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Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 04

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Tu n'as jamais été dans tes jours les plus rares
Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur,
Et comme un air qui sonne au bois creux des guitares,
J'ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur.

En amour, vois-tu, on fait toujours chanter des rêves; mais pour que les rêves chantent, il ne faut pas qu'on les interrompe. Or, quand on parle entre deux baisers, on interrompt toujours le rêve délirant que font les âmes, à moins de dire des mots sublimes, et les mots sublimes n'éclosent pas dans les petites caboches des jolies filles.

Tu ne comprends rien, n'est-ce pas? Tant mieux. Je continue. Tu es assurément une des plus charmantes, une des plus adorables femmes que j'aie jamais vues.

Est-il sur la terre des yeux qui contiennent plus de SONGE que les tiens, plus de promesses inconnues, plus d'infini d'amour? Je ne le crois pas. Et quand ta bouche sourit avec ses deux lèvres rondes qui montrent tes dents luisantes, on dirait qu'il va sortir de cette bouche ravissante une ineffable musique, quelque chose d'invraisemblablement suave, de doux à faire sangloter.

Alors tu m'appelles tranquillement: «Mon gros lapin adoré.» Et il me semble tout à coup que j'entre dans ta tête, que je vois fonctionner ton âme, ta petite âme de petite femme jolie, jolie, mais... et cela me gêne, vois-tu, me gêne beaucoup. J'aimerais mieux ne pas voir.

Tu continues à ne point comprendre, n'est-ce pas? J'y comptais.

Te rappelles-tu la première fois que tu es venue chez moi? Tu es entrée brusquement avec une odeur de violette envolée de tes jupes; nous nous sommes regardés longtemps sans dire un mot, puis embrassés comme des fous..., puis... puis jusqu'au lendemain nous n'avons point parlé.

Mais, quand nous nous sommes quittés, nos mains tremblaient et nos yeux se disaient des choses, des choses... qu'on ne peut exprimer dans aucune langue. Du moins, je l'ai cru. Et tout bas, en me quittant, tu as murmuré: «A bientôt!» Voilà tout ce que tu as dit, et tu ne t'imagineras jamais quel enveloppement de rêve tu me laissais, tout ce que j'entrevoyais, tout ce que je croyais deviner en ta pensée.

Vois-tu, ma pauvre enfant, pour les hommes pas bêtes, un peu raffinés, un peu supérieurs, l'amour est un instrument si compliqué qu'un rien le détraque. Vous autres femmes, vous ne percevez jamais le ridicule de certaines choses, quand vous aimez, et le grotesque des expressions vous échappe.

Pourquoi une parole juste dans la bouche d'une petite femme brune est-elle souverainement fausse et comique dans celle d'une grosse femme blonde? Pourquoi le geste câlin de l'une sera-t-il déplacé chez l'autre? Pourquoi certaines caresses, charmantes de la part de celle-ci, seront-elles gênantes de la part de celle-là? Pourquoi? parce qu'il faut en tout, mais principalement en amour, une parfaite harmonie, une accordance absolue du geste, de la voix, de la parole, de la manifestation tendre, avec la personne qui agit, parle, manifeste, avec son âge, la grosseur de sa taille, la couleur de ses cheveux et la physionomie de sa beauté.

Une femme de trente-cinq ans, à l'âge des grandes passions violentes, qui conserverait seulement un rien de la mièvrerie caressante de ses amours de vingt ans, qui ne comprendrait pas qu'elle doit s'exprimer autrement, regarder autrement, embrasser autrement, qu'elle doit être une Didon et non plus une Juliette, écœurerait infailliblement neuf amants sur dix, même s'ils ne se rendaient nullement compte des raisons de leur éloignement.

Comprends-tu?—Non.—Je l'espérais bien.

A partir du jour où tu as ouvert ton robinet à tendresses, ce fut fini pour moi, mon amie.

Quelquefois nous nous embrassions cinq minutes, d'un seul baiser interminable, éperdu, un de ces baisers qui font se fermer les yeux, comme s'il pouvait s'en échapper par le regard, comme pour les conserver plus entiers dans l'âme enténébrée qu'ils ravagent. Puis, quand nous séparions nos lèvres, tu me disais en riant d'un rire clair: «C'est bon, mon gros chien!» Alors je t'aurais battue.

Car tu m'as donné successivement tous les noms d'animaux et de légumes que tu as trouvés sans doute dans la Cuisinière bourgeoise, le Parfait jardinier et les Éléments d'histoire naturelle à l'usage des classes inférieures. Mais cela n'est rien encore.

La caresse d'amour est brutale, bestiale, et plus, quand on y songe. Musset a dit:

Je me souviens encor de ces spasmes terribles,
De ces baisers muets, de ces muscles ardents,
De cet être absorbé, blême et serrant les dents.
S'ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles,

ou grotesques!... Oh! ma pauvre enfant, quel génie farceur, quel esprit pervers, te pouvait donc souffler tes mots... de la fin?

Je les ai collectionnés; mais, par amour pour toi, je ne les montrerai pas.

Et puis tu manquais vraiment d'à-propos, et tu trouvais moyen de lâcher un «je t'aime» exalté, en certaines occasions si singulières, qu'il me fallait comprimer de furieuses envies de rire. Il est des instants où cette parole-là: «Je t'aime!» est si déplacée qu'elle en devient inconvenante, sache-le bien.

Mais tu ne comprends pas.

Bien des femmes aussi ne me comprendront point et me jugeront stupide. Peu m'importe, d'ailleurs. Les affamés mangent en gloutons, mais les délicats sont dégoûtés, et ils ont souvent, pour peu de chose, d'invincibles répugnances. Il en est de l'amour comme de la cuisine.

Ce que je ne comprends pas, par exemple, c'est que certaines femmes qui connaissent si bien l'irrésistible séduction des bas de soie fins et brodés, et le charme exquis des nuances, et l'ensorcellement des précieuses dentelles cachées dans la profondeur des toilettes intimes, et la troublante saveur du luxe secret, des dessous raffinés, toutes les subtiles délicatesses des élégances féminines, ne comprennent jamais l'irrésistible dégoût que nous inspirent les paroles déplacées ou niaisement tendres.

Un mot brutal, parfois, fait merveille, fouette la chair, fait bondir le cœur. Ceux-là sont permis aux heures de combat. Celui de Cambronne n'est-il pas sublime? Rien ne choque qui vient à temps. Mais il faut aussi savoir se taire et éviter en certains moments les phrases à la Paul de Kock.

Et je t'embrasse passionnément, à condition que tu ne diras rien.

René.

Mots d'amour a paru dans le Gil-Blas du 2 février 1882, sous la signature: Maufrigneuse.


UNE
AVENTURE PARISIENNE.

Est-il un sentiment plus aigu que la curiosité chez la femme? Oh! savoir, connaître, toucher ce qu'on a rêvé! Que ne ferait-elle pas pour cela? Une femme, quand sa curiosité impatiente est en éveil, commettra toutes les folies, toutes les imprudences, aura toutes les audaces, ne reculera devant rien. Je parle des femmes vraiment femmes, douées de cet esprit à triple fond qui semble, à la surface, raisonnable et froid, mais dont les trois compartiments secrets sont remplis: l'un, d'inquiétude féminine toujours agitée; l'autre, de ruse colorée en bonne foi, de cette ruse de dévots, sophistique et redoutable; le dernier enfin, de canaillerie charmante, de tromperie exquise, de délicieuse perfidie, de toutes ces perverses qualités qui poussent au suicide les amants imbécilement crédules, mais ravissent les autres.

Celle dont je veux dire l'aventure était une petite provinciale, platement honnête jusque-là. Sa vie, calme en apparence, s'écoulait dans son ménage, entre un mari très occupé et deux enfants, qu'elle élevait en femme irréprochable. Mais son cœur frémissait d'une curiosité inassouvie, d'une démangeaison d'inconnu. Elle songeait à Paris, sans cesse, et lisait avidement les journaux mondains. Le récit des fêtes, des toilettes, des joies, faisait bouillonner ses désirs; mais elle était surtout mystérieusement troublée par les échos pleins de sous-entendus, par les voiles à demi soulevés en des phrases habiles, et qui laissent entrevoir des horizons de jouissances coupables et ravageantes.

De là-bas elle apercevait Paris dans une apothéose de luxe magnifique et corrompu. Et pendant les longues nuits de rêve, bercée par le ronflement régulier de son mari qui dormait à ses côtés sur le dos, avec un foulard autour du crâne, elle songeait à ces hommes connus dont les noms apparaissent à la première page des journaux comme de grandes étoiles dans un ciel sombre; et elle se figurait leur vie affolante, avec de continuelles débauches, des orgies antiques épouvantablement voluptueuses et des raffinements de sensualité si compliqués qu'elle ne pouvait même se les figurer.

Les boulevards lui semblaient être une sorte de gouffre des passions humaines; et toutes leurs maisons recélaient assurément des mystères d'amour prodigieux.

Elle se sentait vieillir cependant. Elle vieillissait sans avoir rien connu de la vie, sinon ces occupations régulières, odieusement monotones et banales qui constituent, dit-on, le bonheur du foyer. Elle était jolie encore, conservée dans cette existence tranquille comme un fruit d'hiver dans une armoire close; mais rongée, ravagée, bouleversée d'ardeurs secrètes. Elle se demandait si elle mourrait sans avoir connu toutes ces ivresses damnantes, sans s'être jetée une fois, une seule fois, tout entière dans ce flot des voluptés parisiennes.

Avec une longue persévérance, elle prépara un voyage à Paris, inventa un prétexte, se fit inviter par des parents, et, son mari ne pouvant l'accompagner, partit seule.

Sitôt arrivée, elle sut imaginer des raisons qui lui permettraient au besoin de s'absenter deux jours ou plutôt deux nuits, s'il le fallait, ayant retrouvé, disait-elle, des amis qui demeuraient dans la campagne suburbaine.

Et elle chercha. Elle parcourut les boulevards sans rien voir, sinon le vice errant et numéroté. Elle sonda de l'œil les grands cafés, lut attentivement la petite correspondance du Figaro, qui lui apparaissait chaque matin comme un tocsin, un rappel de l'amour.

Et jamais rien ne la mettait sur la trace de ces grandes orgies d'artistes et d'actrices; rien ne lui révélait les temples de ces débauches qu'elle imaginait fermés par un mot magique, comme la caverne des Mille et une Nuits et ces catacombes de Rome, où s'accomplissaient secrètement les mystères d'une religion persécutée.

Ses parents, petits bourgeois, ne pouvaient lui faire connaître aucun de ces hommes en vue dont les noms bourdonnaient dans sa tête; et, désespérée, elle songeait à s'en retourner, quand le hasard vint à son aide.

Un jour, comme elle descendait la rue de la Chaussée-d'Antin, elle s'arrêta à contempler un magasin rempli de ces bibelots japonais si colorés qu'ils donnent aux yeux une sorte de gaieté. Elle considérait les mignons ivoires bouffons, les grandes potiches aux émaux flambants, les bronzes bizarres, quand elle entendit, à l'intérieur de la boutique, le patron qui avec force révérences, montrait à un gros petit homme chauve de crâne, et gris de menton, un énorme magot ventru, pièce unique, disait-il.

