Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 03
Le maëstro Rossini
Aimait le macaroni...
On ne l'écoutait point. Mme Caravan, devenue soudain réfléchie, songeait à toutes les conséquences probables de l'événement; tandis que son mari roulait des boulettes de pain qu'il déposait ensuite sur la nappe, et qu'il regardait fixement d'un air idiot. Comme une soif ardente lui dévorait la gorge, il portait sans cesse à sa bouche son verre tout rempli de vin; et sa raison, culbutée déjà par la secousse et le chagrin, devenait flottante, lui paraissait danser dans l'étourdissement subit de la digestion commencée et pénible.
Le docteur, du reste, buvait comme un trou, se grisait visiblement; et Mme Caravan elle-même, subissant la réaction qui suit tout ébranlement nerveux, s'agitait, troublée aussi, bien qu'elle ne prît que de l'eau, et se sentait la tête un peu brouillée.
M. Chenet s'était mis à raconter des histoires de décès qui lui paraissaient drôles. Car dans cette banlieue parisienne, remplie d'une population de province, on retrouve cette indifférence du paysan pour le mort, fût-il son père ou sa mère, cet irrespect, cette férocité inconsciente si communs dans les campagnes, et si rares à Paris. Il disait:—«Tenez, la semaine dernière, rue de Puteaux, on m'appelle, j'accours; je trouve le malade trépassé, et, auprès du lit, la famille qui finissait tranquillement une bouteille d'anisette achetée la veille pour satisfaire un caprice du moribond.»
Mais Mme Caravan n'écoutait pas, songeant toujours à l'héritage; et Caravan, le cerveau vidé, ne comprenait rien.
On servit le café, qu'on avait fait très fort pour se soutenir le moral. Chaque tasse, arrosée de cognac, fit monter aux joues une rougeur subite, mêla les dernières idées de ces esprits vacillants déjà.
Puis le docteur, s'emparant soudain de la bouteille d'eau-de-vie, versa la «rincette» à tout le monde. Et, sans parler, engourdis dans la chaleur douce de la digestion, saisis malgré eux par ce bien-être animal que donne l'alcool après dîner, ils se gargarisaient lentement avec le cognac sucré qui formait un sirop jaunâtre au fond des tasses.
Les enfants s'étaient endormis et Rosalie les coucha.
Alors Caravan, obéissant machinalement au besoin de s'étourdir qui pousse tous les malheureux, reprit plusieurs fois de l'eau-de-vie; et son œil hébété luisait.
Le docteur enfin se leva pour partir; et s'emparant du bras de son ami:
—Allons, venez avec moi, dit-il; un peu d'air vous fera du bien; quand on a des ennuis, il ne faut pas s'immobiliser.
L'autre obéit docilement, mit son chapeau, prit sa canne, sortit; et tous deux, se tenant par le bras, descendirent vers la Seine sous les claires étoiles.
Des souffles embaumés flottaient dans la nuit chaude, car tous les jardins des environs étaient à cette saison pleins de fleurs, dont les parfums, endormis pendant le jour, semblaient s'éveiller à l'approche du soir et s'exhalaient, mêlés aux brises légères qui passaient dans l'ombre.
L'avenue large était déserte et silencieuse avec ses deux rangs de becs de gaz allongés jusqu'à l'Arc de Triomphe. Mais là-bas Paris bruissait dans une buée rouge. C'était une sorte de roulement continu auquel paraissait répondre parfois au loin, dans la plaine, le sifflet d'un train accourant à toute vapeur, ou bien fuyant, à travers la province, vers l'Océan.
L'air du dehors, frappant les deux hommes au visage, les surprit d'abord, ébranla l'équilibre du docteur, et accentua chez Caravan les vertiges qui l'envahissaient depuis le dîner. Il allait comme dans un songe, l'esprit engourdi, paralysé, sans chagrin vibrant, saisi par une sorte d'engourdissement moral qui l'empêchait de souffrir, éprouvant même un allégement qu'augmentaient les exhalaisons tièdes épandues dans la nuit.
Quand ils furent au pont, ils tournèrent à droite, et la rivière leur jeta à la face un souffle frais. Elle coulait, mélancolique et tranquille, devant un rideau de hauts peupliers; et des étoiles semblaient nager sur l'eau, remuées par le courant. Une brume fine et blanchâtre qui flottait sur la berge de l'autre côté apportait aux poumons une senteur humide; et Caravan s'arrêta brusquement, frappé par cette odeur de fleuve qui remuait dans son cœur des souvenirs très vieux.
Et il revit soudain sa mère, autrefois, dans son enfance à lui, courbée à genoux devant leur porte, là-bas, en Picardie, et lavant au mince cours d'eau qui traversait le jardin le linge en tas à côté d'elle. Il entendait son battoir dans le silence tranquille de la campagne, sa voix qui criait:—«Alfred, apporte-moi du savon.» Et il sentait cette même odeur d'eau qui coule, cette même brume envolée des terres ruisselantes, cette buée marécageuse dont la saveur était restée en lui, inoubliable, et qu'il retrouvait justement ce soir-là même où sa mère venait de mourir.
Il s'arrêta, roidi dans une reprise de désespoir fougueux. Ce fut comme un éclat de lumière illuminant d'un seul coup toute l'étendue de son malheur; et la rencontre de ce souffle errant le jeta dans l'abîme noir des douleurs irrémédiables. Il sentit son cœur déchiré par cette séparation sans fin. Sa vie était coupée au milieu; et sa jeunesse entière disparaissait engloutie dans cette mort. Tout l'«autrefois» était fini; tous les souvenirs d'adolescence s'évanouissaient; personne ne pourrait plus lui parler des choses anciennes, des gens qu'il avait connus jadis, de son pays, de lui-même, de l'intimité de sa vie passée; c'était une partie de son être qui avait fini d'exister; à l'autre de mourir maintenant.
Et le défilé des évocations commença. Il revoyait «la maman» plus jeune, vêtue de robes usées sur elle, portées si longtemps qu'elles semblaient inséparables de sa personne; il la retrouvait dans mille circonstances oubliées: avec des physionomies effacées, ses gestes, ses intonations, ses habitudes, ses manies, ses colères, les plis de sa figure, les mouvements de ses doigts maigres, toutes ses attitudes familières qu'elle n'aurait plus.
Et, se cramponnant au docteur, il poussa des gémissements. Ses jambes flasques tremblaient; toute sa grosse personne était secouée par les sanglots, et il balbutiait:—«Ma mère, ma pauvre mère, ma pauvre mère!...»
Mais son compagnon, toujours ivre, et qui rêvait de finir la soirée en des lieux qu'il fréquentait secrètement, impatienté par cette crise aiguë de chagrin, le fit asseoir sur l'herbe de la rive, et presque aussitôt le quitta sous prétexte de voir un malade.
Caravan pleura longtemps; puis, quand il fut à bout de larmes, quand toute sa souffrance eut pour ainsi dire coulé, il éprouva de nouveau un soulagement, un repos, une tranquillité subite.
La lune s'était levée; elle baignait l'horizon de sa lumière placide. Les grands peupliers se dressaient avec des reflets d'argent, et le brouillard, sur la plaine, semblait de la neige flottante; le fleuve, où ne nageaient plus les étoiles, mais qui paraissait couvert de nacre, coulait toujours, ridé par des frissons brillants. L'air était doux, la brise odorante. Une mollesse passait dans le sommeil de la terre, et Caravan buvait cette douceur de la nuit; il respirait longuement, croyait sentir pénétrer jusqu'à l'extrémité de ses membres une fraîcheur, un calme, une consolation surhumaine.
Il résistait toutefois à ce bien-être envahissant, se répétait:—«Ma mère, ma pauvre mère,» s'excitant à pleurer par une sorte de conscience d'honnête homme; mais il ne le pouvait plus; et aucune tristesse même ne l'étreignait aux pensées qui, tout à l'heure encore, l'avaient fait si fort sangloter.
Alors il se leva pour rentrer, revenant à petits pas, enveloppé dans la calme indifférence de la nature sereine, et le cœur apaisé malgré lui.
Quand il atteignit le pont, il aperçut le fanal du dernier tramway prêt à partir et, par derrière, les fenêtres éclairées du café du Globe.
Alors un besoin lui vint de raconter la catastrophe à quelqu'un, d'exciter la commisération, de se rendre intéressant. Il prit une physionomie lamentable, poussa la porte de l'établissement, et s'avança vers le comptoir où le patron trônait toujours. Il comptait sur un effet, tout le monde allait se lever, venir à lui, la main tendue:—«Tiens, qu'avez-vous?» Mais personne ne remarqua la désolation de son visage. Alors il s'accouda sur le comptoir et, serrant son front dans ses mains, il murmura: «Mon Dieu, mon Dieu!»
Le patron le considéra:—«Vous êtes malade, monsieur Caravan?»—Il répondit:—«Non, mon pauvre ami; mais ma mère vient de mourir.» L'autre lâcha un «Ah!» distrait; et comme un consommateur au fond de l'établissement criait:—«Un bock, s'il vous plaît!» il répondit aussitôt d'une voix terrible:—«Voilà, boum!... on y va,» et s'élança pour servir, laissant Caravan stupéfait.
Sur la même table qu'avant dîner, absorbés et immobiles, les trois amateurs de dominos jouaient encore. Caravan s'approcha d'eux, en quête de commisération. Comme aucun ne paraissait le voir, il se décida à parler:—«Depuis tantôt, leur dit-il, il m'est arrivé un grand malheur.»
Ils levèrent un peu la tête tous les trois en même temps, mais en gardant l'œil fixé sur le jeu qu'ils tenaient en main.—«Tiens, quoi donc?»—«Ma mère vient de mourir.» Un d'eux murmura:—«Ah! diable» avec cet air faussement navré que prennent les indifférents. Un autre, ne trouvant rien à dire, fit entendre, en hochant le front, une sorte de sifflement triste. Le troisième se remit au jeu comme s'il eût pensé:—«Ce n'est que ça!»
Caravan attendait un de ces mots qu'on dit «venus du cœur». Se voyant ainsi reçu, il s'éloigna, indigné de leur placidité devant la douleur d'un ami, bien que cette douleur, en ce moment même, fût tellement engourdie qu'il ne la sentait plus guère.
Et il sortit.
Sa femme l'attendait en chemise de nuit, assise sur une chaise basse auprès de la fenêtre ouverte, et pensant toujours à l'héritage.
—Déshabille-toi, dit-elle: nous allons causer quand nous serons au lit.
Il leva la tête, et, montrant le plafond de l'œil:—«Mais... là-haut... il n'y a personne.»—«Pardon, Rosalie est auprès d'elle, tu iras la remplacer à trois heures du matin, quand tu auras fait un somme.»
Il resta néanmoins en caleçon afin d'être prêt à tout événement, noua un foulard autour de son crâne, puis rejoignit sa femme qui venait de se glisser dans les draps.
Ils demeurèrent quelque temps assis côte à côte. Elle songeait.
Sa coiffure, même à cette heure, était agrémentée d'un nœud rose et penchée un peu sur une oreille, comme par suite d'une invincible habitude de tous les bonnets qu'elle portait.
Soudain, tournant la tête vers lui:—«Sais-tu si ta mère a fait un testament?» dit-elle. Il hésita:—«Je... je... ne crois pas... Non, sans doute, elle n'en a pas fait.» Mme Caravan regarda son mari dans les yeux, et, d'une voix basse et rageuse:—«C'est une indignité, vois-tu; car enfin voilà dix ans que nous nous décarcassons à la soigner, que nous la logeons, que nous la nourrissons! Ce n'est pas ta sœur qui en aurait fait autant pour elle, ni moi non plus si j'avais su comment j'en serais récompensée! Oui, c'est une honte pour sa mémoire! Tu me diras qu'elle payait pension: c'est vrai; mais les soins de ses enfants, ce n'est pas avec de l'argent qu'on les paye: on les reconnaît par testament après la mort. Voilà comment se conduisent les gens honorables. Alors, moi, j'en ai été pour ma peine et pour mes tracas! Ah! c'est du propre! c'est du propre!»
Caravan, éperdu, répétait:—«Ma chérie, ma chérie, je t'en prie, je t'en supplie.»
A la longue, elle se calma, et revenant au ton de chaque jour, elle reprit:—«Demain matin, il faudra prévenir ta sœur.»
Il eut un sursaut:—«C'est vrai, je n'y avais pas pensé; dès le jour j'enverrai une dépêche.» Mais elle l'arrêta, en femme qui a tout prévu.—«Non, envoie-la seulement de dix à onze, afin que nous ayons le temps de nous retourner avant son arrivée. De Charenton ici elle en a pour deux heures au plus. Nous dirons que tu as perdu la tête. En prévenant dans la matinée, on ne se mettra pas dans la commise!»
Mais Caravan se frappa le front, et, avec l'intonation timide qu'il prenait toujours en parlant de son chef dont la pensée même le faisait trembler:—«Il faut aussi prévenir au ministère,» dit-il. Elle répondit:—«Pourquoi prévenir? Dans des occasions comme ça, on est toujours excusable d'avoir oublié. Ne préviens pas, crois-moi; ton chef ne pourra rien dire et tu le mettras dans un rude embarras.»—«Oh! ça, oui, dit-il, et dans une fameuse colère quand il ne me verra point venir. Oui, tu as raison, c'est une riche idée. Quand je lui annoncerai que ma mère est morte, il sera bien forcé de se taire.»
Et l'employé, ravi de la farce, se frottait les mains en songeant à la tête de son chef, tandis qu'au-dessus de lui le corps de la vieille gisait à côté de la bonne endormie.
Mme Caravan devenait soucieuse, comme obsédée par une préoccupation difficile à dire. Enfin elle se décida:—«Ta mère t'avait bien donné sa pendule, n'est-ce pas, la jeune fille au bilboquet?» Il chercha dans sa mémoire et répondit:—«Oui, oui; elle m'a dit (mais il y a longtemps de cela, c'est quand elle est venue ici), elle m'a dit: Ce sera pour toi, la pendule, si tu prends bien soin de moi.»
Mme Caravan tranquillisée se rasséréna:—«Alors, vois-tu, il faut aller la chercher, parce que, si nous laissons venir ta sœur, elle nous empêchera de la prendre.» Il hésitait:—«Tu crois?...» Elle se fâcha:—«Certainement que je le crois; une fois ici, ni vu ni connu: c'est à nous. C'est comme pour la commode de sa chambre, celle qui a un marbre: elle me l'a donnée, à moi, un jour qu'elle était de bonne humeur. Nous la descendrons en même temps.»
Caravan semblait incrédule.—«Mais, ma chère, c'est une grande responsabilité!» Elle se tourna vers lui, furieuse:—«Ah! vraiment! Tu ne changeras donc jamais? Tu laisserais tes enfants mourir de faim, toi, plutôt que de faire un mouvement. Du moment qu'elle me l'a donnée, cette commode, c'est à nous, n'est-ce pas? Et si ta sœur n'est pas contente, elle me le dira, à moi! Je m'en moque bien de ta sœur. Allons, lève-toi, que nous apportions tout de suite ce que ta mère nous a donné.»
Tremblant et vaincu, il sortit du lit, et, comme il passait sa culotte, elle l'en empêcha:—«Ce n'est pas la peine de t'habiller, va, garde ton caleçon, ça suffit; j'irai bien comme ça, moi.»
Et tous deux, en toilette de nuit, partirent, montèrent l'escalier sans bruit, ouvrirent la porte avec précaution et entrèrent dans la chambre où les quatre bougies allumées autour de l'assiette au buis bénit semblaient seules garder la vieille en son repos rigide; car Rosalie, étendue dans son fauteuil, les jambes allongées, les mains croisées sur sa jupe, la tête tombée de côté, immobile aussi et la bouche ouverte, dormait en ronflant un peu.
Caravan prit la pendule. C'était un de ces objets grotesques comme en produisit beaucoup l'art impérial. Une jeune fille en bronze doré, la tête ornée de fleurs diverses, tenait à la main un bilboquet dont la boule servait de balancier.—«Donne-moi ça, lui dit sa femme, et prends le marbre de la commode.»
Il obéit en soufflant et il percha le marbre sur son épaule avec un effort considérable.
Alors le couple partit. Caravan se baissa sous la porte, se mit à descendre en tremblant l'escalier, tandis que sa femme, marchant à reculons, l'éclairait d'une main, ayant la pendule sous l'autre bras.
Lorsqu'ils furent chez eux, elle poussa un grand soupir.—«Le plus gros est fait, dit-elle; allons chercher le reste.»
Mais les tiroirs du meuble étaient tout pleins des hardes de la vieille. Il fallait bien cacher cela quelque part.
Mme Caravan eut une idée:—«Va donc prendre le coffre à bois en sapin qui est dans le vestibule; il ne vaut pas quarante sous, on peut bien le mettre ici.» Et quand le coffre fut arrivé, on commença le transport.
Ils enlevaient, l'un après l'autre, les manchettes, les collerettes, les chemises, les bonnets, toutes les pauvres nippes de la bonne femme étendue là, derrière eux, et les disposaient méthodiquement dans le coffre à bois de façon à tromper Mme Braux, l'autre enfant de la défunte, qui viendrait le lendemain.
Quand ce fut fini, on descendit d'abord les tiroirs, puis le corps du meuble en le tenant chacun par un bout; et tous deux cherchèrent pendant longtemps à quel endroit il ferait le mieux. On se décida pour la chambre, en face du lit, entre les deux fenêtres.
Une fois la commode en place, Mme Caravan l'emplit de son propre linge. La pendule occupa la cheminée de la salle; et le couple considéra l'effet obtenu. Ils en furent aussitôt enchantés:—«Ça fait très bien,» dit-elle. Il répondit:—«Oui, très bien.» Alors ils se couchèrent. Elle souffla la bougie; et tout le monde bientôt dormit aux deux étages de la maison.
