← Retour

Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 12

16px
100%
Je suis sous ta fenêtre,
Ah! daigne enfin paraître.

Elle se leva sans réfléchir et vint regarder. Tous applaudirent. Ils étaient là tous les cinq, avec deux autres messieurs qu’elle ne connaissait pas.

Elle se recula brusquement, déchirée par la pensée que ces hommes venaient s’amuser chez sa mère, chez une courtisane.

La cloche sonna le déjeuner.

—Je vais leur montrer comment on meurt, se dit-elle.

Et elle descendit d’un pas ferme, avec quelque chose de la résolution des martyres chrétiennes entrant dans le cirque où les lions les attendaient.

Elle serra les mains en souriant d’une manière affable, mais un peu hautaine. Servigny lui demanda:

—Êtes-vous moins grognon, aujourd’hui, mam’zelle?

Elle répondit d’un ton sévère et singulier:

—Aujourd’hui, je veux faire des folies. Je suis dans mon humeur de Paris. Prenez garde.

Puis, se tournant vers M. de Belvigne:

—C’est vous qui serez mon patito, mon petit Malvoisie. Je vous emmène tous, après le déjeuner, à la fête de Marly.

C’était la fête, en effet, à Marly. On lui présenta les deux nouveaux venus, le comte de Tamine et le marquis de Briquetot.

Pendant le repas, elle ne parla guère, tendant sa volonté pour être gaie dans l’après-midi, pour qu’on ne devinât rien, pour qu’on s’étonnât davantage, pour qu’on dît:—Qui l’aurait pensé? Elle semblait si heureuse, si contente! Que se passe-t-il dans ces têtes-là?

Elle s’efforçait de ne point songer au soir, à l’heure choisie, alors qu’ils seraient tous sur la terrasse.

Elle but du vin le plus qu’elle put, pour se monter, et deux petits verres de fine champagne, et elle était rouge en sortant de table, un peu étourdie, ayant chaud dans le corps et chaud dans l’esprit, lui semblait-il, devenue hardie maintenant et résolue à tout.

—En route! cria-t-elle.

Elle prit le bras de M. de Belvigne et régla la marche des autres:

—Allons, vous allez former mon bataillon! Servigny, je vous nomme sergent; vous vous tiendrez en dehors, sur la droite. Puis vous ferez marcher en tête la garde étrangère, les deux Exotiques, le prince et le chevalier, puis, derrière, les deux recrues qui prennent les armes aujourd’hui. Allons!

Ils partirent. Et Servigny se mit à imiter le clairon, tandis que les deux nouveaux venus faisaient semblant de jouer du tambour. M. de Belvigne, un peu confus, disait tout bas:

—Mademoiselle Yvette, voyons, soyez raisonnable, vous allez vous compromettre.

Elle répondit:

—C’est vous que je compromets, Raisiné. Quant à moi, je m’en fiche un peu. Demain, il n’y paraîtra plus. Tant pis pour vous, il ne faut pas sortir avec des filles comme moi.

Ils traversèrent Bougival, à la stupéfaction des promeneurs. Tous se retournaient; les habitants venaient sur leurs portes; les voyageurs du petit chemin de fer qui va de Rueil à Marly les huèrent; les hommes, debout sur les plates-formes, criaient:

—A l’eau!... à l’eau!...

Yvette marchait d’un pas militaire, tenant par le bras Belvigne comme on mène un prisonnier. Elle ne riait point, gardant sur le visage une gravité pâle, une sorte d’immobilité sinistre. Servigny interrompait son clairon pour hurler des commandements. Le prince et le chevalier s’amusaient beaucoup, trouvaient ça très drôle et de haut goût. Les deux jeunes gens jouaient du tambour d’une façon ininterrompue.

Quand ils arrivèrent sur le lieu de la fête, ils soulevèrent une émotion. Des filles applaudirent; des jeunes gens ricanaient; un gros monsieur, qui donnait le bras à sa femme, déclara, avec une envie dans la voix:

—En voilà qui ne s’embêtent pas.

Elle aperçut des chevaux de bois et força Belvigne à monter à sa droite tandis que son détachement escaladait par derrière les bêtes tournantes. Quand le divertissement fut terminé, elle refusa de descendre, contraignant son escorte à demeurer cinq fois de suite sur le dos de ces montures d’enfants, à la grande joie du public qui criait des plaisanteries. M. de Belvigne, livide, avait mal au cœur en descendant.

Puis elle se mit à vagabonder à travers les baraques. Elle força tous ces hommes à se faire peser au milieu d’un cercle de spectateurs. Elle leur fit acheter des jouets ridicules qu’ils durent porter dans leurs bras. Le prince et le chevalier commençaient à trouver la plaisanterie trop forte. Seuls, Servigny et les deux tambours ne se décourageaient point.

Ils arrivèrent enfin au bout du pays. Alors elle contempla ses suivants d’une façon singulière, d’un œil sournois et méchant; et une étrange fantaisie lui passant par la tête, elle les fit ranger sur la berge droite qui domine le fleuve.

—Que celui qui m’aime le plus se jette à l’eau, dit-elle.

Personne ne sauta. Un attroupement se forma derrière eux. Des femmes, en tablier blanc, regardaient avec stupeur. Deux troupiers, en culotte rouge, riaient d’un air bête.

Elle répéta:

—Donc, il n’y a pas un de vous capable de se jeter à l’eau sur un désir de moi?

Servigny murmura:

—Ma foi, tant pis.—Et il s’élança, debout, dans la rivière.

Sa chute jeta des éclaboussures jusqu’aux pieds d’Yvette. Un murmure d’étonnement et de gaieté s’éleva dans la foule.

Alors la jeune fille ramassa par terre un petit morceau de bois, et, le lançant dans le courant:

—Apporte! cria-t-elle.

Le jeune homme se mit à nager, et saisissant dans sa bouche, à la façon d’un chien, la planche qui flottait, il la rapporta, puis, remontant la berge, il mit un genou par terre pour la présenter.

Yvette la prit.

—T’es beau, dit-elle.

Et, d’une tape amicale, elle caressa ses cheveux.

Une grosse dame, indignée, déclara:

—Si c’est possible!

Un autre dit:

—Peut-on s’amuser comme ça!

Un homme prononça:

—C’est pas moi qui me serais baigné pour une donzelle!

Elle reprit le bras de Belvigne, en lui jetant dans la figure:

—Vous n’êtes qu’un oison, mon ami; vous ne savez pas ce que vous avez raté.

Ils revinrent. Elle jetait aux passants des regards irrités.

—Comme tous ces gens ont l’air bête, dit-elle.

Puis, levant les yeux vers le visage de son compagnon:

—Vous aussi, d’ailleurs.

M. de Belvigne salua. S’étant retournée, elle vit que le prince et le chevalier avaient disparu. Servigny, morne et ruisselant, ne jouait plus du clairon et marchait, d’un air triste, à côté des deux jeunes gens fatigués, qui ne jouaient plus du tambour.

Elle se mit à rire sèchement:

—Vous en avez assez, paraît-il. Voilà pourtant ce que vous appelez vous amuser, n’est-ce pas? Vous êtes venus pour ça; je vous en ai donné pour votre argent.

Puis elle marcha sans plus rien dire, et, tout d’un coup, Belvigne s’aperçut qu’elle pleurait. Effaré, il demanda:

—Qu’avez-vous?

Elle murmura:

—Laissez-moi, cela ne vous regarde pas.

Mais il insistait, comme un sot:

—Oh! mademoiselle, voyons, qu’est-ce que vous avez? Vous a-t-on fait de la peine?

Elle répéta, avec impatience:

—Taisez-vous donc!

Puis, brusquement, ne résistant plus à la tristesse désespérée qui lui noyait le cœur, elle se mit à sangloter si violemment qu’elle ne pouvait plus avancer.

Elle couvrait sa figure sous ses deux mains et haletait avec des râles dans la gorge, étranglée, étouffée par la violence de son désespoir.

Belvigne demeurait debout, à côté d’elle, tout à fait éperdu, répétant:

—Je n’y comprends rien.

Mais Servigny s’avança brusquement:

—Rentrons, mam’zelle, qu’on ne vous voie pas pleurer dans la rue. Pourquoi faites-vous des folies comme ça, puisque ça vous attriste?

Et, lui prenant le coude, il l’entraîna. Mais, dès qu’ils arrivèrent à la grille de la villa, elle se mit à courir, traversa le jardin, monta l’escalier et s’enferma chez elle.

Elle ne reparut qu’à l’heure du dîner, très pâle, très grave. Tout le monde était gai cependant. Servigny avait acheté chez un marchand du pays des vêtements d’ouvrier, un pantalon de velours, une chemise à fleurs, un tricot, une blouse, et il parlait à la façon des gens du peuple.

Yvette avait hâte qu’on eût fini, sentant son courage défaillir. Dès que le café fut pris, elle remonta chez elle.

Elle entendait sous sa fenêtre les voix joyeuses. Le chevalier faisait des plaisanteries lestes, des jeux de mots d’étranger, grossiers et maladroits.

Elle écoutait, désespérée. Servigny, un peu gris, imitait l’ouvrier pochard, appelait la marquise la patronne. Et, tout d’un coup, il dit à Saval:

—Hé! patron!

Ce fut un rire général.

Alors, Yvette se décida. Elle prit d’abord une feuille de son papier à lettres et écrivit:

«Bougival, ce dimanche, neuf heures du soir.

«Je meurs pour ne point devenir une fille entretenue.

«Yvette.»

Puis en post-scriptum:

«Adieu, chère maman, pardon.»

Elle cacheta l’enveloppe, adressée à Mme la marquise Obardi.

Puis elle roula sa chaise longue auprès de la fenêtre, attira une petite table à portée de sa main et plaça dessus la grande bouteille de chloroforme à côté d’une poignée de ouate.

Un immense rosier couvert de fleurs qui, parti de la terrasse, montait jusqu’à sa fenêtre, exhalait dans la nuit un parfum doux et faible passant par souffles légers; et elle demeura quelques instants à le respirer. La lune, à son premier quartier, flottait dans le ciel noir, un peu rongée à gauche, et voilée parfois par de petites brumes.

Yvette pensait:—Je vais mourir! je vais mourir! Et son cœur gonflé de sanglots, crevant de peine, l’étouffait. Elle sentait en elle un besoin de demander grâce à quelqu’un, d’être sauvée, d’être aimée.

La voix de Servigny s’éleva. Il racontait une histoire graveleuse que des éclats de rire interrompaient à tout instant. La marquise elle-même avait des gaietés plus fortes que les autres. Elle répétait sans cesse:

—Il n’y a que lui pour dire de ces choses-là! ah! ah! ah!

Yvette prit la bouteille, la déboucha et versa un peu de liquide sur le coton. Une odeur puissante, sucrée, étrange, se répandit; et comme elle approchait de ses lèvres le morceau de ouate, elle avala brusquement cette saveur forte et irritante qui la fit tousser.

Alors, fermant la bouche, elle se mit à l’aspirer. Elle buvait à longs traits cette vapeur mortelle, fermant les yeux et s’efforçant d’éteindre en elle toute pensée pour ne plus réfléchir, pour ne plus savoir.

Il lui sembla d’abord que sa poitrine s’élargissait, s’agrandissait, et que son âme tout à l’heure pesante, alourdie de chagrin, devenait légère, légère comme si le poids qui l’accablait se fût soulevé, allégé, envolé.

Quelque chose de vif et d’agréable la pénétrait jusqu’au bout des membres, jusqu’au bout des pieds et des mains, entrait dans sa chair, une sorte d’ivresse vague, de fièvre douce.

Elle s’aperçut que le coton était sec, et elle s’étonna de n’être pas encore morte. Ses sens lui semblaient aiguisés, plus subtils, plus alertes.

Elle entendait jusqu’aux moindres paroles prononcées sur la terrasse. Le prince Kravalow racontait comment il avait tué en duel un général autrichien.

Puis, très loin, dans la campagne, elle écoutait les bruits dans la nuit, les aboiements interrompus d’un chien, le cri court des crapauds, le frémissement imperceptible des feuilles.

Elle reprit la bouteille, et imprégna de nouveau le petit morceau de ouate, puis elle se remit à respirer. Pendant quelques instants, elle ne ressentit plus rien; puis ce lent et charmant bien-être qui l’avait envahie déjà, la ressaisit.

Deux fois elle versa du chloroforme dans le coton, avide maintenant de cette sensation physique et de cette sensation morale, de cette torpeur rêvante où s’égarait son âme.

Il lui semblait qu’elle n’avait plus d’os, plus de chair, plus de jambes, plus de bras. On lui avait ôté tout cela, doucement, sans qu’elle s’en aperçût. Le chloroforme avait vidé son corps, ne lui laissant que sa pensée plus éveillée, plus vivante, plus large, plus libre qu’elle ne l’avait jamais sentie.

Elle se rappelait mille choses oubliées, des petits détails de son enfance, des riens qui lui faisaient plaisir. Son esprit, doué tout à coup d’une agilité inconnue, sautait aux idées les plus diverses, parcourait mille aventures, vagabondait dans le passé, et s’égarait dans les événements espérés de l’avenir. Et sa pensée active et nonchalante avait un charme sensuel, elle éprouvait, à songer ainsi, un plaisir divin.

Elle entendait toujours les voix, mais elle ne distinguait plus les paroles, qui prenaient pour elle d’autres sens. Elle s’enfonçait, elle s’égarait dans une espèce de féerie étrange et variée.

Elle était sur un grand bateau qui passait le long d’un beau pays tout couvert de fleurs. Elle voyait des gens sur la rive, et ces gens parlaient très fort, puis elle se trouvait à terre, sans se demander comment; et Servigny, habillé en prince, venait la chercher pour la conduire à un combat de taureaux.

Les rues étaient pleines de passants qui causaient, et elle écoutait ces conversations qui ne l’étonnaient point, comme si elle eût connu les personnes, car à travers son ivresse rêvante elle entendait toujours rire et causer les amis de sa mère sur la terrasse.

Puis tout devint vague.

Puis elle se réveilla, délicieusement engourdie, et elle eut quelque peine à se souvenir.

Donc, elle n’était pas morte encore.

Mais elle se sentait si reposée, dans un tel bien-être physique, dans une telle douceur d’esprit qu’elle ne se hâtait point d’en finir! elle eût voulu faire durer toujours cet état d’assoupissement exquis.

Elle respirait lentement et regardait la lune, en face d’elle, sur les arbres. Quelque chose était changé dans son esprit. Elle ne pensait plus comme tout à l’heure. Le chloroforme, en amollissant son corps et son âme, avait calmé sa peine, et endormi sa volonté de mourir.

Pourquoi ne vivrait-elle pas? Pourquoi ne serait-elle pas aimée? Pourquoi n’aurait-elle pas une vie heureuse? Tout lui paraissait possible maintenant, et facile et certain. Tout était doux, tout était bon, tout était charmant dans la vie. Mais comme elle voulait songer toujours, elle versa encore cette eau de rêve sur le coton, et se remit à respirer, en écartant parfois le poison de sa narine, pour n’en pas absorber trop, pour ne pas mourir.