Et à chaque phrase du marchand, le nom de l'amateur, un nom célèbre, sonnait comme un appel de clairon. Les autres clients, des jeunes femmes, des messieurs élégants, contemplaient d'un coup d'œil furtif et rapide, d'un coup d'œil comme il faut et manifestement respectueux, l'écrivain renommé qui, lui, regardait passionnément le magot de porcelaine. Ils étaient aussi laids l'un que l'autre, laids comme deux frères sortis du même flanc.

Le marchand disait: «Pour vous, monsieur Jean Varin, je le laisserai à mille francs; c'est juste ce qu'il me coûte. Pour tout le monde ce serait quinze cents; mais je tiens à ma clientèle d'artistes et je lui fais des prix spéciaux. Ils viennent tous chez moi, monsieur Jean Varin. Hier, M. Busnach m'achetait une grande coupe ancienne. J'ai vendu l'autre jour deux flambeaux comme ça (sont-ils beaux, dites?) à M. Alexandre Dumas. Tenez, cette pièce que vous tenez là, si M. Zola la voyait, elle serait vendue, monsieur Varin.»

L'écrivain très perplexe hésitait, sollicité par l'objet, mais songeant à la somme; et il ne s'occupait pas plus des regards que s'il eût été seul dans un désert.

Elle était entrée tremblante, l'œil fixé effrontément sur lui, et elle ne se demandait même pas s'il était beau, élégant ou jeune. C'était Jean Varin lui-même, Jean Varin!

Après un long combat, une douloureuse hésitation, il reposa la potiche sur une table. «Non, c'est trop cher,» dit-il.

Le marchand redoublait d'éloquence. «Oh! monsieur Jean Varin, trop cher? cela vaut deux mille francs comme un sou.»

L'homme de lettres répliqua tristement en regardant toujours le bonhomme aux yeux d'émail: «Je ne dis pas non; mais c'est trop cher pour moi.»

Alors, elle, saisie d'une audace affolée, s'avança: «Pour moi, dit-elle, combien ce bonhomme?»

Le marchand, surpris, répliqua:

«Quinze cents francs, madame.»

«Je le prends.»

L'écrivain, qui jusque-là ne l'avait pas même aperçue, se retourna brusquement, et il la regarda des pieds à la tête en observateur, l'œil un peu fermé; puis, en connaisseur, il la détailla.

Elle était charmante, animée, éclairée soudain par cette flamme qui jusque-là dormait en elle. Et puis une femme qui achète ainsi un bibelot quinze cents francs n'est pas la première venue.

Elle eut alors un mouvement de ravissante délicatesse; et se tournant vers lui, la voix tremblante: «Pardon, monsieur, j'ai été sans doute un peu vive; vous n'aviez peut-être pas dit votre dernier mot.»

Il s'inclina: «Je l'avais dit, madame.»

Mais elle, tout émue: «Enfin, monsieur, aujourd'hui ou plus tard, s'il vous convient de changer d'avis, ce bibelot est à vous. Je ne l'ai acheté que parce qu'il vous avait plu.»

Il sourit, visiblement flatté. «Comment donc me connaissiez-vous?» dit-il.

Alors elle lui parla de son admiration, lui cita ses œuvres, fut éloquente.

Pour causer, il s'était accoudé à un meuble, et plongeant en elle ses yeux aigus, il cherchait à la deviner.

Quelquefois, le marchand, heureux de posséder cette réclame vivante, de nouveaux clients étant entrés, criait à l'autre bout du magasin: «Tenez, regardez ça, monsieur Jean Varin, est-ce beau?» Alors toutes les têtes se levaient, et elle frissonnait de plaisir à être vue ainsi causant intimement avec un Illustre.

Grisée enfin, elle eut une audace suprême, comme les généraux qui vont donner l'assaut.—«Monsieur, dit-elle, faites-moi un grand, un très grand plaisir. Permettez-moi de vous offrir ce magot comme souvenir d'une femme qui vous admire passionnément et que vous aurez vue dix minutes.»

Il refusa. Elle insistait. Il résista, très amusé, riant de grand cœur.

Elle, obstinée, lui dit: «Eh bien! je vais le porter chez vous tout de suite; où demeurez-vous?»

Il refusa de donner son adresse; mais elle, l'ayant demandée au marchand, la connut, et, son acquisition payée, elle se sauva vers un fiacre. L'écrivain courut pour la rattraper, ne voulant point s'exposer à recevoir ce cadeau qu'il ne saurait à qui rapporter. Il la joignit quand elle sautait en voiture, et il s'élança, tomba presque sur elle, culbuté par le fiacre qui se mettait en route; puis il s'assit à son côté, fort ennuyé.

Il eut beau prier, insister, elle se montra intraitable. Comme ils arrivaient devant la porte, elle posa ses conditions. «Je consentirai, dit-elle, à ne point vous laisser cela, si vous accomplissez aujourd'hui toutes mes volontés.»

La chose lui parut si drôle, qu'il accepta.

Elle demanda: «Que faites-vous ordinairement à cette heure-ci?»

Après un peu d'hésitation: «Je me promène», dit-il.

Alors, d'une voix résolue, elle ordonna: «Au Bois!»

Ils partirent.

Il fallut qu'il lui nommât toutes les femmes connues, surtout les impures, avec des détails intimes sur elles, leur vie, leurs habitudes, leur intérieur, leurs vices.

Le soir tomba. «Que faites-vous tous les jours à cette heure?» dit-elle.

Il répondit en riant: «Je prends l'absinthe.»

Alors, gravement, elle ajouta: «Alors, monsieur, allons prendre l'absinthe.»

Ils entrèrent dans un grand café du boulevard qu'il fréquentait, et où il rencontra des confrères. Il les lui présenta tous. Elle était folle de joie. Et ce mot sonnait sans répit dans sa tête: «Enfin, enfin!»

Le temps passait, elle demanda: «Est-ce l'heure de votre dîner?»

Il répondit: «Oui, madame.»

«Alors, monsieur, allons dîner.»

En sortant du café Bignon: «Le soir, que faites-vous?» dit-elle.

Il la regarda fixement: «Cela dépend; quelquefois je vais au théâtre.»

«Eh bien, monsieur, allons au théâtre.»

Ils entrèrent au Vaudeville, par faveur, grâce à lui, et, gloire suprême, elle fut vue par toute la salle à son côté, assise aux fauteuils de balcon.

La représentation finie, il lui baisa galamment la main: «Il me reste, madame, à vous remercier de la journée délicieuse.....» Elle l'interrompit.—«A cette heure-ci, que faites-vous toutes les nuits?»

«Mais... mais... je rentre chez moi.»

Elle se mit à rire, d'un rire tremblant.

«Eh bien, monsieur... allons chez vous.»

Et ils ne parlèrent plus. Elle frissonnait par instants, toute secouée des pieds à la tête, ayant des envies de fuir et des envies de rester, avec, tout au fond du cœur, une bien ferme volonté d'aller jusqu'au bout.

Dans l'escalier, elle se cramponnait à la rampe, tant son émotion devenait vive; et il montait devant, essoufflé, une allumette-bougie à la main.

Dès qu'elle fut dans la chambre, elle se déshabilla bien vite et se glissa dans le lit sans prononcer une parole; et elle attendit, blottie contre le mur.

Mais elle était simple comme peut l'être l'épouse légitime d'un notaire de province, et lui plus exigeant qu'un pacha à trois queues. Ils ne se comprirent pas, pas du tout.

Alors il s'endormit. La nuit s'écoula, troublée seulement par le tic tac de la pendule; et elle, immobile, songeait aux nuits conjugales; et sous les rayons jaunes d'une lanterne chinoise elle regardait, navrée, à son côté, ce petit homme sur le dos, tout rond, dont le ventre en boule soulevait le drap comme un ballon gonflé de gaz. Il ronflait avec un bruit de tuyau d'orgue, des renâclements prolongés, des étranglements comiques. Ses vingt cheveux profitaient de son repos pour se rebrousser étrangement, fatigués de leur longue station fixe sur ce crâne nu dont ils devaient voiler les ravages. Et un filet de salive coulait d'un coin de sa bouche entr'ouverte.

L'aurore enfin glissa un peu de jour entre les rideaux fermés. Elle se leva, s'habilla sans bruit, et, déjà elle avait ouvert à moitié la porte, quand elle fit grincer la serrure et il s'éveilla en se frottant les yeux.

Il demeura quelques secondes avant de reprendre entièrement ses sens, puis, quand toute l'aventure lui fut revenue, il demanda: «Eh bien, vous partez?»

Elle restait debout, confuse. Elle balbutia: «Mais oui, voici le matin.»

Il se mit sur son séant: «Voyons, dit-il, à mon tour, j'ai quelque chose à vous demander.»

Elle ne répondait pas, il reprit: «Vous m'avez bigrement étonné depuis hier. Soyez franche, avouez-moi pourquoi vous avez fait tout ça; car je n'y comprends rien.»

Elle se rapprocha doucement, rougissante comme une vierge. «J'ai voulu connaître... le... le vice... eh bien... eh bien, ce n'est pas drôle.»

Elle se sauva, descendit l'escalier, se jeta dans la rue.

L'armée des balayeurs balayait. Ils balayaient les trottoirs, les pavés, poussant toutes les ordures au ruisseau. Du même mouvement régulier, d'un mouvement de faucheurs dans les prairies, ils repoussaient les boues en demi-cercle devant eux; et, de rue en rue, elle les retrouvait comme des pantins montés, marchant automatiquement avec un ressort pareil.

Et il lui semblait qu'en elle aussi on venait de balayer quelque chose, de pousser au ruisseau, à l'égout, ses rêves surexcités.

Elle rentra, essoufflée, glacée, gardant seulement dans sa tête la sensation de ce mouvement des balais nettoyant Paris au matin.

Et, dès qu'elle fut dans sa chambre, elle sanglota.

Une aventure parisienne a paru dans le Gil-Blas du jeudi 22 décembre 1881, sous le titre: Une Épreuve.


DEUX AMIS.

Paris était bloqué, affamé et râlant. Les moineaux se faisaient bien rares sur les toits, et les égouts se dépeuplaient. On mangeait n'importe quoi.

Comme il se promenait tristement par un clair matin de janvier le long du boulevard extérieur, les mains dans les poches de sa culotte d'uniforme et le ventre vide, M. Morissot, horloger de son état et pantouflard par occasion, s'arrêta net devant un confrère qu'il reconnut pour un ami. C'était M. Sauvage, une connaissance du bord de l'eau.

Chaque dimanche, avant la guerre, Morissot partait dès l'aurore, une canne en bambou d'une main, une boîte en fer-blanc sur le dos. Il prenait le chemin de fer d'Argenteuil, descendait à Colombes, puis gagnait à pied l'île Marante. A peine arrivé en ce lieu de ses rêves, il se mettait à pêcher; il pêchait jusqu'à la nuit.

Chaque dimanche, il rencontrait là un petit homme replet et jovial, M. Sauvage, mercier, rue Notre-Dame-de-Lorette, autre pêcheur fanatique. Ils passaient souvent une demi-journée côte à côte, la ligne à la main et les pieds ballants au-dessus du courant, et ils s'étaient pris d'amitié l'un pour l'autre.

En certains jours, ils ne parlaient pas. Quelquefois ils causaient; mais ils s'entendaient admirablement sans rien dire, ayant des goûts semblables et des sensations identiques.