Il était déjà grand jour lorsque Caravan rouvrit les yeux. Il avait l'esprit confus à son réveil, et il ne se rappela l'événement qu'au bout de quelques minutes. Ce souvenir lui donna un grand coup dans la poitrine; et il sauta du lit, très ému de nouveau, prêt à pleurer.
Il monta bien vite à la chambre au-dessus, où Rosalie dormait encore, dans la même posture que la veille, n'ayant fait qu'un somme de toute la nuit. Il la renvoya à son ouvrage, remplaça les bougies consumées, puis il considéra sa mère en roulant dans son cerveau ces apparences de pensées profondes, ces banalités religieuses et philosophiques qui hantent les intelligences moyennes en face de la mort.
Mais comme sa femme l'appelait, il descendit. Elle avait dressé une liste des choses à faire dans la matinée, et elle lui remit cette nomenclature dont il fut épouvanté.
Il lut: 1o Faire la déclaration à la mairie;
2o Demander le médecin des morts;
3o Commander le cercueil;
4o Passer à l'église;
5o Aux pompes funèbres;
6o A l'imprimerie pour les lettres;
7o Chez le notaire;
8o Au télégraphe pour avertir la famille.
Plus une multitude de petites commissions. Alors il prit son chapeau et s'éloigna.
Or, la nouvelle s'étant répandue, les voisines commençaient à arriver et demandaient à voir la morte.
Chez le coiffeur, au rez-de-chaussée, une scène avait même eu lieu à ce sujet entre la femme et le mari pendant qu'il rasait un client.
La femme, tout en tricotant un bas, murmura:—«Encore une de moins, et une avare, celle-là, comme il n'y en avait pas beaucoup. Je ne l'aimais guère, c'est vrai; il faudra tout de même que j'aille la voir.»
Le mari grogna, tout en savonnant le menton du patient:—«En voilà, des fantaisies! Il n'y a que les femmes pour ça. Ce n'est pas assez de vous embêter pendant la vie, elles ne peuvent seulement pas vous laisser tranquille après la mort.»—Mais son épouse, sans se déconcerter, reprit:—«C'est plus fort que moi; faut que j'y aille. Ça me tient depuis ce matin. Si je ne la voyais pas, il me semble que j'y penserais toute ma vie. Mais quand je l'aurai bien regardée pour prendre sa figure, je serai satisfaite après.»
L'homme au rasoir haussa les épaules et confia au monsieur dont il grattait la joue:—«Je vous demande un peu quelles idées ça vous a, ces sacrées femelles! Ce n'est pas moi qui m'amuserais à voir un mort!»—Mais sa femme l'avait entendu, et elle répondit sans se troubler:—«C'est comme ça, c'est comme ça.»—Puis, posant son tricot sur le comptoir, elle monta au premier étage.
Deux voisines étaient déjà venues et causaient de l'accident avec Mme Caravan, qui racontait les détails.
On se dirigea vers la chambre mortuaire. Les quatre femmes entrèrent à pas de loup, aspergèrent le drap l'une après l'autre avec l'eau salée, s'agenouillèrent, firent le signe de la croix en marmottant une prière, puis, s'étant relevées, les yeux agrandis, la bouche entr'ouverte, considérèrent longuement le cadavre, pendant que la belle-fille de la morte, un mouchoir sur la figure, simulait un hoquet désespéré.
Quand elle se retourna pour sortir, elle aperçut, debout près de la porte, Marie-Louise et Philippe-Auguste, tous deux en chemise, qui regardaient curieusement. Alors, oubliant son chagrin de commande, elle se précipita sur eux, la main levée, en criant d'une voix rageuse:—«Voulez-vous bien filer, bougres de polissons!»
Etant remontée dix minutes plus tard avec une fournée d'autres voisines, après avoir de nouveau secoué le buis sur sa belle-mère, prié, larmoyé, accompli tous ses devoirs, elle retrouva ses deux enfants revenus ensemble derrière elle. Elle les talocha encore par conscience; mais, la fois suivante, elle n'y prit plus garde; et, à chaque retour de visiteurs, les deux mioches suivaient toujours, s'agenouillant aussi dans un coin et répétant invariablement tout ce qu'ils voyaient faire à leur mère.
Au commencement de l'après-midi, la foule des curieuses diminua. Bientôt il ne vint plus personne. Mme Caravan, rentrée chez elle, s'occupait à tout préparer pour la cérémonie funèbre; et la morte resta solitaire.
La fenêtre de la chambre était ouverte. Une chaleur torride entrait avec des bouffées de poussière; les flammes des quatre bougies s'agitaient auprès du corps immobile; et sur le drap, sur la face aux yeux fermés, sur les deux mains allongées, des petites mouches grimpaient, allaient, venaient, se promenaient sans cesse, visitaient la vieille, attendant leur heure prochaine.
Mais Marie-Louise et Philippe-Auguste étaient repartis vagabonder dans l'avenue. Ils furent bientôt entourés de camarades, de petites filles surtout, plus éveillées, flairant plus vite tous les mystères de la vie. Et elles interrogeaient comme les grandes personnes.—«Ta grand'maman est morte?»—«Oui, hier au soir.»—«Comment c'est, un mort?»—Et Marie-Louise expliquait, racontait les bougies, le buis, la figure. Alors une grande curiosité s'éveilla chez tous les enfants; et ils demandèrent aussi à monter chez la trépassée.
Aussitôt, Marie-Louise organisa un premier voyage, cinq filles et deux garçons: les plus grands, les plus hardis. Elle les força à retirer leurs souliers pour ne point être découverts; la troupe se faufila dans la maison et monta lestement comme une armée de souris.
Une fois dans la chambre, la fillette, imitant sa mère, régla le cérémonial. Elle guida solennellement ses camarades, s'agenouilla, fit le signe de la croix, remua les lèvres, se releva, aspergea le lit, et pendant que les enfants, en un tas serré, s'approchaient, effrayés, curieux et ravis pour contempler le visage et les mains, elle se mit soudain à simuler des sanglots en se cachant les yeux dans son petit mouchoir. Puis, consolée brusquement en songeant à ceux qui attendaient devant la porte, elle entraîna, en courant, tout son monde pour ramener bientôt un autre groupe, puis un troisième; car tous les galopins du pays, jusqu'aux petits mendiants en loques, accouraient à ce plaisir nouveau; et elle recommençait chaque fois les simagrées maternelles avec une perfection absolue.
A la longue, elle se fatigua. Un autre jeu entraîna les enfants au loin; et la vieille grand'mère demeura seule, oubliée tout à fait, par tout le monde.
L'ombre emplit la chambre, et sur sa figure sèche et ridée la flamme remuante des lumières faisait danser des clartés.
Vers huit heures Caravan monta, ferma la fenêtre et renouvela les bougies. Il entrait maintenant d'une façon tranquille, accoutumé déjà à considérer le cadavre comme s'il était là depuis des mois. Il constata même qu'aucune décomposition n'apparaissait encore, et il en fit la remarque à sa femme au moment où ils se mettaient à table pour dîner. Elle répondit:—«Tiens, elle est en bois; elle se conserverait un an.»
On mangea le potage sans prononcer une parole. Les enfants, laissés libres tout le jour, exténués de fatigue, sommeillaient sur leurs chaises et tout le monde restait silencieux.
Soudain la clarté de la lampe baissa.
Mme Caravan aussitôt remonta la clef; mais l'appareil rendit un son creux, un bruit de gorge prolongé, et la lumière s'éteignit. On avait oublié d'acheter de l'huile! Aller chez l'épicier retarderait le dîner, on chercha des bougies; mais il n'y en avait plus d'autres que celles allumées en haut sur la table de nuit.
Mme Caravan, prompte en ses décisions, envoya bien vite Marie-Louise en prendre deux; et l'on attendait dans l'obscurité.
On entendait distinctement les pas de la fillette qui montait l'escalier. Il y eut ensuite un silence de quelques secondes; puis l'enfant redescendit précipitamment. Elle ouvrit la porte, effarée, plus émue encore que la veille en annonçant la catastrophe, et elle murmura, suffoquant:—«Oh! papa, grand'maman s'habille!»
Caravan se dressa avec un tel sursaut que sa chaise alla rouler contre le mur. Il balbutia:—«Tu dis?... Qu'est-ce que tu dis là?...»
Mais Marie-Louise, étranglée par l'émotion, répéta:—«Grand'... grand'... grand'maman s'habille... elle va descendre.»
Il s'élança dans l'escalier follement, suivi de sa femme abasourdie; mais devant la porte du second il s'arrêta, secoué par l'épouvante, n'osant pas entrer. Qu'allait-il voir?—Mme Caravan, plus hardie, tourna la serrure et pénétra dans la chambre.
La pièce semblait devenue plus sombre; et, au milieu, une grande forme maigre remuait. Elle était debout, la vieille; et en s'éveillant du sommeil léthargique, avant même que la connaissance lui fût en plein revenue, se tournant de côté et se soulevant sur un coude, elle avait soufflé trois des bougies qui brûlaient près du lit mortuaire. Puis, reprenant des forces, elle s'était levée pour chercher ses hardes. Sa commode partie l'avait troublée d'abord, mais peu à peu elle avait retrouvé ses affaires tout au fond du coffre à bois, et s'était tranquillement habillée. Ayant ensuite vidé l'assiette remplie d'eau, replacé le buis derrière la glace et remis les chaises à leur place, elle était prête à descendre, quand apparurent devant elle son fils et sa belle-fille.
Caravan se précipita, lui saisit les mains, l'embrassa, les larmes aux yeux; tandis que sa femme, derrière lui, répétait d'un air hypocrite:—«Quel bonheur, oh! quel bonheur!»
Mais la vieille, sans s'attendrir, sans même avoir l'air de comprendre, roide comme une statue, et l'œil glacé, demanda seulement:—«Le dîner est-il bientôt prêt?»—Il balbutia, perdant la tête:—«Mais oui, maman, nous t'attendions.»—Et, avec un empressement inaccoutumé, il prit son bras, pendant que Mme Caravan la jeune saisissait la bougie, les éclairait, descendant l'escalier devant eux, à reculons et marche à marche, comme elle avait fait, la nuit même, devant son mari qui portait le marbre.
En arrivant au premier étage, elle faillit se heurter contre des gens qui montaient. C'était la famille de Charenton, Mme Braux suivie de son époux.
La femme, grande, grosse, avec un ventre d'hydropique qui rejetait le torse en arrière, ouvrait des yeux effarés, prête à fuir. Le mari, un cordonnier socialiste, petit homme poilu jusqu'au nez, tout pareil à un singe, murmura sans s'émouvoir:—«Eh bien, quoi? Elle ressuscite!»
Aussitôt que Mme Caravan les eut reconnus, elle leur fit des signes désespérés; puis, tout haut:—«Tiens! comment!... vous voilà! Quelle bonne surprise!»
Mais Mme Braux, abasourdie, ne comprenait pas; elle répondit à demi-voix:—«C'est votre dépêche qui nous a fait venir, nous croyions que c'était fini.»
Son mari, derrière elle, la pinçait pour la faire taire. Il ajouta avec un rire malin caché dans sa barbe épaisse:—«C'est bien aimable à vous de nous avoir invités. Nous sommes venus tout de suite,»—faisant allusion ainsi à l'hostilité qui régnait depuis longtemps entre les deux ménages. Puis, comme la vieille arrivait aux dernières marches, il s'avança vivement et frotta contre ses joues le poil qui lui couvrait la face, en criant dans son oreille, à cause de sa surdité:—«Ça va bien, la mère, toujours solide, hein?»
Mme Braux, dans sa stupeur de voir bien vivante celle qu'elle s'attendait à retrouver morte, n'osait pas même l'embrasser; et son ventre énorme encombrait tout le palier, empêchant les autres d'avancer.
La vieille, inquiète et soupçonneuse, mais sans parler jamais, regardait tout ce monde autour d'elle; et son petit œil gris, scrutateur et dur, se fixait tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre, plein de pensées visibles qui gênaient ses enfants.
Caravan dit, pour expliquer:—«Elle a été un peu souffrante, mais elle va bien maintenant, tout à fait bien, n'est-ce pas, mère?»
Alors la bonne femme, se remettant en marche, répondit de sa voix cassée, comme lointaine:—«C'est une syncope; je vous entendais tout le temps.»
Un silence embarrassé suivit. On pénétra dans la salle; puis on s'assit devant un dîner improvisé en quelques minutes.
Seul, M. Braux avait gardé son aplomb. Sa figure de gorille méchant grimaçait; et il lâchait des mots à double sens qui gênaient visiblement tout le monde.
Mais à chaque instant le timbre du vestibule sonnait; et Rosalie éperdue venait chercher Caravan qui s'élançait en jetant sa serviette. Son beau-frère lui demanda même si c'était son jour de réception. Il balbutia:—«Non des commissions, rien du tout.»
Puis, comme on apportait un paquet, il l'ouvrit étourdiment, et des lettres de faire part, encadrées de noir, apparurent. Alors, rougissant jusqu'aux yeux, il referma l'enveloppe et l'engloutit dans son gilet.
Sa mère ne l'avait pas vu; elle regardait obstinément sa pendule dont le bilboquet doré se balançait sur la cheminée. Et l'embarras grandissait au milieu d'un silence glacial.
Alors la vieille, tournant vers sa fille sa face ridée de sorcière, eut dans les yeux un frisson de malice et prononça:—«Lundi, tu m'amèneras ta petite, je veux la voir.»—Mme Braux, la figure illuminée, cria:—«Oui maman,»—tandis que Mme Caravan la jeune, devenue pâle, défaillait d'angoisse.
Cependant, les deux hommes, peu à peu, se mirent à causer; et ils entamèrent, à propos de rien, une discussion politique. Braux, soutenant les doctrines révolutionnaires et communistes, se démenait, les yeux allumés dans son visage poilu, criant:—«La propriété, monsieur, c'est un vol au travailleur;—la terre appartient à tout le monde;—l'héritage est une infamie et une honte!...»—Mais il s'arrêta brusquement, confus comme un homme qui vient de dire une sottise; puis, d'un ton plus doux, il ajouta:—«Mais ce n'est pas le moment de discuter ces choses-là.»
La porte s'ouvrit; le docteur Chenet parut. Il eut une seconde d'effarement, puis il reprit contenance, et s'approchant de la vieille femme:—«Ah! ah! la maman! ça va bien, aujourd'hui. Oh! je m'en doutais, voyez-vous; et je me disais à moi-même tout à l'heure, en montant l'escalier: Je parie qu'elle sera debout, l'ancienne.»—Et lui tapant doucement dans le dos:—«Elle est solide comme le Pont-Neuf; elle nous enterrera tous, vous verrez.»
Il s'assit, acceptant le café qu'on lui offrait, et se mêla bientôt à la conversation des deux hommes, approuvant Braux, car il avait été lui-même compromis dans la Commune.
Or, la vieille, se sentant fatiguée, voulut partir. Caravan se précipita. Alors elle le fixa dans les yeux et lui dit:—«Toi, tu vas me remonter tout de suite ma commode et ma pendule.»—Puis, comme il bégayait:—«Oui, maman,»—elle prit le bras de sa fille et disparut avec elle.
Les deux Caravan demeurèrent effarés, muets, effondrés dans un affreux désastre, tandis que Braux se frottait les mains en sirotant son café.
Soudain Mme Caravan, affolée de colère, s'élança sur lui, hurlant:—«Vous êtes un voleur, un gredin, une canaille... Je vous crache à la figure, je vous... je vous...» Elle ne trouvait rien, suffoquant; mais lui, riait, buvant toujours.
Puis, comme sa femme revenait justement, elle s'élança vers sa belle-sœur; et toutes deux, l'une énorme avec son ventre menaçant, l'autre épileptique et maigre, la voix changée, la main tremblante, s'envoyèrent à pleine gueule des hottées d'injures.
Chenet et Braux s'interposèrent, et ce dernier, poussant sa moitié par les épaules, la jeta dehors en criant:—«Va donc, bourrique, tu brais trop!»
Et on les entendit dans la rue qui se chamaillaient en s'éloignant.
M. Chenet prit congé.
Les Caravan restèrent face à face.
Alors l'homme tomba sur une chaise avec une sueur froide aux tempes, et
murmura:—«Qu'est-ce que je vais dire à mon chef?»
En famille a paru dans la Nouvelle Revue du 15 février 1881.
VARIANTES.
Page 146, ligne 5, dans la Revue: maigriotte.
Page 158, ligne 8, comme endormis...
Page 158, ligne 21, ébranlant et accentuant...
Page 162, ligne 4, Quand il arriva près du pont...
Page 181, ligne 17, comme il demeurait bégayant...
SUR L'EAU.
J'avais loué, l'été dernier, une petite maison de campagne au bord de la Seine, à plusieurs lieues de Paris, et j'allais y coucher tous les soirs. Je fis, au bout de quelques jours, la connaissance d'un de mes voisins, un homme de trente à quarante ans, qui était bien le type le plus curieux que j'eusse jamais vu. C'était un vieux canotier, mais un canotier enragé, toujours près de l'eau, toujours sur l'eau, toujours dans l'eau. Il devait être né dans un canot, et il mourra bien certainement dans le canotage final.
Un soir que nous nous promenions au bord de la Seine, je lui demandai de me raconter quelques anecdotes de sa vie nautique. Voilà immédiatement mon bonhomme qui s'anime, se transfigure, devient éloquent, presque poète. Il avait dans le cœur une grande passion, une passion dévorante, irrésistible: la rivière.
—Ah! me dit-il, combien j'ai de souvenirs sur cette rivière que vous voyez couler là près de nous! Vous autres, habitants des rues, vous ne savez pas ce qu'est la rivière. Mais écoutez un pêcheur prononcer ce mot. Pour lui, c'est la chose mystérieuse, profonde, inconnue, le pays des mirages et des fantasmagories, où l'on voit, la nuit, des choses qui ne sont pas, où l'on entend des bruits que l'on ne connaît point, où l'on tremble sans savoir pourquoi, comme en traversant un cimetière: et c'est en effet le plus sinistre des cimetières, celui où l'on n'a point de tombeau.