Elle regardait la lune et voyait une figure dedans, une figure de femme. Elle recommençait à battre la campagne dans la griserie imagée de l’opium. Cette figure se balançait au milieu du ciel; puis elle chantait; elle chantait, avec une voix bien connue, l’Alleluia d’amour.

C’était la marquise qui venait de rentrer pour se mettre au piano.

Yvette avait des ailes maintenant. Elle volait, la nuit, par une belle nuit claire, au-dessus des bois et des fleuves. Elle volait avec délices, ouvrant les ailes, battant des ailes, portée par le vent comme on serait porté par des caresses. Elle se roulait dans l’air qui lui baisait la peau, et elle filait si vite, si vite qu’elle n’avait le temps de rien voir au-dessous d’elle, et elle se trouvait assise au bord d’un étang, une ligne à la main; elle pêchait.

Quelque chose tirait sur le fil qu’elle sortait de l’eau, en amenant un magnifique collier de perles, dont elle avait eu envie quelque temps auparavant. Elle ne s’étonnait nullement de cette trouvaille, et elle regardait Servigny, venu à côté d’elle sans qu’elle sût comment, pêchant aussi et faisant sortir de la rivière un cheval de bois.

Puis elle eut de nouveau la sensation qu’elle se réveillait et elle entendit qu’on l’appelait en bas.

Sa mère avait dit:

—Éteins donc la bougie.

Puis la voix de Servigny s’éleva claire et comique:

—Éteignez donc vot’ bougie, mam’zelle Yvette.

Et tous reprirent en chœur:

—Mam’zelle Yvette, éteignez donc votre bougie.

Elle versa de nouveau du chloroforme dans le coton, mais, comme elle ne voulait pas mourir, elle le tint assez loin de son visage pour respirer de l’air frais, tout en répandant en sa chambre l’odeur asphyxiante du narcotique, car elle comprit qu’on allait monter; et, prenant une posture bien abandonnée, une posture de morte, elle attendit.

La marquise disait:

—Je suis un peu inquiète! Cette petite folle s’est endormie en laissant sa lumière sur sa table. Je vais envoyer Clémence pour l’éteindre et pour fermer la fenêtre de son balcon qui est restée grande ouverte.

Et bientôt la femme de chambre heurta la porte en appelant:

—Mademoiselle, mademoiselle!

Après un silence elle reprit:

—Mademoiselle, Madame la marquise vous prie d’éteindre votre bougie et de fermer votre fenêtre.

Clémence attendit encore un peu, puis frappa plus fort en criant:

—Mademoiselle, mademoiselle!

Comme Yvette ne répondait pas, la domestique s’en alla et dit à la marquise:

—Mademoiselle est endormie sans doute; son verrou est poussé et je ne peux pas la réveiller.

Mme Obardi murmura:

—Elle ne va pourtant pas rester comme ça?

Tous alors, sur le conseil de Servigny, se réunirent sous la fenêtre de la jeune fille, et hurlèrent en chœur:—Hip—hip—hurra—mam’zelle Yvette!

Leur clameur s’éleva dans la nuit calme, s’envola sous la lune dans l’air transparent, s’en alla sur le pays dormant; et ils l’entendirent s’éloigner ainsi que fait le bruit d’un train qui fuit.

Comme Yvette ne répondit pas, la marquise prononça:

—Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé; je commence à avoir peur.

Alors, Servigny, cueillant les roses rouges du gros rosier poussé le long du mur et les boutons pas encore éclos, se mit à les lancer dans la chambre par la fenêtre.

Au premier qu’elle reçut, Yvette tressauta, faillit crier. D’autres tombaient sur sa robe, d’autres dans ses cheveux, d’autres, passant par-dessus sa tête, allaient jusqu’au lit, le couvraient d’une pluie de fleurs.

La marquise cria encore une fois, d’une voix étranglée:

—Voyons, Yvette, réponds-nous.

Alors, Servigny déclara:

—Vraiment, ça n’est pas naturel, je vais grimper par le balcon.

Mais le chevalier s’indigna.

—Permettez, permettez, c’est là une grosse faveur, je réclame; c’est un trop bon moyen... et un trop bon moment... pour obtenir un rendez-vous!

Tous les autres, qui croyaient à une farce de la jeune fille, s’écriaient:

—Nous protestons. C’est un coup monté. Montera pas, montera pas.

Mais la marquise, émue, répétait:

—Il faut pourtant qu’on aille voir.

Le prince déclara, avec un geste dramatique:

—Elle favorise le duc, nous sommes trahis.

—Jouons à pile ou face qui montera, demanda le chevalier.

Et il tira de sa poche une pièce d’or de cent francs.

Il commença avec le prince:

—Pile, dit-il.

Ce fut face.

Le prince jeta la pièce à son tour, en disant à Saval:

—Prononcez, monsieur.

Saval prononça:

—Face.

Ce fut pile.

Le prince ensuite posa la même question à tous les autres. Tous perdirent.

Servigny, qui restait seul en face de lui, déclara de son air insolent:

—Parbleu, il triche!

Le Russe mit la main sur son cœur et tendit la pièce d’or à son rival, en disant:

—Jouez vous-même, mon cher duc.

Servigny la prit et la lança en criant:

—Face!

Ce fut pile.

Il salua et indiquant de la main le pilier du balcon:

—Montez, mon prince.

Mais le prince regardait autour de lui d’un air inquiet.

—Que cherchez-vous? demanda le chevalier.

—Mais... je... je voudrais bien... une échelle.

Un rire général éclata. Et Saval, s’avançant:

—Nous allons vous aider.

Il l’enleva dans ses bras d’hercule, en recommandant:

—Accrochez-vous au balcon.

Le prince aussitôt s’accrocha, et Saval l’ayant lâché, il demeura suspendu, agitant ses pieds dans le vide. Alors, Servigny saisissant ces jambes affolées qui cherchaient un point d’appui, tira dessus de toute sa force; les mains lâchèrent et le prince tomba comme un bloc sur le ventre de M. de Belvigne qui s’avançait pour le soutenir.

—A qui le tour? demanda Servigny.

Mais personne ne se présenta.

—Voyons, Belvigne, de l’audace.

—Merci, mon cher, je tiens à mes os.

—Voyons, chevalier, vous devez avoir l’habitude des escalades.

—Je vous cède la place, mon cher duc.

—Heu!... heu!... c’est que je n’y tiens plus tant que ça.

Et Servigny, l’œil en éveil, tournait autour du pilier.

Puis, d’un saut, s’accrochant au balcon, il s’enleva par les poignets, fit un rétablissement comme un gymnaste et franchit la balustrade.

Tous les spectateurs, le nez en l’air, applaudissaient. Mais il reparut aussitôt en criant:

—Venez vite! Venez vite! Yvette est sans connaissance!

La marquise poussa un grand cri et s’élança dans l’escalier.

La jeune fille, les yeux fermés, faisait la morte. Sa mère entra, affolée, et se jeta sur elle.

—Dites, qu’est-ce qu’elle a? qu’est-ce qu’elle a?

Servigny ramassait la bouteille de chloroforme tombée sur le parquet:

—Elle s’est asphyxiée, dit-il.

Et il colla son oreille sur le cœur, puis il ajouta:

—Mais elle n’est pas morte; nous la ranimerons. Avez-vous ici de l’ammoniaque?

La femme de chambre, éperdue, répétait:

—De quoi... de quoi... monsieur?

—De l’eau sédative.

—Oui, monsieur.

—Apportez tout de suite, et laissez la porte ouverte pour établir un courant d’air.

La marquise, tombée sur les genoux, sanglotait.

—Yvette! Yvette! ma fille, ma petite fille, ma fille, écoute, réponds-moi, Yvette, mon enfant. Oh! mon Dieu! mon Dieu! qu’est-ce qu’elle a?

Et les hommes effarés remuaient sans rien faire, apportaient de l’eau, des serviettes, des verres, du vinaigre.

Quelqu’un dit: «Il faut la déshabiller!»

Et la marquise, qui perdait la tête, essaya de dévêtir sa fille; mais elle ne savait plus ce qu’elle faisait. Ses mains tremblaient, s’embrouillaient, se perdaient et elle gémissait: «Je... je... je ne peux pas, je ne peux pas...»

La femme de chambre était rentrée apportant une bouteille de pharmacien que Servigny déboucha et dont il versa la moitié sur un mouchoir. Puis il le colla sous le nez d’Yvette, qui eut une suffocation.

—Bon, elle respire, dit-il. Ça ne sera rien.

Et il lui lava les tempes, les joues, le cou avec le liquide à la rude senteur.

Puis il fit signe à la femme de chambre de délacer la jeune fille, et quand elle n’eut plus qu’une jupe sur sa chemise, il l’enleva dans ses bras, et la porta jusqu’au lit en frémissant, remué par l’odeur de ce corps presque nu, par le contact de cette chair, par la moiteur des seins à peine cachés qu’il faisait fléchir sous sa bouche.

Lorsqu’elle fut couchée, il se releva fort pâle.

—Elle va revenir à elle, dit-il, ce n’est rien.

Car il l’avait entendue respirer d’une façon continue et régulière. Mais, apercevant tous les hommes, les yeux fixés sur Yvette étendue en son lit, une irritation jalouse le fit tressaillir, et s’avançant vers eux:

—Messieurs, nous sommes beaucoup trop dans cette chambre; veuillez nous laisser seuls, M. Saval et moi, avec la marquise.

Il parlait d’un ton sec et plein d’autorité. Les autres s’en allèrent aussitôt.

Mme Obardi avait saisi son amant à pleins bras, et, la tête levée vers lui, elle lui criait:

—Sauvez-la... Oh! sauvez-la!...

Mais Servigny, s’étant retourné, vit une lettre sur la table. Il la saisit d’un mouvement rapide et lut l’adresse. Il comprit et pensa: «Peut-être ne faut-il pas que la marquise ait connaissance de cela.» Et, déchirant l’enveloppe, il parcourut d’un regard les deux lignes qu’elle contenait:

«Je meurs pour ne pas devenir une fille entretenue.

«Yvette.

«Adieu, ma chère maman. Pardon.»

—Diable, pensa-t-il, ça demande réflexion.

Et il cacha la lettre dans sa poche.

Puis il se rapprocha du lit, et aussitôt la pensée lui vint que la jeune fille avait repris connaissance, mais qu’elle n’osait pas le montrer par honte, par humiliation, par crainte des questions.

La marquise était tombée à genoux, maintenant, et elle pleurait, la tête sur le pied du lit. Tout à coup elle prononça:

—Un médecin, il faut un médecin.

Mais Servigny, qui venait de parler bas avec Saval, lui dit:

—Non, c’est fini. Tenez, allez vous en une minute, rien qu’une minute, et je vous promets qu’elle vous embrassera quand vous reviendrez.

Et le baron, soulevant Mme Obardi par le bras, l’entraîna.

Alors, Servigny, s’asseyant auprès de la couche, prit la main d’Yvette et prononça:

—Mam’zelle, écoutez-moi...

Elle ne répondit pas. Elle se sentait si bien, si doucement, si chaudement couchée, qu’elle aurait voulu ne plus jamais remuer, ne plus jamais parler, et vivre comme ça toujours. Un bien-être infini l’avait envahie, un bien-être tel qu’elle n’en avait jamais senti de pareil.

L’air tiède de la nuit entrant par souffles légers, par souffles de velours, lui passait de temps en temps sur la face d’une façon exquise, imperceptible. C’était une caresse, quelque chose comme un baiser du vent, comme l’haleine lente et rafraîchissante d’un éventail qui aurait été fait de toutes les feuilles des bois et de toutes les ombres de la nuit, de la brume des rivières, et de toutes les fleurs aussi, car les roses jetées d’en bas dans sa chambre et sur son lit, et les roses grimpées au balcon, mêlaient leur senteur languissante à la saveur saine de la brise nocturne.

Elle buvait cet air si bon, les yeux fermés, le cœur reposé dans l’ivresse encore persistante de l’opium, elle n’avait plus du tout le désir de mourir, mais une envie forte, impérieuse, de vivre, d’être heureuse, n’importe comment, d’être aimée, oui, aimée.

Servigny répéta:

—Mam’zelle Yvette, écoutez-moi.

Et elle se décida à ouvrir les yeux. Il reprit, la voyant ranimée:

—Voyons, voyons, qu’est-ce que c’est que des folies pareilles?

Elle murmura:

—Mon pauvre Muscade, j’avais tant de chagrin.

Il lui serrait la main paternellement:

—C’est ça qui vous avançait à grand’chose, ah oui! Voyons, vous allez me promettre de ne pas recommencer?

Elle ne répondit pas, mais elle fit un petit mouvement de tête qu’accentuait un sourire plutôt sensible que visible.

Il tira de sa poche la lettre trouvée sur la table:

—Est-ce qu’il faut montrer cela à votre mère?

Elle fit «non» d’un signe du front.

Il ne savait plus que dire, car la situation lui paraissait sans issue. Il murmura:

—Ma chère petite, il faut prendre son parti des choses les plus pénibles. Je comprends bien votre douleur, et je vous promets...

Elle balbutia:

—Vous êtes bon...

Ils se turent. Il la regardait. Elle avait dans l’œil quelque chose d’attendri, de défaillant; et, tout d’un coup, elle souleva les deux bras, comme si elle eût voulu l’attirer. Il se pencha sur elle, sentant qu’elle l’appelait; et leurs lèvres s’unirent.

Longtemps ils restèrent ainsi, les yeux fermés. Mais lui, comprenant qu’il allait perdre la tête, se releva. Elle lui souriait maintenant d’un vrai sourire de tendresse; et, de ses deux mains accrochées aux épaules, elle le retenait.

—Je vais chercher votre mère, dit-il.

Elle murmura:

—Encore une seconde. Je suis si bien.

Puis, après un silence, elle prononça tout bas, si bas qu’il entendit à peine:

—Vous m’aimerez bien, dites?

Il s’agenouilla près du lit, et baisant le poignet qu’elle lui avait laissé:

—Je vous adore.

Mais on marchait près de la porte. Il se releva d’un bond et cria de sa voix ordinaire qui semblait toujours un peu ironique:

—Vous pouvez entrer. C’est fait maintenant.

La marquise s’élança sur sa fille, les deux bras ouverts, et l’étreignit frénétiquement, couvrant de larmes son visage, tandis que Servigny, l’âme radieuse, la chair émue, s’avançait sur le balcon pour respirer le grand air frais de la nuit, en fredonnant:

Souvent femme varie
Bien fol est qui s’y fie.

NOTE.

Le manuscrit d’Yvette se compose de 83 feuillets de papier grand format écrits au recto et paginés 1 à 83. Son aspect n’offre rien de particulier à signaler. Les corrections n’y sont ni plus ni moins nombreuses que dans les manuscrits précédents. Cependant l’écriture est tracée plus vigoureusement et offre plus d’unité.

Yvette a paru en feuilleton dans le Figaro, du vendredi 29 août au mardi 9 septembre 1884.

