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Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 15

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En Wagon a paru dans le Gil-Blas du mardi 24 mars 1885.

 

 

 

ÇA IRA.

J’étais descendu à Barviller uniquement parce que j’avais lu dans un guide (je ne sais plus lequel): Beau musée, deux Rubens, un Téniers, un Ribera.

Donc je pensais: Allons voir ça. Je dînerai à l’hôtel de l’Europe, que le guide affirme excellent, et je repartirai le lendemain.

Le musée était fermé: on ne l’ouvre que sur la demande des voyageurs; il fut donc ouvert à ma requête, et je pus contempler quelques croûtes attribuées par un conservateur fantaisiste aux premiers maîtres de la peinture.

Puis je me trouvai tout seul, et n’ayant absolument rien à faire, dans une longue rue de petite ville inconnue, bâtie au milieu de plaines interminables, je parcourus cette artère, j’examinai quelques pauvres magasins; puis, comme il était quatre heures, je fus saisi par un de ces découragements qui rendent fous les plus énergiques.

Que faire? Mon Dieu, que faire? J’aurais payé cinq cents francs l’idée d’une distraction quelconque? Me trouvant à sec d’inventions, je me décidai, tout simplement, à fumer un bon cigare et je cherchai le bureau de tabac. Je le reconnus bientôt à sa lanterne rouge, j’entrai. La marchande me tendit plusieurs boîtes au choix; ayant regardé les cigares, que je jugeai détestables, je considérai, par hasard, la patronne.

C’était une femme de quarante-cinq ans environ, forte et grisonnante. Elle avait une figure grasse, respectable, en qui il me sembla trouver quelque chose de familier. Pourtant je ne connaissais point cette dame! Non, je ne la connaissais pas assurément! Mais ne se pouvait-il faire que je l’eusse rencontrée? Oui, c’était possible! Ce visage-là devait être une connaissance de mon œil, une vieille connaissance perdue de vue, et changée, engraissée énormément sans doute.

Je murmurai:

—Excusez-moi, madame, de vous examiner ainsi, mais il me semble que je vous connais depuis longtemps.

Elle répondit en rougissant:

—C’est drôle... Moi aussi.

Je poussai un cri:

—Ah? Ça ira!

Elle leva ses deux mains avec un désespoir comique, épouvantée de ce mot et balbutiant:

—Oh! oh! Si on vous entendait...

Puis soudain elle s’écria à son tour:

—Tiens, c’est toi, Georges!

Puis elle regarda avec frayeur si on ne l’avait point écoutée. Mais nous étions seuls, bien seuls!

«Ça ira.» Comment avais-je pu reconnaître «Ça ira», la pauvre Ça ira, la maigre Ça ira! la désolée Ça ira, dans cette tranquille et grasse fonctionnaire du gouvernement?

Ça ira! Que de souvenirs s’éveillèrent brusquement en moi: Bougival, La Grenouillère, Chatou, le restaurant Fournaise, les longues journées en yole au bord des berges, dix ans de ma vie passés dans ce coin de pays, sur ce délicieux bout de rivière.

Nous étions alors une bande d’une douzaine, habitant la maison Galopois, à Chatou, et vivant là d’une drôle de façon, toujours à moitié nus et à moitié gris. Les mœurs des canotiers d’aujourd’hui ont bien changé. Ces messieurs portent des monocles.

Or notre bande possédait une vingtaine de canotières, régulières et irrégulières. Dans certains dimanches, nous en avions quatre; dans certains autres, nous les avions toutes. Quelques-unes étaient là, pour ainsi dire, à demeure, les autres venaient quand elles n’avaient rien de mieux à faire. Cinq ou six vivaient sur le commun, sur les hommes sans femmes, et, parmi celles-là, Ça ira.

C’était une pauvre fille maigre et qui boitait. Cela lui donnait des allures de sauterelle. Elle était timide, gauche, maladroite en tout ce qu’elle faisait. Elle s’accrochait avec crainte, au plus humble, au plus inaperçu, au moins riche de nous, qui la gardait un jour ou un mois, suivant ses moyens. Comment s’était-elle trouvée parmi nous, personne ne le savait plus. L’avait-on rencontrée, un soir de pochardise, au bal des Canotiers et emmenée dans une de ces rafles de femmes que nous faisions souvent? L’avions-nous invitée à déjeuner, en la voyant seule, assise à une petite table, dans un coin. Aucun de nous ne l’aurait pu dire; mais elle faisait partie de la bande.

Nous l’avions baptisée Ça ira, parce qu’elle se plaignait toujours de la destinée, de sa malchance, de ses déboires. On lui disait chaque dimanche:

—Eh bien, Ça ira, ça va-t-il?

Et elle répondait toujours:

—Non, pas trop, mais faut espérer que ça ira mieux un jour.

Comment ce pauvre être disgracieux et gauche était-il arrivé à faire le métier qui demande le plus de grâce, d’adresse, de ruse et de beauté? Mystère. Paris, d’ailleurs, est plein de filles d’amour laides à dégoûter un gendarme.

Que faisait-elle pendant les six autres jours de la semaine? Plusieurs fois, elle nous avait dit qu’elle travaillait. A quoi? nous l’ignorions, indifférents à son existence.

Et puis, je l’avais à peu près perdue de vue. Notre groupe s’était émietté peu à peu, laissant la place à une autre génération, à qui nous avions aussi laissé Ça ira. Je l’appris en allant déjeuner chez Fournaise de temps en temps.

Nos successeurs, ignorant pourquoi nous l’avions baptisée ainsi, avaient cru à un nom d’Orientale et la nommaient Zaïra; puis ils avaient cédé à leur tour leurs canots et quelques canotières à la génération suivante. (Une génération de canotiers vit, en général, trois ans sur l’eau, puis quitte la Seine pour entrer dans la magistrature, la médecine ou la politique.)

Zaïra était alors devenue Zara, puis, plus tard, Zara s’était encore modifié en Sarah. On la crut alors israélite.

Les tout derniers, ceux à monocle, l’appelaient donc tout simplement «La Juive».

Puis elle disparut.

Et voilà que je la retrouvais marchande de tabac à Barviller.

 

Je lui dis:

—Eh bien, ça va donc, à présent?

Elle répondit:

—Un peu mieux.

Une curiosité me saisit de connaître la vie de cette femme. Autrefois je n’y aurais point songé; aujourd’hui, je me sentais intrigué, attiré, tout à fait intéressé. Je lui demandai:

—Comment as-tu fait pour avoir de la chance?

—Je ne sais pas. Ça m’est arrivé comme je m’y attendais le moins.

—Est-ce à Chatou que tu l’as rencontrée!

—Oh non!

—Où ça donc?

—A Paris, dans l’hôtel que j’habitais.

—Ah! Est-ce que tu n’avais pas une place à Paris?

—Oui, j’étais chez madame Ravelet.

—Qui ça, madame Ravelet?

—Tu ne connais pas madame Ravelet? Oh!

—Mais non.

—La modiste, la grande modiste de la rue de Rivoli.

Et la voilà qui se met à me raconter mille choses de sa vie ancienne, mille choses secrètes de la vie parisienne, l’intérieur d’une maison de modes, l’existence de ces demoiselles, leurs aventures, leurs idées, toute l’histoire d’un cœur d’ouvrière, cet épervier de trottoir qui chasse par les rues, le matin, en allant au magasin, le midi, en flânant, nu-tête, après le repas, et le soir en montant chez elle.

Elle disait, heureuse de parler de l’autrefois:

—Si tu savais comme on est canaille... et comme on en fait de roides. Nous nous les racontions chaque jour. Vrai, on se moque des hommes, tu sais!

Moi, la première rosserie que j’ai faite, c’est au sujet d’un parapluie. J’en avais un vieux, en alpaga, un parapluie à en être honteuse. Comme je le fermais en arrivant, un jour de pluie, voilà la grande Louise qui me dit:

—Comment! tu oses sortir avec ça!

—Mais je n’en ai pas d’autre, et, en ce moment, les fonds sont bas.

Ils étaient toujours bas les fonds!