La terre est bornée pour le pêcheur, et dans l'ombre, quand il n'y a pas de lune, la rivière est illimitée. Un marin n'éprouve point la même chose pour la mer. Elle est souvent dure et méchante, c'est vrai, mais elle crie, elle hurle, elle est loyale, la grande mer; tandis que la rivière est silencieuse et perfide. Elle ne gronde pas, elle coule toujours sans bruit, et ce mouvement éternel de l'eau qui coule est plus effrayant pour moi que les hautes vagues de l'Océan.
Des rêveurs prétendent que la mer cache dans son sein d'immenses pays bleuâtres, où les noyés roulent parmi les grands poissons, au milieu d'étranges forêts et dans des grottes de cristal. La rivière n'a que des profondeurs noires où l'on pourrit dans la vase. Elle est belle pourtant quand elle brille au soleil levant et qu'elle clapote doucement entre ses berges couvertes de roseaux qui murmurent.
Le poète a dit en parlant de l'Océan:
O flots, que vous savez de lugubres histoires!
Flots profonds, redoutés des mères à genoux,
Vous vous les racontez en montant les marées
Et c'est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que vous avez, le soir, quand vous venez vers nous.
Eh bien, je crois que les histoires chuchotées par les roseaux minces avec leurs petites voix si douces doivent être encore plus sinistres que les drames lugubres racontés par les hurlements des vagues.
Mais puisque vous me demandez quelques-uns de mes souvenirs, je vais vous dire une singulière aventure qui m'est arrivée ici, il y a une dizaine d'années.
J'habitais, comme aujourd'hui, la maison de la mère Lafon, et un de mes meilleurs camarades, Louis Bernet, qui a maintenant renoncé au canotage, à ses pompes et à son débraillé pour entrer au Conseil d'État, était installé au village de C..., deux lieues plus bas. Nous dînions tous les jours ensemble, tantôt chez lui, tantôt chez moi.
Un soir, comme je revenais tout seul et assez fatigué, traînant péniblement mon gros bateau, un océan de douze pieds, dont je me servais toujours la nuit, je m'arrêtai quelques secondes pour reprendre haleine auprès de la pointe des roseaux, là-bas, deux cents mètres environ avant le pont du chemin de fer. Il faisait un temps magnifique; la lune resplendissait, le fleuve brillait, l'air était calme et doux. Cette tranquillité me tenta; je me dis qu'il ferait bien bon fumer une pipe en cet endroit. L'action suivit la pensée; je saisis mon ancre et la jetai dans la rivière.
Le canot, qui redescendait avec le courant, fila sa chaîne jusqu'au bout, puis s'arrêta; et je m'assis à l'arrière sur ma peau de mouton, aussi commodément qu'il me fut possible. On n'entendait rien, rien: parfois seulement, je croyais saisir un petit clapotement presque insensible de l'eau contre la rive, et j'apercevais des groupes de roseaux plus élevés qui prenaient des figures surprenantes et semblaient par moments s'agiter.
Le fleuve était parfaitement tranquille, mais je me sentis ému par le silence extraordinaire qui m'entourait. Toutes les bêtes, grenouilles et crapauds, ces chanteurs nocturnes des marécages, se taisaient. Soudain, à ma droite, contre moi, une grenouille coassa. Je tressaillis: elle se tut; je n'entendis plus rien, et je résolus de fumer un peu pour me distraire. Cependant, quoique je fusse un culotteur de pipes renommé, je ne pus pas; dès la seconde bouffée, le cœur me tourna et je cessai. Je me mis à chantonner; le son de ma voix m'était pénible; alors je m'étendis au fond du bateau et je regardai le ciel. Pendant quelque temps, je demeurai tranquille, mais bientôt les légers mouvements de la barque m'inquiétèrent. Il me sembla qu'elle faisait des embardées gigantesques, touchant tour à tour les deux berges du fleuve; puis je crus qu'un être ou qu'une force invisible l'attirait doucement au fond de l'eau et la soulevait ensuite pour la laisser retomber. J'étais ballotté comme au milieu d'une tempête; j'entendis des bruits autour de moi; je me dressai d'un bond: l'eau brillait, tout était calme.
Je compris que j'avais les nerfs un peu ébranlés et je résolus de m'en aller. Je tirai sur ma chaîne; le canot se mit en mouvement, puis je sentis une résistance, je tirai plus fort, l'ancre ne vint pas; elle avait accroché quelque chose au fond de l'eau et je ne pouvais la soulever; je recommençai à tirer, mais inutilement. Alors, avec mes avirons, je fis tourner mon bateau et je le portai en amont pour changer la position de l'ancre. Ce fut en vain, elle tenait toujours; je fus pris de colère et je secouai la chaîne rageusement. Rien ne remua. Je m'assis découragé et je me mis à réfléchir sur ma position. Je ne pouvais songer à casser cette chaîne ni à la séparer de l'embarcation, car elle était énorme et rivée à l'avant dans un morceau de bois plus gros que mon bras; mais comme le temps demeurait fort beau, je pensai que je ne tarderais point, sans doute, à rencontrer quelque pêcheur qui viendrait à mon secours. Ma mésaventure m'avait calmé; je m'assis et je pus enfin fumer ma pipe. Je possédais une bouteille de rhum, j'en bus deux ou trois verres, et ma situation me fit rire. Il faisait très chaud, de sorte qu'à la rigueur je pouvais, sans grand mal, passer la nuit à la belle étoile.
Soudain, un petit coup sonna contre mon bordage. Je fis un soubresaut, et une sueur froide me glaça des pieds à la tête. Ce bruit venait sans doute de quelque bout de bois entraîné par le courant, mais cela avait suffi et je me sentis envahi de nouveau par une étrange agitation nerveuse. Je saisis ma chaîne et je me raidis dans un effort désespéré. L'ancre tint bon. Je me rassis épuisé.
Cependant, la rivière s'était peu à peu couverte d'un brouillard blanc très épais qui rampait sur l'eau fort bas, de sorte que, en me dressant debout, je ne voyais plus le fleuve, ni mes pieds, ni mon bateau, mais j'apercevais seulement les pointes des roseaux, puis, plus loin, la plaine toute pâle de la lumière de la lune, avec de grandes taches noires qui montaient dans le ciel, formées par des groupes de peupliers d'Italie. J'étais comme enseveli jusqu'à la ceinture dans une nappe de coton d'une blancheur singulière, et il me venait des imaginations fantastiques. Je me figurais qu'on essayait de monter dans ma barque que je ne pouvais plus distinguer, et que la rivière, cachée par ce brouillard opaque, devait être pleine d'êtres étranges qui nageaient autour de moi. J'éprouvais un malaise horrible, j'avais les tempes serrées, mon cœur battait à m'étouffer; et, perdant la tête, je pensai à me sauver à la nage; puis aussitôt cette idée me fit frissonner d'épouvante. Je me vis, perdu, allant à l'aventure dans cette brume épaisse, me débattant au milieu des herbes et des roseaux que je ne pourrais éviter, râlant de peur, ne voyant pas la berge, ne retrouvant plus mon bateau, et il me semblait que je me sentirais tiré par les pieds tout au fond de cette eau noire.
En effet, comme il m'eût fallu remonter le courant au moins pendant cinq cents mètres avant de trouver un point libre d'herbes et de joncs où je pusse prendre pied, il y avait pour moi neuf chances sur dix de ne pouvoir me diriger dans ce brouillard et de me noyer, quelque bon nageur que je fusse.
J'essayai de me raisonner. Je me sentais la volonté bien ferme de ne point avoir peur, mais il y avait en moi autre chose que ma volonté, et cette autre chose avait peur. Je me demandai ce que je pouvais redouter; mon moi brave railla mon moi poltron, et jamais aussi bien que ce jour-là je ne saisis l'opposition des deux êtres qui sont en nous, l'un voulant, l'autre résistant, et chacun l'emportant tour à tour.
Cet effroi bête et inexplicable grandissait toujours et devenait de la terreur. Je demeurais immobile, les yeux ouverts, l'oreille tendue et attendant. Quoi? Je n'en savais rien, mais ce devait être terrible. Je crois que si un poisson se fût avisé de sauter hors de l'eau, comme cela arrive souvent, il n'en aurait pas fallu davantage pour me faire tomber roide, sans connaissance.
Cependant, par un effort violent, je finis par ressaisir à peu près ma raison qui m'échappait. Je pris de nouveau ma bouteille de rhum et je bus à grands traits. Alors une idée me vint et je me mis à crier de toutes mes forces en me tournant successivement vers les quatre points de l'horizon. Lorsque mon gosier fut absolument paralysé, j'écoutai.—Un chien hurlait, très loin.
Je bus encore et je m'étendis tout de mon long au fond du bateau. Je restai ainsi peut-être une heure, peut-être deux, sans dormir, les yeux ouverts, avec des cauchemars autour de moi. Je n'osais pas me lever et pourtant je le désirais violemment; je remettais de minute en minute. Je me disais:—«Allons, debout!» et j'avais peur de faire un mouvement. A la fin, je me soulevai avec des précautions infinies, comme si ma vie eût dépendu du moindre bruit que j'aurais fait, et je regardai par-dessus le bord.
Je fus ébloui par le plus merveilleux, le plus étonnant spectacle qu'il soit possible de voir. C'était une de ces fantasmagories du pays des fées, une de ces visions racontées par les voyageurs qui reviennent de très loin et que nous écoutons sans les croire.
Le brouillard qui, deux heures auparavant, flottait sur l'eau, s'était peu à peu retiré et ramassé sur les rives. Laissant le fleuve absolument libre, il avait formé sur chaque berge une colline ininterrompue, haute de six ou sept mètres, qui brillait sous la lune avec l'éclat superbe des neiges. De sorte qu'on ne voyait rien autre chose que cette rivière lamée de feu entre ces deux montagnes blanches; et là-haut, sur ma tête, s'étalait, pleine et large, une grande lune illuminante au milieu d'un ciel bleuâtre et laiteux.
Toutes les bêtes de l'eau s'étaient réveillées; les grenouilles coassaient furieusement, tandis que, d'instant en instant, tantôt à droite, tantôt à gauche, j'entendais cette note courte, monotone et triste, que jette aux étoiles la voix cuivrée des crapauds. Chose étrange, je n'avais plus peur; j'étais au milieu d'un paysage tellement extraordinaire que les singularités les plus fortes n'eussent pu m'étonner.
Combien de temps cela dura-t-il, je n'en sais rien, car j'avais fini par m'assoupir. Quand je rouvris les yeux, la lune était couchée, le ciel plein de nuages. L'eau clapotait lugubrement, le vent soufflait, il faisait froid, l'obscurité était profonde.
Je bus ce qui me restait de rhum, puis j'écoutai en grelottant le froissement des roseaux et le bruit sinistre de la rivière. Je cherchai à voir, mais je ne pus distinguer mon bateau, ni mes mains elles-mêmes, que j'approchais de mes yeux.
Peu à peu, cependant, l'épaisseur du noir diminua. Soudain je crus sentir qu'une ombre glissait tout près de moi; je poussai un cri, une voix répondit; c'était un pêcheur. Je l'appelai, il s'approcha et je lui racontai ma mésaventure. Il mit alors son bateau bord à bord avec le mien, et tous les deux nous tirâmes sur la chaîne. L'ancre ne remua pas. Le jour venait, sombre, gris, pluvieux, glacial, une de ces journées qui vous apportent des tristesses et des malheurs. J'aperçus une autre barque, nous la hélâmes. L'homme qui la montait unit ses efforts aux nôtres; alors, peu à peu, l'ancre céda. Elle montait, mais doucement, doucement, et chargée d'un poids considérable. Enfin nous aperçûmes une masse noire, et nous la tirâmes à mon bord:
C'était le cadavre d'une vieille femme qui avait une grosse pierre au cou.
LA FEMME DE PAUL.
Le restaurant Grillon, ce phalanstère des canotiers, se vidait lentement. C'était, devant la porte, un tumulte de cris, d'appels; et les grands gaillards en maillot blanc gesticulaient avec des avirons sur l'épaule.
Les femmes, en claire toilette de printemps, embarquaient avec précaution dans les yoles, et, s'asseyant à la barre, disposaient leurs robes, tandis que le maître de l'établissement, un fort garçon à barbe rousse, d'une vigueur célèbre, donnait la main aux belles petites en maintenant d'aplomb les frêles embarcations.
Les rameurs prenaient place à leur tour, bras nus et la poitrine bombée, posant pour la galerie, une galerie composée de bourgeois endimanchés, d'ouvriers et de soldats accoudés sur la balustrade du pont et très attentifs à ce spectacle.
Les bateaux, un à un, se détachaient du ponton. Les tireurs se penchaient en avant, puis se renversaient d'un mouvement régulier; et, sous l'impulsion des longues rames recourbées, les yoles rapides glissaient sur la rivière, s'éloignaient, diminuaient, disparaissaient enfin sous l'autre pont, celui du chemin de fer, en descendant vers la Grenouillère.
Un couple seul était resté. Le jeune homme, presque imberbe encore, mince, le visage pâle, tenait par la taille sa maîtresse, une petite brune maigre avec des allures de sauterelle; et ils se regardaient parfois au fond des yeux.
Le patron cria:—«Allons, monsieur Paul, dépêchez-vous.» Et ils s'approchèrent.
De tous les clients de la maison, M. Paul était le plus aimé et le plus respecté. Il payait bien et régulièrement, tandis que les autres se faisaient longtemps tirer l'oreille, à moins qu'ils ne disparussent, insolvables. Puis il constituait pour l'établissement une sorte de réclame vivante, car son père était sénateur. Et quand un étranger demandait:—«Qui est-ce donc ce petit-là, qui en tient si fort pour sa donzelle?» quelque habitué répondait à mi-voix, d'un air important et mystérieux:—«C'est Paul Baron, vous savez? le fils du sénateur.»—Et l'autre, invariablement, ne pouvait s'empêcher de dire:—«Le pauvre diable! Il n'est pas à moitié pincé.»
La mère Grillon, une brave femme, entendue au commerce, appelait le jeune homme et sa compagne: «ses deux tourtereaux», et semblait tout attendrie par cet amour avantageux pour sa maison.
Le couple s'en venait à petits pas; la yole Madeleine était prête; mais, au moment de monter dedans, ils s'embrassèrent, ce qui fit rire le public amassé sur le pont. Et M. Paul, prenant ses rames, partit aussi pour la Grenouillère.
Quand ils arrivèrent, il allait être trois heures, et le grand café flottant regorgeait de monde.
L'immense radeau, couvert d'un toit goudronné que supportent des colonnes de bois, est relié à l'île charmante de Croissy par deux passerelles dont l'une pénètre au milieu de cet établissement aquatique, tandis que l'autre en fait communiquer l'extrémité avec un îlot minuscule planté d'un arbre et surnommé le «Pot-à-Fleurs», et, de là, gagne la terre auprès du bureau des bains.
M. Paul attacha son embarcation le long de l'établissement, il escalada la balustrade du café, puis, prenant les mains de sa maîtresse, il l'enleva, et tous deux s'assirent au bout d'une table, face à face.
De l'autre côté du fleuve, sur le chemin de halage, une longue file d'équipages s'alignait. Les fiacres alternaient avec de fines voitures de gommeux: les uns lourds, au ventre énorme écrasant les ressorts, attelés d'une rosse au cou tombant, aux genoux cassés; les autres sveltes, élancées sur des roues minces, avec des chevaux aux jambes grêles et tendues, au cou dressé, au mors neigeux d'écume, tandis que le cocher, gourmé dans sa livrée, la tête roide en son grand col, demeurait les reins inflexibles et le fouet sur un genou.
La berge était couverte de gens qui s'en venaient par familles, ou par bandes, ou deux par deux, ou solitaires. Ils arrachaient des brins d'herbe, descendaient jusqu'à l'eau, remontaient sur le chemin, et tous, arrivés au même endroit, s'arrêtaient, attendant le passeur. Le lourd bachot allait sans fin d'une rive à l'autre, déchargeant dans l'île ses voyageurs.
Le bras de la rivière (qu'on appelle le bras mort), sur lequel donne ce ponton à consommations, semblait dormir, tant le courant était faible. Des flottes de yoles, de skifs, de périssoires, de podoscaphes, de gigs, d'embarcations de toute forme et de toute nature, filaient sur l'onde immobile, se croisant, se mêlant, s'abordant, s'arrêtant brusquement d'une secousse des bras pour s'élancer de nouveau sous une brusque tension des muscles, et glisser vivement comme de longs poissons jaunes ou rouges.
Il en arrivait d'autres sans cesse: les unes de Chatou, en amont; les autres de Bougival, en aval; et des rires allaient sur l'eau d'une barque à l'autre, des appels, des interpellations ou des engueulades. Les canotiers exposaient à l'ardeur du jour la chair brunie et bosselée de leurs biceps; et pareilles à des fleurs étranges, à des fleurs qui nageraient, les ombrelles de soie rouge, verte, bleue ou jaune des barreuses s'épanouissaient à l'arrière des canots.
Un soleil de juillet flambait au milieu du ciel; l'air semblait plein d'une gaieté brûlante; aucun frisson de brise ne remuait les feuilles des saules et des peupliers.
Là-bas, en face, l'inévitable Mont-Valérien étageait dans la lumière crue ses talus fortifiés; tandis qu'à droite, l'adorable coteau de Louveciennes, tournant avec le fleuve, s'arrondissait en demi-cercle, laissant passer par places, à travers la verdure puissante et sombre des grands jardins, les blanches murailles des maisons de campagne.
Aux abords de la Grenouillère, une foule de promeneurs circulait sous les arbres géants qui font de ce coin d'île le plus délicieux parc du monde. Des femmes, des filles aux cheveux jaunes, aux seins démesurément rebondis, à la croupe exagérée, au teint plâtré de fard, aux yeux charbonnés, aux lèvres sanguinolentes, lacées, sanglées en des robes extravagantes, traînaient sur les frais gazons le mauvais goût criard de leurs toilettes; tandis qu'à côté d'elles des jeunes gens posaient en leurs accoutrements de gravures de modes, avec des gants clairs, des bottes vernies, des badines grosses comme un fil et des monocles ponctuant la niaiserie de leur sourire.