C’est à propos d’Yvette que Maupassant écrivit à l’éditeur Havard (lettre inédite du 3 avril 1884): «La nouvelle pour le Figaro va très bien.» Il ajoutait (lettre du 2 octobre 1884): «Je ne veux pas publier cette nouvelle seule dans un volume. J’aurais l’air de lui donner une importance qu’elle n’a pas. J’ai voulu faire et j’ai fait, comme procédé littéraire, une espèce de pastiche de la manière élégante de Feuillet et Cie. C’est une bluette, mais ce n’est point une étude. C’est adroit, mais ce n’est pas fort.»

VARIANTES
D’APRÈS LE MANUSCRIT ORIGINAL.

Page 1, ligne 10, donc tout doucement...

Page 4, ligne 24, Servigny, grand, élégant, beau garçon, d’allure fine, ayant vécu, vivant encore, homme du monde, spirituel, léger, sceptique et entraînable, énergique et...

Page 5, ligne 19, de Parisien dégourdi...

Page 9, ligne 4, pas été, ni le suis, ni le serai. Moi...

Page 10, ligne 2, trouver. Ou bien elle seconde les plans de sa mère avec un art infini pour vendre, et revendre peut-être dix fois, une innocence déjà bien lointaine, ou bien elle ignore avec une belle et loyale insouciance de jeune fille, avec une adorable candeur de vierge tout ce qui se passe dans la maison paternelle.

Belle comme on ne l’est pas, faite comme une déesse de dix-huit ans, avec la souplesse de membres d’une Diane, une élégance de gestes, une facilité de mouvements, une distinction de tournure, une splendeur de nature souveraine, elle vit...

Page 10, ligne 14, pense, ni prévoir ce qu’elle sera. Mais...

Page 11, ligne 15, sans rien dire, puis...

Page 11, ligne 27, yeux. Il me semble que quelque chose d’elle coule dans mon sang, a pénétré dans ma chair, tant ses traits sont toujours nets dans mon esprit, tant sa voix est restée dans mon oreille... J’ai un...

Page 12, ligne 23, qu’elle a eu autant...

Page 12, ligne 26, entends-tu? Quant à moi j’attends...

Page 13, ligne 24, mariera pas, c’est certain. Qui...

Page 13, ligne 27, Où trouverait-elle un...

Page 17, ligne 19, convaincu. Je te promets bien que tu seras ennobli malgré toi dès la porte. Je...

Page 17, ligne 22, magasins. Laisse faire les valets. Ils sont dressés. Tu verras. Moi, je ne ferai que répéter, textuellement, le nom qu’ils auront crié. Ils tournèrent...

Page 18, ligne 3, murmure de voix, un murmure confus...

Page 20, ligne 25, rapports, et dans tous les sens, les produits...

Page 22, ligne 10, parler, elle avait l’air de remplir, par toutes les attitudes de son corps et tous les déplacements de ses membres, une fonction auguste et charmante, tant ses...

Page 22, ligne 27, pris aujourd’hui ses...

Page 23, ligne 24, voleter ainsi.

Page 24, ligne 5, monde les regardait et...

Page 25, ligne 6, grisait comme une liqueur. Et...

Page 27, ligne 27, de dire une...

Page 31, ligne 17, conduisait dans le vestibule...

Page 32, ligne 7, friandises médiocres de...

Page 35, ligne 3, berges humides montait...

Page 36, ligne 19, comme ça. Elle était vêtue...

Page 43, ligne 25, vite, puis s’arrêtait quelques secondes et se remettait en route. Tout...

Page 50, ligne 5, chaise de bois.

Page 51, ligne 6, Montijo devint impératrice.

Page 51, ligne 11, l’autre pour se permettre de pareilles alliances. Mais...

Page 52, ligne 26, l’autre, plus inexplorable, plus impénétrable...

Page 61, ligne 12, d’un grand danger...

Page 62, ligne 18, double et trompeuse provocation.

Page 64, ligne 19, qu’elle avait en dansant...

Page 68, ligne 21, bafoué; et résolu à tout oser, cédant à un obscur...

Page 70, ligne 11, œil droit et clair...

Page 73, ligne 5, instinct, par ruse inconsciente, par adresse...

Page 82, ligne 22, cherché, pleine de craintes...

Page 93, ligne 12, restaurant des canotiers, à Chatou.

Page 94, ligne 19, s’éclairèrent tout à coup d’une...

Page 97, ligne 15, ombres noires côte...

Page 97, ligne 18, façade de la villa un rapide...

Page 97, ligne 23, voix déchirante, suraiguë...

Page 98, ligne 25, aperçût et sans que la foudre lointaine se fût rapprochée. La...

Page 104, ligne 5, folle, tout à fait folle. Tu...

Page 113, ligne 21, commune, procédé de pauvre...

Page 114, ligne 19, plaisir visible des gens...

Page 116, ligne 24, joues, ses lèvres ne...

Page 117, ligne 10, serait disparue elle, partie...

Page 119, ligne 25, cria-t-elle. Ils partirent, elle...

Page 122, ligne 22, tant pis! et s’élança à pieds joints dans...

Page 123, ligne 1, lançant au loin dans l’eau:

Page 125, ligne 8, rien, rien du tout.

Page 126, ligne 18, «Adieu, ma chère maman.»

Page 128, ligne 26, bruits confus de la nuit...

Page 129, ligne 27, événements inconnus de...

Page 130, ligne 2, elle avait du plaisir à songer ainsi, un...

Page 130, ligne 5, s’enfonçait, elle s’en allait dans...

Page 130, ligne 26, sentait si bien, dans...

Page 131, ligne 26, chantait l’Alleluia d’amour...

Page 132, ligne 24, Sa mère criait: Yvette, Yvette! Éteins...

Page 134, ligne 10, comme ça? Qu’est-ce que nous allons faire? Tous...

Page 135, ligne 12, chevalier protesta.

Page 135, ligne 19, coup préparé...

Page 140, ligne 6, sous sa joue, sous sa bouche.

Page 144, ligne 7, défaillant, quelque chose d’attirant; et...

Page 144, ligne 15, sourire d’amour. Je vais chercher votre mère, dit-il. Elle fit oui d’un mouvement de l’œil. La marquise s’élança sur sa fille, les deux bras, etc.


LE RETOUR.

LA mer fouette la côte de sa vague courte et monotone. De petits nuages blancs passent vite à travers le grand ciel bleu, emportés par le vent rapide, comme des oiseaux; et le village, dans le pli du vallon qui descend vers l’océan, se chauffe au soleil.

Tout à l’entrée, la maison des Martin-Lévesque, seule, au bord de la route. C’est une petite demeure de pêcheur, aux murs d’argile, au toit de chaume empanaché d’iris bleus. Un jardin large comme un mouchoir, où poussent des oignons, quelques choux, du persil, du cerfeuil, se carre devant la porte. Une haie le clôt le long du chemin.

L’homme est à la pêche, et la femme, devant la loge, répare les mailles d’un grand filet brun, tendu sur le mur ainsi qu’une immense toile d’araignée. Une fillette de quatorze ans, à l’entrée du jardin, assise sur une chaise de paille penchée en arrière et appuyée du dos à la barrière, raccommode du linge, du linge de pauvre, rapiécé, reprisé déjà. Une autre gamine, plus jeune d’un an, berce dans ses bras un enfant tout petit, encore sans gestes et sans parole; et deux mioches de deux et trois ans, le derrière dans la terre, nez à nez, jardinent de leurs mains maladroites et se jettent des poignées de poussière dans la figure.

Personne ne parle. Seul le moutard qu’on essaie d’endormir pleure d’une façon continue, avec une petite voix aigre et frêle. Un chat dort sur la fenêtre; et des giroflées épanouies font, au pied du mur, un beau bourrelet de fleurs blanches sur qui bourdonne un peuple de mouches.

La fillette qui coud près de l’entrée appelle tout à coup:

—M’man!

La mère répond:

—Qué qu’ t’as?

—Le r’voilà.

Elles sont inquiètes depuis le matin, parce qu’un homme rôde autour de la maison: un vieux homme qui a l’air d’un pauvre. Elles l’ont aperçu comme elles allaient conduire le père à son bateau, pour l’embarquer. Il était assis sur le fossé, en face de leur porte. Puis, quand elles sont revenues de la plage, elles l’ont retrouvé là, qui regardait la maison.

Il semblait malade et très misérable. Il n’avait pas bougé pendant plus d’une heure; puis, voyant qu’on le considérait comme un malfaiteur, il s’était levé et était parti en traînant la jambe.

Mais bientôt elles l’avaient vu revenir de son pas lent et fatigué; et il s’était encore assis, un peu plus loin cette fois, comme pour les guetter.

La mère et les fillettes avaient peur. La mère surtout se tracassait parce qu’elle était d’un naturel craintif, et que son homme, Lévesque, ne devait revenir de la mer qu’à la nuit tombante.

Son mari s’appelait Lévesque; elle, on la nommait Martin, et on les avait baptisés les Martin-Lévesque. Voici pourquoi: elle avait épousé en premières noces un matelot du nom de Martin, qui allait tous les étés à Terre-Neuve, à la pêche de la morue.

Après deux années de mariage, elle avait de lui une petite fille et elle était encore grosse de six mois quand le bâtiment qui portait son mari, les Deux-Sœurs, un trois-mâts-barque de Dieppe, disparut.

On n’en eut jamais aucune nouvelle; aucun des marins qui le montaient ne revint; on le considéra donc comme perdu corps et biens.

La Martin attendit son homme pendant dix ans, élevant à grand’peine ses deux enfants; puis, comme elle était vaillante et bonne femme, un pêcheur du pays, Lévesque, veuf avec un garçon, la demanda en mariage. Elle l’épousa et eut encore de lui deux enfants en trois ans.

Ils vivaient péniblement, laborieusement. Le pain était cher et la viande presque inconnue dans la demeure. On s’endettait parfois chez le boulanger, en hiver, pendant les mois de bourrasques. Les petits se portaient bien, cependant. On disait:

—C’est des braves gens, les Martin-Lévesque. La Martin est dure à la peine, et Lévesque n’a pas son pareil pour la pêche.

La fillette assise à la barrière reprit:

—On dirait qui nous connaît. C’est p’t-être ben quéque pauvre d’Épreville ou d’Auzebosc.

Mais la mère ne s’y trompait pas. Non, non, ça n’était pas quelqu’un du pays, pour sûr!

Comme il ne remuait pas plus qu’un pieu, et qu’il fixait ses yeux avec obstination sur le logis des Martin-Lévesque, la Martin devint furieuse et, la peur la rendant brave, elle saisit une pelle et sortit devant la porte.

—Qué que vous faites là? cria-t-elle au vagabond.

Il répondit d’une voix enrouée:

—J’ prends la fraîche, donc! J’ vous fais-ti tort?

Elle reprit:

—Pourqué qu’ vous êtes quasiment en espionance devant ma maison?

L’homme répliqua:

—Je n’ fais d’ mal à personne. C’est-i’ point permis d’ s’asseoir sur la route?

Ne trouvant rien à répondre, elle rentra chez elle.

La journée s’écoula lentement. Vers midi, l’homme disparut. Mais il repassa vers cinq heures. On ne le vit plus dans la soirée.

Lévesque rentra à la nuit tombée. On lui dit la chose. Il conclut:

—C’est quéque fouineur ou quéque malicieux.

Et il se coucha sans inquiétude, tandis que sa compagne songeait à ce rôdeur qui l’avait regardée avec des yeux si drôles.

Quand le jour vint, il faisait grand vent, et le matelot, voyant qu’il ne pourrait prendre la mer, aida sa femme à raccommoder ses filets.

Vers neuf heures, la fille aînée, une Martin, qui était allée chercher du pain, rentra en courant, la mine effarée, et cria:

—M’man, le r’voilà!

La mère eut une émotion, et, toute pâle, dit à son homme:

—Va li parler, Lévesque, pour qu’il ne nous guette point comme ça, parce que, mé, ça me tourne les sens.

Et Lévesque, un grand matelot au teint de brique, à la barbe drue et rouge, à l’œil bleu percé d’un point noir, au cou fort enveloppé toujours de laine, par crainte du vent et de la pluie au large, sortit tranquillement et s’approcha du rôdeur.

Et ils se mirent à parler.

La mère et les enfants les regardaient de loin, anxieux et frémissants.

Tout à coup l’inconnu se leva et s’en vint, avec Lévesque, vers la maison.

La Martin, effarée, se reculait. Son homme lui dit:

—Donne li un p’tieu de pain et un verre de cidre. I n’a rien mâqué depuis avant-hier.

Et ils entrèrent tous deux dans le logis, suivis de la femme et des enfants. Le rôdeur s’assit et se mit à manger, la tête baissée sous tous les regards.

La mère, debout, le dévisageait; les deux grandes filles, les Martin, adossées à la porte, l’une portant le dernier enfant, plantaient sur lui leurs yeux avides, et les deux mioches, assis dans les cendres de la cheminée, avaient cessé de jouer avec la marmite noire, comme pour contempler aussi cet étranger.

Lévesque, ayant pris une chaise, lui demanda:

—Alors vous v’nez de loin?

—J’ viens d’ Cette.

—A pied, comme ça?...

—Oui, à pied. Quand on n’a pas les moyens, faut ben.

—Ousque vous allez donc?

—J’allais t’ici.

—Vous y connaissez quéqu’un?

—Ça se peut ben.

Ils se turent. Il mangeait lentement, bien qu’il fût affamé, et il buvait une gorgée de cidre après chaque bouchée de pain. Il avait un visage usé, ridé, creux partout, et semblait avoir beaucoup souffert.

Lévesque lui demanda brusquement:

—Comment que vous vous nommez?

Il répondit sans lever le nez:

—Je me nomme Martin.

Un étrange frisson secoua la mère. Elle fit un pas, comme pour voir de plus près le vagabond, et demeura en face de lui, les bras pendants, la bouche ouverte. Personne ne disait plus rien. Lévesque enfin reprit:

—Êtes-vous d’ici?

Il répondit:

—J’ suis d’ici.

Et comme il levait enfin la tête, les yeux de la femme et les siens se rencontrèrent et demeurèrent fixes, mêlés, comme si les regards se fussent accrochés.

Et elle prononça tout à coup, d’une voix changée, basse, tremblante:

—C’est-y té, mon homme?

Il articula lentement:

—Oui, c’est mé.

Il ne remua pas, continuant à mâcher son pain.

Lévesque, plus surpris qu’ému, balbutia:

—C’est té, Martin?

L’autre dit simplement:

—Oui, c’est mé.

Et le second mari demanda:

—D’où que tu d’viens donc?

Le premier raconta:

—D’ la côte d’Afrique. J’ons sombré sur un banc. J’ nous sommes ensauvés à trois, Picard, Vatinel et mé. Et pi j’avons été pris par des sauvages qui nous ont tenus douze ans. Picard et Vatinel sont morts. C’est un voyageur anglais qui m’a pris-t-en passant et qui m’a reconduit à Cette. Et me v’là.

La Martin s’était mise à pleurer, la figure dans son tablier.

Lévesque prononça:

—Qué que j’allons fé, à c’t’heure?

Martin demanda:

—C’est té qu’es s’n homme?

Lévesque répondit:

—Oui, c’est mé!

Ils se regardèrent et se turent.

Alors, Martin, considérant les enfants en cercle autour de lui, désigna d’un coup de tête les deux fillettes.

—C’est-i’ les miennes?

