Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 09
The Project Gutenberg eBook of Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 09
Title: Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 09
Author: Guy de Maupassant
Release date: October 10, 2016 [eBook #53247]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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ŒUVRES COMPLÈTES
DE
GUY DE MAUPASSANT
LA PRÉSENTE ÉDITION
DES
ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT
A ÉTÉ TIRÉE
PAR L’IMPRIMERIE NATIONALE
EN VERTU D’UNE AUTORISATION
DE M. LE GARDE DES SCEAUX
EN DATE DU 30 JANVIER 1902.
IL A ÉTÉ TIRÉ À PART
100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE
SAVOIR:
60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.
20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.
20 exemplaires (81 à 100) sur chine.
Le texte de ce volume
est conforme à celui de l’édition originale: Les Sœurs Rondoli
Paris, Paul Ollendorff, 1884,
avec addition de:
Le Baiser (inédit).
ŒUVRES COMPLÈTES
DE
GUY DE MAUPASSANT
LES
SŒURS RONDOLI
LE BAISER
PARIS
LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17
MDCCCCIX
Tous droits réservés.
LES SŒURS RONDOLI.
A Georges de Porto Riche.
I
NON, dit Pierre Jouvenet, je ne connais pas l’Italie, et pourtant j’ai tenté deux fois d’y pénétrer, mais je me suis trouvé arrêté à la frontière de telle sorte qu’il m’a toujours été impossible de m’avancer plus loin. Et pourtant ces deux tentatives m’ont donné une idée charmante des mœurs de ce beau pays. Il me reste à connaître les villes, les musées, les chefs-d’œuvre dont cette terre est peuplée. J’essayerai de nouveau, au premier jour, de m’aventurer sur ce territoire infranchissable.
—Vous ne comprenez pas?—Je m’explique.
C’est en 1874 que le désir me vint de voir Venise, Florence, Rome et Naples. Ce goût me prit vers le 15 juin, alors que la sève violente du printemps vous met au cœur des ardeurs de voyage et d’amour.
Je ne suis pas voyageur cependant. Changer de place me paraît une action inutile et fatigante. Les nuits en chemin de fer, le sommeil secoué des wagons avec des douleurs dans la tête et des courbatures dans les membres, les réveils éreintés dans cette boîte roulante, cette sensation de crasse sur la peau, ces saletés volantes qui vous poudrent les yeux et le poil, ce parfum de charbon dont on se nourrit, ces dîners exécrables dans le courant d’air des buffets sont, à mon avis, de détestables commencements pour une partie de plaisir.
Après cette introduction du Rapide, nous avons les tristesses de l’hôtel, du grand hôtel plein de monde et si vide, la chambre inconnue, navrante, le lit suspect!—Je tiens à mon lit plus qu’à tout. Il est le sanctuaire de la vie. On lui livre nue sa chair fatiguée pour qu’il la ranime et la repose dans la blancheur des draps et dans la chaleur des duvets.
C’est là que nous trouvons les plus douces heures de l’existence, les heures d’amour et de sommeil. Le lit est sacré. Il doit être respecté, vénéré par nous, et aimé comme ce que nous avons de meilleur et de plus doux sur la terre.
Je ne puis soulever le drap d’un lit d’hôtel sans un frisson de dégoût. Qu’a-t-on fait là dedans, l’autre nuit? Quels gens malpropres, répugnants ont dormi sur ces matelas. Et je pense à tous les êtres affreux qu’on coudoie chaque jour, aux vilains bossus, aux chairs bourgeonneuses, aux mains noires, qui font songer aux pieds et au reste. Je pense à ceux dont la rencontre vous jette au nez des odeurs écœurantes d’ail ou d’humanité. Je pense aux difformes, aux purulents, aux sueurs des malades, à toutes les laideurs et à toutes les saletés de l’homme.
Tout cela a passé dans ce lit où je vais dormir. J’ai mal au cœur en glissant mon pied dedans.
Et les dîners d’hôtel, les longs dîners de table d’hôte au milieu de toutes ces personnes assommantes ou grotesques; et les affreux dîners solitaires à la petite table du restaurant en face d’une pauvre bougie coiffée d’un abat-jour.
Et les soirs navrants dans la cité ignorée? Connaissez-vous rien de plus lamentable que la nuit qui tombe sur une ville étrangère? On va devant soi au milieu d’un mouvement, d’une agitation qui semblent surprenants comme ceux de songes. On regarde ces figures qu’on n’a jamais vues, qu’on ne reverra jamais; on écoute ces voix parler de choses qui vous sont indifférentes, en une langue qu’on ne comprend même point. On éprouve la sensation atroce de l’être perdu. On a le cœur serré, les jambes molles, l’âme affaissée. On marche comme si on fuyait, on marche pour ne pas rentrer dans l’hôtel où on se trouverait plus perdu encore parce qu’on y est chez soi, dans le chez soi payé de tout le monde, et on finit par tomber sur la chaise d’un café illuminé, dont les dorures et les lumières vous accablent mille fois plus que les ombres de la rue. Alors, devant le bock baveux apporté par un garçon qui court, on se sent si abominablement seul qu’une sorte de folie vous saisit, un besoin de partir, d’aller autre part, n’importe où, pour ne pas rester là, devant cette table de marbre et sous ce lustre éclatant. Et on s’aperçoit soudain qu’on est vraiment et toujours et partout seul au monde, mais que dans les lieux connus, les coudoiements familiers vous donnent seulement l’illusion de la fraternité humaine. C’est en ces heures d’abandon, de noir isolement dans les cités lointaines qu’on pense largement, clairement, et profondément. C’est alors qu’on voit bien toute la vie d’un seul coup d’œil en dehors de l’optique d’espérance éternelle, en dehors de la tromperie des habitudes prises et de l’attente du bonheur toujours rêvé.
C’est en allant loin qu’on comprend bien comme tout est proche et court et vide; c’est en cherchant l’inconnu qu’on s’aperçoit bien comme tout est médiocre et vite fini; c’est en parcourant la terre qu’on voit bien comme elle est petite et sans cesse à peu près pareille.
Oh! les soirées sombres de marche au hasard par des rues ignorées, je les connais. J’ai plus peur d’elles que de tout.
Aussi comme je ne voulais pour rien partir seul en ce voyage d’Italie je décidai à m’accompagner mon ami Paul Pavilly.
Vous connaissez Paul. Pour lui, le monde, la vie, c’est la femme. Il y a beaucoup d’hommes de cette race-là. L’existence lui apparaît poétisée, illuminée par la présence des femmes. La terre n’est habitable que parce qu’elles y sont; le soleil est brillant et chaud parce qu’il les éclaire. L’air est doux à respirer parce qu’il glisse sur leur peau et fait voltiger les courts cheveux de leurs tempes. La lune est charmante parce qu’elle leur donne à rêver et qu’elle prête à l’amour un charme langoureux. Certes tous les actes de Paul ont les femmes pour mobile; toutes ses pensées vont vers elles, ainsi que tous ses efforts et toutes ses espérances.
Un poète a flétri cette espèce d’hommes:
Qui regarde une étoile en murmurant un nom,
Et pour qui la nature immense serait vide
S’il ne portait en croupe ou Lisette ou Ninon.
Afin qu’on s’intéresse à ce pauvre univers,
D’attacher des jupons aux arbres de la plaine
Et la cornette blanche au front des coteaux verts.
Éternelle Nature aux frémissantes voix,
Ceux qui ne vont pas seuls par les creuses ravines
Et rêvent d’une femme au bruit que font les bois!
Quand je parlai à Paul de l’Italie, il refusa d’abord absolument de quitter Paris, mais je me mis à lui raconter des aventures de voyage, je lui dis comme les Italiennes passent pour charmantes; je lui fis espérer des plaisirs raffinés, à Naples, grâce à une recommandation que j’avais pour un certain signore Michel Amoroso dont les relations sont fort utiles aux voyageurs; et il se laissa tenter.
II
Nous prîmes le Rapide un jeudi soir, le 26 juin. On ne va guère dans le Midi à cette époque; nous étions seuls dans le wagon, et de mauvaise humeur tous les deux, ennuyés de quitter Paris, déplorant d’avoir cédé à cette idée de voyage, regrettant Marly si frais, la Seine si belle, les berges si douces, les bonnes journées de flâne dans une barque, les bonnes soirées de somnolence sur la rive, en attendant la nuit qui tombe.
Paul se cala dans son coin, et déclara, dès que le train se fut mis en route: «C’est stupide d’aller là-bas.»
Comme il était trop tard pour qu’il changeât d’avis, je répliquai: «Il ne fallait pas venir.»
Il ne répondit point. Mais une envie de rire me prit en le regardant tant il avait l’air furieux. Il ressemble certainement à un écureuil. Chacun de nous d’ailleurs garde dans les traits, sous la ligne humaine, un type d’animal, comme la marque de sa race primitive. Combien de gens ont des gueules de bulldog, des têtes de bouc, de lapin, de renard, de cheval, de bœuf! Paul est un écureuil devenu homme. Il a les yeux vifs de cette bête, son poil roux, son nez pointu, son corps petit, fin, souple et remuant, et puis une mystérieuse ressemblance dans l’allure générale. Que sais-je? une similitude de gestes, de mouvements, de tenue qu’on dirait être du souvenir.
Enfin nous nous endormîmes tous les deux de ce sommeil bruissant de chemin de fer que coupent d’horribles crampes dans les bras et dans le cou et les arrêts brusques du train.
Le réveil eut lieu comme nous filions le long du Rhône. Et bientôt le cri continu des cigales entrant par la portière, ce cri qui semble la voix de la terre chaude, le chant de la Provence, nous jeta dans la figure, dans la poitrine, dans l’âme la gaie sensation du Midi, la saveur du sol brûlé, de la patrie pierreuse et claire de l’olivier trapu au feuillage vert de gris.
Comme le train s’arrêtait encore, un employé se mit à courir le long du convoi en lançant un Valence sonore, un vrai Valence, avec l’accent, avec tout l’accent, un Valence enfin qui nous fit passer de nouveau dans le corps ce goût de Provence que nous avait déjà donné la note grinçante des cigales.
Jusqu’à Marseille, rien de nouveau.
Nous descendîmes au buffet pour déjeuner.
Quand nous remontâmes dans notre wagon une femme y était installée.
Paul me jeta un coup d’œil ravi; et, d’un geste machinal, il frisa sa courte moustache, puis, soulevant un peu sa coiffure, il glissa, comme un peigne, ses cinq doigts ouverts dans ses cheveux fort dérangés par cette nuit de voyage. Puis il s’assit en face de l’inconnue.
Chaque fois que je me trouve, soit en route, soit dans le monde, devant un visage nouveau j’ai l’obsession de deviner quelle âme, quelle intelligence, quel caractère se cachent derrière ces traits.
C’était une jeune femme, toute jeune et jolie, une fille du Midi assurément. Elle avait des yeux superbes, d’admirables cheveux noirs, ondulés, un peu crêpelés, tellement touffus, vigoureux et longs, qu’ils semblaient lourds, qu’ils donnaient rien qu’à les voir la sensation de leur poids sur la tête. Vêtue avec élégance et un certain mauvais goût méridional, elle semblait un peu commune. Les traits réguliers de sa face n’avaient point cette grâce, ce fini des races élégantes, cette délicatesse légère que les fils d’aristocrates reçoivent en naissant et qui est comme la marque héréditaire d’un sang moins épais.
Elle portait des bracelets trop larges pour être en or, des boucles d’oreilles ornées de pierres transparentes trop grosses pour être des diamants; et elle avait dans toute sa personne un je ne sais quoi de peuple. On devinait qu’elle devait parler trop fort, crier en toute occasion avec des gestes exubérants.
Le train partit.
Elle demeurait immobile à sa place, les yeux fixés devant elle dans une pose renfrognée de femme furieuse. Elle n’avait pas même jeté un regard sur nous.
Paul se mit à causer avec moi, disant des choses apprêtées pour produire de l’effet, étalant une devanture de conversation pour attirer l’intérêt comme les marchands étalent en montre leurs objets de choix pour éveiller le désir.
Mais elle semblait ne pas entendre.
«Toulon! dix minutes d’arrêt! Buffet!» cria l’employé.
Paul me fit signe de descendre, et, sitôt sur le quai: «Dis-moi qui ça peut bien être?»
Je me mis à rire: «Je ne sais pas, moi. Ça m’est bien égal.»
Il était fort allumé: «Elle est rudement jolie et fraîche, la gaillarde. Quels yeux! Mais elle n’a pas l’air content. Elle doit avoir des embêtements; elle ne fait attention à rien.»
Je murmurai: «Tu perds tes frais.»
Mais il se fâcha: «Je ne fais pas de frais, mon cher; je trouve cette femme très jolie, voilà tout. Si on pouvait lui parler? Mais que lui dire? Voyons, tu n’as pas une idée, toi? Tu ne soupçonnes pas qui ça peut être?
—Ma foi, non. Cependant je pencherais pour une cabotine qui rejoint sa troupe après une fuite amoureuse.»
Il eut l’air froissé, comme si je lui avais dit quelque chose de blessant, et il reprit: «A quoi vois-tu ça. Moi je lui trouve au contraire l’air très comme il faut.»
Je répondis: «Regarde les bracelets, mon cher, et les boucles d’oreilles, et la toilette. Je ne serais pas étonné non plus que ce fût une danseuse, ou peut-être même une écuyère, mais plutôt une danseuse. Elle a dans toute sa personne quelque chose qui sent le théâtre.»
Cette idée le gênait décidément: «Elle est trop jeune, mon cher, elle a à peine vingt ans.
—Mais, mon bon, il y a bien des choses qu’on peut faire avant vingt ans, la danse et la déclamation sont de celles-là, sans compter d’autres encore qu’elle pratique peut-être uniquement.
—Les voyageurs pour l’express de Nice, Vintimille, en voiture!» criait l’employé.
Il fallait remonter. Notre voisine mangeait une orange. Décidément, elle n’était pas d’allure distinguée. Elle avait ouvert son mouchoir sur ses genoux; et sa manière d’arracher la peau dorée, d’ouvrir la bouche pour saisir les quartiers entre ses lèvres, de cracher les pépins par la portière révélaient toute une éducation commune d’habitudes et de gestes.
Elle semblait d’ailleurs plus grinchue que jamais, et elle avalait rapidement son fruit avec un air de fureur tout à fait drôle.
Paul la dévorait du regard, cherchant ce qu’il fallait faire pour éveiller son attention, pour remuer sa curiosité. Et il se remit à causer avec moi, donnant jour à une procession d’idées distinguées, citant familièrement des noms connus. Elle ne prenait nullement garde à ses efforts.
On passa Fréjus, Saint-Raphaël. Le train courait dans ce jardin, dans ce paradis des roses, dans ce bois d’orangers et de citronniers épanouis qui portent en même temps leurs bouquets blancs et leurs fruits d’or, dans ce royaume des parfums, dans cette patrie des fleurs, sur ce rivage admirable qui va de Marseille à Gênes.