Elle me répond:

—Vas en chercher un à la Madeleine.

Moi, ça m’étonne.

Elle reprend:

—C’est là que nous les prenons, toutes; on en a autant qu’on veut.

Et elle m’explique la chose. C’est bien simple.

Donc, je m’en allai avec Irma à la Madeleine. Nous trouvons le sacristain et nous lui expliquons comment nous avons oublié un parapluie la semaine d’avant. Alors il nous demande si nous nous rappelons son manche, et je lui fais l’explication d’un manche avec une pomme d’agate. Il nous introduit dans une chambre où il y avait plus de cinquante parapluies perdus; nous les regardons tous et nous ne trouvons pas le mien; mais moi j’en choisis un beau, un très beau, à manche d’ivoire sculpté. Louise est allée le réclamer quelques jours après. Elle l’a décrit avant de l’avoir vu, et on le lui a donné sans méfiance.

Pour faire ça, on s’habillait très chic.

Et elle riait en ouvrant et laissant retomber le couvercle à charnières de la grande boîte à tabac.

Elle reprit:

—Oh! on en avait des tours, et on en avait de si drôles. Tiens, nous étions cinq à l’atelier, quatre ordinaires et une très bien, Irma, la belle Irma. Elle était très distinguée, et elle avait un amant au Conseil d’Etat. Ça ne l’empêchait pas de lui en faire porter joliment. Voilà qu’un hiver elle nous dit:

—Vous ne savez pas, nous allons en faire une bien bonne.

Et elle nous conta son idée.

Tu sais, Irma, elle avait une tournure à troubler la tête de tous les hommes, et puis une taille, et puis des hanches qui leur faisaient venir l’eau à la bouche. Donc elle imagina de nous faire gagner cent francs à chacune pour nous acheter des bagues, et elle arrangea la chose que voici:

Tu sais que je n’étais pas riche, à ce moment-là, les autres non plus; ça n’allait guère, nous gagnions cent francs par mois au magasin, rien de plus. Il fallait trouver. Je sais bien que nous avions chacune deux ou trois amants habitués qui donnaient un peu, mais pas beaucoup. A la promenade de midi, il arrivait quelquefois qu’on amorçait un monsieur qui revenait le lendemain; on le faisait poser quinze jours, et puis on cédait. Mais ces hommes-là, ça ne rapporte jamais gros. Ceux de Chatou, c’était pour le plaisir. Oh! si tu savais les ruses que nous avions; vrai, c’était à mourir de rire. Donc, quand Irma nous proposa de nous faire gagner cent francs, nous voilà toutes allumées. C’est très vilain ce que je vais te raconter, mais ça ne fait rien; tu connais la vie, toi, et puis quand on est resté quatre ans à Chatou...

Donc elle nous dit:

—Nous allons lever au bal de l’Opéra ce qu’il y a de mieux à Paris comme hommes, les plus distingués et les plus riches. Moi, je les connais.

Nous n’avons pas cru, d’abord, que c’était vrai; parce que ces hommes-là ne sont pas faits pour les modistes, pour Irma oui, mais pour nous, non. Oh! elle était d’un chic, cette Irma. Tu sais, nous avions coutume de dire à l’atelier que, si l’empereur l’avait connue, il l’aurait certainement épousée.

Pour lors, elle nous fit habiller de ce que nous avions de mieux et elle nous dit:

—Vous, vous n’entrerez pas au bal, vous allez rester chacune dans un fiacre dans les rues voisines. Un monsieur viendra qui montera dans votre voiture. Dès qu’il sera entré, vous l’embrasserez le plus gentiment que vous pourrez; et puis vous pousserez un grand cri pour montrer que vous vous êtes trompée, que vous en attendiez un autre. Ça allumera le pigeon de voir qu’il prend la place d’un autre et il voudra rester par force; vous résisterez, vous ferez les cent coups pour le chasser... et puis... vous irez souper avec lui... Alors il vous devra un bon dédommagement.

Tu ne comprends point encore, n’est-ce pas? Eh bien, voici ce qu’elle fit, la rosse.

Elle nous fit monter toutes les quatre dans quatre voitures, des voitures de cercle, des voitures bien comme il faut, puis elle nous plaça dans des rues voisines de l’Opéra. Alors, elle alla au bal, toute seule. Comme elle connaissait, par leur nom, les hommes les plus marquants de Paris, parce que la patronne fournissait leurs femmes, elle en choisit d’abord un pour l’intriguer. Elle lui en dit de toutes les sortes, car elle a de l’esprit aussi. Quand elle le vit bien emballé, elle ôta son loup, et il fut pris comme dans un filet. Donc il voulut l’emmener tout de suite, et elle lui donna rendez-vous, dans une demi-heure, dans une voiture en face du nº 20 de la rue Taitbout. C’était moi, dans cette voiture-là! J’étais bien enveloppée et la figure voilée. Donc, tout d’un coup, un monsieur passa sa tête à la portière, et il dit:

—C’est vous?

Je réponds tout bas:

—Oui, c’est moi, montez vite.

Il monte; et moi je le saisis dans mes bras et je l’embrasse, mais je l’embrasse à lui couper la respiration; puis je reprends:

—Oh! que je suis heureuse! que je suis heureuse!

Et, tout d’un coup, je crie:

—Mais ce n’est pas toi! Oh! mon Dieu! Oh! mon Dieu!

Et je me mets à pleurer.

Tu juges si voilà un homme embarrassé! Il cherche d’abord à me consoler; il s’excuse, proteste qu’il s’est trompé aussi!

Moi, je pleurais toujours, mais moins fort; et je poussais de gros soupirs. Alors il me dit des choses très douces. C’était un homme tout à fait comme il faut; et puis ça l’amusait maintenant de me voir pleurer de moins en moins.

Bref, de fil en aiguille, il m’a proposé d’aller souper. Moi, j’ai refusé; j’ai voulu sauter de la voiture; il m’a retenue par la taille; et puis embrassée; comme j’avais fait à son entrée.

Et puis... et puis... nous avons... soupé... tu comprends... et il m’a donné... devine... voyons, devine... il m’a donné cinq cents francs!... Crois-tu qu’il y en a des hommes généreux!

Enfin, la chose a réussi pour tout le monde. C’est Louise qui a eu le moins avec deux cents francs. Mais, tu sais, Louise, vrai, elle était trop maigre!

La marchande de tabac allait toujours, vidant d’un seul coup tous ses souvenirs amassés depuis si longtemps dans son cœur fermé de débitante officielle. Tout l’autrefois pauvre et drôle remuait son âme. Elle regrettait cette vie galante et bohème du trottoir parisien, faite de privations et de caresses payées, de rire et de misère, de ruses et d’amour vrai par moments.

Je lui dis:

—Mais comment as-tu obtenu ton débit de tabac?

Elle sourit:

—Oh! c’est toute une histoire. Figure-toi que j’avais dans mon hôtel, porte à porte, un étudiant en droit, mais, tu sais, un de ces étudiants qui ne font rien. Celui-là, il vivait au café, du matin au soir; et il aimait le billard, comme je n’ai jamais vu aimer personne.

Quand j’étais seule, nous passions la soirée ensemble quelquefois. C’est de lui que j’ai eu Roger.

—Qui ça, Roger?

—Mon fils.

—Ah!

—Il me donna une petite pension pour élever le gosse, mais je pensais bien que ce garçon-là ne me rapporterait rien, d’autant plus que je n’ai jamais vu un homme aussi fainéant, mais là, jamais. Au bout de dix ans, il en était encore à son premier examen. Quand sa famille vit qu’on n’en pourrait rien tirer, elle le rappela chez elle en province; mais nous étions demeurés en correspondance à cause de l’enfant. Et puis, figure-toi qu’aux dernières élections, il y a deux ans, j’apprends qu’il a été nommé député dans son pays. Et puis il a fait des discours à la Chambre. Vrai, dans le royaume des aveugles, comme on dit... Mais, pour finir, j’ai été le trouver et il m’a fait obtenir, tout de suite, un bureau de tabac comme fille de déporté... C’est vrai que mon père a été déporté, mais je n’avais jamais pensé non plus que ça pourrait me servir.