Lévesque dit:

—C’est les tiennes.

Il ne se leva point; il ne les embrassa point; il constata seulement:

—Bon Dieu, qu’a sont grandes!

Lévesque répéta:

—Qué que j’allons fé?

Martin, perplexe, ne savait guère plus. Enfin il se décida:

—Moi, j’ f’rai à ton désir. Je n’ veux pas t’ faire tort. C’est contrariant tout de même, vu la maison. J’ai deux éfants, tu n’as trois, chacun les siens. La mère, c’est-ti à té, c’est-ti à mé? J’ suis consentant à ce qui te plaira; mais la maison, c’est à mé, vu qu’ mon père me l’a laissée, que j’y sieus né, et qu’elle a des papiers chez le notaire.

La Martin pleurait toujours, par petits sanglots cachés dans la toile bleue du tablier. Les deux grandes fillettes s’étaient rapprochées et regardaient leur père avec inquiétude.

Il avait fini de manger. Il dit à son tour:

—Qué que j’allons fé?

Lévesque eut une idée:

—Faut aller chez l’ curé, i’ décidera.

Martin se leva, et comme il s’avançait vers sa femme, elle se jeta sur sa poitrine en sanglotant:

—Mon homme! te v’là! Martin, mon pauvre Martin, te v’là!

Et elle le tenait à pleins bras, traversée brusquement par un souffle d’autrefois, par une grande secousse de souvenirs qui lui rappelaient ses vingt ans et ses premières étreintes.

Martin, ému lui-même, l’embrassait sur son bonnet. Les deux enfants, dans la cheminée, se mirent à hurler ensemble en entendant pleurer leur mère, et le dernier né, dans les bras de la seconde des Martin, clama d’une voix aiguë comme un fifre faux.

Lévesque, debout, attendait:

—Allons, dit-il, faut se mettre en règle.

Martin lâcha sa femme, et, comme il regardait ses deux filles, la mère leur dit:

—Baisez vot’ pé, au moins.

Elles s’approchèrent en même temps, l’œil sec, étonnées, un peu craintives. Et il les embrassa l’une après l’autre, sur les deux joues, d’un gros bécot paysan. En voyant approcher cet inconnu, le petit enfant poussa des cris si perçants, qu’il faillit être pris de convulsions.

Puis les deux hommes sortirent ensemble.

Comme ils passaient devant le Café du Commerce, Lévesque demanda:

—Si je prenions toujours une goutte?

—Moi, j’ veux ben, déclara Martin.

Ils entrèrent, s’assirent dans la pièce encore vide et Lévesque cria:

—Eh! Chicot, deux fil-en-six, de la bonne, c’est Martin qu’est r’venu, Martin, celui à ma femme, tu sais ben, Martin des Deux-Sœurs, qu’était perdu.

Et le cabaretier, trois verres d’une main, un carafon de l’autre, s’approcha, ventru, sanguin, bouffi de graisse, et demanda d’un air tranquille:

—Tiens! te v’là donc, Martin?

Martin répondit:

—Mé v’là.

Le Retour a paru dans le Gaulois du lundi 28 juillet 1884.


L’ABANDONNÉ.

VRAIMENT, je te crois folle, ma chère amie, d’aller te promener dans la campagne par un pareil temps. Tu as, depuis deux mois, de singulières idées. Tu m’amènes, bon gré, mal gré, au bord de la mer, alors que jamais, depuis quarante-cinq ans que nous sommes mariés, tu n’avais eu pareille fantaisie. Tu choisis d’autorité Fécamp, une triste ville, et te voilà prise d’une telle rage de locomotion, toi qui ne remuais jamais, que tu veux te promener à travers champs par le jour le plus chaud de l’année. Dis à d’Apreval de t’accompagner, puisqu’il se prête à tous tes caprices. Quant à moi, je rentre faire la sieste.

Mme de Cadour se tourna vers son ancien ami:

—Venez-vous avec moi, d’Apreval?

Il s’inclina, en souriant, avec une galanterie du temps passé:

—Où vous irez, j’irai, dit-il.

—Eh bien, allez attraper une insolation—déclara M. de Cadour. Et il rentra dans l’Hôtel des Bains pour s’étendre une heure ou deux sur son lit.

Dès qu’ils furent seuls, la vieille femme et son vieux compagnon se mirent en route. Elle dit, très bas, en lui serrant la main:

—Enfin!—enfin!

Il murmura:

—Vous êtes folle. Je vous assure que vous êtes folle. Songez à ce que vous risquez. Si cet homme...

Elle eut un sursaut:

—Oh! Henri, ne dites pas «Cet homme» en parlant de lui.

Il reprit d’un ton brusque:

—Eh bien! si notre fils se doute de quelque chose, s’il nous soupçonne, il vous tient, il nous tient. Vous vous êtes bien passée de le voir depuis quarante ans. Qu’avez-vous aujourd’hui?

Ils avaient suivi la longue rue qui va de la mer à la ville. Ils tournèrent à droite pour monter la côte d’Étretat. La route blanche se déroulait sous une pluie brûlante de soleil.

Ils allaient lentement sous l’ardente chaleur, à petits pas. Elle avait passé son bras sous celui de son ami, et elle regardait droit devant elle d’un regard fixe, hanté!

Elle prononça:

—Ainsi, vous ne l’avez jamais revu non plus?

—Non, jamais!

—Est-ce possible?

—Ma chère amie, ne recommençons point cette éternelle discussion. J’ai une femme et des enfants, comme vous avez un mari, nous avons donc l’un et l’autre tout à craindre de l’opinion.

Elle ne répondit point. Elle songeait à sa jeunesse lointaine, aux choses passées, si tristes.

On l’avait mariée, comme on marie les jeunes filles. Elle ne connaissait guère son fiancé, un diplomate, et elle vécut avec lui, plus tard, de la vie de toutes les femmes du monde.

Mais voilà qu’un jeune homme, M. d’Apreval, marié comme elle, l’aima d’une passion profonde; et pendant une longue absence de M. de Cadour, parti aux Indes en mission politique, elle succomba.

Aurait-elle pu résister? se refuser? Aurait-elle eu la force, le courage de ne pas céder, car elle l’aimait aussi? Non, vraiment, non! C’eût été trop dur! elle aurait trop souffert! Comme la vie est méchante et rusée! Peut-on éviter certaines atteintes du sort, peut-on fuir la destinée fatale? Quand on est femme, seule, abandonnée, sans tendresse, sans enfants, peut-on fuir toujours une passion qui se lève sur vous, comme on fuirait la lumière du soleil, pour vivre, jusqu’à sa mort, dans la nuit?

Comme elle se rappelait tous les détails maintenant, ses baisers, ses sourires, son arrêt sur la porte pour la regarder en entrant chez elle. Quels jours heureux, ses seuls beaux jours, si vite finis!

Puis elle s’aperçut qu’elle était enceinte! quelles angoisses!

Oh! ce voyage, dans le Midi, ce long voyage, ces souffrances, ces terreurs incessantes, cette vie cachée dans ce petit chalet solitaire, sur le bord de la Méditerranée, au fond d’un jardin dont elle n’osait pas sortir!

Comme elle se les rappelait, les longs jours qu’elle passait étendue sous un oranger, les yeux levés vers les fruits rouges, tout ronds, dans le feuillage vert! Comme elle aurait voulu sortir, aller jusqu’à la mer, dont le souffle frais lui venait par-dessus le mur, dont elle entendait les courtes vagues sur la plage, dont elle rêvait la grande surface bleue, luisante de soleil, avec des voiles blanches et une montagne à l’horizon! Mais elle n’osait point franchir la porte. Si on l’avait reconnue, déformée ainsi, montrant sa honte dans sa lourde ceinture!

Et les jours d’attente, les derniers jours torturants! les alertes! les souffrances menaçantes! puis l’effroyable nuit! Que de misères elle avait endurées.

Quelle nuit, celle-là! Comme elle avait gémi, crié! Elle voyait encore la face pâle de son amant, qui lui baisait la main à chaque minute, la figure glabre du médecin, le bonnet blanc de la garde.

Et quelle secousse elle avait sentie en son cœur en entendant ce frêle gémissement d’enfant, ce miaulement, ce premier effort d’une voix d’homme!

Et le lendemain! le lendemain! le seul jour de sa vie où elle eût vu et embrassé son fils, car jamais, depuis, elle ne l’avait seulement aperçu!

Et, depuis lors, quelle longue existence vide où flottait toujours, toujours, la pensée de cet enfant! Elle ne l’avait pas revu, pas une seule fois, ce petit être sorti d’elle, son fils! On l’avait pris, emporté, caché. Elle savait seulement qu’il avait été élevé par des paysans normands, qu’il était devenu lui-même un paysan, et qu’il était marié, bien marié et bien doté par son père, dont il ignorait le nom.

Que de fois, depuis quarante ans, elle avait voulu partir pour le voir, pour l’embrasser! Elle ne se figurait pas qu’il eût grandi! Elle songeait toujours à cette larve humaine qu’elle avait tenue un jour dans ses bras et serrée contre son flanc meurtri.

Que de fois elle avait dit à son amant: «Je n’y tiens plus, je veux le voir, je vais partir.»

Toujours il l’avait retenue, arrêtée. Elle ne saurait pas se contenir, se maîtriser; l’autre devinerait, l’exploiterait. Elle serait perdue.

—Comment est-il? disait-elle.

—Je ne sais pas. Je ne l’ai point revu non plus.

—Est-ce possible? avoir un fils et ne le point connaître. Avoir peur de lui, l’avoir rejeté comme une honte.—C’était horrible.

Ils allaient sur la longue route, accablés par la flamme du soleil, montant toujours l’interminable côte.

Elle reprit:

—Ne dirait-on pas un châtiment? Je n’ai jamais eu d’autre enfant. Non, je ne pouvais plus résister à ce désir de le voir, qui me hante depuis quarante ans. Vous ne comprenez pas cela, vous, les hommes. Songez que je suis tout près de la mort. Et je ne l’aurai pas revu!... pas revu, est-ce possible? Comment ai-je pu attendre si longtemps? J’ai pensé à lui toute ma vie. Quelle affreuse existence cela m’a fait. Je ne me suis pas réveillée une fois, pas une fois, entendez-vous, sans que ma première pensée n’ait été pour lui, pour mon enfant. Comment est-il? Oh! comme je me sens coupable vis-à-vis de lui! Doit-on craindre le monde en ce cas-là? J’aurais dû tout quitter et le suivre, l’élever, l’aimer. J’aurais été plus heureuse, certes. Je n’ai pas osé. J’ai été lâche. Comme j’ai souffert! Oh! ces pauvres êtres abandonnés, comme ils doivent haïr leurs mères!

Elle s’arrêta brusquement, étranglée par les sanglots. Tout le vallon était désert et muet sous la lumière accablante du jour. Seules, les sauterelles jetaient leur cri sec et continu dans l’herbe jaune et rare des deux côtés de la route.

—Asseyez-vous un peu, dit-il.

Elle se laissa conduire jusqu’au bord du fossé et s’affaissa, la figure dans ses mains. Ses cheveux blancs, tordus en spirales des deux côtés de son visage, se déroulaient, et elle pleurait, déchirée par une douleur profonde.

Il restait debout en face d’elle, inquiet, ne sachant que lui dire. Il murmura:

—Allons... du courage.

Elle se releva:

—J’en aurai.

Et, s’essuyant les yeux, elle se remit en marche d’un pas saccadé de vieille.

La route s’enfonçait, un peu plus loin, sous un bouquet d’arbres qui cachait quelques maisons. Ils distinguaient maintenant le choc vibrant et régulier d’un marteau de forge sur une enclume.

Et bientôt ils virent, sur la droite, une charrette arrêtée devant une sorte de maison basse, et, sous un hangar, deux hommes qui ferraient un cheval.

M. d’Apreval s’approcha.

—La ferme de Pierre Bénédict? cria-t-il.

Un des hommes répondit:

—Prenez l’ chemin de gauche, tout contre le p’tit café, et pi suivez tout drait, c’est la troisième après la celle à Poret. Ya une sapinette près d’ la barrière. Ya pas à se tromper.

Ils tournèrent à gauche. Elle allait tout doucement maintenant, les jambes défaillantes, le cœur battant avec tant de violence qu’elle suffoquait.

A chaque pas, elle murmurait, comme pour une prière:

—Mon Dieu! oh! mon Dieu!

Et une émotion terrible lui serrait la gorge, la faisait vaciller sur ses pieds comme si on lui eût coupé les jarrets.

M. d’Apreval, nerveux, un peu pâle, lui dit brusquement:

—Si vous ne savez pas vous maîtriser davantage, vous allez vous trahir tout de suite. Tâchez donc de vous dominer.

Elle balbutia:

—Est-ce que je le puis? Mon enfant! Quand je songe que je vais voir mon enfant!

Ils suivaient un de ces petits chemins de campagne encaissés entre les cours des fermes, ensevelis sous un double rang de hêtres alignés sur les fossés.

Et, tout d’un coup, ils se trouvèrent devant une barrière de bois qu’abritait un jeune sapin.

—C’est ici, dit-il.

Elle s’arrêta net, et regarda.

La cour, plantée de pommiers, était grande, s’étendant jusqu’à la petite maison d’habitation, couverte en chaume. En face, l’écurie, la grange, l’étable, le poulailler. Sous un toit d’ardoises, les voitures, charrette, tombereau, cabriolet. Quatre veaux broutaient l’herbe bien verte sous l’abri des arbres. Les poules noires erraient dans tous les coins de l’enclos.

Aucun bruit. La porte de la maison était ouverte. Mais on ne voyait personne.

Ils entrèrent. Aussitôt un chien noir sortit d’un baril roulé au pied d’un grand poirier et se mit à japper avec fureur.

Contre le mur de la maison, en arrivant, quatre ruches posées sur des planches alignaient leurs dômes de paille.

M. d’Apreval, devant le logis, cria:

—Y a-t-il du monde?

Une enfant parut; une petite fille de dix ans environ, vêtue d’une chemise et d’une jupe de laine, les jambes nues et sales, l’air timide et sournois. Elle restait debout dans l’encadrement de la porte comme pour en défendre l’entrée.

—Qué qu’ vous voulez? dit-elle.

—Ton père est-il là?

—Non.

—Où est-il?

—J’ sais point.

—Et ta maman?

—All’ est aux vaques.

—Va-t-elle revenir bientôt?

—J’ sais point.

Et, brusquement, la vieille femme, comme si elle eût craint qu’on l’entraînât de force, prononça d’une voix précipitée:

—Je ne m’en irai pas sans l’avoir vu.

—Nous allons l’attendre, ma chère amie.

Comme ils se retournaient, ils aperçurent une paysanne qui s’en venait vers la maison, portant deux seaux de fer-blanc qui semblaient lourds et que le soleil frappait par moments d’une flamme éclatante et blanche.

Elle boitait de la jambe droite, et, la poitrine roulée dans un tricot brun, terni, lavé par les pluies, roussi par les étés, elle avait l’air d’une pauvre servante, misérable et sale.

—V’là maman, dit l’enfant.

Quand elle fut près de sa demeure, elle regarda les étrangers d’un air mauvais et soupçonneux; puis elle entra chez elle comme si elle ne les avait pas vus.