L'île est étranglée juste à la Grenouillère, et sur l'autre bord, où un bac aussi fonctionne amenant sans cesse les gens de Croissy, le bras rapide, plein de tourbillons, de remous, d'écume, roule avec des allures de torrent. Un détachement de pontonniers, en uniforme d'artilleurs, est campé sur cette berge, et les soldats, assis en ligne sur une longue poutre, regardaient couler l'eau.
Dans l'établissement flottant, c'était une cohue furieuse et hurlante. Les tables de bois, où les consommations répandues faisaient de minces ruisseaux poisseux, étaient couvertes de verres à moitié vides et entourées de gens à moitié gris. Toute cette foule criait, chantait, braillait. Les hommes, le chapeau en arrière, la face rougie, avec des yeux luisants d'ivrognes, s'agitaient en vociférant par un besoin de tapage naturel aux brutes. Les femmes, cherchant une proie pour le soir, se faisaient payer à boire en attendant; et, dans l'espace libre entre les tables, dominait le public ordinaire du lieu, un bataillon de canotiers chahuteurs avec leurs compagnes en courte jupe de flanelle.
Un d'eux se démenait au piano et semblait jouer des pieds et des mains; quatre couples bondissaient un quadrille; et des jeunes gens les regardaient, élégants, corrects, qui auraient semblé comme il faut si la tare, malgré tout, n'eût apparu.
Car on sent là, à pleines narines, toute l'écume du monde, toute la crapulerie distinguée, toute la moisissure de la société parisienne: mélange de calicots, de cabotins, d'infimes journalistes, de gentilshommes en curatelle, de boursicotiers véreux, de noceurs tarés, de vieux viveurs pourris; cohue interlope de tous les êtres suspects, à moitié connus, à moitié perdus, à moitié salués, à moitié déshonorés, filous, fripons, procureurs de femmes, chevaliers d'industrie à l'allure digne, à l'air matamore qui semble dire: «Le premier qui me traite de gredin, je le crève.»
Ce lieu sue la bêtise, pue la canaillerie et la galanterie de bazar. Mâles et femelles s'y valent. Il y flotte une odeur d'amour, et l'on s'y bat pour un oui ou pour un non, afin de soutenir des réputations vermoulues que les coups d'épée et les balles de pistolet ne font que crever davantage.
Quelques habitants des environs y passent en curieux, chaque dimanche; quelques jeunes gens, très jeunes, y apparaissent chaque année, apprenant à vivre. Des promeneurs, flânant, s'y montrent; quelques naïfs s'y égarent.
C'est, avec raison, nommé la Grenouillère. A côté du radeau couvert où l'on boit, et tout près du «Pot-à-Fleurs», on se baigne. Celles des femmes dont les rondeurs sont suffisantes viennent là montrer à nu leur étalage et faire le client. Les autres, dédaigneuses, bien qu'amplifiées par le coton, étayées de ressorts, redressées par-ci, modifiées par-là, regardent d'un air méprisant barboter leurs sœurs.
Sur une petite plate-forme, les nageurs se pressent pour piquer leur tête. Ils sont longs comme des échalas, ronds comme des citrouilles, noueux comme des branches d'olivier, courbés en avant ou rejetés en arrière par l'ampleur du ventre, et, invariablement laids, ils sautent dans l'eau qui rejaillit jusque sur les buveurs du café.
Malgré les arbres immenses penchés sur la maison flottante et malgré le voisinage de l'eau, une chaleur suffocante emplissait ce lieu. Les émanations des liqueurs répandues se mêlaient à l'odeur des corps et à celle des parfums violents dont la peau des marchandes d'amour est pénétrée et qui s'évaporaient dans cette fournaise. Mais sous toutes ces senteurs diverses flottait un arome léger de poudre de riz qui parfois disparaissait, qu'on retrouvait toujours, comme si quelque main cachée eût secoué dans l'air une houppe invisible.
Le spectacle était sur le fleuve, où le va-et-vient incessant des barques tirait les yeux. Les canotières s'étalaient dans leur fauteuil en face de leurs mâles aux forts poignets, et elles considéraient avec mépris les quêteuses de dîners rôdant par l'île.
Quelquefois, quand une équipe lancée passait à toute vitesse, les amis descendus à terre poussaient des cris, et tout le public, subitement pris de folie, se mettait à hurler.
Au coude de la rivière, vers Chatou, se montraient sans cesse des barques nouvelles. Elles approchaient, grandissaient, et, à mesure qu'on reconnaissait les visages, d'autres vociférations partaient.
Un canot couvert d'une tente et monté par quatre femmes descendait lentement le courant. Celle qui ramait était petite, maigre, fanée, vêtue d'un costume de mousse avec ses cheveux relevés sous un chapeau ciré. En face d'elle, une grosse blondasse habillée en homme, avec un veston de flanelle blanche, se tenait couchée sur le dos au fond du bateau, les jambes en l'air sur le banc des deux côtés de la rameuse, et elle fumait une cigarette, tandis qu'à chaque effort des avirons sa poitrine et son ventre frémissaient, ballottés par la secousse. Tout à l'arrière, sous la tente, deux belles filles grandes et minces, l'une brune et l'autre blonde, se tenaient par la taille en regardant sans cesse leurs compagnes.
Un cri partit de la Grenouillère: «Vl'à Lesbos!» et, tout à coup, ce fut une clameur furieuse; une bousculade effrayante eut lieu; les verres tombaient; on montait sur les tables; tous, dans un délire de bruit, vociféraient: «Lesbos! Lesbos! Lesbos!» Le cri roulait, devenait indistinct, ne formait plus qu'une sorte de hurlement effroyable, puis, soudain, il semblait s'élancer de nouveau, monter par l'espace, couvrir la plaine, emplir le feuillage épais des grands arbres, s'étendre aux lointains coteaux, aller jusqu'au soleil.
La rameuse, devant cette ovation, s'était arrêtée tranquillement. La grosse blonde étendue au fond du canot tourna la tête d'un air nonchalant, se soulevant sur les coudes; et les deux belles filles, à l'arrière, se mirent à rire en saluant la foule.
Alors la vocifération redoubla, faisant trembler l'établissement flottant. Les hommes levaient leurs chapeaux, les femmes agitaient leurs mouchoirs, et toutes les voix, aiguës ou graves, criaient ensemble: «Lesbos!» On eût dit que ce peuple, ce ramassis de corrompus, saluait un chef, comme ces escadres qui tirent le canon quand un amiral passe sur leur front.
La flotte nombreuse des barques acclamait aussi le canot des femmes, qui repartit de son allure somnolente pour aborder un peu plus loin.
M. Paul, au contraire des autres, avait tiré une clef de sa poche, et, de toute sa force, il sifflait. Sa maîtresse, nerveuse, pâlie encore, lui tenait le bras pour le faire taire et elle le regardait cette fois avec une rage dans les yeux. Mais lui, semblait exaspéré, comme soulevé par une jalousie d'homme, par une fureur profonde, instinctive, désordonnée. Il balbutia, les lèvres tremblantes d'indignation:
—C'est honteux! on devrait les noyer comme des chiennes avec une pierre au cou.
Mais Madeleine, brusquement, s'emporta; sa petite voix aigre devint sifflante, et elle parlait avec volubilité, comme pour plaider sa propre cause:
—Est-ce que ça te regarde, toi? Sont-elles pas libres de faire ce qu'elles veulent, puisqu'elles ne doivent rien à personne? Fiche-nous la paix avec tes manières et mêle-toi de tes affaires...
Mais il lui coupa la parole.
—C'est la police que ça regarde, et je les ferai flanquer à Saint-Lazare, moi!
Elle eut un soubresaut:
—Toi?
—Oui, moi! Et, en attendant, je te défends de leur parler, tu entends, je te le défends.
Alors elle haussa les épaules, et calmée tout à coup:
—Mon petit, je ferai ce qui me plaira; si tu n'es pas content, file, et tout de suite. Je ne suis pas ta femme, n'est-ce pas? Alors tais-toi.
Il ne répondit pas et ils restèrent face à face, avec la bouche crispée et la respiration rapide.
A l'autre bout du grand café de bois, les quatre femmes faisaient leur entrée. Les deux costumées en hommes marchaient devant: l'une maigre, pareille à un garçonnet vieillot avec des teintes jaunes sur les tempes; l'autre, emplissant de sa graisse ses vêtements de flanelle blanche, bombant de sa croupe le large pantalon, se balançait comme une oie grasse, ayant les cuisses énormes et les genoux rentrés. Leurs deux amies les suivaient et la foule des canotiers venait leur serrer les mains.
Elles avaient loué toutes les quatre un petit chalet au bord de l'eau, et elles vivaient là, comme auraient vécu deux ménages.
Leur vice était public, officiel, patent. On en parlait comme d'une chose naturelle, qui les rendait presque sympathiques, et l'on chuchotait tout bas des histoires étranges, des drames nés de furieuses jalousies féminines, et des visites secrètes de femmes connues, d'actrices, à la petite maison du bord de l'eau.
Un voisin, révolté de ces bruits scandaleux, avait prévenu la gendarmerie, et le brigadier, suivi d'un homme, était venu faire une enquête. La mission était délicate; on ne pouvait, en somme, rien reprocher à ces femmes, qui ne se livraient point à la prostitution. Le brigadier, fort perplexe, ignorant même à peu près la nature des délits soupçonnés, avait interrogé à l'aventure, et fait un rapport monumental concluant à l'innocence.
On en avait ri jusqu'à Saint-Germain.
Elles traversaient à petits pas, comme des reines, l'établissement de la Grenouillère; et elles semblaient fières de leur célébrité, heureuses des regards fixés sur elles, supérieures à cette foule, à cette tourbe, à cette plèbe.
Madeleine et son amant les regardaient venir, et dans l'œil de la fille une flamme s'allumait.
Lorsque les deux premières furent au bout de la table, Madeleine cria:—«Pauline!» La grosse se retourna, s'arrêta, tenant toujours le bras de son moussaillon femelle:
—Tiens! Madeleine... Viens donc me parler, ma chérie.
Paul crispa ses doigts sur le poignet de sa maîtresse; mais elle lui dit d'un tel air:—«Tu sais, mon p'tit, tu peux filer,» qu'il se tut et resta seul.
Alors elles causèrent tout bas, debout, toutes les trois. Des gaietés heureuses passaient sur leurs lèvres; elles parlaient vite; et Pauline, par instants, regardait Paul à la dérobée avec un sourire narquois et méchant.
A la fin, n'y tenant plus, il se leva soudain et fut près d'elles d'un élan, tremblant de tous ses membres. Il saisit Madeleine par les épaules:—«Viens, je le veux, dit-il, je t'ai défendu de parler à ces gueuses.»
Mais Pauline éleva la voix et se mit à l'engueuler avec son répertoire de poissarde. On riait alentour; on s'approchait; on se haussait, sur le bout des pieds afin de mieux voir. Et lui restait interdit sous cette pluie d'injures fangeuses; il lui semblait que les mots sortant de cette bouche et tombant sur lui le salissaient comme des ordures, et, devant le scandale qui commençait, il recula, retourna sur ses pas, et s'accouda sur la balustrade vers le fleuve, le dos tourné aux trois femmes victorieuses.
Il resta là, regardant l'eau, et parfois, avec un geste rapide, comme s'il l'eût arrachée, il enlevait d'un doigt nerveux une larme formée au coin de son œil.
C'est qu'il aimait éperdument, sans savoir pourquoi, malgré ses instincts délicats, malgré sa raison, malgré sa volonté même. Il était tombé dans cet amour comme on tombe dans un trou bourbeux. D'une nature attendrie et fine, il avait rêvé des liaisons exquises, idéales et passionnées; et voilà que ce petit criquet de femme, bête, comme toutes les filles, d'une bêtise exaspérante, pas jolie même, maigre et rageuse, l'avait pris, captivé, possédé des pieds à la tête, corps et âme. Il subissait cet ensorcellement féminin, mystérieux et tout-puissant, cette force inconnue, cette domination prodigieuse, venue on ne sait d'où, du démon de la chair, et qui jette l'homme le plus sensé aux pieds d'une fille quelconque sans que rien en elle explique son pouvoir fatal et souverain.
Et là, derrière son dos, il sentait qu'une chose infâme s'apprêtait. Des rires lui entraient au cœur. Que faire? Il le savait bien, mais il ne le pouvait pas.
Il regardait fixement, sur la berge en face, un pêcheur à la ligne immobile.
Soudain le bonhomme enleva brusquement du fleuve un petit poisson d'argent qui frétillait au bout du fil. Puis il essaya de retirer son hameçon, le tordit, le tourna, mais en vain; alors, pris d'impatience, il se mit à tirer, et tout le gosier saignant de la bête sortit avec un paquet d'entrailles. Et Paul frémit, déchiré lui-même jusqu'au cœur; il lui sembla que cet hameçon c'était son amour, et que, s'il fallait l'arracher, tout ce qu'il avait dans la poitrine sortirait ainsi au bout d'un fer recourbé, accroché au fond de lui, et dont Madeleine tenait le fil.
Une main se posa sur son épaule; il eut un sursaut, se tourna; sa maîtresse était à son côté. Ils ne se parlèrent pas; et elle s'accouda comme lui à la balustrade, les yeux fixés sur la rivière.
Il cherchait ce qu'il devait dire, et ne trouvait rien. Il ne parvenait même pas à démêler ce qui se passait en lui; tout ce qu'il éprouvait, c'était une joie de la sentir là, près de lui, revenue, et une lâcheté honteuse, un besoin de pardonner tout, de tout permettre pourvu qu'elle ne le quittât point.
Enfin, au bout de quelques minutes, il lui demanda d'une voix très douce:—«Veux-tu que nous nous en allions? il ferait meilleur dans le bateau.»
Elle répondit:—«Oui, mon chat.»
Et il l'aida à descendre dans la yole, la soutenant, lui serrant les mains, tout attendri, avec quelques larmes encore dans les yeux. Alors elle le regarda en souriant et ils s'embrassèrent de nouveau.
Ils remontèrent le fleuve tout doucement, longeant la rive plantée de saules, couverte d'herbes, baignée et tranquille dans la tiédeur de l'après-midi.
Lorsqu'ils furent revenus au restaurant Grillon, il était à peine six heures; alors, laissant leur yole, ils partirent à pied dans l'île, vers Bezons, à travers les prairies, le long des hauts peupliers qui bordent le fleuve.
Les grands foins, prêts à être fauchés, étaient remplis de fleurs. Le soleil qui baissait étalait dessus une nappe de lumière rousse, et, dans la chaleur adoucie du jour finissant, les flottantes exhalaisons de l'herbe se mêlaient aux humides senteurs du fleuve, imprégnaient l'air d'une langueur tendre, d'un bonheur léger, comme d'une vapeur de bien-être.
Une molle défaillance venait aux cœurs, et une espèce de communion avec cette splendeur calme du soir, avec ce vague et mystérieux frisson de vie épandue, avec cette poésie pénétrante, mélancolique, qui semblait sortir des plantes, des choses, s'épanouir, révélée aux sens en cette heure douce et recueillie.
Il sentait tout cela, lui; mais elle ne le comprenait pas, elle. Ils marchaient côte à côte; et soudain, lasse de se taire, elle chanta. Elle chanta de sa voix aigrelette et fausse quelque chose qui courait les rues, un air traînant dans les mémoires, qui déchira brusquement la profonde et sereine harmonie du soir.
Alors il la regarda, et il sentit entre eux un infranchissable abîme. Elle battait les herbes de son ombrelle, la tête un peu baissée, contemplant ses pieds, et chantant, filant des sons, essayant des roulades, osant des trilles.
Son petit front, étroit, qu'il aimait tant, était donc vide, vide! Il n'y avait là dedans que cette musique de serinette; et les pensées qui s'y formaient par hasard étaient pareilles à cette musique. Elle ne comprenait rien de lui; ils étaient plus séparés que s'ils ne vivaient pas ensemble. Ses baisers n'allaient donc jamais plus loin que les lèvres?
Alors elle releva les yeux vers lui et sourit encore. Il fut remué jusqu'aux moelles, et, ouvrant les bras, dans un redoublement d'amour, il l'étreignit passionnément.
Comme il chiffonnait sa robe, elle finit par se dégager, en murmurant par compensation:—«Va, je t'aime bien, mon chat.»
Mais il la saisit par la taille, et, pris de folie, l'entraîna en courant; et il l'embrassait sur la joue, sur la tempe, sur le cou, tout en sautant d'allégresse. Ils s'abattirent, haletants, au pied d'un buisson incendié par les rayons du soleil couchant, et, avant d'avoir repris haleine, ils s'unirent, sans qu'elle comprît son exaltation.
Ils revenaient en se tenant les deux mains, quand soudain, à travers les arbres, ils aperçurent sur la rivière le canot monté par les quatre femmes. La grosse Pauline aussi les vit, car elle se redressa, envoyant à Madeleine des baisers. Puis elle cria:—«A ce soir!»
Madeleine répondit:—«A ce soir!»
Paul crut sentir soudain son cœur enveloppé de glace.
Et ils rentrèrent pour dîner.
Ils s'installèrent sous une des tonnelles au bord de l'eau et se mirent à manger en silence. Quand la nuit fut venue, on apporta une bougie, enfermée dans un globe de verre, qui les éclairait d'une lueur faible et vacillante; et l'on entendait à tout moment les explosions de cris des canotiers dans la grande salle du premier.
Vers le dessert, Paul, prenant tendrement la main de Madeleine, lui dit:—«Je me sens très fatigué, ma mignonne; si tu veux, nous nous coucherons de bonne heure.»