Bref... Tiens, voilà Roger.

 

Un grand jeune homme entrait, correct, grave, poseur.

Il embrassa sur le front sa mère, qui me dit:

—Tenez, monsieur, c’est mon fils, chef de bureau à la mairie... Vous savez... c’est un futur sous-préfet.

Je saluai dignement ce fonctionnaire, et je sortis pour gagner l’hôtel, après avoir serré, avec gravité, la main tendue de Ça ira.

Ça ira a paru dans le Gil-Blas du mardi 10 novembre 1885.

 

 

 

DÉCOUVERTE.

LE bateau était couvert de monde. La traversée s’annonçant fort belle, les Havraises allaient faire un tour à Trouville.

On détacha les amarres; un dernier coup de sifflet annonça le départ, et, aussitôt, un frémissement secoua le corps entier du navire, tandis qu’on entendait, le long de ses flancs, un bruit d’eau remuée.

Les roues tournèrent quelques secondes, s’arrêtèrent, repartirent doucement; puis le capitaine, debout sur sa passerelle, ayant crié par le porte-voix qui descend dans les profondeurs de la machine: «En route!» elles se mirent à battre la mer avec rapidité.

Nous filions le long de la jetée, couverte de monde. Des gens sur le bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s’ils partaient pour l’Amérique, et les amis restés à terre répondaient de la même façon.

Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, sur les toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l’Océan à peine remué par des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit bâtiment fit une courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la côte lointaine entrevue à travers la brume matinale.

A notre gauche s’ouvrait l’embouchure de la Seine, large de vingt kilomètres. De place en place les grosses bouées indiquaient les bancs de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du fleuve qui, ne se mêlant point à l’eau salée, dessinaient de grands rubans jaunes à travers l’immense nappe verte et pure de la pleine mer.

J’éprouve, aussitôt que je monte sur un bateau, le besoin de marcher de long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi? Je n’en sais rien. Donc je me mis à circuler sur le pont à travers la foule des voyageurs.

Tout à coup, on m’appela. Je me retournai. C’était un de mes vieux amis, Henri Sidoine, que je n’avais point vu depuis dix ans.

Après nous être serré les mains, nous recommençâmes ensemble, en parlant de choses et d’autres, la promenade d’ours en cage que j’accomplissais tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux lignes de voyageurs assis sur les deux côtés du pont.

Tout à coup Sidoine prononça, avec une véritable expression de rage:

—C’est plein d’Anglais ici! Les sales gens!

C’était plein d’Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaient l’horizon d’un air important qui semblait dire: «C’est nous, les Anglais, qui sommes les maîtres de la mer! Boum, boum! nous voilà!»

Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeaux blancs avaient l’air des drapeaux de leur suffisance.

Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaient les constructions navales de leur patrie, serrant en des châles multicolores leur taille droite et leurs bras minces, souriaient vaguement au radieux paysage. Leurs petites têtes, poussées au bout de ces longs corps, portaient des chapeaux anglais d’une forme étrange, et, derrière leurs crânes, leurs maigres chevelures enroulées ressemblaient à des couleuvres lofées.

Et les vieilles misses, encore plus grêles, ouvrant au vent leur mâchoire nationale, paraissaient menacer l’espace de leurs dents jaunes et démesurées.

On sentait, en passant près d’elles, une odeur de caoutchouc et d’eau dentifrice.

Sidoine répéta, avec une colère grandissante:

—Les sales gens! On ne pourra donc pas les empêcher de venir en France?

Je demandai en souriant:

—Pourquoi leur en veux-tu? Quant à moi, ils me sont parfaitement indifférents.

Il prononça:

—Oui, toi, parbleu! Mais moi, j’ai épousé une Anglaise. Voilà.

Je m’arrêtai pour lui rire au nez.

—Ah! diable. Conte-moi ça. Et elle te rend donc très malheureux?

Il haussa les épaules:

—Non, pas précisément.

—Alors... elle te... elle te... trompe?

—Malheureusement non. Ça me ferait une cause de divorce et j’en serais débarrassé.

—Alors, je ne comprends pas!

—Tu ne comprends pas? Ça ne m’étonne point. Eh bien, elle a tout simplement appris le français, pas autre chose! Écoute:

«Je n’avais pas le moindre désir de me marier, quand je vins passer l’été à Étretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux que les villes d’eaux. On ne se figure pas combien les fillettes y sont à leur avantage. Paris sied aux femmes et la campagne aux jeunes filles.

Les promenades à ânes, les bains du matin, les déjeuners sur l’herbe, autant de pièges à mariage. Et, vraiment, il n’y a rien de plus gentil qu’une enfant de dix-huit ans qui court à travers un champ ou qui ramasse des fleurs le long d’un chemin.

Je fis la connaissance d’une famille anglaise descendue au même hôtel que moi. Le père ressemblait aux hommes que tu vois là, et la mère à toutes les Anglaises.

Il y avait deux fils, de ces garçons tout en os, qui jouent du matin au soir à des jeux violents, avec des balles, des massues ou des raquettes; puis deux filles, l’aînée, une sèche, encore une Anglaise de boîte à conserves; la cadette, une merveille. Une blonde, ou plutôt une blondine avec une tête venue du ciel. Quand elles se mettent à être jolies, les gredines, elles sont divines. Celle-là avait des yeux bleus, de ces yeux bleus qui semblent contenir toute la poésie, tout le rêve, toute l’espérance, tout le bonheur du monde!

Quel horizon ça vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux de femme comme ceux-là! Comme ça répond bien à l’attente éternelle et confuse de notre cœur!

Il faut dire aussi que, nous autres Français, nous adorons les étrangères. Aussitôt que nous rencontrons une Russe, une Italienne, une Suédoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous en tombons amoureux instantanément. Tout ce qui vient du dehors nous enthousiasme, drap pour culotte, chapeaux, gants, fusils et... femmes.

Nous avons tort, cependant.

Mais je crois que ce qui nous séduit le plus dans les exotiques, c’est leur défaut de prononciation. Aussitôt qu’une femme parle mal notre langue, elle est charmante; si elle fait une faute de français par mot, elle est exquise, et si elle baragouine d’une façon tout à fait inintelligible, elle devient irrésistible.

Tu ne te figures pas comme c’est gentil d’entendre dire à une mignonne bouche rose: «J’aimé bôcoup la gigotte.»

Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Je n’y comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait de mots inattendus; puis, je devins absolument amoureux de cet argot comique et gai.

Tous les termes estropiés, bizarres, ridicules prenaient sur ses lèvres un charme délicieux; et nous avions, le soir, sur la terrasse du Casino, de longues conversations qui ressemblaient à des énigmes parlées.

Je l’épousai! Je l’aimais follement comme on peut aimer un Rêve. Car les vrais amants n’adorent jamais qu’un rêve qui a pris une forme de femme.

Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet:

Tu n’as jamais été, dans tes jours les plus rares,
Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur,
Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares,
J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur.

Eh bien, mon cher, le seul tort que j’ai eu, ç’a été de donner à ma femme un professeur de français.

Tant qu’elle a martyrisé le dictionnaire et supplicié la grammaire, je l’ai chérie.

Nos causeries étaient simples. Elles me révélaient la grâce surprenante de son être, l’élégance incomparable de son geste; elles me la montraient comme un merveilleux bijou parlant, une poupée de chair faite pour le baiser, sachant énumérer à peu près ce qu’elle aimait, pousser parfois des exclamations bizarres, et exprimer d’une façon coquette, à force d’être incompréhensible et imprévue, des émotions ou des sensations peu compliquées.

Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui disent «papa» et «maman», en prononçant—Baâba—et Baâmban.

Aurais-je pu croire que...

Elle parle, à présent... Elle parle... mal... très mal... Elle fait tout autant de fautes... Mais on la comprend... oui, je la comprends... je sais... je la connais...

J’ai ouvert ma poupée pour regarder dedans... j’ai vu. Et il faut causer, mon cher!