Elle semblait vieille, avec une figure creuse, jaune, dure; cette figure de bois des campagnardes.

M. d’Apreval la rappela:

—Dites, madame, nous sommes entrés pour vous demander de nous vendre deux verres de lait.

Elle grommela, en reparaissant sur sa porte, après avoir posé ses seaux.

—Je n’ vends point de lait.

—C’est que nous avons bien soif. Madame est vieille et très fatiguée. N’y a-t-il pas moyen d’avoir quelque chose à boire?

La paysanne les considérait d’un œil inquiet et sournois.

Enfin, elle se décida.

—Pisque vous êtes là, je vas tout de même vous en donner, dit-elle.

Et elle disparut dans son logis.

Puis l’enfant sortit, portant deux chaises qu’elle posa sous un pommier; et la mère s’en vint à son tour avec deux bols de lait mousseux qu’elle mit aux mains des visiteurs.

Puis elle demeura debout devant eux comme pour les surveiller et deviner leurs desseins.

—Vous êtes de Fécamp? dit-elle.

M. d’Apreval répondit:

—Oui, nous sommes à Fécamp pour l’été. Puis, après un silence, il reprit:

—Est-ce que vous pourriez nous vendre des poulets toutes les semaines?

La paysanne hésita, puis répondit:

—Mais, tout de même. C’est-il des jeunes que vous voulez?

—Oui, des jeunes.

—Combien que vous payez ça, au marché?

D’Apreval, qui l’ignorait, se tourna vers son amie:

—Combien donc payez-vous les volailles, ma chère, les jeunes volailles?

Elle balbutia, les yeux pleins de larmes:

—Quatre francs et quatre francs cinquante.

La fermière la regarda de coin, étonnée, puis elle demanda:

—Est-elle malade, c’te dame, pis qu’all’ pleure?

Il ne savait que répondre, et bégaya:

—Non... non... mais elle... elle a perdu sa montre en route, une belle montre, et ça lui a fait de la peine. Si quelqu’un la trouve, vous nous préviendrez.

La mère Bénédict ne répondit rien, jugeant ça louche.

Et soudain, elle prononça:

—V’la m’n’homme!

Elle seule l’avait vu entrer, car elle faisait face à la barrière.

D’Apreval eut un sursaut, Mme de Cadour faillit tomber en se tournant éperdument sur sa chaise.

Un homme était là, à dix pas, tirant une vache au bout d’une corde, courbé en deux, soufflant.

Il prononça, sans s’occuper des visiteurs:

—Maudit! qué rosse!

Et il passa, allant vers l’étable où il disparut.

Les larmes de la vieille femme s’étaient taries brusquement, et elle demeurait effarée, sans paroles, sans pensée:—Son fils, c’était là son fils!

D’Apreval, que la même idée avait blessé, articula d’une voix troublée:

—C’est bien M. Bénédict?

La fermière, méfiante, demanda:

—Qué qui vous a dit son nom?

Il reprit:

—C’est le forgeron au coin de la grand’route.

Puis tous se turent, ayant les yeux fixés sur la porte de l’étable. Elle faisait une sorte de trou noir dans le mur du bâtiment. On ne voyait rien dedans, mais on entendait des bruits vagues, des mouvements, des pas amortis par la paille semée à terre.

Il reparut sur le seuil, s’essuyant le front, et il revint vers la maison d’un grand pas lent qui le soulevait à chaque enjambée.

Il passa encore devant ces étrangers sans paraître les remarquer, et il dit à sa femme:

—Va me tirer une cruche d’ cidre, j’ai sef.

Puis il entra dans sa demeure. La fermière s’en alla vers le cellier, laissant seuls les Parisiens.

Et Mme de Cadour, éperdue, bégaya:

—Allons-nous-en, Henry, allons-nous-en.

D’Apreval lui prit le bras, la souleva, et la soutenant de toute sa force, car il sentait bien qu’elle allait tomber, il l’entraîna, après avoir jeté cinq francs sur une des chaises.

Dès qu’ils eurent franchi la barrière, elle se mit à sangloter, toute secouée par la douleur et balbutiant:

—Oh! oh! voilà ce que vous en avez fait?...

Il était fort pâle. Il répondit d’un ton sec:

—J’ai fait ce que j’ai pu. Sa ferme vaut quatre-vingt mille francs. C’est une dot que n’ont pas tous les enfants de bourgeois.

Et ils revinrent tout doucement, sans ajouter un mot. Elle pleurait toujours. Les larmes coulaient de ses yeux et roulaient sur ses joues, sans cesse.

Elles s’arrêtèrent enfin, et ils rentrèrent dans Fécamp.

M. de Cadour les attendait pour dîner. Il se mit à rire et cria, en les apercevant:

—Très bien, ma femme a attrapé une insolation. J’en suis ravi. Vraiment, je crois qu’elle perd la tête, depuis quelque temps!

Ils ne répondirent ni l’un ni l’autre; et comme le mari demandait, en se frottant les mains:

—Avez-vous fait une jolie promenade, au moins?

D’Apreval répondit:

—Charmante, mon cher, tout à fait charmante.

L’Abandonné a paru dans le Figaro du vendredi 15 août 1884.


LES IDÉES DU COLONEL.

MA foi, dit le colonel Laporte, je suis vieux, j’ai la goutte, les jambes raides comme des poteaux de barrière, et cependant, si une femme, une jolie femme, m’ordonnait de passer par le trou d’une aiguille, je crois que j’y sauterais comme un clown dans un cerceau. Je mourrai ainsi, c’est dans le sang. Je suis un vieux galantin, moi, un vieux de la vieille école. La vue d’une femme, d’une jolie femme, me remue jusque dans mes bottes. Voilà.

D’ailleurs nous sommes tous un peu pareils, en France, messieurs. Nous restons des chevaliers quand même, les chevaliers de l’amour et du hasard, puisqu’on a supprimé Dieu, dont nous étions vraiment les gardes du corps.

Mais la femme, voyez-vous, on ne l’enlèvera pas de nos cœurs. Elle y est, elle y reste. Nous l’aimons, nous l’aimerons, nous ferons pour elle toutes les folies, tant qu’il y aura une France sur la carte d’Europe. Et même si on escamote la France, il restera toujours des Français.

Moi, devant les yeux d’une femme, d’une jolie femme, je me sens capable de tout. Sacristi! quand je sens entrer en moi son regard, son sacré nom de regard, qui vous met du feu dans les veines, j’ai envie de je ne sais quoi, de me battre, de lutter, de casser des meubles, de montrer que je suis le plus fort, le plus brave, le plus hardi et le plus dévoué des hommes.

Mais je ne suis pas le seul, non vraiment; toute l’armée française est comme moi, je vous le jure. Depuis le pioupiou jusqu’aux généraux nous allons de l’avant, et jusqu’au bout, quand il s’agit d’une femme, d’une jolie femme. Rappelez-vous ce que Jeanne d’Arc nous a fait faire autrefois. Tenez, je vous parie que, si une femme, une jolie femme, avait pris le commandement de l’armée, la veille de Sedan, quand le maréchal de Mac-Mahon fut blessé, nous aurions traversé les lignes prussiennes, sacrebleu! et bu la goutte dans leurs canons.

Ce n’est pas un Trochu qu’il fallait à Paris, mais une sainte Geneviève.

Je me rappelle justement une petite anecdote de la guerre qui prouve bien que nous sommes capables de tout, devant une femme.

J’étais alors capitaine, simple capitaine, et je commandais un détachement d’éclaireurs qui battait en retraite au milieu d’un pays envahi par les Prussiens. Nous étions cernés, pourchassés, éreintés, abrutis, mourant d’épuisement et de faim.

Or il nous fallait, avant le lendemain, gagner Bar-sur-Tain, sans quoi nous étions flambés, coupés et massacrés. Comment avions-nous échappé jusque-là? je n’en sais rien. Nous avions donc douze lieues à faire pendant la nuit, douze lieues par la neige et sous la neige, le ventre vide. Moi je pensais: «C’est fini, jamais mes pauvres diables d’hommes n’arriveront.»

Depuis la veille, on n’avait rien mangé. Tout le jour, nous restâmes cachés dans une grange, serrés les uns contre les autres pour avoir moins froid, incapables de parler ou de remuer, dormant par secousses et par saccades, comme on dort quand on est rendu de fatigue.

A cinq heures, il faisait nuit, cette nuit blafarde des neiges. Je secouai mes gens. Beaucoup ne voulaient plus se lever, incapables de remuer ou de se tenir debout, ankylosés par le froid et le reste.

Devant nous, la plaine, une grande vache de plaine toute nue, où il pleuvait de la neige. Ça tombait, ça tombait, comme un rideau, ces flocons blancs, qui cachaient tout sous un lourd manteau gelé, épais et mort, un matelas en laine de glace. On aurait dit la fin du monde.

—Allons, en route, les enfants.

Ils regardaient ça, cette poussière blanche qui descendait de là-haut, et ils semblaient penser: «En voilà assez, autant mourir ici!»

Alors je tirai mon revolver:

—Le premier qui flanche, je le brûle.

Et les voilà qui se mettent en marche, tout lentement, comme des gens dont les jambes sont usées.

J’en envoyai quatre, pour nous éclairer, à trois cents mètres en avant; puis le reste suivit, pêle-mêle, en bloc, au hasard des fatigues et de la longueur des pas. Je plaçai les plus solides par derrière, avec ordre d’accélérer les traînards à coups de baïonnette... dans le dos.

La neige semblait nous ensevelir tout vivants; elle poudrait les képis et les capotes sans fondre dessus, faisait de nous des fantômes, des espèces de spectres de soldats morts, bien fatigués.

Je me disais: «Jamais nous ne sortirons de là, à moins d’un miracle.»

Parfois on s’arrêtait quelques minutes, à cause de ceux qui ne pouvaient pas suivre. Alors on n’entendait plus que ce glissement vague de la neige, cette rumeur presque insaisissable que font le froissement et l’emmêlement de tous ces flocons qui tombent.

Quelques hommes se secouaient, d’autres ne bougeaient point.

Puis je donnais l’ordre de repartir. Les fusils remontaient sur les épaules, et, d’une allure exténuée, on se remettait en marche.

Soudain les éclaireurs se replièrent. Quelque chose les inquiétait. Ils avaient entendu parler devant nous. J’envoyai six hommes et un sergent. Et j’attendis.

Tout à coup, un cri aigu, un cri de femme, traversa le silence pesant des neiges, et au bout de quelques minutes, on m’amena deux prisonniers, un vieillard et une jeune fille.

Je les interrogeai à voix basse. Ils fuyaient devant les Prussiens qui avaient occupé leur maison dans la soirée, et qui étaient soûls. Le père avait eu peur pour sa fille, et sans même prévenir leurs serviteurs, ils s’étaient sauvés tous deux dans la nuit.

Je reconnus tout de suite que c’étaient des bourgeois, même mieux que des bourgeois.

—Vous allez nous accompagner, leur dis-je.

On repartit. Comme le vieux connaissait le pays, il nous guida.

La neige cessa de tomber; les étoiles parurent, et le froid devint terrible.

La jeune fille, qui tenait le bras de son père, marchait d’un pas saccadé, d’un pas de détresse. Elle murmura plusieurs fois: «Je ne sens plus mes pieds», et, moi, je souffrais plus qu’elle de voir cette pauvre petite femme se traîner ainsi dans la neige.

Tout d’un coup, elle s’arrêta:

—Père, dit-elle, je suis si fatiguée que je n’irai pas plus loin.

Le vieux voulut la porter; mais il ne pouvait seulement pas la soulever; et elle s’affaissa par terre en poussant un grand soupir.

On faisait cercle autour d’eux. Quant à moi, je piétinais sur place, ne sachant que faire, et ne pouvant me résoudre vraiment à abandonner ainsi cet homme et cette enfant.

Tout à coup, un de mes soldats, un Parisien, qu’on avait surnommé «Pratique», prononça:

—Allons, les camaraux, faut porter cette demoiselle-là, ou bien nous n’ sommes pu Français, nom d’un chien!

Je crois, ma foi, que je jurai de plaisir.

—Nom d’un nom, c’est gentil, ça, les enfants. Et je veux en prendre ma part.

On voyait vaguement, dans l’ombre, sur la gauche, les arbres d’un petit bois. Quelques hommes se détachèrent et revinrent bientôt avec un faisceau de branches liées en litière.

—Qui est-ce qui prête sa capote? cria Pratique; c’est pour une belle fille, les frérots.

Et dix capotes vinrent tomber autour du soldat. En une seconde, la jeune fille fut couchée dans ces chauds vêtements, et enlevée sur six épaules. Je m’étais placé en tête, à droite, et content, ma foi, d’avoir ma charge.

On repartit comme si on eût bu un coup de vin, plus gaillardement et plus vivement. J’entendis même des plaisanteries. Il suffit d’une femme, voyez-vous, pour électriser les Français.

Les soldats avaient presque reformé les rangs, ranimés, réchauffés. Un vieux franc-tireur qui suivait la litière, attendant son tour pour remplacer le premier camarade qui flancherait, murmura vers son voisin, assez haut pour que je l’entendisse:

—Je n’ suis pu jeune, moi; eh bien, cré croquin, le sexe, il y a tout de même que ça pour vous flanquer du cœur au ventre!

Jusqu’à trois heures du matin, on avança presque sans repos. Puis, tout à coup, les éclaireurs se replièrent encore, et bientôt tout le détachement, couché dans la neige, ne faisait plus qu’une ombre vague sur le sol.

Je donnai des ordres à voix basse, et j’entendis derrière moi le crépitement sec et métallique des batteries qu’on armait.

Car là-bas, au milieu de la plaine, quelque chose d’étrange remuait. On eût dit une bête énorme qui courait, s’allongeait comme un serpent ou se ramassait en boule, prenait de brusques élans, tantôt à droite, tantôt à gauche, s’arrêtait, puis repartait.

Tout à coup, cette forme errante se rapprocha; et je vis venir, au grand trot, l’un derrière l’autre, douze ulhans perdus qui cherchaient leur route.

Ils étaient si près, maintenant, que j’entendais parfaitement le souffle rauque des chevaux, le son de ferraille des armes, et le craquement des selles.

Je criai:

—Feu!

Et cinquante coups de fusils crevèrent le silence de la nuit. Quatre ou cinq détonations partirent encore, puis une dernière toute seule; et, quand l’aveuglement de la poudre enflammée se fut dissipé, on vit que les douze hommes, avec neuf chevaux, étaient tombés. Trois bêtes s’enfuyaient d’un galop furieux, et l’une traînait derrière elle, pendu par le pied à l’étrier et bondissant éperdument, le cadavre de son cavalier.

Un soldat, derrière moi, riait, d’un rire terrible. Un autre dit:

—V’là des veuves!

Il était marié, peut-être. Un troisième ajouta:

—Faut pas grand temps!

Une tête était sortie de la litière:

—Qu’est-ce qu’on fait, dit-elle, on se bat?

Je répondis:

—Ce n’est rien, mademoiselle; nous venons d’expédier une douzaine de Prussiens!

Elle murmura:

—Pauvres gens!

