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Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 21

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LIVRE DE BORD.

Le Livre de bord a paru dans le Gaulois du 17 août 1887. Maupassant en a utilisé un long fragment (p. 65 à 69 du présent volume) que nous ne réimprimons pas, mais qu’il est indispensable de relire pour l’intelligence du dernier épisode de cette nouvelle.

ÉTENDU sur un des divans qui servent aussi de couchette, dans le petit yacht de mon ami Berneret, je parcourais un livre de bord, tandis que lui dormait de tout son cœur, en face de moi.

C’était un garçon bizarre, un sauvage qui, depuis dix ans, n’avait guère quitté son bateau, un cotre de vingt tonneaux nommé Mandarin.

Chaque été il parcourait les côtes du Nord de France, de Belgique, de Hollande ou d’Angleterre, et, chaque hiver, les côtes de la Méditerranée, l’Algérie, l’Espagne, l’Italie, la Grèce.

Il aimait ce bercement solitaire sur le flot toujours agité.

La terre immobile l’ennuyait, et les hommes bavards l’exaspéraient.

Ils sont ainsi quelques-uns, vivant dans cette boîte remuante, étroite et longue, qu’on nomme un yacht. On les voit arriver dans un port, au coucher du soleil. De son pont, l’homme en casquette bleue regarde de loin le mouvement humain sur le quai; puis il marche, jusqu’à la nuit, d’un pas vif et régulier, d’un bout à l’autre de son bateau.

Au point du jour, le lendemain, on ne l’aperçoit plus; il est reparti sur la mer, il fuit, il flotte, il rêve ou il dort. Il est seul.

Six mois plus tard, on le revoit très loin de là, dans un autre port, sous un autre ciel, errant encore, errant toujours.

Bien que Berneret fût un vieux camarade, il demeurait une énigme pour moi. C’était donc avec une curiosité très éveillée et très vive que je lisais son livre de bord.

Pendant qu’il dormait j’en ai copié trois pages.

20 mai, Saint-Tropez.—Rien. J’ai passé une de ces journées délicieuses où l’âme semble morte dans le corps bien vivant. Un léger vent d’ouest nous a poussés des Salins-d’Yères à Saint-Tropez, d’une façon douce et régulière, sans une vague, sans une oscillation. Nous glissions sur la mer plate, bleue, une mer qu’on voudrait embrasser et où on se baigne avec tendresse, pour sentir sur la peau sa caresse un peu fraîche.

A cinq heures le Mandarin, qui avait laissé arriver vent arrière pour gagner l’entrée du golfe de Grimaud, vira de bord et approcha du port bâbord amures. La brise tombait tout à fait; mais, comme il portait son grand flèche de beau temps, le cotre filait encore assez vite. Il passa deux tartanes et une goélette faisant même route que nous.

Le golfe de Grimaud s’enfonce dans la terre comme un lac magnifique entouré de montagnes couvertes de forêts de pins.

A l’entrée, Saint-Tropez à gauche, Saint-Maxime à droite. Tout au fond, Grimaud, ancienne cité bâtie en partie par les Maures autour d’un mont pointu qui porte sur son faîte l’antique château des Grimaldi.

Nuit excellente à Saint-Tropez.

21 mai.—Levé l’ancre à trois heures du matin, pour profiter du courant d’air de Fréjus; ce fut à peine un souffle qui nous conduisit au large, puis plus rien. A huit heures nous n’avions pas fait deux milles, et je compris que je coucherais en mer si je n’armais pas l’embarcation pour remorquer le yacht.

Je fis donc descendre deux hommes dans le canot, et à trente mètres devant nous ils commencèrent à nous traîner. Un soleil enragé tombait sur l’eau, brûlait le pont du bateau, nous écrasait sous une chaleur si lourde qu’il fallait, pour lever le bras, faire un effort considérable.

Les deux hommes, devant nous, ramaient d’une façon très lente et régulière, comme deux machines usées qui ne vont plus qu’à peine, mais qui continuent sans arrêt leur effort mécanique de machines.

Enveloppé dans un gandoura d’Alger, en soie blanche, fine et légère, qui frôlait ma peau presque sans la toucher, étendu sur des coussins sous la tente, au pied du mât, j’ai rêvassé pendant six heures de suite.

Plus je vieillis, plus l’agitation humaine me semble sotte et puérile. Quand je songe que de grosses émotions bouleversent un pays entier, je veux dire les classes éclairées, c’est-à-dire les plus niaises, parce qu’une chanteuse, un soir, a été soupçonnée d’avoir bu un verre de champagne de trop, avant d’entrer en scène!

Vers trois heures de l’après-midi, nous avions doublé la pointe du Drammond, et nous nous présentions à l’entrée de la rade d’Agay.

 

Lire p. 65, La rade d’Agay... à p. 69, autour d’eux.)

22 juillet.—Quitté le Havre à six heures du matin, par bon vent nord-nord-est.

A huit heures la brise fraîchissant, j’ai fait amener le flèche, ne gardant que la misaine et le foc, et j’ai louvoyé sans m’éloigner à plus de cinq milles de terre.

A dix heures, le vent tomba comme je me trouvais par le travers de Saint-Jouin, non loin du cap d’Antifer, et je jetai l’ancre pour me faire conduire à la côte, monter la Valeuse et déjeuner à l’auberge bien connue d’Ernestine.

Les rochers de Saint-Jouin sont les plus beaux de toute cette côte nord de la France. On dirait des ruines de châteaux forts écroulés avec la falaise. Et les sources jaillissent au milieu de ces éboulements.

Au milieu de la dure montée, un étroit sentier grimpe sur le flanc de la falaise droite et blanche; un filet d’eau claire et glacée jaillit d’un trou et arrose en dévalant un joli tapis de cresson.

Près de cette fontaine charmante, on a placé un banc de bois où l’on s’arrête, où l’on se repose, où l’on boit dans le creux de la main en dominant la mer, la longue ligne des côtes et, à ses pieds, le chaos des roches tombées. Sur ce banc, de loin, j’avais aperçu deux êtres. En approchant, je vis qu’ils se tenaient les mains, au mouvement qu’ils firent pour les séparer. Quand je fus encore plus près, je la reconnus tout à coup, elle!

Mais lui?... Lui, c’était un autre.

Une heure plus tard, comme nous avions encore déjeuné dans la même salle, et comme je causais avec la patronne, une amie, je lui demandai:

—Quelle est donc cette jeune femme, là-bas?

—Comment! vous ne la connaissez pas? Mais d’où sortez-vous? C’est la petite Jeanne Riga, du Vaudeville.

—Ah! Et le monsieur?

—Oh! lui... je ne sais point.

Et comme je retournais à mon bord, avec une joie égoïste je songeais à cette comédienne de l’amour qui jouait si bien, si bien, cette comédie-là, qu’elle m’avait rendu tout triste, un soir. Et je plaignais ceux pour qui elle la jouait si bien.

 

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