C’est en juin qu’il faut suivre cette côte où poussent, libres, sauvages, par les étroits vallons sur les pentes des collines, toutes les fleurs les plus belles. Et toujours on revoit des roses, des champs, des plaines, des haies, des bosquets de roses. Elles grimpent aux murs, s’ouvrent sur les toits, escaladant les arbres, éclatent dans les feuillages, blanches, rouges, jaunes, petites ou énormes, maigres, avec une robe unie et simple, ou charnues, en lourde et brillante toilette.
Et leur souffle puissant, leur souffle continu épaissit l’air, le rend savoureux et alanguissant. Et la senteur plus pénétrante encore des orangers ouverts semble sucrer ce qu’on respire, en faire une friandise pour l’odorat.
La grande côte aux rochers bruns s’étend baignée par la Méditerranée immobile. Le pesant soleil d’été tombe en nappe de feu sur les montagnes, sur les longues berges de sable, sur la mer d’un bleu dur et figé. Le train va toujours, entre dans les tunnels pour traverser les caps, glisse sur les ondulations des collines, passe au-dessus de l’eau sur des corniches droites comme des murs; et une douce, une vague odeur salée, une odeur d’algues qui sèchent se mêle parfois à la grande et troublante odeur des fleurs.
Mais Paul ne voyait rien, ne regardait rien, ne sentait rien. La voyageuse avait pris toute son attention.
A Cannes, ayant encore à me parler, il me fit signe de descendre de nouveau.
A peine sortis du wagon, il me prit le bras.
—Tu sais qu’elle est ravissante. Regarde ses yeux. Et ses cheveux, mon cher, je n’en ai jamais vu de pareils!
Je lui dis: «Allons, calme-toi; ou bien, attaque si tu as des intentions. Elle ne m’a pas l’air imprenable, bien qu’elle paraisse un peu grognon.»
Il reprit: «Est-ce que tu ne pourrais pas lui parler, toi? Moi, je ne trouve rien. Je suis d’une timidité stupide au début. Je n’ai jamais su aborder une femme dans la rue. Je les suis, je tourne autour, je m’approche, et jamais je ne découvre la phrase nécessaire. Une seule fois j’ai fait une tentative de conversation. Comme je voyais de la façon la plus évidente qu’on attendait mes ouvertures, et comme il fallait absolument dire quelque chose, je balbutiai: «Vous allez bien, madame?» Elle me rit au nez, et je me suis sauvé.»
Je promis à Paul d’employer toute mon adresse pour amener une conversation, et, lorsque nous eûmes repris nos places, je demandai gracieusement à notre voisine: «Est-ce que la fumée de tabac vous gêne? madame.»
Elle répondit: «Non capisco.»
C’était une Italienne! Une folle envie de rire me saisit. Paul ne sachant pas un mot de cette langue, je devais lui servir d’interprète. J’allais commencer mon rôle. Je prononçai, alors, en italien.
—Je vous demandais, madame, si la fumée du tabac vous gêne le moins du monde?
Elle me jeta d’un air furieux: «Che mi fa!»
Elle n’avait pas tourné la tête ni levé les yeux sur moi, et je demeurai fort perplexe, ne sachant si je devais prendre ce «qu’est-ce que ça me fait?» pour une autorisation, pour un refus, pour une vraie marque d’indifférence ou pour un simple: «Laissez-moi tranquille.»
Je repris: «Madame, si l’odeur vous gêne le moins du monde...?»
Elle répondit alors: «mica» avec une intonation qui équivalait à: «Fichez-moi la paix!» C’était cependant une permission, et je dis à Paul: «Tu peux fumer.» Il me regardait avec ces yeux étonnés qu’on a quand on cherche à comprendre des gens qui parlent devant vous une langue étrangère. Et il demanda d’un air tout à fait drôle:
—Qu’est-ce que tu lui as dit?
—Je lui ai demandé si nous pouvions fumer?
—Elle ne sait donc pas le français?
—Pas un mot.
—Qu’a-t-elle répondu?
—Qu’elle nous autorisait à faire tout ce qui nous plairait.
Et j’allumai mon cigare.
Paul reprit: «C’est tout ce qu’elle a dit?
—Mon cher, si tu avais compté ses paroles, tu aurais remarqué qu’elle en a prononcé juste six, dont deux pour me faire comprendre qu’elle n’entendait pas le français. Il en reste donc quatre. Or, en quatre mots, on ne peut vraiment exprimer une quantité de choses.»
Paul semblait tout à fait malheureux, désappointé, désorienté.
Mais soudain l’Italienne me demanda de ce même ton mécontent qui lui paraissait naturel: «Savez-vous à quelle heure nous arriverons à Gênes?»
Je répondis: «A onze heures du soir, madame?» Puis, après une minute de silence, je repris: «Nous allons également à Gênes, mon ami et moi, et si nous pouvions, pendant le trajet, vous être bons à quelque chose, croyez que nous en serions très heureux?»
Comme elle ne répondait pas, j’insistai: «Vous êtes seule, et si vous aviez besoin de nos services...» Elle articula un nouveau «mica» si dur que je me tus brusquement.
Paul demanda:
—Qu’est-ce qu’elle a dit?
—Elle a dit qu’elle te trouvait charmant.
Mais il n’était pas en humeur de plaisanterie; et il me pria sèchement de ne point me moquer de lui. Alors, je traduisis et la question de la jeune femme et ma proposition galante si vertement repoussée.
Il était vraiment agité comme un écureuil en cage. Il dit: «Si nous pouvions savoir à quel hôtel elle descend, nous irions au même. Tâche donc de l’interroger adroitement, de faire naître une nouvelle occasion de lui parler.»
Ce n’était vraiment pas facile et je ne savais qu’inventer, désireux moi-même de faire connaissance avec cette personne difficile.
On passa Nice, Monaco, Menton, et le train s’arrêta à la frontière pour la visite des bagages.
Bien que j’aie en horreur les gens mal élevés qui déjeunent et dînent dans les wagons, j’allai acheter tout un chargement de provisions pour tenter un effort suprême sur la gourmandise de notre compagne. Je sentais bien que cette fille-là devait être, en temps ordinaire, d’abord aisé. Une contrariété quelconque la rendait irritable, mais il suffisait peut-être d’un rien, d’une envie éveillée, d’un mot, d’une offre bien faite pour la dérider, la décider et la conquérir.
On repartit. Nous étions toujours seuls tous les trois. J’étalai mes vivres sur la banquette, je découpai le poulet, je disposai élégamment les tranches de jambon sur un papier, puis j’arrangeai avec soin tout près de la jeune femme notre dessert: fraises, prunes, cerises, gâteaux et sucreries.
Quand elle vit que nous nous mettions à manger, elle tira à son tour d’un petit sac un morceau de chocolat et deux croissants et elle commença à croquer de ses belles dents aiguës le pain croustillant et la tablette.
Paul me dit à demi-voix:
—Invite-la donc?
—C’est bien mon intention, mon cher, mais le début n’est pas facile.
Cependant elle regardait parfois du côté de nos provisions et je sentis bien qu’elle aurait encore faim une fois finis ses deux croissants. Je la laissai donc terminer son dîner frugal. Puis je lui demandai:
—Vous seriez tout à fait gracieuse, madame, si vous vouliez accepter un de ces fruits?
Elle répondit encore: «mica!» mais d’une voix moins méchante que dans le jour, et j’insistai: «Alors, voulez-vous me permettre de vous offrir un peu de vin. Je vois que vous n’avez rien bu. C’est du vin de votre pays, du vin d’Italie, et puisque nous sommes maintenant chez vous, il nous serait fort agréable de voir une jolie bouche italienne accepter l’offre des Français, ses voisins.»
Elle faisait «non» de la tête, doucement, avec la volonté de refuser, et avec le désir d’accepter, et elle prononça encore «mica» mais un «mica» presque poli. Je pris la petite bouteille vêtue de paille à la mode italienne; j’emplis un verre et je le lui présentai.
—Buvez, lui dis-je, ce sera notre bienvenue dans votre patrie.
Elle prit le verre d’un air mécontent et le vida d’un seul trait, en femme que la soif torture, puis elle me le rendit sans dire merci.
Alors, je lui présentai les cerises: «Prenez, madame, je vous en prie. Vous voyez bien que vous nous faites grand plaisir.»
Elle regardait de son coin tous les fruits étalés à côté d’elle et elle prononça si vite que j’avais grand’peine à entendre: «A me non piacciono ne le ciliegie ne le susine; amo soltanto le fragole.»
—Qu’est-ce qu’elle dit? demanda Paul aussitôt.
—Elle dit qu’elle n’aime ni les cerises ni les prunes, mais seulement les fraises.
Et je posai sur ses genoux le journal plein de fraises des bois. Elle se mit aussitôt à les manger très vite, les saisissant du bout des doigts et les lançant, d’un peu loin, dans sa bouche qui s’ouvrait pour les recevoir d’une façon coquette et charmante.
Quand elle eut achevé le petit tas rouge que nous avions vu en quelques minutes diminuer, fondre, disparaître sous le mouvement vif de ses mains, je lui demandai: «Et maintenant, qu’est-ce que je peux vous offrir?»
Elle répondit: «Je veux bien un peu de poulet.»
Et elle dévora certes la moitié de la volaille qu’elle dépeçait à grands coups de mâchoire avec des allures de carnivore. Puis elle se décida à prendre des cerises, qu’elle n’aimait pas, puis des prunes, puis des gâteaux, puis elle dit: «C’est assez», et elle se blottit dans son coin.
Je commençais à m’amuser beaucoup et je voulus la faire manger encore, multipliant pour la décider, les compliments et les offres. Mais elle redevint tout à coup furieuse et me jeta par la figure un «mica» répété si terrible que je ne me hasardai plus à troubler sa digestion.
Je me tournai vers mon ami: «Mon pauvre Paul, je crois que nous en sommes pour nos frais.»
La nuit venait, une chaude nuit d’été qui descendait lentement, étendait ses ombres tièdes sur la terre brûlante et lasse. Au loin, de place en place, par la mer, des feux s’allumaient sur les caps, au sommet des promontoires, et des étoiles aussi commençaient à paraître à l’horizon obscurci, et je les confondais parfois avec les phares.
Le parfum des orangers devenait plus pénétrant; on le respirait avec ivresse, en élargissant les poumons pour le boire profondément. Quelque chose de doux, de délicieux, de divin semblait flotter dans l’air embaumé.
Et tout d’un coup, j’aperçus sous les arbres le long de la voie, dans l’ombre toute noire maintenant, quelque chose comme une pluie d’étoiles. On eût dit des gouttes de lumière sautillant, voletant, jouant et courant dans les feuilles, des petits astres tombés du ciel pour faire une partie sur la terre. C’étaient des lucioles, ces mouches ardentes dansant dans l’air parfumé un étrange ballet de feu.
Une d’elles, par hasard, entra dans notre wagon et se mit à vagabonder jetant sa lueur intermittente, éteinte aussitôt qu’allumée. Je couvris de son voile bleu notre quinquet et je regardais la mouche fantastique aller, venir, selon les caprices de son vol enflammé. Elle se posa, tout à coup, dans les cheveux noirs de notre voisine assoupie après dîner. Et Paul demeurait en extase, les yeux fixés sur ce point brillant qui scintillait, comme un bijou vivant sur le front de la femme endormie.
L’Italienne se réveilla vers dix heures trois quarts, portant toujours dans sa coiffure la petite bête allumée. Je dis, en la voyant remuer: «Nous arrivons à Gênes, madame.» Elle murmura, sans me répondre, comme obsédée par une pensée fixe et gênante: «Qu’est-ce que je vais faire maintenant?»
Puis, tout d’un coup, elle me demanda:
—Voulez-vous que je vienne avec vous?
Je demeurai tellement stupéfait que je ne comprenais pas.
—Comment, avec nous? Que voulez-vous dire?
Elle répéta, d’un air de plus en plus furieux:
—Voulez-vous que j’aille avec vous tout de suite?
—Je veux bien, moi; mais où désirez-vous aller? Où voulez-vous que je vous conduise?
Elle haussa les épaules avec une indifférence souveraine.
—Où vous voudrez! Ça m’est égal.
Elle répéta deux fois: «Che mi fa?»
—Mais, c’est que nous allons à l’hôtel?
Elle dit du ton le plus méprisant: «Eh bien! allons à l’hôtel.»
Je me tournai vers Paul, et je prononçai:
—Elle demande si nous voulons qu’elle vienne avec nous.
La surprise affolée de mon ami me fit reprendre mon sang-froid. Il balbutia:
—Avec nous? Où ça? Pourquoi? Comment?
—Je n’en sais rien, moi? Elle vient de me faire cette étrange proposition du ton le plus irrité. J’ai répondu que nous allions à l’hôtel; elle a répliqué: Eh bien, allons à l’hôtel! Elle ne doit pas avoir le sou. C’est égal, elle a une singulière manière de faire connaissance.
Paul, agité et frémissant, s’écria: «Mais certes oui, je veux bien, dis-lui que nous l’emmenons où il lui plaira.» Puis il hésita une seconde et reprit d’une voix inquiète: «Seulement il faudrait savoir avec qui elle vient? Est-ce avec toi ou avec moi?»
Je me tournai vers l’Italienne qui ne semblait même pas nous écouter, retombée dans sa complète insouciance et je lui dis: «Nous serons très heureux, madame, de vous emmener avec nous. Seulement mon ami désirerait savoir si c’est mon bras ou le sien que vous voulez prendre comme appui?»
Elle ouvrit sur moi ses grands yeux noirs et répondit avec une vague surprise: «Che mi fa?»
Je m’expliquai: On appelle en Italie, je crois, l’ami qui prend soin de tous les désirs d’une femme, qui s’occupe de toutes ses volontés et satisfait tous ses caprices, un patito. Lequel de nous deux voulez-vous pour votre patito?»
Elle répondit sans hésiter: «Vous!»
Je me retournai vers Paul: «C’est moi qu’elle choisit, mon cher, tu n’as pas de chance.»
Il déclara, d’un air rageur: «Tant mieux pour toi.»
Puis, après avoir réfléchi quelques minutes: «Est-ce que tu tiens à emmener cette grue-là? Elle va nous faire rater notre voyage. Que veux-tu que nous fassions de cette femme qui a l’air de je ne sais quoi? On ne va seulement pas nous recevoir dans un hôtel comme il faut?
Mais je commençais justement à trouver l’Italienne beaucoup mieux que je ne l’avais jugée d’abord, et je tenais, oui, je tenais à l’emmener maintenant. J’étais même ravi de cette pensée, et je sentais déjà ces petits frissons d’attente que la perspective d’une nuit d’amour vous fait passer dans les veines.
Je répondis: «Mon cher, nous avons accepté. Il est trop tard pour reculer. Tu as été le premier à me conseiller de répondre: Oui.»
Il grommela: «C’est stupide! Enfin, fais comme tu voudras.»
Le train sifflait, ralentissait; on arriva.