Mais comme elle avait froid, elle redisparut sous les capotes.

On repartit. On marcha longtemps. Enfin, le ciel pâlit. La neige devenait claire, lumineuse, luisante; et une teinte rose s’étendait à l’orient.

Une voix lointaine cria:

—Qui vive?

Tout le détachement fit halte; et je m’avançai pour nous faire reconnaître.

Nous arrivions aux lignes françaises.

Comme mes hommes défilaient devant le poste, un commandant à cheval, que je venais de mettre au courant, demanda d’une voix sonore, en voyant passer la litière:

—Qu’est-ce que vous avez là dedans?

Aussitôt une petite figure blonde apparut, dépeignée et souriante, qui répondit:

—C’est moi, monsieur.

Un rire s’éleva parmi les hommes, et une joie courut dans les cœurs.

Alors Pratique, qui marchait à côté du brancard, agita son képi en vociférant:

—Vive la France!

Et, je ne sais pas pourquoi, je me sentis tout remué, tant je trouvais ça gentil et galant.

Il me semblait que nous venions de sauver le pays, de faire quelque chose que d’autres hommes n’auraient pas fait, quelque chose de simple et de vraiment patriotique.

Cette petite figure-là, voyez-vous, je ne l’oublierai jamais; et, si j’avais à donner mon avis sur la suppression des tambours et des clairons, je proposerais de les remplacer dans chaque régiment par une jolie fille. Ça vaudrait encore mieux que de jouer la Marseillaise. Nom d’un nom, comme ça donnerait du vif au troupier, d’avoir une madone comme ça, une madone vivante, à côté du colonel.

Il se tut quelques secondes, puis reprit d’un air convaincu, en hochant la tête:

—C’est égal, nous aimons bien les femmes, nous autres Français!

Les idées du Colonel ont paru dans le Gaulois du lundi 9 juin 1884.


PROMENADE.

QUAND le père Leras, teneur de livres chez MM. Labuze et Cie, sortit du magasin, il demeura quelques instants ébloui par l’éclat du soleil couchant. Il avait travaillé tout le jour sous la lumière jaune du bec de gaz, au fond de l’arrière-boutique, sur la cour étroite et profonde comme un puits. La petite pièce où depuis quarante ans il passait ses journées était si sombre que, même dans le fort de l’été, c’est à peine si on pouvait se dispenser de l’éclairer de onze heures à trois heures.

Il y faisait toujours humide et froid; et les émanations de cette sorte de fosse où s’ouvrait la fenêtre entraient dans la pièce obscure, l’emplissaient d’une odeur moisie et d’une puanteur d’égout.

M. Leras, depuis quarante ans, arrivait, chaque matin, à huit heures, dans cette prison; et il y demeurait jusqu’à sept heures du soir, courbé sur ses livres, écrivant avec une application de bon employé.

Il gagnait maintenant trois mille francs par an, ayant débuté à quinze cents francs. Il était demeuré célibataire, ses moyens ne lui permettant pas de prendre femme. Et n’ayant jamais joui de rien, il ne désirait pas grand’chose. De temps en temps, cependant, las de sa besogne monotone et continue, il formulait un vœu platonique: «Cristi, si j’avais cinq mille livres de rentes, je me la coulerais douce.»

Il ne se l’était jamais coulée douce, d’ailleurs, n’ayant jamais eu que ses appointements mensuels.

Sa vie s’était passée sans événements, sans émotions et presque sans espérances. La faculté des rêves, que chacun porte en soi, ne s’était jamais développée dans la médiocrité de ses ambitions.

Il était entré à vingt et un ans chez MM. Labuze et Cie. Et il n’en était plus sorti.

En 1856, il avait perdu son père, puis sa mère en 1859. Et depuis lors, rien qu’un déménagement en 1868, son propriétaire ayant voulu l’augmenter.

Tous les jours son réveil-matin, à six heures précises, le faisait sauter du lit, par un effroyable bruit de chaîne qu’on déroule.

Deux fois, cependant, cette mécanique s’était détraquée, en 1866 et en 1874, sans qu’il eût jamais su pourquoi. Il s’habillait, faisait son lit, balayait sa chambre, époussetait son fauteuil et le dessus de sa commode. Toutes ces besognes lui demandaient une heure et demie.

Puis il sortait, achetait un croissant à la boulangerie Lahure, dont il avait connu onze patrons différents sans qu’elle perdît son nom, et il se mettait en route en mangeant ce petit pain.

Son existence tout entière s’était donc accomplie dans l’étroit bureau sombre tapissé du même papier. Il y était entré jeune, comme aide de M. Brument et avec le désir de le remplacer.

Il l’avait remplacé et n’attendait plus rien.

Toute cette moisson de souvenirs que font les autres hommes dans le courant de leur vie, les événements imprévus, les amours douces ou tragiques, les voyages aventureux, tous les hasards d’une existence libre lui étaient demeurés étrangers.

Les jours, les semaines, les mois, les saisons, les années s’étaient ressemblés. A la même heure, chaque jour, il se levait, partait, arrivait au bureau, déjeunait, s’en allait, dînait et se couchait, sans que rien eût jamais interrompu la régulière monotonie des mêmes actes, des mêmes faits, et des mêmes pensées.

Autrefois il regardait sa moustache blonde et ses cheveux bouclés dans la petite glace ronde laissée par son prédécesseur. Il contemplait maintenant, chaque soir, avant de partir, sa moustache blanche et son front chauve dans la même glace. Quarante ans s’étaient écoulés, longs et rapides, vides comme un jour de tristesse, et pareils comme les heures d’une mauvaise nuit! Quarante ans dont il ne restait rien, pas même un souvenir, pas même un malheur, depuis la mort de ses parents. Rien.

Ce jour-là, M. Leras demeura ébloui, sur la porte de la rue, par l’éclat du soleil couchant; et, au lieu de rentrer chez lui, il eut l’idée de faire un petit tour avant dîner, ce qui lui arrivait quatre ou cinq fois par an.

Il gagna les boulevards où coulait un flot de monde sous les arbres reverdis. C’était un soir de printemps, un de ces premiers soirs chauds et mous qui troublent les cœurs d’une ivresse de vie.

M. Leras allait de son pas sautillant de vieux; il allait avec une gaieté dans l’œil, heureux de la joie universelle et de la tiédeur de l’air.

Il gagna les Champs-Élysées et continua de marcher, ranimé par les effluves de jeunesse qui passaient dans les brises.

Le ciel entier flambait; et l’Arc de Triomphe découpait sa masse noire sur le fond éclatant de l’horizon, comme un géant debout dans un incendie. Quand il fut arrivé auprès du monstrueux monument, le vieux teneur de livres sentit qu’il avait faim, et il entra chez un marchand de vins pour dîner.

On lui servit devant la boutique, sur le trottoir, un pied de mouton poulette, une salade et des asperges; et M. Leras fit le meilleur dîner qu’il eût fait depuis longtemps. Il arrosa son fromage de Brie d’une demi-bouteille de bordeaux fin; puis il but une tasse de café, ce qui lui arrivait rarement, et ensuite un petit verre de fine champagne.

Quand il eut payé, il se sentit tout gaillard, tout guilleret, un peu troublé même. Et il se dit: «Voilà une bonne soirée. Je vais continuer ma promenade jusqu’à l’entrée du Bois de Boulogne. Ça me fera du bien.»

Il repartit. Un vieil air, que chantait autrefois une de ses voisines, lui revenait obstinément dans la tête:

Quand le bois reverdit,
Mon amoureux me dit:
Viens respirer, ma belle,
Sous la tonnelle.

Il le fredonnait sans fin, le recommençait toujours. La nuit était descendue sur Paris, une nuit sans vent, une nuit d’étuve. M. Leras suivait l’avenue du Bois de Boulogne et regardait passer les fiacres. Ils arrivaient, avec leurs yeux brillants, l’un derrière l’autre, laissant voir une seconde un couple enlacé, la femme en robe claire et l’homme vêtu de noir.

C’était une longue procession d’amoureux, promenés sous le ciel étoilé et brûlant. Il en venait toujours, toujours. Ils passaient, passaient, allongés dans les voitures, muets, serrés l’un contre l’autre, perdus dans l’hallucination, dans l’émotion du désir, dans le frémissement de l’étreinte prochaine. L’ombre chaude semblait pleine de baisers qui voletaient, flottaient. Une sensation de tendresse alanguissait l’air, le faisait plus étouffant. Tous ces gens enlacés, tous ces gens grisés de la même attente, de la même pensée, faisaient courir une fièvre autour d’eux. Toutes ces voitures, pleines de caresses, jetaient sur leur passage comme une émanation subtile et troublante.

M. Leras, un peu las à la fin de marcher, s’assit sur un banc pour regarder défiler ces fiacres chargés d’amour. Et, presque aussitôt, une femme arriva près de lui et prit place à son côté.

—Bonjour, mon petit homme, dit-elle.

Il ne répondit point. Elle reprit:

—Laisse-toi aimer, mon chéri; tu verras que je suis bien gentille.

Il prononça:

—Vous vous trompez, madame.

Elle passa un bras sous le sien:

—Allons, ne fais pas la bête, écoute...

Il s’était levé, et il s’éloigna, le cœur serré.

Cent pas plus loin, une autre femme l’abordait:

—Voulez-vous vous asseoir un moment près de moi, mon joli garçon?

Il lui dit:

—Pourquoi faites-vous ce métier-là?

Elle se planta devant lui, et la voix changée, rauque, méchante:

—Nom de Dieu, ce n’est toujours pas pour mon plaisir.

Il insista d’une voix douce:

—Alors, qu’est-ce qui vous pousse?

Elle grogna:

—Faut bien qu’on vive, c’te malice.

Et elle s’en alla en chantonnant.

M. Leras demeurait effaré. D’autres femmes passaient près de lui, l’appelaient, l’invitaient.

Il lui semblait que quelque chose de noir s’étendait sur sa tête, quelque chose de navrant.

Et il s’assit de nouveau sur un banc. Les voitures couraient toujours.

—J’aurais mieux fait de ne pas venir ici, pensa-t-il, me voilà tout chose, tout dérangé.

Il se mit à penser à tout cet amour, vénal ou passionné, à tous ces baisers, payés ou libres, qui défilaient devant lui.

L’amour! il ne le connaissait guère. Il n’avait eu dans sa vie que deux ou trois femmes, par hasard, par surprise, ses moyens ne lui permettant aucun extra. Et il songeait à cette vie qu’il avait menée, si différente de la vie de tous, à cette vie si sombre, si morne, si plate, si vide.

Il y a des êtres qui n’ont vraiment pas de chance. Et tout d’un coup, comme si un voile épais se fût déchiré, il aperçut la misère, l’infinie, la monotone misère de son existence: la misère passée, la misère présente, la misère future: les derniers jours pareils aux premiers, sans rien devant lui, rien derrière lui, rien autour de lui, rien dans le cœur, rien nulle part.

Le défilé des voitures allait toujours. Toujours il voyait paraître et disparaître, dans le rapide passage du fiacre découvert, les deux êtres silencieux et enlacés. Il lui semblait que l’humanité tout entière défilait devant lui, grise de joie, de plaisir, de bonheur. Et il était seul à la regarder, seul, tout à fait seul. Il serait encore seul demain, seul toujours, seul comme personne n’est seul.

Il se leva, fit quelques pas, et brusquement fatigué, comme s’il venait d’accomplir un long voyage à pied, il se rassit sur le banc suivant.

Qu’attendait-il? Qu’espérait-il? Rien. Il pensait qu’il doit être bon, quand on est vieux, de trouver, en rentrant au logis, des petits enfants qui babillent. Vieillir est doux quand on est entouré de ces êtres qui vous doivent la vie, qui vous aiment, vous caressent, vous disent ces mots charmants et niais qui réchauffent le cœur et consolent de tout.

Et, songeant à sa chambre vide, à sa petite chambre propre et triste, où jamais personne n’entrait que lui, une sensation de détresse lui étreignit l’âme. Elle lui apparut, cette chambre, plus lamentable encore que son petit bureau.

Personne n’y venait; personne n’y parlait jamais. Elle était morte, muette, sans écho de voix humaine. On dirait que les murs gardent quelque chose des gens qui vivent dedans, quelque chose de leur allure, de leur figure, de leurs paroles. Les maisons habitées par des familles heureuses sont plus gaies que les demeures des misérables. Sa chambre était vide de souvenirs, comme sa vie. Et la pensée de rentrer dans cette pièce, tout seul, de se coucher dans son lit, de refaire tous ses mouvements et toutes ses besognes de chaque soir l’épouvanta. Et, comme pour s’éloigner davantage de ce logis sinistre et du moment où il faudrait y revenir, il se leva, et, rencontrant soudain la première allée du Bois, il entra dans un taillis pour s’asseoir sur l’herbe...

Il entendait autour de lui, au-dessus de lui, partout, une rumeur confuse, immense, continue, faite de bruits innombrables et différents, une rumeur sourde, proche, lointaine, une vague et énorme palpitation de vie: le souffle de Paris, respirant comme un être colossal.

 

Le soleil déjà haut versait un flot de lumière sur le Bois de Boulogne. Quelques voitures commençaient à circuler; et les cavaliers arrivaient gaiement.

Un couple allait au pas dans une allée déserte. Tout à coup, la jeune femme, levant les yeux, aperçut dans les branches quelque chose de brun; elle leva la main, étonnée, inquiète:

—Regardez... qu’est-ce que c’est?

Puis, poussant un cri, elle se laissa tomber dans les bras de son compagnon qui dut la déposer à terre.

Les gardes, appelés bientôt, décrochèrent un vieux homme pendu au moyen de ses bretelles.

On constata que le décès remontait à la veille au soir. Les papiers trouvés sur lui révélèrent qu’il était teneur de livres chez MM. Labuze et Cie et qu’il se nommait Leras.

On attribua la mort à un suicide dont on ne put soupçonner les causes. Peut-être un accès subit de folie?

Promenade a paru dans le Gil-Blas du mardi 27 mai 1884, sous la signature: Maufrigneuse.


MOHAMMED-FRIPOUILLE.

NOUS allons prendre le café sur le toit? demanda le capitaine.

Je répondis:

—Mais oui, certainement.

Il se leva. Il faisait déjà sombre dans la salle éclairée seulement par la cour intérieure, selon la mode des maisons mauresques. Devant les hautes fenêtres à ogive, des lianes tombaient de la grande terrasse où l’on passait les soirées chaudes de l’été. Il ne restait sur la table que des fruits, des fruits énormes d’Afrique, des raisins gros comme des prunes, des figues molles à la chair violette, des poires jaunes, des bananes allongées et grasses, et des dattes de Tougourt dans un panier d’alfa.

Le moricaud qui servait ouvrit la porte et je montai l’escalier aux murs d’azur qui recevait d’en haut la lumière douce du jour mourant.

Et bientôt je poussai un profond soupir de bonheur en arrivant sur la terrasse. Elle dominait Alger, le port, la rade et les côtes lointaines.

La maison achetée par le capitaine était une ancienne demeure arabe, située au centre de la vieille ville, au milieu de ces ruelles en labyrinthe où grouille l’étrange population des côtes d’Afrique.