Mais elle avait compris la ruse, et elle lui lança ce regard énigmatique, ce regard à perfidies qui apparaît si vite au fond de l'œil de la femme. Puis, après avoir réfléchi, elle répondit:—«Tu te coucheras si tu veux, moi j'ai promis d'aller au bal de la Grenouillère.»
Il eut un sourire lamentable, un de ces sourires dont on voile les plus horribles souffrances, mais il répondit d'un ton caressant et navré:—«Si tu étais bien gentille, nous resterions tous les deux.» Elle fit «non» de la tête sans ouvrir la bouche. Il insista:—«T'en prie! ma bichette.» Alors elle rompit brusquement:—«Tu sais ce que je t'ai dit. Si tu n'es pas content, la porte est ouverte. On ne te retient pas. Quant à moi, j'ai promis: j'irai.»
Il posa ses deux coudes sur la table, enferma son front dans ses mains, et resta là, rêvant douloureusement.
Les canotiers redescendirent en braillant toujours. Ils repartaient dans leurs yoles pour le bal de la Grenouillère.
Madeleine dit à Paul:—«Si tu ne viens pas, décide-toi, je demanderai à un de ces messieurs de me conduire.»
Paul se leva:—«Allons!» murmura-t-il.
Et ils partirent.
La nuit était noire, pleine d'astres, parcourue par une haleine embrasée, par un souffle pesant, chargé d'ardeurs, de fermentations, de germes vifs qui, mêlés à la brise, l'alentissaient. Elle promenait sur les visages une caresse chaude, faisait respirer plus vite, haleter un peu, tant elle semblait épaissie et lourde.
Les yoles se mettaient en route, portant à l'avant une lanterne vénitienne. On ne distinguait point les embarcations, mais seulement ces petits falots de couleur, rapides et dansants, pareils à des lucioles en délire; et des voix couraient dans l'ombre de tous côtés.
La yole des deux jeunes gens glissait doucement. Parfois, quand un bateau lancé passait près d'eux, ils apercevaient soudain le dos blanc du canotier éclairé par sa lanterne.
Lorsqu'ils eurent tourné le coude de la rivière, la Grenouillère leur apparut dans le lointain. L'établissement en fête était orné de girandoles, de guirlandes en veilleuses de couleur, de grappes de lumières. Sur la Seine circulaient lentement quelques gros bachots représentant des dômes, des pyramides, des monuments compliqués en feux de toutes nuances. Des festons enflammés traînaient jusqu'à l'eau; et quelquefois un falot rouge ou bleu, au bout d'une immense canne à pêche invisible, semblait une grosse étoile balancée.
Toute cette illumination répandait une lueur alentour du café, éclairait de bas en haut les grands arbres de la berge dont le tronc se détachait en gris pâle, et les feuilles en vert laiteux, sur le noir profond des champs et du ciel.
L'orchestre, composé de cinq artistes de banlieue, jetait au loin sa musique de bastringue, maigre et sautillante, qui fit de nouveau chanter Madeleine.
Elle voulut tout de suite entrer. Paul désirait auparavant faire un tour dans l'île; mais il dut céder.
L'assistance s'était épurée. Les canotiers presque seuls restaient avec quelques bourgeois clairsemés et quelques jeunes gens flanqués de filles. Le directeur et organisateur de ce cancan, majestueux dans un habit noir fatigué, promenait en tous sens sa tête ravagée de vieux marchand de plaisirs publics à bon marché.
La grosse Pauline et ses compagnes n'étaient pas là; et Paul respira.
On dansait: les couples face à face cabriolaient éperdument, jetaient leurs jambes en l'air jusqu'au nez des vis-à-vis.
Les femelles, désarticulées des cuisses, bondissaient dans un envolement de jupes révélant leurs dessous. Leurs pieds s'élevaient au-dessus de leurs têtes avec une facilité surprenante, et elles balançaient leurs ventres, frétillaient de la croupe, secouaient leurs seins, répandant autour d'elles une senteur énergique de femmes en sueur.
Les mâles s'accroupissaient comme des crapauds avec des gestes obscènes, se contorsionnaient, grimaçants et hideux, faisaient la roue sur les mains, ou bien, s'efforçant d'être drôles, esquissaient des manières avec une grâce ridicule.
Une grosse bonne et deux garçons servaient les consommations.
Ce café-bateau, couvert seulement d'un toit, n'ayant aucune cloison qui le séparât du dehors, la danse échevelée s'étalait en face de la nuit pacifique et du firmament poudré d'astres.
Tout à coup le Mont-Valérien, là-bas, en face, sembla s'éclairer comme si un incendie se fût allumé derrière. La lueur s'étendit, s'accentua, envahissant peu à peu le ciel, décrivant un grand cercle lumineux, d'une lumière pâle et blanche. Puis quelque chose de rouge apparut, grandit, d'un rouge ardent comme un métal sur l'enclume. Cela se développait lentement en rond, semblait sortir de terre; et la lune, se détachant bientôt de l'horizon, monta doucement dans l'espace. A mesure qu'elle s'élevait, sa nuance pourpre s'atténuait, devenait jaune, d'un jaune clair, éclatant; et l'astre paraissait diminuer à mesure qu'il s'éloignait.
Paul le regardait depuis longtemps, perdu dans cette contemplation, oubliant sa maîtresse. Quand il se retourna, elle avait disparu.
Il la chercha, mais ne la trouva pas. Il parcourait les tables d'un œil anxieux, allant et revenant sans cesse, interrogeant l'un et l'autre. Personne ne l'avait vue.
Il errait ainsi, martyrisé d'inquiétude, quand un des garçons lui dit:—«C'est madame Madeleine que vous cherchez. Elle vient de partir tout à l'heure en compagnie de madame Pauline.» Et, au même moment, Paul apercevait, debout à l'autre extrémité du café, le mousse et les deux belles filles, toutes trois liées par la taille, et qui le guettaient en chuchotant.
Il comprit, et, comme un fou, s'élança dans l'île.
Il courut d'abord vers Chatou; mais, devant la plaine, il retourna sur ses pas. Alors il se mit à fouiller l'épaisseur des taillis, à vagabonder éperdument, s'arrêtant parfois pour écouter.
Les crapauds, par tout l'horizon, lançaient leur note métallique et courte.
Vers Bougival, un oiseau inconnu modulait quelques sons qui arrivaient affaiblis par la distance. Sur les larges gazons la lune versait une molle clarté, comme une poussière de ouate; elle pénétrait les feuillages, faisait couler sa lumière sur l'écorce argentée des peupliers, criblait de sa pluie brillante les sommets frémissants des grands arbres. La grisante poésie de cette soirée d'été entrait dans Paul malgré lui, traversait son angoisse affolée, remuait son cœur avec une ironie féroce, développant jusqu'à la rage en son âme douce et contemplative ses besoins d'idéale tendresse, d'épanchements passionnés dans le sein d'une femme adorée et fidèle.
Il fut contraint de s'arrêter, étranglé par des sanglots précipités, déchirants.
La crise passée, il repartit.
Soudain il reçut comme un coup de couteau; on s'embrassait, là, derrière ce buisson. Il y courut; c'était un couple amoureux, dont les deux silhouettes s'éloignèrent vivement à son approche, enlacées, unies dans un baiser sans fin.
Il n'osait pas appeler, sachant bien qu'Elle ne répondrait point; et il avait aussi une peur affreuse de les découvrir tout à coup.
Les ritournelles des quadrilles avec les solos déchirants du piston, les rires faux de la flûte, les rages aiguës du violon lui tiraillaient le cœur, exaspérant sa souffrance. La musique enragée, boitillante, courait sous les arbres, tantôt affaiblie, tantôt grossie dans un souffle passager de brise.
Tout à coup il se dit qu'Elle était revenue peut-être? Oui! elle était revenue! pourquoi pas? Il avait perdu la tête sans raison, stupidement, emporté par ses terreurs, par les soupçons désordonnés qui l'envahissaient depuis quelque temps.
Et, saisi par une de ces accalmies singulières qui traversent parfois les plus grands désespoirs, il retourna vers le bal.
D'un coup d'œil il parcourut la salle. Elle n'était pas là. Il fit le tour des tables, et brusquement se trouva de nouveau face à face avec les trois femmes. Il avait apparemment une figure désespérée et drôle, car toutes trois ensemble éclatèrent de gaieté.
Il se sauva, repartit dans l'île, se rua à travers les taillis, haletant.—Puis il écouta de nouveau,—il écouta longtemps, car ses oreilles bourdonnaient; mais, enfin, il crut entendre un peu plus loin un petit rire perçant qu'il connaissait bien; et il avança tout doucement, rampant, écartant les branches, la poitrine tellement secouée par son cœur qu'il ne pouvait plus respirer.
Deux voix murmuraient des paroles qu'il n'entendait pas encore. Puis elles se turent.
Alors il eut une envie immense de fuir, de ne pas voir, de ne pas savoir, de se sauver pour toujours, loin de cette passion furieuse qui le ravageait. Il allait retourner à Chatou, prendre le train, et ne reviendrait plus, ne la reverrait plus jamais. Mais son image brusquement l'envahit, et il l'aperçut en sa pensée quand elle s'éveillait au matin, dans leur lit tiède, se pressait câline contre lui, jetant ses bras à son cou, avec ses cheveux répandus, un peu mêlés sur le front, avec ses yeux fermés encore et ses lèvres ouvertes pour le premier baiser; et le souvenir subit de cette caresse matinale l'emplit d'un regret frénétique et d'un désir forcené.
On parlait de nouveau; et il s'approcha, courbé en deux. Puis un léger cri courut sous les branches tout près de lui. Un cri! Un de ces cris d'amour qu'il avait appris à connaître aux heures éperdues de leur tendresse. Il avançait encore, toujours, comme malgré lui, attiré invinciblement, sans avoir conscience de rien... et il les vit.
Oh! si c'eût été un homme, l'autre! mais cela! cela! Il se sentait enchaîné par leur infamie même. Et il restait là, anéanti, bouleversé, comme s'il eût découvert tout à coup un cadavre cher et mutilé, un crime contre nature, monstrueux, une immonde profanation.
Alors, dans un éclair de pensée involontaire, il songea au petit poisson dont il avait senti arracher les entrailles... Mais Madeleine murmura: «Pauline!» du même ton passionné qu'elle disait: «Paul!» et il fut traversé d'une telle douleur qu'il s'enfuit de toutes ses forces.
Il heurta deux arbres, tomba sur une racine, repartit et se trouva soudain devant le fleuve, devant le bras rapide éclairé par la lune. Le courant torrentueux faisait de grands tourbillons où se jouait la lumière. La berge haute dominait l'eau comme une falaise, laissant à son pied une large bande obscure où les remous s'entendaient dans l'ombre.
Sur l'autre rive, les maisons de campagne de Croissy s'étageaient en pleine clarté.
Paul vit tout cela comme dans un songe, comme à travers un souvenir; il ne songeait à rien, ne comprenait rien, et toutes les choses, son existence même, lui apparaissaient vaguement, lointaines, oubliées, finies.
Le fleuve était là. Comprit-il ce qu'il faisait? Voulut-il mourir? Il était fou. Il se retourna cependant vers l'île, vers Elle; et, dans l'air calme de la nuit où dansaient toujours les refrains affaiblis et obstinés du bastringue, il lança d'une voix désespérée, suraiguë, surhumaine, un effroyable cri:—«Madeleine!»
Son appel déchirant traversa le large silence du ciel, courut par tout l'horizon.
Puis, d'un bond formidable, d'un bond de bête, il sauta dans la rivière. L'eau jaillit, se referma, et, de la place où il avait disparu, une succession de grands cercles partit, élargissant jusqu'à l'autre berge leurs ondulations brillantes.
Les deux femmes avaient entendu. Madeleine se dressa:—«C'est Paul.»—Un soupçon surgit en son âme.—«Il s'est noyé,» dit-elle. Et elle s'élança vers la rive, où la grosse Pauline la rejoignit.
Un lourd bachot monté par deux hommes tournait et retournait sur place. Un des bateliers ramait, l'autre enfonçait dans l'eau un grand bâton et semblait chercher quelque chose. Pauline cria:—«Que faites-vous? Qu'y a-t-il?» Une voix inconnue répondit:—«C'est un homme qui vient de se noyer.»
Les deux femmes, pressées l'une contre l'autre, hagardes, suivaient les évolutions de la barque. La musique de la Grenouillère folâtrait toujours au loin, semblait accompagner en cadence les mouvements des sombres pêcheurs; et la rivière, qui cachait maintenant un cadavre, tournoyait, illuminée.
Les recherches se prolongeaient. L'attente horrible faisait grelotter Madeleine. Enfin, après une demi-heure au moins, un des hommes annonça:—«Je le tiens!» Et il fit remonter sa longue gaffe, doucement, tout doucement. Puis quelque chose de gros apparut à la surface de l'eau. L'autre marinier quitta ses rames, et tous deux, unissant leurs forces, halant sur la masse inerte, la firent culbuter dans leur bateau.
Ensuite ils gagnèrent la terre, en cherchant une place éclairée et basse. Au moment où ils abordaient, les femmes arrivaient aussi.
Dès qu'elle le vit, Madeleine recula d'horreur. Sous la lumière de la lune, il semblait vert déjà, avec sa bouche, ses yeux, son nez, ses habits pleins de vase. Ses doigts fermés et raidis étaient affreux. Une espèce d'enduit noirâtre et liquide couvrait tout son corps. La figure paraissait enflée, et de ses cheveux collés par le limon une eau sale coulait sans cesse.
Les deux hommes l'examinèrent.
—Tu le connais? dit l'un.
L'autre, le passeur de Croissy, hésitait:—«Oui, il me semble bien que j'ai vu cette tête-là; mais tu sais, comme ça, on ne reconnaît pas bien.»—Puis, soudain:—«Mais c'est monsieur Paul!»
—Qui ça, monsieur Paul? demanda son camarade. Le premier reprit:
—Mais monsieur Paul Baron, le fils du sénateur, ce p'tit qu'était si amoureux.
L'autre ajouta philosophiquement:
—Eh bien, il a fini de rigoler maintenant; c'est dommage tout de même quand on est riche!
Madeleine sanglotait, tombée par terre. Pauline s'approcha du corps et demanda:—«Est-ce qu'il est bien mort?—tout à fait?»
Les hommes haussèrent les épaules:—«Oh! après ce temps-là! pour sûr.»
Puis l'un d'eux interrogea:—«C'est chez Grillon qu'il logeait?»—«Oui, reprit l'autre; faut le reconduire, y aura de la braise.»
Ils remontèrent dans leur bateau et repartirent, s'éloignant lentement à cause du courant rapide; et longtemps encore après qu'on ne les vit plus de la place où les femmes étaient restées, on entendit tomber dans l'eau les coups réguliers des avirons.
Alors Pauline prit dans ses bras la pauvre Madeleine éplorée, la câlina, l'embrassa longtemps, la consola:—«Que veux-tu, ce n'est point ta faute, n'est-ce pas? On ne peut pourtant pas empêcher les hommes de faire des bêtises. Il l'a voulu, tant pis pour lui, après tout!»—Puis la relevant:—«Allons, ma chérie, viens-t'en coucher à la maison; tu ne peux pas rentrer chez Grillon ce soir.—Elle l'embrassa de nouveau:—«Va, nous te guérirons,» dit-elle.
Madeleine se releva, et, pleurant toujours, mais avec des sanglots affaiblis, la tête sur l'épaule de Pauline, comme réfugiée dans une tendresse plus intime et plus sûre, plus familière et plus confiante, elle partit à tout petits pas.
AU PRINTEMPS.
Lorsque les premiers beaux jours arrivent, que la terre s'éveille et reverdit, que la tiédeur parfumée de l'air nous caresse la peau, entre dans la poitrine, semble pénétrer au cœur lui-même, il nous vient des désirs vagues de bonheurs indéfinis, des envies de courir, d'aller au hasard, de chercher aventure, de boire du printemps.
L'hiver ayant été fort dur l'an dernier, ce besoin d'épanouissement fut, au mois de mai, comme une ivresse qui m'envahit, une poussée de sève débordante.
Or, en m'éveillant un matin, j'aperçus par ma fenêtre, au-dessus des maisons voisines, la grande nappe bleue du ciel tout enflammée de soleil. Les serins accrochés aux fenêtres s'égosillaient; les bonnes chantaient à tous les étages; une rumeur gaie montait de la rue; et je sortis, l'esprit en fête, pour aller je ne sais où.
Les gens qu'on rencontrait souriaient; un souffle de bonheur flottait partout dans la lumière chaude du printemps revenu. On eût dit qu'il y avait sur la ville une brise d'amour épandue; et les jeunes femmes qui passaient en toilette du matin, portant dans les yeux comme une tendresse cachée et une grâce, plus molle dans la démarche, m'emplissaient le cœur de trouble.
Sans savoir comment, sans savoir pourquoi, j'arrivai au bord de la Seine. Des bateaux à vapeur filaient vers Suresnes, et il me vint soudain une envie démesurée de courir à travers les bois.
Le pont de la Mouche était couvert de passagers, car le premier soleil vous tire, malgré vous, du logis, et tout le monde remue, va, vient, cause avec le voisin.
C'était une voisine que j'avais; une petite ouvrière sans doute, avec une grâce toute parisienne, une mignonne tête blonde sous des cheveux bouclés aux tempes; des cheveux qui semblaient une lumière frisée, descendaient à l'oreille, couraient jusqu'à la nuque, dansaient au vent, puis devenaient, plus bas, un duvet si fin, si léger, si blond, qu'on le voyait à peine, mais qu'on éprouvait une irrésistible envie de mettre là une foule de baisers.
Sous l'insistance de mon regard, elle tourna la tête vers moi, puis baissa brusquement les yeux, tandis qu'un pli léger, comme un sourire prêt à naître, enfonçant un peu le coin de sa bouche, faisait apparaître aussi là ce fin duvet soyeux et pâle que le soleil dorait un peu.
