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Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 07

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Une Veuve a paru dans le Gaulois du vendredi 1er septembre 1882.


MADEMOISELLE
COCOTTE.

Nous allions sortir de l’Asile quand j’aperçus dans un coin de la cour un grand homme maigre qui faisait obstinément le simulacre d’appeler un chien imaginaire. Il criait, d’une voix douce, d’une voix tendre: «Cocotte, ma petite Cocotte, viens ici, Cocotte, viens ici, ma belle», en tapant sur sa cuisse comme on fait pour attirer les bêtes. Je demandai au médecin:

—Qu’est-ce que celui-là?

Il me répondit:

—Oh! celui-là n’est pas intéressant. C’est un cocher, nommé François, devenu fou après avoir noyé son chien.

J’insistai:

—Dites-moi donc son histoire. Les choses les plus simples, les plus humbles, sont parfois celles qui nous mordent le plus au cœur.

Et voici l’aventure de cet homme qu’on avait sue tout entière par un palefrenier, son camarade.

«Dans la banlieue de Paris vivait une famille de bourgeois riches. Ils habitaient une élégante villa au milieu d’un parc, au bord de la Seine. Le cocher était ce François, gars de campagne, un peu lourdaud, bon cœur, niais, facile à duper.

Comme il rentrait un soir chez ses maîtres, un chien se mit à le suivre. Il n’y prit point garde d’abord; mais l’obstination de la bête à marcher sur ses talons le fit bientôt se retourner. Il regarda s’il connaissait ce chien. Non, il ne l’avait jamais vu.

C’était une chienne d’une maigreur affreuse avec de grandes mamelles pendantes. Elle trottinait derrière l’homme d’un air lamentable et affamé, la queue entre les pattes, les oreilles collées contre la tête, et s’arrêtait quand il s’arrêtait, repartant quand il repartait.

Il voulait chasser ce squelette de bête et cria: «Va-t’en. Veux-tu bien te sauver! Hou! hou!» Elle s’éloigna de quelques pas et se planta sur son derrière, attendant; puis, dès que le cocher se remit en marche, elle repartit derrière lui.

Il fit semblant de ramasser des pierres. L’animal s’enfuit un peu plus loin avec un grand ballottement de ses mamelles flasques; mais il revint aussitôt que l’homme eut tourné le dos.

Alors le cocher François, pris de pitié, l’appela. La chienne s’approcha timidement, l’échine pliée en cercle, et toutes les côtes soulevant sa peau. L’homme caressa ces os saillants, et, tout ému par cette misère de bête: «Allons, viens!» dit-il. Aussitôt elle remua la queue, se sentant accueillie, adoptée, et, au lieu de rester dans les mollets de son nouveau maître, elle se mit à courir devant lui.

Il l’installa sur la paille dans son écurie; puis il courut à la cuisine chercher du pain. Quand elle eut mangé tout son soûl, elle s’endormit, couchée en rond.

Le lendemain, les maîtres, avertis par leur cocher, permirent qu’il gardât l’animal. C’était une bonne bête, caressante et fidèle, intelligente et douce.

Mais, bientôt, on lui reconnut un défaut terrible. Elle était enflammée d’amour d’un bout à l’autre de l’année. Elle eut fait, en quelque temps, la connaissance de tous les chiens de la contrée qui se mirent à rôder autour d’elle jour et nuit. Elle leur partageait ses faveurs avec une indifférence de fille, semblait au mieux avec tous, traînait derrière elle une vraie meute composée des modèles les plus différents de la race aboyante, les uns gros comme le poing, les autres grands comme des ânes. Elle les promenait par les routes en des courses interminables, et quand elle s’arrêtait pour se reposer sur l’herbe, ils faisaient cercle autour d’elle, et la contemplaient la langue tirée.

Les gens du pays la considéraient comme un phénomène; jamais on n’avait vu pareille chose. Le vétérinaire n’y comprenait rien.

Quand elle était rentrée, le soir, en son écurie, la foule des chiens faisait le siège de la propriété. Ils se faufilaient par toutes les issues de la haie vive qui clôturait le parc, dévastaient les plates-bandes, arrachaient les fleurs, creusaient des trous dans les corbeilles, exaspérant le jardinier. Et ils hurlaient des nuits entières autour du bâtiment où logeait leur amie, sans que rien les décidât à s’en aller.

Dans le jour, ils pénétraient jusque dans la maison. C’était une invasion, une plaie, un désastre. Les maîtres rencontraient à tout moment dans l’escalier et jusque dans les chambres de petits roquets jaunes à queue empanachée, des chiens de chasse, des bouledogues, des loulous rôdeurs à poil sale, vagabonds sans feu ni lieu, des terre-neuve énormes qui faisaient fuir les enfants.

On vit alors dans le pays des chiens inconnus à dix lieues à la ronde, venus on ne sait d’où, vivant on ne sait comment, et qui disparaissaient ensuite.

Cependant François adorait Cocotte. Il l’avait nommée Cocotte, sans malice, bien qu’elle méritât son nom; et il répétait sans cesse: «Cette bête-là, c’est une personne. Il ne lui manque que la parole.»

Il lui avait fait confectionner un collier magnifique en cuir rouge qui portait ces mots gravés sur une plaque de cuivre: «Mademoiselle Cocotte, au cocher François.»

Elle était devenue énorme. Autant elle avait été maigre, autant elle était obèse, avec un ventre gonflé sous lequel pendillaient toujours ses longues mamelles ballottantes. Elle avait engraissé tout d’un coup et elle marchait maintenant avec peine, les pattes écartées à la façon des gens trop gros, la gueule ouverte pour souffler, exténuée aussitôt qu’elle avait essayé de courir.

Elle se montrait d’ailleurs d’une fécondité phénoménale, toujours pleine presque aussitôt que délivrée, donnant le jour quatre fois l’an à un chapelet de petits animaux appartenant à toutes les variétés de la race canine. François, après avoir choisi celui qu’il lui laissait pour «passer son lait», ramassait les autres dans son tablier d’écurie et allait, sans apitoiement, les jeter à la rivière.

Mais bientôt la cuisinière joignit ses plaintes à celles du jardinier. Elle trouvait des chiens jusque sous son fourneau, dans le buffet, dans la soupente au charbon, et ils volaient tout ce qu’ils rencontraient.

Le maître, impatienté, ordonna à François de se débarrasser de Cocotte. L’homme, désolé, chercha à la placer. Personne n’en voulut. Alors il se résolut à la perdre, et il la confia à un voiturier qui devait l’abandonner dans la campagne de l’autre côté de Paris, auprès de Joinville-le-Pont.

Le soir même, Cocotte était revenue.

Il fallait prendre un grand parti. On la livra, moyennant cinq francs, à un chef de train allant au Havre. Il devait la lâcher à l’arrivée.

Au bout de trois jours, elle rentrait dans son écurie, harassée, efflanquée, écorchée, n’en pouvant plus.

Le maître, apitoyé, n’insista pas.

Mais les chiens revinrent bientôt plus nombreux et plus acharnés que jamais. Et comme on donnait, un soir, un grand dîner, une poularde truffée fut emportée par un dogue, au nez de la cuisinière qui n’osa pas la lui disputer.

Le maître, cette fois, se fâcha tout à fait, et, ayant appelé François, il lui dit avec colère:

—Si vous ne me flanquez pas cette bête à l’eau avant demain matin, je vous fiche à la porte, entendez-vous?

L’homme fut atterré, et il remonta dans sa chambre pour faire sa malle, préférant quitter sa place. Puis il réfléchit qu’il ne pourrait entrer nulle part tant qu’il traînerait derrière lui cette bête incommode; il songea qu’il était dans une bonne maison, bien payé, bien nourri; il se dit que vraiment un chien ne valait pas ça; il s’excita au nom de ses propres intérêts; et il finit par prendre résolument le parti de se débarrasser de Cocotte au point du jour.

Il dormit mal, cependant. Dès l’aube, il fut debout et, s’emparant d’une forte corde, il alla chercher la chienne. Elle se leva lentement, se secoua, étira ses membres et vint fêter son maître.

Alors le courage lui manqua, et il se mit à l’embrasser avec tendresse, flattant ses longues oreilles, la baisant sur le museau, lui prodiguant tous les noms tendres qu’il savait.

Mais une horloge voisine sonna six heures. Il ne fallait plus hésiter. Il ouvrit la porte: «Viens», dit-il. La bête remua la queue, comprenant qu’on allait sortir.

Ils gagnèrent la berge, et il choisit une place où l’eau semblait profonde. Alors il noua un bout de la corde au beau collier de cuir, et ramassant une grosse pierre, il l’attacha de l’autre bout. Puis il saisit Cocotte dans ses bras et la baisa furieusement comme une personne qu’on va quitter. Il la tenait serrée sur sa poitrine, la berçait, l’appelait «ma belle Cocotte, ma petite Cocotte», et elle se laissait faire en grognant de plaisir.

Dix fois il la voulut jeter, et toujours le cœur lui manquait.

Mais brusquement il se décida, et de toute sa force il la lança le plus loin possible. Elle essaya d’abord de nager, comme elle faisait lorsqu’on la baignait, mais sa tête, entraînée par la pierre, plongeait coup sur coup; et elle jetait à son maître des regards éperdus, des regards humains, en se débattant comme une personne qui se noie. Puis tout l’avant du corps s’enfonça, tandis que les pattes de derrière s’agitaient follement hors de l’eau; puis elles disparurent aussi.

Alors, pendant cinq minutes, des bulles d’air vinrent crever à la surface comme si le fleuve se fût mis à bouillonner; et François, hagard, affolé, le cœur palpitant, croyait voir Cocotte se tordant dans la vase; et il se disait, dans sa simplicité de paysan: «Qu’est-ce qu’elle pense de moi, à c’t’heure, c’te bête?»

Il faillit devenir idiot; il fut malade pendant un mois; et, chaque nuit, il rêvait de sa chienne; il la sentait qui léchait ses mains; il l’entendait aboyer. Il fallut appeler un médecin. Enfin il alla mieux; et ses maîtres, vers la fin de juin, l’emmenèrent dans leur propriété de Biessard, près de Rouen.

Là encore il était au bord de la Seine. Il se mit à prendre des bains. Il descendait chaque matin avec le palefrenier, et ils traversaient le fleuve à la nage.

Or, un jour, comme ils s’amusaient à batifoler dans l’eau, François cria soudain à son camarade:

—Regarde celle-là qui s’amène. Je vas t’en faire goûter une côtelette.

C’était une charogne énorme, gonflée, pelée, qui s’en venait, les pattes en l’air en suivant le courant.

François s’en approcha en faisant des brasses; et, continuant ses plaisanteries:

—Cristi! elle n’est pas fraîche. Quelle prise! mon vieux. Elle n’est pas maigre non plus.

Et il tournait autour, se maintenant à distance de l’énorme bête en putréfaction.

Puis, soudain, il se tut et il la regarda avec une attention singulière; puis il s’approcha encore comme pour la toucher, cette fois. Il examinait fixement le collier, puis il avança le bras, saisit le cou, fit pivoter la charogne, l’attira tout près de lui, et lut sur le cuivre verdi qui restait adhérent au cuir décoloré: «Mademoiselle Cocotte, au cocher François.»

La chienne morte avait retrouvé son maître à soixante lieues de leur maison!

Il poussa un cri épouvantable et il se mit à nager de toute sa force vers la berge, en continuant à hurler; et, dès qu’il eut atteint la terre, il se sauva éperdu, tout nu, par la campagne. Il était fou!»

Mademoiselle Cocotte a paru dans le Gil-Blas du mardi 20 mars 1883, sous la signature: Maufrigneuse.


LES BIJOUX.

Monsieur Lantin ayant rencontré cette jeune fille, dans une soirée, chez son sous-chef de bureau, l’amour l’enveloppa comme un filet.

C’était la fille d’un percepteur de province, mort depuis plusieurs années. Elle était venue ensuite à Paris avec sa mère, qui fréquentait quelques familles bourgeoises de son quartier dans l’espoir de marier la jeune personne. Elles étaient pauvres et honorables, tranquilles et douces. La jeune fille semblait le type absolu de l’honnête femme à laquelle le jeune homme sage rêve de confier sa vie. Sa beauté modeste avait un charme de pudeur angélique, et l’imperceptible sourire qui ne quittait point ses lèvres semblait un reflet de son cœur.

Tout le monde chantait ses louanges; tous ceux qui la connaissaient répétaient sans fin: «Heureux celui qui la prendra. On ne pourrait trouver mieux.»

M. Lantin, alors commis principal au ministère de l’Intérieur, aux appointements annuels de trois mille cinq cents francs, la demanda en mariage et l’épousa.

Il fut avec elle invraisemblablement heureux. Elle gouverna sa maison avec une économie si adroite qu’ils semblaient vivre dans le luxe. Il n’était point d’attentions, de délicatesses, de chatteries qu’elle n’eût pour son mari; et la séduction de sa personne était si grande que, six ans après leur rencontre, il l’aimait plus encore qu’aux premiers jours.

Il ne blâmait en elle que deux goûts, celui du théâtre et celui des bijouteries fausses.

Ses amies (elle connaissait quelques femmes de modestes fonctionnaires) lui procuraient à tous moments des loges pour les pièces en vogue, même pour les premières représentations; et elle traînait, bon gré, mal gré, son mari à ces divertissements qui le fatiguaient affreusement après sa journée de travail. Alors il la supplia de consentir à aller au spectacle avec quelque dame de sa connaissance qui la ramènerait ensuite. Elle fut longtemps à céder, trouvant peu convenable cette manière d’agir. Elle s’y décida enfin par complaisance, et il lui en sut un gré infini.

Or ce goût pour le théâtre fit bientôt naître en elle le besoin de se parer. Ses toilettes demeuraient toutes simples, il est vrai, de bon goût toujours, mais modestes; et sa grâce douce, sa grâce irrésistible, humble et souriante, semblait acquérir une saveur nouvelle de la simplicité de ses robes, mais elle prit l’habitude de pendre à ses oreilles deux gros cailloux du Rhin qui simulaient des diamants, et elle portait des colliers de perles fausses, des bracelets en similor, des peignes agrémentés de verroteries variées jouant les pierres fines.

Son mari, que choquait un peu cet amour du clinquant, répétait souvent: «Ma chère, quand on n’a pas le moyen de se payer des bijoux véritables, on ne se montre parée que de sa beauté et de sa grâce, voilà encore les plus rares joyaux.»

Mais elle souriait doucement et répétait: «Que veux-tu? J’aime ça. C’est mon vice. Je sais bien que tu as raison; mais on ne se refait pas. J’aurais adoré les bijoux, moi!»

Et elle faisait rouler dans ses doigts les colliers de perles, miroiter les facettes des cristaux taillés, en répétant: «Mais regarde donc comme c’est bien fait. On jurerait du vrai.»

Il souriait en déclarant: «Tu as des goûts de bohémienne.»