Au-dessous de nous, les toits plats et carrés descendaient comme des marches de géants jusqu’aux toits obliques de la ville européenne. Derrière ceux-ci, on apercevait les mâts des navires à l’ancre, puis la mer, la pleine mer, bleue et calme sous le ciel calme et bleu.

Nous nous étendîmes sur des nattes, la tête soutenue par des coussins, et, tout en buvant lentement le café savoureux de là-bas, je regardais paraître les premières étoiles dans l’azur assombri. On les apercevait un peu, si loin, si pâles, à peine allumées encore.

Une chaleur légère, une chaleur ailée, nous caressait la peau. Et parfois des souffles plus chauds, pesants, où passait une odeur vague, l’odeur de l’Afrique, semblaient l’haleine proche du désert, venue par-dessus les cimes de l’Atlas. Le capitaine, couché sur le dos, prononça:

—Quel pays, mon cher! comme la vie y est douce! comme le repos y a quelque chose de particulier, de délicieux! Comme ces nuits-là sont faites pour rêver!

Moi, je regardais toujours naître les étoiles, avec une curiosité molle et vive cependant, avec un bonheur assoupi.

Je murmurai:

—Vous devriez bien me raconter quelque chose de votre vie dans le Sud.

Le capitaine Marret était un des plus vieux Africains de l’armée, un officier de fortune, ancien spahi, arrivé à coups de sabre.

Grâce à lui, à ses relations, à ses amitiés, j’avais pu accomplir un superbe voyage au désert; et je venais, ce soir-là, le remercier, avant de retourner en France.

Il dit:

—Quel genre d’histoire voulez-vous? Il m’est arrivé tant d’aventures pendant mes douze années de sable, que je n’en sais plus une seule.

Et je repris:

—Parlez-moi des femmes arabes.

Il ne répondit pas. Il demeurait étendu, les bras repliés et les mains sous sa tête, et je sentais par moments l’odeur de son cigare, dont la fumée montait droit dans le ciel par cette nuit sans brise.

Et, tout d’un coup, il se mit à rire.

—Ah! oui, je vais vous raconter une drôle d’affaire qui date de mes premiers temps d’Algérie.

Nous avions alors dans l’armée d’Afrique des types extraordinaires, comme on n’en voit plus et comme on n’en fait plus, des types qui vous auraient amusé, vous, à vous faire passer toute votre vie dans ce pays.

J’étais simple spahi, un petit spahi de vingt ans, tout blond, et crâne, souple et vigoureux, mon cher, un vrai soldat d’Algérie. On m’avait attaché au commandement militaire de Boghar. Vous connaissez Boghar, qu’on appelle le balcon du Sud; vous avez vu du sommet du fort le commencement de ce pays de feu, rongé, nu, tourmenté, pierreux et rouge. C’est bien là l’antichambre du désert, la frontière brûlante et superbe de l’immense région des solitudes jaunes.

Donc, nous étions à Boghar une quarantaine de spahis, une compagnie de joyeux, plus un escadron de chasseurs d’Afrique, quand on apprit que la tribu des Ouled-Berghi avait assassiné un voyageur anglais venu on ne sait comment dans ce pays, car les Anglais ont le diable au corps.

Il fallait faire justice de ce crime commis sur un Européen; mais le commandant supérieur hésitait à envoyer une colonne, trouvant vraiment qu’un Anglais ne valait pas tant de mouvement.

Or, comme il causait de cette affaire avec le capitaine et le lieutenant, un maréchal des logis des spahis, qui attendait pour le rapport, proposa, tout à coup, d’aller châtier la tribu si on lui donnait six hommes seulement.

Vous savez que dans le Sud on est plus libre que dans les garnisons des villes, et il existe, entre l’officier et le soldat, une sorte de camaraderie qu’on ne retrouve pas ailleurs.

Le capitaine se mit à rire:

—Toi, mon brave?

—Oui, mon cap’taine, et, si vous le désirez, je vous ramènerai toute la tribu prisonnière.

Le commandant, qui était un fantaisiste, le prit au mot:

—Tu partiras demain matin avec six hommes de ton choix et, si tu n’accomplis pas ta promesse, gare à toi!

Le sous-officier souriait dans sa moustache.

—Ne craignez rien, mon commandant. Mes prisonniers seront ici mercredi midi, au plus tard.

Ce maréchal des logis, Mohammed-Fripouille, comme on l’appelait, était un homme vraiment surprenant, un Turc, un vrai Turc, entré au service de la France après une vie très ballottée, et pas très claire, sans doute. Il avait voyagé en beaucoup de lieux, en Grèce, en Asie Mineure, en Égypte, en Palestine, et il avait dû laisser pas mal de forfaits sur sa route. C’était un vrai bachi-bouzouk, hardi, noceur, féroce et gai, d’une gaieté calme d’Oriental. Il était gros, très gros, mais souple comme un singe, et il montait à cheval d’une façon merveilleuse. Ses moustaches, invraisemblablement épaisses et longues, éveillaient toujours en moi une idée confuse de croissant de lune et de cimeterre. Il haïssait les Arabes d’une haine exaspérée, et il les traitait avec une cruauté sournoise épouvantable, inventant sans cesse des ruses nouvelles, des perfidies calculées et terribles.

Il était, en outre, d’une force incroyable et d’une audace invraisemblable.

Le commandant lui dit:

—Choisis tes hommes, mon gaillard.

Mohammed me prit. Il avait confiance en moi, ce brave, et je lui demeurai dévoué corps et âme pour ce choix, qui me fit autant de plaisir que la croix d’honneur, plus tard.

Donc nous partîmes le lendemain matin, dès l’aurore, tous les sept, rien que nous sept. Mes camarades étaient de ces bandits, de ces forbans qui, après avoir maraudé et vagabondé dans tous les pays possibles, finissent par prendre du service dans une légion étrangère quelconque. Notre armée d’Afrique était alors pleine de ces crapules, excellents soldats, mais peu scrupuleux.

Mohammed avait donné à porter à chacun de nous une dizaine de bouts de corde, longs d’un mètre environ. J’étais chargé, en outre, comme étant le plus jeune et le moins lourd, d’une grande corde entière, de cent mètres. Comme on lui demandait ce qu’il voulait faire avec toute cette ficelle, il répondit de son air sournois et placide:

—C’est pour la pêche à l’Arabe.

Et il clignait de l’œil avec malice, mouvement qu’il avait appris d’un vieux chasseur d’Afrique parisien.

Il marchait en tête de notre troupe, coiffé d’un turban rouge qu’il portait toujours en campagne, et il souriait d’un air ravi dans son énorme moustache.

Il était vraiment beau, ce large Turc, avec son ventre puissant, ses épaules de colosse et son air tranquille. Il montait un cheval blanc, de taille moyenne, mais robuste; et le cavalier semblait dix fois trop gros pour sa monture.

Nous nous étions engagés dans un petit vallon pierreux, nu, tout jaune, qui tombe dans la vallée du Chélif, et nous causions de notre expédition. Mes compagnons avaient tous les accents possibles, car on trouvait parmi eux un Espagnol, deux Grecs, un Américain et trois Français. Quant à Mohammed-Fripouille, il grasseyait d’une façon invraisemblable.

Le soleil, le terrible soleil, le soleil du Sud, qu’on ne connaît point de l’autre côté de la Méditerranée, nous tombait sur les épaules, et nous avancions au pas, comme on fait toujours là-bas.

Tout le jour, on marcha sans rencontrer un arbre ni un Arabe.

Vers une heure de l’après-midi, nous avions mangé, auprès d’une petite source qui coulait entre les pierres, le pain et le mouton sec emportés dans notre sac, puis, au bout de vingt minutes de repos, on s’était remis en route.

Vers six heures du soir, enfin, après un long détour que nous avait fait faire notre chef, nous découvrîmes, derrière un mamelon, une tribu campée. Les tentes brunes, basses, faisaient des taches sombres sur la terre jaune, semblaient de gros champignons du désert poussés au pied de ce monticule rouge calciné par le soleil.

C’étaient nos gens. Un peu plus loin, au bord d’une plaine d’alfa d’un vert sombre, les chevaux attachés pâturaient.

Mohammed ordonna: «Au galop!» et nous arrivâmes comme un ouragan au milieu du campement. Les femmes, affolées, couvertes de haillons blancs qui pendaient et flottaient autour d’elles, rentraient vivement dans leurs tanières de toile, rampant et se courbant, et criant comme des bêtes chassées. Les hommes, au contraire, sortaient de tous les côtés pour songer à se défendre.

Nous allions droit sur la tente la plus haute, celle de l’agha.

Nous gardions le sabre au fourreau, à l’exemple de Mohammed, qui galopait d’une façon singulière. Il demeurait absolument immobile, assis tout droit sur son petit cheval qui se démenait sous lui comme un furieux pour porter cette masse. Et la tranquillité du cavalier aux longues moustaches contrastait étrangement avec la vivacité de l’animal.

Le chef indigène sortit de sa tente comme nous arrivions devant. C’était un grand homme maigre, noir, avec un œil luisant, le front en saillie, le sourcil en arc de cercle. Il cria, en arabe:

—Que voulez-vous?

Mohammed, arrêtant net son cheval, lui répondit dans sa langue:

—C’est toi qui as tué le voyageur anglais?

L’agha prononça, d’une voix forte:

—Je n’ai pas d’interrogatoire à subir de toi.

C’était autour de nous comme une tempête grondante. Les Arabes accouraient de tous les côtés, nous pressaient, nous enfermaient, vociféraient.

Ils avaient l’air d’oiseaux de proie féroces avec leur grand nez recourbé, leur face maigre aux os saillants, leurs larges vêtements agités par leurs gestes.

Mohammed souriait, son turban de travers, l’œil excité, et je voyais comme des frissons de plaisir sur ses joues un peu tombantes, charnues et ridées.

Il reprit d’une voix tonnante qui domina les clameurs:

—La mort à celui qui a donné la mort!

Et il tendit son revolver vers la face brune de l’agha. Je vis un peu de fumée sortir du canon; puis une écume rose de cervelle et de sang jaillit du front du chef. Il tomba, foudroyé, sur le dos, en ouvrant les bras, qui soulevèrent, comme des ailes, les pans flottants de son burnous.

Certes, je crus mon dernier jour venu, tant le tumulte fut terrible autour de nous.

Mohammed avait tiré son sabre. Nous dégainâmes comme lui. Il cria, en écartant d’un moulinet ceux qui le serraient le plus:

—La vie sauve à ceux qui se soumettront. La mort aux autres.

Et, saisissant de sa poigne d’hercule le plus proche, il le coucha sur sa selle, lui lia les mains, en hurlant vers nous:

—Faites comme moi et sabrez ceux qui résisteront.

En cinq minutes, nous eûmes capturé une vingtaine d’Arabes dont nous attachions solidement les poignets. Puis on poursuivit les fuyards; car ç’avait été une déroute autour de nous à la vue des sabres nus. On ramena encore une trentaine d’hommes environ.

Par toute la plaine, on apercevait des choses blanches qui couraient. Les femmes traînaient leurs enfants et poussaient des clameurs aiguës. Les chiens jaunes, pareils à des chacals, tournaient autour de nous en aboyant, et nous montraient leurs crocs pâles.

Mohammed, qui semblait fou de joie, sauta de cheval d’un bond, et, saisissant la corde que j’avais apportée:

—Attention, les enfants, dit-il, deux hommes à terre.

Alors il fit une chose terrible et drôle: un chapelet de prisonniers, ou plutôt un chapelet de pendus. Il avait attaché solidement les deux poings du premier captif, puis il fit un nœud coulant autour de son cou avec la même corde qui serrait de nouveau les bras du suivant, puis s’enroulait ensuite à sa gorge. Nos cinquante prisonniers se trouvèrent bientôt liés de telle sorte que le moindre mouvement de l’un pour s’enfuir l’eût étranglé, ainsi que ses deux voisins. Tout geste qu’ils faisaient tirait sur le nœud coulant du col, et il leur fallait marcher d’un pas égal sans s’écarter d’un rien l’un de l’autre sous peine de tomber aussitôt comme un lièvre pris au collet.

Quand cette étrange besogne fut finie, Mohammed se mit à rire, de son rire silencieux qui lui secouait le ventre sans qu’aucun bruit sortît de sa bouche.

—Ça, c’est la chaîne arabe, dit-il.

Nous-mêmes, nous commencions à nous tordre devant la figure effarée et piteuse des prisonniers.

—Maintenant, cria notre chef, un pieu à chaque bout, les enfants, attachez-moi ça.

On fixa en effet un pieu à chaque bout de ce ruban de captifs blancs pareils à des fantômes, et qui demeuraient immobiles, comme s’ils eussent été changés en pierres.

—Et dînons, prononça le Turc.

On alluma du feu et on fit cuire un mouton que nous dépeçâmes de nos mains. Puis on mangea des dattes trouvées dans les tentes; on but du lait obtenu de la même façon et on ramassa quelques bijoux d’argent oubliés par les fugitifs.

Nous achevions tranquillement notre repas quand j’aperçus, sur la colline d’en face, un singulier rassemblement. C’étaient les femmes qui s’étaient sauvées tout à l’heure, rien que les femmes. Et elles venaient vers nous en courant. Je les montrai à Mohammed-Fripouille.

Il sourit.

—C’est le dessert! dit-il.

Ah! oui, le dessert!

Elles arrivaient, galopant comme des forcenées, et bientôt nous fûmes criblés de pierres qu’elles nous lançaient sans arrêter leur course, et nous vîmes qu’elles étaient armées de couteaux, de pieux de tente et de vieilles vaisselles.

Mohammed cria: «A cheval!» Il était temps. L’attaque fut terrible. Elles venaient délivrer les prisonniers et cherchaient à couper la corde. Le Turc, comprenant le danger, devint furieux et hurla: «Sabrez!—sabrez!—sabrez!» Et comme nous demeurions immobiles, troublés devant cette charge d’un nouveau genre, hésitant à tuer des femmes, il s’élança sur la troupe envahissante.

Il chargea, tout seul, ce bataillon de femelles en loques, et il se mit à sabrer, le gueux, à sabrer comme un forcené, avec une telle rage, un tel emportement, qu’on voyait tomber un corps blanc chaque fois que s’abattait son bras.

Il était tellement terrible que les femmes, épouvantées, s’enfuirent aussi vite qu’elles étaient arrivées, laissant sur la place une douzaine de mortes et de blessées dont le sang rouge tachait les vêtements pâles.

Et Mohammed, le visage bouleversé, revint vers nous, répétant:

—Filons, filons, mes fils; elles vont revenir.

Et nous battîmes en retraite, conduisant d’un pas lent nos prisonniers paralysés par la peur de la strangulation.

Le lendemain, midi sonnait comme nous arrivions à Boghar avec notre chaîne de pendus. Il n’en était mort que six en route. Mais il avait fallu bien souvent desserrer les nœuds d’un bout à l’autre du convoi, car toute secousse étranglait d’un seul coup une dizaine de captifs.

Le capitaine se tut. Je ne répondis rien. Je songeais à l’étrange pays où l’on pouvait voir de pareilles choses; et je regardais dans le ciel noir le troupeau innombrable et luisant des étoiles.