Ah! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idées, les théories d’une jeune Anglaise bien élevée, à laquelle je ne peux rien reprocher, et qui me répète, du matin au soir, toutes les phrases d’un dictionnaire de la conversation à l’usage des pensionnats de jeunes personnes.

Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dorés qui renferment d’exécrables bonbons. J’en avais une. Je l’ai déchirée. J’ai voulu manger le dedans et suis resté tellement dégoûté que j’ai des haut-le-cœur, à présent, rien qu’en apercevant une de ses compatriotes.

J’ai épousé un perroquet à qui une vieille institutrice anglaise aurait enseigné le français: comprends-tu?»

 

Le port de Trouville montrait maintenant ses jetées de bois couvertes de monde.

Je dis:

—Où est ta femme?

Il prononça:

—Je l’ai ramenée à Étretat.

—Et toi, où vas-tu?

—Moi? moi je vais me distraire à Trouville.

Puis, après un silence, il ajouta:

—Tu ne te figures pas comme ça peut être bête quelquefois, une femme.

Découverte a paru dans le Gaulois du jeudi 4 septembre 1884.

 

 

 

 

SOLITUDE.

C’était après un dîner d’hommes. On avait été fort gai. Un d’eux, un vieil ami, me dit:

—Veux-tu remonter à pied l’avenue des Champs-Élysées?

Et nous voilà partis, suivant à pas lents la longue promenade, sous les arbres à peine vêtus de feuilles encore. Aucun bruit, que cette rumeur confuse et continue que fait Paris. Un vent frais nous passait sur le visage, et la légion des étoiles semait sur le ciel noir une poudre d’or.

Mon compagnon me dit:

—Je ne sais pourquoi, je respire mieux ici, la nuit, que partout ailleurs. Il me semble que ma pensée s’y élargit. J’ai, par moments, ces espèces de lueurs dans l’esprit qui font croire, pendant une seconde, qu’on va découvrir le divin secret des choses. Puis la fenêtre se referme. C’est fini.

De temps en temps, nous voyions glisser deux ombres le long des massifs; nous passions devant un banc où deux êtres, assis côte à côte, ne faisaient qu’une tache noire.

Mon voisin murmura:

—Pauvres gens! Ce n’est pas du dégoût qu’ils m’inspirent, mais une immense pitié. Parmi tous les mystères de la vie humaine, il en est un que j’ai pénétré: notre grand tourment dans l’existence vient de ce que nous sommes éternellement seuls, et tous nos efforts, tous nos actes ne tendent qu’à fuir cette solitude. Ceux-là, ces amoureux des bancs en plein air, cherchent, comme nous, comme toutes les créatures, à faire cesser leur isolement, rien que pendant une minute au moins; mais ils demeurent, ils demeureront toujours seuls; et nous aussi.

On s’en aperçoit plus ou moins, voilà tout.

Depuis quelque temps j’endure cet abominable supplice d’avoir compris, d’avoir découvert l’affreuse solitude où je vis, et je sais que rien ne peut la faire cesser, rien, entends-tu! Quoi que nous tentions, quoi que nous fassions, quels que soient l’élan de nos cœurs, l’appel de nos lèvres et l’étreinte de nos bras, nous sommes toujours seuls.

Je t’ai entraîné ce soir, à cette promenade, pour ne pas rentrer chez moi, parce que je souffre horriblement, maintenant, de la solitude de mon logement. A quoi cela me servira-t-il? Je te parle, tu m’écoutes, et nous sommes seuls tous deux, côte à côte, mais seuls. Me comprends-tu?

Bienheureux les simples d’esprit, dit l’Écriture. Ils ont l’illusion du bonheur. Ils ne sentent pas, ceux-là, notre misère solitaire, ils n’errent pas, comme moi, dans la vie, sans autre contact que celui des coudes, sans autre joie que l’égoïste satisfaction de comprendre, de voir, de deviner et de souffrir sans fin de la connaissance de notre éternel isolement.

Tu me trouves un peu fou, n’est-ce pas?

Écoute-moi. Depuis que j’ai senti la solitude de mon être, il me semble que je m’enfonce, chaque jour davantage, dans un souterrain sombre, dont je ne trouve pas les bords, dont je ne connais pas la fin, et qui n’a point de bout, peut-être! J’y vais sans personne avec moi, sans personne autour de moi, sans personne de vivant faisant cette même route ténébreuse. Ce souterrain, c’est la vie. Parfois j’entends des bruits, des voix, des cris... je m’avance à tâtons vers ces rumeurs confuses. Mais je ne sais jamais au juste d’où elles partent; je ne rencontre jamais personne, je ne trouve jamais une autre main dans ce noir qui m’entoure. Me comprends-tu?

Quelques hommes ont parfois deviné cette souffrance atroce.

Musset s’est écrié:

Qui vient? Qui m’appelle? Personne.
Je suis seul.—C’est l’heure qui sonne.
O solitude!—O pauvreté!

Mais, chez lui, ce n’était là qu’un doute passager, et non pas une certitude définitive, comme chez moi. Il était poète; il peuplait la vie de fantômes, de rêves. Il n’était jamais vraiment seul.—Moi, je suis seul!

Gustave Flaubert, un des grands malheureux de ce monde, parce qu’il était un des grands lucides, n’écrivit-il pas à une amie cette phrase désespérante: «Nous sommes tous dans un désert. Personne ne comprend personne.»

Non, personne ne comprend personne, quoi qu’on pense, quoi qu’on dise, quoi qu’on tente. La terre sait-elle ce qui se passe dans ces étoiles que voilà, jetées comme une graine de feu à travers l’espace, si loin que nous apercevons seulement la clarté de quelques-unes, alors que l’innombrable armée des autres est perdue dans l’infini, si proches qu’elles forment peut-être un tout, comme les molécules d’un corps?

Eh bien, l’homme ne sait pas davantage ce qui se passe dans un autre homme. Nous sommes plus loin l’un de l’autre que ces astres, plus isolés surtout, parce que la pensée est insondable.

Sais-tu quelque chose de plus affreux que ce constant frôlement des êtres que nous ne pouvons pénétrer! Nous nous aimons les uns les autres comme si nous étions enchaînés, tout près, les bras tendus, sans parvenir à nous joindre. Un torturant besoin d’union nous travaille, mais tous nos efforts restent stériles, nos abandons inutiles, nos confidences infructueuses, nos étreintes impuissantes, nos caresses vaines. Quand nous voulons nous mêler, nos élans de l’un vers l’autre ne font que nous heurter l’un à l’autre.

Je ne me sens jamais plus seul que lorsque je livre mon cœur à quelque ami, parce que je comprends mieux alors l’infranchissable obstacle. Il est là, cet homme; je vois ses yeux clairs sur moi; mais son âme, derrière eux, je ne la connais point. Il m’écoute. Que pense-t-il? Oui, que pense-t-il? Tu ne comprends pas ce tourment? Il me hait peut-être? ou me méprise? ou se moque de moi? Il réfléchit à ce que je dis, il me juge, il me raille, il me condamne, m’estime médiocre ou sot. Comment savoir ce qu’il pense? Comment savoir s’il m’aime comme je l’aime? et ce qui s’agite dans cette petite tête ronde? Quel mystère que la pensée inconnue d’un être, la pensée cachée et libre, que nous ne pouvons ni connaître, ni conduire, ni dominer, ni vaincre!

Et moi, j’ai beau vouloir me donner tout entier, ouvrir toutes les portes de mon âme, je ne parviens point à me livrer. Je garde au fond, tout au fond, ce lieu secret du Moi où personne ne pénètre. Personne ne peut le découvrir, y entrer, parce que personne ne me ressemble, parce que personne ne comprend personne.

Me comprends-tu, au moins, en ce moment, toi? Non, tu me juges fou! tu m’examines, tu te gardes de moi! Tu te demandes: «Qu’est-ce qu’il a, ce soir?» mais si tu parviens à saisir un jour, à bien deviner mon horrible et subtile souffrance, viens-t’en me dire seulement: Je t’ai compris! et tu me rendras heureux, une seconde, peut-être.

Ce sont les femmes qui me font encore le mieux apercevoir ma solitude.

