dans les lettres, les pages qu'un jour il devrait livrer à l'impression, et j'affirme qu'aucun d'eux n'a été offensé de ce qui excite en ce moment si vivement la sévérité de M. l'avocat impérial. Personne même n'y a songé. On a seulement examiné, étudié la valeur littéraire du livre. Quant au but moral, il est si évident, il est écrit à chaque ligne en termes si peu équivoques, qu'il n'était pas même besoin de le mettre en question. Rassuré sur la valeur du livre, encouragé d'ailleurs par les hommes les plus éminents de la presse, M. Flaubert ne songe plus qu'à le livrer à l'impression, à la publicité. Je le répète, tout le monde a été unanime pour rendre hommage au mérite littéraire, au style et en même temps à la pensée excellente qui préside à l'œuvre depuis la première jusqu'à la dernière ligne. Et quand la poursuite est venue, ce n'est pas lui seulement qui a été surpris, profondément affligé, mais permettez-moi de vous le dire, c'est nous qui ne comprenions pas cette poursuite, c'est moi tout le premier, qui avais lu le livre avec un intérêt très vif, à mesure que la publication en a été faite; ce sont des amis intimes. Mon Dieu! il y a des nuances qui quelquefois pourraient nous échapper dans nos habitudes, mais qui ne peuvent pas échapper à des femmes d'une grande intelligence, d'une grande pureté, d'une grande chasteté. Il n'y a pas de nom qui puisse se prononcer dans cette audience, mais si je vous disais ce qui a été dit à Flaubert, ce qui m'a été dit à moi-même par des mères de famille qui avaient lu ce livre, si je vous disais leur étonnement après avoir reçu de cette lecture une impression si bonne qu'elles ont cru devoir en remercier l'auteur, si je vous disais leur étonnement, leur douleur, quand elles ont appris que ce livre devait être considéré comme contraire à la morale publique, à leur foi religieuse, à la foi de toute leur vie, mon Dieu! mais il y aurait dans la réunion de ces appréciations mêmes de quoi me fortifier, si j'avais besoin d'être fortifié au moment de combattre les attaques du ministère public.
Pourtant, au milieu de toutes ces appréciations de la littérature contemporaine, il y en a une que je veux vous dire. Il y en a une, qui n'est pas seulement respectée par nous à raison d'un beau et grand caractère, qui, au milieu même de l'adversité, de la souffrance, contre lesquelles il lutte courageusement chaque jour, est non seulement grand par le souvenir de beaucoup d'actions inutiles à rappeler ici, mais grand par des œuvres littéraires qu'il faut rappeler parce que c'est là ce qui fait sa compétence, grand surtout par la pureté qui existe dans toutes ses œuvres, par la chasteté de tous ses écrits: Lamartine.
Lamartine ne connaissait pas mon client, il ne savait pas qu'il existât. Lamartine à la campagne, chez lui, avait lu, dans chacun des numéros de la Revue de Paris, la publication de Madame Bovary, et Lamartine avait trouvé là des impressions telles, qu'elles se sont reproduites toutes les fois que je vais vous dire maintenant.
Il y a quelques jours, Lamartine est revenu à Paris, et le lendemain il s'est informé de la demeure de M. Gustave Flaubert. Il a envoyé à la Revue savoir la demeure d'un M. Gustave Flaubert, qui avait publié dans le recueil des articles sous le titre de Madame Bovary. Il a chargé son secrétaire d'aller faire à M. Flaubert tous ses compliments, de lui exprimer toute la satisfaction qu'il avait éprouvée en lisant son œuvre, et lui témoigner le désir de voir l'auteur nouveau, se révélant par un essai pareil.