Mohammed-Fripouille a paru dans le Gaulois du samedi 20 septembre 1884.


LE GARDE.

ON racontait des aventures et des accidents de chasse, après dîner.

Un vieil ami de nous tous, M. Boniface, grand tueur de bêtes et grand buveur de vin, un homme robuste et gai, plein d’esprit, de sens et de philosophie, d’une philosophie ironique et résignée, se manifestant par des drôleries mordantes et jamais par des tristesses, dit tout à coup:

—J’en sais une, moi, une histoire de chasse, ou plutôt un drame de chasse assez singulier. Il ne ressemble pas du tout à ce qu’on connaît dans le genre; aussi je ne l’ai jamais raconté, pensant qu’il n’amuserait personne.

Il n’est pas sympathique, vous me comprenez? Je veux dire qu’il n’a pas cette espèce d’intérêt qui passionne, ou qui charme, ou qui émeut agréablement.

Enfin, voici la chose:

«J’avais alors trente-cinq ans environ, et je chassais comme un furieux.

En ce temps-là, je possédais une terre très isolée dans les environs de Jumièges, entourée de forêts et très bonne pour le lièvre et le lapin. J’y allais passer tout seul quatre ou cinq jours par an seulement, l’installation ne me permettant pas d’amener un ami.

J’avais placé là, comme garde, un ancien gendarme en retraite, un brave homme, violent, sévère sur la consigne, terrible aux braconniers, et ne craignant rien. Il habitait tout seul, loin du village, une petite maison ou plutôt une masure composée de deux pièces en bas, cuisine et cellier, et de deux chambres au premier. Une d’elles, une sorte de case juste assez grande pour un lit, une armoire et une chaise, m’était réservée.

Le père Cavalier occupait l’autre. En disant qu’il était seul en ce logis, je me suis mal exprimé. Il avait pris avec lui son neveu, une sorte de chenapan de quatorze ans qui allait aux provisions au village éloigné de trois kilomètres, et aidait le vieux dans les besognes quotidiennes.

Ce garnement, maigre, long, un peu crochu, avait des cheveux jaunes si légers qu’ils semblaient un duvet de poule plumée, si rares qu’il avait l’air chauve. Il possédait en outre des pieds énormes et des mains géantes, des mains de colosse.

Il louchait un peu et ne regardait jamais personne. Dans la race humaine, il me faisait l’effet de ce que sont les bêtes puantes chez les animaux. C’était un putois ou un renard, ce galopin-là.

Il couchait dans une sorte de trou au haut du petit escalier qui menait aux deux chambres.

Mais, pendant mes courts séjours au Pavillon—j’appelais cette masure le Pavillon—Marius cédait sa niche à une vieille femme d’Écorcheville, nommée Céleste, qui venait me faire la cuisine, les ratas du père Cavalier étant par trop insuffisants.

Vous connaissez donc les personnages et le local. Voici maintenant l’aventure:

C’était en 1854, le 15 octobre,—je me rappelle cette date et je ne l’oublierai jamais.

Je partis de Rouen à cheval, suivi de mon chien Bock, un grand braque du Poitou, large de poitrine et fort de gueule, qui buissonnait dans les ronces comme un épagneul de Pont-Audemer.

Je portais en croupe mon sac de voyage, et mon fusil en bandoulière. C’était un jour froid, un jour de grand vent triste, avec des nuages sombres courant dans le ciel.

En montant la côte de Canteleu, je regardais la vaste vallée de la Seine que le fleuve traversait jusqu’à l’horizon avec des replis de serpent. Rouen, à gauche, dressait dans le ciel tous ses clochers et, à droite, la vue s’arrêtait sur les côtes lointaines couvertes de bois. Puis je traversai la forêt de Roumare, allant tantôt au pas, tantôt au trot, et j’arrivai vers cinq heures devant le Pavillon, où le père Cavalier et Céleste m’attendaient.

Depuis dix ans, à la même époque, je me présentais de la même façon, et les mêmes bouches me saluaient avec les mêmes paroles.

—Bonjour, notre monsieur. La santé est-elle satisfaisante?

Cavalier n’avait guère changé. Il résistait au temps comme un vieil arbre; mais Céleste, depuis quatre ans surtout, était devenue méconnaissable.

Elle s’était à peu près cassée en deux et, bien que toujours active, elle marchait le haut du corps tellement penché en avant qu’il formait presque un angle droit avec les jambes.

La vieille femme, très dévouée, paraissait toujours émue en me revoyant, et elle me disait, à chaque départ:

—Faut penser que c’est p’t-être la dernière fois, notre cher monsieur.

Et l’adieu désolé, craintif, de cette pauvre servante, cette résignation désespérée devant l’inévitable mort sûrement prochaine pour elle, me remuait le cœur chaque année, d’une étrange façon.

Je descendis donc de cheval, et pendant que Cavalier, dont j’avais serré la main, menait ma bête au petit bâtiment qui servait d’écurie, j’entrai, suivi de Céleste, dans la cuisine, qui servait aussi de salle à manger.

Puis le garde nous rejoignit. Je vis, du premier coup, qu’il n’avait pas sa figure ordinaire. Il semblait préoccupé, mal à l’aise, inquiet.

Je lui dis:

—Eh bien, Cavalier. Tout marche-t-il selon votre désir?

Il murmura:

—Y a du oui et y a du non. Y a bien de quoi qui ne me va guère.

Je demandai:

—Qu’est-ce que c’est donc, mon brave? Contez-moi ça.

Mais il hochait la tête:

—Non, pas encore, monsieur. Je ne veux point vous éluger comme ça à l’arrivée, avec mes tracasseries.

J’insistai; mais il refusa absolument de me mettre au courant avant le dîner. A sa tête, cependant, je comprenais que c’était grave.

Ne sachant plus quoi lui dire, je prononçai:

—Et ce gibier? En avons-nous?

—Oh! pour du gibier, oui, y en a, y en a! Vous en trouverez à volonté. Grâce à Dieu, j’ai eu l’œil.

Il disait cela avec tant de gravité, avec une gravité si désolée qu’elle devenait comique. Ses grosses moustaches grises avaient l’air prêtes à tomber de ses lèvres.

Tout à coup, je m’avisai que je n’avais pas encore vu son neveu.

—Et Marius, où est-il donc? Pourquoi ne se montre-t-il pas?

Le garde eut une sorte de sursaut et, me regardant brusquement en face:

—Eh bien, monsieur, j’aime mieux vous dire la chose tout de suite; oui, j’aime mieux: c’est rapport à lui que j’en ai sur le cœur.

—Ah! ah! Eh bien, où est-il donc?

—Il est dans l’écurie, monsieur, j’attendais le moment pour qu’il paraisse.

—Qu’est-ce qu’il a donc fait?

—Voilà la chose, monsieur...

Le garde hésitait cependant, la voix changée, tremblante, la figure creusée soudain par des rides profondes, des rides de vieux.

Il reprit lentement:

—Voilà. J’ai bien vu, cet hiver, qu’on colletait dans le bois des Roseraies, mais je ne pouvais pas pincer l’homme. J’y passai des nuits, monsieur, encore des nuits. Rien. Et, pendant ce temps-là, on se mit à colleter du côté d’Écorcheville. J’en maigrissais de dépit. Mais, quant à prendre le maraudeur, impossible! On aurait dit qu’il était prévenu de mes marches, le gueux, et de mes projets.

Mais v’là qu’un jour, en brossant la culotte à Marius, sa culotte des dimanches, je trouvai quarante sous dans sa poche. Où ’s qu’il avait eu ça, le gars?

J’y réfléchis bien huit jours, et je vis qu’il sortait; il sortait juste quand je rentrais au repos, oui, monsieur.

Alors je le guettai, mais sans doutance de la chose, oh! oui, sans doutance. Et, comme je venais de me coucher devant lui, un matin, je me relevai incontinent, et je le suivis. Pour suivre, il n’y en a pas un comme moi, monsieur.

Et v’là que je le pris, oui, Marius, qui colletait sur vos terres, monsieur, lui, mon neveu, moi, votre garde!

Le sang ne m’en a fait qu’un tour et j’ai failli le tuer sur place, tant j’ai tapé. Ah! oui, j’ai tapé, allez! et je lui ai promis que quand vous seriez là, il en aurait encore une en votre présence, de correction, de ma main, pour l’exemple.

Voilà; j’en ai maigri de chagrin. Vous savez ce que c’est quand on est contrarié comme ça. Mais qu’est-ce que vous auriez fait, dites? Il n’a plus ni père ni mère, ce gars, il n’a plus que moi de son sang, je l’ai gardé, je ne pouvais point le chasser, n’est-ce pas?

Mais je lui ai dit que s’il recommence, c’est fini, fini, plus de pitié. Voilà. Est-ce que j’ai bien fait, monsieur?

Je répondis en lui tendant la main:

—Vous avez bien fait, Cavalier; vous êtes un brave homme.

Il se leva:

—Merci bien, monsieur. Maintenant je vais le quérir. Il faut la correction, pour exemple.

Je savais qu’il était inutile d’essayer de dissuader le vieux d’un projet. Je le laissai donc agir à sa guise.

Il alla chercher le galopin et le ramena en le tenant par l’oreille.

J’étais assis sur une chaise de paille, avec le visage grave d’un juge.

Marius me parut grandi, encore plus laid que l’autre année, avec son air mauvais, sournois. Et ses grandes mains semblaient monstrueuses.

Son oncle le poussa devant moi, et, de sa voix militaire:

—Demande pardon au propriétaire.

Le gars ne dit point un mot.

Alors, l’ayant saisi sous les bras, l’ancien gendarme le souleva de terre, et il se mit à le fesser avec un telle violence que je me levai pour arrêter les coups.

L’enfant maintenant hurlait:

—Grâce!—grâce!—grâce!—je promets...

Cavalier le reposa sur le sol, et le forçant, par une pesée sur les épaules, à se mettre à genoux:

—Demande pardon, dit-il.

Le garnement murmurait, les yeux baissés:

—Je demande pardon.

Alors son oncle le releva et le congédia d’une gifle qui faillit encore le culbuter.

Il se sauva et je ne le revis pas de la soirée.

Mais Cavalier paraissait atterré.

—C’est une mauvaise nature, dit-il.

Et, pendant tout le dîner, il répétait:

—Oh! ça me fait deuil, monsieur, vous ne savez pas comme ça me fait deuil.

J’essayai de le consoler, mais en vain.

Et je me couchai de bonne heure pour me mettre en chasse au point du jour.

Mon chien dormait déjà sur le plancher, au pied de mon lit, quand je soufflai ma chandelle.

Je fus réveillé vers le milieu de la nuit par les aboiements furieux de Bock. Et je m’aperçus aussitôt que ma chambre était pleine de fumée. Je sautai de ma couche, j’allumai ma lumière, je courus à la porte et je l’ouvris. Un tourbillon de flammes entra. La maison brûlait.

Je refermai bien vite le battant de gros chêne, et, ayant passé ma culotte, je descendis d’abord par la fenêtre mon chien, au moyen d’une corde faite avec mes draps roulés, puis, ayant jeté dehors mes vêtements, ma carnassière et mon fusil, je m’échappai à mon tour par le même moyen.

Et je me mis à crier de toutes mes forces:

—Cavalier!—Cavalier!—Cavalier!

Mais le garde ne se réveillait point. Il avait un dur sommeil de vieux gendarme.

Cependant, par les fenêtres d’en bas, je voyais que tout le rez-de-chaussée n’était plus qu’une fournaise ardente; et je m’aperçus qu’on l’avait empli de paille pour favoriser l’incendie.

Donc on avait mis le feu!

Je recommençai à crier avec fureur:

—Cavalier!

Alors la pensée me vint que la fumée l’asphyxiait. J’eus une inspiration et, glissant deux cartouches dans mon fusil, je tirai un coup en plein dans sa fenêtre.

Les six carreaux jaillirent dans la chambre en poussière de verre. Cette fois, le vieux avait entendu, et il apparut effaré, en chemise, affolé surtout par cette lueur qui éclairait violemment tout le devant de sa demeure.

Je lui criai:

—Votre maison brûle. Sautez par la fenêtre, vite, vite!

Les flammes, sortant brusquement par les ouvertures d’en bas, léchaient le mur, arrivaient à lui, allaient l’enfermer. Il sauta et tomba sur ses pieds, comme un chat.

Il était temps. Le toit de chaume craqua par le milieu, au-dessus de l’escalier qui formait, en quelque sorte, une cheminée au feu d’en bas; et une immense gerbe rouge s’éleva dans l’air, s’élargissant comme un panache de jet d’eau et semant une pluie d’étincelles autour de la chaumière.

Et, en quelques secondes, elle ne fut plus qu’un paquet de flammes.

Cavalier, atterré, demanda:

—Comment que ça a pris?

Je répondis:

—On a mis le feu dans la cuisine.

Il murmura:

—Qui qu’a pu mettre le feu?

Et moi, devinant tout à coup, je prononçai:

—Marius!

Et le vieux comprit. Il balbutia:

—Oh! Jésus-Marie! C’est pour ça qu’il n’est pas rentré.

Mais une pensée horrible me traversa l’esprit. Je criai:

—Et Céleste? Céleste?

Il ne répondit pas, lui, mais la maison s’écroula devant nous, ne formant déjà plus qu’un épais brasier, éclatant, aveuglant, sanglant, un bûcher formidable, où la pauvre femme ne devait plus être elle-même qu’un charbon rouge, un charbon de chair humaine.

Nous n’avions point entendu un seul cri.

Mais, comme le feu gagnait le hangar voisin, je songeai, tout à coup, à mon cheval, et Cavalier courut le délivrer.

A peine eut-il ouvert la porte de l’écurie qu’un corps souple et rapide, lui passant entre les jambes, le précipita sur le nez. C’était Marius, fuyant de toutes ses forces.

L’homme, en une seconde, se releva. Il voulut courir pour rattraper le misérable; mais, comprenant qu’il n’y parviendrait point, et affolé par une irrésistible fureur, cédant à un de ces mouvements irréfléchis, instantanés, qu’on ne saurait ni prévoir ni retenir, il saisit mon fusil resté par terre, tout près de lui, épaula et, avant que j’eusse pu faire un mouvement, il tira sans savoir même si l’arme était chargée.

Une des cartouches que j’avais mises dedans pour annoncer le feu n’était point partie; et la charge atteignant le fuyard en plein dos le jeta sur la face, couvert de sang. Il se mit aussitôt à gratter la terre de ses mains et de ses genoux comme s’il eût voulu encore courir à quatre pattes, à la façon des lièvres blessés à mort qui voient venir le chasseur.

Je m’élançai. L’enfant râlait déjà. Il expira avant que fût éteinte la maison, sans avoir prononcé un mot.

Cavalier, toujours en chemise, les jambes nues, restait debout près de nous, immobile, hébété.

Quand les gens du village arrivèrent, on emporta mon garde, pareil à un fou.

Je parus au procès comme témoin, et je racontai les faits par le détail, sans rien changer. Cavalier fut acquitté. Mais il disparut, le jour même, abandonnant le pays.

Je ne l’ai jamais revu.

Voilà, messieurs, mon histoire de chasse.»

Chargement de la publicité...