Je descendis du wagon, puis je tendis la main à ma nouvelle compagne. Elle sauta lestement à terre, et je lui offris mon bras qu’elle eut l’air de prendre avec répugnance. Une fois les bagages reconnus et réclamés, nous voilà partis à travers la ville. Paul marchait en silence, d’un pas nerveux.
Je lui dis: «Dans quel hôtel allons-nous descendre? Il est peut-être difficile d’aller à la Cité de Paris avec une femme, surtout avec cette Italienne.»
Paul m’interrompit: «Oui avec une Italienne qui a plutôt l’air d’une fille que d’une duchesse. Enfin, cela ne me regarde pas. Agis à ton gré!»
Je demeurais perplexe. J’avais écrit à la Cité de Paris pour retenir notre appartement, et maintenant... je ne savais plus à quoi me décider.
Deux commissionnaires nous suivaient avec les malles. Je repris: «Tu devrais bien aller en avant. Tu dirais que nous arrivons. Tu laisserais, en outre, entendre au patron que je suis avec une... amie, et que nous désirons un appartement tout à fait séparé pour nous trois, afin de ne pas nous mêler aux autres voyageurs. Il comprendra, et nous nous déciderons d’après sa réponse.
Mais Paul grommela: «Merci, ces commissions et ce rôle ne me vont guère. Je ne suis pas venu ici pour préparer tes appartements et tes plaisirs.»
Mais j’insistai: «Voyons, mon cher, ne te fâche pas. Il vaut mieux assurément descendre dans un bon hôtel que dans un mauvais, et ce n’est pas bien difficile d’aller demander au patron trois chambres séparées, avec salle à manger.»
J’appuyai sur trois, ce qui le décida.
Il prit donc les devants et je le vis entrer sous la grande porte d’un bel hôtel pendant que je demeurais de l’autre côté de la rue, traînant mon Italienne muette, et suivi pas à pas par les porteurs de colis.
Paul enfin revint, avec un visage aussi maussade que celui de ma compagne: «C’est fait, dit-il, on nous accepte; mais il n’y a que deux chambres. Tu t’arrangeras comme tu pourras.»
Et je le suivis, honteux d’entrer en cette compagnie suspecte.
Nous avions deux chambres en effet, séparées par un petit salon. Je priai qu’on nous apportât un souper froid, puis je me tournai un peu perplexe, vers l’Italienne.
—Nous n’avons pu nous procurer que deux chambres, madame, vous choisirez celle que vous voudrez.
Elle répondit par un éternel: «Che mi fa?» Alors je pris, par terre, sa petite caisse de bois noir, une vraie malle de domestique, et je la portai dans l’appartement de droite que je choisis pour elle... pour nous. Une main française avait écrit sur un carré de papier collé «Mademoiselle Francesca Rondoli. Gênes.»
Je demandai: Vous vous appelez Francesca?»
Elle fit «oui» de la tête, sans répondre.
Je repris: «Nous allons souper tout à l’heure. En attendant, vous avez peut-être envie de faire votre toilette?»
Elle répondit par un «mica», mot aussi fréquent dans sa bouche que le «che mi fa.» J’insistai: «Après un voyage en chemin de fer, il est si agréable de se nettoyer.»
Puis je pensai qu’elle n’avait peut-être pas les objets indispensables à une femme, car elle me paraissait assurément dans une situation singulière, comme au sortir de quelque aventure désagréable, et j’apportai mon nécessaire.
J’atteignis tous les petits instruments de propreté qu’il contenait: une brosse à ongles, une brosse à dents neuve,—car j’en emporte toujours avec moi un assortiment,—mes ciseaux, mes limes, des éponges. Je débouchai un flacon d’eau de Cologne, un flacon d’eau de lavande ambrée, un petit flacon de new mown hay, pour lui laisser le choix. J’ouvris ma boîte à poudre de riz où baignait la houppe légère. Je plaçai une de mes serviettes fines à cheval sur le pot à eau et je posai un savon vierge auprès de la cuvette.
Elle suivait mes mouvements de son œil large et fâché, sans paraître étonnée ni satisfaite de mes soins.
Je lui dis: «Voilà tout ce qu’il vous faut, je vous préviendrai quand le souper sera prêt.»
Et je rentrai dans le salon. Paul avait pris possession de l’autre chambre et s’était enfermé dedans, je restai donc seul à attendre.
Un garçon allait et venait, apportant les assiettes, les verres. Il mit la table lentement, puis posa dessus un poulet froid et m’annonça que j’étais servi.
Je frappai doucement à la porte de Mlle Rondoli. Elle cria: «Entrez.» J’entrai. Une suffocante odeur de parfumerie me saisit, cette odeur violente, épaisse, des boutiques de coiffeurs.
L’Italienne était assise sur sa malle dans une pose de songeuse mécontente ou de bonne renvoyée. J’appréciai d’un coup d’œil ce qu’elle entendait par faire sa toilette. La serviette était restée pliée sur le pot à eau toujours plein. Le savon intact et sec demeurait auprès de la cuvette vide; mais on eût dit que la jeune femme avait bu la moitié des flacons d’essence. L’eau de Cologne cependant avait été ménagée; il ne manquait environ qu’un tiers de la bouteille; elle avait fait, par compensation, une surprenante consommation d’eau de lavande ambrée et de new mown hay. Un nuage de poudre de riz, un vague brouillard blanc semblait encore flotter dans l’air, tant elle s’en était barbouillé le visage et le cou. Elle en portait une sorte de neige dans les cils, dans les sourcils et sur les tempes, tandis que ses joues en étaient plâtrées et qu’on en voyait des couches profondes dans tous les creux de son visage, sur les ailes du nez, dans la fossette du menton, aux coins des yeux.
Quand elle se leva, elle répandit une odeur si violente que j’eus une sensation de migraine.
Et on se mit à table pour souper. Paul était devenu d’une humeur exécrable. Je n’en pouvais tirer que des paroles de blâme, des appréciations irritées ou des compliments désagréables.
Mlle Francesca mangeait comme un gouffre. Dès qu’elle eut achevé son repas, elle s’assoupit sur le canapé. Cependant, je voyais venir avec inquiétude l’heure décisive de la répartition des logements. Je me résolus à brusquer les choses, et m’asseyant auprès de l’Italienne, je lui baisai la main avec galanterie.
Elle entr’ouvrit ses yeux fatigués, me jeta entre ses paupières soulevées un regard endormi et toujours mécontent.
Je lui dis: «Puisque nous n’avons que deux chambres, voulez-vous me permettre d’aller avec vous dans la vôtre?»
Elle répondit: «Faites comme vous voudrez. Ça m’est égal. Che mi fa?»
Cette indifférence me blessa: «Alors, ça ne vous est pas désagréable que j’aille avec vous?
—Ça m’est égal, faites comme vous voudrez.
—Voulez-vous vous coucher tout de suite?
—Oui, je veux bien; j’ai sommeil.»
Elle se leva, bâilla, tendit la main à Paul qui la prit d’un air furieux, et je l’éclairai dans notre appartement.
Mais une inquiétude me hantait: «Voici, lui dis-je de nouveau, tout ce qu’il vous faut.»
Et j’eus soin de verser moi-même la moitié du pot à eau dans la cuvette et de placer la serviette près du savon.
Puis je retournai vers Paul. Il déclara dès que je fus rentré: «Tu as amené là un joli chameau!» Je répliquai en riant: «Mon cher, ne dis pas de mal des raisins trop verts.»
Il reprit, avec une méchanceté sournoise: «Tu verras s’il t’en cuira, mon bon.»
Je tressaillis, et cette peur harcelante qui nous poursuit après les amours suspectes, cette peur qui nous gâte les rencontres charmantes, les caresses imprévues, tous les baisers cueillis à l’aventure, me saisit. Je fis le brave cependant: «Allons donc, cette fille-là n’est pas une rouleuse.»
Mais il me tenait, le gredin! Il avait vu sur mon visage passer l’ombre de mon inquiétude:
—Avec ça que tu la connais? Je te trouve surprenant! Tu cueilles dans un wagon une Italienne qui voyage seule; elle t’offre avec un cynisme vraiment singulier d’aller coucher avec toi dans le premier hôtel venu. Tu l’emmènes. Et tu prétends que ce n’est pas une fille! Et tu te persuades que tu ne cours pas plus de danger ce soir que si tu allais passer la nuit dans le lit d’une... d’une femme atteinte de petite vérole.
Et il riait de son rire mauvais et vexé. Je m’assis, torturé d’angoisse. Qu’allais-je faire? Car il avait raison. Et un combat terrible se livrait en moi entre la crainte et le désir.
Il reprit: «Fais ce que tu voudras, je t’aurai prévenu; tu ne te plaindras point des suites.»
Mais je vis dans son œil une gaieté si ironique, un tel plaisir de vengeance; il se moquait si gaillardement de moi que je n’hésitai plus. Je lui tendis la main. «Bonsoir, lui dis-je.
A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
Et ma foi, mon cher, la victoire vaut le danger.»
Et j’entrai d’un pas ferme dans la chambre de Francesca.
Je demeurai sur la porte, surpris, émerveillé. Elle dormait déjà, toute nue, sur le lit. Le sommeil l’avait surprise comme elle venait de se dévêtir; et elle reposait dans la pose charmante de la grande femme du Titien.
Elle semblait s’être couchée par lassitude, pour ôter ses bas, car ils étaient restés sur le drap; puis elle avait pensé à quelque chose, sans doute à quelque chose d’agréable, car elle avait attendu un peu avant de se relever, pour laisser s’achever sa rêverie, puis, fermant doucement les yeux, elle avait perdu connaissance. Une chemise de nuit, brodée au col, achetée toute faite dans un magasin de confection, luxe de débutante, gisait sur une chaise.
Elle était charmante, jeune, ferme et fraîche.
Quoi de plus joli qu’une femme endormie? Ce corps, dont tous les contours sont doux, dont toutes les courbes séduisent, dont toutes les molles saillies troublent le cœur, semble fait pour l’immobilité du lit. Cette ligne onduleuse qui se creuse au flanc, se soulève à la hanche, puis descend la pente légère et gracieuse de la jambe pour finir si coquettement au bout du pied ne se dessine vraiment avec tout son charme exquis, qu’allongée sur les draps d’une couche.
J’allais oublier, en une seconde, les conseils prudents de mon camarade; mais, soudain, m’étant tourné vers la toilette, je vis toutes choses dans l’état où je les avais laissées; et je m’assis, tout à fait anxieux, torturé par l’irrésolution.
Certes, je suis resté là longtemps, fort longtemps, une heure peut-être, sans me décider à rien, ni à l’audace ni à la fuite. La retraite d’ailleurs m’était impossible, et il me fallait soit passer la nuit sur un siège, soit me coucher à mon tour, à mes risques et périls.
Quant à dormir ici ou là, je n’y devais pas songer, j’avais la tête trop agitée et les yeux trop occupés.
Je remuais sans cesse, vibrant, enfiévré, mal à l’aise, énervé à l’excès. Puis je me fis un raisonnement de capitulard: «Ça ne m’engage à rien de me coucher. Je serai toujours mieux, pour me reposer, sur un matelas que sur une chaise.»
Et je me déshabillai lentement; puis passant par-dessus la dormeuse, je m’étendis contre la muraille, en offrant le dos à la tentation.
Et je demeurai encore longtemps, fort longtemps sans dormir.
Mais, tout à coup, ma voisine se réveilla. Elle ouvrit des yeux étonnés et toujours mécontents, puis s’étant aperçue qu’elle était nue, elle se leva et passa tranquillement sa chemise de nuit, avec autant d’indifférence que si je n’avais pas été là.
Alors... ma foi... je profitai de la circonstance, sans qu’elle parût d’ailleurs s’en soucier le moins du monde. Et elle se rendormit placidement, la tête posée sur son bras droit.
Et je me mis à méditer sur l’imprudence et la faiblesse humaines. Puis je m’assoupis enfin.
Elle s’habilla de bonne heure, en femme habituée aux travaux du matin. Le mouvement qu’elle fit en se levant m’éveilla; et je la guettai entre mes paupières à demi closes.
Elle allait, venait, sans se presser, comme étonnée de n’avoir rien à faire. Puis elle se décida à se rapprocher de la table de toilette et elle vida, en une minute, tout ce qui restait de parfums dans mes flacons. Elle usa aussi de l’eau, il est vrai, mais peu.
Puis quand elle se fut complètement vêtue, elle se rassit sur sa malle, et, un genou dans ses mains, elle demeura songeuse.
Je fis alors semblant de l’apercevoir, et je dis: «Bonjour, Francesca.»
Elle grommela, sans paraître plus gracieuse que la veille: «Bonjour.»
Je demandai: «Avez-vous bien dormi?»
Elle fit oui de la tête sans répondre; et sautant à terre, je m’avançai pour l’embrasser.
Elle me tendit son visage d’un mouvement ennuyé d’enfant qu’on caresse malgré lui. Je la pris alors tendrement dans mes bras (le vin étant tiré, j’eus été bien sot de n’en plus boire) et je posai lentement mes lèvres sur ses grands yeux fâchés qu’elle fermait, avec ennui, sous mes baisers, sur ses joues claires, sur ses lèvres charnues qu’elle détournait.
Je lui dis: «Vous n’aimez donc pas qu’on vous embrasse?»
Elle répondit: «Mica.»
Je m’assis sur la malle à côté d’elle, et passant mon bras sous le sien: «Mica! mica! mica! pour tout. Je ne vous appellerai plus que mademoiselle Mica.»
Pour la première fois, je crus voir sur sa bouche une ombre de sourire, mais il passa si vite que j’ai bien pu me tromper.
—Mais si vous répondez toujours «mica» je ne saurai plus quoi tenter pour vous plaire. Voyons, aujourd’hui, qu’est-ce que nous allons faire?
Elle hésita comme si une apparence de désir eût traversé sa tête, puis elle prononça nonchalamment: «Ça m’est égal, ce que vous voudrez.
—Eh bien, mademoiselle Mica, nous prendrons une voiture et nous irons nous promener.»
Elle murmura: «Comme vous voudrez.»
Paul nous attendait dans la salle à manger avec la mine ennuyée des tiers dans les affaires d’amour. J’affectai une figure ravie et je lui serrai la main avec une énergie pleine d’aveux triomphants.
Il demanda: «Qu’est-ce que tu comptes faire?»
Je répondis: «Mais nous allons d’abord parcourir un peu la ville, puis nous pourrons prendre une voiture pour voir quelque coin des environs.»
Le déjeuner fut silencieux, puis on partit par les rues, pour la visite des musées. Je traînai à mon bras Francesca de palais en palais. Nous parcourûmes le palais Spinola, le palais Doria, le palais Marcello Durazzo, le palais Rouge et le palais Blanc. Elle ne regardait rien ou bien levait parfois sur les chefs-d’œuvre son œil las et nonchalant. Paul exaspéré nous suivait en grommelant des choses désagréables. Puis une voiture nous promena par la campagne, muets tous les trois.