Quelquefois, le soir, quand ils demeuraient en tête à tête au coin du feu, elle apportait sur la table où ils prenaient le thé la boîte de maroquin où elle enfermait la «pacotille», selon le mot de M. Lantin; et elle se mettait à examiner ces bijoux imités avec une attention passionnée, comme si elle eût savouré quelque jouissance secrète et profonde; et elle s’obstinait à passer un collier au cou de son mari pour rire ensuite de tout son cœur en s’écriant: «Comme tu es drôle!» Puis se jetait dans ses bras et l’embrassait éperdument.

Comme elle avait été à l’Opéra, une nuit d’hiver, elle rentra toute frissonnante de froid. Le lendemain elle toussait. Huit jours plus tard elle mourait d’une fluxion de poitrine.

Lantin faillit la suivre dans la tombe. Son désespoir fut si terrible que ses cheveux devinrent blancs en un mois. Il pleurait du matin au soir, l’âme déchirée d’une souffrance intolérable, hanté par le souvenir, par le sourire, par la voix, par tout le charme de la morte.

Le temps n’apaisa point sa douleur. Souvent pendant les heures du bureau, alors que les collègues s’en venaient causer un peu des choses du jour, on voyait soudain ses joues se gonfler, son nez se plisser, ses yeux s’emplir d’eau; il faisait une grimace affreuse et se mettait à sangloter.

Il avait gardé intacte la chambre de sa compagne où il s’enfermait tous les jours pour penser à elle; et tous les meubles, ses vêtements mêmes demeuraient à leur place comme ils se trouvaient au dernier jour.

Mais la vie se faisait dure pour lui. Ses appointements, qui, entre les mains de sa femme, suffisaient à tous les besoins du ménage, devenaient, à présent, insuffisants pour lui tout seul. Et il se demandait avec stupeur comment elle avait su s’y prendre pour lui faire boire toujours des vins excellents et manger des nourritures délicates qu’il ne pouvait plus se procurer avec ses modestes ressources.

Il fit quelques dettes et courut après l’argent à la façon des gens réduits aux expédients. Un matin enfin, comme il se trouvait sans un sou, une semaine entière avant la fin du mois, il songea à vendre quelque chose; et tout de suite la pensée lui vint de se défaire de la «pacotille» de sa femme, car il avait gardé au fond du cœur une sorte de rancune contre ces «trompe-l’œil» qui l’irritaient autrefois. Leur vue même, chaque jour, lui gâtait un peu le souvenir de sa bien-aimée.

Il chercha longtemps dans le tas de clinquant qu’elle avait laissé, car jusqu’aux derniers jours de sa vie elle en avait acheté obstinément, rapportant presque chaque soir un objet nouveau, et il se décida pour le grand collier qu’elle semblait préférer, et qui pouvait bien valoir, pensait-il, six ou huit francs, car il était vraiment d’un travail très soigné pour du faux.

Il le mit en sa poche et s’en alla vers son ministère en suivant les boulevards, cherchant une boutique de bijoutier qui lui inspirât confiance.

Il en vit une enfin et entra, un peu honteux d’étaler ainsi sa misère et de chercher à vendre une chose de si peu de prix.

—Monsieur, dit-il au marchand, je voudrais bien savoir ce que vous estimez ce morceau.

L’homme reçut l’objet, l’examina, le retourna, le soupesa, prit une loupe, appela son commis, lui fit tout bas des remarques, reposa le collier sur son comptoir et le regarda de loin pour mieux juger de l’effet.

M. Lantin, gêné par toutes ces cérémonies, ouvrait la bouche pour déclarer: «Oh! je sais bien que cela n’a aucune valeur,»—quand le bijoutier prononça:

—Monsieur, cela vaut de douze à quinze mille francs, mais je ne pourrais l’acheter que si vous m’en faisiez connaître exactement la provenance.

Le veuf ouvrit des yeux énormes et demeura béant, ne comprenant pas. Il balbutia enfin: «Vous dites?... Vous êtes sûr.» L’autre se méprit sur son étonnement, et, d’un ton sec: «Vous pouvez chercher ailleurs si on vous en donne davantage. Pour moi cela vaut, au plus, quinze mille. Vous reviendrez me trouver si vous ne trouvez pas mieux.»

M. Lantin, tout à fait idiot, reprit son collier et s’en alla, obéissant à un confus besoin de se trouver seul et de réfléchir.

Mais, dès qu’il fut dans la rue, un besoin de rire le saisit, et il pensa: «L’imbécile! oh! l’imbécile! si je l’avais pris au mot tout de même! En voilà un bijoutier qui ne sait pas distinguer le faux du vrai!»

Et il pénétra chez un autre marchand, à l’entrée de la rue de la Paix. Dès qu’il eut aperçu le bijou, l’orfèvre s’écria:

—Ah! parbleu, je le connais bien, ce collier; il vient de chez moi.

M. Lantin, fort troublé, demanda:

—Combien vaut-il?

—Monsieur, je l’ai vendu vingt-cinq mille. Je suis prêt à le reprendre pour dix-huit mille, quand vous m’aurez indiqué, pour obéir aux prescriptions légales, comment vous en êtes détenteur.

Cette fois, M. Lantin s’assit perclus d’étonnement. Il reprit:

—Mais..., mais, examinez-le bien attentivement, monsieur, j’avais cru jusqu’ici qu’il était en... en faux.

Le joaillier reprit:

—Voulez-vous me dire votre nom, monsieur?

—Parfaitement. Je m’appelle Lantin, je suis employé au ministère de l’Intérieur, je demeure 16, rue des Martyrs.

Le marchand ouvrit ses registres, rechercha, et prononça:

—Ce collier a été envoyé en effet à l’adresse de Mme Lantin, 16, rue des Martyrs, le 20 juillet 1876.

Et les deux hommes se regardèrent dans les yeux, l’employé éperdu de surprise, l’orfèvre flairant un voleur.

Celui-ci reprit:

—Voulez-vous me laisser cet objet pendant vingt-quatre heures seulement, je vais vous en donner un reçu.

M. Lantin balbutia:

—Mais oui, certainement. Et il sortit en pliant le papier qu’il mit dans sa poche.

Puis il traversa la rue, la remonta, s’aperçut qu’il se trompait de route, redescendit aux Tuileries, passa la Seine, reconnut encore son erreur, revint aux Champs-Élysées sans une idée nette dans la tête. Il s’efforçait de raisonner, de comprendre. Sa femme n’avait pu acheter un objet d’une pareille valeur.—Non, certes.—Mais alors, c’était un cadeau! Un cadeau! Un cadeau de qui? Pourquoi?

Il s’était arrêté, et il demeurait debout au milieu de l’avenue. Le doute horrible l’effleura.—Elle?—Mais alors tous les autres bijoux étaient aussi des cadeaux! Il lui sembla que la terre remuait; qu’un arbre, devant lui, s’abattait; il étendit les bras et s’écroula, privé de sentiment.

Il reprit connaissance dans la boutique d’un pharmacien où les passants l’avaient porté. Il se fit reconduire chez lui, et s’enferma.

Jusqu’à la nuit il pleura éperdument, mordant un mouchoir pour ne pas crier. Puis il se mit au lit accablé de fatigue et de chagrin, et il dormit d’un pesant sommeil.

Un rayon de soleil le réveilla, et il se leva lentement pour aller à son ministère. C’était dur de travailler après de pareilles secousses. Il réfléchit alors qu’il pouvait s’excuser auprès de son chef; et il lui écrivit. Puis il songea qu’il fallait retourner chez le bijoutier; et une honte l’empourpra. Il demeura longtemps à réfléchir. Il ne pouvait pourtant pas laisser le collier chez cet homme, il s’habilla et sortit.

Il faisait beau, le ciel bleu s’étendait sur la ville qui semblait sourire. Des flâneurs allaient devant eux, les mains dans leurs poches.

Lantin se dit, en les regardant passer: «Comme on est heureux quand on a de la fortune! Avec de l’argent on peut secouer jusqu’aux chagrins, on va où l’on veut, on voyage, on se distrait! Oh! si j’étais riche!»

Il s’aperçut qu’il avait faim, n’ayant pas mangé depuis l’avant-veille. Mais sa poche était vide, et il se ressouvint du collier. Dix-huit mille francs! Dix-huit mille francs! c’était une somme, cela!

Il gagna la rue de la Paix et commença à se promener de long en large sur le trottoir, en face de la boutique. Dix-huit mille francs! Vingt fois il faillit entrer; mais la honte l’arrêtait toujours.

Il avait faim pourtant, grand’faim, et pas un sou. Il se décida brusquement, traversa la rue en courant pour ne pas se laisser le temps de réfléchir, et il se précipita chez l’orfèvre.

Dès qu’il l’aperçut, le marchand s’empressa, offrit un siège avec une politesse souriante. Les commis eux-mêmes arrivèrent, qui regardaient de côté Lantin, avec des gaietés dans les yeux et sur les lèvres.

Le bijoutier déclara:

—Je me suis renseigné, monsieur, et si vous êtes toujours dans les mêmes dispositions, je suis prêt à vous payer la somme que je vous ai proposée.

L’employé balbutia:

—Mais certainement.

L’orfèvre tira d’un tiroir dix-huit grands billets, les compta, les tendit à Lantin, qui signa un petit reçu et mit d’une main frémissante l’argent dans sa poche.

Puis, comme il allait sortir, il se retourna vers le marchand qui souriait toujours, et, baissant les yeux:

—J’ai... j’ai d’autres bijoux... qui me viennent... qui me viennent de la même succession. Vous conviendrait-il de me les acheter aussi?

Le marchand s’inclina:

—Mais certainement, monsieur. Un des commis sortit pour rire à son aise; un autre se mouchait avec force.

Lantin impassible, rouge et grave, annonça:

—Je vais vous les apporter.

Et il prit un fiacre pour aller chercher les joyaux.

Quand il revint chez le marchand, une heure plus tard, il n’avait pas encore déjeuné. Ils se mirent à examiner les objets pièce à pièce, évaluant chacun. Presque tous venaient de la maison.

Lantin, maintenant, discutait les estimations, se fâchait, exigeait qu’on lui montrât les livres de vente, et parlait de plus en plus haut à mesure que s’élevait la somme.

Les gros brillants d’oreilles valent vingt mille francs, les bracelets trente-cinq mille, les broches, bagues et médaillons seize mille, une parure d’émeraudes et de saphirs quatorze mille; un solitaire suspendu à une chaîne d’or formant collier quarante mille; le tout atteignant le chiffre de cent quatre-vingt-seize mille francs.

Le marchand déclara avec une bonhomie railleuse:

—Cela vient d’une personne qui mettait toutes ses économies en bijoux.

Lantin prononça gravement:

—C’est une manière comme une autre de placer son argent. Et il s’en alla après avoir décidé avec l’acquéreur qu’une contre-expertise aurait lieu le lendemain.

Quand il se trouva dans la rue, il regarda la colonne Vendôme avec l’envie d’y grimper, comme si c’eût été un mât de cocagne. Il se sentait léger à jouer à saute-mouton par-dessus la statue de l’Empereur perché là-haut dans le ciel.

Il alla déjeuner chez Voisin et but du vin à vingt francs la bouteille.

Puis il prit un fiacre et fit un tour au Bois. Il regardait les équipages avec un certain mépris, oppressé du désir de crier aux passants: «Je suis riche aussi, moi. J’ai deux cent mille francs!»

Le souvenir de son ministère lui revint. Il s’y fit conduire, entra délibérément chez son chef et annonça:

—Je viens, monsieur, vous donner ma démission. J’ai fait un héritage de trois cent mille francs.

Il alla serrer la main de ses anciens collègues et leur confia ses projets d’existence nouvelle; puis il dîna au Café Anglais.

Se trouvant à côté d’un monsieur qui lui parut distingué, il ne put résister à la démangeaison de lui confier, avec une certaine coquetterie, qu’il venait d’hériter de quatre cent mille francs.

Pour la première fois de sa vie il ne s’ennuya pas au théâtre, et il passa sa nuit avec des filles.

Six mois plus tard il se remariait. Sa seconde femme était très honnête, mais d’un caractère difficile. Elle le fit beaucoup souffrir.

Les Bijoux ont paru dans le Gil-Blas du mardi 27 mars 1883, sous la signature: Maufrigneuse.


APPARITION.

On parlait de séquestration à propos d’un procès récent. C’était à la fin d’une soirée intime, rue de Grenelle, dans un ancien hôtel, et chacun avait son histoire, une histoire qu’il affirmait vraie.

Alors le vieux marquis de la Tour-Samuel, âgé de quatre-vingt-deux ans, se leva et vint s’appuyer à la cheminée. Il dit de sa voix un peu tremblante:

—Moi aussi, je sais une chose étrange, tellement étrange, qu’elle a été l’obsession de ma vie. Voici maintenant cinquante-six ans que cette aventure m’est arrivée, et il ne se passe pas un mois sans que je la revoie en rêve. Il m’est demeuré de ce jour-là une marque, une empreinte de peur, me comprenez-vous? Oui, j’ai subi l’horrible épouvante, pendant dix minutes, d’une telle façon que depuis cette heure une sorte de terreur constante m’est restée dans l’âme. Les bruits inattendus me font tressaillir jusqu’au cœur; les objets que je distingue mal dans l’ombre du soir me donnent une envie folle de me sauver. J’ai peur la nuit, enfin.

Oh! je n’aurais pas avoué cela avant d’être arrivé à l’âge où je suis. Maintenant je peux tout dire. Il est permis de n’être pas brave devant les dangers imaginaires, quand on a quatre-vingt-deux ans. Devant les dangers véritables, je n’ai jamais reculé, Mesdames.

Cette histoire m’a tellement bouleversé l’esprit, a jeté en moi un trouble si profond, si mystérieux, si épouvantable, que je ne l’ai même jamais racontée. Je l’ai gardée dans le fond intime de moi, dans ce fond où l’on cache les secrets pénibles, les secrets honteux, toutes les inavouables faiblesses que nous avons dans notre existence.

Je vais vous dire l’aventure telle quelle, sans chercher à l’expliquer. Il est bien certain qu’elle est explicable, à moins que je n’aie eu mon heure de folie. Mais non, je n’ai pas été fou, et je vous en donnerai la preuve. Imaginez ce que vous voudrez. Voici les faits tout simples:

«C’était en 1827, au mois de juillet. Je me trouvais à Rouen en garnison.

Un jour, comme je me promenais sur le quai, je rencontrai un homme que je crus reconnaître sans me rappeler au juste qui c’était. Je fis, par instinct, un mouvement pour m’arrêter. L’étranger aperçut ce geste, me regarda et tomba dans mes bras.

C’était un ami de jeunesse que j’avais beaucoup aimé. Depuis cinq ans que je ne l’avais vu, il semblait vieilli d’un demi-siècle. Ses cheveux étaient tout blancs; et il marchait courbé, comme épuisé. Il comprit ma surprise et me conta sa vie. Un malheur terrible l’avait brisé.

Devenu follement amoureux d’une jeune fille, il l’avait épousée dans une sorte d’extase de bonheur. Après un an d’une félicité surhumaine et d’une passion inapaisée, elle était morte subitement d’une maladie de cœur, tuée par l’amour lui-même, sans doute.

Il avait quitté son château le jour même de l’enterrement, et il était venu habiter son hôtel de Rouen. Il vivait là, solitaire et désespéré, rongé par la douleur, si misérable qu’il ne pensait qu’au suicide.