Misère! Misère! Comme j’ai souffert par elles, parce qu’elles m’ont donné souvent, plus que les hommes, l’illusion de n’être pas seul!

Quand on entre dans l’Amour, il semble qu’on s’élargit. Une félicité surhumaine vous envahit. Sais-tu pourquoi? Sais-tu d’où vient cette sensation d’immense bonheur? C’est uniquement parce qu’on s’imagine n’être plus seul. L’isolement, l’abandon de l’être humain paraît cesser. Quelle erreur!

Plus tourmentée encore que nous par cet éternel besoin d’amour qui ronge notre cœur solitaire, la femme est le grand mensonge du Rêve.

Tu connais ces heures délicieuses passées face à face avec cet être à longs cheveux, aux traits charmeurs et dont le regard nous affole. Quel délire égare notre esprit! Quelle illusion nous emporte!

Elle et moi, nous n’allons plus faire qu’un, tout à l’heure, semble-t-il? Mais ce tout à l’heure n’arrive jamais, et, après des semaines d’attente, d’espérance et de joie trompeuse, je me retrouve tout à coup, un jour, plus seul que je ne l’avais encore été.

Après chaque baiser, après chaque étreinte, l’isolement s’agrandit. Et comme il est navrant, épouvantable.

Un poète, M. Sully Prudhomme, n’a-t-il pas écrit:

Les caresses ne sont que d’inquiets transports,
Infructueux essais du pauvre amour qui tente
L’impossible union des âmes par les corps...

Et puis, adieu. C’est fini. C’est à peine si on reconnaît cette femme qui a été tout pour nous pendant un moment de la vie, et dont nous n’avons jamais connu la pensée intime et banale sans doute!

Aux heures mêmes où il semblait que, dans un accord mystérieux des êtres, dans un complet emmêlement des désirs et de toutes les aspirations, on était descendu jusqu’au profond de son âme, un mot, un seul mot, parfois, nous révélait notre erreur, nous montrait, comme un éclair dans la nuit, le trou noir entre nous.

Et pourtant, ce qu’il y a encore de meilleur au monde, c’est de passer un soir auprès d’une femme qu’on aime, sans parler, heureux presque complètement par la seule sensation de sa présence. Ne demandons pas plus, car jamais deux êtres ne se mêlent.

Quant à moi, maintenant, j’ai fermé mon âme. Je ne dis plus à personne ce que je crois, ce que je pense et ce que j’aime. Me sachant condamné à l’horrible solitude, je regarde les choses, sans jamais émettre mon avis. Que m’importent les opinions, les querelles, les plaisirs, les croyances! Ne pouvant rien partager avec personne, je me suis désintéressé de tout. Ma pensée, invisible, demeure inexplorée. J’ai des phrases banales pour répondre aux interrogations de chaque jour, et un sourire qui dit: «oui», quand je ne veux même pas prendre la peine de parler.

Me comprends-tu?

 

Nous avions remonté la longue avenue jusqu’à l’Arc de triomphe de l’Étoile, puis nous étions redescendus jusqu’à la place de la Concorde, car il avait énoncé tout cela lentement, en ajoutant encore beaucoup d’autres choses dont je ne me souviens plus.

Il s’arrêta et, brusquement, tendant le bras vers le haut obélisque de granit, debout sur le pavé de Paris et qui perdait, au milieu des étoiles, son long profil égyptien, monument exilé, portant au flanc l’histoire de son pays écrite en signes étranges, mon ami s’écria:

—Tiens, nous sommes tous comme cette pierre.

Puis il me quitta sans ajouter un mot.

Était-il gris? Était-il fou? Était-il sage? Je ne le sais encore. Parfois il me semble qu’il avait raison; parfois il me semble qu’il avait perdu l’esprit.

Solitude a paru dans le Gaulois du lundi 3 mars 1884.

 

 

 

AU BORD DU LIT.

Un grand feu flambait dans l’âtre. Sur la table japonaise, deux tasses à thé se faisaient face, tandis que la théière fumait à côté contre le sucrier flanqué du carafon de rhum.

Le comte de Sallure jeta son chapeau, ses gants et sa fourrure sur une chaise, tandis que la comtesse, débarrassée de sa sortie de bal, rajustait un peu ses cheveux devant la glace. Elle se souriait aimablement à elle-même en tapotant, du bout de ses doigts fins et luisants de bagues, les cheveux frisés des tempes. Puis elle se tourna vers son mari. Il la regardait depuis quelques secondes, et semblait hésiter comme si une pensée intime l’eût gêné.

Enfin il dit:

—Vous a-t-on assez fait la cour, ce soir?

Elle le considéra dans les yeux, le regard allumé d’une flamme de triomphe et de défi, et répondit:

—Je l’espère bien!

Puis elle s’assit à sa place. Il se mit en face d’elle et reprit en cassant une brioche:

—C’en était presque ridicule... pour moi!

Elle demanda:

—Est-ce une scène? avez-vous l’intention de me faire des reproches?

—Non, ma chère amie, je dis seulement que ce M. Burel a été presque inconvenant auprès de vous. Si... si... si j’avais eu des droits... je me serais fâché.

—Mon cher ami, soyez franc. Vous ne pensez plus aujourd’hui comme vous pensiez l’an dernier, voilà tout. Quand j’ai su que vous aviez une maîtresse, une maîtresse que vous aimiez, vous ne vous occupiez guère si on me faisait ou si on ne me faisait pas la cour. Je vous ai dit mon chagrin, j’ai dit, comme vous ce soir, mais avec plus de raison: Mon ami, vous compromettez Mᵐᵉ de Servy, vous me faites de la peine et vous me rendez ridicule. Qu’avez-vous répondu? Oh! vous m’avez parfaitement laissé entendre que j’étais libre, que le mariage, entre gens intelligents, n’était qu’une association d’intérêts, un lien social, mais non un lien moral. Est-ce vrai? Vous m’avez laissé comprendre que votre maîtresse était infiniment mieux que moi, plus séduisante, plus femme! Vous avez dit: plus femme. Tout cela était entouré, bien entendu, de ménagements d’homme bien élevé, enveloppé de compliments, énoncé avec une délicatesse à laquelle je rends hommage. Je n’en ai pas moins parfaitement compris.

Il a été convenu que nous vivrions désormais ensemble, mais complètement séparés. Nous avions un enfant qui formait entre nous un trait d’union.

Vous m’avez presque laissé deviner que vous ne teniez qu’aux apparences, que je pouvais, s’il me plaisait, prendre un amant pourvu que cette liaison restât secrète. Vous avez longuement disserté, et fort bien, sur la finesse des femmes, sur leur habileté pour ménager les convenances, etc.

J’ai compris, mon ami, parfaitement compris. Vous aimiez alors beaucoup, beaucoup Mᵐᵉ de Servy, et ma tendresse légitime, ma tendresse légale vous gênait. Je vous enlevais, sans doute, quelques-uns de vos moyens. Nous avons, depuis lors, vécu séparés. Nous allons dans le monde ensemble, nous en revenons ensemble, puis nous rentrons chacun chez nous.

Or, depuis un mois ou deux, vous prenez des allures d’homme jaloux. Qu’est-ce que cela veut dire?

—Ma chère amie, je ne suis point jaloux, mais j’ai peur de vous voir vous compromettre. Vous êtes jeune, vive, aventureuse...

—Pardon, si nous parlons d’aventures, je demande à faire la balance entre nous.

—Voyons, ne plaisantez pas, je vous prie. Je vous parle en ami, en ami sérieux. Quant à tout ce que vous venez de dire, c’est fortement exagéré.

—Pas du tout. Vous avez avoué, vous m’avez avoué votre liaison, ce qui équivalait à me donner l’autorisation de vous imiter. Je ne l’ai pas fait...

—Permettez...

—Laissez-moi donc parler. Je ne l’ai pas fait. Je n’ai point d’amant, et je n’en ai pas eu... jusqu’ici. J’attends... je cherche... je ne trouve pas. Il me faut quelqu’un de bien... de mieux que vous... C’est un compliment que je vous fais et vous n’avez pas l’air de le remarquer.

—Ma chère, toutes ces plaisanteries sont absolument déplacées.