Puis on rentra pour dîner.
Et le lendemain ce fut la même chose, et le lendemain encore.
Paul, le troisième jour, me dit: «Tu sais, je te lâche, moi, je ne vais pas rester trois semaines à te regarder faire l’amour avec cette grue-là?»
Je demeurais fort perplexe, fort gêné, car, à ma grande surprise, je m’étais attaché à Francesca d’une façon singulière. L’homme est faible et bête, entraînable pour un rien, et lâche toutes les fois que ses sens sont excités ou domptés. Je tenais à cette fille que je ne connaissais point, à cette fille taciturne et toujours mécontente. J’aimais sa figure grogneuse, la moue de sa bouche, l’ennui de son regard; j’aimais ses gestes fatigués, ses consentements méprisants, jusqu’à l’indifférence de sa caresse. Un lien secret, ce lien mystérieux de l’amour bestial, cette attache secrète de la possession qui ne rassasie pas, me retenait près d’elle. Je le dis à Paul, tout franchement. Il me traita d’imbécile, puis me dit: «Eh bien, emmène la.»
Mais elle refusa obstinément de quitter Gênes sans vouloir expliquer pourquoi. J’employai les prières, les raisonnements, les promesses; rien n’y fit.
Et je restai.
Paul déclara qu’il allait partir tout seul. Il fit même sa malle, mais il resta également.
Et quinze jours se passèrent encore.
Francesca, toujours silencieuse et d’humeur irritée, vivait à mon côté plutôt qu’avec moi, répondant à tous mes désirs, à toutes mes demandes, à toutes mes propositions par son éternel «che mi fa» ou par son non moins éternel «mica».
Mon ami ne dérageait plus. A toutes ses colères, je répondais: «Tu peux t’en aller si tu t’ennuies. Je ne te retiens pas.»
Alors il m’injuriait, m’accablait de reproches, s’écriait: «Mais où veux-tu que j’aille maintenant. Nous pouvions disposer de trois semaines, et voilà quinze jours passés! Ce n’est pas à présent que je peux continuer ce voyage? Et puis, comme si j’allais partir tout seul pour Venise, Florence et Rome! Mais tu me le payeras, et plus que tu ne penses. On ne fait pas venir un homme de Paris pour l’enfermer dans un hôtel de Gênes avec une rouleuse italienne!»
Je lui disais tranquillement: «Eh bien, retourne à Paris, alors.» Et il vociférait: «C’est ce que je vais faire et pas plus tard que demain.»
Mais le lendemain il restait comme la veille, toujours furieux et jurant.
On nous connaissait maintenant par les rues, où nous errions du matin au soir, par les rues étroites et sans trottoirs de cette ville qui ressemble à un immense labyrinthe de pierre, percé de corridors pareils à des souterrains. Nous allions dans ces passages où soufflent de furieux courants d’air, dans ces traverses resserrées entre des murailles si hautes, que l’on voit à peine le ciel. Des Français parfois se retournaient, étonnés de reconnaître des compatriotes en compagnie de cette fille ennuyée aux toilettes voyantes, dont l’allure vraiment semblait singulière, déplacée entre nous, compromettante.
Elle allait appuyée à mon bras, ne regardant rien. Pourquoi restait-elle avec moi, avec nous, qui paraissions lui donner si peu d’agrément? Qui était-elle? D’où venait-elle? Que faisait-elle? Avait-elle un projet, une idée? Ou bien vivait-elle, à l’aventure, de rencontres et de hasards? Je cherchais en vain à la comprendre, à la pénétrer, à l’expliquer. Plus je la connaissais, plus elle m’étonnait, m’apparaissait comme une énigme. Certes, elle n’était point une drôlesse, faisant profession de l’amour. Elle me paraissait plutôt quelque fille de pauvres gens, séduite, emmenée, puis lâchée et perdue maintenant. Mais que comptait-elle devenir? Qu’attendait-elle? Car elle ne semblait nullement s’efforcer de me conquérir ou de tirer de moi quelque profit bien réel.
J’essayai de l’interroger, de lui parler de son enfance, de sa famille. Elle ne me répondit pas. Et je demeurais avec elle, le cœur libre et la chair tenaillée, nullement las de la tenir en mes bras, cette femelle hargneuse et superbe, accouplé comme une bête, pris par les sens ou plutôt séduit, vaincu par une sorte de charme sensuel, un charme jeune, sain, puissant, qui se dégageait d’elle, de sa peau savoureuse, des lignes robustes de son corps.
Huit jours encore s’écoulèrent. Le terme de mon voyage approchait, car je devais être rentré à Paris le 11 juillet. Paul, maintenant, prenait à peu près son parti de l’aventure, tout en m’injuriant toujours. Quant à moi, j’inventais des plaisirs, des distractions, des promenades pour amuser ma maîtresse et mon ami; je me donnais un mal infini.
Un jour, je leur proposai une excursion à Santa Margarita. La petite ville charmante, au milieu de jardins, se cache au pied d’une côte qui s’avance au loin dans la mer jusqu’au village de Portofino. Nous suivions tous trois l’admirable route qui court le long de la montagne. Francesca soudain me dit: «Demain, je ne pourrai pas me promener avec vous. J’irai voir des parents.»
Puis elle se tut. Je ne l’interrogeai pas, sûr qu’elle ne me répondrait point.
Elle se leva en effet, le lendemain, de très bonne heure. Puis, comme je restais couché, elle s’assit sur le pied de mon lit et prononça, d’un air gêné, contrarié, hésitant: «Si je ne suis pas revenue ce soir, est-ce que vous viendrez me chercher?»
Je répondis: «Mais oui, certainement. Où faut-il aller?»
Elle m’expliqua: «Vous irez dans la rue Victor-Emmanuel, puis vous prendrez le passage Falcone et la traverse Saint-Raphaël, vous entrerez dans la maison du marchand de mobilier, dans la cour, tout au fond, dans le bâtiment qui est à droite, et vous demanderez Mme Rondoli. C’est là.»
Et elle partit. Je demeurai fort surpris.
En me voyant seul, Paul, stupéfait, balbutia: «Où donc est Francesca?» Et je lui racontai ce qui venait de se passer.
Il s’écria: «Eh bien, mon cher, profite de l’occasion et filons. Aussi bien voilà notre temps fini. Deux jours de plus ou de moins ne changent rien. En route, en route, fais ta malle. En route!»
Je refusai: «Mais non mon cher, je ne puis vraiment lâcher cette fille d’une pareille façon, après être resté près de trois semaines avec elle. Il faut que je lui dise adieu, que je lui fasse accepter quelque chose; non, je me conduirais là comme un saligaud.»
Mais il ne voulait rien entendre, il me pressait, me harcelait. Cependant je ne cédai pas.
Je ne sortis point de la journée, attendant le retour de Francesca. Elle ne revint point.
Le soir, au dîner, Paul triomphait: «C’est elle qui t’a lâché, mon cher. Ça, c’est drôle, c’est bien drôle.»
J’étais étonné, je l’avoue et un peu vexé. Il me riait au nez, me raillait: «Le moyen n’est pas mauvais, d’ailleurs, bien que primitif.—Attendez-moi, je reviens.—Est-ce que tu vas l’attendre longtemps? Qui sait? Tu auras peut-être la naïveté d’aller la chercher à l’adresse indiquée:—Madame Rondoli, s’il vous plaît?—Ce n’est pas ici, monsieur.—Je parie que tu as envie d’y aller?»
Je protestai: «Mais non, mon cher, et je t’assure que si elle n’est pas revenue demain matin, je pars à huit heures par l’express. Je serai resté vingt-quatre heures. C’est assez: ma conscience sera tranquille.»
Je passai toute la soirée dans l’inquiétude, un peu triste, un peu nerveux. J’avais vraiment au cœur quelque chose pour elle. A minuit je me couchai. Je dormis à peine.
J’étais debout à six heures. Je réveillai Paul, je fis ma malle, et nous prenions ensemble, deux heures plus tard, le train pour la France.
III
Or, il arriva que l’année suivante, juste à la même époque, je fus saisi, comme on l’est par une fièvre périodique, d’un nouveau désir de voir l’Italie. Je me décidai tout de suite à entreprendre ce voyage, car la visite de Florence, Venise et Rome fait partie assurément de l’éducation d’un homme bien élevé. Cela donne d’ailleurs dans le monde une multitude de sujets de conversation et permet de débiter des banalités artistiques qui semblent toujours profondes.
Je partis seul cette fois, et j’arrivai à Gênes à la même heure que l’année précédente, mais sans aucune aventure de voyage. J’allai coucher au même hôtel, et j’eus par hasard la même chambre!
Mais à peine entré dans ce lit, voilà que le souvenir de Francesca, qui, depuis la veille d’ailleurs flottait vaguement dans ma pensée, me hanta avec une persistance étrange.
Connaissez-vous cette obsession d’une femme, longtemps après, quand on retourne aux lieux où on l’a aimée et possédée?
C’est là une des sensations les plus violentes et les plus pénibles que je connaisse. Il semble qu’on va la voir entrer, sourire, ouvrir les bras. Son image, fuyante et précise, est devant vous, passe, revient et disparaît. Elle vous torture comme un cauchemar, vous tient, vous emplit le cœur, vous émeut les sens par sa présence irréelle. L’œil l’aperçoit; l’odeur de son parfum vous poursuit; on a sur les lèvres le goût de ses baisers, et la caresse de sa chair sur la peau. On est seul cependant, on le sait, on souffre du trouble singulier de ce fantôme évoqué. Et une tristesse lourde, navrante vous enveloppe. Il semble qu’on vient d’être abandonné pour toujours. Tous les objets prennent une signification désolante, jettent à l’âme, au cœur, une impression horrible d’isolement, de délaissement. Oh! ne revoyez jamais la ville, la maison, la chambre, le bois, le jardin, le banc où vous avez tenu dans vos bras une femme aimée!
Enfin, pendant toute la nuit, je fus poursuivi par le souvenir de Francesca; et, peu à peu, le désir de la revoir entrait en moi, un désir confus d’abord, puis plus vif, puis plus aigu, brûlant. Et je me décidai à passer à Gênes la journée du lendemain, pour tâcher de la retrouver. Si je n’y parvenais point, je prendrais le train du soir.
Donc, le matin venu, je me mis à sa recherche. Je me rappelais parfaitement le renseignement qu’elle m’avait donné en me quittant:—Rue Victor-Emmanuel,—passage Falcone,—traverse Saint-Raphaël,—maison du marchand de mobilier, au fond de la cour, le bâtiment à droite.
Je trouvai tout cela non sans peine, et je frappai à la porte d’une sorte de pavillon délabré. Une grosse femme vint ouvrir, qui avait dû être fort belle, et qui n’était plus que fort sale. Trop grasse, elle gardait cependant une majesté de lignes remarquables. Ses cheveux dépeignés tombaient par mèches sur son front et sur ses épaules, et on voyait flotter, dans une vaste robe de chambre criblée de taches, tout son gros corps ballottant. Elle avait au cou un énorme collier doré, et, aux deux poignets, de superbes bracelets en filigrane de Gênes.
Elle demanda d’un air hostile: «Qu’est-ce que vous désirez?»
Je répondis: «N’est-ce pas ici que demeure Mlle Francesca Rondoli?
—Qu’est-ce que vous lui voulez?
—J’ai eu le plaisir de la rencontrer l’année dernière, et j’aurais désiré la revoir.»
La vieille femme me fouillait de son œil méfiant: «Dites-moi où vous l’avez rencontrée?
—Mais, ici-même, à Gênes!
—Comment vous appelez-vous?»
J’hésitai une seconde, puis je dis mon nom. Je l’avais à peine prononcé que l’Italienne leva les bras comme pour m’embrasser: «Ah! vous êtes le Français; que je suis contente de vous voir! Que je suis contente! Mais, comme vous lui avez fait de la peine à la pauvre enfant. Elle vous a attendu un mois, monsieur, oui, un mois. Le premier jour, elle croyait que vous alliez venir la chercher. Elle voulait voir si vous l’aimiez! Si vous saviez comme elle a pleuré quand elle a compris que vous ne viendriez pas. Oui, monsieur, elle a pleuré toutes ses larmes. Et puis, elle a été à l’hôtel. Vous étiez parti. Alors, elle a cru que vous faisiez votre voyage en Italie, et que vous alliez encore passer par Gênes, et que vous la chercheriez en retournant puisqu’elle n’avait pas voulu aller avec vous. Et elle a attendu, oui, monsieur, plus d’un mois; et elle était bien triste, allez, bien triste. Je suis sa mère!»
Je me sentis vraiment un peu déconcerté. Je repris cependant mon assurance et je demandai: «Est-ce qu’elle est ici en ce moment?
—Non, monsieur, elle est à Paris, avec un peintre, un garçon charmant qui l’aime, monsieur, qui l’aime d’un grand amour et qui lui donne tout ce qu’elle veut. Tenez, regardez ce qu’elle m’envoie, à moi sa mère. C’est gentil, n’est-ce pas?»
Et elle me montrait, avec une animation toute méridionale, les gros bracelets de ses bras et le lourd collier de son cou. Elle reprit: «J’ai aussi deux boucles d’oreilles avec des pierres, et une robe de soie, et des bagues; mais je ne les porte pas le matin, je les mets seulement sur le tantôt, quand je m’habille en toilette. Oh! elle est très heureuse, monsieur, très heureuse. Comme elle sera contente quand je lui écrirai que vous êtes venu. Mais entrez, monsieur, asseyez-vous. Vous prendrez bien quelque chose, entrez.»
Je refusais, voulant partir maintenant par le premier train. Mais elle m’avait saisi le bras et m’attirait en répétant: «Entrez donc, monsieur, il faut que je lui dise que vous êtes venu chez nous.»
Et je pénétrai dans une petite salle assez obscure, meublée d’une table et de quelques chaises.
Elle reprit: «Oh! elle est très heureuse à présent, très heureuse. Quand vous l’avez rencontrée dans le chemin de fer, elle avait un gros chagrin. Son bon ami l’avait quittée à Marseille. Et elle revenait, la pauvre enfant. Elle vous a bien aimé tout de suite, mais elle était encore un peu triste, vous comprenez. Maintenant, rien ne lui manque; elle m’écrit tout ce qu’elle fait. Il s’appelle M. Bellemin. On dit que c’est un grand peintre chez vous. Il l’a rencontrée en passant ici, dans la rue, oui, monsieur, dans la rue, et il l’a aimée tout de suite. Mais, vous boirez bien un verre de sirop? Il est très bon. Est-ce que vous êtes tout seul cette année?»
Je répondis: «Oui, je suis tout seul.»
Je me sentais gagné maintenant par une envie de rire qui grandissait, mon premier désappointement s’envolant devant les déclarations de Mme Rondoli mère. Il me fallut boire un verre de sirop.
Elle continuait: «Comment vous êtes tout seul? Oh! que je suis fâchée alors que Francesca ne soit plus ici; elle vous aurait tenu compagnie le temps que vous allez rester dans la ville. Ce n’est pas gai de se promener tout seul; et elle le regrettera bien de son côté.»