Au printemps, le matin, vers dix heures, quand le soleil rajeuni faisait flotter sur le fleuve tranquille cette petite buée qui coule avec l'eau, et versait dans le dos des deux enragés pêcheurs une bonne chaleur de saison nouvelle, Morissot parfois disait à son voisin: «Hein! quelle douceur?» et M. Sauvage répondait: «Je ne connais rien de meilleur.» Et cela leur suffisait pour se comprendre et s'estimer.

A l'automne, vers la fin du jour, quand le ciel ensanglanté par le soleil couchant jetait dans l'eau des figures de nuages écarlates, empourprait le fleuve entier, enflammait l'horizon, faisait rouges comme du feu les deux amis, et dorait les arbres roussis déjà, frémissants d'un frisson d'hiver, M. Sauvage regardait en souriant Morissot et prononçait: «Quel spectacle?» Et Morissot émerveillé répondait, sans quitter des yeux son flotteur: «Cela vaut mieux que le boulevard, hein?»

Dès qu'ils se furent reconnus, ils se serrèrent les mains énergiquement, tout émus de se retrouver en des circonstances si différentes. M. Sauvage, poussant un soupir, murmura: «En voilà des événements.» Morissot, très morne, gémit: «Et quel temps! c'est aujourd'hui le premier beau jour de l'année.»

Le ciel était, en effet, tout bleu et plein de lumière.

Ils se mirent à marcher côte à côte, rêveurs et tristes. Morissot reprit: «Et la pêche? hein! quel bon souvenir?»

M. Sauvage demanda: «Quand y retournerons-nous?»

Ils entrèrent dans un petit café et burent ensemble une absinthe; puis ils se remirent à se promener sur les trottoirs.

Morissot s'arrêta soudain: «Une seconde verte, hein?» M. Sauvage y consentit: «A votre disposition.» Et ils pénétrèrent chez un autre marchand de vins.

Ils étaient fort étourdis en sortant, troublés comme des gens à jeun dont le ventre est plein d'alcool. Il faisait doux. Une brise caressante leur chatouillait le visage.

M. Sauvage, que l'air tiède achevait de griser, s'arrêta: «Si on y allait?

—Où çà?

—A la pêche, donc.

—Mais où?

—Mais à notre île. Les avant-postes français sont auprès de Colombes. Je connais le colonel Dumoulin; on nous laissera passer facilement.»

Morissot frémit de désir: «C'est dit. J'en suis.» Et ils se séparèrent pour prendre leurs instruments.

Une heure après, ils marchaient côte à côte sur la grand'route. Puis ils gagnèrent la villa qu'occupait le colonel. Il sourit de leur demande et consentit à leur fantaisie. Ils se remirent en marche, munis d'un laissez-passer.

Bientôt ils franchirent les avant-postes, traversèrent Colombes abandonné, et se trouvèrent au bord des petits champs de vigne qui descendent vers la Seine. Il était environ onze heures.

En face, le village d'Argenteuil semblait mort. Les hauteurs d'Orgemont et de Sannois dominaient tout le pays. La grande plaine qui va jusqu'à Nanterre était vide, toute vide, avec ses cerisiers nus et ses terres grises.

M. Sauvage, montrant du doigt les sommets, murmura: «Les Prussiens sont là-haut!» Et une inquiétude paralysait les deux amis devant ce pays désert.

«Les Prussiens!» Ils n'en avaient jamais aperçu, mais ils les sentaient là depuis des mois, autour de Paris, ruinant la France, pillant, massacrant, affamant, invisibles et tout-puissants. Et une sorte de terreur superstitieuse s'ajoutait à la haine qu'ils avaient pour ce peuple inconnu et victorieux.

Morissot balbutia: «Hein! si nous allions en rencontrer?»

M. Sauvage répondit, avec cette gouaillerie parisienne reparaissant malgré tout: «Nous leurs offrirons une friture.»

Mais ils hésitaient à s'aventurer dans la campagne, intimidés par le silence de tout l'horizon.

A la fin M. Sauvage se décida: «Allons, en route! mais avec précaution.» Et ils descendirent dans un champ de vigne, courbés en deux, rampant, profitant des buissons pour se couvrir, l'œil inquiet, l'oreille tendue.

Une bande de terre nue restait à traverser pour gagner le bord du fleuve. Ils se mirent à courir; et dès qu'ils eurent atteint la berge, ils se blottirent dans les roseaux secs.

Morissot colla sa joue par terre pour écouter si on ne marchait pas dans les environs. Il n'entendit rien. Ils étaient bien seuls, tout seuls.

Ils se rassurèrent et se mirent à pêcher.

En face d'eux, l'île Marante abandonnée les cachait à l'autre berge. La petite maison du restaurant était close, semblait délaissée depuis des années.

M. Sauvage prit le premier goujon, Morissot attrapa le second, et d'instant en instant ils levaient leurs lignes avec une petite bête argentée frétillant au bout du fil: une vraie pêche miraculeuse.

Ils introduisaient délicatement les poissons dans une poche de filet à mailles très serrées, qui trempait à leurs pieds. Et une joie délicieuse les pénétrait, cette joie qui vous saisit quand on retrouve un plaisir aimé dont on est privé depuis longtemps.

Le bon soleil leur coulait sa chaleur entre les épaules; ils n'écoutaient plus rien; ils ne pensaient plus à rien; ils ignoraient le reste du monde; ils pêchaient.

Mais soudain un bruit sourd qui semblait venir de sous terre fit trembler le sol. Le canon se remettait à tonner.

Morissot tourna la tête, et par-dessus la berge il aperçut, là-bas, sur la gauche, la grande silhouette du mont Valérien, qui portait au front une aigrette blanche, une buée de poudre qu'il venait de cracher.

Et aussitôt un second jet de fumée partit du sommet de la forteresse, et quelques instants après une nouvelle détonation gronda.

Puis d'autres suivirent, et de moment en moment la montagne jetait son haleine de mort, soufflait ses vapeurs laiteuses qui s'élevaient lentement dans le ciel calme, faisaient un nuage au-dessus d'elle.

M. Sauvage haussa les épaules: «Voilà qu'ils recommencent», dit-il.

Morissot, qui regardait anxieusement plonger coup sur coup la plume de son flotteur, fut pris soudain d'une colère d'homme paisible contre ces enragés qui se battaient ainsi, et il grommela: «Faut-il être stupide pour se tuer comme ça.»

M. Sauvage reprit: «C'est pis que des bêtes.»

Et Morissot, qui venait de saisir une ablette, déclara: «Et dire que ce sera toujours ainsi tant qu'il y aura des gouvernements.»

M. Sauvage l'arrêta: «La République n'aurait pas déclaré la guerre...»

Morissot l'interrompit: «Avec les rois on a la guerre au dehors; avec la République on a la guerre au dedans.»

Et tranquillement ils se mirent à discuter, débrouillant les grands problèmes politiques avec une raison saine d'hommes doux et bornés, tombant d'accord sur ce point, qu'on ne serait jamais libres. Et le mont Valérien tonnait sans repos, démolissant à coups de boulets des maisons françaises, broyant des vies, écrasant des êtres, mettant fin à bien des rêves, à bien des joies attendues, à bien des bonheurs espérés, ouvrant en des cœurs de femmes, en des cœurs de filles, en des cœurs de mères, là-bas, en d'autres pays, des souffrances qui ne finiraient plus.

«C'est la vie, déclara M. Sauvage.

—Dites plutôt que c'est la mort», reprit en riant Morissot.

Mais ils tressaillirent effarés, sentant bien qu'on venait de marcher derrière eux, et ayant tourné les yeux, ils aperçurent, debout contre leurs épaules, quatre hommes, quatre grands hommes armés et barbus, vêtus comme des domestiques en livrée et coiffés de casquettes plates, les tenant en joue au bout de leurs fusils.

Les deux lignes s'échappèrent de leurs mains et se mirent à descendre la rivière.

En quelques secondes, ils furent saisis, attachés, emportés, jetés dans une barque et passés dans l'île.

Et derrière la maison qu'ils avaient crue abandonnée, ils aperçurent une vingtaine de soldats allemands.

Une sorte de géant velu, qui fumait, à cheval sur une chaise, une grande pipe de porcelaine, leur demanda, en excellent français: «Eh bien, messieurs, avez-vous fait bonne pêche?»

Alors un soldat déposa aux pieds de l'officier le filet plein de poissons qu'il avait eu soin d'emporter. Le Prussien sourit: «Eh! eh! je vois que ça n'allait pas mal. Mais il s'agit d'autre chose. Écoutez-moi et ne vous troublez pas.

«Pour moi, vous êtes deux espions envoyés pour me guetter. Je vous prends et je vous fusille. Vous faisiez semblant de pêcher, afin de mieux dissimuler vos projets. Vous êtes tombés entre mes mains, tant pis pour vous; c'est la guerre.

«Mais comme vous êtes sortis par les avant-postes, vous avez assurément un mot d'ordre pour rentrer. Donnez-moi ce mot d'ordre et je vous fais grâce.»

Les deux amis, livides, côte à côte, les mains agitées d'un léger tremblement nerveux, se taisaient.

L'officier reprit: «Personne ne le saura jamais, vous rentrerez paisiblement. Le secret disparaîtra avec vous. Si vous refusez, c'est la mort, et tout de suite. Choisissez.»

Ils demeuraient immobiles sans ouvrir la bouche.

Le Prussien, toujours calme, reprit en étendant la main vers la rivière: «Songez que dans cinq minutes vous serez au fond de cette eau. Dans cinq minutes! Vous devez avoir des parents?»

Le mont Valérien tonnait toujours.

Les deux pêcheurs restaient debout et silencieux. L'Allemand donna des ordres dans sa langue. Puis il changea sa chaise de place pour ne pas se trouver trop près des prisonniers; et douze hommes vinrent se placer à vingt pas, le fusil au pied.

L'officier reprit: «Je vous donne une minute, pas deux secondes de plus.»

Puis il se leva brusquement, s'approcha des deux Français, prit Morissot sous le bras, l'entraîna plus loin, lui dit à voix basse: «Vite, ce mot d'ordre? votre camarade ne saura rien, j'aurai l'air de m'attendrir.»

Morissot ne répondit rien.

Le Prussien entraîna alors M. Sauvage et lui posa la même question.

M. Sauvage ne répondit pas.

Ils se retrouvèrent côte à côte.

Et l'officier se mit à commander. Les soldats élevèrent leurs armes.

Alors le regard de Morissot tomba par hasard sur le filet plein de goujons, resté dans l'herbe, à quelques pas de lui.

Un rayon de soleil faisait briller le tas de poissons qui s'agitaient encore. Et une défaillance l'envahit. Malgré ses efforts, ses yeux s'emplirent de larmes.

Il balbutia: «Adieu, monsieur Sauvage.»

M. Sauvage répondit: «Adieu, monsieur Morissot.»

Ils se serrèrent la main, secoués des pieds à la tête par d'invincibles tremblements.

L'officier cria: Feu!

Les douze coups n'en firent qu'un.

M. Sauvage tomba d'un bloc sur le nez. Morissot, plus grand, oscilla, pivota et s'abattit en travers sur son camarade, le visage au ciel, tandis que des bouillons de sang s'échappaient de sa tunique crevée à la poitrine.

L'Allemand donna de nouveaux ordres.

Ses hommes se dispersèrent, puis revinrent avec des cordes et des pierres qu'ils attachèrent aux pieds des deux morts, puis ils les portèrent sur la berge.