—Mais je ne plaisante pas le moins du monde. Vous m’avez parlé du dix-huitième siècle, vous m’avez laissé entendre que vous étiez régence. Je n’ai rien oublié. Le jour où il me conviendra de cesser d’être ce que je suis, vous aurez beau faire, entendez-vous, vous serez, sans même vous en douter... cocu comme d’autres.

—Oh!... pouvez-vous prononcer de pareils mots?

—De pareils mots!... Mais vous avez ri comme un fou quand Mᵐᵉ de Gers a déclaré que M. de Servy avait l’air d’un cocu à la recherche de ses cornes.

—Ce qui peut paraître drôle dans la bouche de Mᵐᵉ de Gers devient inconvenant dans la vôtre.

—Pas du tout. Mais vous trouvez très plaisant le mot cocu quand il s’agit de M. de Servy, et vous le jugez fort malsonnant quand il s’agit de vous. Tout dépend du point de vue. D’ailleurs je ne tiens pas à ce mot, je ne l’ai prononcé que pour voir si vous êtes mûr.

—Mûr... Pour quoi?

—Mais pour l’être. Quand un homme se fâche en entendant dire cette parole, c’est qu’il... brûle. Dans deux mois, vous rirez tout le premier si je parle d’un... coiffé. Alors... oui... quand on l’est, on ne le sent pas.

—Vous êtes, ce soir, tout à fait mal élevée. Je ne vous ai jamais vue ainsi.

—Ah! voilà... j’ai changé... en mal. C’est votre faute.

—Voyons, ma chère, parlons sérieusement. Je vous prie, je vous supplie de ne pas autoriser, comme vous l’avez fait ce soir, les poursuites inconvenantes de M. Burel.

—Vous êtes jaloux. Je le disais bien.

—Mais non, non. Seulement je désire n’être pas ridicule. Je ne veux pas être ridicule. Et si je revois ce monsieur vous parler dans les... épaules, ou plutôt entre les seins...

—Il cherchait un porte-voix.

—Je... je lui tirerai les oreilles.

—Seriez-vous amoureux de moi, par hasard?

—On le pourrait être de femmes moins jolies.

—Tiens, comme vous voilà! C’est que je ne suis plus amoureuse de vous, moi!

 

Le comte s’est levé. Il fait le tour de la petite table, et, passant derrière sa femme, lui dépose vivement un baiser sur la nuque. Elle se dresse d’une secousse, et, le regardant au fond des yeux:

—Plus de ces plaisanteries-là, entre nous, s’il vous plaît. Nous vivons séparés. C’est fini.

—Voyons, ne vous fâchez pas. Je vous trouve ravissante depuis quelque temps.

—Alors... alors... c’est que j’ai gagné. Vous aussi... vous me trouvez... mûre.

—Je vous trouve ravissante, ma chère; vous avez des bras, un teint, des épaules...

—Qui plairaient à M. Burel...

—Vous êtes féroce. Mais là... vrai... je ne connais pas de femme aussi séduisante que vous.

—Vous êtes à jeun.

—Hein?

—Je dis: Vous êtes à jeun.

—Comment ça?

—Quand on est à jeun, on a faim, et quand on a faim, on se décide à manger des choses qu’on n’aimerait point à un autre moment. Je suis le plat... négligé jadis que vous ne seriez pas fâché de vous mettre sous la dent... ce soir.

—Oh! Marguerite! Qui vous a appris à parler comme ça?

—Vous! Voyons: depuis votre rupture avec Mᵐᵉ de Servy, vous avez eu, à ma connaissance, quatre maîtresses, des cocottes celles-là, des artistes, dans leur partie. Alors, comment voulez-vous que j’explique autrement que par un jeûne momentané vos... velléités de ce soir.

—Je serai franc et brutal, sans politesse. Je suis redevenu amoureux de vous. Pour de vrai, très fort. Voilà.

—Tiens, tiens. Alors vous voudriez... recommencer?

—Oui, Madame.

—Ce soir!

—Oh! Marguerite!

—Bon. Vous voilà encore scandalisé. Mon cher, entendons-nous. Nous ne sommes plus rien l’un à l’autre, n’est-ce pas? Je suis votre femme, c’est vrai, mais votre femme—libre. J’allais prendre un engagement d’un autre côté, vous me demandez la préférence. Je vous la donnerai... à prix égal.

—Je ne comprends pas.

—Je m’explique. Suis-je aussi bien que vos cocottes? Soyez franc.

—Mille fois mieux.

—Mieux que la mieux?

—Mille fois.

—Eh bien, combien vous a-t-elle coûté, la mieux, en trois mois?

—Je n’y suis plus.

—Je dis: combien vous a coûté, en trois mois, la plus charmante de vos maîtresses, en argent, bijoux, soupers, dîners, théâtre, etc., entretien complet, enfin?

—Est-ce que je sais, moi?

—Vous devez le savoir. Voyons, un prix moyen, modéré. Cinq mille francs par mois: est-ce à peu près juste?

—Oui... à peu près.

—Eh bien, mon ami, donnez-moi tout de suite cinq mille francs et je suis à vous pour un mois, à compter de ce soir.

—Vous êtes folle.

—Vous le prenez ainsi; bonsoir.

 

La comtesse sort, et entre dans sa chambre à coucher. Le lit est entr’ouvert. Un vague parfum flotte, imprègne les tentures.

Le comte apparaissant à la porte:

—Ça sent très bon, ici.

—Vraiment?... Ça n’a pourtant pas changé. Je me sers toujours de peau d’Espagne.

—Tiens, c’est étonnant... ça sent très bon.

—C’est possible. Mais, vous, faites-moi le plaisir de vous en aller parce que je vais me coucher.

—Marguerite!

—Allez-vous-en!

 

Il entre tout à fait et s’assied dans un fauteuil.

La comtesse:

—Ah! c’est comme ça. Eh bien, tant pis pour vous.

Elle ôte son corsage de bal lentement, dégageant ses bras nus et blancs. Elle les lève au-dessus de sa tête pour se décoiffer devant la glace; et, sous une mousse de dentelle, quelque chose de rose apparaît au bord du corset de soie noire.

Le comte se lève vivement et vient vers elle.

La comtesse:

—Ne m’approchez pas, ou je me fâche!...

Il la saisit à pleins bras et cherche ses lèvres.

Alors, elle, se penchant vivement, saisit sur sa toilette un verre d’eau parfumée pour sa bouche, et, par-dessus l’épaule, le lance en plein visage de son mari.

Il se relève, ruisselant d’eau, furieux, murmurant:

—C’est stupide.

—Ça se peut... Mais vous savez mes conditions: Cinq mille francs.

—Mais ce serait idiot!...

—Pourquoi ça?

—Comment, pourquoi? Un mari payer pour coucher avec sa femme!...

—Oh!... quels vilains mots vous employez!

—C’est possible. Je répète que ce serait idiot de payer sa femme, sa femme légitime.

—Il est bien plus bête, quand on a une femme légitime, d’aller payer des cocottes.

—Soit, mais je ne veux pas être ridicule.

 

La comtesse s’est assise sur une chaise longue. Elle retire lentement ses bas en les retournant comme une peau de serpent. Sa jambe rose sort de la gaine de soie mauve, et le pied mignon se pose sur le tapis.

Le comte s’approche un peu et d’une voix tendre:

—Quelle drôle d’idée vous avez là?

—Quelle idée?

—De me demander cinq mille francs.

—Rien de plus naturel. Nous sommes étrangers l’un à l’autre, n’est-ce pas? Or vous me désirez. Vous ne pouvez pas m’épouser puisque nous sommes mariés. Alors vous m’achetez, un peu moins peut-être qu’une autre.

Or, réfléchissez. Cet argent, au lieu d’aller chez une gueuse qui en ferait je ne sais quoi, restera dans votre maison, dans votre ménage. Et puis, pour un homme intelligent, est-il quelque chose de plus amusant, de plus original que de se payer sa propre femme. On n’aime bien, en amour illégitime, que ce qui coûte cher, très cher. Vous donnez à notre amour... légitime, un prix nouveau, une saveur de débauche, un ragoût de... polissonnerie en le... tarifant comme un amour coté. Est-ce pas vrai?