Puis, comme je me levais, elle s’écria: «Mais si vous voulez que Carlotta aille avec vous; elle connaît très bien les promenades. C’est mon autre fille, monsieur, la seconde.»
Elle prit sans doute ma stupéfaction pour un consentement, et se précipitant sur la porte intérieure, elle l’ouvrit et cria dans le noir d’un escalier invisible: «Carlotta! Carlotta! descends vite, viens tout de suite, ma fille chérie.»
Je voulus protester; elle ne me le permit pas: «Non, elle vous tiendra compagnie; elle est très douce, et bien plus gaie que l’autre; c’est une bonne fille, une très bonne fille que j’aime beaucoup.»
J’entendais sur les marches un bruit de semelles de savates; et une grande fille parut, brune, mince et jolie, mais dépeignée aussi, et laissant deviner, sous une vieille robe de sa mère, son corps jeune et svelte.
Mme Rondoli la mit aussitôt au courant de ma situation: «C’est le Français de Francesca, celui de l’an dernier, tu sais bien. Il venait la chercher; il est tout seul, ce pauvre monsieur. Alors, je lui ai dit que tu irais avec lui pour lui tenir compagnie.»
Carlotta me regardait de ses beaux yeux bruns, et elle murmura en se mettant à sourire: «S’il veut, je veux bien, moi.»
Comment aurais-je pu refuser? Je déclarai: «Mais certainement que je veux bien.»
Alors Mme Rondoli la poussa dehors: «Va t’habiller, bien vite, bien vite, tu mettras ta robe bleue et ton chapeau à fleurs, dépêche-toi.»
Dès que sa fille fut sortie, elle m’expliqua: «J’en ai encore deux autres, mais plus petites. Ça coûte cher, allez, d’élever quatre enfants! Heureusement que l’aînée est tirée d’affaire à présent.»
Et puis elle me parla de sa vie, de son mari qui était mort employé de chemin de fer, et de toutes les qualités de sa seconde fille Carlotta.
Celle-ci revint, vêtue dans le goût de l’aînée, d’une robe voyante et singulière.
Sa mère l’examina de la tête aux pieds, la jugea bien à son gré, et nous dit: «Allez, maintenant, mes enfants.»
Puis, s’adressant à sa fille: «Surtout, ne rentre pas plus tard que dix heures, ce soir; tu sais que la porte est fermée.»
Carlotta répondit: «Ne crains rien, maman.»
Elle prit mon bras, et me voilà errant avec elle par les rues comme avec sa sœur, l’année d’avant.
Je revins à l’hôtel pour déjeuner, puis j’emmenai ma nouvelle amie à Santa Margarita, refaisant la dernière promenade que j’avais faite avec Francesca.
Et, le soir, elle ne rentra pas, bien que la porte dût être fermée après dix heures.
Et pendant les quinze jours dont je pouvais disposer, je promenai Carlotta dans les environs de Gênes. Elle ne me fit pas regretter l’autre.
Je la quittai tout en larmes, le matin de mon départ, en lui laissant, avec un souvenir pour elle, quatre bracelets pour sa mère.
Et je compte, un de ces jours, retourner voir l’Italie, tout en songeant, avec une certaine inquiétude mêlée d’espoirs, que Mme Rondoli possède encore deux filles.
Les Sœurs Rondoli ont paru en feuilleton dans l’Écho de Paris du 29 mai au 5 juin 1884.
LA PATRONNE.
Au docteur Baraduc.
J’HABITAIS alors, dit Georges Kervelen, une maison meublée, rue des Saints-Pères.
Quand mes parents décidèrent que j’irais faire mon droit à Paris, de longues discussions eurent lieu pour régler toutes choses. Le chiffre de ma pension avait été d’abord fixé à deux mille cinq cents francs, mais ma pauvre mère fut prise d’une peur qu’elle exposa à mon père: «S’il allait dépenser mal tout son argent et ne pas prendre une nourriture suffisante, sa santé en souffrirait beaucoup. Ces jeunes gens sont capables de tout.»
Alors il fut décidé qu’on me chercherait une pension, une pension modeste et confortable, et que ma famille en payerait directement le prix, chaque mois.
Je n’avais jamais quitté Quimper. Je désirais tout ce qu’on désire à mon âge et j’étais disposé à vivre joyeusement, de toutes les façons.
Des voisins à qui on demanda conseil indiquèrent une compatriote, Mme Kergaran, qui prenait des pensionnaires. Mon père donc traita par lettres avec cette personne respectable, chez qui j’arrivai, un soir, accompagné d’une malle.
Mme Kergaran avait quarante ans environ. Elle était forte, très forte, parlait d’une voix de capitaine instructeur et décidait toutes les questions d’un mot net et définitif. Sa demeure tout étroite, n’ayant qu’une seule ouverture sur la rue, à chaque étage, avait l’air d’une échelle de fenêtres, ou bien encore d’une tranche de maison en sandwich entre deux autres.
La patronne habitait au premier avec sa bonne; on faisait la cuisine et on prenait les repas au second; quatre pensionnaires bretons logeaient au troisième et au quatrième. J’eus les deux pièces du cinquième.
Un petit escalier noir, tournant comme un tire-bouchon, conduisait à ces deux mansardes. Tout le jour, sans s’arrêter, Mme Kergaran montait et descendait cette spirale, occupée dans ce logis en tiroir comme un capitaine à son bord. Elle entrait dix fois de suite dans chaque appartement, surveillait tout avec un étonnant fracas de paroles, regardait si les lits étaient bien faits, si les habits étaient bien brossés, si le service ne laissait rien à désirer. Enfin, elle soignait ses pensionnaires comme une mère, mieux qu’une mère.
J’eus bientôt fait la connaissance de mes quatre compatriotes. Deux étudiaient la médecine, et les deux autres faisaient leur droit, mais tous subissaient le joug despotique de la patronne. Ils avaient peur d’elle, comme un maraudeur a peur du garde champêtre.
Quant à moi, je me sentis tout de suite des désirs d’indépendance, car je suis un révolté par nature. Je déclarai d’abord que je voulais rentrer à l’heure qui me plairait, car Mme Kergaran avait fixé minuit comme dernière limite. A cette prétention, elle planta sur moi ses yeux clairs pendant quelques secondes, puis elle déclara:
—Ce n’est pas possible. Je ne peux pas tolérer qu’on réveille Annette toute la nuit. Vous n’avez rien à faire dehors passé certaine heure.
Je répondis avec fermeté: «D’après la loi, madame, vous êtes obligée de m’ouvrir à toute heure. Si vous le refusez, je le ferai constater par des sergents de ville et j’irai coucher à l’hôtel à vos frais, comme c’est mon droit. Vous serez donc contrainte de m’ouvrir ou de me renvoyer. La porte ou l’adieu. Choisissez.»
Je lui riais au nez en posant ces conditions. Après une première stupeur, elle voulut parlementer, mais je me montrai intraitable et elle céda. Nous convînmes que j’aurais un passe-partout, mais à la condition formelle que tout le monde l’ignorerait.
Mon énergie fit sur elle une impression salutaire et elle me traita désormais avec une faveur marquée. Elle avait des attentions, des petits soins, des délicatesses pour moi, et même une certaine tendresse brusque qui ne me déplaisait point. Quelquefois, dans mes heures de gaieté, je l’embrassais par surprise, rien que pour la forte gifle qu’elle me lançait aussitôt. Quand j’arrivais à baisser la tête assez vite, sa main partie passait par-dessus moi avec la rapidité d’une balle, et je riais comme un fou en me sauvant, tandis qu’elle criait: «Ah! la canaille! je vous revaudrai ça».
Nous étions devenus une paire d’amis.
Mais voilà que je fis la connaissance, sur le trottoir, d’une fillette employée dans un magasin.
Vous savez ce que sont ces amourettes de Paris. Un jour, comme on allait à l’école, on rencontre une jeune personne en cheveux qui se promène au bras d’une amie avant de rentrer au travail. On échange un regard, et on sent en soi cette petite secousse que vous donne l’œil de certaines femmes. C’est là une des choses charmantes de la vie, ces rapides sympathies physiques que fait éclore une rencontre, cette légère et délicate séduction qu’on subit tout à coup au frôlement d’un être né pour vous plaire et pour être aimé de vous. Il sera aimé peu ou beaucoup, qu’importe? Il est dans sa nature de répondre au secret désir d’amour de la vôtre. Dès la première fois que vous apercevez ce visage, cette bouche, ces cheveux, ce sourire, vous sentez leur charme entrer en vous avec une joie douce et délicieuse, vous sentez une sorte de bien-être heureux vous pénétrer, et l’éveil subit d’une tendresse encore confuse qui vous pousse vers cette femme inconnue. Il semble qu’il y ait en elle un appel auquel vous répondez, une attirance qui vous sollicite; il semble qu’on la connaît depuis longtemps, qu’on l’a déjà vue, qu’on sait ce qu’elle pense.
Le lendemain, à la même heure, on repasse par la même rue. On la revoit. Puis on revient le jour suivant, et encore le jour suivant. On se parle enfin. Et l’amourette suit son cours, régulier comme une maladie.
Donc, au bout de trois semaines, j’en étais avec Emma à la période qui précède la chute. La chute même aurait eu lieu plus tôt si j’avais su en quel endroit la provoquer. Mon amie vivait en famille et refusait avec une énergie singulière de franchir le seuil d’un hôtel meublé. Je me creusais la tête pour trouver un moyen, une ruse, une occasion. Enfin, je pris un parti désespéré et je me décidai à la faire monter chez moi, un soir, vers onze heures, sous prétexte d’une tasse de thé. Mme Kergaran se couchait tous les jours à dix heures. Je pourrais donc rentrer sans bruit au moyen de mon passe-partout, sans éveiller aucune attention. Nous redescendrions de la même manière au bout d’une heure ou deux.
Emma accepta mon invitation après s’être fait un peu prier.
Je passai une mauvaise journée. Je n’étais point tranquille. Je craignais des complications, une catastrophe, quelque épouvantable scandale. Le soir vint. Je sortis et j’entrai dans une brasserie où j’absorbai deux tasses de café et quatre ou cinq petits verres pour me donner du courage. Puis j’allai faire un tour sur le boulevard Saint-Michel. J’entendis sonner dix heures, dix heures et demie. Et je me dirigeai, à pas lents, vers le lieu de notre rendez-vous. Elle m’attendait déjà. Elle prit mon bras avec une allure câline et nous voilà partis, tout doucement, vers ma demeure. A mesure que j’approchais de la porte, mon angoisse allait croissant. Je pensais: «Pourvu que Mme Kergaran soit couchée.»
Je dis à Emma deux ou trois fois: «Surtout, ne faites point de bruit dans l’escalier.»
Elle se mit à rire: «Vous avez donc bien peur d’être entendu.
—Non, mais je ne veux pas réveiller mon voisin qui est gravement malade.»
Voici la rue des Saints-Pères. J’approche de mon logis avec cette appréhension qu’on a en se rendant chez un dentiste. Toutes les fenêtres sont sombres. On dort sans doute. Je respire. J’ouvre la porte avec des précautions de voleur. Je fais entrer ma compagne, puis je referme, et je monte l’escalier sur la pointe des pieds en retenant mon souffle et en allumant des allumettes bougies pour que la jeune fille ne fasse point quelque faux pas.
En passant devant la chambre de la patronne je sens que mon cœur bat à coups précipités. Enfin, nous voici au second étage, puis au troisième, puis au cinquième. J’entre chez moi. Victoire!
Cependant, je n’osais parler qu’à voix basse et j’ôtai mes bottines pour ne faire aucun bruit. Le thé, préparé sur une lampe à esprit-de-vin, fut bu sur le coin de ma commode. Puis je devins pressant..... pressant....., et peu à peu, comme dans un jeu, j’enlevai un à un les vêtements de mon amie, qui cédait en résistant, rouge, confuse, retardant toujours l’instant fatal et charmant.
Elle n’avait plus, ma foi, qu’un court jupon blanc quand ma porte s’ouvrit d’un seul coup, et Mme Kergaran parut, une bougie à la main, exactement dans le même costume qu’Emma.
J’avais fait un bond loin d’elle et je restais debout effaré, regardant les deux femmes qui se dévisageaient. Qu’allait-il se passer?
La patronne prononça d’un ton hautain que je ne lui connaissais pas: «Je ne veux pas de filles dans ma maison, monsieur Kervelen.»
Je balbutiai: «Mais, madame Kergaran, mademoiselle n’est que mon amie. Elle venait prendre une tasse de thé.»
La grosse femme reprit: «On ne se met pas en chemise pour prendre une tasse de thé. Vous allez faire partir tout de suite cette personne.»
Emma, consternée, commençait à pleurer en se cachant la figure dans sa jupe. Moi, je perdais la tête, ne sachant que faire ni que dire. La patronne ajouta avec une irrésistible autorité: «Aidez mademoiselle à se rhabiller et reconduisez-la tout de suite.»
Je n’avais pas autre chose à faire, assurément, et je ramassai la robe tombée en rond, comme un ballon crevé, sur le parquet, puis je la passai sur la tête de la fillette, et je m’efforçai de l’agrafer, de l’ajuster, avec une peine infinie. Elle m’aidait, en pleurant toujours, affolée, se hâtant, faisant toutes sortes d’erreurs, ne sachant plus retrouver les cordons ni les boutonnières; et Mme Kergaran impassible, debout, sa bougie à la main, nous éclairait dans une pose sévère de justicier.
Emma maintenant précipitait ses mouvements, se couvrait éperdument, nouait, épinglait, laçait, rattachait avec furie, harcelée par un impérieux besoin de fuir; et sans même boutonner ses bottines, elle passa en courant devant la patronne et s’élança dans l’escalier. Je la suivais en savates, à moitié dévêtu moi-même, répétant: «Mademoiselle, écoutez, mademoiselle.»
Je sentais bien qu’il fallait lui dire quelque chose, mais je ne trouvais rien. Je la rattrapai juste à la porte de la rue, et je voulus lui prendre le bras, mais elle me repoussa violemment, balbutiant d’une voix basse et nerveuse: «Laissez-moi..... laissez-moi..... ne me touchez pas.»
Et elle se sauva dans la rue en refermant la porte derrière elle.
Je me retournai. Mme Kergaran était restée au haut du premier étage, et je remontai les marches à pas lents, m’attendant à tout, et prêt à tout.
La chambre de la patronne était ouverte, elle m’y fit entrer en prononçant d’un ton sévère: «J’ai à vous parler, monsieur Kervelen.»
Je passai devant elle en baissant la tête. Elle posa sa bougie sur la cheminée, puis, croisant ses bras sur sa puissante poitrine que couvrait mal une fine camisole blanche:
—Ah ça, monsieur Kervelen, vous prenez donc ma maison pour une maison publique!»
Je n’étais pas fier. Je murmurai: «Mais non, madame Kergaran. Il ne faut pas vous fâcher, voyons, vous savez bien ce que c’est qu’un jeune homme.»