La rivière calme s'élargissait. Une paix chaude planait dans l'atmosphère, et un murmure de vie semblait emplir l'espace. Ma voisine releva les yeux, et, cette fois, comme je la regardais toujours, elle sourit décidément. Elle était charmante ainsi, et dans son regard fuyant mille choses m'apparurent, mille choses ignorées jusqu'ici. J'y vis des profondeurs inconnues, tout le charme des tendresses, toute la poésie que nous rêvons, tout le bonheur que nous cherchons sans fin. Et j'avais un désir fou d'ouvrir les bras, de l'emporter quelque part pour lui murmurer à l'oreille la suave musique des paroles d'amour.
J'allais ouvrir la bouche et l'aborder, quand quelqu'un me toucha l'épaule. Je me retournai, surpris, et j'aperçus un homme d'aspect ordinaire, ni jeune ni vieux, qui me regardait d'un air triste.
—Je voudrais vous parler, dit-il.
Je fis une grimace qu'il vit sans doute, car il ajouta:—«C'est important.»
Je me levai et le suivis à l'autre bout du bateau:—«Monsieur, reprit-il, quand l'hiver approche avec les froids, la pluie et la neige, votre médecin vous dit chaque jour: «Tenez-vous les pieds bien chauds, gardez-vous des refroidissements, des rhumes, des bronchites, des pleurésies.» Alors vous prenez mille précautions, vous portez de la flanelle, des pardessus épais, des gros souliers, ce qui ne vous empêche pas toujours de passer deux mois au lit. Mais quand revient le printemps avec ses feuilles et ses fleurs, ses brises chaudes et amollissantes, ses exhalaisons des champs qui vous apportent des troubles vagues, des attendrissements sans cause, il n'est personne qui vienne vous dire: «Monsieur, prenez garde à l'amour! Il est embusqué partout; il vous guette à tous les coins; toutes ses ruses sont tendues, toutes ses armes aiguisées, toutes ses perfidies préparées! Prenez garde à l'amour!... Prenez garde à l'amour! Il est plus dangereux que le rhume, la bronchite ou la pleurésie! Il ne pardonne pas, et fait commettre à tout le monde des bêtises irréparables.» Oui, monsieur, je dis que, chaque année, le gouvernement devrait faire mettre sur les murs de grandes affiches avec ces mots: «Retour du printemps. Citoyens français, prenez garde à l'amour;» de même qu'on écrit sur la porte des maisons: «Prenez garde à la peinture.»—Eh bien, puisque le gouvernement ne le fait pas, moi je le remplace, et je vous dis: «Prenez garde à l'amour; il est en train de vous pincer, et j'ai le devoir de vous prévenir comme on prévient, en Russie, un passant dont le nez gèle.»
Je demeurais stupéfait devant cet étrange particulier, et, prenant un air digne:—«Enfin, monsieur, vous me paraissez vous mêler de ce qui ne vous regarde guère.»
Il fit un mouvement brusque, et répondit:—«Oh! monsieur! monsieur! si je m'aperçois qu'un homme va se noyer dans un endroit dangereux, il faut donc le laisser périr? Tenez, écoutez mon histoire, et vous comprendrez pourquoi j'ose vous parler ainsi.
«C'était l'an dernier, à pareille époque. Je dois vous dire, d'abord, monsieur, que je suis employé au Ministère de la marine, où nos chefs, les commissaires, prennent au sérieux leurs galons d'officiers plumitifs pour nous traiter comme des gabiers.—Ah! si tous les chefs étaient civils,—mais je passe.—Donc j'apercevais de mon bureau un petit bout de ciel tout bleu où volaient des hirondelles; et il me venait des envies de danser au milieu de mes cartons noirs.
«Mon désir de liberté grandit tellement, que, malgré ma répugnance, j'allai trouver mon singe. C'était un petit grincheux toujours en colère. Je me dis malade. Il me regarda dans le nez et cria:—«Je n'en crois rien, monsieur. Enfin, allez-vous-en! Pensez-vous qu'un bureau peut marcher avec des employés pareils?»
«Mais je filai, je gagnai la Seine. Il faisait un temps comme aujourd'hui; et je pris la Mouche pour faire un tour à Saint-Cloud.
«Ah! monsieur! comme mon chef aurait dû m'en refuser la permission!
«Il me sembla que je me dilatais sous le soleil. J'aimais tout, le bateau, la rivière, les arbres, les maisons, mes voisins, tout. J'avais envie d'embrasser quelque chose, n'importe quoi: c'était l'amour qui préparait son piège.
«Tout à coup, au Trocadéro, une jeune fille monta avec un petit paquet à la main, et elle s'assit en face de moi.
«Elle était jolie, oui, monsieur; mais c'est étonnant comme les femmes vous semblent mieux quand il fait beau, au premier printemps: elles ont un capiteux, un charme, un je ne sais quoi tout particulier. C'est absolument comme du vin qu'on boit après le fromage.
«Je la regardais, et elle aussi elle me regardait,—mais seulement de temps en temps, comme la vôtre tout à l'heure. Enfin, à force de nous considérer, il me sembla que nous nous connaissions assez pour entamer conversation, et je lui parlai. Elle répondit. Elle était gentille comme tout, décidément. Elle me grisait, mon cher monsieur!
«A Saint-Cloud, elle descendit,—je la suivis.—Elle allait livrer une commande. Quand elle reparut, le bateau venait de partir. Je me mis à marcher à côté d'elle, et la douceur de l'air nous arrachait des soupirs à tous les deux.
—«Il ferait bien bon dans les bois,» lui dis-je.
«Elle répondit:—«Oh! oui!»
—«Si nous allions y faire un tour, voulez-vous, mademoiselle?»
«Elle me guetta en dessous d'un coup d'œil rapide comme pour bien apprécier ce que je valais, puis, après avoir hésité quelque temps, elle accepta. Et nous voilà côte à côte au milieu des arbres. Sous le feuillage un peu grêle encore, l'herbe, haute, drue, d'un vert luisant, comme vernie, était inondée de soleil et pleine de petites bêtes qui s'aimaient aussi. On entendait partout des chants d'oiseaux. Alors ma compagne se mit à courir en gambadant, enivrée d'air et d'effluves champêtres. Et moi je courais derrière en sautant comme elle. Est-on bête, monsieur, par moments!
«Puis elle chanta éperdument mille choses, des airs d'opéra, la chanson de Musette! La chanson de Musette! comme elle me sembla poétique alors!... Je pleurais presque. Oh! ce sont toutes ces balivernes-là qui nous troublent la tête; ne prenez jamais, croyez-moi, une femme qui chante à la campagne, surtout si elle chante la chanson de Musette!
«Elle fut bientôt fatiguée et s'assit sur un talus vert. Moi, je me mis à ses pieds, et je lui saisis les mains; ses petites mains poivrées de coups d'aiguille, et cela m'attendrit. Je me disais:—«Voici les saintes marques du travail.»—Oh! monsieur, monsieur, savez-vous ce qu'elles signifient, les saintes marques du travail? Elles veulent dire tous les commérages de l'atelier, les polissonneries chuchotées, l'esprit souillé par toutes les ordures racontées, la chasteté perdue, toute la sottise des bavardages, toute la misère des habitudes quotidiennes, toute l'étroitesse des idées propres aux femmes du commun, installées souverainement dans celle qui porte au bout des doigts les saintes marques du travail.
«Puis nous nous sommes regardés dans les yeux longuement.
«Oh! cet œil de la femme, quelle puissance il a! Comme il trouble, envahit, possède, domine! Comme il semble profond, plein de promesses, d'infini! On appelle cela se regarder dans l'âme! Oh! monsieur, quelle blague! Si l'on y voyait, dans l'âme, on serait plus sage, allez.
«Enfin, j'étais emballé, fou. Je voulus la prendre dans mes bras. Elle me dit:—«A bas les pattes!»
«Alors je m'agenouillai près d'elle et j'ouvris mon cœur; je versai sur ses genoux toutes les tendresses qui m'étouffaient. Elle parut étonnée de mon changement d'allure, et me considéra d'un regard oblique comme si elle se fût dit:—Ah! c'est comme ça qu'on joue de toi, mon bon; eh bien! nous allons voir.
«En amour, monsieur, nous sommes toujours des naïfs, et les femmes des commerçantes.
«J'aurais pu la posséder, sans doute; j'ai compris plus tard ma sottise, mais ce que je cherchais, moi, ce n'était pas un corps; c'était de la tendresse, de l'idéal. J'ai fait du sentiment quand j'aurais dû mieux employer mon temps.
«Dès qu'elle en eut assez de mes déclarations, elle se leva; et nous revînmes à Saint-Cloud. Je ne la quittai qu'à Paris. Elle avait l'air si triste depuis notre retour que je l'interrogeai. Elle répondit:—«Je pense que voilà des journées comme on n'en a pas beaucoup dans sa vie.»—Mon cœur battait à me défoncer la poitrine.
«Je la revis le dimanche suivant, et encore le dimanche d'après, et tous les autres dimanches. Je l'emmenai à Bougival, Saint-Germain, Maisons-Laffitte, Poissy; partout où se déroulent les amours de banlieue.
«La petite coquine, à son tour, me «la faisait à la passion».
«Je perdis enfin tout à fait la tête, et, trois mois après, je l'épousai.
«Que voulez-vous, monsieur, on est employé, seul, sans famille, sans conseils! On se dit que la vie serait douce avec une femme! Et on l'épouse, cette femme!
«Alors elle vous injurie du matin au soir, ne comprend rien, ne sait rien, jacasse sans fin, chante à tue-tête la chanson de Musette (oh! la chanson de Musette, quelle scie!), se bat avec le charbonnier, raconte à la concierge les intimités de son ménage, confie à la bonne du voisin tous les secrets de l'alcôve, débine son mari chez les fournisseurs, et a la tête farcie d'histoires si stupides, de croyances si idiotes, d'opinions si grotesques, de préjugés si prodigieux, que je pleure de découragement, monsieur, toutes les fois que je cause avec elle.»
Il se tut, un peu essoufflé et très ému. Je le regardais, pris de pitié pour ce pauvre diable naïf, et j'allais lui répondre quelque chose, quand le bateau s'arrêta. On arrivait à Saint-Cloud.
La petite femme qui m'avait troublé se leva pour descendre. Elle passa près de moi en me jetant un coup d'œil de côté avec un sourire furtif, un de ces sourires qui vous affolent; puis elle sauta sur le ponton.
Je m'élançai pour la suivre, mais mon voisin me saisit par la manche. Je me dégageai d'un mouvement brusque; il m'empoigna par les pans de ma redingote, et il me tirait en arrière en répétant:—«Vous n'irez pas! vous n'irez pas!» d'une voix si haute, que tout le monde se retourna.
Un rire courut autour de nous, et je demeurai immobile, furieux, mais sans audace devant le ridicule et le scandale.
Et le bateau repartit.
La petite femme restée sur le ponton, me regardait m'éloigner d'un air désappointé, tandis que mon persécuteur me soufflait dans l'oreille en se frottant les mains:
—Je vous ai rendu là un rude service, allez.
LES TOMBALES.
Les cinq amis achevaient de dîner, cinq hommes du monde, mûrs, riches, trois mariés, deux restés garçons. Ils se réunissaient ainsi tous les mois, en souvenir de leur jeunesse, et, après avoir dîné, ils causaient jusqu'à deux heures du matin. Restés amis intimes, et se plaisant ensemble, ils trouvaient peut-être là leurs meilleurs soirs dans la vie. On bavardait sur tout, sur tout ce qui occupe et amuse les Parisiens; c'était entre eux, comme dans la plupart des salons d'ailleurs, une espèce de recommencement parlé de la lecture des journaux du matin.
Un des plus gais était Joseph de Bardon, célibataire et vivant la vie parisienne de la façon la plus complète et la plus fantaisiste. Ce n'était point un débauché ni un dépravé, mais un curieux, un joyeux encore jeune; car il avait à peine quarante ans. Homme du monde dans le sens le plus large et le plus bienveillant que puisse mériter ce mot, doué de beaucoup d'esprit sans grande profondeur, d'un savoir varié sans érudition vraie, d'une compréhension agile sans pénétration sérieuse, il tirait de ses observations, de ses aventures, de tout ce qu'il voyait, rencontrait et trouvait, des anecdotes de roman comique et philosophique en même temps, et des remarques humoristiques qui lui faisaient par la ville une grande réputation d'intelligence.
C'était l'orateur du dîner. Il avait la sienne, chaque fois, son histoire, sur laquelle on comptait. Il se mit à la dire sans qu'on l'en eût prié.
Fumant, les coudes sur la table, un verre de fine champagne à moitié plein devant son assiette, engourdi dans une atmosphère de tabac aromatisée par le café chaud, il semblait chez lui tout à fait, comme certains êtres sont chez eux absolument, en certains lieux et en certains moments, comme une dévote dans une chapelle, comme un poisson rouge dans son bocal.
Il dit, entre deux bouffées de fumée:
—Il m'est arrivé une singulière aventure il y a quelque temps.
Toutes les bouches demandèrent presque ensemble: «Racontez».
Il reprit:
—Volontiers. Vous savez que je me promène beaucoup dans Paris, comme les bibelotiers qui fouillent les vitrines. Moi je guette les spectacles, les gens, tout ce qui passe, et tout ce qui se passe.
Or, vers la mi-septembre, il faisait très beau temps à ce moment-là, je sortis de chez moi, une après-midi, sans savoir où j'irais. On a toujours un vague désir de faire une visite à une jolie femme quelconque. On choisit dans sa galerie, on les compare dans sa pensée, on pèse l'intérêt qu'elles vous inspirent, le charme qu'elles vous imposent et on se décide enfin suivant l'attraction du jour. Mais quand le soleil est très beau et l'air tiède, ils vous enlèvent souvent toute envie de visites.
Le soleil était beau, et l'air tiède; j'allumai un cigare et je m'en allai tout bêtement sur le boulevard extérieur. Puis comme je flânais, l'idée me vint de pousser jusqu'au cimetière Montmartre et d'y entrer.
J'aime beaucoup les cimetières, moi, ça me repose et me mélancolise: j'en ai besoin. Et puis, il y a aussi de bons amis là dedans, de ceux qu'on ne va plus voir; et j'y vais encore, moi, de temps en temps.
Justement, dans ce cimetière Montmartre, j'ai une histoire de cœur, une maîtresse qui m'avait beaucoup pincé, très ému, une charmante petite femme dont le souvenir, en même temps qu'il me peine énormément, me donne des regrets... des regrets de toute nature... Et je vais rêver sur sa tombe... C'est fini pour elle.
Et puis, j'aime aussi les cimetières, parce que ce sont des villes monstrueuses, prodigieusement habitées. Songez donc à ce qu'il y a de morts dans ce petit espace, à toutes les générations de Parisiens qui sont logés là, pour toujours, troglodytes définitifs enfermés dans leurs petits caveaux, dans leurs petits trous couverts d'une pierre ou marqués d'une croix, tandis que les vivants occupent tant de place et font tant de bruit, ces imbéciles.
Puis encore, dans les cimetières, il y a des monuments presque aussi intéressants que dans les musées. Le tombeau de Cavaignac m'a fait songer, je l'avoue, sans le comparer, à ce chef-d'œuvre de Jean Goujon: le corps de Louis de Brézé, couché dans la chapelle souterraine de la cathédrale de Rouen; tout l'art dit moderne et réaliste est venu de là, messieurs. Ce mort, Louis de Brézé, est plus vrai, plus terrible, plus fait de chair inanimée, convulsée encore par l'agonie, que tous les cadavres tourmentés qu'on tortionne aujourd'hui sur les tombes.
Mais au cimetière Montmartre on peut encore admirer le monument de Baudin, qui a de la grandeur; celui de Gautier, celui de Mürger, où j'ai vu l'autre jour une seule pauvre couronne d'immortelles jaunes, apportée par qui? par la dernière grisette, très vieille, et concierge aux environs, peut-être? C'est une jolie statuette de Millet, mais que détruisent l'abandon et la saleté. Chante la jeunesse, ô Mürger!
Me voici donc entrant dans le cimetière Montmartre, et tout à coup imprégné de tristesse, d'une tristesse qui ne faisait pas trop de mal, d'ailleurs, une de ces tristesses qui vous font penser, quand on se porte bien: «Ça n'est pas drôle, cet endroit-là, mais le moment n'en est pas encore venu pour moi...».
L'impression de l'automne, de cette humidité tiède qui sent la mort des feuilles et le soleil affaibli, fatigué, anémique, aggravait en la poétisant la sensation de solitude et de fin définitive flottant sur ce lieu, qui sent la mort des hommes.
Je m'en allais à petits pas dans ces rues de tombes, où les voisins ne voisinent point, ne couchent plus ensemble et ne lisent pas de journaux. Et je me mis, moi, à lire les épitaphes. Ça, par exemple, c'est la chose la plus amusante du monde. Jamais Labiche, jamais Meilhac ne m'ont fait rire comme le comique de la prose tombale. Ah! quels livres supérieurs à ceux de Paul de Kock pour ouvrir la rate que ces plaques de marbre et ces croix où les parents des morts ont épanché leurs regrets, leurs vœux pour le bonheur du disparu dans l'autre monde, et leur espoir de le rejoindre—blagueurs!
Mais j'adore surtout, dans ce cimetière, la partie abandonnée, solitaire, pleine de grands ifs et de cyprès, vieux quartier des anciens morts qui redeviendra bientôt un quartier neuf, dont on abattra les arbres verts, nourris de cadavres humains, pour aligner les récents trépassés sous de petites galettes de marbre.
Quand j'eus erré là le temps de me rafraîchir l'esprit, je compris que j'allais m'ennuyer et qu'il fallait porter au dernier lit de ma petite amie l'hommage fidèle de mon souvenir. J'avais le cœur un peu serré en arrivant près de sa tombe. Pauvre chère, elle était si gentille, et si amoureuse, et si blanche, et si fraîche... et maintenant... si on ouvrait ça...