Le mont Valérien ne cessait pas de gronder, coiffé maintenant d'une montagne de fumée.

Deux soldats prirent Morissot par la tête et par les jambes; deux autres saisirent M. Sauvage de la même façon. Les corps, un instant balancés avec force, furent lancés au loin, décrivirent une courbe, puis plongèrent, debout, dans le fleuve, les pierres entraînant les pieds d'abord.

L'eau rejaillit, bouillonna, frissonna, puis se calma, tandis que de toutes petites vagues s'en venaient jusqu'aux rives.

Un peu de sang flottait.

L'officier, toujours serein, dit à mi-voix: «C'est le tour des poissons maintenant.»

Puis il revint vers la maison.

Et soudain il aperçut le filet aux goujons dans l'herbe. Il le ramassa, l'examina, sourit, cria: «Wilhem!»

Un soldat accourut, en tablier blanc. Et le Prussien, lui jetant la pêche des deux fusillés, commanda: «Fais-moi frire tout de suite ces petits animaux-là pendant qu'ils sont encore vivants. Ce sera délicieux.»

Puis il se remit à fumer sa pipe.

Deux amis ont paru dans le Gil-Blas du lundi 5 février 1883, sous la signature: Maufrigneuse.


LE VOLEUR.

Puisque je vous dis qu'on ne la croira pas.

—Racontez tout de même.

—Je le veux bien. Mais j'éprouve d'abord le besoin de vous affirmer que mon histoire est vraie en tous points, quelque invraisemblable qu'elle paraisse. Les peintres seuls ne s'étonneront point, surtout les vieux qui ont connu cette époque de charges furieuses, cette époque où l'esprit farceur sévissait si bien qu'il nous hantait encore dans les circonstances les plus graves.»

Et le vieil artiste se mit à cheval sur une chaise.

Ceci se passait dans la salle à manger d'un hôtel de Barbizon.

Il reprit: «Donc nous avions dîné ce soir-là chez le pauvre Sorieul, aujourd'hui mort, le plus enragé de nous. Nous étions trois seulement: Sorieul, moi, et Le Poittevin, je crois; mais je n'oserais affirmer que c'était lui. Je parle, bien entendu, du peintre de marine Eugène Le Poittevin, mort aussi, et non du paysagiste bien vivant et plein de talent.

«Dire que nous avions dîné chez Sorieul, cela signifie que nous étions gris. Le Poittevin seul avait gardé sa raison, un peu noyée, il est vrai, mais claire encore. Nous étions jeunes, en ce temps-là. Étendus sur des tapis, nous discourions extravagamment dans la petite chambre qui touchait à l'atelier. Sorieul, le dos à terre, les jambes sur une chaise, parlait batailles, discourait sur les uniformes de l'Empire, et soudain, se levant, il prit dans sa grande armoire aux accessoires une tenue complète de hussard et s'en revêtit. Après quoi il contraignit Le Poittevin à se costumer en grenadier. Et comme celui-ci résistait, nous l'empoignâmes, et après l'avoir déshabillé, nous l'introduisîmes dans un uniforme immense où il fut englouti.

«Je me déguisai moi-même en cuirassier. Et Sorieul nous fit exécuter un mouvement compliqué. Puis il s'écria: «Puisque nous sommes ce soir des soudards, buvons comme des soudards.»

«Un punch fut allumé, avalé, puis une seconde fois la flamme s'éleva sur le bol rempli de rhum. Et nous chantions à pleine gueule des chansons anciennes, des chansons que braillaient jadis les vieux troupiers de la grande armée.

«Tout à coup Le Poittevin, qui restait, malgré tout, presque maître de lui, nous fit taire; puis, après un silence de quelques secondes, il dit à mi-voix: «Je suis sûr qu'on a marché dans l'atelier.» Sorieul se leva comme il put, et s'écria: «Un voleur! quelle chance!» Puis, soudain, il entonna la Marseillaise:

Aux armes, citoyens!

«Et, se précipitant sur une panoplie, il nous équipa, selon nos uniformes. J'eus une sorte de mousquet et un sabre; Le Poittevin, un gigantesque fusil à baïonnette, et Sorieul, ne trouvant pas ce qu'il fallait, s'empara d'un pistolet d'arçon qu'il glissa dans sa ceinture, et d'une hache d'abordage qu'il brandit. Puis il ouvrit avec précaution la porte de l'atelier, et l'armée entra sur le territoire suspect.

«Quand nous fûmes au milieu de la vaste pièce encombrée de toiles immenses, de meubles, d'objets singuliers et inattendus, Sorieul nous dit: «Je me nomme général. Tenons un conseil de guerre. Toi, les cuirassiers, tu vas couper la retraite à l'ennemi, c'est-à-dire donner un tour de clef à la porte. Toi, les grenadiers, tu seras mon escorte.»

«J'exécutai le mouvement commandé, puis je rejoignis le gros des troupes qui opérait une reconnaissance.

«Au moment où j'allais le rattraper derrière un grand paravent, un bruit furieux éclata. Je m'élançai, portant toujours une bougie à la main. Le Poittevin venait de traverser d'un coup de baïonnette la poitrine d'un mannequin dont Sorieul fendait la tête à coups de hache. L'erreur reconnue, le général commanda: «Soyons prudents», et les opérations recommencèrent.

«Depuis vingt minutes au moins on fouillait tous les coins et recoins de l'atelier, sans succès, quand Le Poittevin eut l'idée d'ouvrir un immense placard. Il était sombre et profond, j'avançai mon bras qui tenait la lumière, et je reculai stupéfait; un homme était là, un homme vivant, qui m'avait regardé.

«Immédiatement, je refermai le placard à deux tours de clef, et on tint de nouveau conseil.

«Les avis étaient très partagés. Sorieul voulait enfumer le voleur, Le Poittevin parlait de le prendre par la famine. Je proposai de faire sauter le placard avec de la poudre.

«L'avis de Le Poittevin prévalut, et, pendant qu'il montait la garde avec son grand fusil, nous allâmes chercher le reste du punch et nos pipes, puis on s'installa devant la porte fermée, et on but au prisonnier.

«Au bout d'une demi-heure, Sorieul dit: «C'est égal, je voudrais bien le voir de près. Si nous nous emparions de lui par la force?»

«Je criai: «Bravo!» chacun s'élança sur ses armes; la porte du placard fut ouverte, et Sorieul, armant son pistolet qui n'était pas chargé, se précipita le premier.

«Nous le suivîmes en hurlant. Ce fut une bousculade effroyable dans l'ombre, et après cinq minutes d'une lutte invraisemblable, nous ramenâmes au jour une sorte de vieux bandit à cheveux blancs, sordide et déguenillé.

«On lui lia les pieds et les mains, puis on l'assit dans un fauteuil. Il ne prononça pas une parole.

«Alors Sorieul, pénétré d'une ivresse solennelle, se tourna vers nous: «Maintenant nous allons juger ce misérable.»

«J'étais tellement gris que cette proposition me parut toute naturelle.

«Le Poittevin fut chargé de présenter la défense et moi de soutenir l'accusation.

«Il fut condamné à mort à l'unanimité moins une voix, celle de son défenseur.

«Nous allons l'exécuter», dit Sorieul. Mais un scrupule lui vint: «Cet homme ne doit pas mourir privé des secours de la religion. Si on allait chercher un prêtre?» J'objectai qu'il était tard. Alors Sorieul me proposa de remplir cet office et il exhorta le criminel à se confesser dans mon sein.

«L'homme, depuis cinq minutes, roulait des yeux épouvantés, se demandant à quel genre d'êtres il avait affaire. Alors il articula d'une voix creuse, brûlée par l'alcool: «Vous voulez rire, sans doute.» Mais Sorieul l'agenouilla de force, et, par crainte que ses parents eussent omis de le faire baptiser, il lui versa sur le crâne un verre de rhum.

«Puis il lui dit:

«Confesse-toi à monsieur; ta dernière heure a sonné.»

«Éperdu, le vieux gredin se mit à crier: «Au secours!» avec une telle force qu'on fut contraint de le bâillonner pour ne pas réveiller tous les voisins. Alors il se roula par terre, ruant et se tordant, renversant les meubles, crevant les toiles. A la fin, Sorieul impatienté, cria: «Finissons-en.» Et visant le misérable étendu par terre, il pressa la détente de son pistolet. Le chien tomba avec un petit bruit sec. Emporté par l'exemple, je tirai à mon tour. Mon fusil, qui était à pierre, lança une étincelle dont je fus surpris.

«Alors Le Poittevin prononça gravement ces paroles: «Avons-nous bien le droit de tuer cet homme?»

«Sorieul, stupéfait, répondit: «Puisque nous l'avons condamné à mort!»

«Mais Le Poittevin reprit: «On ne fusille pas les civils, celui-ci doit être livré au bourreau. Il faut le conduire au poste.»

«L'argument nous parut concluant. On ramassa l'homme, et comme il ne pouvait marcher, il fut placé sur une planche de table à modèle, solidement attaché, et je l'emportai avec Le Poittevin; tandis que Sorieul, armé jusqu'aux dents, fermait la marche.

«Devant le poste, la sentinelle nous arrêta. Le chef de poste, mandé, nous reconnut et, comme chaque jour il était témoin de nos farces, de nos scies, de nos inventions invraisemblables, il se contenta de rire et refusa notre prisonnier.

«Sorieul insista; alors le soldat nous invita sévèrement à retourner chez nous sans faire de bruit.

«La troupe se remit en route et rentra dans l'atelier. Je demandai: «Qu'allons-nous faire du voleur?»

«Le Poittevin, attendri, affirma qu'il devait être bien fatigué, cet homme. En effet, il avait l'air agonisant, ainsi ficelé, bâillonné, ligaturé sur sa planche.

«Je fus pris à mon tour d'une pitié violente, une pitié d'ivrogne, et, enlevant son bâillon, je lui demandai: «Eh bien, mon pauv'vieux, comment ça va-t-il?»

«Il gémit: «J'en ai assez, nom d'un chien!» Alors Sorieul devint paternel. Il le délivra de tous ses liens, le fit asseoir, le tutoya, et, pour le réconforter, nous nous mîmes tous trois à préparer bien vite un nouveau punch. Le voleur, tranquille dans son fauteuil, nous regardait. Quand la boisson fut prête, on lui tendit un verre; nous lui aurions volontiers soutenu la tête et on trinqua.

«Le prisonnier but autant qu'un régiment. Mais comme le jour commençait à paraître, il se leva et, d'un air fort calme: «Je vais être obligé de vous quitter, parce qu'il faut que je rentre chez moi.»

«Nous fûmes désolés; on voulut le retenir encore, mais il se refusa à rester plus longtemps.

«Alors on se serra la main, et Sorieul, avec sa bougie, l'éclaira dans le vestibule, criant: «Prenez garde à la marche sous la porte cochère.»

On riait franchement autour du conteur. Il se leva, alluma sa pipe, et il ajouta, en se campant en face de nous:

«Mais le plus drôle de mon histoire, c'est qu'elle est vraie.»

Le Voleur a paru dans le Gil-Blas du mercredi 21 juin 1882, sous la signature: Maufrigneuse.


NUIT DE NOËL.

Le réveillon! le réveillon! Ah! mais non, je ne réveillonnerai pas.»

Le gros Henri Templier disait cela d'une voix furieuse, comme si on lui eût proposé une infamie.