Elle répondit: «Je sais que je ne veux pas de créatures chez moi, entendez-vous. Je sais que je ferai respecter mon toit, et la réputation de ma maison, entendez-vous? Je sais.....»
Elle parla pendant vingt minutes au moins, accumulant les raisons sur les indignations, m’accablant sous l’honorabilité de sa maison, me lardant de reproches mordants.
Moi (l’homme est un singulier animal), au lieu de l’écouter, je la regardais. Je n’entendais plus un mot, mais plus un mot. Elle avait une poitrine superbe, la gaillarde, ferme, blanche et grasse, un peu grosse peut-être, mais tentante à faire passer des frissons dans le dos. Je ne me serais jamais douté vraiment qu’il y eût de pareilles choses sous la robe de laine de la patronne. Elle semblait rajeunie de dix ans, en déshabillé. Et voilà que je me sentais tout drôle, tout..... Comment dirai-je?..... tout remué. Je retrouvais brusquement devant elle ma situation..... interrompue un quart d’heure plus tôt dans ma chambre.
Et, derrière elle, là-bas, dans l’alcôve, je regardais son lit. Il était entr’ouvert, écrasé, montrant, par le trou creusé dans les draps, la pesée du corps qui s’était couché là. Et je pensais qu’il devait faire très bon et très chaud là dedans, plus chaud que dans un autre lit. Pourquoi plus chaud? Je n’en sais rien, sans doute à cause de l’opulence des chairs qui s’y étaient reposées.
Quoi de plus troublant et de plus charmant qu’un lit défait? Celui-là me grisait, de loin, me faisait courir des frémissements sur la peau.
Elle parlait toujours, mais doucement maintenant, elle parlait en amie rude et bienveillante qui ne demande plus qu’à pardonner.
Je balbutiai: «Voyons..... voyons..... madame Kergaran..... voyons.....» Et comme elle s’était tue pour attendre ma réponse, je la saisis dans mes deux bras et je me mis à l’embrasser, mais à l’embrasser comme un affamé, comme un homme qui attend ça depuis longtemps.
Elle se débattait, tournait la tête, sans se fâcher trop fort, répétant machinalement selon son habitude: «Oh! la canaille... la canaille... la ca...»
Elle ne put pas achever le mot, je l’avais enlevée d’un effort, et je l’emportais, serrée contre moi. On est rudement vigoureux, allez, en certains moments!
Je rencontrai le bord du lit, et je tombai dessus sans la lâcher.....
Il y faisait en effet fort bon et fort chaud dans son lit.
Une heure plus tard, la bougie s’étant éteinte, la patronne se leva pour allumer l’autre. Et comme elle revenait se glisser à mon côté, enfonçant sous les draps sa jambe ronde et forte, elle prononça d’une voix câline, satisfaite, reconnaissante peut-être: «Oh!... la canaille!... la canaille!...»
La Patronne a paru dans le Gil-Blas du 1er avril 1884, sous la signature: Maufrigneuse.
LE PETIT FÛT.
A Adolphe Tavernier.
MAÎTRE Chicot, l’aubergiste d’Épreville, arrêta son tilbury devant la ferme de la mère Magloire. C’était un grand gaillard de quarante ans, rouge et ventru, et qui passait pour malicieux.
Il attacha son cheval au poteau de la barrière, puis il pénétra dans la cour. Il possédait un bien attenant aux terres de la vieille, qu’il convoitait depuis longtemps. Vingt fois il avait essayé de les acheter, mais la mère Magloire s’y refusait avec obstination.
—J’y sieus née, j’y mourrai, disait-elle.
Il la trouva épluchant des pommes de terre devant sa porte. Âgée de soixante-douze ans, elle était sèche, ridée, courbée, mais infatigable comme une jeune fille. Chicot lui tapa dans le dos avec amitié, puis s’assit près d’elle sur un escabeau.
—Eh bien! la mère, et c’te santé, toujours bonne?
—Pas trop mal, et vous, maît’ Prosper?
—Eh! eh! quéques douleurs; sans ça, ce s’rait à satisfaction.
—Allons, tant mieux!
Elle ne dit plus rien. Chicot la regardait accomplir sa besogne. Ses doigts crochus, noués, durs comme des pattes de crabe, saisissaient à la façon de pinces les tubercules grisâtres dans une manne, et vivement elle les faisait tourner, enlevant de longues bandes de peau sous la lame d’un vieux couteau qu’elle tenait de l’autre main. Et, quand la pomme de terre était devenue toute jaune, elle la jetait dans un seau d’eau. Trois poules hardies s’en venaient l’une après l’autre jusque dans ses jupes ramasser les épluchures, puis se sauvaient à toutes pattes, portant au bec leur butin.
Chicot semblait gêné, hésitant, anxieux, avec quelque chose sur la langue qui ne voulait pas sortir. A la fin, il se décida:
—Dites donc, mère Magloire...
—Qué qu’i a pour votre service?
—C’te ferme, vous n’voulez toujours point m’ la vendre?
—Pour ça non. N’y comptez point. C’est dit, c’est dit, n’y r’venez pas.
—C’est qu’j’ai trouvé un arrangement qui f’rait notre affaire à tous les deux.
—Qué qu’ c’est?
—Le v’la. Vous m’la vendez, et pi vous la gardez tout d’ même. Vous n’y êtes point? Suivez ma raison.
La vieille cessa d’éplucher ses légumes et fixa sur l’aubergiste ses yeux vifs sous leurs paupières fripées.
Il reprit:
—Je m’explique. J’vous donne, chaque mois, cent cinquante francs. Vous entendez bien: chaque mois j’vous apporte ici, avec mon tilbury, trente écus de cent sous. Et pi n’y a rien de changé de plus, rien de rien; vous restez chez vous, vous n’ vous occupez point de mé, vous n’ me d’vez rien. Vous n’ faites que prendre mon argent. Ça vous va-t’il?
Il la regardait d’un air joyeux, d’un air de bonne humeur.
La vieille le considérait avec méfiance, cherchant le piège. Elle demanda:
—Ça, c’est pour mé; mais pour vous, c’te ferme, ça n’ vous la donne point?
Il reprit:
—N’ vous tracassez point de ça. Vous restez tant que l’ bon Dieu vous laissera vivre. Vous êtes chez vous. Seulement vous m’ ferez un p’tit papier chez l’notaire pour qu’après vous ça me revienne. Vous n’avez point d’éfants, rien qu’ des neveux que vous n’y tenez guère. Ça vous va-t-il? Vous gardez votre bien votre vie durant, et j’ vous donne trente écus de cent sous par mois. C’est tout gain pour vous.
La vieille demeurait surprise, inquiète, mais tentée. Elle répliqua:
—Je n’ dis point non. Seulement, j’veux m’ faire une raison là-dessus. Rev’nez causer d’ça dans l’ courant d’ l’autre semaine. J’vous f’rai une réponse d’mon idée.
Et maître Chicot s’en alla, content comme un roi qui vient de conquérir un empire.
La mère Magloire demeura songeuse. Elle ne dormit pas la nuit suivante. Pendant quatre jours, elle eut une fièvre d’hésitation. Elle flairait bien quelque chose de mauvais pour elle là dedans, mais la pensée des trente écus par mois, de ce bel argent sonnant qui s’en viendrait couler dans son tablier, qui lui tomberait comme ça du ciel, sans rien faire, la ravageait de désir.
Alors elle alla trouver le notaire et lui conta son cas. Il lui conseilla d’accepter la proposition de Chicot, mais en demandant cinquante écus de cent sous au lieu de trente, sa ferme valant, au bas mot, soixante mille francs.
—Si vous vivez quinze ans, disait le notaire, il ne la payera encore, de cette façon, que quarante-cinq mille francs.
La vieille frémit à cette perspective de cinquante écus de cent sous par mois; mais elle se méfiait toujours, craignant mille choses imprévues, des ruses cachées, et elle demeura jusqu’au soir à poser des questions, ne pouvant se décider à partir. Enfin elle ordonna de préparer l’acte, et elle rentra troublée comme si elle eût bu quatre pots de cidre nouveau.
Quand Chicot vint pour savoir la réponse elle se fit longtemps prier, déclarant qu’elle ne voulait pas, mais rongée par la peur qu’il ne consentît point à donner les cinquante pièces de cent sous. Enfin, comme il insistait, elle énonça ses prétentions.
Il eut un sursaut de désappointement et refusa.
Alors, pour le convaincre, elle se mit à raisonner sur la durée probable de sa vie.
—Je n’en ai pas pour pu de cinq à six ans pour sûr. Me v’là sur mes soixante-treize, et pas vaillante avec ça. L’aut’e soir, je crûmes que j’allais passer. Il me semblait qu’on me vidait l’ corps, qu’il a fallu me porter à mon lit.
Mais Chicot ne se laissait pas prendre.
—Allons, allons, vieille pratique, vous êtes solide comme l’ clocher d’ l’église. Vous vivrez pour le moins cent dix ans. C’est vous qui m’enterrerez, pour sûr.
Tout le jour fut encore perdu en discussions. Mais, comme la vieille ne céda pas, l’aubergiste, à la fin, consentit à donner les cinquante écus.
Ils signèrent l’acte le lendemain. Et la mère Magloire exigea dix écus de pots de vin.
Trois ans s’écoulèrent. La bonne femme se portait comme un charme. Elle paraissait n’avoir pas vieilli d’un jour, et Chicot se désespérait. Il lui semblait, à lui, qu’il payait cette rente depuis un demi-siècle, qu’il était trompé, floué, ruiné. Il allait de temps en temps rendre visite à la fermière, comme on va voir, en juillet, dans les champs, si les blés sont mûrs pour la faux. Elle le recevait avec une malice dans le regard. On eût dit qu’elle se félicitait du bon tour qu’elle lui avait joué; et il remontait bien vite dans son tilbury en murmurant:
—Tu ne crèveras donc point, carcasse!
Il ne savait que faire. Il eût voulu l’étrangler en la voyant. Il la haïssait d’une haine féroce, sournoise, d’une haine de paysan volé.
Alors il chercha des moyens.
Un jour enfin, il s’en revint la voir en se frottant les mains, comme il faisait la première fois lorsqu’il lui avait proposé le marché.
Et, après avoir causé quelques minutes:
—Dites donc, la mère, pourquoi que vous ne v’nez point dîner à la maison, quand vous passez à Épreville? On en jase; on dit comme ça que j’ sommes pu amis, et ça me fait deuil. Vous savez, chez mé, vous ne payerez point. J’suis pas regardant à un dîner. Tant que le cœur vous en dira, v’nez sans retenue, ça m’ fera plaisir.
La mère Magloire ne se le fit point répéter, et le surlendemain, comme elle allait au marché dans sa carriole conduite par son valet Célestin, elle mit sans gêne son cheval à l’écurie chez maître Chicot, et réclama le dîner promis.
L’aubergiste, radieux, la traita comme une dame, lui servit du poulet, du boudin, de l’andouille, du gigot et du lard aux choux. Mais elle ne mangea presque rien, sobre depuis son enfance, ayant toujours vécu d’un peu de soupe et d’une croûte de pain beurrée.
Chicot insistait, désappointé. Elle ne buvait pas non plus. Elle refusa de prendre du café.
Il demanda:
—Vous accepterez toujours bien un p’tit verre.
—Ah! pour ça, oui. Je ne dis pas non.
Et il cria de tous ses poumons, à travers l’auberge:
—Rosalie, apporte la fine, la surfine, le fil-en-dix.
Et la servante apparut, tenant une longue bouteille ornée d’une feuille de vigne en papier.
Il emplit deux petits verres.
—Goûtez ça, la mère, c’est de la fameuse.
Et la bonne femme se mit à boire tout doucement, à petites gorgées, faisant durer le plaisir. Quand elle eut vidé son verre, elle l’égoutta, puis déclara:
—Ça, oui, c’est de la fine.
Elle n’avait point fini de parler que Chicot lui en versait un second coup. Elle voulut refuser, mais il était trop tard, et elle le dégusta longuement, comme le premier.
Il voulut alors lui faire accepter une troisième tournée, mais elle résista. Il insistait:
—Ça, c’est du lait, voyez-vous; mé j’en bois dix, douze, sans embarras. Ça passe comme du sucre. Rien au ventre, rien à la tête; on dirait que ça s’évapore sur la langue. Y a rien de meilleur pour la santé!
Comme elle en avait bien envie, elle céda, mais elle n’en prit que la moitié du verre.
Alors Chicot, dans un élan de générosité, s’écria:
—T’nez, puisqu’elle vous plaît, j’ vas vous en donner un p’tit fût, histoire de vous montrer que j’ sommes toujours une paire d’amis.
La bonne femme ne dit pas non, et s’en alla, un peu grise.
Le lendemain, l’aubergiste entra dans la cour de la mère Magloire, puis tira du fond de sa voiture une petite barrique cerclée de fer. Puis il voulut lui faire goûter le contenu, pour prouver que c’était bien la même fine; et quand ils en eurent encore bu chacun trois verres, il déclara, en s’en allant:
—Et puis, vous savez, quand n’y en aura pu, y en a encore; n’ vous gênez point. Je n’ suis pas regardant. Pû tôt que ce sera fini, pu que je serai content.
Et il remonta dans son tilbury.
Il revint quatre jours plus tard. La vieille était devant sa porte, occupée à couper le pain de la soupe.
Il s’approcha, lui dit bonjour, lui parla dans le nez, histoire de sentir son haleine. Et il reconnut un souffle d’alcool. Alors son visage s’éclaira.
—Vous m’offrirez bien un verre de fil? dit-il.
Et ils trinquèrent deux ou trois fois.
Mais bientôt le bruit courut dans la contrée que la mère Magloire s’ivrognait toute seule. On la ramassait tantôt dans sa cuisine, tantôt dans sa cour, tantôt dans les chemins des environs, et il fallait la rapporter chez elle, inerte comme un cadavre.
Chicot n’allait plus chez elle, et, quand on lui parlait de la paysanne, il murmurait avec un visage triste:
—C’est-il pas malheureux, à son âge, d’avoir pris c’t’ habitude-là? Voyez-vous, quand on est vieux, y a pas de ressource. Ça finira bien par lui jouer un mauvais tour!
Ça lui joua un mauvais tour, en effet. Elle mourut l’hiver suivant, vers la Noël, étant tombée, soûle, dans la neige.
Et maître Chicot hérita de la ferme, en déclarant:
—C’te manante, si alle s’était point boissonnée, alle en avait bien pour dix ans de plus.
Le Petit Fût a paru dans le Gaulois du lundi 7 avril 1884.
LUI?
A Pierre Decourcelle.
MON cher ami, tu n’y comprends rien? et je le conçois. Tu me crois devenu fou? Je le suis peut-être un peu, mais non pas pour les raisons que tu supposes.
Oui. Je me marie. Voilà.