Penché sur la grille de fer, je lui dis tout bas ma peine, qu'elle n'entendit point sans doute, et j'allais partir quand je vis une femme en noir, en grand deuil, qui s'agenouillait sur le tombeau voisin. Son voile de crêpe relevé laissait apercevoir une jolie tête blonde, dont les cheveux en bandeaux semblaient éclairés par une lumière d'aurore sous la nuit de sa coiffure. Je restai.
Certes, elle devait souffrir d'une profonde douleur. Elle avait enfoui son regard dans ses mains, et rigide, en une méditation de statue, partie en ses regrets, égrenant dans l'ombre des yeux cachés et fermés le chapelet torturant des souvenirs, elle semblait elle-même être une morte qui penserait à un mort. Puis tout à coup je devinai qu'elle allait pleurer, je le devinai à un petit mouvement du dos pareil à un frisson de vent dans un saule. Elle pleura doucement d'abord, puis plus fort, avec des mouvements rapides du cou et des épaules. Soudain elle découvrit ses yeux. Ils étaient pleins de larmes et charmants, des yeux de folle qu'elle promena autour d'elle, en une sorte de réveil de cauchemar. Elle me vit la regarder, parut honteuse et se cacha encore toute la figure dans ses mains. Alors ses sanglots devinrent convulsifs, et sa tête lentement se pencha vers le marbre. Elle y posa son front, et son voile se répandant autour d'elle couvrit les angles blancs de la sépulture aimée, comme un deuil nouveau. Je l'entendis gémir, puis elle s'affaissa, sa joue sur la dalle, et demeura immobile, sans connaissance.
Je me précipitai vers elle, je lui frappai dans les mains, je soufflai sur ses paupières, tout en lisant l'épitaphe très simple: «Ici repose Louis-Théodore Carrel, capitaine d'infanterie de marine, tué par l'ennemi, au Tonkin. Priez pour lui.»
Cette mort remontait à quelques mois. Je fus attendri jusqu'aux larmes, et je redoublai mes soins. Ils réussirent; elle revint à elle. J'avais l'air très ému—je ne suis pas trop mal, je n'ai pas quarante ans.—Je compris à son premier regard qu'elle serait polie et reconnaissante. Elle le fut, avec d'autres larmes, et son histoire contée, sortie par fragments de sa poitrine haletante, la mort de l'officier tombé au Tonkin, au bout d'un an de mariage, après l'avoir épousée par amour, car, orpheline de père et de mère, elle avait tout juste la dot réglementaire.
Je la consolai, je la réconfortai, je la soulevai, je la relevai. Puis je lui dis:
—Ne restez pas ici. Venez.
Elle murmura:
—Je suis incapable de marcher.
—Je vais vous soutenir.
—Merci, monsieur, vous êtes bon. Vous veniez également ici pleurer un mort?
—Oui, madame.
—Une morte?
—Oui, madame.
—Votre femme?
—Une amie.
—On peut aimer une amie autant que sa femme, la passion n'a pas de loi.
—Oui, madame.
Et nous voilà partis ensemble, elle appuyée sur moi, moi la portant presque par les chemins du cimetière. Quand nous en fûmes sortis, elle murmura, défaillante:
—Je crois que je vais me trouver mal.
—Voulez-vous entrer quelque part, prendre quelque chose?
—Oui, monsieur.
J'aperçus un restaurant, un de ces restaurants où les amis des morts vont fêter la corvée finie. Nous y entrâmes. Et je lui fis boire une tasse de thé bien chaud qui parut la ranimer. Un vague sourire lui vint aux lèvres. Et elle me parla d'elle. C'était si triste, si triste d'être toute seule dans la vie, toute seule chez soi, nuit et jour, de n'avoir plus personne à qui donner de l'affection, de la confiance, de l'intimité.
Cela avait l'air sincère. C'était gentil dans sa bouche. Je m'attendrissais. Elle était fort jeune, vingt ans peut-être. Je lui fis des compliments qu'elle accepta fort bien. Puis, comme l'heure passait, je lui proposai de la reconduire chez elle avec une voiture. Elle accepta; et, dans le fiacre, nous restâmes tellement l'un contre l'autre, épaule contre épaule, que nos chaleurs se mêlaient à travers les vêtements, ce qui est bien la chose la plus troublante du monde.
Quand la voiture fut arrêtée à sa maison, elle murmura: «Je me sens incapable de monter seule mon escalier, car je demeure au quatrième. Vous avez été si bon, voulez-vous encore me donner le bras jusqu'à mon logis?»
Je m'empressai d'accepter. Elle monta lentement, en soufflant beaucoup. Puis, devant sa porte, elle ajouta:
—Entrez donc quelques instants pour que je puisse vous remercier.
Et j'entrai, parbleu.
C'était modeste, même un peu pauvre, mais simple et bien arrangé, chez elle.
Nous nous assîmes côte à côte sur un petit canapé, et elle me parla de nouveau de sa solitude.
Elle sonna sa bonne, afin de m'offrir quelque chose à boire. La bonne ne vint pas. J'en fus ravi en supposant que cette bonne-là ne devait être que du matin: ce qu'on appelle une femme de ménage.
Elle avait ôté son chapeau. Elle était vraiment gentille avec ses yeux clairs fixés sur moi, si bien fixés, si clairs que j'eus une tentation terrible et j'y cédai. Je la saisis dans mes bras, et sur ses paupières qui se fermèrent soudain, je mis des baisers... des baisers... des baisers... tant et plus.
Elle se débattait en me repoussant et répétant: «Finissez... finissez... finissez donc.»
Quel sens donnait-elle à ce mot? En des cas pareils, «finir» peut en avoir au moins deux. Pour la faire taire je passai des yeux à la bouche, et je donnai au mot «finir» la conclusion que je préférais. Elle ne résista pas trop, et quand nous nous regardâmes de nouveau, après cet outrage à la mémoire du capitaine tué au Tonkin, elle avait un air alangui, attendri, résigné, qui dissipa mes inquiétudes.
Alors je fus galant, empressé et reconnaissant. Et après une nouvelle causerie d'une heure environ, je lui demandai:
—Où dînez-vous?
—Dans un petit restaurant des environs.
—Toute seule?
—Mais oui.
—Voulez-vous dîner avec moi?
—Où ça?
—Dans un bon restaurant du boulevard.
Elle résista un peu. J'insistai: elle céda, en se donnant à elle-même cet argument: «Je m'ennuie tant... tant,» puis elle ajouta: «Il faut que je passe une robe un peu moins sombre.»
Et elle entra dans sa chambre à coucher.
Quand elle en sortit, elle était en demi-deuil, charmante, fine et mince, dans une toilette grise et fort simple. Elle avait évidemment tenue de cimetière et tenue de ville.
Le dîner fut très cordial. Elle but du champagne, s'alluma, s'anima et je rentrai chez elle, avec elle.
Cette liaison nouée sur les tombes dura trois semaines environ. Mais on se fatigue de tout, et principalement des femmes. Je la quittai sous prétexte d'un voyage indispensable. J'eus un départ très généreux, dont elle me remercia beaucoup. Et elle me fit promettre, elle me fit jurer de revenir après mon retour, car elle semblait vraiment un peu attachée à moi.
Je courus à d'autres tendresses, et un mois environ se passa sans que la pensée de revoir cette petite amoureuse funéraire fût assez forte pour que j'y cédasse. Cependant je ne l'oubliais point... Son souvenir me hantait comme un mystère, comme un problème de psychologie, comme une de ces questions inexplicables dont la solution nous harcèle.
Je ne sais pourquoi, un jour, je m'imaginai que je la retrouverais au cimetière Montmartre, et j'y allai.
Je m'y promenai longtemps sans rencontrer d'autres personnes que les visiteurs ordinaires de ce lieu, ceux qui n'ont pas encore rompu toutes relations avec leurs morts. La tombe du capitaine tué au Tonkin n'avait pas de pleureuse sur son marbre, ni de fleurs, ni de couronnes.
Mais comme je m'égarai dans un autre quartier de cette grande ville de trépassés, j'aperçus tout à coup, au bout d'une étroite avenue de croix, venant vers moi, un couple en grand deuil, l'homme et la femme. O stupeur! quand ils s'approchèrent, je la reconnus. C'était elle!
Elle me vit, rougit, et, comme je la frôlais en la croisant, elle me fit un tout petit signe, un tout petit coup d'œil qui signifiaient: «Ne me reconnaissez pas,» mais qui semblaient dire aussi: «Revenez me voir mon chéri.»
L'homme était bien, distingué, chic, officier de la Légion d'honneur, âgé d'environ cinquante ans.
Et il la soutenait, comme je l'avais soutenue moi-même en quittant le cimetière.
Je m'en allai stupéfait, me demandant ce que je venais de voir, à quelle race d'êtres appartenait cette sépulcrale chasseresse. Était-ce une simple fille, une prostituée inspirée qui allait cueillir sur les tombes les hommes tristes, hantés par une femme, épouse ou maîtresse, et troublés encore du souvenir des caresses disparues. Était-elle unique? Sont-elles plusieurs? Est-ce une profession? Fait-on le cimetière comme on fait le trottoir? Les Tombales! Ou bien avait-elle eu seule cette idée admirable, d'une philosophie profonde d'exploiter les regrets d'amour qu'on ranime en ces lieux funèbres?
Et j'aurais bien voulu savoir de qui elle était veuve, ce jour-là?
MA FEMME.
C'était à la fin d'un dîner d'hommes, d'hommes mariés, anciens amis, qui se réunissaient quelquefois sans leurs femmes, en garçons, comme jadis. On mangeait longtemps, on buvait beaucoup; on parlait de tout, on remuait des souvenirs vieux et joyeux, ces souvenirs chauds qui font, malgré soi, sourire les lèvres et frémir le cœur. On disait:
—Te rappelles-tu, Georges, notre excursion à Saint-Germain avec ces deux fillettes de Montmartre?
—Parbleu! si je me le rappelle.
Et on retrouvait des détails, et ceci et cela, mille petites choses, qui faisaient plaisir encore aujourd'hui.
On vint à parler du mariage, et chacun dit avec un air sincère: «Oh! si c'était à recommencer!...» Georges Duportin ajouta: «C'est extraordinaire comme on tombe là dedans facilement. On était bien décidé à ne jamais prendre femme; et puis, au printemps on part pour la campagne; il fait chaud; l'été se présente bien; l'herbe est fleurie; on rencontre une jeune fille chez des amis... v'lan! c'est fait. On revient marié.»
Pierre Létoile s'écria: «Juste! c'est mon histoire, seulement j'ai des détails particuliers...»
Son ami l'interrompit: «Quant à toi ne te plains pas. Tu as bien la plus charmante femme du monde, jolie, aimable, parfaite; tu es, certes, le plus heureux de nous.»
L'autre reprit:
—Ce n'est pas ma faute.
—Comment ça?
—C'est vrai que j'ai une femme parfaite; mais je l'ai bien épousée malgré moi.
—Allons donc!
—Oui... Voici l'aventure. J'avais trente-cinq ans, et je ne pensais pas plus à me marier qu'à me pendre. Les jeunes filles me semblaient insipides et j'adorais le plaisir.
Je fus invité, au mois de mai, à la noce de mon cousin Simon d'Erabel, en Normandie. Ce fut une vraie noce normande. On se mit à table à cinq heures du soir; à onze heures on mangeait encore. On m'avait accouplé, pour la circonstance, avec une demoiselle Dumoulin, fille d'un colonel en retraite, jeune personne blonde et militaire, bien en forme, hardie et verbeuse. Elle m'accapara complètement pendant toute la journée, m'entraîna dans le parc, me fit danser bon gré mal gré, m'assomma.
Je me disais: «Passe pour aujourd'hui, mais demain je file. Ça suffit.»
Vers onze heures du soir les femmes se retirèrent dans leurs chambres; les hommes restèrent à fumer en buvant, ou à boire en fumant, si vous aimez mieux.
Par la fenêtre ouverte on apercevait le bal champêtre. Rustres et rustaudes sautaient en rond, en hurlant un air de danse sauvage qu'accompagnaient faiblement deux violonistes et une clarinette placés sur une grande table de cuisine en estrade. Le chant tumultueux des paysans couvrait entièrement parfois la chanson des instruments; et la frêle musique, déchirée par les voix déchaînées, semblait tomber du ciel en lambeaux, en petits fragments de notes éparpillées.
Deux grandes barriques, entourées de torches flambantes, versaient à boire à la foule. Deux hommes étaient occupés à rincer les verres ou les bols dans un baquet pour les tendre immédiatement sous les robinets d'où coulaient le filet rouge du vin ou le filet d'or du cidre pur; et les danseurs assoiffés, les vieux tranquilles, les filles en sueur se pressaient, tendaient les bras pour saisir à leur tour un vase quelconque et se verser à grands flots dans la gorge, en renversant la tête, le liquide qu'ils préféraient. Sur une table on trouvait du pain, du beurre, des fromages et des saucisses. Chacun avalait une bouchée de temps à autre; et sous le champ de feu des étoiles, cette fête saine et violente faisait plaisir à voir, donnait envie de boire aussi au ventre de ces grosses futailles et de manger du pain ferme avec du beurre et un oignon cru.
Un désir fou me saisit de prendre part à ces réjouissances, et j'abandonnai mes compagnons.
J'étais peut-être un peu gris, je dois l'avouer; mais je le fus bientôt tout à fait.
J'avais saisi la main d'une forte paysanne essoufflée, et je la fis sauter éperdument jusqu'à la limite de mon haleine.
Et puis je bus un coup de vin et je saisis une autre gaillarde. Pour me rafraîchir ensuite, j'avalai un plein bol de cidre et je me remis à bondir comme un possédé.
J'étais souple; les gars, ravis, me contemplaient en cherchant à m'imiter; les filles voulaient toutes danser avec moi et sautaient lourdement avec des élégances de vaches.
Enfin, de ronde en ronde, de verre de vin en verre de cidre, je me trouvai, vers deux heures du matin, pochard à ne plus tenir debout.
J'eus conscience de mon état et je voulus gagner ma chambre. Le château dormait, silencieux et sombre.
Je n'avais pas d'allumettes et tout le monde était couché. Dès que je fus dans le vestibule, des étourdissements me prirent; j'eus beaucoup de mal à trouver la rampe; enfin, je la rencontrai par hasard, à tâtons, et je m'assis sur la première marche de l'escalier pour tâcher de classer un peu mes idées.
Ma chambre se trouvait au second étage, la troisième porte à gauche. C'était heureux que je n'eusse pas oublié cela. Fort de ce souvenir, je me relevai, non sans peine, et je commençai l'ascension, marche à marche, les mains soudées aux barreaux de fer pour ne point choir, avec l'idée fixe de ne pas faire de bruit.
Trois ou quatre fois seulement mon pied manqua les degrés et je m'abattis sur les genoux; mais, grâce à l'énergie de mes bras et à la tension de ma volonté, j'évitai une dégringolade complète.
Enfin, j'atteignis le second étage et je m'aventurai dans le corridor, en tâtant les murailles. Voici une porte; je comptais: «Une»; mais un vertige subit me détacha du mur et me fit accomplir un circuit singulier qui me jeta sur l'autre cloison. Je voulus revenir en ligne droite. La traversée fut longue et pénible. Enfin je rencontrai la côte que je me mis à longer de nouveau avec prudence et je trouvai une autre porte. Pour être sûr de ne pas me tromper, je comptai encore tout haut: «Deux»; et je me remis en marche. Je finis par trouver la troisième. Je dis: «Trois, c'est moi» et je tournai la clef dans la serrure. La porte s'ouvrit. Je pensai, malgré mon trouble: «Puisque ça s'ouvre c'est bien chez moi.» Et je m'avançai dans l'ombre après avoir refermé doucement.
Je heurtai quelque chose de mou: ma chaise longue. Je m'étendis aussitôt dessus.
Dans ma situation, je ne devais pas m'obstiner à chercher ma table de nuit, mon bougeoir, mes allumettes. J'en aurais eu pour deux heures au moins. Il m'aurait fallu autant de temps pour me dévêtir; et peut-être n'y serais-je pas parvenu. J'y renonçai.
J'enlevai seulement mes bottines; je déboutonnai mon gilet qui m'étranglait, je desserrai mon pantalon, et je m'endormis d'un invincible sommeil.
Cela dura longtemps, sans doute. Je fus brusquement réveillé par une voix vibrante qui disait, tout près de moi: «Comment, paresseuse, encore couchée? Il est dix heures, sais-tu?»
Une voix de femme répondit: «Déjà! J'étais si fatiguée d'hier.»
Je me demandais avec stupéfaction ce que voulait dire ce dialogue.
Où étais-je? Qu'avais-je fait?
Mon esprit flottait, encore enveloppé d'un nuage épais.
La première voix reprit: «Je vais ouvrir tes rideaux.»
Et j'entendis des pas qui s'approchaient de moi. Je m'assis tout à fait éperdu. Alors une main se posa sur ma tête. Je fis un brusque mouvement. La voix demanda avec force: «Qui est là?» Je me gardai bien de répondre. Deux poignets furieux me saisirent. A mon tour j'enlaçai quelqu'un et une lutte effroyable commença. Nous nous roulions, renversant les meubles, heurtant les murs.
La voix de femme criait effroyablement: «Au secours, au secours!»
Des domestiques accoururent, des voisins, des dames affolées. On ouvrit les volets, on tira les rideaux. Je me colletais avec le colonel Dumoulin!
J'avais dormi auprès du lit de sa fille.
Quand on nous eut séparés, je m'enfuis dans ma chambre, abruti d'étonnement. Je m'enfermai à clef et je m'assis, les pieds sur une chaise, car mes bottines étaient demeurées chez la jeune personne.
J'entendais une grande rumeur dans tout le château, des portes ouvertes et fermées, des chuchotements, des pas rapides.
Au bout d'une demi-heure on frappa chez moi. Je criai: «Qui est là?» C'était mon oncle, le père du marié de la veille. J'ouvris.