Les autres, riant, s'écrièrent: «Pourquoi te mets-tu en colère?»

Il répondit: «Parce que le réveillon m'a joué le plus sale tour du monde, et que j'ai gardé une insurmontable horreur pour cette nuit stupide de gaieté imbécile.

—Quoi donc?

—Quoi? Vous voulez le savoir; eh bien, écoutez:

«Vous vous rappelez comme il faisait froid, voici deux ans, à cette époque; un froid à tuer les pauvres dans la rue. La Seine gelait; les trottoirs glaçaient les pieds à travers les semelles des bottines; le monde semblait sur le point de crever.

«J'avais alors un gros travail en train et je refusai toute invitation pour le réveillon, préférant passer la nuit devant ma table. Je dînai seul; puis je me mis à l'œuvre. Mais voilà que, vers dix heures, la pensée de la gaieté courant Paris, le bruit des rues qui me parvenait malgré tout, les préparatifs de souper de mes voisins, entendus à travers les cloisons, m'agitèrent. Je ne savais plus ce que je faisais; j'écrivais des bêtises, et je compris qu'il fallait renoncer à l'espoir de produire quelque chose de bon cette nuit-là.

«Je marchai un peu à travers ma chambre. Je m'assis, je me relevai. Je subissais, certes, la mystérieuse influence de la joie du dehors, et je me résignai.

«Je sonnai ma bonne et je lui dis: «Angèle, allez m'acheter de quoi souper à deux: des huîtres, un perdreau froid, des écrevisses, du jambon, des gâteaux. Montez-moi deux bouteilles de champagne; mettez le couvert et couchez-vous.»

«Elle obéit, un peu surprise. Quand tout fut prêt, j'endossai mon pardessus, et je sortis.

«Une grosse question restait à résoudre: Avec qui allai-je réveillonner? Mes amies étaient invitées partout. Pour en avoir une, il aurait fallu m'y prendre d'avance. Alors, je songeai à faire en même temps une bonne action. Je me dis: Paris est plein de pauvres et belles filles qui n'ont pas un souper sur la planche, et qui errent en quête d'un garçon généreux. Je veux être la Providence de Noël d'une de ces déshéritées.

«Je vais rôder, entrer dans les lieux de plaisir, questionner, chasser, choisir à mon gré.

«Et je me mis à parcourir la ville.

«Certes, je rencontrai beaucoup de pauvres filles cherchant aventure, mais elles étaient laides à donner une indigestion, ou maigres à geler sur pied si elles s'étaient arrêtées.

«J'ai un faible, vous le savez, j'aime les femmes nourries. Plus elles sont en chair, plus je les préfère. Une colosse me fait perdre la raison.

«Soudain, en face du théâtre des Variétés, j'aperçus un profil à mon gré. Une tête, puis, par devant, deux bosses, celle de la poitrine, fort belle, celle du dessous surprenante: un ventre d'oie grasse. J'en frissonnai, murmurant: Sacristi, la belle fille! Un point me restait à éclaircir: le visage.

«Le visage, c'est le dessert; le reste, c'est... c'est le rôti.

«Je hâtai le pas, je rejoignis cette femme errante, et, sous un bec de gaz je me retournai brusquement.

«Elle était charmante, toute jeune, brune, avec de grands yeux noirs.

«Je fis ma proposition qu'elle accepta sans hésiter.

«Un quart d'heure plus tard, nous étions attablés dans mon appartement.

«Elle dit en entrant: «Ah! on est bien ici.»

«Et elle regarda autour d'elle avec la satisfaction visible d'avoir trouvé la table et le gîte en cette nuit glaciale. Elle était superbe, tellement jolie qu'elle m'étonnait, et grosse à ravir mon cœur pour toujours.

«Elle ôta son manteau, son chapeau; s'assit et se mit à manger; mais elle ne paraissait pas en train, et parfois sa figure un peu pâle tressaillait comme si elle eût souffert d'un chagrin caché.

«Je lui demandai: «Tu as des embêtements?»

«Elle répondit: «Bah! oublions tout.»

«Et elle se mit à boire. Elle vidait d'un trait son verre de champagne, le remplissait et le revidait encore, sans cesse.

«Bientôt un peu de rougeur lui vint aux joues et elle commença à rire.

«Moi, je l'adorais déjà, l'embrassant à pleine bouche, découvrant qu'elle n'était ni bête, ni commune, ni grossière comme les filles du trottoir. Je lui demandai des détails sur sa vie. Elle répondit: «Mon petit, cela ne te regarde pas!»

«Hélas! une heure plus tard...

«Enfin, le moment vint de se mettre au lit, et, pendant que j'enlevais la table dressée devant le feu, elle se déshabilla vivement et se glissa sous les couvertures.

«Mes voisins faisaient un vacarme affreux, riant et chantant comme des fous, et je me disais: «J'ai eu rudement raison d'aller chercher cette belle fille; je n'aurais jamais pu travailler.»

«Un profond gémissement me fit me retourner. Je demandai: «Qu'as-tu, ma chatte?» Elle ne répondit pas, mais elle continuait à pousser des soupirs douloureux, comme si elle eût souffert horriblement.

«Je repris: «Est-ce que tu te trouves indisposée?»

«Et soudain elle jeta un cri, un cri déchirant. Je me précipitai, une bougie à la main.

«Son visage était décomposé par la douleur, et elle se tordait les mains, haletante, envoyant du fond de sa gorge ces sortes de gémissements sourds qui semblent des râles et qui font défaillir le cœur.

«Je demandai, éperdu: «Mais qu'as-tu? dis-moi, qu'as-tu?»

«Elle ne répondit pas et se mit à hurler.

«Tout à coup les voisins se turent, écoutant ce qui se passait chez moi.

«Je répétais: «Où souffres-tu, dis-moi, où souffres-tu?»

«Elle balbutia: «Oh! mon ventre! mon ventre!»

«D'un seul coup je relevai la couverture, et j'aperçus...

«Elle accouchait, mes amis.

«Alors je perdis la tête; je me précipitai sur le mur que je heurtai à coups de poing, de toute ma force, en vociférant: «Au secours, au secours!»

«Ma porte s'ouvrit; une foule se précipita chez moi, des hommes en habit, des femmes décolletées, des Pierrots, des Turcs, des Mousquetaires. Cette invasion m'affola tellement que je ne pouvais même plus m'expliquer.

«Eux, ils avaient cru à quelque accident, à un crime peut-être, et ne comprenaient plus.

«Je dis enfin: «C'est... c'est... cette... cette femme qui... qui accouche.»

«Alors tout le monde l'examina, dit son avis. Un capucin surtout prétendait s'y connaître, et voulait aider la nature.

«Ils étaient gris comme des ânes. Je crus qu'ils allaient la tuer, et je me précipitai, nu-tête, dans l'escalier pour chercher un vieux médecin qui habitait dans une rue voisine.

«Quand je revins avec le docteur, toute ma maison était debout; on avait rallumé le gaz de l'escalier; les habitants de tous les étages occupaient mon appartement; quatre débardeurs attablés achevaient mon champagne et mes écrevisses.

«A ma vue, un cri formidable éclata, et une laitière me présenta dans une serviette un affreux petit morceau de chair, ridée, plissée, geignante, miaulant comme un chat, et elle me dit: «C'est une fille.»

«Le médecin examina l'accouchée, déclara douteux son état, l'accident ayant eu lieu immédiatement après un souper, et il partit en annonçant qu'il allait m'envoyer immédiatement une garde-malade et une nourrice.

«Les deux femmes arrivèrent une heure après, apportant un paquet de médicaments.

«Je passai la nuit dans un fauteuil, trop éperdu pour réfléchir aux suites.

«Dès le matin, le médecin revint. Il trouva la malade assez mal.

«Il me dit: «Votre femme, monsieur...»

«Je l'interrompis: «Ce n'est pas ma femme.»

«Il reprit: «Votre maîtresse, peu m'importe.» Et il énuméra les soins qu'il lui fallait, le régime, les remèdes.

«Que faire? Envoyer cette malheureuse à l'hôpital. J'aurais passé pour un manant dans toute la maison, dans tout le quartier.

«Je la gardai. Elle resta dans mon lit six semaines.

«L'enfant? Je l'envoyai chez des paysans de Poissy. Il me coûte encore cinquante francs par mois. Ayant payé dans le début, me voici forcé de payer jusqu'à ma mort.

«Et, plus tard, il me croira son père.

«Mais, pour comble de malheur, quand la fille a été guérie... elle m'aimait..., elle m'aimait éperdument, la gueuse.

—Eh bien?

—Eh bien, elle était devenue maigre comme un chat de gouttière, et j'ai flanqué dehors cette carcasse qui me guette dans la rue, se cache pour me voir passer, m'arrête le soir, quand je sors, pour me baiser la main, m'embête enfin à me rendre fou.

«Et voilà pourquoi je ne réveillonnerai plus jamais.»

Nuit de Noël a paru dans le Gil-Blas du mardi 26 décembre 1882, sous la signature: Maufrigneuse.


LE REMPLAÇANT.

Mme Bonderoi?

—Oui, Mme Bonderoi.

—Pas possible?

—Je—vous—le—dis.

—Mme Bonderoi, la vieille dame à bonnets de dentelle, la dévote, la sainte, l'honorable Mme Bonderoi dont les petits cheveux follets et faux ont l'air collés autour du crâne?

—Elle-même.

—Oh! voyons, vous êtes fou?

—Je—vous—le—jure.

—Alors, dites-moi tous les détails?

—Les voici. Du temps de M. Bonderoi, l'ancien notaire, Mme Bonderoi utilisait, dit-on, les clercs pour son service particulier. C'est une de ces respectables bourgeoises à vices secrets et à principes inflexibles, comme il en est beaucoup. Elle aimait les beaux garçons; quoi de plus naturel? N'aimons-nous pas les belles filles?

Une fois que le père Bonderoi fut mort, la veuve se mit à vivre en rentière paisible et irréprochable. Elle fréquentait assidûment l'église, parlait dédaigneusement du prochain, et ne laissait rien à dire sur elle.

Puis elle vieillit, elle devint la petite bonne femme que vous connaissez, pincée, sûrie, mauvaise.

Or, voici l'aventure invraisemblable arrivée jeudi dernier.

Mon ami Jean d'Anglemare est, vous le savez, capitaine aux dragons, caserné dans le faubourg de la Rivette.

En arrivant au quartier, l'autre matin, il apprit que deux hommes de sa compagnie s'étaient flanqué une abominable tripotée. L'honneur militaire a des lois sévères. Un duel eut lieu. Après l'affaire, les soldats se réconcilièrent; et, interrogés par leur officier, lui racontèrent le sujet de la querelle. Ils s'étaient battus pour Mme Bonderoi.

—Oh!

—Oui, mon ami, pour Mme Bonderoi!

Mais je laisse la parole au cavalier Siballe:

«Voilà l'affaire, mon cap'taine. Ya z'environ dix-huit mois, je me promenais sur le Cours, entre six et sept heures du soir, quand une particulière m'aborda.

Elle me dit, comme si elle m'avait demandé son chemin: «Militaire, voulez-vous gagner honnêtement dix francs par semaine?»

Je lui répondis sincèrement: «A vot' service, madame.»

Alors ell' me dit: «Venez me trouver demain, à midi. Je suis Mme Bonderoi, 6, rue de la Tranchée.