Et pourtant mes idées et mes convictions n’ont pas changé. Je considère l’accouplement légal comme une bêtise. Je suis certain que huit maris sur dix sont cocus. Et ils ne méritent pas moins pour avoir eu l’imbécillité d’enchaîner leur vie, de renoncer à l’amour libre, la seule chose gaie et bonne au monde, de couper l’aile à la fantaisie qui nous pousse sans cesse à toutes les femmes, etc., etc. Plus que jamais je me sens incapable d’aimer une femme parce que j’aimerai toujours trop toutes les autres. Je voudrais avoir mille bras, mille lèvres et mille... tempéraments pour pouvoir étreindre en même temps une armée de ces êtres charmants et sans importance.
Et cependant je me marie.
J’ajoute que je ne connais guère ma femme de demain. Je l’ai vue seulement quatre ou cinq fois. Je sais qu’elle ne me déplaît point; cela me suffit pour ce que j’en veux faire. Elle est petite; blonde et grasse. Après-demain, je désirerai ardemment une femme grande, brune et mince.
Elle n’est pas riche. Elle appartient à une famille moyenne. C’est une jeune fille comme on en trouve à la grosse, bonnes à marier, sans qualités et sans défauts apparents, dans la bourgeoisie ordinaire. On dit d’elle: «Mlle Lajolle est bien gentille.» On dira demain: «Elle est fort gentille, Mme Raymon.» Elle appartient enfin à la légion des jeunes filles honnêtes «dont on est heureux de faire sa femme» jusqu’au jour où on découvre qu’on préfère justement toutes les autres femmes à celle qu’on a choisie.
Alors pourquoi me marier, diras-tu?
J’ose à peine t’avouer l’étrange et invraisemblable raison qui me pousse à cet acte insensé.
Je me marie pour n’être pas seul!
Je ne sais comment dire cela, comment me faire comprendre. Tu auras pitié de moi, et tu me mépriseras, tant mon état d’esprit est misérable.
Je ne veux plus être seul, la nuit. Je veux sentir un être près de moi, contre moi, un être qui peut parler, dire quelque chose, n’importe quoi.
Je veux pouvoir briser son sommeil; lui poser une question quelconque brusquement, une question stupide pour entendre une voix, pour sentir habitée ma demeure, pour sentir une âme en éveil, un raisonnement en travail, pour voir, allumant brusquement ma bougie, une figure humaine à mon côté..., parce que... parce que... (je n’ose pas avouer cette honte)... parce que j’ai peur, tout seul.
Oh! tu ne me comprends pas encore.
Je n’ai pas peur d’un danger. Un homme entrerait, je le tuerais sans frissonner. Je n’ai pas peur des revenants; je ne crois pas au surnaturel. Je n’ai pas peur des morts; je crois à l’anéantissement définitif de chaque être qui disparaît!
Alors!... Oui, alors!... Eh bien! j’ai peur de moi! j’ai peur de la peur; peur des spasmes de mon esprit qui s’affole, peur de cette horrible sensation de la terreur incompréhensible.
Ris si tu veux. Cela est affreux, inguérissable. J’ai peur des murs, des meubles, des objets familiers qui s’animent, pour moi, d’une sorte de vie animale. J’ai peur surtout du trouble horrible de ma pensée, de ma raison qui m’échappe brouillée, dispersée par une mystérieuse et invisible angoisse.
Je sens d’abord une vague inquiétude qui me passe dans l’âme et me fait courir un frisson sur la peau. Je regarde autour de moi. Rien! Et je voudrais quelque chose! Quoi? Quelque chose de compréhensible. Puisque j’ai peur uniquement parce que je ne comprends pas ma peur.
Je parle! j’ai peur de ma voix. Je marche! j’ai peur de l’inconnu de derrière la porte, de derrière le rideau, de dans l’armoire, de sous le lit. Et pourtant je sais qu’il n’y a rien nulle part.
Je me retourne brusquement parce que j’ai peur de ce qui est derrière moi, bien qu’il n’y ait rien et que je le sache.
Je m’agite, je sens mon effarement grandir; et je m’enferme dans ma chambre; et je m’enfonce dans mon lit, et je me cache sous mes draps; et blotti, roulé comme une boule, je ferme les yeux désespérément, et je demeure ainsi pendant un temps infini avec cette pensée que ma bougie demeure allumée sur ma table de nuit et qu’il faudrait pourtant l’éteindre. Et je n’ose pas.
N’est-ce pas affreux, d’être ainsi?
Autrefois je n’éprouvais rien de cela. Je rentrais tranquillement. J’allais et je venais en mon logis sans que rien troublât la sérénité de mon âme. Si l’on m’avait dit quelle maladie de peur invraisemblable, stupide et terrible, devait me saisir un jour, j’aurais bien ri; j’ouvrais les portes dans l’ombre avec assurance; je me couchais lentement sans pousser les verrous, et je ne me relevais jamais au milieu des nuits pour m’assurer que toutes les issues de ma chambre étaient fortement closes.
Cela a commencé l’an dernier d’une singulière façon.
C’était en automne, par un soir humide. Quand ma bonne fut partie, après mon dîner, je me demandai ce que j’allais faire. Je marchai quelque temps à travers ma chambre. Je me sentais las, accablé sans raison, incapable de travailler, sans force même pour lire. Une pluie fine mouillait les vitres; j’étais triste, tout pénétré par une de ces tristesses sans causes qui vous donnent envie de pleurer, qui vous font désirer de parler à n’importe qui pour secouer la lourdeur de notre pensée.
Je me sentais seul. Mon logis me paraissait vide comme il n’avait jamais été. Une solitude infinie et navrante m’entourait. Que faire? Je m’assis. Alors une impatience nerveuse me courut dans les jambes. Je me relevai, et je me remis à marcher. J’avais peut-être aussi un peu de fièvre, car mes mains, que je tenais rejointes derrière mon dos, comme on fait souvent quand on se promène avec lenteur, se brûlaient l’une à l’autre, et je le remarquai. Puis soudain un frisson de froid me courut dans le dos. Je pensai que l’humidité du dehors entrait chez moi, et l’idée de faire du feu me vint. J’en allumai; c’était la première fois de l’année. Et je m’assis de nouveau en regardant la flamme. Mais bientôt l’impossibilité de rester en place me fit encore me relever, et je sentis qu’il fallait m’en aller, me secouer, trouver un ami.
Je sortis. J’allai chez trois camarades que je ne rencontrai pas; puis, je gagnai le boulevard, décidé à découvrir une personne de connaissance.
Il faisait triste partout. Les trottoirs trempés luisaient. Une tiédeur d’eau, une de ces tiédeurs qui vous glacent par frissons brusques, une tiédeur pesante de pluie impalpable accablait la rue, semblait lasser et obscurcir la flamme du gaz.
J’allais d’un pas mou, me répétant: «Je ne trouverai personne avec qui causer.»
J’inspectai plusieurs fois les cafés, depuis la Madeleine jusqu’au faubourg Poissonnière. Des gens tristes, assis devant des tables, semblaient n’avoir pas même la force de finir leurs consommations.
J’errai longtemps ainsi, et, vers minuit, je me mis en route pour rentrer chez moi. J’étais fort calme, mais fort las. Mon concierge, qui se couche avant onze heures, m’ouvrit tout de suite, contrairement à son habitude, et je pensai: «Tiens, un autre locataire vient sans doute de remonter.»
Quand je sors de chez moi, je donne toujours à ma porte deux tours de clef. Je la trouvai simplement tirée, et cela me frappa. Je supposai qu’on m’avait monté des lettres dans la soirée.
J’entrai. Mon feu brûlait encore et éclairait même un peu l’appartement. Je pris une bougie pour aller l’allumer au foyer, lorsqu’en jetant les yeux devant moi, j’aperçus quelqu’un assis dans mon fauteuil, et qui se chauffait les pieds en me tournant le dos.
Je n’eus pas peur, oh! non, pas le moins du monde. Une supposition très vraisemblable me traversa l’esprit; celle qu’un de mes amis était venu pour me voir. La concierge, prévenue par moi à ma sortie, avait dit que j’allais rentrer, avait prêté sa clef. Et toutes les circonstances de mon retour, en une seconde, me revinrent à la pensée: le cordon tiré tout de suite, ma porte seulement poussée.
Mon ami, dont je ne voyais que les cheveux, s’était endormi devant mon feu en m’attendant, et je m’avançai pour le réveiller. Je le voyais parfaitement, un de ses bras pendant à droite; ses pieds étaient croisés l’un sur l’autre; sa tête, penchée un peu sur le côté gauche du fauteuil, indiquait bien le sommeil. Je me demandais: Qui est-ce? On y voyait peu d’ailleurs dans la pièce. J’avançai la main pour lui toucher l’épaule!...
Je rencontrai le bois du siège! Il n’y avait plus personne. Le fauteuil était vide!
Quel sursaut, miséricorde!
Je reculai d’abord comme si un danger terrible eût apparu devant moi.
Puis je me retournai, sentant quelqu’un derrière mon dos; puis, aussitôt, un impérieux besoin de revoir le fauteuil me fit pivoter encore une fois. Et je demeurai debout, haletant d’épouvante, tellement éperdu que je n’avais plus une pensée, prêt à tomber.
Mais je suis un homme de sang-froid, et tout de suite la raison me revint. Je songeai: «Je viens d’avoir une hallucination, voilà tout.» Et je réfléchis immédiatement sur ce phénomène. La pensée va vite dans ces moments-là.
J’avais eu une hallucination—c’était là un fait incontestable. Or, mon esprit était demeuré tout le temps lucide, fonctionnant régulièrement et logiquement. Il n’y avait donc aucun trouble du côté du cerveau. Les yeux seuls s’étaient trompés, avaient trompé ma pensée. Les yeux avaient eu une vision, une de ces visions qui font croire aux miracles les gens naïfs. C’était là un accident nerveux de l’appareil optique, rien de plus, un peu de congestion peut-être.
Et j’allumai ma bougie. Je m’aperçus, en me baissant vers le feu, que je tremblais, et je me relevai d’une secousse, comme si on m’eût touché par derrière.
Je n’étais point tranquille assurément.
Je fis quelques pas; je parlai haut. Je chantai à mi-voix quelques refrains.
Puis je fermai la porte de ma chambre à double tour, et je me sentis un peu rassuré. Personne ne pouvait entrer, au moins.
Je m’assis encore et je réfléchis longtemps à mon aventure; puis je me couchai, et je soufflai ma lumière.
Pendant quelques minutes, tout alla bien. Je restais sur le dos, assez paisiblement. Puis le besoin me vint de regarder dans ma chambre, et je me mis sur le côté.
Mon feu n’avait plus que deux ou trois tisons rouges qui éclairaient juste les pieds du fauteuil, et je crus revoir l’homme assis dessus.
J’enflammai une allumette d’un mouvement rapide. Je m’étais trompé, je ne voyais plus rien.
Je me levai, cependant, et j’allai cacher le fauteuil derrière mon lit.
Puis je refis l’obscurité et je tâchai de m’endormir. Je n’avais pas perdu connaissance depuis plus de cinq minutes, quand j’aperçus en songe, et nettement comme dans la réalité, toute la scène de la soirée. Je me réveillai éperdument, et, ayant éclairé mon logis, je demeurai assis dans mon lit, sans oser même essayer de redormir.
Deux fois cependant le sommeil m’envahit, malgré moi, pendant quelques secondes. Deux fois je revis la chose. Je me croyais devenu fou.
Quand le jour parut, je me sentis guéri et je sommeillai paisiblement jusqu’à midi.
C’était fini, bien fini. J’avais eu la fièvre, le cauchemar, que sais-je? J’avais été malade, enfin. Je me trouvai néanmoins fort bête.
Je fus très gai ce jour-là. Je dînai au cabaret; j’allai voir le spectacle, puis je me mis en chemin pour rentrer. Mais voilà qu’en approchant de ma maison une inquiétude étrange me saisit. J’avais peur de le revoir, lui. Non pas peur de lui, non pas peur de sa présence, à laquelle je ne croyais point, mais j’avais peur d’un trouble nouveau de mes yeux, peur de l’hallucination, peur de l’épouvante qui me saisirait.
Pendant plus d’une heure, j’errai de long en large sur le trottoir; puis je me trouvai trop imbécile à la fin et j’entrai. Je haletais tellement que je ne pouvais plus monter mon escalier. Je restai encore plus de dix minutes devant mon logement sur le palier, puis, brusquement, j’eus un élan de courage, un roidissement de volonté. J’enfonçai ma clef; je me précipitai en avant une bougie à la main, je poussai d’un coup de pied la porte entrebâillée de ma chambre, et je jetai un regard effaré vers la cheminée. Je ne vis rien.—Ah!...
Quel soulagement! Quelle joie! Quelle délivrance! J’allais et je venais d’un air gaillard. Mais je ne me sentais pas rassuré; je me retournais par sursauts; l’ombre des coins m’inquiétait.
Je dormis mal, réveillé sans cesse par des bruits imaginaires. Mais je ne le vis pas. Non. C’était fini!
Depuis ce jour-là j’ai peur tout seul, la nuit. Je la sens là, près de moi, autour de moi, la vision. Elle ne m’est point apparue de nouveau. Oh non! Et qu’importe, d’ailleurs, puisque je n’y crois pas, puisque je sais que ce n’est rien!
Elle me gêne cependant parce que j’y pense sans cesse.—Une main pendait du côté droit; sa tête était penchée du côté gauche comme celle d’un homme qui dort... Allons, assez, nom de Dieu! je n’y veux plus songer!
Qu’est-ce que cette obsession, pourtant? Pourquoi cette persistance? Ses pieds étaient tout près du feu!
Il me hante, c’est fou, mais c’est ainsi. Qui, Il? Je sais bien qu’il n’existe pas, que ce n’est rien! Il n’existe que dans mon appréhension, que dans ma crainte, que dans mon angoisse! Allons, assez!...
Oui, mais j’ai beau me raisonner, me roidir, je ne peux plus rester seul chez moi, parce qu’il y est. Je ne le verrai plus, je le sais, il ne se montrera plus, c’est fini cela. Mais il y est tout de même, dans ma pensée. Il demeure invisible, cela n’empêche qu’il y soit. Il est derrière les portes, dans l’armoire fermée, sous le lit, dans tous les coins obscurs, dans toutes les ombres. Si je tourne la porte, si j’ouvre l’armoire, si je baisse ma lumière sous le lit, si j’éclaire les coins, les ombres, il n’y est plus; mais alors je le sens derrière moi. Je me retourne, certain cependant que je ne le verrai pas, que je ne le verrai plus. Il n’en est pas moins derrière moi, encore.
C’est stupide, mais c’est atroce. Que veux-tu? Je n’y peux rien.
Mais si nous étions deux chez moi, je sens, oui, je sens assurément qu’il n’y serait plus! Car il est là parce que je suis seul, uniquement parce que je suis seul!
Lui? a paru dans le Gil-Blas du mardi 3 juillet 1883, sous la signature: Maufrigneuse.
MON ONCLE SOSTHÈNE.
A Paul Ginisty.