—Puisque je te retrouve ainsi, me dit-il, je te demanderai de me rendre un grand service, c’est d’aller chercher chez moi dans le secrétaire de ma chambre, de notre chambre, quelques papiers dont j’ai un urgent besoin. Je ne puis charger de ce soin un subalterne ou un homme d’affaires, car il me faut une impénétrable discrétion et un silence absolu. Quant à moi, pour rien au monde je ne rentrerai dans cette maison.

Je te donnerai la clef de cette chambre que j’ai fermée moi-même en partant, et la clef de mon secrétaire. Tu remettras en outre un mot de moi à mon jardinier qui t’ouvrira le château.

Mais viens déjeuner avec moi demain, et nous causerons de cela.

Je lui promis de lui rendre ce léger service. Ce n’était d’ailleurs qu’une promenade pour moi, son domaine se trouvant situé à cinq lieues de Rouen environ. J’en avais pour une heure à cheval.

A dix heures, le lendemain, j’étais chez lui. Nous déjeunâmes en tête à tête; mais il ne prononça pas vingt paroles. Il me pria de l’excuser; la pensée de la visite que j’allais faire dans cette chambre, où gisait son bonheur, le bouleversait, me disait-il. Il me parut en effet singulièrement agité, préoccupé, comme si un mystérieux combat se fût livré dans son âme.

Enfin il m’expliqua exactement ce que je devais faire. C’était bien simple. Il me fallait prendre deux paquets de lettres et une liasse de papiers enfermés dans le premier tiroir de droite du meuble dont j’avais la clef. Il ajouta:

—Je n’ai pas besoin de te prier de n’y point jeter les yeux.

Je fus presque blessé de cette parole, et je le lui dis un peu vivement. Il balbutia:

—Pardonne-moi, je souffre trop.

Et il se mit à pleurer.

Je le quittai vers une heure pour accomplir ma mission.

Il faisait un temps radieux, et j’allais au grand trot à travers les prairies, écoutant des chants d’alouettes et le bruit rythmé de mon sabre sur ma botte.

Puis j’entrai dans la forêt et je mis au pas mon cheval. Des branches d’arbres me caressaient le visage; et parfois j’attrapais une feuille avec mes dents et je la mâchais avidement, dans une de ces joies de vivre qui vous emplissent, on ne sait pourquoi, d’un bonheur tumultueux et comme insaisissable, d’une sorte d’ivresse de force.

En approchant du château, je cherchais dans ma poche la lettre que j’avais pour le jardinier, et je m’aperçus avec étonnement qu’elle était cachetée. Je fus tellement surpris et irrité que je faillis revenir sans m’acquitter de ma commission. Puis je songeai que j’allais montrer là une susceptibilité de mauvais goût. Mon ami avait pu d’ailleurs fermer ce mot sans y prendre garde, dans le trouble où il était.

Le manoir semblait abandonné depuis vingt ans. La barrière, ouverte et pourrie, tenait debout on ne sait comment. L’herbe emplissait les allées; on ne distinguait plus les plates-bandes du gazon.

Au bruit que je fis en tapant à coups de pied dans un volet, un vieil homme sortit d’une porte de côté et parut stupéfait de me voir. Je sautai à terre et je remis ma lettre. Il la lut, la relut, la retourna, me considéra en dessous, mit le papier dans sa poche et prononça:

—Eh bien! qu’est-ce que vous désirez?

Je répondis brusquement:

—Vous devez le savoir, puisque vous avez reçu là dedans les ordres de votre maître; je veux entrer dans ce château.

Il semblait atterré. Il déclara:

—Alors, vous allez dans... dans sa chambre?

Je commençais à m’impatienter.

—Parbleu! Mais est-ce que vous auriez l’intention de m’interroger, par hasard?

Il balbutia:

—Non... Monsieur... mais c’est que... c’est qu’elle n’a pas été ouverte depuis... depuis la... mort. Si vous voulez m’attendre cinq minutes, je vais aller... aller voir si...

Je l’interrompis avec colère:

—Ah! ça, voyons, vous fichez-vous de moi? Vous n’y pouvez pas entrer, puisque voici la clef.

Il ne savait plus que dire.

—Alors, Monsieur, je vais vous montrer la route.

—Montrez-moi l’escalier et laissez-moi seul. Je la trouverai bien sans vous.

—Mais... Monsieur... cependant...

Cette fois, je m’emportai tout à fait:

—Maintenant, taisez-vous, n’est-ce pas? ou vous aurez affaire à moi.

Je l’écartai violemment et je pénétrai dans la maison.

Je traversai d’abord la cuisine, puis deux petites pièces que cet homme habitait avec sa femme. Je franchis ensuite un grand vestibule, je montai l’escalier et je reconnus la porte indiquée par mon ami.

Je l’ouvris sans peine et j’entrai.

L’appartement était tellement sombre que je n’y distinguai rien d’abord. Je m’arrêtai, saisi par cette odeur moisie et fade des pièces inhabitées et condamnées, des chambres mortes. Puis, peu à peu, mes yeux s’habituèrent à l’obscurité, et je vis assez nettement une grande pièce en désordre, avec un lit sans draps, mais gardant ses matelas et ses oreillers, dont l’un portait l’empreinte profonde d’un coude ou d’une tête comme si on venait de se poser dessus.

Les sièges semblaient en déroute. Je remarquai qu’une porte, celle d’une armoire sans doute, était demeurée entr’ouverte.

J’allai d’abord à la fenêtre pour donner du jour et je l’ouvris; mais les ferrures du contrevent étaient tellement rouillées que je ne pus les faire céder.

J’essayai même de les casser avec mon sabre, sans y parvenir. Comme je m’irritais de ces efforts inutiles, et comme mes yeux s’étaient enfin parfaitement accoutumés à l’ombre, je renonçai à l’espoir d’y voir plus clair et j’allai au secrétaire.

Je m’assis dans un fauteuil, j’abattis la tablette, j’ouvris le tiroir indiqué. Il était plein jusqu’aux bords. Il ne me fallait que trois paquets, que je savais comment reconnaître, et je me mis à les chercher.

Je m’écarquillais les yeux à déchiffrer les suscriptions, quand je crus entendre ou plutôt sentir un frôlement derrière moi. Je n’y pris point garde, pensant qu’un courant d’air avait fait remuer quelque étoffe. Mais, au bout d’une minute, un autre mouvement, presque indistinct, me fit passer sur la peau un singulier petit frisson désagréable. C’était tellement bête d’être ému, même à peine, que je ne voulus pas me retourner, par pudeur pour moi-même. Je venais alors de découvrir la seconde des liasses qu’il me fallait; et je trouvais justement la troisième, quand un grand et pénible soupir, poussé contre mon épaule, me fit faire un bond de fou à deux mètres de là. Dans mon élan je m’étais retourné, la main sur la poignée de mon sabre, et certes, si je ne l’avais pas senti à mon côté, je me serais enfui comme un lâche.

Une grande femme vêtue de blanc me regardait, debout derrière le fauteuil où j’étais assis une seconde plus tôt.

Une telle secousse me courut dans les membres que je faillis m’abattre à la renverse. Oh! personne ne peut comprendre, à moins de les avoir ressenties, ces épouvantables et stupides terreurs. L’âme se fond; on ne sent plus son cœur; le corps entier devient mou comme une éponge; on dirait que tout l’intérieur de nous s’écoule.

Je ne crois pas aux fantômes; eh bien! j’ai défailli sous la hideuse peur des morts; et j’ai souffert, oh! souffert en quelques instants plus qu’en tout le reste de ma vie, dans l’angoisse irrésistible des épouvantes surnaturelles.

Si elle n’avait pas parlé, je serais mort peut-être! Mais elle parla; elle parla d’une voix douce et douloureuse qui faisait vibrer les nerfs. Je n’oserais pas dire que je redevins maître de moi et que je retrouvai ma raison. Non. J’étais éperdu à ne plus savoir ce que je faisais; mais cette espèce de fierté intime que j’ai en moi, un peu d’orgueil de métier aussi, me faisaient garder, presque malgré moi, une contenance honorable. Je posais enfin, je posais pour moi, et pour elle sans doute, pour elle, quelle qu’elle fût, femme ou spectre. Je me suis rendu compte de tout cela plus tard, car je vous assure que, dans l’instant de l’apparition, je ne songeais à rien. J’avais peur.

Elle dit:

—Oh! Monsieur, vous pouvez me rendre un grand service!

Je voulus répondre, mais il me fut impossible de prononcer un mot. Un bruit vague sortit de ma gorge.

Elle reprit:

—Voulez-vous? Vous pouvez me sauver, me guérir. Je souffre affreusement. Je souffre toujours. Je souffre, oh! je souffre!

Et elle s’assit doucement dans mon fauteuil. Elle me regardait:

—Voulez-vous?

Je fis: «Oui!» de la tête, ayant encore la voix paralysée.

Alors elle me tendit un peigne de femme en écaille et elle murmura:

—Peignez-moi, oh! peignez-moi; cela me guérira; il faut qu’on me peigne. Regardez ma tête... Comme je souffre; et mes cheveux, comme ils me font mal!

Ses cheveux dénoués, très longs, très noirs, me semblait-il, pendaient par-dessus le dossier du fauteuil et touchaient la terre.

Pourquoi ai-je fait ceci? Pourquoi ai-je reçu en frissonnant ce peigne, et pourquoi ai-je pris dans mes mains ses longs cheveux qui me donnèrent à la peau une sensation de froid atroce comme si j’eusse manié des serpents? Je n’en sais rien.

Cette sensation m’est restée dans les doigts et je tressaille en y songeant.

Je la peignai. Je maniai je ne sais comment cette chevelure de glace. Je la tordis, je la renouai et la dénouai; je la tressai comme on tresse la crinière d’un cheval. Elle soupirait, penchait la tête, semblait heureuse.

Soudain elle me dit: «Merci!» m’arracha le peigne des mains et s’enfuit par la porte que j’avais remarquée entr’ouverte.

Resté seul, j’eus, pendant quelques secondes, ce trouble effaré des réveils après les cauchemars. Puis je repris enfin mes sens, je courus à la fenêtre et je brisai les contrevents d’une poussée furieuse.

Un flot de jour entra. Je m’élançai sur la porte par où cet être était parti. Je la trouvai fermée et inébranlable.

Alors une fièvre de fuite m’envahit, une panique, la vraie panique des batailles. Je saisis brusquement les trois paquets de lettres sur le secrétaire ouvert; je traversai l’appartement en courant, je sautai les marches de l’escalier quatre par quatre, je me trouvai dehors je ne sais par où, et, apercevant mon cheval à dix pas de moi, je l’enfourchai d’un bond et partis au galop.

Je ne m’arrêtai qu’à Rouen, et devant mon logis. Ayant jeté la bride à mon ordonnance, je me sauvai dans ma chambre où je m’enfermai pour réfléchir.

Alors, pendant une heure, je me demandai anxieusement si je n’avais pas été le jouet d’une hallucination. Certes, j’avais eu un de ces incompréhensibles ébranlements nerveux, un de ces affolements du cerveau qui enfantent les miracles, à qui le Surnaturel doit sa puissance.

Et j’allais croire à une vision, à une erreur de mes sens, quand je m’approchai de ma fenêtre. Mes yeux, par hasard, descendirent sur ma poitrine. Mon dolman était plein de cheveux, de longs cheveux de femme qui s’étaient enroulés aux boutons!

Je les saisis un à un et je les jetai dehors avec des tremblements dans les doigts.

Puis j’appelai mon ordonnance. Je me sentais trop ému, trop troublé, pour aller le jour même chez mon ami. Et puis je voulais mûrement réfléchir à ce que je devais lui dire.

Je lui fis porter ses lettres, dont il remit un reçu au soldat. Il s’informa beaucoup de moi. On lui dit que j’étais souffrant, que j’avais reçu un coup de soleil, je ne sais quoi. Il parut inquiet.

Je me rendis chez lui le lendemain, dès l’aube, résolu à lui dire la vérité. Il était sorti de la veille au soir et pas rentré.

Je revins dans la journée, on ne l’avait pas revu. J’attendis une semaine. Il ne reparut pas. Alors je prévins la justice. On le fit rechercher partout, sans découvrir une trace de son passage ou de sa retraite.

Une visite minutieuse fut faite du château abandonné. On n’y découvrit rien de suspect.

Aucun indice ne révéla qu’une femme y eût été cachée.

L’enquête n’aboutissant à rien, les recherches furent interrompues.

Et, depuis cinquante-six ans, je n’ai rien appris. Je ne sais rien de plus.»

Apparition a paru dans le Gaulois du mercredi 4 avril 1883.


LA PORTE.

Ah! s’écria Karl Massouligny, en voici une question difficile, celle des maris complaisants! Certes, j’en ai vu de toutes sortes; eh bien, je ne saurais avoir une opinion sur un seul. J’ai souvent essayé de déterminer s’ils sont en vérité aveugles, clairvoyants ou faibles. Il en est, je crois, de ces trois catégories.

Passons vite sur les aveugles. Ce ne sont point des complaisants d’ailleurs, ceux-là, puisqu’ils ne savent pas, mais de bonnes bêtes qui ne voient jamais plus loin que leur nez. C’est, d’ailleurs, une chose curieuse et intéressante à noter que la facilité des hommes, de tous les hommes, et même des femmes, de toutes les femmes à se laisser tromper. Nous sommes pris aux moindres ruses de tous ceux qui nous entourent, de nos enfants, de nos amis, de nos domestiques, de nos fournisseurs. L’humanité est crédule; et nous ne déployons point pour soupçonner, deviner et déjouer les adresses des autres, le dixième de la finesse que nous employons quand nous voulons, à notre tour, tromper quelqu’un.

Les maris clairvoyants appartiennent à trois races. Ceux qui ont intérêt, un intérêt d’argent, d’ambition, ou autre, à ce que leur femme ait un amant, ou des amants. Ceux-ci demandent seulement de sauvegarder, à peu près, les apparences, et sont satisfaits de la chose.

Ceux qui ragent. Il y aurait un beau roman à faire sur eux.

Enfin les faibles! ceux qui ont peur du scandale.

Il y a aussi les impuissants, ou plutôt les fatigués, qui fuient le lit conjugal par crainte de l’ataxie ou de l’apoplexie et qui se résignent à voir un ami courir ces dangers.

Quant à moi, j’ai connu un mari d’une espèce assez rare et qui s’est défendu de l’accident commun d’une façon spirituelle et bizarre.

J’avais fait à Paris la connaissance d’un ménage élégant, mondain, très lancé. La femme, une agitée, grande, mince, fort entourée, passait pour avoir eu des aventures. Elle me plut par son esprit et je crois que je lui plus aussi. Je lui fis la cour, une cour d’essai à laquelle elle répondit par des provocations évidentes. Nous en fûmes bientôt aux regards tendres, aux mains pressées, à toutes les petites galanteries qui précèdent la grande attaque.