—J' n'y manquerai pas, madame, soyez tranquille.»

Puis, ell' me quitta d'un air content en ajoutant: «Je vous remercie bien, militaire.

—C'est moi qui vous remercie, madame.»

Ça ne laissa pas que d' me taquiner jusqu'au lendemain.

A midi, je sonnais chez elle.

Ell' vint m'ouvrir elle-même. Elle avait un tas de petits rubans sur la tête.

«Dépêchons-nous, dit-elle, parce que ma bonne pourrait rentrer.»

Je répondis: «Je veux bien me dépêcher. Qu'est-ce qu'il faut faire?»

Alors, elle se mit à rire et riposta: «Tu ne comprends pas, gros malin?»

Je n'y étais plus, mon cap'taine, parole d'honneur.

Ell' vint s'asseoir tout près de moi; et me dit: «Si tu répètes un mot de tout ça, je te ferai mettre en prison. Jure que tu seras muet.»

Je lui jurai ce qu'ell' voulut. Mais je ne comprenais toujours pas. J'en avais la sueur au front. Alors je retirai mon casque ousqu'était mon mouchoir. Elle le prit, mon mouchoir, et m'essuya les cheveux des tempes. Puis v'là qu'ell' m'embrasse et qu'ell' me souffle dans l'oreille:

«Alors, tu veux bien?»

Je répondis: «Je veux bien ce que vous voudrez, madame, puisque je suis venu pour ça.»

Alors ell' se fit comprendre ouvertement par des manifestations. Quand j' vis de quoi il s'agissait, je posai mon casque sur une chaise et je lui montrai que dans les dragons on ne recule jamais, mon cap'taine.

Ce n'est pas que ça me disait beaucoup, car la particulière n'était pas dans sa primeur.

Mais y ne faut pas se montrer trop regardant dans le métier, vu que les picaillons sont rares. Et puis on a de la famille qu'il faut soutenir. Je me disais: «Y aura cent sous pour le père, là-dessus.»

Quand la corvée a été faite, mon cap'taine, je me suis mis en position de me retirer. Elle aurait bien voulu que je ne parte pas sitôt. Mais je lui dis: «Chacun son dû, madame. Un p'tit verre ça coûte deux sous, et deux p'tits verres ça coûte quatre sous.»

Ell' comprit bien le raisonnement et me mit un p'tit napoléon de dix balles au fond de la main. Ça ne m'allait guère, c'te monnaie-là, parce que ça vous coule dans la poche, et quand les pantalons ne sont pas bien cousus, on la retrouve dans ses bottes, ou bien on ne la retrouve pas.

Alors que je regardais ce pain à cacheter jaune en me disant ça, ell' me contemple, et puis ell' devient rouge, et ell' se trompe sur ma physionomie, et ell' me demande:

«Est-ce que tu trouves que c'est pas assez?»

Je lui réponds:

«Ce n'est pas précisément ça, madame, mais, si ça ne vous faisait rien, j'aimerais mieux deux pièces de cent sous.»

Ell' me les donna et je m'éloignai.

Or, voilà dix-huit mois que ça dure, mon cap'taine. J'y vas tous les mardis, le soir, quand vous consentez à me donner permission. Elle aime mieux ça, parce que sa bonne est couchée.

Or donc, la semaine dernière je me trouvai indisposé, et il me fallut tâter de l'infirmerie. Le mardi arrive, pas moyen de sortir, et je me mangeais les sangs par rapport aux dix balles dont je me trouve accoutumé.

Je me dis: «Si personne y va, je suis rasé; qu'elle prendra pour sûr un artilleur.» Et ça me révolutionnait.

Alors, je fais demander Paumelle, que nous sommes pays, et je lui dis la chose: «Y aura cent sous pour toi, cent sous pour moi, c'est convenu.»

Y consent et le vl'à parti. J'y avais donné les renseignements. Y frappe; ell' ouvre; ell' le fait entrer; ell' l'y regarde pas la tête et s'aperçoit point qu' c'est pas le même.

Vous comprenez, mon cap'taine, un dragon et un dragon, quand ils ont le casque, ça se ressemble.

Mais soudain, elle découvre la transformation, et ell' demande d'un air de colère:

«Qu'est-ce que vous êtes? Qu'est-ce que vous voulez? Je ne vous connais pas, moi?»

Alors Paumelle s'explique. Il démontre que je suis indisposé et il expose que je l'ai envoyé pour remplaçant.

Elle le regarde, lui fait aussi jurer le secret, et puis elle l'accepte, comme bien vous pensez, vu que Paumelle n'est pas mal aussi de sa personne.

Mais quand ce limier-là fut revenu, mon cap'taine, il ne voulait plus me donner mes cent sous. Si ça avait été pour moi, j'aurais rien dit, mais c'était pour le père, et là-dessus, pas de blague.

Je lui dis:

«T'es pas délicat dans tes procédés, pour un dragon; que tu déconsidères l'uniforme.»

Il a levé la main, mon cap'taine, en disant que c'te corvée-là, ça valait plus du double.

Chacun son jugement, pas vrai? Fallait point qu'il accepte. J'y ai mis mon poing dans le nez. Vous avez connaissance du reste.»

Le capitaine d'Anglemare riait aux larmes en me disant l'histoire. Mais il m'a fait aussi jurer le secret qu'il avait garanti aux deux soldats. Surtout, n'allez pas me trahir; gardez ça pour vous, vous me le promettez?

—Oh! ne craignez rien. Mais comment tout cela s'est-il arrangé en définitive?

—Comment? Je vous le donne en mille!... La mère Bonderoi garde ses deux dragons, en leur réservant chacun leur jour. De cette façon tout le monde est content.

—Oh! elle est bien bonne, bien bonne!

—Et les vieux parents ont du pain sur la planche. La morale est satisfaite.»

Le Remplaçant a paru dans le Gil-Blas du mardi 2 janvier 1883, sous la signature: Maufrigneuse.


M. JOCASTE.

Madame, vous rappelez-vous notre grande querelle, un soir, dans le petit salon japonais, à propos de ce père qui commit un inceste? Vous rappelez-vous votre indignation, les mots violents que vous me jetiez, toute l'exaltation de votre colère, et vous rappelez-vous tout ce que j'ai dit pour défendre cet homme? Vous m'avez condamné. J'en appelle.

Personne au monde, prétendiez-vous, personne ne pourrait absoudre l'infamie dont je me faisais l'avocat. Je vais aujourd'hui raconter ce drame en public.

Peut-être se trouvera-t-il quelqu'un, non pour excuser le fait immonde et brutal, mais pour comprendre qu'on ne peut lutter contre certaines fatalités qui semblent des fantaisies horribles de la nature toute-puissante!

On l'avait mariée à seize ans, avec un homme vieux et dur, un homme d'affaires avide de sa dot. C'était une mignonne créature blonde, gaie et rêveuse en même temps, avec de grands appétits de bonheur idéal. La désillusion lui tomba sur le cœur et le broya. Elle comprit tout d'un coup la vie, l'avenir perdu, le désastre de ses espérances, et un seul désir lui demeura dans l'âme, celui d'avoir un enfant pour occuper son amour.

Elle n'en eut pas.

Deux ans se passèrent. Elle aima. C'était un jeune homme de vingt-trois ans, qui l'adorait à commettre toutes les folies pour elle. Elle résista cependant résolument et longtemps. Il s'appelait Pierre Martel.

Mais, un soir d'hiver, ils se trouvèrent seuls, chez elle. Il était venu prendre une tasse de thé. Puis ils s'étaient assis, tout près du feu, sur un siège bas. Ils ne parlaient guère, harponnés par le désir, les lèvres pleines de cette soif sauvage qui les jette sur d'autres lèvres, les bras frémissants du besoin de s'ouvrir et d'étreindre.

La lampe voilée de dentelles versait une lumière intime dans le salon silencieux.

Gênés tous deux, ils prononçaient parfois quelques mots, mais quand leurs yeux se rencontraient, une secousse soulevait leurs cœurs.

Que peuvent les sentiments appris contre la violence des instincts? Que peut le préjugé de la pudeur contre l'irrésistible volonté de la nature?

Leurs doigts, par hasard, se touchèrent. Et cela suffit. La force brutale des sens les jeta l'un à l'autre. Ils s'étreignirent et elle s'abandonna.

Elle fut grosse. De son amant ou de son mari? Le pouvait-elle savoir? Mais de l'amant, sans doute.

Alors une épouvante la harcela; elle se croyait certaine de mourir en couches, et sans cesse elle faisait jurer à celui qui l'avait ainsi possédée de veiller sur l'enfant durant toute sa vie, de ne lui rien refuser, d'être tout pour lui, tout, et même, s'il le fallait, de commettre un crime pour son bonheur.

Cette obsession touchait à la folie; elle s'exaltait de plus en plus en approchant de sa délivrance.

Elle succomba en accouchant d'une fille.

Ce fut pour le jeune homme un désespoir épouvantable, un désespoir si furieux qu'il ne le pouvait cacher. Le mari, peut-être, eut des doutes; peut-être savait-il que sa fille ne pouvait être née de lui! Il ferma sa porte à celui qui se croyait le père véritable et lui cacha l'enfant qu'il fit élever en secret.

Et beaucoup d'années s'écoulèrent.

Pierre Martel oublia, comme on oublie tout. Il devint riche, mais il n'aima plus et ne se maria pas. Sa vie était celle de tout le monde, celle d'un homme heureux et tranquille. Aucune nouvelle ne lui venait plus de l'époux qu'il avait trompé, ni de la jeune fille qu'il supposait sienne.

Or, il reçut un matin une lettre d'un indifférent lui apprenant, par hasard, la mort de son ancien rival, et un trouble vague, une sorte de remords l'envahit. Qu'était devenue cette enfant, son enfant? Ne pouvait-il rien pour elle? Il s'informa. Elle avait été recueillie par une tante, et elle était pauvre, pauvre à toucher la misère.

Il voulut la voir et l'aider. Il se fit présenter chez la seule parente de l'orpheline.

Son nom même n'éveilla aucun souvenir. Il avait quarante ans et semblait encore un jeune homme. On le reçut sans qu'il osât dire qu'il avait connu la mère, de crainte de faire naître plus tard quelque soupçon.

Or, dès qu'elle entra dans le petit salon où il attendait anxieusement sa venue, il tressaillit d'une surprise qui touchait à l'épouvante. C'était elle! l'autre! la morte!

Elle avait le même âge, les mêmes yeux, les mêmes cheveux, la même taille, le même sourire, la même voix. L'illusion si complète l'affolait; il ne savait plus, il perdait la tête; tout son amour tumultueux d'autrefois bouillonnait dans le fond de son cœur. Elle aussi était gaie et simple. Tout de suite amis et la main tendue.

Quand il fut rentré chez lui, il s'aperçut que la vieille souffrance s'était rouverte, et il pleura éperdument, la tête enfermée en ses mains, il pleura l'autre, hanté de souvenirs, poursuivi par les mots familiers qu'elle disait, retombé soudain dans un désespoir sans issue.

Et il fréquenta la maison qu'habitait la jeune fille. Il ne pouvait plus se passer d'elle, de sa causerie rieuse, du bruit de sa robe, des intonations de sa parole. Il les confondait maintenant en sa pensée et dans son cœur, la disparue et la vivante, oubliant la distance, le temps passé, la mort, aimant toujours l'autre en celle-ci, aimant celle-ci en souvenir de l'autre, ne cherchant plus à comprendre, à savoir, ne se demandant même plus si elle pouvait être sa fille.

Mais parfois la vue de la gêne où vivait celle qu'il adorait de cette passion double, confuse et incompréhensible pour lui-même, le torturait affreusement.

Que pouvait-il faire? Offrir de l'argent? A quel titre? De quel droit? Jouer le rôle de tuteur? Il semblait à peine plus vieux qu'elle: on l'aurait cru son amant. La marier? Cette pensée surgie soudain en son âme, l'épouvanta. Puis il s'apaisa. Qui donc voudrait d'elle? Elle n'avait rien, mais rien.

La tante le regardait venir, voyant bien qu'il aimait cette enfant. Et il attendait. Quoi? Le savait-il?

Un soir, ils se trouvèrent seuls. Ils causaient doucement, côte à côte, sur le canapé du petit salon. Tout à coup il lui prit la main dans un mouvement paternel. Et il la garda, troublé du cœur et des sens malgré sa volonté, n'osant plus repousser cette main qu'elle lui abandonnait, et se sentant défaillir s'il la gardait. Et brusquement elle se laissa tomber dans ses bras. Car elle l'aimait ardemment, comme sa mère l'avait aimé, comme si elle eût hérité de cette passion fatale.

Éperdu, il posa ses lèvres dans ses cheveux blonds, et comme elle relevait la tête pour s'enfuir, leurs bouches se rencontrèrent.

On devient fou en certains moments. Ils le furent.

Quand il se retrouva dans la rue, il se mit à marcher devant lui sans savoir ce qu'il allait faire.

Je me rappelle, madame, votre cri indigné: «Il n'avait plus qu'à se tuer!»

Je vous ai répondu: «Et elle? fallait-il qu'il la tuât aussi?»

Cette enfant l'aimait avec égarement, avec folie, de cette passion fatale et héréditaire qui l'avait abattue, vierge, ignorante et éperdue sur la poitrine de cet homme. Elle avait agi ainsi dans cette irrésistible ivresse de l'être entier qui ne sait plus, qui se donne, que l'instinct tumultueux emporte, jette à l'étreinte d'un amant, comme il jette la bête au mâle.

S'il se tuait, que deviendrait-elle?... Elle mourrait!... Elle mourrait déshonorée, désespérée, abominablement torturée.

Que faire?

L'abandonner, la doter, la marier?... Elle mourrait encore; elle mourrait de chagrin, sans accepter son argent ni un autre époux, puisqu'elle s'était livrée à lui. Il avait brisé sa vie, détruit tout bonheur possible pour elle; il l'avait condamnée à l'éternelle misère, à l'éternel désespoir, aux flammes éternelles, à l'éternelle solitude ou à la mort.

Et puis, il l'aimait aussi, lui! Il l'aimait avec horreur, maintenant, mais aussi avec emportement. C'était sa fille, soit. Le hasard des fécondations, la loi brutale de la reproduction, un contact d'une seconde avaient fait sa fille de cet être qu'aucun lien légal n'attachait à lui, qu'il chérissait comme il avait chéri sa mère, et même plus, comme si deux passions se fussent accumulées en lui.

Était-elle bien sa fille d'ailleurs? Et puis, qu'importe? Qui donc le saurait?

Et le souvenir ardent lui revenait des serments faits à la mourante. «Il avait promis qu'il donnerait toute sa vie à cette enfant, qu'il commettrait un crime s'il le fallait, pour son bonheur.»

Et il l'aimait, se plongeant dans la pensée de son forfait abominable et doux, déchiré de douleur et ravagé de désirs.

Qui donc le saurait?... puisque l'autre était mort, le père!

«Soit! se dit-il; ce secret infâme pourra me rompre le cœur. Comme elle ne le saurait soupçonner, j'en porterai seul le poids.»

Il demanda sa main, et l'épousa.

Je ne sais pas s'il fut heureux, mais j'aurais fait comme lui, madame.

M. Jocaste a paru dans le Gil-Blas du mardi 23 janvier 1883, sous la signature: Maufrigneuse.


APPENDICE.

NOTE.

Mademoiselle Fifi parut pour la première fois en juin 1882 chez Kistemaeckers, à Bruxelles.

Voici ce qu'en écrivait Francisque Sarcey dans un article intitulé: La loi sur les écrits pornographiques (XIXe Siècle, mardi 4 juillet 1882):

Je regrette le penchant qui semble emporter aujourd'hui des jeunes gens d'un mérite incontestable vers des sujets scabreux... Ce n'est plus même la courtisane que nos romanciers se plaisent à peindre; ils marquent je ne sais quel goût étrange pour la prostituée, la femme en carte ou en maison.

Tenez! prenez M. Guy de Maupassant; c'est un jeune, comme on dit, et un jeune tout plein de talent. Il sait voir et sait dire... Eh bien! je ne puis m'expliquer son acharnement à revenir, dans tous les volumes qu'il publie, sur ce vilain objet d'études...

A quoi bon se donner tant de mal pour étudier des êtres aussi peu dignes d'intérêt? Ces âmes dépravées ne sont plus capables que d'un petit nombre de sentiments, qui tiennent tous de l'animalité. Le tour en est bientôt fait, et l'auteur a beau s'être armé d'une analyse très pénétrante: où il n'y a rien le roi perd ses droits...

Je n'ai pu m'empêcher de me dire, en lisant La Maison Tellier: «Voilà de l'excellent style dépensé bien mal à propos!» Or, cette fois, c'est le tour de Mademoiselle Fifi.

Encore une histoire du même genre!... Est-ce qu'il ne serait pas temps pour M. Guy de Maupassant de porter sur d'autres objets son goût d'observation et son talent de style?

Qu'il y prenne garde! Le public commence à être bien las de ces vilaines peintures. Ce ne sont pas les magistrats qui en condamneront l'auteur à la prison ou à l'amende... M. Guy de Maupassant doit craindre l'arrêt d'un juge infiniment plus redoutable...

Albert Wolff, de son côté, écrivait dans son Courrier de Paris (Figaro, vendredi 21 juillet 1882):

Il n'est pas, parmi les romanciers nouveaux, un seul qui me plaise autant que M. Guy de Maupassant; aucun d'eux ne m'irrite au même degré que lui... Il y a un parti pris, commun à toute la jeune littérature; on appelle cela étudier les bas-fonds de la société... Pour un homme de talent comme M. de Maupassant, il ne peut y avoir ni honneur, ni profit à renforcer ce bataillon déjà considérable d'égoutiers de lettres... Croyez bien ceci, M. de Maupassant, il n'est pas nécessaire de toujours traîner sa plume dans les mauvais lieux pour être un homme de talent.

Maupassant répondit dans les deux articles que nous reproduisons ici.

RÉPONSE
À M. FRANCISQUE SARCEY.

Le Gaulois, 28 juillet 1882.

Dans un article, dont je lui suis infiniment reconnaissant, malgré ses réserves, M. Francisque Sarcey soulève à mon sujet plusieurs questions littéraires. J'aurais préféré répondre aux théories de l'éminent critique sans avoir été nommé, pour n'avoir point l'air de plaider ma propre cause; car j'estime qu'un écrivain n'a jamais le droit de prendre la parole pour un fait personnel: mais, dans le cas présent, la discussion passe bien au-dessus de ma tête.

M. Sarcey a écrit: «Voici, ce me semble, que nous sommes descendus plus bas. Ce n'est plus même la courtisane que nos romanciers se plaisent à peindre, ils marquent un je ne sais quel goût étrange pour la prostituée...»

Et plus loin: «A quoi bon se donner tant de mal pour étudier des êtres aussi peu dignes d'intérêt? Ces âmes dégradées ne sont plus capables que d'un très petit nombre de sentiments qui tiennent tous de l'animalité.»

M. Sarcey, en ce cas, passe ses droits, me semble-t-il. Depuis que la littérature existe les écrivains ont toujours énergiquement réclamé la liberté la plus absolue dans le choix de leurs sujets. Victor Hugo, Gautier, Flaubert, et bien d'autres, se sont justement irrités de la prétention des critiques d'imposer un genre aux romanciers.

Autant reprocher aux prosateurs de ne point faire de vers, aux idéalistes de n'être point réalistes, etc.

L'écrivain est et doit rester seul maître, seul juge de ce qu'il se sent capable d'écrire. Mais il appartient aux critiques, aux confrères, au public, d'apprécier s'il a accompli bien ou mal l'œuvre qu'il s'était imposée. Il n'est justiciable du lecteur que pour l'exécution.

S'il me prend fantaisie de critiquer ou de contester le talent d'un homme, je ne le puis faire qu'en me plaçant à son point de vue, en pénétrant ses intentions secrètes. Je n'ai pas le droit de reprocher à M. Feuillet de ne jamais analyser des ouvriers, ou à M. Zola de ne point choisir des personnages vertueux.

Il ne s'ensuit pas qu'il ne nous soit point permis de garder des préférences pour un certain ordre d'idées ou de sujets.

Nous touchons là à la question la plus discutée depuis une dizaine d'années. Je ne puis mieux faire, me semble-t-il, pour l'aborder, que de citer un passage d'une très remarquable lettre de M. Taine, dont je ne partage point l'opinion, opinion qui concorde d'ailleurs avec celle de M. Francisque Sarcey:

«Dans le second rôle, il ne me reste qu'à vous prier d'ajouter à vos observations une autre série d'observations. Vous peignez des paysans, des petits bourgeois, des ouvriers, des étudiants et des filles. Vous peindrez sans doute un jour la classe cultivée, la haute bourgeoisie, ingénieurs, médecins, professeurs, grands industriels et commerçants.

«A mon sens, la civilisation est une puissance. Un homme né dans l'aisance, héritier de trois ou quatre générations honnêtes, laborieuses et rangées, a plus de chances d'être probe, délicat et instruit. L'honneur et l'esprit sont toujours plus ou moins des plantes de serre.

«Cette doctrine est bien aristocratique, mais elle est expérimentale...»

Ajoutons encore à cela le vœu formulé par un maître romancier, Edmond de Goncourt, de voir les jeunes gens appliquer au monde, au vrai monde, les procédés d'observation scrupuleuse qu'emploient depuis longtemps déjà les écrivains pour analyser les humbles classes!

Et maintenant étonnons-nous de ce que les gens qui semblent les seuls intéressants à étudier soient toujours négligés par les hommes de lettres.

Pourquoi? Est-ce, comme le dit Edmond de Goncourt, parce que la difficulté de pénétration dans les cœurs, les âmes et les intentions est infiniment plus difficile? Peut-être un peu. Mais il existe une autre raison.

Le romancier moderne cherche avant tout à surprendre l'humanité sur le fait. Ce qu'il a donc intérêt à dégager d'abord dans toute action humaine, c'est le mobile initial, l'origine mystérieuse du vouloir, et surtout les déterminants communs à toute la race, les impulsions instinctives.

Or, ce qui distingue principalement les gens du monde des catégories d'individus plus simples, c'est surtout une sorte de vernis, de conventions, un badigeonnage d'hypocrisie compliquée.

Le romancier se trouve donc placé dans cette alternative: faire le monde tel qu'il le voit, lever les voiles de grâce et d'honnêteté, constater ce qui est sous ce qui paraît, montrer l'humanité toujours semblable sous ses élégances d'emprunt, ou bien se résoudre à créer un monde gracieux et conventionnel comme l'ont fait George Sand, Jules Sandeau et Octave Feuillet.