MON oncle Sosthène était un libre penseur comme il en existe beaucoup, un libre penseur par bêtise. On est souvent religieux de la même façon. La vue d’un prêtre le jetait en des fureurs inconcevables; il lui montrait le poing, lui faisait des cornes, et touchait du fer derrière son dos, ce qui indique déjà une croyance, la croyance au mauvais œil. Or, quand il s’agit de croyances irraisonnées, il faut les avoir toutes ou n’en pas avoir du tout. Moi qui suis aussi libre penseur, c’est-à-dire un révolté contre tous les dogmes que fit inventer la peur de la mort, je n’ai pas de colère contre les temples, qu’ils soient catholiques, apostoliques, romains, protestants, russes, grecs, bouddhistes, juifs, musulmans. Et puis, moi, j’ai une façon de les considérer et de les expliquer. Un temple, c’est un hommage à l’inconnu. Plus la pensée s’élargit, plus l’inconnu diminue, plus les temples s’écroulent. Mais, au lieu d’y mettre des encensoirs, j’y placerais des télescopes et des microscopes et des machines électriques. Voilà!
Mon oncle et moi nous différions sur presque tous les points. Il était patriote, moi je ne le suis pas, parce que le patriotisme, c’est encore une religion. C’est l’œuf des guerres.
Mon oncle était franc-maçon. Moi, je déclare les francs-maçons plus bêtes que les vieilles dévotes. C’est mon opinion et je la soutiens. Tant qu’à avoir une religion, l’ancienne me suffirait.
Ces nigauds-là ne font qu’imiter les curés. Ils ont pour symbole un triangle au lieu d’une croix. Ils ont des églises qu’ils appellent des Loges, avec un tas de cultes divers: le rite Écossais, le rite Français, le Grand-Orient, une série de balivernes à crever de rire.
Puis, qu’est-ce qu’ils veulent? Se secourir mutuellement en se chatouillant le fond de la main? Je n’y vois pas de mal. Ils ont mis en pratique le précepte chrétien: «Secourez-vous les uns les autres.» La seule différence consiste dans le chatouillement. Mais, est-ce la peine de faire tant de cérémonies pour prêter cent sous à un pauvre diable? Les religieux, pour qui l’aumône et le secours sont un devoir et un métier, tracent en tête de leurs épîtres trois lettres: J. M. J. Les francs-maçons posent trois points en queue de leur nom. Dos à dos, compères.
Mon oncle me répondait: «Justement nous élevons religion contre religion. Nous faisons de la libre pensée l’arme qui tuera le cléricalisme. La franc-maçonnerie est la citadelle où sont enrôlés tous les démolisseurs de divinités.»
Je ripostais: «Mais, mon bon oncle» (au fond je disais: «vieille moule»), c’est justement ce que je vous reproche. Au lieu de détruire, vous organisez la concurrence: ça fait baisser les prix, voilà tout. Et puis encore, si vous n’admettiez parmi vous que des libres penseurs, je comprendrais; mais vous recevez tout le monde. Vous avez des catholiques en masse, même des chefs du parti. Pie IX fut des vôtres, avant d’être pape. Si vous appelez une Société ainsi composée une citadelle contre le cléricalisme, je la trouve faible, votre citadelle.»
Alors, mon oncle, clignant de l’œil, ajoutait: «Notre véritable action, notre action la plus formidable a lieu en politique. Nous sapons, d’une façon continue et sûre, l’esprit monarchique.»
Cette fois j’éclatais. «Ah! oui, vous êtes des malins! Si vous me dites que la Franc-Maçonnerie est une usine à élections, je vous l’accorde; qu’elle sert de machine à faire voter pour les candidats de toutes nuances, je ne le nierai jamais; qu’elle n’a d’autre fonction que de berner le bon peuple, de l’enrégimenter pour le faire aller à l’urne comme on envoie au feu les soldats, je serai de votre avis; qu’elle est utile, indispensable même à toutes les ambitions politiques parce qu’elle change chacun de ses membres en agent électoral, je vous crierai: «C’est clair comme le soleil!» Mais si vous me prétendez qu’elle sert à saper l’esprit monarchique, je vous ris au nez.
«Considérez-moi un peu cette vaste et mystérieuse association démocratique, qui a eu pour grand maître, en France, le prince Napoléon sous l’Empire; qui a pour grand maître, en Allemagne, le prince héritier; en Russie le frère du czar; dont font partie le roi Humbert et le prince de Galles; et toutes les caboches couronnées du globe!»
Cette fois mon oncle me glissait dans l’oreille: «C’est vrai; mais tous ces princes servent nos projets sans s’en douter.
—Et réciproquement, n’est-ce pas?»
Et j’ajoutais en moi: «Tas de niais!»
Et il fallait voir mon oncle Sosthène offrir à dîner à un franc-maçon.
Ils se rencontraient d’abord et se touchaient les mains avec un air mystérieux tout à fait drôle, on voyait qu’ils se livraient à une série de pressions secrètes. Quand je voulais mettre mon oncle en fureur, je n’avais qu’à lui rappeler que les chiens aussi ont une manière toute franc-maçonnique de se reconnaître.
Puis mon oncle emmenait son ami dans les coins, comme pour lui confier des choses considérables; puis, à table, face à face, ils avaient une façon de se considérer, de croiser leurs regards, de boire avec un coup d’œil comme pour se répéter sans cesse: «Nous en sommes, hein!»
Et penser qu’ils sont ainsi des millions sur la terre qui s’amusent à ces simagrées! J’aimerais encore mieux être jésuite.
Or, il y avait dans notre ville un vieux jésuite qui était la bête noire de mon oncle Sosthène. Chaque fois qu’il le rencontrait ou seulement s’il l’apercevait de loin, il murmurait: «Crapule, va!» Puis, me prenant le bras, il me confiait dans l’oreille: «Tu verras que ce gredin-là me fera du mal un jour ou l’autre. Je le sens.»
Mon oncle disait vrai. Et voici comment l’accident se produisit par ma faute.
Nous approchions de la semaine sainte. Alors, mon oncle eut l’idée d’organiser un dîner gras pour le vendredi, mais un vrai dîner, avec andouille et cervelas. Je résistai tant que je pus; je disais: «Je ferai gras comme toujours ce jour-là, mais tout seul, chez moi. C’est idiot, votre manifestation. Pourquoi manifester? En quoi cela vous gêne-t-il que des gens ne mangent pas de viande?»
Mais mon oncle tint bon. Il invita trois amis dans le premier restaurant de la ville; et comme c’était lui qui payait, je ne refusai pas non plus de manifester.
Dès quatre heures, nous occupions une place en vue au café Pénelope, le mieux fréquenté, et mon oncle Sosthène, d’une voix forte, racontait notre menu.
A six heures on se mit à table. A dix heures on mangeait encore et nous avions bu, à cinq, dix-huit bouteilles de vin fin, plus quatre de champagne. Alors mon oncle proposa ce qu’il appelait la «tournée de l’archevêque». On plaçait en ligne, devant soi, six petits verres qu’on remplissait avec des liqueurs différentes; puis il les fallait vider coup sur coup pendant qu’un des assistants comptait jusqu’à vingt. C’était stupide; mais mon oncle Sosthène trouvait cela «de circonstance».
A onze heures, il était gris comme un chantre. Il le fallut emporter en voiture et mettre au lit, et déjà on pouvait prévoir que sa manifestation anticléricale allait tourner en une épouvantable indigestion.
Comme je rentrais à mon logis, gris moi-même, mais d’une ivresse gaie, une idée machiavélique, et qui satisfaisait tous mes instincts de scepticisme, me traversa la tête.
Je rajustai ma cravate, je pris un air désespéré, et j’allai sonner comme un furieux à la porte du vieux jésuite. Il était sourd; il me fit attendre. Mais comme j’ébranlais toute la maison à coups de pied, il parut enfin, en bonnet de coton, à sa fenêtre, et demanda: «Qu’est-ce qu’on me veut?»
Je criai: «Vite, vite, mon révérend père, ouvrez-moi; c’est un malade désespéré qui réclame votre saint ministère!»
Le pauvre bonhomme passa tout de suite un pantalon et descendit sans soutane. Je lui racontai d’une voix haletante, que mon oncle, le libre penseur, saisi soudain d’un malaise terrible qui faisait prévoir une très grave maladie, avait été pris d’une grande peur de la mort, et qu’il désirait le voir, causer avec lui, écouter ses conseils, connaître mieux les croyances, se rapprocher de l’Église, et, sans doute, se confesser, puis communier, pour franchir, en paix avec lui-même, le redoutable pas.
Et j’ajoutai d’un ton frondeur: «Il le désire, enfin. Si cela ne lui fait pas de bien cela ne lui fera toujours pas de mal.»
Le vieux jésuite, effaré, ravi, tout tremblant, me dit: «Attendez-moi une minute, mon enfant, je viens.» Mais j’ajoutai: «Pardon, mon révérend père, je ne vous accompagnerai pas, mes convictions ne me le permettent point. J’ai même refusé de venir vous chercher; aussi je vous prierai de ne pas avouer que vous m’avez vu, mais de vous dire prévenu de la maladie de mon oncle par une espèce de révélation.»
Le bonhomme y consentit et s’en alla, d’un pas rapide, sonner à la porte de mon oncle Sosthène. La servante qui soignait le malade ouvrit bientôt, et je vis la soutane noire disparaître dans cette forteresse de la libre pensée.
Je me cachai sous une porte voisine pour attendre l’événement. Bien portant, mon oncle eût assommé le jésuite, mais je le savais incapable de remuer un bras, et je me demandais avec une joie délirante quelle invraisemblable scène allait se jouer entre ces deux antagonistes? Quelle lutte? quelle explication? quelle stupéfaction? quel brouillamini? et quel dénouement à cette situation sans issue, que l’indignation de mon oncle rendrait plus tragique encore!
Je riais tout seul à me tenir les côtes; je me répétais à mi-voix: «Ah! la bonne farce, la bonne farce!»
Cependant il faisait froid, et je m’aperçus que le jésuite restait bien longtemps. Je me disais: «Ils s’expliquent.»
Une heure passa, puis deux, puis trois. Le révérend père ne sortait point. Qu’était-il arrivé? Mon oncle était-il mort de saisissement en le voyant? Ou bien avait-il tué l’homme en soutane? Ou bien s’étaient-ils entre-mangés? Cette dernière supposition me sembla peu vraisemblable, mon oncle me paraissant en ce moment incapable d’absorber un gramme de nourriture de plus. Le jour se leva.
Inquiet, et n’osant pas entrer à mon tour, je me rappelai qu’un de mes amis demeurait juste en face. J’allai chez lui; je lui dis la chose, qui l’étonna et le fit rire, et je m’embusquai à sa fenêtre.
A neuf heures, il prit ma place, et je dormis un peu. A deux heures, je le remplaçai à mon tour. Nous étions démesurément troublés.
A six heures, le jésuite sortit d’un air pacifique et satisfait, et nous le vîmes s’éloigner d’un pas tranquille.
Alors honteux et timide, je sonnai à mon tour à la porte de mon oncle. La servante parut. Je n’osai l’interroger et je montai, sans rien dire.
Mon oncle Sosthène, pâle, défait, abattu, l’œil morne, les bras inertes, gisait dans son lit. Une petite image de piété était piquée au rideau avec une épingle.
On sentait fortement l’indigestion dans la chambre.
Je dis: «Eh bien, mon oncle, vous êtes couché? Ça ne va donc pas?»
Il répondit d’une voix accablée: «Oh! mon pauvre enfant, j’ai été bien malade, j’ai failli mourir.
—Comment ça, mon oncle?
—Je ne sais pas; c’est bien étonnant. Mais ce qu’il y a de plus étrange, c’est que le père jésuite qui sort d’ici, tu sais, ce brave homme que je ne pouvais souffrir, eh bien, il a eu une révélation de mon état, et il est venu me trouver.»
Je fus pris d’un effroyable besoin de rire. «Ah! vraiment?
—Oui, il est venu. Il a entendu une voix qui lui disait de se lever et de venir parce que j’allais mourir. C’est une révélation.»
Je fis semblant d’éternuer pour ne pas éclater. J’avais envie de me rouler par terre.
Au bout d’une minute, je repris d’un ton indigné, malgré des fusées de gaieté: «Et vous l’avez reçu, mon oncle, vous? un libre penseur? un franc-maçon? Vous ne l’avez pas jeté dehors?»
Il parut confus, et balbutia: «Écoute donc, c’était si étonnant, si étonnant, si providentiel! Et puis il m’a parlé de mon père. Il a connu mon père autrefois.
—Votre père, mon oncle?
—Oui, il paraît qu’il a connu mon père.
—Mais ce n’est pas une raison pour recevoir un jésuite.
—Je le sais bien, mais j’étais malade, si malade! Et il m’a soigné avec un grand dévouement toute la nuit. Il a été parfait. C’est lui qui m’a sauvé. Ils sont un peu médecins, ces gens-là.
—Ah! il vous a soigné toute la nuit. Mais vous m’avez dit tout de suite qu’il sortait seulement d’ici.
—Oui, c’est vrai. Comme il s’était montré excellent à mon égard, je l’ai gardé à déjeuner. Il a mangé là auprès de mon lit, sur une petite table, pendant que je prenais une tasse de thé.
—Et... il a fait gras?»
Mon oncle eut un mouvement froissé, comme si je venais de commettre une grosse inconvenance, et il ajouta:
«Ne plaisante pas, Gaston, il y a des railleries déplacées. Cet homme m’a été en cette occasion plus dévoué qu’aucun parent; j’entends qu’on respecte ses convictions.»
Cette fois, j’étais atterré; je répondis néanmoins: «Très bien, mon oncle. Et après le déjeuner, qu’avez-vous fait?
—Nous avons joué une partie de bésigue, puis il a dit son bréviaire, pendant que je lisais un petit livre qu’il avait sur lui, et qui n’est pas mal écrit du tout.
—Un livre pieux, mon oncle?
—Oui et non, ou plutôt non, c’est l’histoire de leurs missions dans l’Afrique centrale. C’est plutôt un livre de voyage et d’aventures. C’est très beau ce qu’ils ont fait là, ces hommes.»
Je commençais à trouver que ça tournait mal. Je me levai: «Allons, adieu, mon oncle, je vois que vous quittez la franc-maçonnerie pour la religion. Vous êtes un renégat.»
Il fut encore un peu confus et murmura: «Mais la religion est une espèce de franc-maçonnerie.»
Je demandai: «Quand revient-il, votre jésuite?» Mon oncle balbutia: «Je... je ne sais pas, peut-être demain... ce n’est pas sûr.»
Et je sortis absolument abasourdi.
Elle a mal tourné, ma farce! Mon oncle est converti radicalement. Jusque-là, peu m’importait. Clérical ou franc-maçon, pour moi c’est bonnet blanc et blanc bonnet; mais le pis, c’est qu’il vient de tester, oui de tester, et de me déshériter, monsieur, en faveur du père jésuite.