J’hésitais cependant. J’estime en somme que la plupart des liaisons mondaines, même très courtes, ne valent pas le mal qu’elles nous donnent ni tous les ennuis qui peuvent en résulter. Je comparais donc mentalement les agréments et les inconvénients que je pouvais espérer et redouter quand je crus m’apercevoir que le mari me suspectait et me surveillait.

Un soir, dans un bal, comme je disais des douceurs à la jeune femme, dans un petit salon attenant aux grands où l’on dansait, j’aperçus soudain dans une glace le reflet d’un visage qui nous épiait. C’était lui. Nos regards se croisèrent, puis je le vis, toujours dans le miroir, tourner la tête et s’en aller.

Je murmurai:

—Votre mari nous espionne.

Elle sembla stupéfaite.

—Mon mari.

—Oui, voici plusieurs fois qu’il nous guette.

—Allons donc! Vous êtes sûr?

—Très sûr.

—Comme c’est bizarre. Il se montre au contraire ordinairement on ne peut plus aimable avec mes amis.

—C’est qu’il a peut-être deviné que je vous aime?

—Allons donc! Et puis vous n’êtes pas le premier qui me fasse la cour. Toute femme un peu en vue traîne un troupeau de soupireurs.

—Oui. Mais moi, je vous aime profondément.

—En admettant que ce soit vrai, est-ce qu’un mari devine jamais ces choses-là?

—Alors, il n’est pas jaloux.

—Non... non...

Elle réfléchit quelques instants, puis reprit:

—Non... Je ne me suis jamais aperçue qu’il fût jaloux.

—Il ne vous a jamais... jamais surveillée.

—Non... Comme je vous le disais, il est très aimable avec mes amis.

A partir de ce jour, je fis une cour plus régulière. La femme ne me plaisait pas davantage, mais la jalousie probable du mari me tentait beaucoup.

Quant à elle, je la jugeais avec froideur et lucidité. Elle avait un certain charme mondain provenant d’un esprit alerte, gai, aimable et superficiel, mais aucune séduction réelle et profonde. C’était, comme je vous l’ai dit déjà, une agitée, toute en dehors, d’une élégance un peu tapageuse. Comment vous bien l’expliquer? C’était... c’était... un décor... pas un logis.

Or, voilà qu’un jour, comme j’avais dîné chez elle, son mari, au moment où je me retirais, me dit:

—Mon cher ami (il me traitait d’ami depuis quelque temps), nous allons partir bientôt pour la campagne. Or c’est, pour ma femme et pour moi, un grand plaisir d’y recevoir les gens que nous aimons. Voulez-vous accepter de venir passer un mois chez nous. Ce serait très gracieux de votre part.

Je fus stupéfait, mais j’acceptai.

Donc, un mois plus tard j’arrivais chez eux dans leur domaine de Vertcresson, en Touraine.

On m’attendait à la gare, à cinq kilomètres du château. Ils étaient trois, elle, le mari et un monsieur inconnu, le comte de Morterade à qui je fus présenté. Il eut l’air ravi de faire ma connaissance; et les idées les plus bizarres me passèrent dans l’esprit pendant que nous suivions au grand trot un joli chemin profond, entre deux haies de verdure. Je me disais: «Voyons, qu’est-ce que cela veut dire? Voilà un mari qui ne peut douter que sa femme et moi soyons en galanterie, et il m’invite chez lui, me reçoit comme un intime, a l’air de me dire: «Allez, allez, mon cher, la voie est libre!»

Puis on me présente un monsieur, fort bien, ma foi, installé déjà dans la maison, et... et qui cherche peut-être à en sortir et qui a l’air aussi content que le mari lui-même de mon arrivée.

Est-ce un ancien qui veut sa retraite? On le croirait.—Mais alors? Les deux hommes seraient donc d’accord, tacitement, par une de ces jolies petites pactisations infâmes si communes dans la société? Et on me propose, sans rien me dire, d’entrer dans l’association, en prenant la suite. On me tend les mains, et on me tend les bras. On m’ouvre toutes les portes et tous les cœurs.

Elle? une énigme. Elle ne doit, elle ne peut rien ignorer. Pourtant?... pourtant?... voilà... Je n’y comprends rien!

Le dîner fut très gai et très cordial. En sortant de table, le mari et son ami se mirent à jouer aux cartes tandis que j’allai contempler le clair de lune, sur le perron, avec Madame. Elle semblait très émue par la nature; et je jugeai que le moment de mon bonheur était proche. Ce soir-là vraiment je la trouvai charmante. La campagne l’avait attendrie, ou plutôt alanguie. Sa longue taille mince était jolie sur le perron de pierre, à côté du grand vase qui portait une plante. J’avais envie de l’entraîner sous les arbres et de me jeter à ses genoux en lui disant des paroles d’amour.

La voix de son mari cria:

—Louise?

—Oui, mon ami.

—Tu oublies le thé.

—J’y vais, mon ami.

Nous rentrâmes; et elle nous servit le thé. Les deux hommes, leur partie de cartes terminée, avaient visiblement sommeil. Il fallut monter dans nos chambres. Je dormis très tard et très mal.

Le lendemain une excursion fut décidée dans l’après-midi; et nous partîmes en landau découvert pour aller visiter des ruines quelconques. Nous étions, elle et moi, dans le fond de la voiture, et eux en face de nous, à reculons.

On causait avec entrain, avec sympathie, avec abandon. Je suis orphelin, et il me semblait que je venais de retrouver ma famille tant je me sentais chez moi, auprès d’eux.

Tout à coup, comme elle avait allongé son pied entre les jambes de son mari, il murmura avec un air de reproche: «Louise, je vous en prie, n’usez pas vous-même vos vieilles chaussures. Il n’y a pas de raison pour se soigner davantage à Paris qu’à la campagne.»

Je baissai les yeux. Elle portait en effet de vieilles bottines tournées et je m’aperçus que son bas n’était point tendu.

Elle avait rougi en retirant son pied sous sa robe. L’ami regardait au loin d’un air indifférent et dégagé des choses.

Le mari m’offrit un cigare que j’acceptai. Pendant plusieurs jours, il me fut impossible de rester seul avec elle deux minutes, tant il nous suivait partout. Il était délicieux pour moi d’ailleurs.

Or, un matin, comme il m’était venu chercher pour faire une promenade à pied, avant déjeuner, nous en vînmes à parler du mariage. Je dis quelques phrases sur la solitude et quelques autres sur la vie commune rendue charmante par la tendresse d’une femme. Il m’interrompit tout à coup: «Mon cher, ne parlez pas de ce que vous ne connaissez point. Une femme qui n’a plus d’intérêt à vous aimer, ne vous aime pas longtemps. Toutes les coquetteries qui les font exquises, quand elles ne nous appartiennent pas définitivement, cessent dès qu’elles sont à nous. Et puis d’ailleurs... les femmes honnêtes... c’est-à-dire nos femmes... sont... ne sont pas... manquent de... enfin ne connaissent pas assez leur métier de femme. Voilà... je m’entends.»

Il n’en dit pas davantage et je ne pus deviner au juste sa pensée.

Deux jours après cette conversation il m’appela dans sa chambre, de très bonne heure, pour me montrer une collection de gravures.

Je m’assis dans un fauteuil, en face de la grande porte qui séparait son appartement de celui de sa femme, et derrière cette porte j’entendais marcher, remuer, et je ne songeais guère aux gravures, tout en m’écriant: «Oh! délicieux! exquis! exquis!»

Il dit soudain:

—Oh! mais, j’ai une merveille, à côté. Je vais vous la chercher.

Et il se précipita sur la porte, dont les deux battants s’ouvrirent comme pour un effet de théâtre.

Dans une grande pièce en désordre, au milieu de jupes, de cols, de corsages semés par terre, un grand être sec, dépeigné, le bas du corps couvert d’une vieille jupe de soie fripée qui collait sur sa croupe maigre, brossait devant une glace des cheveux blonds, courts et rares.

Ses bras formaient deux angles pointus; et comme elle se retournait effarée, je vis sous une chemise de toile commune un cimetière de côtes qu’une fausse gorge de coton dissimulait en public.

Le mari poussa un cri fort naturel, rentra en refermant les portes, et d’un air navré: «Oh! mon Dieu! suis-je stupide! Oh! vraiment, suis-je bête! Voilà une bévue que ma femme ne me pardonnera jamais!»

Moi j’avais envie, déjà, de le remercier.

Je partis trois jours plus tard, après avoir vivement serré les mains des deux hommes et baisé celle de la femme, qui me dit adieu froidement.

Karl Massouligny se tut.

Quelqu’un demanda:

—Mais l’ami, qu’était-ce?

—Je ne sais pas... Cependant... cependant il avait l’air désolé de me voir partir si vite...

La Porte a paru dans le Gil-Blas du mardi 3 mai 1887.


LE PÈRE.

Jean de Valnoix est un ami que je vais voir de temps en temps. Il habite un petit manoir, au bord d’une rivière, dans un bois. Il s’était retiré là après avoir vécu à Paris, une vie de fou, pendant quinze ans. Tout à coup il en eut assez des plaisirs, des soupers, des hommes, des femmes, des cartes, de tout, et il vint habiter ce domaine où il était né.

Nous sommes deux ou trois qui allons passer, de temps en temps, quinze jours ou trois semaines avec lui. Il est certes enchanté de nous revoir quand nous arrivons, et ravi de se retrouver seul quand nous partons.

Donc j’allai chez lui, la semaine dernière, et il me reçut à bras ouverts. Nous passions les heures tantôt ensemble, tantôt isolément. En général, il lit, et je travaille pendant le jour; et chaque soir nous causons jusqu’à minuit.

Donc, mardi dernier, après une journée étouffante, nous étions assis tous les deux, vers neuf heures du soir, à regarder couler l’eau de la rivière, contre nos pieds: et nous échangions des idées très vagues sur les étoiles qui se baignaient dans le courant et semblaient nager devant nous. Nous échangions des idées très vagues, très confuses, très courtes, car nos esprits sont très bornés, très faibles, très impuissants. Moi je m’attendrissais sur le soleil qui meurt dans la Grande Ourse. On ne le voit plus que par les nuits claires, tant il pâlit. Quand le ciel est un peu brumeux, il disparaît, cet agonisant. Nous songions aux êtres qui peuplent ces mondes, à leurs formes inimaginables, à leurs facultés insoupçonnables, à leurs organes inconnus, aux animaux, aux plantes, à toutes les espèces, à tous les règnes, à toutes les essences, à toutes les matières, que le rêve de l’homme ne peut même effleurer.

Tout à coup une voix cria dans le lointain:

—Monsieur, monsieur!

Jean répondit:

—Ici, Baptiste.

Et quand le domestique nous eut trouvés, il annonça:

—C’est la bohémienne de Monsieur.

Mon ami se mit à rire, d’un rire fou bien rare chez lui, puis il demanda:

—Nous sommes donc au 19 juillet?

—Mais oui, Monsieur.

—Très bien. Dites-lui de m’attendre. Faites-la souper. Je rentrerai dans dix minutes.

Quand l’homme eut disparu, mon ami me prit le bras.

—Allons doucement, dit-il, je vais te conter cette histoire.

«Il y a maintenant sept ans, c’était l’année de mon arrivée ici, je sortis un soir pour faire un tour dans la forêt. Il faisait beau comme aujourd’hui; et j’allais à petits pas sous les grands arbres, contemplant les étoiles à travers les feuilles, respirant et buvant à pleine poitrine le frais repos de la nuit et du bois.

Je venais de quitter Paris pour toujours. J’étais las, las, écœuré plus que je ne saurais dire par toutes les bêtises, toutes les bassesses, toutes les saletés que j’avais vues et auxquelles j’avais participé pendant quinze ans.

J’allai loin, très loin, dans ce bois profond, en suivant un chemin creux qui conduit au village de Crouzille, à quinze kilomètres d’ici.

Tout à coup mon chien, Bock, un grand saint-germain qui ne me quittait jamais, s’arrêta net et se mit à grogner. Je crus à la présence d’un renard, d’un loup ou d’un sanglier; et j’avançai doucement, sur la pointe des pieds, afin de ne pas faire de bruit; mais soudain j’entendis des cris, des cris humains, plaintifs, étouffés, déchirants.

Certes, on assassinait quelqu’un dans un taillis, et je me mis à courir, serrant dans ma main droite une lourde canne de chêne, une vraie massue.

J’approchais des gémissements qui me parvenaient maintenant plus distincts, mais étrangement sourds. On eût dit qu’ils sortaient d’une maison, d’une hutte de charbonnier peut-être. Bock, trois pas devant moi, courait, s’arrêtait, repartait, très excité, grondant toujours. Soudain un autre chien, un gros chien noir, aux yeux de feu, nous barra la route. Je voyais très bien ses crocs blancs qui semblaient luire dans sa gueule.

Je courus sur lui la canne levée, mais déjà Bock avait sauté dessus et les deux bêtes se roulaient par terre, les gueules refermées sur les gorges. Je passai et je faillis heurter un cheval couché dans le chemin. Comme je m’arrêtais, fort surpris, pour examiner l’animal, j’aperçus devant moi une voiture, ou plutôt une maison roulante, une de ces maisons de saltimbanques et de marchands forains qui vont dans nos campagnes de foire en foire.

Les cris sortaient de là, affreux, continus. Comme la porte donnait de l’autre côté, je fis le tour de cette guimbarde et je montai brusquement les trois marches de bois, prêt à tomber sur le malfaiteur.

Ce que je vis me parut si étrange que je ne compris rien d’abord. Un homme, à genoux, semblait prier, tandis que dans le lit que contenait cette boîte, quelque chose d’impossible à reconnaître, un être à moitié nu, contourné, tordu, dont je ne voyais pas la figure, remuait, s’agitait et hurlait.

C’était une femme en mal d’enfant.

Dès que j’eus compris le genre d’accident provoquant ces plaintes, je fis connaître ma présence, et l’homme, une sorte de Marseillais affolé, me supplia de le sauver, de la sauver, me promettant avec des paroles innombrables une reconnaissance invraisemblable. Je n’avais jamais vu d’accouchement, jamais secouru un être femelle, femme, chienne ou chatte, en cette circonstance, et je le déclarai ingénument en regardant avec stupeur ce qui criait si fort dans le lit.

Puis quand j’eus repris mon sang-froid, je demandai à l’homme atterré pourquoi il n’allait pas jusqu’au prochain village. Son cheval tombant dans une ornière avait dû se casser la jambe et ne pouvait plus se lever.

—Eh bien! mon brave, lui dis-je, nous sommes deux, à présent, nous allons traîner votre femme jusque chez moi.

Mais les hurlements des chiens nous forcèrent à sortir, et il fallut les séparer à coups de bâton, au risque de les tuer. Puis, j’eus l’idée de les atteler avec nous, l’un à droite, l’autre à gauche dans nos jambes, pour nous aider. En dix minutes tout fut prêt, et la voiture se mit en route lentement, secouant aux cahots des ornières profondes la pauvre femme au flanc déchiré.

Quelle route, mon cher! Nous allions, haletant, râlant, en sueur, glissant et tombant parfois, tandis que nos pauvres chiens soufflaient comme des forges dans nos jambes.

Il fallut trois heures pour atteindre le château. Quand nous arrivâmes devant la porte, les cris avaient cessé dans la voiture. La mère et l’enfant se portaient bien.

On les coucha dans un bon lit, puis je fis atteler pour chercher un médecin, tandis que le Marseillais, rassuré, consolé, triomphant, mangeait à étouffer et se grisait à mort pour célébrer cette heureuse naissance.

C’était une fille.

Je gardai ces gens-là huit jours chez moi. La mère, Mlle Elmire, était une somnambule extra-lucide qui me promit une vie interminable et des félicités sans nombre.

L’année suivante, jour pour jour, vers la tombée de la nuit, le domestique qui m’appela tout à l’heure vint me trouver dans le fumoir après dîner, et me dit: «C’est la bohémienne de l’an dernier qui vient remercier Monsieur.»

J’ordonnai de la faire entrer et je demeurai stupéfait en apercevant à côté d’elle un grand garçon, gros et blond, un homme du Nord qui, m’ayant salué, prit la parole, comme chef de la communauté. Il avait appris ma bonté pour Mlle Elmire, et il n’avait pas voulu laisser passer cet anniversaire sans m’apporter leurs remerciements et le témoignage de leur reconnaissance.

Je leur offris à souper à la cuisine et l’hospitalité pour la nuit. Ils partirent le lendemain.

Or, la pauvre femme revient tous les ans, à la même date avec l’enfant, une superbe fillette, et un nouveau... seigneur chaque fois. Un seul, un Auvergnat qui me «remerchia» bien, reparut deux ans de suite. La petite fille les appelle tous papa, comme on dit «monsieur» chez nous.»

Nous arrivions au château et nous aperçûmes vaguement, debout devant le perron, trois ombres qui nous attendaient.

La plus haute fit quatre pas, et avec un grand salut:

—Monsieur le comte, nous sommes venus ce jour, savez-vous, vous témoigner de notre reconnaissance...

C’était un Belge!

Après lui, la plus petite parla, avec cette voix apprêtée et factice des enfants qui récitent un compliment.

Moi, jouant l’innocent, je pris à part Mme Elmire et, après quelques propos, je lui demandai:

—C’est le père de votre enfant?

—Oh! non, Monsieur.

—Et le père, il est mort.

—Oh! non, Monsieur. Nous nous voyons encore quelquefois. Il est gendarme.

—Ah! bah! Alors ce n’était pas le Marseillais, le premier, celui de l’accouchement?

—Oh! non, Monsieur. Celui-là, c’était une crapule qui m’a volé mes économies.

—Et le gendarme, le vrai père, connaît-il son enfant?

—Oh! oui, Monsieur, et même il l’aime bien; mais il ne peut pas s’en occuper parce qu’il en a d’autres, avec sa femme.

Le Père a paru dans le Gil-Blas du mardi 26 juillet 1887.


MOIRON.

Comme on parlait encore de Pranzini, M. Maloureau, qui avait été procureur général sous l’Empire, nous dit:

—Oh! j’ai connu, autrefois, une bien curieuse affaire, curieuse par plusieurs points particuliers, comme vous l’allez voir.

J’étais à ce moment-là procureur impérial en province, et très bien en cour, grâce à mon père, premier président à Paris. Or j’eus à prendre la parole dans une cause restée célèbre sous le nom de l’Affaire de l’instituteur Moiron.

M. Moiron, instituteur dans le nord de la France, jouissait, dans tout le pays, d’une excellente réputation. Homme intelligent, réfléchi, très religieux, un peu taciturne, il s’était marié dans la commune de Boislinot où il exerçait sa profession. Il avait eu trois enfants, morts successivement de la poitrine. A partir de ce moment, il sembla reporter sur la marmaille confiée à ses soins toute la tendresse cachée en son cœur. Il achetait, de ses propres deniers, des joujoux pour ses meilleurs élèves, pour les plus sages et les plus gentils; il leur faisait faire des dînettes, les gorgeant de friandises, de sucreries et de gâteaux. Tout le monde aimait et vantait ce brave homme, ce brave cœur, lorsque coup sur coup cinq de ses élèves moururent d’une façon bizarre. On crut à une épidémie venant de l’eau corrompue par la sécheresse; on chercha les causes sans les découvrir, d’autant plus que les symptômes semblaient des plus étranges. Les enfants paraissaient atteints d’une maladie de langueur, ne mangeaient plus, accusaient des douleurs de ventre, traînaient quelque temps, puis expiraient au milieu d’abominables souffrances.

On fit l’autopsie du dernier mort sans rien trouver. Les entrailles envoyées à Paris furent analysées et ne révélèrent la présence d’aucune substance toxique.

Pendant un an, il n’y eut rien, puis deux petits garçons, les meilleurs élèves de la classe, les préférés du père Moiron, expirèrent en quatre jours de temps. L’examen des corps fut de nouveau prescrit et on découvrit, chez l’un comme chez l’autre, des fragments de verre pilé incrustés dans les organes. On en conclut que ces deux gamins avaient dû manger imprudemment quelque aliment mal nettoyé. Il suffisait d’un verre cassé au-dessus d’une jatte de lait pour avoir produit cet affreux accident, et l’affaire en serait restée là si la servante de Moiron n’était tombée malade sur ces entrefaites. Le médecin appelé constata les mêmes signes morbides que chez les enfants précédemment atteints, l’interrogea et obtint l’aveu qu’elle avait volé et mangé des bonbons achetés par l’instituteur pour ses élèves.

Sur un ordre du parquet, la maison d’école fut fouillée, et on découvrit une armoire pleine de jouets et de friandises destinés aux enfants. Or presque toutes ces nourritures contenaient des fragments de verre ou des morceaux d’aiguilles cassées.

Moiron aussitôt arrêté parut tellement indigné et stupéfait des soupçons pesant sur lui qu’on faillit le relâcher. Cependant les indices de sa culpabilité se montraient et venaient combattre en mon esprit ma conviction première basée sur son excellente réputation, sur sa vie entière et sur l’invraisemblance, sur l’absence absolue de motifs déterminants d’un pareil crime.

Pourquoi cet homme bon, simple, religieux, aurait-il tué des enfants, et les enfants qu’il semblait aimer le plus, qu’il gâtait, qu’il bourrait de friandises, pour qui il dépensait en joujoux et en bonbons la moitié de son traitement?

Pour admettre cet acte, il fallait conclure à la folie! Or Moiron semblait si raisonnable, si tranquille, si plein de raison et de bon sens, que la folie chez lui paraissait impossible à prouver.

Les preuves s’accumulaient pourtant! Bonbons, gâteaux, pâtes de guimauve et autres saisis chez les producteurs où le maître d’école faisait ses provisions furent reconnus ne contenir aucun fragment suspect.

Il prétendit alors qu’un ennemi inconnu avait dû ouvrir son armoire avec une fausse clef pour introduire le verre et les aiguilles dans les friandises. Et il supposa toute une histoire d’héritage dépendant de la mort d’un enfant décidée et cherchée par un paysan quelconque et obtenue ainsi en faisant tomber les soupçons sur l’instituteur. Cette brute, disait-il, ne s’était pas préoccupée des autres misérables gamins qui devaient mourir aussi.

C’était possible. L’homme paraissait tellement sûr de lui et désolé que nous l’aurions acquitté sans aucun doute, malgré les charges révélées contre lui, si deux découvertes accablantes n’avaient été faites coup sur coup.

La première, une tabatière pleine de verre pilé! sa tabatière, dans un tiroir caché du secrétaire où il serrait son argent!

Il expliquait encore cette trouvaille d’une façon à peu près acceptable, par une dernière ruse du vrai coupable inconnu, quand un mercier de Saint-Marlouf se présenta chez le juge d’instruction en racontant qu’un monsieur avait acheté chez lui des aiguilles, à plusieurs reprises, les aiguilles les plus minces qu’il avait pu trouver, en les cassant pour voir si elles lui plaisaient.

Le mercier, mis en présence d’une douzaine de personnes, reconnut au premier coup Moiron. Et l’enquête révéla que l’instituteur, en effet, s’était rendu à Saint-Marlouf, aux jours désignés par le marchand.

Je passe de terribles dépositions d’enfants, sur le choix des friandises et le soin de les faire manger devant lui et d’en anéantir les moindres traces.

L’opinion publique exaspérée réclamait un châtiment capital, et elle prenait une force de terreur grossie qui entraîne toutes les résistances et les hésitations.

Moiron fut condamné à mort. Puis son appel fut rejeté. Il ne lui restait que le recours en grâce. Je sus par mon père que l’empereur ne l’accorderait pas.

Or, un matin, je travaillais dans mon cabinet quand on m’annonça la visite de l’aumônier de la prison.

C’était un vieux prêtre qui avait une grande connaissance des hommes et une grande habitude des criminels. Il paraissait troublé, gêné, inquiet. Après avoir causé quelques minutes de choses et d’autres, il me dit brusquement en se levant:

—Si Moiron est décapité, monsieur le procureur impérial, vous aurez laissé exécuter un innocent.

Puis, sans saluer, il sortit, me laissant sous l’impression profonde de ces paroles. Il les avait prononcées d’une façon émouvante et solennelle, entr’ouvrant, pour sauver une vie, ses lèvres fermées et scellées par le secret de la confession.

Une heure plus tard, je partais pour Paris, et mon père, prévenu par moi, fit demander immédiatement une audience à l’empereur.

Je fus reçu le lendemain. Sa Majesté travaillait dans un petit salon quand nous fûmes introduits. J’exposai toute l’affaire jusqu’à la visite du prêtre, et j’étais en train de la raconter quand une porte s’ouvrit derrière le fauteuil du souverain, et l’impératrice, qui le croyait seul, parut. S. M. Napoléon la consulta. Dès qu’elle fut au courant des faits, elle s’écria:

—Il faut gracier cet homme. Il le faut, puisqu’il est innocent!

Pourquoi cette conviction soudaine d’une femme si pieuse jeta-t-elle dans mon esprit un terrible doute?

Jusqu’alors j’avais désiré ardemment une commutation de peine. Et tout à coup je me sentis le jouet, la dupe d’un criminel rusé qui avait employé le prêtre et la confession comme dernier moyen de défense.

J’exposai mes hésitations à Leurs Majestés. L’empereur demeurait indécis, sollicité par sa bonté naturelle et retenu par la crainte de se laisser jouer par un misérable; mais l’impératrice, convaincue que le prêtre avait obéi à une sollicitation divine, répétait: «Qu’importe! Il vaut mieux épargner un coupable que tuer un innocent!» Son avis l’emporta. La peine de mort fut commuée en celle des travaux forcés.

Or j’appris, quelques années après, que Moiron, dont la conduite exemplaire au bagne de Toulon avait été de nouveau signalée à l’empereur, était employé comme domestique par le directeur de l'établissement pénitencier.

Et puis, je n’entendis plus parler de cet homme pendant longtemps.

Or, il y a deux ans environ, comme je passais l’été à Lille, chez mon cousin de Larielle, on me prévint un soir, au moment de me mettre à table pour dîner, qu’un jeune prêtre désirait me parler.

J’ordonnai de le faire entrer, et il me supplia de venir auprès d’un moribond qui désirait absolument me voir. Cela m’était arrivé souvent dans ma longue carrière de magistrat, et, bien que mis à l’écart par la République, j’étais encore appelé de temps en temps en des circonstances pareilles.

Je suivis donc l’ecclésiastique qui me fit monter dans un petit logis misérable, sous le toit d’une haute maison ouvrière.

Là, je trouvai, sur une paillasse, un étrange agonisant, assis, le dos au mur, pour respirer.

C’était une sorte de squelette grimaçant, avec des yeux profonds et brillants.

Dès qu’il me vit, il murmura:

—Vous ne me reconnaissez pas?

—Non.

—Je suis Moiron.

J’eus un frisson, et je demandai:

—L’instituteur?

—Oui.

—Comment êtes-vous ici?

—Ce serait trop long. Je n’ai pas le temps... J’allais mourir... on m’a amené ce curé-là... et comme je vous savais ici je vous ai envoyé chercher... C’est à vous que je veux me confesser... puisque vous m’avez sauvé la vie... autrefois.

Il serrait de ses mains crispées la paille de sa paillasse à travers la toile. Et il reprit d’une voix rauque, énergique et basse:

—Voilà... je vous dois la vérité... à vous... car il faut la dire à quelqu’un avant de quitter la terre.

C’est moi qui ai tué les enfants... tous... c’est moi... par vengeance!

Écoutez. J’étais un honnête homme, très honnête... très honnête... très pur—adorant Dieu—ce bon Dieu—le Dieu qu’on nous enseigne à aimer, et pas le Dieu faux, le bourreau, le voleur, le meurtrier qui gouverne la terre. Je n’avais jamais fait le mal, jamais commis un acte vilain. J’étais pur comme on ne l’est pas, monsieur.

Une fois marié, j’eus des enfants et je me mis à les aimer comme jamais père ou mère n’aima les siens. Je ne vivais que pour eux. J’en étais fou. Ils moururent tous les trois! Pourquoi? pourquoi? Qu’avais-je fait, moi? J’eus une révolte, mais une révolte furieuse; et puis tout à coup j’ouvris les yeux comme lorsque l’on s’éveille; et je compris que Dieu est méchant. Pourquoi avait-il tué mes enfants? J’ouvris les yeux, et je vis qu’il aime tuer. Il n’aime que ça, monsieur. Il ne fait vivre que pour détruire! Dieu, monsieur, c’est un massacreur. Il lui faut tous les jours des morts. Il en fait de toutes les façons pour mieux s’amuser. Il a inventé les maladies, les accidents, pour se divertir tout doucement le long des mois et des années; et puis, quand il s’ennuie, il a les épidémies, la peste, le choléra, les angines, la petite vérole; est-ce que je sais tout ce qu’a imaginé ce monstre? Ça ne lui suffisait pas encore, ça se ressemble, tous ces maux-là! et il se paye des guerres de temps en temps, pour voir deux cent mille soldats par terre, écrasés dans le sang et dans la boue, crevés, les bras et les jambes arrachés, les têtes cassées par des boulets comme des œufs qui tombent sur une route.

Ce n’est pas tout. Il a fait les hommes qui s’entre-mangent. Et puis, comme les hommes deviennent meilleurs que lui, il a fait les bêtes pour voir les hommes les chasser, les égorger et s’en nourrir. Ça n’est pas tout. Il a fait les tout petits animaux qui vivent un jour, les mouches qui crèvent par milliards en une heure, les fourmis qu’on écrase, et d’autres, tant, tant que nous ne pouvons les imaginer. Et tout ça s’entre-tue, s’entre-chasse, s’entre-dévore, et meurt sans cesse. Et le bon Dieu regarde et il s’amuse, car il voit tout, lui, les plus grands comme les plus petits, ceux qui sont dans les gouttes d’eau et ceux des autres étoiles. Il les regarde et il s’amuse.—Canaille, va!

Alors, moi, monsieur, j’en ai tué aussi, des enfants. Je lui ai joué le tour. Ce n’est pas lui qui les a eus, ceux-là. Ce n’est pas lui, c’est moi. Et j’en aurais tué bien d’autres encore; mais vous m’avez pris. Voilà!