Mon client est allé chez Lamartine; et il a trouvé chez lui, non pas seulement un homme qui l'a encouragé, mais un homme qui lui a dit: «Vous m'avez donné la meilleure œuvre que j'aie lue depuis vingt ans.» C'étaient en un mot des éloges tels que mon client, dans sa modestie, osait à peine me les répéter. Lamartine lui prouvait qu'il avait lu les livraisons, et le lui prouvait de la manière la plus gracieuse, en lui en disant des pages tout entières. Seulement Lamartine ajoutait: «En même temps que je vous ai lu sans restriction jusqu'à la dernière page, j'ai blâmé les dernières. Vous m'avez fait mal, vous m'avez littéralement fait souffrir! l'expiation est hors de proportion avec le crime; vous avez créé une mort affreuse effroyable! Assurément la femme qui souille le lit conjugal doit s'attendre à une expiation, mais celle-ci est horrible, c'est un supplice comme on n'en a jamais vu. Vous avez été trop loin, vous m'avez fait mal aux nerfs; cette puissance de description qui s'est appliquée aux derniers instants de la mort m'a laissé une indicible souffrance!» Et quand Gustave Flaubert lui demandait: «Mais, monsieur de Lamartine, est-ce que vous comprenez que je sois poursuivi pour avoir fait une œuvre pareille, devant le tribunal de police correctionnelle pour offense à la morale publique et religieuse?» Lamartine lui répondait:—«Je crois avoir été toute ma vie l'homme qui, dans ses œuvres littéraires comme dans ses autres, a le mieux compris ce que c'était que la morale publique et religieuse; mon cher enfant, il n'est pas possible qu'il se trouve en France un tribunal pour vous condamner. Il est déjà très regrettable qu'on se soit ainsi mépris sur le caractère de votre œuvre et qu'on ait ordonné de la poursuivre, mais il n'est pas possible, pour l'honneur de notre pays et de notre époque, qu'il se trouve un tribunal pour vous condamner.»
Voilà ce qui se passait hier entre Lamartine et Flaubert, et j'ai le droit de vous dire que cette appréciation est de celles qui valent la peine d'être pesées.
Ceci bien entendu, voyons comment il se pourrait faire que ma conscience à moi me dît que Madame Bovary est un bon livre, une bonne action? Et je vous demande la permission d'ajouter que je ne suis pas facile sur ces sortes de choses, la facilité n'est pas dans mes habitudes. Des œuvres littéraires, j'en tiens à la main qui, quoique émanées de nos grands écrivains, n'ont jamais arrêté deux minutes mes yeux. Je vous en ferai passer dans la chambre du conseil quelques lignes que je ne me suis jamais complu à lire, et je vous demanderai la permission de vous dire que lorsque je suis arrivé à la fin de l'œuvre de M. Flaubert, j'ai été convaincu qu'une coupure faite par la Revue de Paris a été cause de tout ceci. Je vous demanderai, de plus, la permission de joindre mon appréciation à l'appréciation plus élevée, plus éclairée que je viens de rappeler.
Voici, messieurs, un portefeuille rempli des opinions de tous les littérateurs de notre temps, et parmi lesquels se trouvent les plus distingués, sur l'œuvre dont il s'agit, et sur l'émerveillement qu'ils ont éprouvé en lisant cette œuvre nouvelle, en même temps si morale et si utile!
Maintenant, comment une œuvre pareille a-t-elle pu encourir une poursuite? Voulez-vous me permettre de vous le dire? La Revue de Paris, dont le comité de lecture avait lu l'œuvre en son entier, car le manuscrit lui avait été envoyé longtemps avant la publication, n'y avait rien trouvé à redire. Quand on est arrivé à imprimer le cahier du 1er décembre 1856, un des directeurs de la Revue s'est effarouché de la scène dans un fiacre. Il a dit: «Ceci n'est pas convenable, nous allons le supprimer.» Flaubert s'est offensé de la suppression. Il n'a pas voulu qu'elle eût lieu sans qu'une note fût placée au bas de la page. C'est lui qui a exigé la note. C'est lui qui, pour son amour-propre d'auteur, ne voulant pas que son œuvre fût mutilée, ni que d'un autre côté il y eût quelque chose qui donnât des inquiétudes à la Revue, a dit: «Vous supprimerez si bon vous semble, mais vous déclarerez que vous avez supprimé»; et alors on convint de la note suivante: