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Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 06

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En mer a paru dans le Gil Blas du lundi 12 février 1883, sous la signature: Maufrigneuse.


UN NORMAND.

A Paul Alexis.

Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies; puis le cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu.

C’est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde. Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques, travaillés comme des bibelots d’ivoire; en face, Saint-Sever, le faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité.

Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments humains; et là-bas, la «Pompe à feu» de la «Foudre», sa rivale presque aussi démesurée, et qui passe d’un mètre la plus géante des pyramides d’Égypte.

Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d’îles, bordée à droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de prairies immenses qu’une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas.

De place en place, des grands navires à l’ancre le long des berges du large fleuve. Trois énormes vapeurs s’en allaient, à la queue leu leu, vers le Havre; et un chapelet de bâtiments, formé d’un trois-mâts, de deux goélettes et d’un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit remorqueur vomissant un nuage de fumée noire.

Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point ce surprenant paysage; mais il souriait sans cesse; il semblait rire en lui-même. Tout à coup, il éclata: «Ah! vous allez voir quelque chose de drôle: la chapelle au père Mathieu. Ça, c’est du nanan, mon bon.»

Je le regardai d’un œil étonné. Il reprit:

—Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans le nez. Le père Mathieu est le plus beau Normand de la province, et sa chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins; mais je vais vous donner d’abord quelques mots d’explication.

Le père Mathieu, qu’on appelle aussi le père «La Boisson», est un ancien sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat à la malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, grâce à des protections multiples et à des habiletés invraisemblables, gardien d’une chapelle miraculeuse, une chapelle protégée par la Vierge et fréquentée principalement par les filles enceintes. Il a baptisé sa statue merveilleuse: «Notre-Dame du Gros-Ventre», et il la traite avec une certaine familiarité goguenarde qui n’exclut point le respect. Il a composé lui-même et fait imprimer une prière spéciale pour sa BONNE VIERGE. Cette prière est un chef-d’œuvre d’ironie involontaire, d’esprit normand où la raillerie se mêle à la peur du Saint, à la peur superstitieuse de l’influence secrète de quelque chose. Il ne croit pas beaucoup à sa patronne; cependant il y croit un peu, par prudence, et il la ménage, par politique.

Voici le début de cette étonnante oraison:

«Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne naturelle des filles-mères en ce pays et par toute la terre, protégez votre servante qui a fauté dans un moment d’oubli.»

Cette supplique se termine ainsi:

«Ne m’oubliez pas surtout auprès de votre saint Époux et intercédez auprès de Dieu le Père, pour qu’il m’accorde un bon mari semblable au vôtre.»

Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est vendue par lui sous le manteau, et elle passe pour salutaire à celles qui la récitent avec onction.

En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son maître le valet de chambre d’un prince redouté, confident de tous les petits secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d’histoires amusantes, qu’il dit tout bas, entre amis, après boire.

Mais vous verrez par vous-même.

Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point suffisants, il a annexé à la Vierge principale un petit commerce de Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la chapelle, il les a emmagasinés au bûcher, d’où il les sort sitôt qu’un fidèle les demande. Il a façonné lui-même ces statuettes de bois, invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert à pleine couleur, une année qu’on badigeonnait sa maison. Vous savez que les Saints guérissent les maladies; mais chacun a sa spécialité; et il ne faut pas commettre de confusion ni d’erreurs. Ils sont jaloux les uns des autres comme des cabotins.

Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter Mathieu.

—Pour les maux d’oreilles, qué saint qu’est l’meilleur?

—Mais y a saint Osyme qu’est bon; y a aussi saint Pamphile qu’est pas mauvais.

Ce n’est pas tout.

Comme Mathieu a du temps de reste, il boit; mais il boit en artiste, en convaincu, si bien qu’il est gris régulièrement tous les soirs. Il est gris, mais il le sait; il le sait si bien qu’il note, chaque jour, le degré exact de son ivresse. C’est là sa principale occupation; la chapelle ne vient qu’après.

Et il a inventé, écoutez bien et cramponnez-vous, il a inventé le saoulomètre.

L’instrument n’existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi précises que celles d’un mathématicien.

Vous l’entendez dire sans cesse:—«D’puis lundi, j’ai pas passé quarante-cinq.»

Ou bien:—«J’étais entre cinquante-deux et cinquante-huit.»

Ou bien:—«J’en avais bien soixante-six à soixante-dix.»

Ou bien:—«Cré coquin, je m’croyais dans les cinquante, v’là que j’m’aperçois qu’j’étais dans les soixante-quinze!»

Jamais il ne se trompe.

Il affirme n’avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses observations cessent d’être précises quand il a passé quatre-vingt-dix, on ne peut se fier absolument à son affirmation.

Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyez tranquille, il était crânement gris.

Dans ces occasions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en des colères folles. Elle l’attend sur sa porte, quand il rentre, et elle hurle:—«Te voilà, salaud, cochon, bougre d’ivrogne!»

Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d’elle, et, d’un ton sévère:—«Tais-toi, Mélie, c’est pas le moment de causer. Attends à d’main.»

Si elle continue à vociférer, il s’approche et, la voix tremblante:—«Gueule plus; j’suis dans les quatre-vingt-dix, je n’mesure plus; j’vas cogner, prends garde!»

Alors Mélie bat en retraite.

Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et répond:—«Allons, allons! assez causé; c’est passé. Tant qu’j’aurai pas atteint le mètre, y a pas de mal. Mais, si j’passe le mètre, j’te permets de m’corriger, ma parole!»

Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s’enfonçait dans l’admirable forêt de Roumare.

L’automne, l’automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpre aux dernières verdures restées vives, comme si des gouttes de soleil fondu avaient coulé du ciel dans l’épaisseur des bois.

On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumièges, mon ami tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s’enfonça dans le taillis.

Et bientôt, du sommet d’une grande côte nous découvrions de nouveau la magnifique vallée de la Seine, et le fleuve tortueux s’allongeant à nos pieds.

Sur la droite, un tout petit bâtiment couvert d’ardoises et surmonté d’un clocher haut comme une ombrelle s’adossait contre une jolie maison aux persiennes vertes, toute vêtue de chèvrefeuilles et de rosiers.

Une grosse voix cria: «V’là des amis!» Et Mathieu parut sur le seuil. C’était un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de longues moustaches blanches.

Mon compagnon lui serra la main, me présenta, et Mathieu nous fit entrer dans une fraîche cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait:

«Moi, monsieur, j’nai pas d’appartement distingué. J’aime bien à n’point m’éloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, ça tient compagnie.»

Puis, se tournant vers mon ami:

«Pourquoi venez-vous un jeudi? Vous savez bien que c’est jour de consultation d’ma Patronne. J’peux pas sortir c’t’après-midi.»

Et, courant à la porte, il poussa un effroyable beuglement: «Mélie-e-e!» qui dut faire lever la tête aux matelots des navires qui descendaient ou remontaient le fleuve, là-bas, tout au fond de la creuse vallée.

Mélie ne répondit point.

Alors Mathieu cligna de l’œil avec malice.

—«A n’est pas contente après moi, voyez-vous, parce qu’hier je m’suis trouvé dans les quatre-vingt-dix.»

Mon voisin se mit à rire:—«Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu! Comment avez-vous fait?»

Mathieu répondit:

—«J’vas vous dire. J’n’ai trouvé, l’an dernier, qu’vingt rasières d’pommes d’abricot. Y n’y en a pu; mais pour faire du cidre y n’y a qu’ça. Donc j’en fis une pièce qu’je mis hier en perce. Pour du nectar, c’est du nectar; vous m’en direz des nouvelles. J’avais ici Polyte; j’nous mettons à boire un coup, et puis encore un coup, sans s’rassasier (on en boirait jusqu’à d’main), si bien que, d’coup en coup, je m’sens une fraîcheur dans l’estomac. J’dis à Polyte: «Si on buvait un verre de fine pour se réchauffer!» Y consent. Mais c’te fine, ça vous met l’feu dans l’corps, si bien qu’il a fallu r’venir au cidre. Mais v’là que d’fraîcheur en chaleur et d’chaleur en fraîcheur, j’m’aperçois que j’suis dans les quatre-vingt-dix. Polyte était pas loin du mètre.»

La porte s’ouvrit. Mélie parut, et tout de suite, avant de nous avoir dit bonjour: «... Crés cochons, vous aviez bien l’mètre tous les deux.»

Alors Mathieu se fâcha:—«Dis pas ça, Mélie, dis pas ça, j’ai jamais été au mètre.»

On nous fit un déjeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, à côté de la petite chapelle de «Notre-Dame du Gros-Ventre» et en face de l’immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie mêlée de crédulités inattendues, d’invraisemblables histoires de miracles.

Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucré, frais et grisant qu’il préférait à tous les liquides; et nous fumions nos pipes, à cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se présentèrent.

Elles étaient vieilles, sèches, courbées. Après avoir salué, elles demandèrent saint Blanc. Mathieu cligna de l’œil vers nous et répondit:

—J’vas vous donner ça.

Et il disparut dans son bûcher.

Il y resta bien cinq minutes; puis il revint avec une figure consternée. Il levait les bras:

—J’sais pas oùs qu’il est, je l’trouve pu; j’suis pourtant sûr que je l’avais.

Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau: «Mélie-e-e!» Du fond de la cour sa femme répondit:

—«Qu’é qu’y a?»

—«Ousqu’il est saint Blanc? Je l’trouve pu dans l’bûcher.»

Alors, Mélie jeta cette explication:

—«C’est-y pas celui qu’tas pris l’aut’e semaine pour boucher l’trou d’la cabine à lapins?»

Mathieu tressaillit:—«Nom d’un tonnerre, ça s’peut bien!»

Alors il dit aux femmes:—«Suivez-moi.»

Elles suivirent. Nous en fîmes autant, malades de rires étouffés.

En effet, saint Blanc, piqué en terre comme un simple pieu, maculé de boue et d’ordures, servait d’angle à la cabine à lapins.

Dès qu’elles l’aperçurent, les deux bonnes femmes tombèrent à genoux, se signèrent et se mirent à murmurer des Oremus. Mais Mathieu se précipita: «Attendez, vous v’la dans la crotte; j’vas vous donner une botte de paille.»

Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis, considérant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discrédit pour son commerce, il ajouta:

—«J’vas vous l’débrouiller un brin.»

Il prit un seau d’eau, une brosse et se mit à laver vigoureusement le bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours.

Puis, quand il eut fini, il ajouta:—«Maintenant il n’y a plus d’mal.» Et il nous ramena boire un coup.

Comme il portait le verre à sa bouche, il s’arrêta, et, d’un air un peu confus:—«C’est égal, quand j’ai mis saint Blanc aux lapins, j’croyais bien qu’i n’f’rait pu d’argent. Y avait deux ans qu’on n’le d’mandait plus. Mais les saints, voyez-vous, ça n’passe jamais.»

Il but et reprit:

—«Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n’faut pas y aller à moins d’cinquante; et j’n’en sommes seulement pas à trente-huit.»

Un Normand a paru dans le Gil Blas du mardi 10 octobre 1882, sous la signature: Maufrigneuse.


LE TESTAMENT.

A Paul Hervieu.

Je connaissais ce grand garçon qui s’appelait René de Bourneval. Il était de commerce aimable, bien qu’un peu triste, semblait revenu de tout, fort sceptique, d’un scepticisme précis et mordant, habile surtout à désarticuler d’un mot les hypocrisies mondaines. Il répétait souvent: «Il n’y a pas d’hommes honnêtes; ou du moins ils ne le sont que relativement aux crapules.»

Il avait deux frères qu’il ne voyait point, MM. de Courcils. Je le croyais d’un autre lit, vu leurs noms différents. On m’avait dit à plusieurs reprises qu’une histoire étrange s’était passée en cette famille, mais sans donner aucun détail.

Cet homme me plaisant tout à fait, nous fûmes bientôt liés. Un soir, comme j’avais dîné chez lui en tête à tête, je lui demandai par hasard: «Êtes-vous né du premier ou du second mariage de madame votre mère?» Je le vis pâlir un peu, puis rougir; et il demeura quelques secondes sans parler, visiblement embarrassé. Puis il sourit d’une façon mélancolique et douce, qui lui était particulière, et il dit: «Mon cher ami, si cela ne vous ennuie point, je vais vous donner sur mon origine des détails bien singuliers. Je vous sais un homme intelligent, je ne crains donc pas que votre amitié en souffre, et si elle en devait souffrir, je ne tiendrais plus alors à vous avoir pour ami.»

Ma mère, Mme de Courcils, était une pauvre petite femme timide, que son mari avait épousée pour sa fortune. Toute sa vie fut un martyre. D’âme aimante, craintive, délicate, elle fut rudoyée sans répit par celui qui aurait dû être mon père, un de ces rustres qu’on appelle des gentilshommes campagnards. Au bout d’un mois de mariage, il vivait avec une servante. Il eut en outre pour maîtresses les femmes et les filles de ses fermiers; ce qui ne l’empêcha point d’avoir deux enfants de sa femme; on devrait compter trois, en me comprenant. Ma mère ne disait rien; elle vivait dans cette maison toujours bruyante comme ces petites souris qui glissent sous les meubles. Effacée, disparue, frémissante, elle regardait les gens de ses yeux inquiets et clairs, toujours mobiles, des yeux d’être effaré que la peur ne quitte pas. Elle était jolie pourtant, fort jolie, toute blonde d’un blond gris, d’un blond timide: comme si ses cheveux avaient été un peu décolorés par ses craintes incessantes.

Parmi les amis de M. de Courcils qui venaient constamment au château se trouvait un ancien officier de cavalerie, veuf, homme redouté, tendre et violent, capable des résolutions les plus énergiques, M. de Bourneval, dont je porte le nom. C’était un grand gaillard maigre, avec de grosses moustaches noires. Je lui ressemble beaucoup. Cet homme avait lu, et ne pensait nullement comme ceux de sa classe. Son arrière-grand’mère avait été une amie de J.-J. Rousseau, et on eût dit qu’il avait hérité quelque chose de cette liaison d’une ancêtre. Il savait par cœur le Contrat Social, la Nouvelle Héloïse et tous ces livres philosophants qui ont préparé de loin le futur bouleversement de nos antiques usages, de nos préjugés, de nos lois surannées, de notre morale imbécile.

Il aima ma mère, paraît-il, et en fut aimé. Cette liaison demeura tellement secrète, que personne ne la soupçonna. La pauvre femme, délaissée et triste, dut s’attacher à lui d’une façon désespérée, et prendre dans son commerce toutes ses manières de penser, des théories de libre sentiment, des audaces d’amour indépendant; mais, comme elle était si craintive qu’elle n’osait jamais parler haut, tout cela fut refoulé, condensé, pressé en son cœur qui ne s’ouvrit jamais.

Mes deux frères étaient durs pour elle, comme leur père, ne la caressaient point, et, habitués à ne la voir compter pour rien dans la maison, la traitaient un peu comme une bonne.

Je fus le seul de ses fils qui l’aima vraiment et qu’elle aima.

Elle mourut. J’avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pour que vous compreniez ce qui va suivre, que son mari était doté d’un conseil judiciaire, qu’une séparation de biens avait été prononcée au profit de ma mère, qui avait conservé, grâce aux artifices de la loi et au dévouement intelligent d’un notaire, le droit de tester à sa guise.

Nous fûmes donc prévenus qu’un testament existait chez ce notaire, et invités à assister à la lecture.

Je me rappelle cela comme d’hier. Ce fut une scène grandiose, dramatique, burlesque, surprenante, amenée par la révolte posthume de cette morte, par ce cri de liberté, cette revendication du fond de la tombe de cette martyre écrasée par nos mœurs durant sa vie, et qui jetait, de son cercueil clos, un appel désespéré vers l’indépendance.

Celui qui se croyait mon père, un gros homme sanguin éveillant l’idée d’un boucher, et mes frères, deux forts garçons de vingt et de vingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs sièges. M. de Bourneval, invité à se présenter, entra et se plaça derrière moi. Il était serré dans sa redingote, fort pâle, et il mordillait souvent sa moustache, un peu grise à présent. Il s’attendait sans doute à ce qui allait se passer.

Le notaire ferma la porte à double tour et commença la lecture, après avoir décacheté devant nous l’enveloppe scellée à la cire rouge et dont il ignorait le contenu.

Brusquement mon ami se tut, se leva, puis il alla prendre dans son secrétaire un vieux papier, le déplia, le baisa longuement, et il reprit. Voici le testament de ma bien-aimée mère:

«Je soussignée Anne-Catherine-Geneviève-Mathilde de Croixluce, épouse légitime de Jean-Léopold-Joseph Gontran de Courcils, saine de corps et d’esprit, exprime ici mes dernières volontés.

Je demande pardon à Dieu d’abord, et ensuite à mon cher fils René, de l’acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assez grand de cœur pour me comprendre et me pardonner. J’ai souffert toute ma vie. J’ai été épousée par calcul, puis méprisée, méconnue, opprimée, trompée sans cesse par mon mari.

Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien.

Mes fils aînés ne m’ont point aimée, ne m’ont point gâtée, m’ont à peine traitée comme une mère.

J’ai été pour eux, durant ma vie, ce que je devais être; je ne leur dois plus rien après ma mort. Les liens du sang n’existent pas sans l’affection constante, sacrée, de chaque jour. Un fils ingrat est moins qu’un étranger; c’est un coupable, car il n’a pas le droit d’être indifférent pour sa mère.

J’ai toujours tremblé devant les hommes, devant leurs lois iniques, leurs coutumes inhumaines, les préjugés infâmes. Devant Dieu, je ne crains plus. Morte, je rejette de moi la honteuse hypocrisie; j’ose dire ma pensée, avouer et signer le secret de mon cœur.

Donc, je laisse en dépôt toute la partie de ma fortune dont la loi me permet de disposer à mon amant bien-aimé Pierre-Germer-Simon de Bourneval, pour revenir ensuite à notre cher fils René.

(Cette volonté est formulée en outre, d’une façon plus précise, dans un acte notarié.)

Et, devant le Juge suprême qui m’entend, je déclare que j’aurais maudit le ciel et l’existence si je n’avais rencontré l’affection profonde, dévouée, tendre, inébranlable de mon amant, si je n’avais compris dans ses bras que le Créateur a fait les êtres pour s’aimer, se soutenir, se consoler et pleurer ensemble dans les heures d’amertume.

Mes deux fils aînés ont pour père M. de Courcils, René seul doit la vie à M. de Bourneval. Je prie le Maître des hommes et de leurs destinées de placer au-dessus des préjugés sociaux le père et le fils, de les faire s’aimer jusqu’à leur mort et m’aimer encore dans mon cercueil.

Tels sont ma dernière pensée et mon dernier désir.

Mathilde de Croixluce.»

M. de Courcils s’était levé; il cria: «C’est là le testament d’une folle!» Alors M. de Bourneval fit un pas et déclara d’une voix forte, d’une voix tranchante: «Moi, Simon de Bourneval, je déclare que cet écrit ne renferme que la stricte vérité. Je suis prêt à le soutenir devant n’importe qui, et à le prouver même par les lettres que j’ai.»

Alors M. de Courcils marcha vers lui. Je crus qu’ils allaient se colleter. Ils étaient là, grands tous deux, l’un gros, l’autre maigre, frémissants. Le mari de ma mère articula en bégayant: «Vous êtes un misérable!» L’autre prononça du même ton vigoureux et sec: «Nous nous retrouverons autre part, monsieur. Je vous aurais déjà souffleté et provoqué depuis longtemps si je n’avais tenu avant tout à la tranquillité, durant sa vie, de la pauvre femme que vous avez tant fait souffrir.»

Puis il se tourna vers moi: «Vous êtes mon fils. Voulez-vous me suivre? Je n’ai pas le droit de vous emmener, mais je le prends, si vous voulez bien m’accompagner.»

Je lui serrai la main sans répondre. Et nous sommes sortis ensemble. J’étais, certes, aux trois quarts fou.

Deux jours plus tard M. de Bourneval tuait en duel M. de Courcils. Mes frères, par crainte d’un affreux scandale, se sont tus. Je leur ai cédé et ils ont accepté la moitié de la fortune laissée par ma mère.

J’ai pris le nom de mon père véritable, renonçant à celui que la loi me donnait et qui n’était pas le mien.

M. de Bourneval est mort depuis cinq ans. Je ne suis point encore consolé.

Il se leva, fit quelques pas, et, se plaçant en face de moi: «Eh bien, je dis que le testament de ma mère est une des choses les plus belles, les plus loyales, les plus grandes qu’une femme puisse accomplir. N’est-ce pas votre avis?»

Je lui tendis les deux mains: «Oui, certainement, mon ami.»

Le Testament a paru dans le Gil Blas du mardi 7 novembre 1882, sous la signature: Maufrigneuse.


AUX CHAMPS.

A Octave Mirbeau.

Les deux chaumières étaient côte à côte, au pied d’une colline, proches d’une petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la terre féconde pour élever tous leurs petits. Chaque ménage en avait quatre. Devant les deux portes voisines, toute la marmaille grouillait du matin au soir. Les deux aînés avaient six ans et les deux cadets quinze mois environ; les mariages, et ensuite les naissances, s’étaient produits à peu près simultanément dans l’une et l’autre maison.

Les deux mères distinguaient à peine leurs produits dans le tas; et les deux pères confondaient tout à fait. Les huit noms dansaient dans leur tête, se mêlaient sans cesse; et quand il fallait en appeler un, les hommes souvent en criaient trois avant d’arriver au véritable.

La première des deux demeures, en venant de la station d’eaux de Rolleport, était occupée par les Tuvache, qui avaient trois filles et un garçon; l’autre masure abritait les Vallin, qui avaient une fille et trois garçons.

Tout cela vivait péniblement de soupe, de pommes de terre et de grand air. A sept heures, le matin, puis à midi, puis à six heures, le soir, les ménagères réunissaient leurs mioches pour donner la pâtée, comme des gardeurs d’oies assemblent leurs bêtes. Les enfants étaient assis, par rang d’âge devant la table en bois, vernie par cinquante ans d’usage. Le dernier moutard avait à peine la bouche au niveau de la planche. On posait devant eux l’assiette creuse pleine de pain molli dans l’eau où avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et trois oignons; et toute la ligne mangeait jusqu’à plus faim. La mère empâtait elle-même le petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le dimanche, était une fête pour tous; et le père, ce jour-là, s’attardait au repas en répétant: «Je m’y ferais bien tous les jours.»

Par un après-midi du mois d’août, une légère voiture s’arrêta brusquement devant les deux chaumières, et une jeune femme, qui conduisait elle-même, dit au monsieur assis à côté d’elle:

—Oh! regarde, Henri, ce tas d’enfants! Sont-ils jolis, comme ça, à grouiller dans la poussière!

L’homme ne répondit rien, accoutumé à ces admirations qui étaient une douleur et presque un reproche pour lui.

La jeune femme reprit:

—Il faut que je les embrasse! Oh! comme je voudrais en avoir un, celui-là, le tout petit.

Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux derniers, celui des Tuvache, et l’enlevant dans ses bras, elle le baisa passionnément sur ses joues sales, sur ses cheveux blonds frisés et pommadés de terre, sur ses menottes qu’il agitait pour se débarrasser des caresses ennuyeuses.

Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle revint la semaine suivante, s’assit elle-même par terre, prit le moutard dans ses bras, le bourra de gâteaux, donna des bonbons à tous les autres; et joua avec eux comme une gamine, tandis que son mari attendait patiemment dans sa frêle voiture.

Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les jours, les poches pleines de friandises et de sous.

Elle s’appelait Mme Henri d’Hubières.

Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle; et, sans s’arrêter aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle pénétra dans la demeure des paysans.

Ils étaient là, en train de fendre du bois pour la soupe; ils se redressèrent tout surpris, donnèrent des chaises et attendirent. Alors la jeune femme, d’une voix entrecoupée, tremblante, commença:

—Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien... je voudrais bien emmener avec moi votre... votre petit garçon...

Les campagnards, stupéfaits et sans idée, ne répondirent pas.

Elle reprit haleine et continua.

—Nous n’avons pas d’enfants; nous sommes seuls, mon mari et moi... Nous le garderions... Voulez-vous?

La paysanne commençait à comprendre. Elle demanda:

—Vous voulez nous prend’e Charlot? Ah ben non, pour sûr.

Alors M. d’Hubières intervint:

—Ma femme s’est mal expliquée. Nous voulons l’adopter, mais il reviendra vous voir. S’il tourne bien, comme tout porte à le croire, il sera notre héritier. Si nous avions, par hasard, des enfants, il partagerait également avec eux. Mais, s’il ne répondait pas à nos soins, nous lui donnerions, à sa majorité, une somme de vingt mille francs, qui sera immédiatement déposée en son nom chez un notaire. Et, comme on a aussi pensé à vous, on vous servira jusqu’à votre mort une rente de cent francs par mois. Avez-vous bien compris?

La fermière s’était levée toute furieuse.

—Vous voulez que j’vous vendions Charlot? Ah! mais non; c’est pas des choses qu’on d’mande à une mère, ça! Ah! mais non! Ce s’rait une abomination.

L’homme ne disait rien, grave et réfléchi; mais il approuvait sa femme d’un mouvement continu de la tête.

Mme d’Hubières, éperdue, se mit à pleurer, et, se tournant vers son mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d’enfant dont tous les désirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutia:

—Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas!

Alors, ils firent une dernière tentative.

—Mais, mes amis, songez à l’avenir de votre enfant, à son bonheur, à...

La paysanne, exaspérée, lui coupa la parole:

—C’est tout vu, c’est tout entendu, c’est tout réfléchi... Allez-vous-en, et pi, que j’vous revoie point par ici. C’est i permis d’vouloir prendre un éfant comme ça!

Alors, Mme d’Hubières, en sortant, s’avisa qu’ils étaient deux tout petits, et elle demanda, à travers ses larmes, avec une ténacité de femme volontaire et gâtée, qui ne veut jamais attendre:

—Mais l’autre petit n’est pas à vous?

Le père Tuvache répondit:

—Non, c’est aux voisins; vous pouvez y aller, si vous voulez.

Et il rentra dans sa maison, où retentissait la voix indignée de sa femme.

Les Vallin étaient à table, en train de manger avec lenteur des tranches de pain qu’ils frottaient parcimonieusement avec un peu de beurre piqué au couteau, dans une assiette entre eux deux.

M. d’Hubières recommença ses propositions, mais avec plus d’insinuations, de précautions oratoires, d’astuce.

Les deux ruraux hochaient la tête en signe de refus; mais, quand ils apprirent qu’ils auraient cent francs par mois, ils se considérèrent, se consultant de l’œil, très ébranlés.

Ils gardèrent longtemps le silence, torturés, hésitants. La femme enfin demanda:

—Qué qu’t’en dis, l’homme?

Il prononça d’un ton sentencieux:

—J’dis qu’c’est point méprisable.

Alors Mme d’Hubières, qui tremblait d’angoisse, leur parla de l’avenir du petit, de son bonheur, et de tout l’argent qu’il pourrait leur donner plus tard.

Le paysan demanda:

—C’te rente de douze cents francs, ce s’ra promis d’vant l’notaire?

M. d’Hubières répondit:

—Mais certainement, dès demain.

La fermière, qui méditait, reprit:

—Cent francs par mois, c’est point suffisant pour nous priver du p’tit; ça travaillera dans quéqu’z’ans ct’éfant; i nous faut cent vingt francs.

Mme d’Hubières, trépignant d’impatience, les accorda tout de suite; et, comme elle voulait enlever l’enfant, elle donna cent francs en cadeau pendant que son mari faisait un écrit. Le maire et un voisin, appelés aussitôt, servirent de témoins complaisants.

Et la jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme on emporte un bibelot désiré d’un magasin.

Les Tuvache, sur leur porte, le regardaient partir, muets, sévères, regrettant peut-être leur refus.

On n’entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Les parents, chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chez le notaire; et ils étaient fâchés avec leurs voisins parce que la mère Tuvache les agonisait d’ignominies, répétant sans cesse de porte en porte qu’il fallait être dénaturé pour vendre son enfant, que c’était une horreur, une saleté, une corromperie.

Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avec ostentation, lui criant, comme s’il eût compris:

—J’tai pas vendu, mé, j’ t’ai pas vendu, mon p’tiot. J’vends pas m’s éfants, mé. J’ sieus pas riche, mais vends pas m’s éfants.

Et, pendant des années et encore des années, ce fut ainsi chaque jour; chaque jour des allusions grossières étaient vociférées devant la porte, de façon à entrer dans la maison voisine. La mère Tuvache avait fini par se croire supérieure à toute la contrée parce qu’elle n’avait pas vendu Charlot. Et ceux qui parlaient d’elle disaient:

—J’sais ben que c’était engageant; c’est égal, elle s’a conduite comme une bonne mère.

On la citait; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, élevé avec cette idée qu’on lui répétait sans répit, se jugeait lui-même supérieur à ses camarades parce qu’on ne l’avait pas vendu.

Les Vallin vivotaient à leur aise, grâce à la pension. Leur fils aîné partit au service, le second mourut.

La fureur inapaisable des Tuvache, restés misérables, venait de là. Charlot resta seul à peiner avec le vieux père pour nourrir la mère et deux autres sœurs cadettes qu’il avait.

Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillante voiture s’arrêta devant les deux chaumières. Un jeune monsieur, avec une chaîne de montre en or, descendit, donnant la main à une vieille dame en cheveux blancs. La vieille dame lui dit:

—C’est là, mon enfant, à la seconde maison.

Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin.

La vieille mère lavait ses tabliers; le père infirme sommeillait près de l’âtre. Tous deux levèrent la tête, et le jeune homme dit:

—Bonjour, papa; bonjour, maman.

Ils se dressèrent, effarés. La paysanne laissa tomber d’émoi son savon dans son eau et balbutia:

—C’est-i té, m’n éfant? C’est-i té, m’n éfant?

Il la prit dans ses bras et l’embrassa, en répétant:—«Bonjour, maman.» Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu’il ne perdait jamais:—«Te v’là-t-il revenu, Jean?» Comme s’il l’avait vu un mois auparavant.

Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le maire, chez l’adjoint, chez le curé, chez l’instituteur.

Charlot, debout sur le seuil de sa chaumière, le regardait passer.

Le soir, au souper, il dit au vieux:

—Faut-il qu’vous ayez été sots pour laisser prendre le p’tit aux Vallin.

Sa mère répondit obstinément:

—J’ voulions point vendre not’ éfant.

Le père ne disait rien. Le fils reprit:

—C’est-il pas malheureux d’être sacrifié comme ça.

Alors le père Tuvache articula d’un ton coléreux:

—Vas-tu pas nous r’procher d’ t’avoir gardé.

Et le jeune homme, brutalement.

—Oui, j’vous le r’proche, que vous n’êtes que des niants. Des parents comme vous ça fait l’ malheur des éfants. Qu’ vous mériteriez que j’ vous quitte.

La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gémit tout en avalant des cuillerées de soupe dont elle répandait la moitié:

—Tuez-vous donc pour élever d’s éfants!

Alors le gars, rudement:

—J’aimerais mieux n’être point né que d’être c’ que j’ suis. Quand j’ai vu l’autre, tantôt, mon sang n’a fait qu’un tour. Je m’suis dit:—v’là c’ que j’ serais maintenant.

Il se leva.

—Tenez, j’ sens bien que je ferai mieux de n’pas rester ici, parce que j’vous le reprocherais du matin au soir, et que j’vous ferais une vie d’ misère. Ça, voyez-vous, j’ vous l’ pardonnerai jamais!

Les deux vieux se taisaient, atterrés, larmoyants.

Il reprit:

—Non, c’t’ idée-là, ce serait trop dur. J’aime mieux m’en aller chercher ma vie aut’ part.

Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec l’enfant revenu.

Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents, cria:

—Manants, va!

Et il disparut dans la nuit.

Aux champs a paru dans le Gaulois du mardi 31 octobre 1882.


UN COQ CHANTA.

A René Billotte.

Mme Berthe d’Avancelles avait jusque-là repoussé toutes les supplications de son admirateur désespéré, le baron Joseph de Croissard. Pendant l’hiver, à Paris, il l’avait ardemment poursuivie, et il donnait pour elle maintenant des fêtes et des chasses en son château normand de Carville.

Le mari, M. d’Avancelles, ne voyait rien, ne savait rien, comme toujours. Il vivait, disait-on, séparé de sa femme, pour cause de faiblesse physique, que madame ne lui pardonnait point. C’était un gros petit homme, chauve, court de bras, de jambes, de cou, de nez, de tout.

Mme d’Avancelles était au contraire une grande jeune femme brune et déterminée, qui riait d’un rire sonore au nez de son maître, qui l’appelait publiquement «Madame Popote» et regardait d’un certain air engageant et tendre les larges épaules et l’encolure robuste et les longues moustaches blondes de son soupirant attitré, le baron Joseph de Croissard.

Elle n’avait encore rien accordé cependant. Le baron se ruinait pour elle. C’étaient sans cesse des fêtes, des chasses, des plaisirs nouveaux auxquels il invitait la noblesse des châteaux environnants.

Tout le jour les chiens courants hurlaient par les bois à la suite du renard et du sanglier, et, chaque soir, d’éblouissants feux d’artifice allaient mêler aux étoiles leurs panaches de feu, tandis que les fenêtres illuminées du salon jetaient sur les vastes pelouses des traînées de lumière où passaient des ombres.

C’était l’automne, la saison rousse. Les feuilles voltigeaient sur les gazons comme des volées d’oiseaux. On sentait traîner dans l’air des odeurs de terre humide, de terre dévêtue, comme on sent une odeur de chair nue, quand tombe, après le bal, la robe d’une femme.

Un soir, dans une fête, au dernier printemps, Mme d’Avancelles avait répondu à M. de Croissard qui la harcelait de ses prières: «Si je dois tomber, mon ami, ce ne sera pas avant la chute des feuilles. J’ai trop de choses à faire cet été pour avoir le temps.» Il s’était souvenu de cette parole rieuse et hardie; et, chaque jour, il insistait davantage, chaque jour il avançait ses approches, il gagnait un pas dans le cœur de la belle audacieuse qui ne résistait plus, semblait-il, que pour la forme.

Une grande chasse allait avoir lieu. Et, la veille, Mme Berthe avait dit, en riant, au baron: «Baron, si vous tuez la bête, j’aurai quelque chose pour vous.»

Dès l’aurore, il fut debout pour reconnaître où le solitaire s’était baugé. Il accompagna ses piqueurs, disposa les relais, organisa tout lui-même pour préparer son triomphe; et, quand les cors sonnèrent le départ, il apparut dans un étroit vêtement de chasse rouge et or, les reins serrés, le buste large, l’œil radieux, frais et fort comme s’il venait de sortir du lit.

Les chasseurs partirent. Le sanglier débusqué fila, suivi des chiens hurleurs, à travers des broussailles; et les chevaux se mirent à galoper, emportant par les étroits sentiers des bois les amazones et les cavaliers, tandis que, sur les chemins amollis, roulaient sans bruit les voitures qui accompagnaient de loin la chasse.

Mme d’Avancelles, par malice, retint le baron près d’elle, s’attardant, au pas, dans une grande avenue interminablement droite et longue et sur laquelle quatre rangs de chênes se repliaient comme une voûte.

Frémissant d’amour et d’inquiétude, il écoutait d’une oreille le bavardage moqueur de la jeune femme, et de l’autre il suivait le chant des cors et la voix des chiens qui s’éloignaient.

«Vous ne m’aimez donc plus?» disait-elle.

Il répondait: «Pouvez-vous dire des choses pareilles?»

Elle reprenait: «La chasse cependant semble vous occuper plus que moi.»

Il gémissait: «Ne m’avez-vous point donné l’ordre d’abattre moi-même l’animal?»

Et elle ajoutait gravement: «Mais j’y compte. Il faut que vous le tuiez devant moi.»

Alors il frémissait sur sa selle, piquait son cheval qui bondissait et, perdant patience: «Mais sacristi! madame, cela ne se pourra pas si nous restons ici.»

Et elle lui jetait, en riant: «Il faut que cela soit pourtant... ou alors... tant pis pour vous.»

Puis elle lui parlait tendrement, posant la main sur son bras, ou flattant, comme par distraction, la crinière de son cheval.

Puis ils tournèrent à droite dans un petit chemin couvert, et soudain, pour éviter une branche qui barrait la route, elle se pencha sur lui, si près qu’il sentit sur son cou le chatouillement des cheveux. Alors brutalement il l’enlaça, et appuyant sur la tempe ses grandes moustaches, il la baisa d’un baiser furieux.

Elle ne remua point d’abord, restant ainsi sous cette caresse emportée; puis, d’une secousse, elle tourna la tête, et, soit hasard, soit volonté, ses petites lèvres à elle rencontrèrent ses lèvres à lui, sous leur cascade de poils blonds.

Alors, soit confusion, soit remords, elle cingla le flanc de son cheval, qui partit au grand galop. Ils allèrent ainsi longtemps, sans échanger même un regard.

Le tumulte de la chasse se rapprochait; les fourrés semblaient frémir, et tout à coup, brisant les branches, couvert de sang, secouant les chiens qui s’attachaient à lui, le sanglier passa.

Alors le baron, poussant un rire de triomphe, cria: «Qui m’aime me suive!» Et il disparut dans les taillis, comme si la forêt l’eût englouti.

Quand elle arriva, quelques minutes plus tard, dans une clairière, il se relevait souillé de boue, la jaquette déchirée, les mains sanglantes, tandis que la bête étendue portait dans l’épaule le couteau de chasse enfoncé jusqu’à la garde.

La curée se fit aux flambeaux par une nuit douce et mélancolique. La lune jaunissait la flamme rouge des torches qui embrumaient la nuit de leur fumée résineuse. Les chiens mangeaient les entrailles puantes du sanglier, et criaient, et se battaient. Et les piqueurs et les gentilshommes chasseurs, en cercle autour de la curée, sonnaient du cor à plein souffle. La fanfare s’en allait dans la nuit claire au-dessus des bois, répétée par les échos perdus des vallées lointaines, réveillant les cerfs inquiets, les renards glapissants et troublant en leurs ébats les petits lapins gris, au bord des clairières.

Les oiseaux de nuit voletaient, effarés, au-dessus de la meute affolée d’ardeur. Et des femmes, attendries par toutes ces choses douces et violentes, s’appuyant un peu au bras des hommes, s’écartaient déjà dans les allées, avant que les chiens eussent fini leur repas.

Tout alanguie par cette journée de fatigue et de tendresse, Mme d’Avancelles dit au baron:

—«Voulez-vous faire un tour de parc, mon ami?»

Mais lui, sans répondre, tremblant, défaillant, l’entraîna.

Et, tout de suite, ils s’embrassèrent. Ils allaient au pas, au petit pas, sous les branches presque dépouillées et qui laissaient filtrer la lune; et leur amour, leurs désirs, leur besoin d’étreinte étaient devenus si véhéments qu’ils faillirent choir au pied d’un arbre.

Les cors ne sonnaient plus. Les chiens épuisés dormaient au chenil.—«Rentrons», dit la jeune femme. Ils revinrent.

Puis, lorsqu’ils furent devant le château, elle murmura d’une voix mourante: «Je suis si fatiguée que je vais me coucher, mon ami.» Et, comme il ouvrait les bras pour la prendre en un dernier baiser, elle s’enfuit, lui jetant comme adieu: «Non... je vais dormir... Qui m’aime me suive!»

Une heure plus tard, alors que tout le château silencieux semblait mort, le baron sortit à pas de loup de sa chambre et s’en vint gratter à la porte de son amie. Comme elle ne répondait pas, il essaya d’ouvrir. Le verrou n’était point poussé.

Elle rêvait, accoudée à la fenêtre.

Il se jeta à ses genoux qu’il baisait éperdument à travers la robe de nuit. Elle ne disait rien, enfonçant ses doigts fins, d’une manière caressante, dans les cheveux du baron.

Et soudain, se dégageant comme si elle eût pris une grande résolution, elle murmura de son air hardi, mais à voix basse: «Je vais revenir. Attendez-moi.» Et son doigt, tendu dans l’ombre, montrait au fond de la chambre la tache vague et blanche du lit.

Alors, à tâtons, éperdu, les mains tremblantes, il se dévêtit bien vite et s’enfonça dans les draps frais. Il s’étendit délicieusement, oubliant presque son amie, tant il avait plaisir à cette caresse du linge sur son corps las de mouvement.

Elle ne revenait point, pourtant; s’amusant sans doute à le faire languir. Il fermait les yeux dans un bien-être exquis; et il rêvait doucement dans l’attente délicieuse de la chose tant désirée. Mais peu à peu ses membres s’engourdirent, sa pensée s’assoupit, devint incertaine, flottante. La puissante fatigue enfin le terrassa; il s’endormit.

Il dormit du lourd sommeil, de l’invincible sommeil des chasseurs exténués. Il dormit jusqu’à l’aurore.

Tout à coup, la fenêtre étant restée entr’ouverte, un coq, perché dans un arbre voisin, chanta. Alors brusquement, surpris par ce cri sonore, le baron ouvrit les yeux.

Sentant contre lui un corps de femme, se trouvant en un lit qu’il ne reconnaissait pas, surpris et ne se souvenant plus de rien, il balbutia, dans l’effarement du réveil:

—«Quoi? Où suis-je? Qu’y a-t-il?»

Alors elle, qui n’avait point dormi, regardant cet homme dépeigné, aux yeux rouges, à la lèvre épaisse, répondit, du ton hautain dont elle parlait à son mari:

—«Ce n’est rien. C’est un coq qui chante. Rendormez-vous, monsieur, cela ne vous regarde pas.»

Un Coq chanta a paru dans le Gil Blas du mercredi 5 juillet 1882, sous la signature: Maufrigneuse.


UN FILS.

A René Maizeroy.

Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri où le gai Printemps remuait de la vie.

L’un était Sénateur, et l’autre de l’Académie française, graves tous deux, pleins de raisonnements très logiques mais solennels, gens de marque et de réputation.

Ils parlotèrent d’abord de politique, échangeant des pensées, non pas sur des Idées, mais sur des hommes: les personnalités, en cette matière, primant toujours la Raison. Puis ils soulevèrent quelques souvenirs; puis ils se turent, continuant à marcher côte à côte, tout amollis par la tiédeur de l’air.

Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucrés et délicats; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient leurs odeurs dans la brise, tandis qu’un faux ébénier, vêtu de grappes jaunes, éparpillait au vent sa fine poussière, une fumée d’or qui sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des parfumeurs, sa semence embaumée à travers l’espace.

Le sénateur s’arrêta, huma le nuage fécondant qui flottait, considéra l’arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes s’envolaient. Et il dit: «Quand on songe que ces imperceptibles atomes, qui sentent bon, vont créer des existences à des centaines de lieues d’ici, vont faire tressaillir les fibres et les sèves d’arbres femelles et produire des êtres à racines, naissant d’un germe comme nous, mortels comme nous, et qui seront remplacés par d’autres êtres de même essence, comme nous toujours!»

Puis, planté devant l’ébénier radieux dont les parfums vivifiants se détachaient à tous les frissons de l’air, M. le sénateur ajouta: «Ah! mon gaillard, s’il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais bigrement embarrassé. En voilà un qui les exécute facilement et qui les lâche sans remords, et qui ne s’en inquiète guère.»

L’académicien ajouta: «Nous en faisons autant, mon ami.»

Le sénateur reprit: «Oui, je ne le nie pas, nous les lâchons quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre supériorité.»

Mais l’autre secoua la tête: «Non, ce n’est pas là ce que je veux dire; voyez-vous, mon cher, il n’est guère d’homme qui ne possède des enfants ignorés, ces enfants dits de père inconnu, qu’il a faits, comme cet arbre reproduit, presque inconsciemment.

S’il fallait établir le compte des femmes que nous avons eues, nous serions, n’est-ce pas, aussi embarrassés que cet ébénier, que vous interpelliez, le serait pour numéroter ses descendants.

De dix-huit à quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les rencontres passagères, les contacts d’une heure, on peut bien admettre que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents femmes.

Eh bien, mon ami, dans ce nombre êtes-vous sûr que vous n’en ayez pas fécondé au moins une, et que vous ne possédiez point sur le pavé, ou au bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honnêtes gens, c’est-à-dire nous; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu; ou peut-être, si elle a eu la chance d’être abandonnée par sa mère, cuisinière en quelque famille.

Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons publiques possèdent un ou deux enfants dont elles ignorent le père, enfants attrapés dans le hasard de leurs étreintes à dix ou vingt francs. Dans tout métier on fait la part des profits et pertes. Ces rejetons-là constituent les «pertes» de leur profession. Quels sont les générateurs?—Vous,—moi,—nous tous, les hommes dits comme il faut! Ce sont les résultats de nos joyeux dîners d’amis, de nos soirs de gaieté, de ces heures où notre chair contente nous pousse aux accouplements d’aventure.

Les voleurs, les rôdeurs, tous les misérables, enfin, sont nos enfants. Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous étions les leurs, car ils reproduisent aussi, ces gredins-là!

Tenez, j’ai, pour ma part, sur la conscience une très vilaine histoire que je veux vous dire. C’est pour moi un remords incessant, plus que cela, c’est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui, parfois, me torture horriblement.

A l’âge de vingt-cinq ans j’avais entrepris avec un de mes amis, aujourd’hui conseiller d’État, un voyage en Bretagne, à pied.

Après quinze ou vingt jours de marche forcenée, après avoir visité les Côtes-du-Nord et une partie du Finistère, nous arrivions à Douarnenez; de là, en une étape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des Trépassés, et on coucha dans un village quelconque dont le nom finissait en of; mais, le matin venu, une fatigue étrange retint au lit mon camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se composait simplement de deux bottes de paille.

Impossible d’être malade en ce lieu. Je le forçai donc à se lever, et nous parvînmes à Audierne vers quatre ou cinq heures du soir.

Le lendemain, il allait un peu mieux; on repartit; mais, en route, il fut pris de malaises intolérables, et c’est à grand’peine que nous pûmes atteindre Pont-Labbé.

Là, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha, et le médecin, qu’on fit venir de Quimper, constata une forte fièvre, sans en déterminer la nature.

Connaissez-vous Pont-Labbé?—Non.—Eh bien, c’est la ville la plus bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz au Morbihan, de cette contrée qui contient l’essence des mœurs, des légendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd’hui, ce coin de pays n’a presque pas changé. Je dis: encore aujourd’hui, car j’y retourne à présent tous les ans, hélas!

Un vieux château baigne le pied de ses tours dans un grand étang triste, triste, avec des vols d’oiseaux sauvages. Une rivière sort de là que les caboteurs peuvent remonter jusqu’à la ville. Et dans les rues étroites aux maisons antiques, les hommes portent le grand chapeau, le gilet brodé et les quatre vestes superposées: la première, grande comme la main, couvrant au plus les omoplates, et la dernière s’arrêtant juste au-dessus du fond de culotte.

Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écrasée dans un gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissant même pas deviner leur gorge puissante et martyrisée; et elles sont coiffées d’une étrange façon: sur les tempes, deux plaques brodées en couleur encadrent le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derrière la tête, puis remontent se tasser au sommet du crâne sous un singulier bonnet, tissu souvent d’or ou d’argent.

La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout bleus, d’un bleu pâle que perçaient les deux petits points noirs de la pupille; et ses dents courtes, serrées, qu’elle montrait sans cesse en riant, semblaient faites pour broyer du granit.

Elle ne savait pas un mot de français, ne parlant que le breton, comme la plupart de ses compatriotes.

Or, mon ami n’allait guère mieux, et, bien qu’aucune maladie ne se déclarât, le médecin lui défendait de partir encore, ordonnant un repos complet. Je passais donc les journées près de lui, et sans cesse la petite bonne entrait, apportant soit mon dîner, soit de la tisane.

Je la lutinais un peu, ce qui semblait l’amuser, mais nous ne causions pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point.

Or, une nuit, comme j’étais resté fort tard auprès du malade, je croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la sienne. C’était juste en face de ma porte ouverte; alors, brusquement, sans réfléchir à ce que je faisais, plutôt par plaisanterie qu’autrement, je la saisis à pleine taille, et, avant qu’elle fût revenue de sa stupeur, je l’avais jetée et enfermée chez moi. Elle me regardait, effarée, affolée, épouvantée, n’osant pas crier de peur d’un scandale, d’être chassée sans doute par ses maîtres d’abord, et peut-être par son père ensuite.

J’avais fait cela en riant; mais, dès qu’elle fut chez moi, le désir de la posséder m’envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une lutte corps à corps, à la façon des athlètes, avec les bras tendus, crispés, tordus, la respiration essoufflée, la peau mouillée de sueur. Oh! elle se débattit vaillamment; et parfois nous heurtions un meuble, une cloison, une chaise; alors, toujours enlacés, nous restions immobiles plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n’eût éveillé quelqu’un; puis nous recommencions notre acharnée bataille, moi l’attaquant, elle résistant.

Épuisée enfin, elle tomba; et je la pris brutalement, par terre, sur le pavé.

Sitôt relevée, elle courut à la porte, tira les verrous et s’enfuit.

Je la rencontrai à peine les jours suivants. Elle ne me laissait point l’approcher. Puis, comme mon camarade était guéri et que nous devions reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon départ, à minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre où je venais de me retirer.

Elle se jeta dans mes bras, m’étreignit passionnément, puis, jusqu’au jour, m’embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin toutes les assurances de tendresse et de désespoir qu’une femme nous peut donner quand elle ne sait pas un mot de notre langue.

Huit jours après, j’avais oublié cette aventure, commune et fréquente quand on voyage, les servantes d’auberge étant généralement destinées à distraire ainsi les voyageurs.

Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir à Pont-Labbé.

Or, en 1876, j’y retournai par hasard au cours d’une excursion en Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour me bien pénétrer des paysages.

Rien ne me sembla changé. Le château mouillait toujours ses murs grisâtres dans l’étang, à l’entrée de la petite ville; et l’auberge était la même quoique réparée, remise à neuf, avec un air plus moderne. En entrant, je fus reçu par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans, fraîches et gentilles, encuirassées dans leur étroit gilet de drap, casquées d’argent avec les grandes plaques brodées sur les oreilles.

Il était environ six heures du soir. Je me mis à table pour dîner et, comme le patron s’empressait lui-même à me servir, la fatalité sans doute me fit dire: «Avez-vous connu les anciens maîtres de cette maison? J’ai passé ici une dizaine de jours il y a trente ans maintenant. Je vous parle de loin.»

Il répondit: «C’étaient mes parents, monsieur.»

Alors je lui racontai en quelle occasion je m’étais arrêté, comment j’avais été retenu par l’indisposition d’un camarade. Il ne me laissa pas achever.

—«Oh! je me rappelle parfaitement. J’avais alors quinze ou seize ans. Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j’ai fait la mienne, sur la rue.»

C’est alors seulement que le souvenir très vif de la petite bonne me revint. Je demandai:—«Vous rappelez-vous une gentille petite servante qu’avait alors votre père, et qui possédait, si ma mémoire ne me trompe, de jolis yeux bleus et des dents fraîches?»

Il reprit:—«Oui, monsieur; elle est morte en couches quelque temps après.»

Et, tendant la main vers la cour où un homme maigre et boiteux remuait du fumier, il ajouta:—«Voilà son fils.»

Je me mis à rire.—«Il n’est pas beau et ne ressemble guère à sa mère. Il tient du père sans doute.»

L’aubergiste reprit:—«Ça se peut bien; mais on n’a jamais su à qui c’était. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait de galant. Ç’a été un fameux étonnement quand on a appris qu’elle était enceinte. Personne ne voulait le croire.»

J’eus une sorte de frisson désagréable, un de ces effleurements pénibles qui nous touchent le cœur, comme l’approche d’un lourd chagrin. Et je regardai l’homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l’eau pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort douloureux de la jambe plus courte. Il était déguenillé, hideusement sale, avec de longs cheveux jaunes tellement mêlés qu’ils lui tombaient comme des cordes sur les joues.

L’aubergiste ajouta:—«Il ne vaut pas grand’chose, ç’a été gardé par charité dans la maison. Peut-être qu’il aurait mieux tourné si on l’avait élevé comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur? Pas de père, pas de mère, pas d’argent! Mes parents ont eu pitié de l’enfant, mais ce n’était pas à eux, vous comprenez.»

Je ne dis rien.

Et je couchai dans mon ancienne chambre; et toute la nuit je pensai à cet affreux valet d’écurie en me répétant:—«Si c’était mon fils, pourtant? Aurais-je donc pu tuer cette fille et procréer cet être?»—C’était possible, enfin!

Je résolus de parler à cet homme et de connaître exactement la date de sa naissance. Une différence de deux mois devait m’arracher mes doutes.

Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le français non plus. Il avait l’air de ne rien comprendre d’ailleurs, ignorant absolument son âge qu’une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se tenait d’un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes noueuses et dégoûtantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire ancien de la mère dans le coin des lèvres et dans le coin des yeux.

Mais le patron survenant alla chercher l’acte de naissance du misérable. Il était entré dans la vie huit mois et vingt-six jours après mon passage à Pont-Labbé, car je me rappelais parfaitement être arrivé à Lorient le 15 août. L’acte portait la mention: «Père inconnu». La mère s’était appelée Jeanne Kerradec.

Alors mon cœur se mit à battre à coups pressés. Je ne pouvais plus parler tant je me sentais suffoqué; et je regardais cette brute dont les grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des bêtes; et le gueux, gêné par mon regard, cessait de rire, détournait la tête, cherchait à s’en aller.

Tout le jour j’errai le long de la petite rivière, en réfléchissant douloureusement. Mais à quoi bon réfléchir? Rien ne pouvait me fixer. Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou mauvaises pour ou contre mes chances de paternité, m’énervant en des suppositions inextricables, pour revenir sans cesse à la même horrible incertitude, puis à la conviction plus atroce encore que cet homme était mon fils.

Je ne pus dîner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans parvenir à dormir; puis le sommeil vint, un sommeil hanté de visions insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m’appelait «papa»; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et, j’avais beau me sauver, il me suivait toujours, et au lieu d’aboyer il parlait, m’injuriait; puis il comparaissait devant mes collègues de l’Académie réunis pour décider si j’étais bien son père; et l’un d’eux s’écriait: «C’est indubitable! Regardez donc comme il lui ressemble.» Et en effet je m’apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me réveillai avec cette idée plantée dans le crâne et avec le désir fou de revoir l’homme pour décider si, oui ou non, nous avions des traits communs.

Je le joignis comme il allait à la messe (c’était un dimanche) et je lui donnai cent sous en le dévisageant anxieusement. Il se remit à rire d’une ignoble façon, prit l’argent, puis, gêné de nouveau par mon œil, il s’enfuit après avoir bredouillé un mot à peu près inarticulé, qui voulait dire «merci», sans doute.

La journée se passa pour moi dans les mêmes angoisses que la veille. Vers le soir je fis venir l’hôtelier, et avec beaucoup de précautions, d’habiletés, de finesses, je lui dis que je m’intéressais à ce pauvre être si abandonné de tous et privé de tout, et que je voulais faire quelque chose pour lui.

Mais l’homme répliqua: «Oh! n’y songez pas, monsieur, il ne vaut rien, vous n’en aurez que du désagrément. Moi, je l’emploie à vider l’écurie, et c’est tout ce qu’il peut faire. Pour ça je le nourris et il couche avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille culotte, donnez-la lui, mais elle sera en pièces dans huit jours.»

Je n’insistai pas, me réservant d’aviser.

Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu à la maison, assomma un cheval à coups de pioche, et, en fin de compte, s’endormit dans la boue sous la pluie, grâce à mes largesses.

On me pria le lendemain de ne plus lui donner d’argent. L’eau-de-vie le rendait furieux, et, dès qu’il avait deux sous en poche, il les buvait. L’aubergiste ajouta: «Lui donner de l’argent c’est vouloir sa mort.» Cet homme n’en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes jetés par les voyageurs, et il ne connaissait pas d’autre destination à ce métal que le cabaret.

Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute, mon fils! mon fils! en tâchant de découvrir s’il avait quelque chose de moi. A force de chercher je crus reconnaître des lignes semblables dans le front et à la naissance du nez, et je fus bientôt convaincu d’une ressemblance que dissimulaient l’habillement différent et la crinière hideuse de l’homme.

Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je partis, le cœur broyé, après avoir laissé à l’aubergiste quelque argent pour adoucir l’existence de son valet.

Or, depuis six ans, je vis avec cette pensée, cette horrible incertitude, ce doute abominable. Et, chaque année, une force invincible me ramène à Pont-Labbé. Chaque année je me condamne à ce supplice de voir cette brute patauger dans son fumier, de m’imaginer qu’il me ressemble, de chercher, toujours en vain, à lui être secourable. Et chaque année je reviens ici, plus indécis, plus torturé, plus anxieux.

J’ai essayé de le faire instruire. Il est idiot sans ressources.

J’ai essayé de lui rendre la vie moins pénible. Il est irrémédiablement ivrogne et emploie à boire tout l’argent qu’on lui donne; et il sait fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l’eau-de-vie.

J’ai essayé d’apitoyer sur lui son patron pour qu’il le ménageât, en offrant toujours de l’argent. L’aubergiste, étonné à la fin, m’a répondu fort sagement: «Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira qu’à le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sitôt qu’il a du temps ou du bien-être, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du bien, ça ne manque pas, allez, les enfants abandonnés, mais choisissez-en un qui réponde à votre peine.»

Que dire à cela?

Et si je laissais percer un soupçon des doutes qui me torturent, ce crétin, certes, deviendrait malin pour m’exploiter, me compromettre, me perdre. Il me crierait «papa», comme dans mon rêve.

Et je me dis que j’ai tué la mère et perdu cet être atrophié, larve d’écurie, éclose et poussée dans le fumier, cet homme qui, élevé comme d’autres, aurait été pareil aux autres.

Et vous ne vous figurez pas la sensation étrange, confuse et intolérable que j’éprouve en face de lui, en songeant que cela est sorti de moi, qu’il tient à moi par ce lien intime qui lie le fils au père, que grâce aux terribles lois de l’hérédité, il est moi par mille choses, par son sang et par sa chair, et qu’il a jusqu’aux mêmes germes de maladies, aux mêmes ferments de passions.

Et j’ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir; et sa vue me fait horriblement souffrir; et de ma fenêtre, là-bas, je le regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des bêtes, en me répétant: «C’est mon fils.»

Et je sens, parfois, d’intolérables envies de l’embrasser. Je n’ai même jamais touché sa main sordide.

L’académicien se tut. Et son compagnon, l’homme politique, murmura: «Oui vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants qui n’ont pas de père.»

Et un souffle de vent traversant, le grand arbre jaune secoua ses grappes, enveloppa d’une nuée odorante et fine les deux vieillards qui la respirèrent à longs traits.

Et le sénateur ajouta: «C’est bon vraiment d’avoir vingt-cinq ans, et même de faire des enfants comme ça.»

Un Fils a paru dans le Gil Blas du mercredi 19 avril 1882, sous le titre de Père inconnu et signé: Maufrigneuse.

La première version n’a pas tout le développement de la seconde. Quelques paragraphes sont écourtés.


SAINT-ANTOINE.

A X. Charmes.

On l’appelait Saint-Antoine, parce qu’il se nommait Antoine, et aussi peut-être parce qu’il était bon vivant, joyeux, farceur, puissant mangeur et fort buveur, et vigoureux trousseur de servantes, bien qu’il eût plus de soixante ans.

C’était un grand paysan du pays de Caux, haut en couleur, gros de poitrine et de ventre, et perché sur de longues jambes qui semblaient trop maigres pour l’ampleur du corps.

Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets dans sa ferme qu’il dirigeait en madré compère, soigneux de ses intérêts, entendu dans les affaires et dans l’élevage du bétail, et dans la culture de ses terres. Ses deux fils et ses trois filles, mariés avec avantage, vivaient aux environs, et venaient, une fois par mois, dîner avec le père. Sa vigueur était célèbre dans tout le pays d’alentour; on disait en manière de proverbe: «Il est fort comme Saint-Antoine.»

Lorsque arriva l’invasion prussienne, Saint-Antoine, au cabaret, promettait de manger une armée, car il était hâbleur comme un vrai Normand, un peu couard et fanfaron. Il tapait du poing sur la table de bois, qui sautait en faisant danser les tasses et les petits verres, et il criait, la face rouge et l’œil sournois, dans une fausse colère de bon vivant: «Faudra que j’en mange, nom de Dieu!» Il comptait bien que les Prussiens ne viendraient pas jusqu’à Tanneville; mais lorsqu’il apprit qu’ils étaient à Rautôt, il ne sortit plus de sa maison, et il guettait sans cesse la route par la petite fenêtre de sa cuisine, s’attendant à tout moment à voir passer des baïonnettes.

Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, la porte s’ouvrit, et le maire de la commune, maître Chicot, parut suivi d’un soldat coiffé d’un casque noir à pointe de cuivre. Saint-Antoine se dressa d’un bond; et tout son monde le regardait, s’attendant à le voir écharper le Prussien; mais il se contenta de serrer la main du maire qui lui dit:—«En v’la un pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus c’te nuit. Fait pas de bêtise surtout, vu qu’ils parlent de fusiller et de brûler tout si seulement il arrive la moindre chose. Te v’là prévenu. Donne-li à manger, il a l’air d’un bon gars. Bonsoir, je vas chez l’s’autres. Y en a pour tout le monde.» Et il sortit.

Le père Antoine, devenu pâle, regarda son Prussien. C’était un gros garçon à la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poil blond, barbu jusqu’aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bon enfant. Le Normand malin le pénétra tout de suite, et, rassuré, lui fit signe de s’asseoir. Puis il lui demanda: «Voulez-vous de la soupe?» L’étranger ne comprit pas. Antoine alors eut un coup d’audace, et lui poussant sous le nez une assiette pleine:—«Tiens, avale ça, gros cochon.»

Le soldat répondit: «Ya» et se mit à manger goulûment pendant que le fermier triomphant, sentant sa réputation reconquise, clignait de l’œil à ses serviteurs qui grimaçaient étrangement, ayant en même temps grand’peur et envie de rire.

Quand le Prussien eut englouti son assiettée, Saint-Antoine lui en servit une autre qu’il fit disparaître également; mais il recula devant la troisième, que le fermier voulait lui faire manger de force, en répétant: «Allons fous-toi ça dans le ventre. T’engraisseras ou tu diras pourquoi, va, mon cochon!»

Et le soldat, comprenant seulement qu’on voulait le faire manger tout son saoul, riait d’un air content, en faisant signe qu’il était plein.

Alors Saint-Antoine devenu tout à fait familier lui tapa sur le ventre en criant:—«Y en a-t-il dans la bedaine à mon cochon!» Mais soudain il se tordit, rouge à tomber d’une attaque, ne pouvant plus parler. Une idée lui était venue qui le faisait étouffer de rire: «C’est ça, c’est ça, saint Antoine et son cochon. V’là mon cochon.» Et les trois serviteurs éclatèrent à leur tour.

Le vieux était si content qu’il fit apporter l’eau-de-vie, la bonne, le fil en dix, et qu’il en régala tout le monde. On trinqua avec le Prussien, qui claqua de la langue par flatterie, pour indiquer qu’il trouvait ça fameux. Et Saint-Antoine lui criait dans le nez: «Hein? En v’là d’la fine. T’en bois pas comme ça chez toi, mon cochon.»

Dès lors, le père Antoine ne sortit plus sans son Prussien. Il avait trouvé là son affaire, c’était sa vengeance à lui, sa vengeance de gros malin. Et tout le pays, qui crevait de peur, riait à se tordre derrière le dos des vainqueurs de la farce de Saint-Antoine. Vraiment, dans la plaisanterie il n’avait pas son pareil. Il n’y avait que lui pour inventer des choses comme ça. Cré coquin, va!

Il s’en allait chez les voisins, tous les jours après midi, bras dessus bras dessous avec son Allemand qu’il présentait d’un air gai en lui tapant sur l’épaule:—«Tenez, v’là mon cochon, r’gardez-moi s’il engraisse c’t’animal-là.»

Et les paysans s’épanouissaient.—Est-il donc rigolo, ce bougre d’Antoine!

—J’te l’vends, Césaire, trois pistoles.

—Je l’prends, Antoine, et j’t’invite à manger du boudin.

—Mé, c’que j’veux, c’est d’ses pieds.

—Tâte li l’ventre, tu verras qu’il n’a que d’la graisse.

Et tout le monde clignait de l’œil sans rire trop haut cependant, de peur que le Prussien devinât à la fin qu’on se moquait de lui. Antoine seul, s’enhardissant tous les jours, lui pinçait les cuisses en criant: «Rien qu’du gras»; lui tapait sur le derrière en hurlant: «Tout ça d’la couenne»; l’enlevait dans ses bras de vieux colosse capable de porter une enclume en déclarant: «Il pèse six cents, et pas de déchet.»

Et il avait pris l’habitude de faire offrir à manger à son cochon partout où il entrait avec lui. C’était là le grand plaisir, le grand divertissement de tous les jours:—«Donnez-li de c’que vous voudrez, il avale tout.» Et on offrait à l’homme du pain et du beurre, des pommes de terre, du fricot froid, de l’andouille qui faisait dire:—«De la vôtre, et du choix.»

Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, enchanté de ces attentions, se rendait malade pour ne pas refuser; et il engraissait vraiment, serré maintenant dans son uniforme, ce qui ravissait Saint-Antoine et lui faisait répéter:—«Tu sais, mon cochon, faudra te faire faire une autre cage.»

Ils étaient devenus, d’ailleurs, les meilleurs amis du monde; et, quand le vieux allait à ses affaires dans les environs, le Prussien l’accompagnait de lui-même pour le seul plaisir d’être avec lui.

Le temps était rigoureux; il gelait dur; le terrible hiver de 1870 semblait jeter ensemble tous les fléaux sur la France.

Le père Antoine, qui préparait les choses de loin et profitait des occasions, prévoyant qu’il manquerait de fumier pour les travaux du printemps, acheta celui d’un voisin qui se trouvait dans la gêne; et il fut convenu qu’il irait chaque soir avec son tombereau chercher une charge d’engrais.

Chaque jour donc il se mettait en route à l’approche de la nuit et se rendait à la ferme des Haules, distante d’une demi-lieue, toujours accompagné de son cochon. Et chaque jour c’était une fête de nourrir l’animal. Tout le pays accourait là comme on va, le dimanche, à la grand’messe.

Le soldat, cependant, commençait à se méfier; et quand on riait trop fort il roulait des yeux inquiets qui, parfois, s’allumaient d’une flamme de colère.

Or, un soir, quand il eut mangé à sa contenance, il refusa d’avaler un morceau de plus; et il essaya de se lever pour s’en aller. Mais Saint-Antoine l’arrêta d’un tour de poignet, et lui posant ses deux mains puissantes sur les épaules il le rassit si durement que la chaise s’écrasa sous l’homme.

Une gaieté de tempête éclata; et Antoine, radieux, ramassant son cochon, fit semblant de le panser pour le guérir; puis il déclara: «Puisque tu n’veux pas manger, tu vas boire, nom de Dieu!» Et on alla chercher de l’eau-de-vie au cabaret.

Le soldat roulait des yeux méchants: mais il but néanmoins; il but tant qu’on voulut; et Saint-Antoine lui tenait la tête, à la grande joie des assistants.

Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en feu, emplissait les verres, trinquait en gueulant «à la tienne!» Et le Prussien, sans prononcer un mot, entonnait coup sur coup des lampées de cognac.

C’était une lutte, une bataille, une revanche! A qui boirait le plus, nom d’un nom! Ils n’en pouvaient ni l’un ni l’autre quand le litre fut séché. Mais aucun des deux n’était vaincu. Ils s’en allaient manche à manche, voilà tout. Faudrait recommencer le lendemain!

Ils sortirent en titubant et se mirent en route, à côté du tombereau de fumier que traînaient lentement les deux chevaux.

La neige commençait à tomber, et la nuit sans lune s’éclairait tristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisit les deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine, mécontent de n’avoir pas triomphé, s’amusait à pousser de l’épaule son cochon pour le faire culbuter dans le fossé. L’autre évitait les attaques par des retraites; et, chaque fois, il prononçait quelques mots allemands sur un ton irrité qui faisait rire aux éclats le paysan. A la fin, le Prussien se fâcha; et juste au moment où Antoine lui lançait une nouvelle bourrade, il répondit par un coup de poing terrible qui fit chanceler le colosse.

Alors, enflammé d’eau-de-vie, le vieux saisit l’homme à bras le corps, le secoua quelques secondes comme il eût fait d’un petit enfant, et il le lança à toute volée de l’autre côté du chemin. Puis, content de cette exécution, il croisa ses bras pour rire de nouveau.

Mais le soldat se releva vivement, nu-tête, son casque ayant roulé, et, dégainant son sabre, il se précipita sur le père Antoine.

Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, son grand fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf de bœuf.

Le Prussien arriva, le front baissé, l’arme en avant, sûr de tuer. Mais le vieux, attrapant à pleine main la lame dont la pointe allait lui crever le ventre, l’écarta, et il frappa d’un coup sec sur la tempe, avec la poignée du fouet, son ennemi qui s’abattit à ses pieds.

Puis il regarda, effaré, stupide d’étonnement, le corps d’abord secoué de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, le retourna, le considéra quelque temps. L’homme avait les yeux clos; et un filet de sang coulait d’une fente au coin du front. Malgré la nuit, le père Antoine distinguait la tache brune de ce sang sur la neige.

Il restait là, perdant la tête, tandis que son tombereau s’en allait toujours, au pas tranquille des chevaux.

Qu’allait-il faire? Il serait fusillé! On brûlerait sa ferme, on ruinerait le pays! Que faire? que faire? Comment cacher le corps, cacher la mort, tromper les Prussiens? Il entendit des voix au loin, dans le grand silence des neiges. Alors, il s’affola, et, ramassant le casque, il recoiffa sa victime, puis, l’empoignant par les reins, il l’enleva, courut, rattrapa son attelage et lança le corps sur le fumier. Une fois chez lui, il aviserait.

Il allait à petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvant rien. Il se voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour. Une lumière brillait à une lucarne, sa servante ne dormait pas encore; alors il fit vivement reculer sa voiture jusqu’au bord du trou à l’engrais. Il songeait qu’en renversant la charge, le corps posé dessus tomberait dessous dans la fosse; et il fit basculer le tombereau.

Comme il l’avait prévu, l’homme fut enseveli sous le fumier. Antoine aplanit le tas avec sa fourche, puis la planta dans la terre à côté. Il appela son valet, ordonna de mettre les chevaux à l’écurie; et il rentra dans sa chambre.

Il se coucha, réfléchissant toujours à ce qu’il allait faire, mais aucune idée ne l’illuminait, son épouvante allait croissant dans l’immobilité du lit. On le fusillerait! Il suait de peur; ses dents claquaient; il se releva, grelottant, ne pouvant plus tenir dans ses draps.

Alors il descendit à la cuisine, prit la bouteille de fine dans le buffet, et remonta. Il but deux grands verres de suite jetant une ivresse nouvelle par-dessus l’ancienne, sans calmer l’angoisse de son âme. Il avait fait là un joli coup, nom de Dieu d’imbécile!

Il marchait maintenant de long en large, cherchant des ruses, des explications et des malices; et, de temps en temps, il se rinçait la bouche avec une gorgée de fil en dix pour se mettre du cœur au ventre.

Et il ne trouvait rien, mais rien.

Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-loup qu’il appelait «Dévorant», se mit à hurler à la mort. Le père Antoine frémit jusque dans les moelles; et, chaque fois que la bête reprenait son gémissement lugubre et long, un frisson de peur courait sur la peau du vieux.

Il s’était abattu sur une chaise, les jambes cassées, hébété, n’en pouvant plus, attendant avec anxiété que «Dévorant» recommençât sa plainte, et secoué par tous les sursauts dont la terreur fait vibrer nos nerfs.

L’horloge d’en bas sonna cinq heures. Le chien ne se taisait pas. Le paysan devenait fou. Il se leva pour aller déchaîner la bête, pour ne plus l’entendre. Il descendit, ouvrit la porte, s’avança dans la nuit.

La neige tombait toujours. Tout était blanc. Les bâtiments de la ferme faisaient de grandes taches noires. L’homme s’approcha de la niche. Le chien tirait sur sa chaîne. Il le lâcha. Alors «Dévorant» fit un bond, puis s’arrêta net, le poil hérissé, les pattes tendues, les crocs au vent, le nez tourné vers le fumier.

Saint-Antoine, tremblant de la tête aux pieds, balbutia:—«Qué qu’t’as donc, sale rosse?» et il avança de quelques pas, fouillant de l’œil l’ombre indécise, l’ombre terne de la cour.

Alors, il vit une forme, une forme d’homme assis sur son fumier!

Il regardait cela perclus d’horreur et haletant. Mais, soudain, il aperçut auprès de lui le manche de sa fourche piquée dans la terre; il l’arracha du sol; et, dans un de ces transports de peur qui rendent téméraires les plus lâches, il se rua en avant, pour voir.

C’était lui, son Prussien, sorti fangeux de sa couche d’ordure qui l’avait réchauffé, ranimé. Il s’était assis machinalement, et il restait là, sous la neige qui le poudrait, souillé de saletés et de sang, encore hébété par l’ivresse, étourdi par le coup, épuisé par sa blessure.

Il aperçut Antoine, et, trop abruti pour rien comprendre, il fit un mouvement afin de se lever. Mais le vieux, dès qu’il l’eut reconnu, écuma ainsi qu’une bête enragée.

Il bredouillait:—«Ah! cochon! cochon! t’es pas mort! Tu vas me dénoncer, à c’t’heure... Attends... attends!»

Et, s’élançant sur l’Allemand, il jeta en avant de toute la vigueur de ses deux bras sa fourche levée comme une lance, et il lui enfonça jusqu’au manche les quatre pointes de fer dans la poitrine.

Le soldat se renversa sur le dos en poussant un long soupir de mort, tandis que le vieux paysan, retirant son arme des plaies, la replongeait coup sur coup dans le ventre, dans l’estomac, dans la gorge, frappant comme un forcené, trouant de la tête aux pieds le corps palpitant dont le sang fuyait par gros bouillons.

Puis il s’arrêta, essoufflé de la violence de sa besogne, aspirant l’air à grandes gorgées, apaisé par le meurtre accompli.

Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers et comme le jour allait poindre, il se mit à l’œuvre pour ensevelir l’homme.

Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla plus bas encore, travaillant d’une façon désordonnée dans un emportement de force avec des mouvements furieux des bras et de tout le corps.

Lorsque la tranchée fut assez creuse, il roula le cadavre dedans, avec la fourche, rejeta la terre dessus, la piétina longtemps, remit en place le fumier, et il sourit en voyant la neige épaisse qui complétait sa besogne, et couvrait les traces de son voile blanc.

Puis il repiqua sa fourche sur le tas d’ordure et rentra chez lui. Sa bouteille encore à moitié pleine d’eau-de-vie était restée sur une table. Il la vida d’une haleine, se jeta sur son lit, et s’endormit profondément.

Il se réveilla dégrisé, l’esprit calme et dispos, capable de juger le cas et de prévoir l’événement.

Au bout d’une heure il courait le pays en demandant partout des nouvelles de son soldat. Il alla trouver les officiers, pour savoir, disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme.

Comme on connaissait leur liaison, on ne le soupçonna pas; et il dirigea même les recherches en affirmant que le Prussien allait chaque soir courir le cotillon.

Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge dans un village voisin et qui avait une jolie fille, fut arrêté et fusillé.

Saint-Antoine a paru dans le Gil Blas du mardi 3 avril 1883, sous la signature: Maufrigneuse.


L’AVENTURE

DE WALTER SCHNAFFS.

A Robert Pinchon.

Depuis son entrée en France avec l’armée d’invasion, Walter Schnaffs se jugeait le plus malheureux des hommes. Il était gros, marchait avec peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusement des pieds qu’il avait fort plats et fort gras. Il était en outre pacifique et bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, père de quatre enfants qu’il adorait et marié avec une jeune femme blonde, dont il regrettait désespérément chaque soir les tendresses, les petits soins et les baisers. Il aimait se lever tard et se coucher tôt, manger lentement de bonnes choses et boire de la bière dans les brasseries. Il songeait en outre que tout ce qui est doux dans l’existence disparaît avec la vie; et il gardait au cœur une haine épouvantable, instinctive et raisonnée en même temps, pour les canons, les fusils, les revolvers et les sabres, mais surtout pour les baïonnettes, se sentant incapable de manœuvrer assez vivement cette arme rapide pour défendre son gros ventre.

Et quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roulé dans son manteau à côté des camarades qui ronflaient, il pensait longuement aux siens laissés là-bas et aux dangers semés sur sa route:—S’il était tué, que deviendraient les petits? Qui donc les nourrirait et les élèverait? A l’heure même, ils n’étaient pas riches, malgré les dettes qu’il avait contractées en partant pour leur laisser quelque argent. Et Walter Schnaffs pleurait quelquefois.

Au commencement des batailles il se sentait dans les jambes de telles faiblesses qu’il se serait laissé tomber, s’il n’avait songé que toute l’armée lui passerait sur le corps. Le sifflement des balles hérissait le poil sur sa peau.

Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans l’angoisse.

Son corps d’armée s’avançait vers la Normandie; et il fut un jour envoyé en reconnaissance avec un faible détachement qui devait simplement explorer une partie du pays et se replier ensuite. Tout semblait calme dans la campagne; rien n’indiquait une résistance préparée.

Or, les Prussiens descendaient avec tranquillité dans une petite vallée que coupaient des ravins profonds quand une fusillade violente les arrêta net, jetant bas une vingtaine des leurs; et une troupe de francs-tireurs, sortant brusquement d’un petit bois grand comme la main, s’élança en avant, la baïonnette au fusil.

Walter Schnaffs demeura d’abord immobile, tellement surpris et éperdu qu’il ne pensait même pas à fuir. Puis un désir fou de détaler le saisit; mais il songea aussitôt qu’il courait comme une tortue en comparaison des maigres Français qui arrivaient en bondissant comme un troupeau de chèvres. Alors, apercevant à six pas devant lui un large fossé plein de broussailles couvertes de feuilles sèches, il y sauta à pieds joints, sans songer même à la profondeur, comme on saute d’un pont dans une rivière.

Il passa, à la façon d’une flèche, à travers une couche épaisse de lianes et de ronces aiguës qui lui déchirèrent la face et les mains, et il tomba lourdement assis sur un lit de pierres.

Levant aussitôt les yeux, il vit le ciel par le trou qu’il avait fait. Ce trou révélateur le pouvait dénoncer, et il se traîna avec précaution, à quatre pattes, au fond de cette ornière, sous le toit de branchages enlacés, allant le plus vite possible, en s’éloignant du lieu du combat. Puis il s’arrêta et s’assit de nouveau, tapi comme un lièvre au milieu des hautes herbes sèches.

Il entendit pendant quelque temps encore des détonations, des cris et des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s’affaiblirent, cessèrent. Tout redevint muet et calme.

Soudain quelque chose remua contre lui. Il eut un sursaut épouvantable. C’était un petit oiseau qui, s’étant posé sur une branche, agitait des feuilles mortes. Pendant près d’une heure, le cœur de Walter Schnaffs en battit à grands coups pressés.

La nuit venait, emplissant d’ombre le ravin. Et le soldat se mit à songer. Qu’allait-il faire? Qu’allait-il devenir? Rejoindre son armée?... Mais comment? Mais par où? Et il lui faudrait recommencer l’horrible vie d’angoisses, d’épouvantes, de fatigues et de souffrances qu’il menait depuis le commencement de la guerre! Non! Il ne se sentait plus ce courage! Il n’aurait plus l’énergie qu’il fallait pour supporter les marches et affronter les dangers de toutes les minutes.

Mais que faire? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s’y cacher jusqu’à la fin des hostilités. Non, certes. S’il n’avait pas fallu manger, cette perspective ne l’aurait pas trop atterré; mais il fallait manger, manger tous les jours.

Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur le territoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient défendre. Des frissons lui couraient sur la peau.

Soudain il pensa: «Si seulement j’étais prisonnier!» Et son cœur frémit de désir, d’un désir violent, immodéré, d’être prisonnier des Français. Prisonnier! Il serait sauvé, nourri, logé, à l’abri des balles et des sabres, sans appréhension possible, dans une bonne prison bien gardée. Prisonnier! Quel rêve!

Et sa résolution fut prise immédiatement:

—Je vais me constituer prisonnier.

Il se leva, résolu à exécuter ce projet sans tarder d’une minute. Mais il demeura immobile, assailli soudain par des réflexions fâcheuses et par des terreurs nouvelles.

Où allait-il se constituer prisonnier? Comment? De quel côté? Et des images affreuses, des images de mort, se précipitèrent dans son âme.

Il allait courir des dangers terribles en s’aventurant seul, avec son casque à pointe, par la campagne.

S’il rencontrait des paysans? Ces paysans, voyant un Prussien perdu, un Prussien sans défense, le tueraient comme un chien errant! Ils le massacreraient avec leurs fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs pelles! Ils en feraient une bouillie, une pâtée, avec l’acharnement des vaincus exaspérés.

S’il rencontrait des francs-tireurs? Ces francs-tireurs, des enragés sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s’amuser, pour passer une heure, histoire de rire en voyant sa tête. Et il se croyait déjà appuyé contre un mur en face de douze canons de fusils, dont les petits trous ronds et noirs semblaient le regarder.

S’il rencontrait l’armée française elle-même? Les hommes d’avant-garde le prendraient pour un éclaireur, pour quelque hardi et malin troupier parti seul en reconnaissance, et ils lui tireraient dessus. Et il entendait déjà les détonations irrégulières des soldats couchés dans les broussailles, tandis que lui, debout au milieu d’un champ, s’affaissait, troué comme une écumoire par les balles qu’il sentait entrer dans sa chair.

Il se rassit, désespéré. Sa situation lui paraissait sans issue.

La nuit était tout à fait venue, la nuit muette et noire. Il ne bougeait plus, tressaillant à tous les bruits inconnus et légers qui passent dans les ténèbres. Un lapin, tapant du cul au bord d’un terrier, faillit faire s’enfuir Walter Schnaffs. Les cris des chouettes lui déchiraient l’âme, le traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des blessures. Il écarquillait ses gros yeux pour tâcher de voir dans l’ombre; et il s’imaginait à tout moment entendre marcher près de lui.

Après d’interminables heures et des angoisses de damné, il aperçut, à travers son plafond de branchages, le ciel qui devenait clair. Alors, un soulagement immense le pénétra; ses membres se détendirent, reposés soudain; son cœur s’apaisa; ses yeux se fermèrent. Il s’endormit.

Quand il se réveilla, le soleil lui parut arrivé à peu près au milieu du ciel; il devait être midi. Aucun bruit ne troublait la paix morne des champs; et Walter Schnaffs s’aperçut qu’il était atteint d’une faim aiguë.

Il bâillait, la bouche humide à la pensée du saucisson, du bon saucisson des soldats; et son estomac lui faisait mal.

Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes étaient faibles, et se rassit pour réfléchir. Pendant deux ou trois heures encore, il établit le pour et le contre, changeant à tout moment de résolution, combattu, malheureux, tiraillé par les raisons les plus contraires.

Une idée lui parut enfin logique et pratique, c’était de guetter le passage d’un villageois seul, sans armes, et sans outils de travail dangereux, de courir au-devant de lui et de se remettre en ses mains en lui faisant bien comprendre qu’il se rendait.

Alors il ôta son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et il sortit sa tête au bord de son trou, avec des précautions infinies.

Aucun être isolé ne se montrait à l’horizon. Là-bas, à droite, un petit village envoyait au ciel la fumée de ses toits, la fumée des cuisines! Là-bas, à gauche, il apercevait, au bout des arbres d’une avenue, un grand château flanqué de tourelles.

Il attendit ainsi jusqu’au soir, souffrant affreusement, ne voyant rien que des vols de corbeaux, n’entendant rien que les plaintes sourdes de ses entrailles.

Et la nuit encore tomba sur lui.

Il s’allongea au fond de sa retraite et il s’endormit d’un sommeil fiévreux, hanté de cauchemars, d’un sommeil d’homme affamé.

L’aurore de nouveau se leva sur sa tête. Il se remit en observation. Mais la campagne restait vide comme la veille; et une peur nouvelle entrait dans l’esprit de Walter Schnaffs, la peur de mourir de faim! Il se voyait étendu au fond de son trou, sur le dos, les yeux fermés. Puis des bêtes, des petites bêtes de toute sorte s’approchaient de son cadavre et se mettaient à le manger, l’attaquant partout à la fois, se glissant sous ses vêtements pour mordre sa peau froide. Et un grand corbeau lui piquait les yeux de son bec effilé.

Alors, il devint fou, s’imaginant qu’il allait s’évanouir de faiblesse et ne plus pouvoir marcher. Et déjà, il s’apprêtait à s’élancer vers le village, résolu à tout oser, à tout braver, quand il aperçut trois paysans qui s’en allaient aux champs avec leurs fourches sur l’épaule, et il replongea dans sa cachette.

Mais, dès que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement du fossé, et se mit en route, courbé, craintif, le cœur battant, vers le château lointain, préférant entrer là dedans plutôt qu’au village qui lui semblait redoutable comme une tanière pleine de tigres.

Les fenêtres d’en bas brillaient. Une d’elles était même ouverte; et une forte odeur de viande cuite s’en échappait, une odeur qui pénétra brusquement dans le nez et jusqu’au fond du ventre de Walter Schnaffs, qui le crispa, le fit haleter, l’attirant irrésistiblement, lui jetant au cœur une audace désespérée.

Et brusquement, sans réfléchir, il apparut, casqué, dans le cadre de la fenêtre.

Huit domestiques dînaient autour d’une grande table. Mais soudain une bonne demeura béante, laissant tomber son verre, les yeux fixes. Tous les regards suivirent le sien!

On aperçut l’ennemi!

Seigneur! les Prussiens attaquaient le château!...

Ce fut d’abord un cri, un seul cri, fait de huit cris poussés sur huit tons différents, un cri d’épouvante horrible, puis une levée tumultueuse, une bousculade, une mêlée, une fuite éperdue vers la porte du fond. Les chaises tombaient, les hommes renversaient les femmes et passaient dessus. En deux secondes, la pièce fut vide, abandonnée, avec la table couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupéfait, toujours debout dans sa fenêtre.

Après quelques instants d’hésitation, il enjamba le mur d’appui et s’avança vers les assiettes. Sa faim exaspérée le faisait trembler comme un fiévreux: mais une terreur le retenait, le paralysait encore. Il écouta. Toute la maison semblait frémir; des portes se fermaient, des pas rapides couraient sur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet tendait l’oreille à ces confuses rumeurs; puis il entendit des bruits sourds comme si des corps fussent tombés dans la terre molle, au pied des murs, des corps humains sautant du premier étage.

Puis tout mouvement, toute agitation cessèrent, et le grand château devint silencieux comme un tombeau.

Walter Schnaffs s’assit devant une assiette restée intacte, et il se mit à manger. Il mangeait par grandes bouchées comme s’il eût craint d’être interrompu trop tôt, de n’en pouvoir engloutir assez. Il jetait à deux mains les morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe; et des paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans l’estomac, gonflant sa gorge en passant. Parfois, il s’interrompait, prêt à crever à la façon d’un tuyau trop plein. Il prenait alors la cruche au cidre et se déblayait l’œsophage comme on lave un conduit bouché.

Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les bouteilles; puis, saoul de liquide et de mangeaille, abruti, rouge, secoué par des hoquets, l’esprit troublé et la bouche grasse, il déboutonna son uniforme pour souffler, incapable d’ailleurs de faire un pas. Ses yeux se fermaient, ses idées s’engourdissaient; il posa son front pesant dans ses bras croisés sur la table, et il perdit doucement la notion des choses et des faits.

Le dernier croissant éclairait vaguement l’horizon au-dessus des arbres du parc. C’était l’heure froide qui précède le jour.

Des ombres glissaient dans les fourrés, nombreuses et muettes; et parfois, un rayon de lune faisait reluire dans l’ombre une pointe d’acier.

Le château tranquille dressait sa grande silhouette noire. Deux fenêtres seules brillaient encore au rez-de-chaussée.

Soudain, une voix tonnante hurla:

—En avant! nom d’un nom! à l’assaut! mes enfants!

Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitres s’enfoncèrent sous un flot d’hommes qui s’élança, brisa, creva tout, envahit la maison. En un instant cinquante soldats armés jusqu’aux cheveux, bondirent dans la cuisine où reposait pacifiquement Walter Schnaffs, et lui posant sur la poitrine cinquante fusils chargés, le culbutèrent, le roulèrent, le saisirent, le lièrent des pieds à la tête.

Il haletait d’ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu, crossé et fou de peur.

Et tout d’un coup, un gros militaire chamarré d’or lui planta son pied sur le ventre en vociférant:

—Vous êtes mon prisonnier, rendez-vous!

Le Prussien n’entendit que ce seul mot «prisonnier», et il gémit: «ya, ya, ya».

Il fut relevé, ficelé sur une chaise, et examiné avec une vive curiosité par ses vainqueurs qui soufflaient comme des baleines. Plusieurs s’assirent, n’en pouvant plus d’émotion et de fatigue.

Il souriait, lui, il souriait maintenant, sûr d’être enfin prisonnier!

Un autre officier entra et prononça:

—Mon colonel, les ennemis se sont enfuis; plusieurs semblent avoir été blessés. Nous restons maîtres de la place.

Le gros militaire qui s’essuyait le front vociféra: «Victoire!»

Et il écrivit sur un petit agenda de commerce tiré de sa poche:

«Après une lutte acharnée, les Prussiens ont dû battre en retraite, emportant leurs morts et leurs blessés, qu’on évalue à cinquante hommes hors de combat. Plusieurs sont restés entre nos mains.»

Le jeune officier reprit:

—Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel?

Le colonel répondit:

—Nous allons nous replier pour éviter un retour offensif avec de l’artillerie et des forces supérieures.

Et il donna l’ordre de repartir.

La colonne se reforma dans l’ombre, sous les murs du château, et se mit en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffs garrotté, tenu par six guerriers le revolver au poing.

Des reconnaissances furent envoyées pour éclairer la route. On avançait avec prudence, faisant halte de temps en temps.

Au jour levant, on arrivait à la sous-préfecture de La Roche-Oysel, dont la garde nationale avait accompli ce fait d’armes.

La population anxieuse et surexcitée attendait. Quand on aperçut le casque du prisonnier, des clameurs formidables éclatèrent. Les femmes levaient les bras; des vieilles pleuraient; un aïeul lança sa béquille au Prussien et blessa le nez d’un de ses gardiens.

Le colonel hurlait:

—Veillez à la sûreté du captif!

On parvint enfin à la maison de ville. La prison fut ouverte, et Walter Schnaffs jeté dedans, libre de liens.

Deux cents hommes en armes montèrent la garde autour du bâtiment.

Alors, malgré des symptômes d’indigestion qui le tourmentaient depuis quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit à danser, à danser éperdument, en levant les bras et les jambes, à danser en poussant des rires frénétiques, jusqu’au moment où il tomba, épuisé au pied d’un mur.

Il était prisonnier! Sauvé!

C’est ainsi que le château de Champignet fut repris à l’ennemi après six heures seulement d’occupation.

Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire à la tête des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut décoré.

L’Aventure de Walter Schnaffs a paru dans le Gaulois du mercredi 11 avril 1883.


LA TOMBE.

Le dix-sept juillet mil huit cent quatre-vingt-trois, à deux heures et demie du matin, le gardien du cimetière de Béziers, qui habitait un petit pavillon au bout du champ des morts, fut réveillé par les jappements de son chien enfermé dans la cuisine.

Il descendit aussitôt et vit que l’animal flairait sous la porte en aboyant avec fureur, comme si quelque vagabond eût rôdé autour de la maison. Le gardien Vincent prit alors son fusil et sortit avec précaution.

Son chien partit en courant dans la direction de l’allée du général Bonnet et s’arrêta net auprès du monument de Mme Tomoiseau.

Le gardien, avançant alors avec précaution, aperçut bientôt une petite lumière du côté de l’allée Malenvers. Il se glissa entre les tombes et fut témoin d’un acte horrible de profanation.

Un homme avait déterré le cadavre d’une jeune femme ensevelie la veille, et il le tirait hors de la tombe.

Une petite lanterne sourde, posée sur un tas de terre, éclairait cette scène hideuse.

Le gardien Vincent, s’étant élancé sur ce misérable, le terrassa, lui lia les mains et le conduisit au poste de police.

C’était un jeune avocat de la ville, riche, bien vu, du nom de Courbataille.

Il fut jugé. Le ministère public rappela les actes monstrueux du sergent Bertrand et souleva l’auditoire.

Des frissons d’indignation passaient dans la foule. Quand le magistrat s’assit, des cris éclatèrent: «A mort! A mort!» Le président eut grand’peine à faire rétablir le silence.

Puis il prononça d’un ton grave:

«Prévenu qu’avez-vous à dire pour votre défense?»

Courbataille, qui n’avait point voulu d’avocat, se leva. C’était un beau garçon, grand, brun, avec un visage ouvert, des traits énergiques, un œil hardi.

Des sifflets jaillirent du public.

Il ne se troubla pas, et se mit à parler d’une voix un peu voilée, un peu basse d’abord, mais qui s’affermit peu à peu.

«Monsieur le président,

«Messieurs les jurés,

«J’ai très peu de choses à dire. La femme dont j’ai violé la tombe avait été ma maîtresse. Je l’aimais.

«Je l’aimais, non point d’un amour sensuel, non point d’une simple tendresse d’âme et de cœur, mais d’un amour absolu, complet, d’une passion éperdue.

«Écoutez-moi:

«Quand je l’ai rencontrée pour la première fois, j’ai ressenti, en la voyant, une étrange sensation. Ce ne fut point de l’étonnement, ni de l’admiration, ce ne fut point ce qu’on appelle le coup de foudre, mais un sentiment de bien-être délicieux, comme si on m’eût plongé dans un bain tiède. Ses gestes me séduisaient, sa voix me ravissait, toute sa personne me faisait un plaisir infini à regarder. Il me semblait aussi que je la connaissais depuis longtemps, que je l’avais vue déjà. Elle portait en elle quelque chose de mon esprit.

«Elle m’apparaissait comme une réponse à un appel jeté par mon âme, à cet appel vague et continu que nous poussons vers l’Espérance durant tout le cours de notre vie.

«Quand je la connus un peu plus, la seule pensée de la revoir m’agitait d’un trouble exquis et profond; le contact de sa main dans ma main était pour moi un tel délice que je n’en avais point imaginé de semblable auparavant, son sourire me versait dans les yeux une allégresse folle, me donnait envie de courir, de danser, de me rouler par terre.

«Elle devint donc ma maîtresse.

«Elle fut plus que cela, elle fut ma vie même. Je n’attendais plus rien sur la terre, je ne désirais rien, plus rien. Je n’enviais plus rien.

«Or, un soir, comme nous étions allés nous promener un peu loin le long de la rivière, la pluie nous surprit. Elle eut froid.

«Le lendemain une fluxion de poitrine se déclara. Huit jours plus tard elle expirait.

«Pendant les heures d’agonie, l’étonnement, l’effarement m’empêchèrent de bien comprendre, de bien réfléchir.

«Quand elle fut morte, le désespoir brutal m’étourdit tellement que je n’avais plus de pensée. Je pleurais.

«Pendant toutes les horribles phases de l’ensevelissement ma douleur aiguë, furieuse, était encore une douleur de fou, une sorte de douleur sensuelle, physique.

«Puis quand elle fut partie, quand elle fut en terre, mon esprit redevint net tout d’un coup et je passai par toute une suite de souffrances morales si épouvantables que l’amour même qu’elle m’avait donné était cher à ce prix-là.

«Alors entra en moi cette idée fixe:

«Je ne la reverrai plus.»

«Quand on réfléchit à cela pendant un jour tout entier, une démence vous emporte! Songez! Un être est là, que vous adorez, un être unique, car dans toute l’étendue de la terre il n’en existe pas un second qui lui ressemble. Cet être s’est donné à vous, il crée avec vous cette union mystérieuse qu’on nomme l’Amour. Son œil vous semble plus vaste que l’espace, plus charmant que le monde, son œil clair où sourit la tendresse. Cet être vous aime. Quand il vous parle, sa voix vous verse un flot de bonheur.

«Et tout d’un coup il disparaît! Songez! Il disparaît non pas seulement pour vous, mais pour toujours. Il est mort. Comprenez-vous ce mot? Jamais, jamais, jamais, nulle part, cet être n’existera plus. Jamais cet œil ne regardera plus rien; jamais cette voix, jamais une voix pareille, parmi toutes les voix humaines, ne prononcera de la même façon un des mots que prononçait la sienne.

«Jamais aucun visage ne renaîtra semblable au sien. Jamais, jamais! On garde les moules des statues; on conserve des empreintes qui refont des objets avec les mêmes contours et les mêmes couleurs. Mais ce corps et ce visage, jamais ils ne reparaîtront sur la terre. Et pourtant il en naîtra des milliers de créatures, des millions, des milliards, et bien plus encore, et parmi toutes les femmes futures, jamais celle-là ne se retrouvera. Est-ce possible? On devient fou en y songeant!

«Elle a existé vingt ans, pas plus, et elle a disparu pour toujours, pour toujours, pour toujours! Elle pensait, elle souriait, elle m’aimait. Plus rien. Les mouches qui meurent à l’automne sont autant que nous dans la création. Plus rien! Et je pensais que son corps, son corps frais, chaud, si doux, si blanc, si beau, s’en allait en pourriture dans le fond d’une boîte sous la terre. Et son âme, sa pensée, son amour, où?

«Ne plus la revoir! Ne plus la revoir! L’idée me hantait de ce corps décomposé, que je pourrais peut-être reconnaître pourtant. Et je voulus le regarder encore une fois!

«Je partis avec une bêche, une lanterne, un marteau. Je sautai par-dessus le mur du cimetière. Je retrouvai le trou de sa tombe; on ne l’avait pas encore tout à fait rebouché.

«Je mis le cercueil à nu. Et je soulevai une planche. Une odeur abominable, le souffle infâme des putréfactions me monta dans la figure. Oh! son lit, parfumé d’iris!

«J’ouvris la bière cependant, et je plongeai dedans ma lanterne allumée, et je la vis. Sa figure était bleue, bouffie, épouvantable! Un liquide noir avait coulé de sa bouche.

«Elle! c’était elle! Une horreur me saisit. Mais j’allongeai le bras et je pris ses cheveux pour attirer à moi cette face monstrueuse!

«C’est alors qu’on m’arrêta.

«Toute la nuit j’ai gardé, comme on garde le parfum d’une femme après une étreinte d’amour, l’odeur immonde de cette pourriture, l’odeur de ma bien-aimée!

«Faites de moi ce que vous voudrez.»

Un étrange silence paraissait peser sur la salle. On semblait attendre quelque chose encore. Les jurés se retirèrent pour délibérer.

Quand ils rentrèrent au bout de quelques minutes, l’accusé semblait sans craintes, et même sans pensée.

Le président, avec les formules d’usage, lui annonça que ses juges le déclaraient innocent.

Il ne fit pas un geste, et le public applaudit.

La Tombe a paru dans le Gil Blas du 29 juillet 1883, sous la signature: Maufrigneuse.


NOTES D’UN VOYAGEUR.

Sept heures. Un coup de sifflet; nous partons. Le train passe sur les plaques tournantes avec le bruit que font les orages au théâtre; puis il s’enfonce dans la nuit, haletant, soufflant sa vapeur, éclairant de reflets rouges des murs, des haies, des bois, des champs.

Nous sommes six, trois sur chaque banquette, sous la lumière du quinquet. En face de moi, une grosse dame avec un gros monsieur, un vieux ménage. Un bossu tient le coin de gauche. A mes côtés, un jeune ménage, ou du moins, un jeune couple! Sont-ils mariés? La jeune femme est jolie, semble modeste, mais elle est trop parfumée. Quel est ce parfum-là? Je le connais sans le déterminer. Ah! j’y suis. Peau d’Espagne? Cela ne dit rien. Attendons.

La grosse dame dévisage la jeune avec un air d’hostilité qui me donne à penser. Le gros monsieur ferme les yeux. Déjà! Le bossu s’est roulé en boule. Je ne vois plus où sont ses jambes. On n’aperçoit que son regard brillant sous une calotte grecque à gland rouge. Puis il plonge dans sa couverture de voyage. On dirait un petit paquet jeté sur la banquette.

Seule la vieille dame reste en éveil, soupçonneuse, inquiète, comme un gardien chargé de veiller sur l’ordre et sur la moralité du wagon.

Les jeunes gens demeurent immobiles, les genoux enveloppés du même châle, les yeux ouverts, sans parler; sont-ils mariés?

Je fais à mon tour semblant de dormir et je guette.

Neuf heures. La grosse dame va succomber, elle ferme les yeux coup sur coup, penche la tête vers sa poitrine et la relève par saccades. C’est fait. Elle dort.

O sommeil, mystère ridicule qui donnes au visage les aspects les plus grotesques, tu es le révélateur de la laideur humaine. Tu fais apparaître tous les défauts, les difformités et les tares! Tu fais que chaque figure touchée par toi devient aussitôt une caricature.

Je me lève et j’étends le léger voile bleu sur le quinquet. Puis je m’assoupis à mon tour.

De temps en temps, l’arrêt du train me réveille. Un employé crie le nom d’une ville, puis nous repartons.

Voici l’aurore. Nous suivons le Rhône, qui descend vers la Méditerranée. Tout le monde dort. Les jeunes gens sont enlacés. Un pied de la jeune femme est sorti du châle. Elle a des bas blancs! C’est commun: ils sont mariés. On ne sent pas bon dans le compartiment. J’ouvre une fenêtre pour changer l’air. Le froid réveille tout le monde, à l’exception du bossu qui ronfle comme une toupie sous sa couverture.

La laideur des faces s’accentue encore sous la lumière du jour nouveau.

La grosse dame, rouge, dépeignée, affreuse, jette un regard circulaire et méchant à ses voisins. La jeune femme regarde en souriant son compagnon. Si elle n’était point mariée elle aurait d’abord contemplé son miroir!

Voici Marseille. Vingt minutes d’arrêt. Je déjeune. Nous repartons. Nous avons le bossu en moins et deux vieux messieurs en plus.

Alors les deux ménages, l’ancien et le nouveau, déballent des provisions. Poulet par-ci, veau froid par-là, sel et poivre dans du papier, cornichons dans un mouchoir, tout ce qui peut vous dégoûter des nourritures pendant l’éternité! Je ne sais rien de plus commun, de plus grossier, de plus inconvenant, de plus mal appris que de manger dans un wagon où se trouvent d’autres voyageurs.

S’il gèle, ouvrez les portières! S’il fait chaud, fermez-les et fumez la pipe, eussiez-vous horreur du tabac; mettez-vous à chanter, aboyez, livrez-vous aux excentricités les plus gênantes, retirez vos bottines et vos chaussettes et coupez les ongles de vos pieds; tâchez de rendre enfin à ces voisins mal élevés la monnaie de leur savoir-vivre.

L’homme prévoyant emporte une fiole de benzine ou de pétrole pour la répandre sur les coussins dès qu’on se met à dîner près de lui. Tout est permis, tout est trop doux pour les rustres qui vous empoisonnent par l’odeur de leurs mangeailles.

Nous suivons la mer bleue. Le soleil tombe en pluie sur la côte peuplée de villes charmantes.

Voici Saint-Raphaël. Là-bas est Saint-Tropez, petite capitale de ce pays désert inconnu et ravissant qu’on nomme les Montagnes des Maures. Un grand fleuve sur lequel aucun pont n’est jeté, l’Argens, sépare du continent cette presqu’île sauvage, où l’on peut marcher un jour entier sans rencontrer un être, où les villages, perchés sur les monts, sont demeurés tels que jadis, avec leurs maisons orientales, leurs arcades, leurs portes cintrées, sculptées et basses.

Aucun chemin de fer, aucune voiture publique ne pénètre dans ces vallons superbes et boisés. Seule, une antique patache porte les lettres de Hyères et de Saint-Tropez.

Nous filons. Voici Cannes, si jolie au bord de ses deux golfes, en face des îles de Lérins qui seraient, si on les pouvait joindre à la terre, deux paradis pour les malades.

Voici le golfe de Juan; l’escadre cuirassée semble endormie sur l’eau.

Voici Nice. On a fait, paraît-il, une exposition dans cette ville. Allons la voir.

On suit un boulevard qui a l’air d’un marais et on parvient, sur une hauteur, à un bâtiment d’un goût douteux et qui ressemble, en tout petit, au grand palais du Trocadéro.

Là dedans, quelques promeneurs au milieu d’un chaos de caisses.

L’exposition, ouverte depuis longtemps déjà, sera prête sans doute pour l’année prochaine.

L’intérieur serait joli s’il était terminé. Mais... il en est loin.

Deux sections m’attirent surtout: «les comestibles et les beaux-arts». Hélas! voici bien des fruits confits de Grasse, des dragées, mille choses exquises à manger... Mais... il est interdit d’en vendre... On ne peut que les regarder... Et cela pour ne point nuire au commerce de ville! Exposer des sucreries pour la seule joie du regard et avec défense d’y goûter me paraît certes une des plus belles inventions de l’esprit humain.

Les beaux-arts sont... en préparation. On a ouvert cependant quelques salles où l’on voit de fort beaux paysages de Harpignies, de Guillemet, de Le Poittevin, un superbe portrait de Mlle Alice Regnault par Courtois, un délicieux Béraud, etc... Le reste... après déballage.

Comme il faut, quand on visite, visiter tout, je veux m’offrir une ascension libre et je me dirige vers le ballon de M. Godard et Cie.

Le mistral souffle. L’aérostat se balance d’une manière inquiétante. Puis une détonation se produit. Ce sont les cordes du filet qui se rompent. On interdit au public l’entrée de l’enceinte. On me met également à la porte.

Je grimpe sur ma voiture et je regarde.

De seconde en seconde, quelques nouvelles attaches claquent avec un bruit singulier, et la peau brune du ballon s’efforce de sortir des mailles qui la retiennent. Puis soudain, sous une rafale plus violente, une déchirure immense ouvre de bas en haut la grosse boule volante, qui s’abat comme une toile flasque, crevée et morte.

A mon réveil, le lendemain, je me fais apporter les journaux de la ville et je lis avec stupeur: «La tempête qui règne actuellement sur notre littoral a obligé l’administration des ballons captifs et libres de Nice, pour éviter un accident, de dégonfler son grand aérostat.

Le système de dégonflement instantané qu’a employé M. Godard est une de ses inventions qui lui font le plus grand honneur.»

Oh! Oh! Oh! Oh!

O brave public!

Toute la côte de la Méditerranée est la Californie des pharmaciens. Il faut être dix fois millionnaire pour oser acheter une simple boîte de pâte pectorale chez ces commerçants superbes qui vendent le jujube au prix des diamants.

On peut aller de Nice à Monaco par la Corniche, en suivant la mer. Rien de plus joli que cette route taillée dans le roc, qui contourne des golfes, passe sous des voûtes, court et circule dans le flanc de la montagne au milieu d’un paysage admirable.

Voici Monaco sur son rocher, et, derrière, Monte-Carlo... Chut!... Quand on aime le jeu, je comprends qu’on adore cette jolie petite ville. Mais comme elle est morne et triste pour ceux qui ne jouent point! On n’y trouve aucun autre plaisir, aucune autre distraction.

Plus loin, c’est Menton, le point le plus chaud de la côte et le plus fréquenté par les malades. Là, les oranges mûrissent et les poitrinaires guérissent.

Je prends le train de nuit pour retourner à Cannes. Dans mon wagon, deux dames et un Marseillais qui raconte obstinément des drames de chemin de fer, des assassinats et des vols.

«... J’ai connu un Corse, madame, qui s’en venait à Paris avec son fils. Je parle de loin, c’était dans les premiers temps de la ligne P. L. M. Je monte avec eux, puisque nous étions amis, et nous voici partis.

«Le fils, qui avait vingt ans, n’en revenait pas de voir courir le convoi, et il restait tout le temps penché à la portière pour regarder. Son père lui disait sans cesse: «Hé! prends garde, Mathéo, de te pencher trop, que tu pourrais te faire mal.» Mais le garçon ne répondait seulement point.

«Moi je disais au père:

—«Té, laisse-le donc, si ça l’amuse.

«Mais le père reprenait:

—«Allons, Mathéo, ne te penche pas comme ça.

«Alors, comme le fils n’entendait point, il le prit par son vêtement pour le faire rentrer dans le wagon, et il tira.

«Mais voilà que le corps nous tomba sur les genoux. Il n’avait plus de tête, madame... elle avait été coupée par un tunnel. Et le cou ne saignait seulement plus; tout avait coulé le long de la route...»

Une des dames poussa un soupir, ferma les yeux, et s’abattit vers sa voisine. Elle avait perdu connaissance...

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