J’allais mourir, guillotiné. Moi! comme il aurait ri le reptile! Alors j’ai demandé un prêtre et j’ai menti. Je me suis confessé. J’ai menti; et j’ai vécu.

Maintenant, c’est fini. Je ne peux plus lui échapper. Mais je n’ai pas peur de lui, monsieur, je le méprise trop.

Il était effrayant à voir ce misérable qui haletait, parlait par hoquets, ouvrant une bouche énorme pour cracher parfois des mots à peine entendus, et râlait, et arrachait la toile de sa paillasse, et agitait, sous une couverture presque noire, ses jambes maigres comme pour se sauver.

Oh! l’affreux être et l’affreux souvenir!

Je lui demandai:

—Vous n’avez plus rien à dire?

—Non, monsieur.

—Alors, adieu.

—Adieu, monsieur, un jour ou l’autre...

Je me tournai vers le prêtre, livide et dressant contre le mur sa haute silhouette sombre:

—Vous restez, monsieur l’abbé?

—Je reste.

Alors le moribond ricana:

—Oui, oui, il envoie ses corbeaux sur les cadavres.

Moi, j’en avais assez; j’ouvris la porte et je me sauvai.

Moiron a paru dans le Gil-Blas du 27 septembre 1887.


NOS LETTRES.

Huit heures de chemin de fer déterminent le sommeil chez les uns et l’insomnie chez les autres. Quant à moi, tout voyage m’empêche de dormir, la nuit suivante.

J’étais arrivé vers cinq heures chez mes amis Muret d’Artus pour passer trois semaines dans leur belle propriété d’Abelle. C’est une jolie maison bâtie à la fin du dernier siècle par un de leurs grands-pères, et restée dans la famille. Elle a donc ce caractère intime des demeures toujours habitées, meublées, animées, vivifiées par les mêmes gens. Rien n’y change; rien ne s’évapore de l’âme du logis, jamais démeublé, dont les tapisseries n’ont jamais été déclouées, et se sont usées, pâlies, décolorées sur les mêmes murs. Rien ne s’en va des meubles anciens, dérangés seulement de temps en temps pour faire place à un meuble neuf, qui entre là comme un nouveau-né au milieu de frères et de sœurs.

La maison est sur un coteau, au milieu d’un parc en pente, jusqu’à la rivière qu’enjambe un pont de pierre en dos d’âne. Derrière l’eau, des prairies s’étendent où vont, d’un pas lent, de grosses vaches nourries d’herbe mouillée, et dont l’œil humide semble plein des rosées, des brouillards et de la fraîcheur des pâturages. J’aime cette demeure comme on aime ce qu’on désire ardemment posséder. J’y reviens tous les ans, à l’automne, avec un plaisir infini; je la quitte avec regret.

Après que j’eus dîné dans cette famille amie, si calme, où j’étais reçu comme un parent, je demandai à Paul Muret, mon camarade:

—Quelle chambre m’as-tu donnée, cette année?

—La chambre de tante Rose.

Une heure plus tard, Mme Muret d’Artus, suivie de ses trois enfants, deux grandes fillettes et un galopin de garçon, m’installait dans cette chambre de la tante Rose, où je n’avais point encore couché.

Quand j’y fus seul, j’examinai les murs, les meubles, toute la physionomie de l’appartement, pour y installer mon esprit. Je le connaissais, mais peu, seulement pour y être entré plusieurs fois et pour avoir regardé, d’un coup d’œil indifférent, le portrait au pastel de tante Rose, qui donnait son nom à la pièce.

Elle ne me disait rien du tout, cette vieille tante Rose en papillotes, effacée derrière le verre. Elle avait l’air d’une bonne femme d’autrefois, d’une femme à principes et à préceptes, aussi forte sur les maximes de morale que sur les recettes de cuisine, d’une de ces vieilles tantes qui effraient la gaieté et qui sont l’ange morose et ridé des familles de province.

Je n’avais point entendu parler d’elle, d’ailleurs; je ne savais rien de sa vie ni de sa mort. Datait-elle de ce siècle ou du précédent? Avait-elle quitté cette terre après une existence plate ou agitée? Avait-elle rendu au ciel une âme pure de vieille fille, une âme calme d’épouse, une âme tendre de mère ou une âme remuée par l’amour? Que m’importait? Rien que ce nom: «tante Rose», me semblait ridicule, commun, vilain.

Je pris un des flambeaux pour regarder son visage sévère, haut suspendu dans un ancien cadre de bois doré. Puis, l’ayant trouvé insignifiant, désagréable, antipathique même, j’examinai l’ameublement. Il datait, tout entier, de la fin de Louis XVI, de la Révolution et du Directoire.

Rien, pas une chaise, pas un rideau, n’avait pénétré depuis lors dans cette chambre, qui sentait le souvenir, odeur subtile, odeur du bois, des étoffes, des sièges, des tentures, en certains logis où des cœurs ont vécu, ont aimé, ont souffert.

Puis je me couchai, mais je ne dormis pas. Au bout d’une heure ou deux d’énervement, je me décidai à me relever et à écrire des lettres.

J’ouvris un petit secrétaire d’acajou à baguettes de cuivre, placé entre les deux fenêtres, en espérant y trouver du papier et de l’encre. Mais je n’y découvris rien qu’un porte-plume très usé, fait d’une pointe de porc-épic et un peu mordu par le bout. J’allais refermer le meuble quand un point brillant attira mon œil: c’était une sorte de tête de pointe, jaune, et qui faisait une petite saillie ronde, dans l’encoignure d’une tablette.

L’ayant grattée avec mon doigt, il me sembla qu’elle remuait. Je la saisis entre deux ongles et je tirai tant que je pus. Elle s’en vint tout doucement. C’était une longue épingle d’or, glissée et cachée en un trou du bois.

Pourquoi cela? Je pensai immédiatement qu’elle devait servir à faire jouer un ressort qui cachait un secret, et je cherchai. Ce fut long. Après deux heures au moins d’investigations, je découvris un autre trou presque en face du premier, mais au fond d’une rainure. J’enfonçai dedans mon épingle: une petite planchette me jaillit au visage, et je vis deux paquets de lettres, de lettres jaunies, nouées avec un ruban bleu.

Je les ai lues. Et j’en transcris deux ici:

«Vous voulez donc que je vous rende vos lettres, ma si chère amie; les voici, mais cela me fait une grande peine. De quoi donc avez-vous peur? que je les perde? mais elles sont sous clef. Qu’on me les vole? mais j’y veille, car elles sont mon plus cher trésor.

«Oui, cela m’a fait une peine extrême. Je me suis demandé si vous n’aviez point, au fond du cœur, quelque regret? Non point le regret de m’avoir aimé, car je sais que vous m’aimez toujours, mais le regret d’avoir exprimé sur du papier blanc cet amour vif, en des heures où votre cœur se confiait non pas à moi, mais à la plume que vous teniez à la main. Quand nous aimons, il nous vient des besoins de confidence, des besoins attendris de parler ou d’écrire, et nous parlons, et nous écrivons. Les paroles s’envolent, les douces paroles faites de musique, d’air et de tendresse, chaudes, légères, évaporées aussitôt que dites, qui restent dans la mémoire seule, mais que nous ne pouvons ni voir, ni toucher, ni baiser, comme les mots qu’écrivit votre main. Vos lettres? Oui, je vous les rends! Mais quel chagrin!

«Certes, vous avez eu, après coup, la délicate pudeur des termes ineffaçables. Vous avez regretté, en votre âme sensible et craintive et que froisse une nuance insaisissable, d’avoir écrit à un homme que vous l’aimiez. Vous vous êtes rappelé des phrases qui ont ému votre souvenir, et vous vous êtes dit: «Je ferai de la cendre avec ces mots.»

«Soyez contente, soyez tranquille. Voici vos lettres. Je vous aime.»

«Mon Ami,

«Non, vous n’avez pas compris, vous n’avez pas deviné. Je ne regrette point, je ne regretterai jamais de vous avoir dit ma tendresse. Je vous écrirai toujours, mais vous me rendrez toutes mes lettres, aussitôt reçues.

«Je vais vous choquer beaucoup, mon ami, si je vous dis la raison de cette exigence. Elle n’est pas poétique, comme vous le pensiez, mais pratique. J’ai peur, non de vous, certes, mais du hasard. Je suis coupable. Je ne veux pas que ma faute atteigne d’autres que moi.

«Comprenez-moi bien. Nous pouvons mourir, vous ou moi. Vous pouvez mourir d’une chute de cheval, puisque vous montez chaque jour; vous pouvez mourir d’une attaque, d’un duel, d’une maladie de cœur, d’un accident de voiture, de mille manières, car, s’il n’y a qu’une mort, il y a plus de façons de la recevoir que nous n’avons de jours à vivre.

«Alors, votre sœur, votre frère et votre belle-sœur trouveront mes lettres?

«Croyez-vous qu’ils m’aiment? Moi, je ne le crois guère. Et puis, même s’ils m’adoraient, est-il possible que deux femmes et un homme, sachant un secret,—un secret pareil,—ne le racontent pas?

«J’ai l’air de dire une très vilaine chose en parlant d’abord de votre mort et ensuite en soupçonnant la discrétion des vôtres.

«Mais nous mourrons tous, un jour ou l’autre, n’est-ce pas? et il est presque certain qu’un de nous deux précédera l’autre sous terre. Donc, il faut prévoir tous les dangers, même celui-là.

«Quant à moi, je garderai vos lettres à côté des miennes, dans le secret de mon petit secrétaire. Je vous les montrerai là, dans leur cachette de soie, côte à côte dormant, pleines de notre amour, comme des amoureux dans un tombeau.

«Vous allez me dire: «Mais, si vous mourez la première, ma chère, votre mari les trouvera, ces lettres.»

«Oh! moi, je ne crains rien. D’abord, il ne connaît point le secret de mon meuble, puis il ne le cherchera pas. Et même s’il le trouve, après ma mort, je ne crains rien.

«Avez-vous quelquefois songé à toutes les lettres d’amour trouvées dans les tiroirs des mortes? Moi, depuis longtemps j’y pense, et ce sont mes longues réflexions là-dessus qui m’ont décidée à vous réclamer mes lettres.

«Songez donc que jamais, vous entendez bien, jamais une femme ne brûle, ne déchire, ne détruit les lettres où on lui dit qu’elle est aimée. Toute notre vie est là, tout notre espoir, toute notre attente, tout notre rêve. Ces petits papiers, qui portent notre nom et nous caressent avec de douces choses, sont des reliques, et nous adorons les chapelles, nous autres, surtout les chapelles dont nous sommes les saintes. Nos lettres d’amour, ce sont nos titres de beauté, nos titres de grâce et de séduction, notre orgueil intime de femmes, ce sont les trésors de notre cœur. Non, non, jamais une femme ne détruit ces archives secrètes et délicieuses de sa vie.

«Mais nous mourons, comme tout le monde, et alors... alors ces lettres, on les trouve? Qui les trouve? l’époux? Alors que fait-il?—Rien. Il les brûle, lui.

«Oh! j’ai beaucoup songé à cela, beaucoup. Songez que tous les jours meurent des femmes qui ont été aimées, que tous les jours les traces, les preuves de leur faute tombent entre les mains du mari, et que jamais un scandale n’éclate, que jamais un duel n’a lieu.

«Pensez, mon cher, à ce qu’est l’homme, le cœur de l’homme. On se venge d’une vivante; on se bat avec l’homme qui vous déshonore, on le tue tant qu’elle vit, parce que... oui, pourquoi? Je ne le sais pas au juste. Mais, si on trouve, après sa mort, à elle, des preuves pareilles, on les brûle, et on ne sait rien, et on continue à tendre la main à l’ami de la morte, et on est fort satisfait que ces lettres ne soient pas tombées en des mains étrangères et de savoir qu’elles sont détruites.

«Oh! que j’en connais, parmi mes amis, des hommes qui ont dû brûler ces preuves, et qui feignent ne rien savoir, et qui se seraient battus avec rage s’ils les avaient trouvées quand elle vivait encore. Mais elle est morte. L’honneur a changé. La tombe c’est la prescription de la faute conjugale.

«Donc je peux garder nos lettres qui sont, entre vos mains, une menace pour nous deux.

«Osez dire que je n’ai pas raison.

«Je vous aime et je baise vos cheveux.

«Rose.»

J’avais levé les yeux sur le portrait de la tante Rose, et je regardais son visage sévère, ridé, un peu méchant, et je songeais à toutes ces âmes de femmes que nous ne connaissons point, que nous supposons si différentes de ce qu’elles sont, dont nous ne pénétrons jamais la ruse native et simple, la tranquille duplicité, et le vers de Vigny me revint à la mémoire:

Toujours ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr.

Nos Lettres ont paru dans le Gaulois du mercredi 29 février 1888.


LA NUIT.
CAUCHEMAR

J’aime la nuit avec passion. Je l’aime comme on aime son pays ou sa maîtresse, d’un amour instinctif, profond, invincible. Je l’aime avec tous mes sens, avec mes yeux qui la voient, avec mon odorat qui la respire, avec mes oreilles qui en écoutent le silence, avec toute ma chair que les ténèbres caressent. Les alouettes chantent dans le soleil, dans l’air bleu, dans l’air chaud, dans l’air léger des matinées claires. Le hibou fuit dans la nuit, tache noire qui passe à travers l’espace noir, et, réjoui, grisé par la noire immensité, il pousse son cri vibrant et sinistre.

Le jour me fatigue et m’ennuie. Il est brutal et bruyant. Je me lève avec peine, je m’habille avec lassitude, je sors avec regret, et chaque pas, chaque mouvement, chaque geste, chaque parole, chaque pensée me fatigue comme si je soulevais un écrasant fardeau.

Mais quand le soleil baisse, une joie confuse, une joie de tout mon corps m’envahit. Je m’éveille, je m’anime. A mesure que l’ombre grandit, je me sens tout autre, plus jeune, plus fort, plus alerte, plus heureux. Je la regarde s’épaissir, la grande ombre douce tombée du ciel: elle noie la ville, comme une onde insaisissable et impénétrable, elle cache, efface, détruit les couleurs, les formes, étreint les maisons, les êtres, les monuments de son imperceptible toucher.

Alors j’ai envie de crier de plaisir comme les chouettes, de courir sur les toits comme les chats; et un impétueux, un invincible désir d’aimer s’allume dans mes veines.

Je vais, je marche, tantôt dans les faubourgs assombris, tantôt dans les bois voisins de Paris, où j’entends rôder mes sœurs les bêtes et mes frères les braconniers.

Ce qu’on aime avec violence finit toujours par vous tuer. Mais comment expliquer ce qui m’arrive? Comment même faire comprendre que je puisse le raconter? Je ne sais pas, je ne sais plus, je sais seulement que cela est.—Voilà.

Donc hier—était-ce hier?—oui, sans doute, à moins que ce ne soit auparavant, un autre jour, un autre mois, une autre année,—je ne sais pas. Ce doit être hier pourtant, puisque le jour ne s’est plus levé, puisque le soleil n’a pas reparu. Mais depuis quand la nuit dure-t-elle? Depuis quand?... Qui le dira? qui le saura jamais?

Donc hier, je sortis comme je fais tous les soirs, après mon dîner. Il faisait très beau, très doux, très chaud. En descendant vers les boulevards, je regardais au-dessus de ma tête le fleuve noir et plein d’étoiles découpé dans le ciel par les toits de la rue qui tournait et faisait onduler comme une vraie rivière ce ruisseau roulant des astres.

Tout était clair dans l’air léger, depuis les planètes jusqu’aux becs de gaz. Tant de feux brillaient là-haut et dans la ville que les ténèbres en semblaient lumineuses. Les nuits luisantes sont plus joyeuses que les grands jours de soleil.

Sur le boulevard, les cafés flamboyaient; on riait, on passait, on buvait. J’entrai au théâtre, quelques instants, dans quel théâtre? je ne sais plus. Il y faisait si clair que cela m’attrista et je ressortis le cœur un peu assombri par ce choc de lumière brutale sur les ors du balcon, par le scintillement factice du lustre énorme de cristal, par la barrière du feu de la rampe, par la mélancolie de cette clarté fausse et crue. Je gagnai les Champs-Élysées où les cafés-concerts semblaient des foyers d’incendie dans les feuillages. Les marronniers frottés de lumière jaune avaient l’air peints, un air d’arbres phosphorescents. Et les globes électriques, pareils à des lunes éclatantes et pâles, à des œufs de lune tombés du ciel, à des perles monstrueuses, vivantes, faisaient pâlir sous leur clarté nacrée, mystérieuse et royale, les filets de gaz, de vilain gaz sale, et les guirlandes de verres de couleur.

Je m’arrêtai sous l’Arc de Triomphe pour regarder l’avenue, la longue et admirable avenue étoilée, allant vers Paris entre deux lignes de feux, et les astres! Les astres là-haut, les astres inconnus jetés au hasard dans l’immensité où ils dessinent ces figures bizarres, qui font tant rêver, qui font tant songer.

J’entrai dans le bois de Boulogne et j’y restai longtemps, longtemps. Un frisson singulier m’avait saisi, une émotion imprévue et puissante, une exaltation de ma pensée qui touchait à la folie.

Je marchai longtemps, longtemps. Puis je revins.

Quelle heure était-il quand je repassai sous l’Arc de Triomphe? Je ne sais pas. La ville s’endormait, et des nuages, de gros nuages noirs s’étendaient lentement sur le ciel.

Pour la première fois je sentis qu’il allait arriver quelque chose d’étrange, de nouveau. Il me sembla qu’il faisait froid, que l’air s’épaississait, que la nuit, que ma nuit bien-aimée, devenait lourde sur mon cœur. L’avenue était déserte, maintenant. Seuls, deux sergents de ville se promenaient auprès de la station des fiacres, et, sur la chaussée à peine éclairée par les becs de gaz qui paraissaient mourants, une file de voitures de légumes allait aux Halles. Elles allaient lentement, chargées de carottes, de navets et de choux. Les conducteurs dormaient, invisibles; les chevaux marchaient d’un pas égal, suivant la voiture précédente, sans bruit, sur le pavé de bois. Devant chaque lumière du trottoir, les carottes s’éclairaient en rouge, les navets s’éclairaient en blanc, les choux s’éclairaient en vert; et elles passaient l’une derrière l’autre, ces voitures rouges, d’un rouge de feu, blanches d’un blanc d’argent, vertes d’un vert d’émeraude. Je les suivis, puis je tournai par la rue Royale et revins sur les boulevards. Plus personne, plus de cafés éclairés, quelques attardés seulement qui se hâtaient. Je n’avais jamais vu Paris aussi mort, aussi désert. Je tirai ma montre, il était deux heures.

Une force me poussait, un besoin de marcher. J’allai donc jusqu’à la Bastille. Là, je m’aperçus que je n’avais jamais vu une nuit si sombre, car je ne distinguais pas même la colonne de Juillet, dont le Génie d’or était perdu dans l’impénétrable obscurité. Une voûte de nuages, épaisse comme l’immensité, avait noyé les étoiles, et semblait s’abaisser sur la terre pour l’anéantir.

Je revins. Il n’y avait plus personne autour de moi. Place du Château-d’Eau, pourtant, un ivrogne faillit me heurter, puis il disparut. J’entendis quelque temps son pas inégal et sonore. J’allais. A la hauteur du faubourg Montmartre un fiacre passa, descendant vers la Seine. Je l’appelai. Le cocher ne répondit pas. Une femme rôdait près de la rue Drouot: «Monsieur, écoutez donc.» Je hâtai le pas pour éviter sa main tendue. Puis plus rien. Devant le Vaudeville, un chiffonnier fouillait le ruisseau. Sa petite lanterne flottait au ras du sol. Je lui demandai: «Quelle heure est-il, mon brave?»

Il grogna: «Est-ce que je sais! J’ai pas de montre.»

Alors je m’aperçus tout à coup que les becs de gaz étaient éteints. Je sais qu’on les supprime de bonne heure, avant le jour, en cette saison, par économie; mais le jour était encore loin, si loin de paraître!

«Allons aux Halles, pensai-je, là au moins je trouverai la vie.»

Je me mis en route, mais je n’y voyais même pas pour me conduire. J’avançais lentement, comme on fait dans un bois, reconnaissant les rues en les comptant.

Devant le Crédit Lyonnais, un chien grogna. Je tournai par la rue de Grammont, je me perdis; j’errai, puis je reconnus la Bourse aux grilles de fer qui l’entourent. Paris entier dormait, d’un sommeil profond, effrayant. Au loin pourtant un fiacre roulait, un seul fiacre, celui peut-être qui avait passé devant moi tout à l’heure. Je cherchais à le joindre, allant vers le bruit de ses roues, à travers les rues solitaires et noires, noires, noires comme la mort.

Je me perdis encore. Où étais-je? Quelle folie d’éteindre sitôt le gaz! Pas un passant, pas un attardé, pas un rôdeur, pas un miaulement de chat amoureux. Rien.

Où donc étaient les sergents de ville? Je me dis: «Je vais crier, ils viendront.» Je criai. Personne ne répondit.

J’appelai plus fort. Ma voix s’envola, sans écho, faible, étouffée, écrasée par la nuit, par cette nuit impénétrable.

Je hurlai: «Au secours! au secours! au secours!»

Mon appel désespéré resta sans réponse. Quelle heure était-il donc? Je tirai ma montre, mais je n’avais point d’allumettes. J’écoutai le tic-tac léger de la petite mécanique avec une joie inconnue et bizarre. Elle semblait vivre. J’étais moins seul. Quel mystère! Je me remis en marche comme un aveugle, en tâtant les murs de ma canne, et je levais à tout moment mes yeux vers le ciel, espérant que le jour allait enfin paraître; mais l’espace était noir, tout noir, plus profondément noir que la ville.

Quelle heure pouvait-il être? Je marchais, me semblait-il, depuis un temps infini, car mes jambes fléchissaient sous moi, ma poitrine haletait, et je souffrais de la faim horriblement.

Je me décidai à sonner à la première porte cochère. Je tirai le bouton de cuivre, et le timbre tinta dans la maison sonore; il tinta étrangement comme si ce bruit vibrant eût été seul dans cette maison.

J’attendis, on ne répondit pas, on n’ouvrit point la porte. Je sonnai de nouveau; j’attendis encore,—rien!

J’eus peur! Je courus à la demeure suivante, et vingt fois de suite je fis résonner la sonnerie dans le couloir obscur où devait dormir le concierge. Mais il ne s’éveilla pas,—et j’allai plus loin, tirant de toutes mes forces les anneaux ou les boutons, heurtant de mes pieds, de ma canne et de mes mains les portes obstinément closes.

Et tout à coup, je m’aperçus que j’arrivais aux Halles. Les Halles étaient désertes, sans un bruit, sans un mouvement, sans une voiture, sans un homme, sans une botte de légumes ou de fleurs.—Elles étaient vides, immobiles, abandonnées, mortes!

Une épouvante me saisit,—horrible. Que se passait-il? Oh! mon Dieu! que se passait-il?

Je repartis. Mais l’heure? l’heure? qui me dirait l’heure? Aucune horloge ne sonnait dans les clochers ou dans les monuments. Je pensai: «Je vais ouvrir le verre de ma montre et tâter l’aiguille avec mes doigts.» Je tirai ma montre... elle ne battait plus... elle était arrêtée. Plus rien, plus rien, plus un frisson dans la ville, pas une lueur, pas un frôlement de son dans l’air. Rien! plus rien! plus même le roulement lointain du fiacre,—plus rien!

J’étais aux quais, et une fraîcheur glaciale montait de la rivière.

La Seine coulait-elle encore?

Je voulus savoir, je trouvai l’escalier, je descendis... Je n’entendais pas le courant bouillonner sous les arches du pont... Des marches encore... puis du sable... de la vase... puis de l’eau... j’y trempai mon bras... elle coulait... elle coulait... froide... froide... froide... presque gelée... presque tarie... presque morte.

Et je sentais bien que je n’aurais plus jamais la force de remonter... et que j’allais mourir là... moi aussi, de faim—de fatigue—et de froid.

La Nuit a paru dans le Gil-Blas du mardi 14 juin 1887.


L’ENFANT.

On parlait, après le dîner, d’un avortement qui venait d’avoir lieu dans la commune. La baronne s’indignait: Était-ce possible, une chose pareille! La fille, séduite par un garçon boucher, avait jeté son enfant dans une marnière! Quelle horreur! On avait même prouvé que le pauvre petit être n’était pas mort sur le coup.

Le médecin, qui dînait au château ce soir-là, donnait des détails horribles d’un air tranquille, et il paraissait émerveillé du courage de la misérable mère, qui avait fait deux kilomètres à pied, ayant accouché toute seule, pour assassiner son enfant. Il répétait: «Elle est en fer, cette femme! Et quelle énergie sauvage il lui a fallu pour traverser le bois, la nuit, avec son petit qui gémissait dans ses bras! Je demeure éperdu devant de pareilles souffrances morales. Songez donc à l’épouvante de cette âme, au déchirement de ce cœur! Comme la vie est odieuse et misérable! D’infâmes préjugés, oui, madame, d’infâmes préjugés, un faux honneur, plus abominable que le crime, toute une accumulation de sentiments factices, d’honorabilité odieuse, de révoltante honnêteté poussent à l’assassinat, à l’infanticide, de pauvres filles qui ont obéi sans résistance à la loi impérieuse de la vie. Quelle honte pour l’humanité d’avoir établi une pareille morale et fait un crime de l’embrassement libre de deux êtres!

La baronne était devenue pâle d’indignation.

Elle répliqua: «Alors, docteur, vous mettez le vice au-dessus de la vertu, la prostituée avant l’honnête femme! Celle qui s’abandonne à ses instincts honteux vous paraît l’égale de l’épouse irréprochable qui accomplit son devoir dans l’intégrité de sa conscience!»

Le médecin, un vieux homme qui avait touché à bien des plaies, se leva, et, d’une voix forte:

—Vous parlez, madame, de choses que vous ignorez, n’ayant point connu les invincibles passions. Laissez-moi vous dire une aventure récente dont je fus témoin.

Oh! madame, soyez toujours indulgente, et bonne, et miséricordieuse; vous ne savez pas! Malheur à ceux à qui la perfide nature a donné des sens inapaisables! Les gens calmes nés sans instincts violents, vivent honnêtes, par nécessité. Le devoir est facile à ceux que ne torturent jamais les désirs enragés. Je vois des petites bourgeoises au sang froid, aux mœurs rigides, d’un esprit moyen et d’un cœur modéré, pousser des cris d’indignation quand elles apprennent les fautes des femmes tombées.

Ah! vous dormez tranquille dans un lit pacifique que ne hantent point les rêves éperdus. Ceux qui vous entourent sont comme vous, font comme vous, préservés par la sagesse instinctive de leurs sens. Vous luttez à peine contre des apparences d’entraînement. Seul, votre esprit suit parfois des pensées malsaines, sans que tout votre corps se soulève rien qu’à l’effleurement de l’idée tentatrice.

Mais chez ceux-là que le hasard a faits passionnés, madame, les sens sont invincibles. Pouvez-vous arrêter le vent, pouvez-vous arrêter la mer démontée? Pouvez-vous entraver les forces de la nature? Non. Les sens aussi sont des forces de la nature, invincibles comme la mer et le vent. Ils soulèvent et entraînent l’homme et le jettent à la volupté sans qu’il puisse résister à la véhémence de son désir. Les femmes irréprochables sont les femmes sans tempérament. Elles sont nombreuses. Je ne leur sais pas gré de leur vertu, car elles n’ont pas à lutter. Mais jamais, entendez-vous, jamais une Messaline, une Catherine ne sera sage. Elle ne le peut pas. Elle est créée pour la caresse furieuse! Ses organes ne ressemblent point aux vôtres, sa chair est différente, plus vibrante, plus affolée au moindre contact d’une autre chair; et ses nerfs travaillent, la bouleversent et la domptent alors que les vôtres n’ont rien ressenti. Essayez donc de nourrir un épervier avec les petits grains ronds que vous donnez au perroquet? Ce sont deux oiseaux pourtant qui ont un gros bec crochu. Mais leurs instincts sont différents.

Oh! les sens! Si vous saviez quelle puissance ils ont. Les sens qui vous tiennent haletant pendant des nuits entières, la peau chaude, le cœur précipité, l’esprit harcelé de visions affolantes! Voyez-vous, madame, les gens à principes inflexibles sont tout simplement des gens froids, désespérément jaloux des autres, sans le savoir.

Écoutez-moi:

«Celle que j’appellerai Mme Hélène avait des sens. Elle les avait eus dès sa petite enfance. Chez elle ils s’étaient éveillés alors que la parole commence. Vous me direz que c’était une malade. Pourquoi? N’êtes-vous pas plutôt des affaiblis? On me consulta lorsqu’elle avait douze ans. Je constatai qu’elle était femme déjà et harcelée sans repos par des désirs d’amour. Rien qu’à la voir on le sentait. Elle avait des lèvres grasses, retournées, ouvertes comme des fleurs, un cou fort, une peau chaude, un nez large, un peu ouvert et palpitant, de grands yeux clairs dont le regard allumait les hommes.

Qui donc aurait pu calmer le sang de cette bête ardente? Elle passait des nuits à pleurer sans cause. Elle souffrait à mourir de rester sans mâle.

A quinze ans, enfin, on la maria. Deux ans plus tard, son mari mourait poitrinaire. Elle l’avait épuisé. Un autre en dix-huit mois eut le même sort. Le troisième résista quatre ans, puis la quitta. Il était temps.

Demeurée seule, elle voulut rester sage. Elle avait tous vos préjugés. Un jour enfin elle m’appela, ayant des crises nerveuses qui l’inquiétaient. Je reconnus immédiatement qu’elle allait mourir de son veuvage. Je le lui dis. C’était une honnête femme, madame; malgré les tortures qu’elle endurait, elle ne voulut pas suivre mon conseil de prendre un amant.

Dans le pays on la disait folle. Elle sortait la nuit et faisait des courses désordonnées pour affaiblir son corps révolté. Puis elle tombait en des syncopes que suivaient des spasmes effrayants.

Elle vivait seule en son château proche du château de sa mère et de ceux de ses parents. Je l’allais voir de temps en temps, ne sachant que faire contre cette volonté acharnée de la nature ou contre sa volonté à elle.

Or, un soir, vers huit heures, elle entra chez moi comme je finissais de dîner. A peine fûmes-nous seuls, elle me dit:

—Je suis perdue. Je suis enceinte!

Je fis un soubresaut sur ma chaise.

—Vous dites?

—Je suis enceinte.

—Vous?

—Oui, moi.

Et brusquement, d’une voix saccadée, en me regardant bien en face:

—Enceinte de mon jardinier, docteur. J’ai eu un commencement d’évanouissement en me promenant dans le parc. L’homme, m’ayant vue tomber, est accouru et m’a prise en ses bras pour m’emporter. Qu’ai-je fait? Je ne le sais plus! L’ai-je étreint, embrassé? Peut-être. Vous connaissez ma misère et ma honte. Enfin il m’a possédée! Je suis coupable, car je me suis encore donnée le lendemain de la même façon et d’autres fois encore. C’était fini. Je ne savais plus résister!...

Elle eut dans la gorge un sanglot, puis reprit d’une voix fière:

—Je le payais, je préférais cela à l’amant que vous me conseilliez de prendre. Il m’a rendue grosse. Oh! je me confesse à vous sans réserve et sans hésitations. J’ai essayé de me faire avorter. J’ai pris des bains brûlants, j’ai monté des chevaux difficiles, j’ai fait du trapèze, j’ai bu des drogues, de l’absinthe, du safran, d’autres encore. Mais je n’ai point réussi. Vous connaissez mon père, mes frères? Je suis perdue. Ma sœur est mariée à un honnête homme. Ma honte aussi rejaillira sur eux. Et songez à tous nos amis, à tous nos voisins, à notre nom..., ma mère...

Elle se mit à sangloter. Je lui pris les mains et je l’interrogeai. Puis je lui donnai le conseil de faire un long voyage et d’aller accoucher au loin.

Elle répondait: «Oui... oui... oui... c’est cela..., sans avoir l’air d’écouter.

Puis elle partit.

J’allai la voir plusieurs fois. Elle devenait folle. L’idée de cet enfant grandissant dans son ventre, de cette honte vivante lui était entrée dans l’âme comme une flèche aiguë. Elle y pensait sans repos, n’osait plus sortir le jour, ni voir personne de peur qu’on ne découvrît son abominable secret. Chaque soir elle se dévêtait devant son armoire à glace et regardait son flanc déformé; puis elle se jetait par terre une serviette dans la bouche, pour étouffer ses cris. Vingt fois par nuit elle se relevait, allumait sa bougie et retournait devant le large miroir qui lui renvoyait l’image bosselée de son corps nu. Alors, éperdue, elle se frappait le ventre à coups de poing pour le tuer, cet être qui la perdait. C’était entre eux une lutte terrible. Mais il ne mourait pas; et, sans cesse, il s’agitait comme s’il se fût défendu. Elle se roulait sur le parquet pour l’écraser contre terre; elle essaya de dormir avec un poids sur le corps pour l’étouffer. Elle le haïssait comme on hait l’ennemi acharné qui menace votre vie.

Après ces luttes inutiles, ces impuissants efforts pour se débarrasser de lui, elle se sauvait par les champs, courant éperdument, folle de malheur et d’épouvante.

On la ramassa un matin, les pieds dans un ruisseau, les yeux égarés; on crut qu’elle avait un accès de délire, mais on ne s’aperçut de rien.

Une idée fixe la tenait. Oter de son corps cet enfant maudit.

Or sa mère, un soir, lui dit en riant: «Comme tu engraisses, Hélène; si tu étais mariée, je te croirais enceinte.»

Elle dut recevoir un coup mortel de ces paroles. Elle partit presque aussitôt et rentra chez elle.

Que fit-elle? Sans doute encore elle regarda longtemps son ventre enflé; sans doute, elle le frappa, le meurtrit, le heurta aux angles des meubles comme elle faisait chaque soir. Puis elle descendit, nu-pieds, à la cuisine, ouvrit l’armoire et prit le grand couteau qui sert à couper les viandes. Elle remonta, alluma quatre bougies et s’assit, sur une chaise d’osier tressé, devant sa glace.

Alors, exaspérée de haine contre cet embryon inconnu et redoutable, le voulant arracher et tuer enfin, le voulant tenir en ses mains, étrangler et jeter au loin, elle pressa la place où remuait cette larve et d’un seul coup de la lame aiguë elle se fendit le ventre.

Oh! elle opéra, certes, très vite et très bien, car elle le saisit, cet ennemi qu’elle n’avait pu encore atteindre. Elle le prit par une jambe, l’arracha d’elle et le voulut lancer dans la cendre du foyer. Mais il tenait par des liens qu’elle n’avait pu trancher, et, avant qu’elle eût compris peut-être ce qui lui restait à faire pour se séparer de lui, elle tomba inanimée sur l’enfant noyé dans un flot de sang.

Fut-elle bien coupable, madame?»

Le médecin se tut et attendit. La baronne ne répondit pas.

L’Enfant a paru dans le Gil-Blas du mardi 18 septembre 1883.


EN VOYAGE.

Sainte-Agnès, 6 mai.

Ma chère Amie,

Vous m’avez demandé de vous écrire souvent et de vous raconter surtout des choses que j’aurai vues. Vous m’avez aussi prié de fouiller dans mes souvenirs de voyages pour y retrouver ces courtes anecdoctes qui, apprises d’un paysan qu’on a rencontré, d’un hôtelier, d’un inconnu qui passait, laissent dans la mémoire comme une marque sur un pays. Avec un paysage brossé en quelques lignes, et une petite histoire dite en quelques phrases, on peut donner, croyez-vous, le vrai caractère d’un pays, le faire vivant, visible, dramatique. J’essayerai, selon votre désir. Je vous enverrai donc, de temps en temps, des lettres où je ne parlerai ni de vous ni de moi, mais seulement de l’horizon, et des hommes qui s’y meuvent. Et je commence.

Le printemps est une époque où il faut, me semble-t-il, boire et manger du paysage. C’est la saison des frissons, comme l’automne est la saison des pensées. Au printemps la campagne émeut la chair, à l’automne elle pénètre l’esprit.

J’ai voulu, cette année, respirer de la fleur d’oranger et je suis parti pour le Midi, à l’heure où tout le monde en revient. J’ai franchi Monaco, la ville des pèlerins, rivale de la Mecque et de Jérusalem, sans laisser d’or dans la poche d’autrui; et j’ai gravi la haute montagne sous un plafond de citronniers, d’orangers et d’oliviers.

Avez-vous jamais dormi, mon amie, dans un champ d’orangers fleuris? L’air qu’on aspire délicieusement est une quintessence de parfums. Cette senteur violente et douce, savoureuse comme une friandise, semble se mêler à nous, nous imprègne, nous enivre, nous alanguit, nous verse une torpeur somnolente et rêvante. On dirait un opium préparé par la main des fées et non par celle des pharmaciens.

C’est ici le pays des ravins. Les croupes de la montagne sont tailladées, échancrées partout, et dans ces replis sinueux poussent de vraies forêts de citronniers. De place en place, quand le val rapide s’arrête à une espèce de marche, les hommes ont maçonné un réservoir qui retient l’eau des orages. Ce sont de grands trous aux murailles lisses, où rien de saillant ne s’offre à la main de celui qui tomberait là.

J’allais lentement par un des vallons montants, regardant à travers les feuillages les fruits brillants restés aux branches. La gorge enserrée rendait plus pénétrante les senteurs lourdes des fleurs; l’air, là dedans, en semblait épaissi. Une lassitude me prit et je cherchai à m’asseoir. Quelques gouttes d’eau glissaient dans l’herbe; je crus qu’une source était voisine, et je gravis un peu plus haut pour la trouver. Mais j’arrivai sur les bords d’un de ces grands et profonds réservoirs.

Je m’assis à la turque, les jambes croisées, et je restai rêvassant devant ce trou, qui paraissait rempli d’encre tant le liquide en était noir et stagnant. Là-bas, à travers les branches, j’apercevais, comme des taches, des morceaux de la Méditerranée, luisante à m’aveugler. Mais toujours mon regard retombait sur le vaste et sombre puits qu’aucune bête nageante ne semblait même habiter, tant la surface en demeurait immobile.

Soudain une voix me fit tressaillir. Un vieux monsieur, qui cherchait des fleurs (car cette contrée est la plus riche de l’Europe pour les herborisants), me demandait:

—Est-ce que vous êtes, monsieur, un parent de ces pauvres enfants?

Je le regardai stupéfait.

—Quels enfants? monsieur?

Alors il parut embarrassé et reprit en saluant:

—Je vous demande pardon. En vous voyant ainsi absorbé devant ce réservoir, j’ai cru que vous pensiez au drame affreux qui s’est passé là.

Cette fois je voulus savoir et je le priai de me raconter cette histoire.

Elle est bien sombre et bien navrante, ma chère amie, et bien banale en même temps. C’est un simple fait-divers. Je ne sais s’il faut attribuer mon émotion à la manière dramatique dont la chose me fut dite, au décor des montagnes, au contraste de cette joie du soleil et des fleurs avec le trou noir et meurtrier, mais j’eus le cœur tordu, tous les nerfs secoués par ce récit qui, peut-être, ne vous paraîtra point si terriblement poignant en le lisant dans votre chambre sans avoir sous les yeux le paysage du drame.

C’était au printemps de l’une des dernières années. Deux petits garçons venaient souvent jouer au bord de cette citerne, tandis que leur précepteur lisait quelque livre, couché sous un arbre. Or, par une chaude après-midi, un cri vibrant réveilla l’homme qui sommeillait, et un bruit d’eau jaillissant sous une chute le fit se dresser brusquement. Le plus jeune des enfants, âgé de onze ans, hurlait, debout près du bassin, dont la nappe, remuée, frémissait, refermée sur l’aîné qui venait d’y tomber en courant le long de la corniche de pierre.

Éperdu, sans rien attendre, sans réfléchir aux moyens, le précepteur sauta dans le gouffre, et ne reparut pas, s’étant heurté le crâne au fond.

Au même moment, le jeune garçon, revenu sur l’eau, agitait les bras tendus vers son frère. Alors, l’enfant, resté sur terre, se coucha, s’allongea, tandis que l’autre essayait de nager, d’approcher du mur, et bientôt les quatre petites mains se saisirent, se serrèrent, crispées, liées ensemble. Ils eurent tous deux la joie aiguë de la vie sauvée, le tressaillement du péril passé.

Et l’aîné essayait de monter, mais il n’y put parvenir, le mur étant droit; et le frère, trop faible, glissait lentement vers le trou.

Alors ils demeurèrent immobiles, ressaisis par l’épouvante. Et ils attendirent.

Le plus petit serrait de toute sa force les mains du plus grand, et il pleurait nerveusement en répétant: «Je ne peux pas te tirer, je ne peux pas te tirer.» Et soudain il se mit à crier: «Au secours! au secours!» Mais sa voix grêle perçait à peine le dôme de feuillage sur leurs têtes.

Ils restèrent là longtemps, des heures et des heures, face à face, ces deux enfants, avec la même pensée, la même angoisse, et la peur affreuse que l’un des deux, épuisé, desserrât ses faibles mains. Et ils appelaient, toujours en vain.

Enfin le plus grand qui tremblait de froid dit au petit: «Je ne peux plus. Je vais tomber. Adieu, petit frère.» Et l’autre, haletant, répétait: «Pas encore, pas encore, attends.» Le soir vint, le soir tranquille, avec ses étoiles mirées dans l’eau.

L’aîné, défaillant, reprit: «Lâche-moi une main, je vais te donner ma montre.» Il l’avait reçue en cadeau quelques jours auparavant; et c’était, depuis lors, la plus grande préoccupation de son cœur. Il put la prendre, la tendit, et le petit, qui sanglotait, la déposa sur l’herbe auprès de lui.

La nuit était complète. Les deux misérables êtres, anéantis, ne se tenaient plus qu’à peine. Le grand, enfin, se sentant perdu, murmura encore: «Adieu, petit frère, embrasse maman et papa.» Et ses doigts paralysés s’ouvrirent. Il plongea et ne reparut plus...

Le petit, resté seul, se mit à l’appeler furieusement: «Paul! Paul!»; mais l’autre ne revenait point.

Alors il s’élança dans la montagne, tombant dans les pierres, bouleversé par la plus effroyable angoisse qui puisse étreindre un cœur d’enfant, et il arriva, avec une figure de mort, dans le salon où attendaient ses parents. Et il se perdit de nouveau en les amenant au sombre réservoir. Il ne retrouvait plus sa route. Enfin il reconnut la place. «C’est là, oui, c’est là.»

Mais il fallut vider cette citerne; et le propriétaire ne le voulait point permettre, ayant besoin d’eau pour ses citronniers.

Enfin on retrouva les deux corps, le lendemain seulement.

Vous voyez, ma chère amie, que c’est là un simple fait-divers. Mais si vous aviez vu le trou lui-même, vous auriez été comme moi déchirée jusqu’au cœur, à la pensée de cette agonie d’un enfant pendu aux mains de son frère, de l’interminable lutte de ces gamins accoutumés seulement à rire et à jouer et de ce tout simple détail: la montre donnée.

Et je me disais: «Que le Hasard me préserve de jamais recevoir une semblable relique!» Je ne sais rien de plus épouvantable que ce souvenir attaché à l’objet familier qu’on ne peut quitter. Songez que chaque fois qu’il touchera cette montre sacrée, le survivant reverra l’horrible scène, la mare, le mur, l’eau calme, et la face décomposée de son frère vivant et aussi perdu que s’il était mort déjà. Et durant toute sa vie, à toute heure, la vision sera là, réveillée dès que du bout du doigt il touchera seulement son gousset.

Et je fus triste jusqu’au soir. Je quittai, montant toujours, la région des orangers pour la région des seuls oliviers, et celle des oliviers pour la région des pins; puis je passai dans une vallée de pierres, puis j’atteignis les ruines d’un antique château, bâti, affirme-t-on, au Xe siècle, par un chef sarrasin, homme sage, qui se fit baptiser par amour d’une jeune fille.

Partout des montagnes autour de moi, et, devant moi, la mer, la mer avec une tache presque indistincte: la Corse, ou plutôt l’ombre de la Corse.

Mais sur les cimes ensanglantées par le couchant, dans le vaste ciel et sur la mer, dans tout cet horizon superbe que j’étais venu contempler, je ne voyais que deux pauvres enfants, l’un couché au bord d’un trou plein d’eau noire, l’autre plongeant jusqu’au cou, liés par les mains, pleurant face à face, éperdus; et il me semblait sans cesse entendre une faible voix épuisée qui répétait: «Adieu, petit frère, je te donne ma montre.»

Cette lettre vous semblera bien lugubre, ma chère amie. Je tâcherai, un autre jour, d’être plus gai.

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