 

Elle s’est levée presque nue et se dirige vers un cabinet de toilette.

—Maintenant, monsieur, allez-vous-en, ou je sonne ma femme de chambre.

Le comte debout, perplexe, mécontent, la regarde, et, brusquement, lui jetant à la tête son portefeuille:

—Tiens, gredine, en voilà six mille... Mais tu sais?...

La comtesse ramasse l’argent, le compte, et d’une voix lente:

—Quoi?

—Ne t’y accoutume pas.

Elle éclate de rire, et allant vers lui:

—Chaque mois, cinq mille, monsieur, ou bien je vous renvoie à vos cocottes. Et même si... si vous êtes content... je vous demanderai de l’augmentation.

Au bord du lit a paru dans le Gil-Blas du mardi 23 octobre 1883, sous la signature: Maufrigneuse.

 

 

 

PETIT SOLDAT.

CHAQUE dimanche, sitôt qu’ils étaient libres, les deux petits soldats se mettaient en marche.

Ils tournaient à droite en sortant de la caserne, traversaient Courbevoie à grands pas rapides, comme s’ils eussent fait une promenade militaire; puis, dès qu’ils avaient quitté les maisons, ils suivaient, d’une allure plus calme, la grand’route poussiéreuse et nue qui mène à Bezons.

Ils étaient petits, maigres, perdus dans leur capote trop large, trop longue, dont les manches couvraient leurs mains, gênés par la culotte rouge, trop vaste, qui les forçait à écarter les jambes pour aller vite. Et sous le shako raide et haut, on ne voyait plus qu’un rien du tout de figure, deux pauvres figures creuses de Bretons, naïves, d’une naïveté presque animale, avec des yeux bleus doux et calmes.

Ils ne parlaient jamais durant le trajet, allant devant eux, avec la même idée en tête, qui leur tenait lieu de causerie, car ils avaient trouvé, à l’entrée du petit bois des Champioux, un endroit leur rappelant leur pays, et ils ne se sentaient bien que là.

Au croisement des routes de Colombes et de Chatou, comme on arrivait sous les arbres, ils ôtaient leur coiffure qui leur écrasait la tête, et ils s’essuyaient le front.

Ils s’arrêtaient toujours un peu sur le pont de Bezons pour regarder la Seine. Ils demeuraient là, deux ou trois minutes, courbés en deux, penchés sur le parapet; ou bien ils considéraient le grand bassin d’Argenteuil où couraient les voiles blanches et inclinées des clippers, qui, peut-être, leur remémoraient la mer bretonne, le port de Vannes dont ils étaient voisins, et les bateaux pêcheurs s’en allant à travers le Morbihan, vers le large.

Dès qu’ils avaient franchi la Seine, ils achetaient leurs provisions chez le charcutier, le boulanger et le marchand de vin du pays. Un morceau de boudin, quatre sous de pain et un litre de petit bleu constituaient leurs vivres emportés dans leurs mouchoirs. Mais, aussitôt sortis du village, ils n’avançaient plus qu’à pas très lents et ils se mettaient à parler.

Devant eux, une plaine maigre, semée de bouquets d’arbres, conduisait au bois, au petit bois qui leur avait paru ressembler à celui de Kermarivan. Les blés et les avoines bordaient l’étroit chemin perdu dans la jeune verdure des récoltes, et Jean Kerderen disait chaque fois à Luc Le Ganidec:

—C’est tout comme auprès de Plounivon.

—Oui, c’est tout comme.

Ils s’en allaient, côte à côte, l’esprit plein de vagues souvenirs du pays, pleins d’images réveillées, d’images naïves comme les feuilles coloriées d’un sou. Ils revoyaient un coin de champ, une haie, un bout de lande, un carrefour, une croix de granit.

Chaque fois aussi, ils s’arrêtaient auprès d’une pierre qui bornait une propriété, parce qu’elle avait quelque chose du dolmen de Locneuven.

En arrivant au premier bouquet d’arbres, Luc Le Ganidec cueillait tous les dimanches une baguette, une baguette de coudrier; il se mettait à arracher tout doucement l’écorce en pensant aux gens de là-bas.

Jean Kerderen portait les provisions.

De temps en temps, Luc citait un nom, rappelait un fait de leur enfance, en quelques mots seulement qui leur donnaient longtemps à songer. Et le pays, le cher pays lointain les repossédait peu à peu, les envahissait, leur envoyait, à travers la distance, ses formes, ses bruits, ses horizons connus, ses odeurs, l’odeur de la lande verte où courait l’air marin.

Ils ne sentaient plus les exhalaisons du fumier parisien dont sont engraissées les terres de la banlieue, mais le parfum des ajoncs fleuris que cueille et qu’emporte la brise salée du large. Et les voiles des canotiers, apparues au-dessus des berges, leur semblaient les voiles des caboteurs, aperçues derrière la longue plaine qui s’en allait de chez eux jusqu’au bord des flots.

Ils marchaient à petits pas, Luc Le Ganidec et Jean Kerderen, contents et tristes, hantés par un chagrin doux, un chagrin lent et pénétrant de bête en cage, qui se souvient.

Et quand Luc avait fini de dépouiller la mince baguette de son écorce, ils arrivaient au coin du bois où ils déjeunaient tous les dimanches.

Ils retrouvaient les deux briques cachées par eux dans un taillis, et ils allumaient un petit feu de branches pour cuire leur boudin sur la pointe de leur couteau.

Et quand ils avaient déjeuné, mangé leur pain jusqu’à la dernière miette, et bu leur vin jusqu’à la dernière goutte, ils demeuraient assis dans l’herbe côte à côte, sans rien dire, les yeux au loin, les paupières lourdes, les doigts croisés comme à la messe, leurs jambes rouges allongées à côté des coquelicots du champ; et le cuir de leurs shakos et le cuivre de leurs boutons luisaient sous le soleil ardent, faisaient s’arrêter les alouettes qui chantaient en planant sur leurs têtes.

 

Vers midi, ils commençaient à tourner leurs regards de temps en temps du côté du village de Bezons, car la fille à la vache allait venir.

Elle passait devant eux tous les dimanches pour aller traire et remiser sa vache, la seule vache du pays qui fût à l’herbe, et qui pâturait une étroite prairie sur la lisière du bois, plus loin.

Ils apercevaient bientôt la servante, seul être humain marchant à travers la campagne, et ils se sentaient réjouis par les reflets brillants que jetait le seau de fer-blanc sous la flamme du soleil. Jamais ils ne parlaient d’elle. Ils étaient seulement contents de la voir, sans comprendre pourquoi.

C’était une grande fille vigoureuse, rousse et brûlée par l’ardeur des jours clairs, une grande fille hardie de la campagne parisienne.

Une fois, en les revoyant assis à la même place, elle leur dit:

—Bonjour... vous v’nez donc toujours ici?

Luc Le Ganidec, plus osant, balbutia:

—Oui, nous v’nons au repos.

Ce fut tout. Mais, le dimanche suivant, elle rit en les apercevant, elle rit avec une bienveillance protectrice de femme dégourdie qui sentait leur timidité, et elle demanda:

—Qué qu’ vous faites comme ça? C’est-il qu’ vous r’gardez pousser l’herbe?

Luc égayé sourit aussi:

—P’tête ben.

Elle reprit:

—Hein! Ça va pas vite.

Il répliqua, riant toujours:

—Pour ça, non.

Elle passa. Mais en revenant avec son seau plein de lait, elle s’arrêta encore devant eux, et leur dit:

—En voulez-vous une goutte? Ça vous rappellera l’ pays.

Avec son instinct d’être de même race, loin de chez elle aussi peut-être, elle avait deviné et touché juste.

Ils furent émus tous les deux. Alors elle fit couler un peu de lait, non sans peine, dans le goulot du litre de verre où ils apportaient leur vin; et Luc but le premier, à petites gorgées, en s’arrêtant à tout moment pour regarder s’il ne dépassait point sa part. Puis il donna la bouteille à Jean.