Non point qu'il faille attaquer et condamner ce parti pris de ne dépeindre que les surfaces attrayantes, que les apparences aimables; mais, quand un écrivain est doué d'un tempérament qui ne lui permet d'exprimer que ce qu'il croit être la vérité, on ne le peut contraindre à tromper et à se tromper consciemment.

M. Francisque Sarcey s'irrite et s'étonne que la courtisane et la fille depuis une quarantaine d'années aient envahi notre littérature, se soient emparées du roman et du théâtre.

Je pourrais répondre en citant Manon Lescaut et toute la littérature pimentée de la fin du dernier siècle. Mais les citations ne sont jamais concluantes.

La vraie raison n'est-elle pas celle-ci: les lettres sont entraînées maintenant vers l'observation précise; or la femme a dans la vie deux fonctions, l'amour et la maternité. Les romanciers, peut-être à tort, ont toujours estimé la première de ces fonctions plus intéressante pour les lecteurs que la seconde, et ils ont d'abord observé la femme dans l'exercice professionnel de ce pourquoi elle semblait née.

De tous les sujets, l'amour est celui qui touche le plus au public. C'est de la femme d'amour qu'on s'est surtout occupé.

Et puis, il existe chez l'homme de profondes différences d'intelligence créées par l'instruction, le milieu, etc.; il n'en est pas de même chez la femme, son rôle humain est restreint; ses facultés demeurent limitées; du haut en bas de l'échelle sociale, elle reste la même. Des filles épousées deviennent en peu de temps de remarquables femmes du monde; elles s'adaptent au milieu où elles se trouvent. Un proverbe dit qu'on a vu des rois épouser des bergères. Nous coudoyons chaque jour des bergères, et même moins, qui sont devenues des dames et qui tiennent leur rang tout comme d'autres.

Chez les femmes, il n'est point de classes. Elles ne sont quelque chose dans la société que par ceux qui les épousent ou qui les patronnent. En les prenant pour compagnes, légitimes ou non, les hommes sont-ils donc toujours si scrupuleux sur leur provenance? Faut-il l'être davantage en les prenant pour sujets littéraires?

M. Taine dit en sa lettre: «L'honneur et l'esprit sont toujours plus ou moins des plantes de serre...»

Pour l'esprit, je ne le conteste pas; quant à l'honneur?... Je me rappelle qu'un jour on discutait cette question devant une jeune femme de province, mais du meilleur monde, et aristocrate jusqu'aux ongles. Elle s'irritait d'entendre dire qu'il y eut plus de sentiments droits et simplement nobles dans les classes moyennes que dans les classes hautes. Puis, comme on citait des exemples, elle se mit à rire tout à coup et convint que nous avions un peu, rien qu'un peu raison. Un souvenir lui était revenu: comme la guerre de 1870 venait de finir, elle fut chargée par un comité de quêter pour la libération du territoire, dans la grande ville manufacturière qu'elle habitait. Elle commença par les quartiers ouvriers. Certes, elle rencontra des brutes, mais elle y trouva aussi nombre de pauvres diables qui donnaient l'argent du dîner. Et des femmes du peuple, attendries, la voulaient embrasser, et des hommes en offrant leurs sous lui serraient les mains à la faire crier. Quand elle pénétra dans les quartiers bourgeois, on répondait que les maîtres étaient sortis, ou bien quand elle les surprenait au logis, ils rusaient pour donner moins, s'excusaient hypocritement, se montraient gueux, avec des phrases.

Un jour enfin, comme elle n'avait point trouvé chez lui un gros industriel, elle le rencontra en sortant. Il s'excusa, avec mille politesses, la fit entrer, monter deux étages, lui offrit des biscuits et du malaga; puis, apportant ses livres de commerce, lui prouva que, n'ayant rien gagné durant toute cette année d'invasion, il ne pouvait par conséquent rien donner à la patrie.

Et la quêteuse ajouta: «Nous conservons toujours un peu de parti pris bienveillant pour les gens de notre monde; au fond vous avez peut-être raison.»

Guy de Maupassant.


RÉPONSE
À M. ALBERT WOLFF.

Le Gaulois, vendredi 28 juillet 1882.

LES BAS-FONDS.

M. Albert Wolff, en critiquant vivement les tendances de la jeune école littéraire, lui reproche de ne jamais étudier que les bas-fonds, et il ajoute avec toute raison: «Mais ces mots (les bas-fonds) n'impliquent pas forcément la seule étude des filles et des pochards, de ce qu'on appelle si gracieusement dans cette littérature-là, les saligauds et les salopes. Les bas-fonds de la société commencent avec la déchéance des caractères, avec l'écroulement de l'honneur, quelle que soit la caste qui en souffre. Quel vaste champ ouvert à l'observation du romancier! Nous avons les bas-fonds de l'aristocratie, de la bourgeoisie, des artistes, des financiers et des ouvriers...»

Et, me prenant personnellement à partie, M. Wolff me reproche de n'avoir pas répondu franchement l'autre jour à Francisque Sarcey. Toute question personnelle mise de côté, j'ai revendiqué la liberté absolue pour le romancier de choisir son sujet comme il l'entend. Je vais aujourd'hui, si M. Wolff le veut bien, me mettre complètement d'accord sur cette question des bas-fonds.

La bas-fondmanie, qui sévit assurément, n'est qu'une réaction trop violente contre l'idéalisme exagéré qui précéda.

Les romanciers ont aujourd'hui, n'est-ce pas? la prétention de faire des romans vraisemblables. Ce principe admis, cet idéal artistique une fois posé (et chaque époque a le sien), l'étude unique et continue de ce qu'on appelle les bas-fonds serait aussi illogique que la représentation constante d'un monde poétiquement parfait.

Quelle différence existerait-il entre une œuvre dont tous les personnages seraient sages comme des images, et une autre œuvre dont tous les personnages seraient vils et criminels? Aucune. Dans l'une comme dans l'autre subsisterait un parti pris de bien comme de mal, qui ne s'accorderait en rien avec la prétention adoptée de rendre la vie, c'est-à-dire d'être plus équitable, plus juste, plus vraisemblable que la vie même.

Dans le roman, tel que le comprenaient nos aînés, on recherchait les exceptions, les fantaisies de l'existence, les aventures rares et compliquées. On créait avec cela une sorte de monde nullement humain, mais agréable à l'imagination. Cette manière de procéder a été baptisée: «Méthode ou Art idéaliste.»

Du roman, tel qu'on le comprend aujourd'hui, on cherche à bannir les exceptions. On veut faire, pour ainsi dire, une moyenne des événements humains, et en déduire une philosophie générale, ou plutôt dégager les idées générales des faits, des habitudes, des mœurs, des aventures qui se reproduisent le plus généralement.

De là cette nécessité d'observer avec impartialité et indépendance.

La vie a des écarts que le romancier doit éviter de choisir, étant donnée sa méthode actuelle. Les nécessités impérieuses de son art doivent lui faire souvent même sacrifier la vérité stricte à la simple mais logique vraisemblance.

Ainsi les accidents sont fréquents. Les chemins de fer broient des voyageurs, la mer en engloutit, les cheminées écrasent les passants pendant les coups de vent. Or, quel romancier de la nouvelle école oserait, au milieu d'un récit, supprimer par un de ces accidents imprévus un de ses personnages principaux.

La vie de chaque homme étant considérée comme un roman, chaque fois qu'un homme meurt de cette manière, c'est cependant un roman que la nature interrompt brusquement. Dans ce cas, nous n'avons pas le droit de copier la nature. Car nous devons toujours prendre les moyennes et les généralités.

Donc, ne voir dans l'humanité qu'une classe d'individus (que cette classe soit d'en haut ou d'en bas), qu'une catégorie de sentiments, qu'un seul ordre d'événements, est assurément une marque d'étroitesse d'esprit, un signe de myopie intellectuelle.

Balzac que nous citons tous, quelles que soient nos tendances, parce que son esprit est aussi varié qu'étendu,—Balzac considérait l'humanité par ensembles, les faits par masses, il cataloguait par grandes séries d'êtres et de passions.

Si nous semblons aujourd'hui abuser du microscope, et toujours étudier le même insecte humain, tant pis pour nous. C'est que nous sommes impuissants à nous montrer plus vastes.

Mais rassurons-nous. L'école littéraire actuelle élargira sans doute peu à peu les limites de ses études, et se débarrassera surtout des partis pris.

En y regardant de près, la persistante reproduction des «bas-fonds» n'est, en réalité, qu'une protestation contre la théorie séculaire des choses poétiques.

Toute la littérature sentimentale a vécu depuis des temps indéfinis sur cette croyance qu'il existait des séries de sentiments et de choses essentiellement nobles et poétiques, et que seuls ces sentiments et ces choses pouvaient fournir des sujets aux écrivains.

Les poètes, pendant des siècles, n'ont chanté que les jeunes filles, les étoiles, le printemps et les fleurs. Dans le drame, les basses passions elles-mêmes, la haine, la jalousie, avaient quelque chose d'emporté et de magnifique.

Aujourd'hui, on rit des chanteurs de rosée, et on a compris que toutes les actions de la vie, que toutes les choses ont, en art, un égal intérêt; mais aussitôt cette vérité découverte, les écrivains, par esprit de réaction, se sont peut-être obstinés à ne dépeindre que l'opposé de ce qu'on avait célébré jusque-là. Quand cette crise sera passée, et elle doit toucher à sa fin, les romanciers verront d'un œil juste et d'un esprit égal tous les êtres et tous les faits, et leur œuvre, selon leur talent, embrassera le plus possible de vie dans toutes ses manifestations.

C'est justement pour se débarrasser de préjugés littéraires qu'on s'est mis à en créer d'autres tout opposés aux premiers.

S'il est enfin une devise que doive prendre le romancier moderne, une devise résumant en quelques mots ce qu'il tente, n'est-ce pas celle-ci:

«Je tâche que rien de ce qui touche les hommes ne me soit étranger.»

Guy de Maupassant.


TABLE DES MATIÈRES.

  Pages.
Mademoiselle Fifi 1
Madame Baptiste 29
La Rouille 43
Marroca 59
La Bûche 79
La Relique 91
Le Lit 103
Fou? 113
Réveil 125
Une Ruse 137
A Cheval 151
Un Réveillon 167
Mots d'Amour 181
Une Aventure parisienne 191
Deux Amis 207
Le Voleur 223
Nuit de Noël 235
Le Remplaçant 247
M. Jocaste (inédit) 257
APPENDICE.
Note 271
Réponse à M. Francisque Sarcey 274
Réponse à M. Albert Wolff (Les Bas-Fonds) 281

PUBLICATIONS DE LA LIBRAIRIE LOUIS CONARD
IMPRIMÉES PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE
CINQ CONFESSIONS D'AMOUR
DOMINIQUE, par Eug. Fromentin.—LE LYS DANS LA VALLÉE, par Honoré de Balzac.—LA PRINCESSE DE CLÈVES, par Mme de La Fayette.—MANON LESCAUT, par l'abbé Prévost.—ADOLPHE, par Benjamin Constant.
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GRINGOIRE
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En préparation: Petrone, LE SATYRICON, illustré et décoré par Rochegrosse.

Au lecteur

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