Il était pâle et furieux et il me traita durement: «Tu t'es conduit chez moi comme un manant, entends-tu?» Puis il ajouta d'un ton plus doux: «Comment, bougre d'imbécile, tu te laisses surprendre à dix heures du matin! Tu vas t'endormir comme une bûche dans cette chambre au lieu de t'en aller aussitôt... aussitôt après.»
Je m'écriai: «Mais mon oncle, je vous assure qu'il ne s'est rien passé... Je me suis trompé de porte, étant gris.»
Il haussa les épaules: «Allons ne dis pas de bêtises.» Je levai la main: «Je vous le jure sur mon honneur.» Mon oncle reprit: «Oui, c'est bien. C'est ton devoir de dire cela.»
A mon tour, je me fâchai, et je lui racontai toute ma mésaventure. Il me regardait avec des yeux ébahis, ne sachant pas ce qu'il devait croire.
Puis il sortit conférer avec le colonel.
J'appris qu'on avait formé aussi une espèce de tribunal de mères, auquel étaient soumises les différentes phases de la situation.
Il revint une heure plus tard, s'assit avec des allures de juge, et commença: «Quoi qu'il en soit, je ne vois pour toi qu'un moyen de te tirer d'affaires, c'est d'épouser Mlle Dumoulin.»
Je fis un bond d'épouvante:
—Quant à ça, jamais par exemple!
Il demanda gravement: «Que comptes-tu donc faire?»
Je répondis avec simplicité: «Mais... m'en aller, quand on m'aura rendu mes bottines.»
Mon oncle reprit: «Ne plaisantons pas, s'il te plaît. Le colonel est résolu à te brûler la cervelle dès qu'il t'apercevra. Et tu peux être sûr qu'il ne menace pas en vain. J'ai parlé d'un duel, il a répondu: «Non, je vous dis que je lui brûlerai la cervelle.»
«Examinons maintenant la question à un autre point de vue.
«Ou bien tu as séduit cette enfant et, alors, c'est tant pis pour toi, mon garçon, on ne s'adresse pas aux jeunes filles.
«Ou bien tu t'es trompé étant gris, comme tu le dis. Alors c'est encore tant pis pour toi. On ne se met pas dans des situations aussi sottes. De toute façon, la pauvre fille est perdue de réputation, car on ne croira jamais à des explications d'ivrogne. La vraie victime, la seule victime là dedans, c'est elle. Réfléchis.»
Et il s'en alla pendant que je lui criais dans le dos:—«Dites tout ce que vous voudrez. Je n'épouserai pas.»
Je restai seul encore une heure.
Ce fut ma tante qui vint à son tour. Elle pleurait. Elle usa de tous les raisonnements. Personne ne croyait à mon erreur. On ne pouvait admettre que cette jeune fille eût oublié de fermer sa porte à clef dans une maison pleine de monde. Le colonel l'avait frappée. Elle sanglotait depuis le matin. C'était un scandale terrible, ineffaçable.
Et ma bonne tante ajoutait: «Demande-la toujours en mariage; on trouvera peut-être moyen de te tirer d'affaires en discutant les conditions du contrat.»
Cette perspective me soulagea. Et je consentis à écrire ma demande. Une heure après je repartais pour Paris.
Je fus avisé le lendemain que ma demande était agréée.
Alors, en trois semaines, sans que j'aie pu trouver une ruse, une défaite, les bans furent publiés, les lettres de faire part envoyées, le contrat signé, et je me trouvai, un lundi matin, dans le chœur d'une église illuminée, à côté d'une jeune fille qui pleurait, après avoir déclaré au maire que je consentais à la prendre pour compagne... jusqu'à la mort de l'un ou de l'autre.
Je ne l'avais pas revue, et je la regardais de côté avec un certain étonnement malveillant. Cependant, elle n'était pas laide, mais pas du tout. Je me disais: «En voilà une qui ne rira pas tous les jours.»
Elle ne me regarda point une fois jusqu'au soir, et ne me dit pas un mot.
Vers le milieu de la nuit, j'entrai dans la chambre nuptiale avec l'intention de lui faire connaître mes résolutions, car j'étais le maître maintenant.
Je la trouvai, assise dans un fauteuil, vêtue comme dans le jour, avec les yeux rouges et le teint pâle. Elle se leva dès que j'entrai et vint à moi gravement:
«Monsieur, me dit-elle, je suis prête à faire ce que vous ordonnerez. Je me tuerai si vous le désirez.»
Elle était jolie comme tout dans ce rôle héroïque, la fille du colonel. Je l'embrassai, c'était mon droit.
Et je m'aperçus bientôt que je n'étais pas volé.
Voilà cinq ans que je suis marié. Je ne le regrette nullement encore.
Pierre Létoile se tut. Ses compagnons riaient. L'un d'eux dit: «Le mariage est une loterie; il ne faut jamais choisir les numéros, ceux de hasard sont les meilleurs.»
Et un autre ajouta pour conclure: «Oui, mais n'oubliez pas que le dieu des ivrognes avait choisi pour Pierre.»
Maufrigneuse.
Ma Femme a paru dans le Gil Blas du 5 décembre 1882.
LES CONSEILS D'UNE GRAND'MÈRE.
Le château, de style ancien, est sur une colline boisée; de grands arbres l'entourent d'une verdure sombre, et le parc infini étend ses perspectives tantôt sur des profondeurs de forêt, tantôt sur les pays environnants. A quelques mètres de la façade se creuse un bassin de pierre où se baignent des dames de marbre, d'autres bassins étagés se succèdent jusqu'au pied du coteau, et une source emprisonnée fait des cascades de l'un à l'autre. Du manoir, qui fait des grâces comme une coquette surannée, jusqu'aux grottes incrustées de coquillages, où sommeillent des Amours d'un autre siècle, tout en ce domaine antique a gardé la physionomie des vieux âges; tout semble parler encore des coutumes anciennes, des mœurs d'autrefois, des galanteries passées et des élégances légères où s'exerçaient nos aïeules.
Dans un petit salon Louis XV, dont les murs sont couverts de bergers marivaudant avec des bergères, de belles dames en panier et des messieurs galants et frisés, une toute vieille femme qui semble morte aussitôt qu'elle ne remue plus, est presque couchée dans un grand fauteuil et laisse pendre de chaque côté ses mains osseuses de momie. Son regard voilé regarde au loin la campagne comme pour suivre à travers le parc des visions de sa jeunesse.
Un souffle d'air, parfois, arrive par la fenêtre ouverte, apporte des senteurs d'herbe et des parfums de fleurs; il fait voltiger ses cheveux blancs autour de son front ridé et des souvenirs vieux dans son cœur.
A ses côtés, sur un tabouret de velours, une jeune fille, aux longs cheveux blonds tressés sur le dos, brode un ornement d'autel.
Elle a des yeux rêveurs, et, pendant que travaillent ses doigts agiles, on voit qu'elle songe.
Mais l'aïeule a tourné la tête.
—Berthe, dit-elle, lis-moi donc un peu les gazettes, afin que je sache encore quelquefois ce qui se passe en ce monde. La jeune fille prit un journal et le parcourut du regard:
—Il y a beaucoup de politique, grand'mère; faut-il passer?
—Oui, oui, mignonne. N'y a-t-il pas d'histoires d'amour? La galanterie est donc morte en France, qu'on ne parle plus d'enlèvements, ni de combats pour les dames, ni d'aventures comme autrefois!
La jeune fille chercha longtemps.
—Voilà, dit-elle. C'est intitulé: «Drame d'amour.»
La vieille femme sourit dans ses rides.
—Lis-moi cela, dit-elle.
Et Berthe commença.
C'était une histoire de vitriol. Une dame, pour se venger de la maîtresse de son mari, lui avait brûlé les deux yeux. Elle était sortie des assises acquittée, innocentée, félicitée, aux applaudissements de la foule.
L'aïeule s'agitait sur son siège et répétait:
—C'est affreux, mais c'est affreux, cela! Trouve-moi donc autre chose, mignonne.
Berthe chercha; et plus loin, toujours aux tribunaux, se mit à lire: «Sombre drame.» Une jeune fille de vertu trop mûre s'était laissée choir tout à coup entre les bras d'un jeune homme, et, pour se venger de son amant dont le cœur était volage et la rente insuffisante, lui avait tiré à bout portant quatre coups de revolver.
Deux balles étaient demeurées dans la poitrine, une dans l'épaule, l'autre dans la hanche. Le monsieur resterait estropié toute sa vie. La jeune fille avait été acquittée aux applaudissements de la foule, et le journal maltraitait fort ce séducteur de vierges faciles.
Cette fois la vieille grand'mère se révolta tout à fait, et, la voix tremblante:
—Mais vous êtes donc fous aujourd'hui, vous êtes fous. Le bon Dieu vous a donné l'amour, la seule séduction de la vie; l'homme y a mêlé la galanterie, la seule distraction de nos heures, et voilà que vous y mettez du vitriol et du revolver, comme on mettrait de la boue dans un flacon de vin d'Espagne!
Berthe ne paraissait pas comprendre l'indignation de son aïeule.
—Mais, grand'mère, cette femme s'est vengée. Songe donc, elle était mariée, et son mari la trompait.
La grand'mère eut un soubresaut.
—Quelles idées vous donne-t-on, à vous autres, jeunes filles d'aujourd'hui?
Berthe répondit:
—Mais le mariage, c'est sacré, grand'mère.
L'aïeule tressaillit en son cœur de femme née encore au grand siècle galant.
—C'est l'amour qui est sacré, dit-elle. Écoute, fillette, une vieille qui a vu trois générations et qui en sait long, bien long sur les hommes et sur les femmes. Le mariage et l'amour n'ont rien à voir ensemble. On se marie pour fonder une famille, et on forme une famille pour constituer la société. La société ne peut pas se passer du mariage. Si la société est une chaîne, chaque famille en est un anneau.
Pour souder ces anneaux-là, on cherche toujours les métaux pareils. Quand on se marie, il faut unir les convenances, combiner les fortunes, joindre les races semblables, travailler pour l'intérêt commun qui est la richesse et les enfants. On ne se marie qu'une fois, fillette, et parce que le monde l'exige; mais on peut aimer vingt fois dans sa vie, parce que la nature nous a faits ainsi. Le mariage, c'est une loi, vois-tu, et l'amour, c'est un instinct qui nous pousse tantôt à droite, tantôt à gauche. On a fait des lois qui combattent nos instincts, il le fallait; mais les instincts toujours sont les plus forts, et on a tort de leur résister, puisqu'ils viennent de Dieu, tandis que les lois ne viennent que des hommes.
Si on ne poudrait pas la vie avec de l'amour, le plus d'amour possible, mignonne, comme on met du sucre dans les drogues pour les enfants, personne ne voudrait la prendre telle qu'elle est.
Berthe, effarée, ouvrait ses grands yeux; elle murmura:
—Oh! grand'mère, grand'mère, on ne peut aimer qu'une fois!
L'aïeule leva vers le ciel ses mains tremblantes comme pour invoquer encore le dieu défunt des galanteries.
Elle s'écria, indignée:
—Vous êtes devenus une race de vilains, une race du commun.
Depuis la Révolution, le monde n'est plus reconnaissable. Vous avez mis de grands mots partout; vous croyez à l'égalité et à la passion éternelle. Des gens ont fait des vers pour vous dire qu'on mourait d'amour. De mon temps on faisait des vers pour nous apprendre à aimer beaucoup. Quand un gentilhomme nous plaisait, fillette, on lui envoyait un page. Et quand il nous venait au cœur un nouveau caprice, on congédiait son dernier amant, à moins qu'on ne les gardât tous les deux.
La jeune fille, toute pâle, balbutia:
—Alors les femmes n'avaient pas d'honneur?
La vieille bondit:
—Pas d'honneur! parce qu'on aimait, qu'on osait le dire et même s'en vanter? Mais, fillette, si une de nous, parmi les plus grandes dames de France, était demeurée sans amant, toute la cour en aurait ri. Et vous vous imaginez que vos maris n'aimeront que vous toute leur vie? Comme si ça se pouvait, vraiment!
Je te dis, moi, que le mariage est une chose nécessaire pour que la société vive, mais qu'il n'est pas dans la nature de notre race, entends-tu bien? Il n'y a dans la vie qu'une bonne chose, c'est l'amour, et on veut nous en priver. On vous dit maintenant: «Il ne faut aimer qu'un homme,» comme si on voulait me forcer à ne manger toute ma vie que du dindon. Et cet homme-là aura autant de maîtresses qu'il y a de mois dans l'année!
Il suivra ses instincts galants, qui le poussent vers toutes les femmes, comme les papillons vont à toutes les fleurs; et alors, moi, je sortirai par les rues, avec du vitriol dans une bouteille, et j'aveuglerai les pauvres filles qui auront obéi à la volonté de leur instinct! Ce n'est pas sur lui que je me vengerai, mais sur elles! Je ferai un monstre. Je ferai un monstre d'une créature que le bon Dieu a faite pour plaire, pour aimer et pour être aimée!
Et votre société d'aujourd'hui, votre société de manants, de bourgeois, de valets parvenus m'applaudira et m'acquittera. Je te dis que c'est infâme, que vous ne comprenez pas l'amour; et je suis contente de mourir plutôt que de voir un monde sans galanteries et des femmes qui ne savent plus aimer.
Vous prenez tout au sérieux à présent; la vengeance des drôlesses qui tuent leurs amants fait verser des larmes de pitié aux douze bourgeois réunis pour sonder les cœurs des criminels. Et voilà votre sagesse, votre raison? Les femmes tirent sur les hommes et se plaignent qu'ils ne sont plus galants!
La jeune fille prit en ses mains tremblantes les mains ridées de la vieille:
—Tais-toi, grand'mère, je t'en supplie. Et à genoux, les larmes aux yeux, elle demandait au ciel une grande passion, une seule passion éternelle, selon le rêve nouveau des poètes romantiques, tandis que l'aïeule la baisant au front, toute pénétrée encore de cette charmante et saine raison dont les philosophes galants emplirent le dix-huitième siècle, murmura:
—Prends garde, pauvre mignonne, si tu crois à des folies pareilles, tu seras bien malheureuse.
Guy de Maupassant.
Les Conseils d'une grand'mère ont paru dans le Gaulois du 13 septembre 1880.
OPINION DE LA PRESSE
SUR
LA MAISON TELLIER.
Le Figaro, 11 juillet 1881 (Émile Zola).
«J'ai connu Maupassant chez Flaubert. C'était vers 1874. Il sortait à peine du collège, personne ne l'avait encore aperçu dans notre coin littéraire. Quand nous arrivions le dimanche, vers 2 heures, au petit appartement de la rue Murillo, ces pièces étroites dont les fenêtres donnaient sur les ombrages du parc Monceau, nous trouvions presque toujours Maupassant installé déjà, ayant parfois déjeuné avec le maître, auquel il venait lire ainsi chaque semaine ses essais, et qui lui faisait retravailler sévèrement les phrases d'une sonorité douteuse. Dès que nous étions là, il s'effaçait modestement, parlait peu, écoutait de l'air intelligent d'un gaillard qui se sent les reins solides et qui prend des notes...
«Maupassant a publié dernièrement un recueil de nouvelles, La Maison Tellier... Il s'agit de la propriétaire d'un certain établissement qui emmène 5 femmes à la première communion d'une de ses nièces, dans un village d'un département voisin; et toute l'étude porte dès lors sur l'échappée de ces filles, sur leur jeunesse qui repousse au milieu des grandes herbes, sur l'attendrissement religieux qui les saisit dans la petite église, au point que leurs sanglots gagnent l'assistance. Rien ne saurait être d'une analyse plus fine, et l'histoire restera comme un document psychologique et physiologique très curieux, avec le retour des femmes, heureuses, rajeunies, embaumées de grand air.
«On dira: «Pourquoi choisir des sujets pareils? ne peut-on prendre un milieu honnête?» Sans doute, mais je pense que Maupassant a choisi ce sujet parce qu'il y a senti une note très humaine, remuant le fond même de la créature. Ces malheureuses agenouillées dans cette église et sanglotant l'ont tenté comme un bel exemple de l'éducation de jeunesse reparaissant sous les habitudes si abominables qu'elles puissent être. L'écrivain n'a pas eu l'idée de railler la religion; il en a plutôt constaté la puissance.
«Parmi les autres nouvelles qui composent le volume, l'Histoire d'une fille de ferme surtout a un début superbe de largeur. Ce qui me ravit dans ces œuvres, c'est leur belle simplicité.
«En somme Maupassant reste, dans son nouveau livre, l'analyste
pénétrant, l'écrivain solide de Boule de Suif. C'est à coup sûr un
des tempéraments les plus équilibrés et les plus sains de notre jeune
littérature.»
Gil Blas, 1er juillet 1883 (Théodore de Banville).
«On dévora cette Maison Tellier, où vous faites voir les filles
telles qu'elles sont, bêtes et sentimentales, sans les relever ou les
flétrir, et en ne les traînant pas dans la boue, ni dans les étoiles.»
Écrivains d'aujourd'hui (René Doumic). 1 vol. 3 fr. 50. Perrin, éditeur.
«L'Histoire d'une fille de ferme, En famille, dix autres que nous avons citées, vingt autres que nous pourrions citer, donnent cette impression qui est celle même qu'on cherche à produire en art: c'est l'impression de la plénitude et de la perfection du rendu, venant de ce que l'idée a été complètement réalisée et l'effet obtenu justement par les moyens appropriés. Il n'y a ni de manque ni d'excès, mais rien que justesse, harmonie, équilibre.»
TABLE DES MATIÈRES.
| Pages. | |
| La Maison Tellier | 1 |
| Histoire d'une fille de ferme | 53 |
| Une Partie de campagne | 93 |
| Le Papa de Simon | 117 |
| En famille | 135 |
| Sur l'eau | 183 |
| La Femme de Paul | 197 |
| Au printemps | 233 |
| Les Tombales | 247 |
| Ma Femme (inédit) | 263 |
| Les Conseils d'une grand'mère (inédit) | 277 |
| Opinion de la Presse sur La Maison Tellier. | 287 |
Au lecteur
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