Elle demeurait debout devant eux, les mains sur ses hanches, son seau par terre à ses pieds, contente du plaisir qu’elle leur faisait.

Puis elle s’en alla, en criant:

—Allons, adieu; à dimanche!

Et ils suivirent des yeux, aussi longtemps qu’ils purent la voir, sa haute silhouette qui s’en allait, qui diminuait, qui semblait s’enfoncer dans la verdure des terres.

 

Quand ils quittèrent la caserne, la semaine d’après, Jean dit à Luc:

—Faut-il pas li acheter qué que chose de bon?

Et ils demeurèrent fort embarrassés devant le problème d’une friandise à choisir pour la fille à la vache.

Luc opinait pour un morceau d’andouille, mais Jean préférait des berlingots, car il aimait les sucreries. Son avis l’emporta et ils prirent, chez un épicier, pour deux sous de bonbons blancs et rouges.

Ils déjeunèrent plus vite que de coutume, agités par l’attente.

Jean l’aperçut le premier:

—La v’là, dit-il.

Luc reprit:

—Oui. La v’là.

Elle riait de loin en les voyant, elle cria:

—Ça va-t-il comme vous voulez?

Ils répondirent ensemble:

—Et de vot’ part?

Alors elle causa, elle parla de choses simples qui les intéressaient, du temps, de la récolte, de ses maîtres.

Ils n’osaient point offrir leurs bonbons qui fondaient doucement dans la poche de Jean.

Luc enfin s’enhardit et murmura:

—Nous avons apporté quelque chose.

Elle demanda:

—Qué’que c’est donc?

Alors Jean, rouge jusqu’aux oreilles, atteignit le mince cornet de papier et le lui tendit.

Elle se mit à manger les petits morceaux de sucre qu’elle roulait d’une joue à l’autre et qui faisaient des bosses sous la chair. Les deux soldats, assis devant elle, la regardaient émus et ravis.

Puis elle alla traire sa vache, et elle leur donna encore du lait en revenant.

Ils pensèrent à elle toute la semaine, et ils en parlèrent plusieurs fois. Le dimanche suivant, elle s’assit à côté d’eux pour deviser plus longtemps, et tous les trois, côte à côte, les yeux perdus au loin, les genoux enfermés dans leurs mains croisées, ils racontèrent des menus faits et des menus détails des villages où ils étaient nés, tandis que la vache, là-bas, voyant arrêtée en route la servante, tendait vers elle sa lourde tête aux naseaux humides, et mugissait longuement pour l’appeler.

La fille accepta bientôt de manger un morceau avec eux et de boire un petit coup de vin. Souvent, elle leur apportait des prunes dans sa poche; car la saison des prunes était venue. Sa présence dégourdissait les deux petits soldats bretons qui bavardaient comme deux oiseaux.

 

Or, un mardi, Luc Le Ganidec demanda une permission, ce qui ne lui arrivait jamais, et il ne rentra qu’à dix heures du soir.

Jean, inquiet, cherchait en sa tête pour quelle raison son camarade avait bien pu sortir ainsi.

Le vendredi suivant, Luc, ayant emprunté dix sous à son voisin de lit, demanda encore et obtint l’autorisation de quitter pendant quelques heures.

Et quand il se mit en route avec Jean pour la promenade du dimanche, il avait l’air tout drôle, tout remué, tout changé. Kerderen ne comprenait pas, mais il soupçonnait vaguement quelque chose, sans deviner ce que ça pouvait être.

Ils ne dirent pas un mot jusqu’à leur place habituelle, dont ils avaient usé l’herbe à force de s’asseoir au même endroit; et ils déjeunèrent lentement. Ils n’avaient faim ni l’un ni l’autre.

Bientôt la fille apparut. Ils la regardaient venir comme ils faisaient tous les dimanches. Quand elle fut tout près, Luc se leva et fit deux pas. Elle posa son seau par terre, et l’embrassa. Elle l’embrassa fougueusement, en lui jetant ses bras au cou, sans s’occuper de Jean, sans songer qu’il était là, sans le voir.

Et il demeurait éperdu, lui, le pauvre Jean, si éperdu qu’il ne comprenait pas, l’âme bouleversée, le cœur crevé, sans se rendre compte encore.

Puis, la fille s’assit à côté de Luc, et ils se mirent à bavarder.

Jean ne les regardait pas, il devinait maintenant pourquoi son camarade était sorti deux fois pendant la semaine, et il sentait en lui un chagrin cuisant, une sorte de blessure, ce déchirement que font les trahisons.

Luc et la fille se levèrent pour aller ensemble remiser la vache.

Jean les suivit des yeux. Il les vit s’éloigner côte à côte. La culotte rouge de son camarade faisait une tache éclatante dans le chemin. Ce fut Luc qui ramassa le maillet et frappa sur le pieu qui retenait la bête.

La fille se baissa pour la traire, tandis qu’il caressait d’une main distraite l’échine coupante de l’animal. Puis ils laissèrent le seau dans l’herbe et ils s’enfoncèrent sous le bois.

Jean ne voyait plus rien que le mur de feuilles où ils étaient entrés; et il se sentait si troublé que, s’il avait essayé de se lever, il serait tombé sur place assurément.

Il demeurait immobile, abruti d’étonnement et de souffrance, d’une souffrance naïve et profonde. Il avait envie de pleurer, de se sauver, de se cacher, de ne plus voir personne jamais.

Tout à coup, il les aperçut qui sortaient du taillis. Ils revinrent doucement en se tenant par la main, comme font les promis dans les villages. C’était Luc qui portait le seau.

Ils s’embrassèrent encore avant de se quitter, et la fille s’en alla après avoir jeté à Jean un bonsoir amical et un sourire d’intelligence. Elle ne pensa point à lui offrir du lait ce jour-là.

Les deux petits soldats demeurèrent côte à côte, immobiles comme toujours, silencieux et calmes, sans que la placidité de leur visage montrât rien de ce qui troublait leur cœur. Le soleil tombait sur eux. La vache, parfois, mugissait en les regardant de loin.

A l’heure ordinaire, ils se levèrent pour revenir.

Luc épluchait une baguette. Jean portait le litre vide. Il le déposa chez le marchand de vin de Bezons. Puis ils s’engagèrent sur le pont, et comme chaque dimanche, ils s’arrêtèrent au milieu, afin de regarder couler l’eau quelques instants.

Jean se penchait, se penchait de plus en plus sur la balustrade de fer, comme s’il avait vu dans le courant quelque chose qui l’attirait. Luc lui dit:

—C’est-il que tu veux y boire un coup?

Comme il prononçait le dernier mot, la tête de Jean emporta le reste, les jambes enlevées décrivirent un cercle en l’air, et le petit soldat bleu et rouge tomba d’un bloc, entra et disparut dans l’eau.

Luc, la gorge paralysée d’angoisse, essayait en vain de crier. Il vit plus loin quelque chose remuer; puis la tête de son camarade surgit à la surface du fleuve, pour y rentrer aussitôt.

Plus loin encore, il aperçut, de nouveau, une main, une seule main qui sortit de la rivière, et y replongea. Ce fut tout.

Les mariniers accourus ne retrouvèrent point le corps ce jour-là.

Luc revint seul à la caserne, en courant, la tête affolée, et il raconta l’accident, les yeux et la voix pleins de larmes, et se mouchant coup sur coup:

—Il se pencha... il se... il se pencha... si bien... si bien que la tête fit culbute... et... et... le v’là qui tombe... qui tombe...

Il ne put en dire plus long, tant l’émotion l’étranglait.—S’il avait su...

Petit Soldat a paru dans le Figaro du lundi 13 avril 1885.

TABLE DES MATIÈRES.

 Pages.
Monsieur Parent1
La Bête à Maît’ Belhomme75
A Vendre93
L’Inconnue107
La Confidence121
Le Baptême133
Imprudence145
Un Fou159
Tribunaux rustiques175
L’Épingle185
Les Bécasses199
En Wagon217
Ça ira231
Découverte247
Solitude259
Au bord du lit271
Petit Soldat285

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