Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 26
II
Une nuit, son homme étant à la mer, elle fut réveillée tout à coup par ce grognement de bête que fait le vent quand il arrive ainsi qu’un chien lâché! Elle s’assit dans son lit, émue, puis, n’entendant plus rien, se recoucha; mais, presque aussitôt, ce fut dans sa cheminée un mugissement qui secouait la maison tout entière, et cela s’étendit par tout le ciel comme si un troupeau d’animaux furieux eût traversé l’espace en soufflant et en beuglant.
Alors elle se leva et courut au port. D’autres femmes y arrivaient de tous les côtés avec des lanternes. Les hommes accouraient et tous regardaient s’allumer dans la nuit, sur la mer, les écumes au sommet des vagues.
La tempête dura quinze heures. Onze matelots ne revinrent pas, et Patin fut de ceux-là.
On retrouva, du côté de Dieppe, des débris de la Jeune-Amélie, sa barque. On ramassa, vers Saint-Valéry, les corps de ses matelots, mais on ne découvrit jamais le sien. Comme la coque de l’embarcation semblait avoir été coupée en deux, sa femme, pendant longtemps, attendit et redouta son retour; car, si un abordage avait eu lieu, il se pouvait faire que le bâtiment abordeur l’eût recueilli, lui seul, et emmené au loin.
Puis, peu à peu, elle s’habitua à la pensée qu’elle était veuve, tout en tressaillant chaque fois qu’une voisine, qu’un pauvre ou qu’un marchand ambulant entrait brusquement chez elle.
Or, un après-midi, quatre ans environ après la disparition de son homme, elle s’arrêta, en suivant la rue aux Juifs, devant la maison d’un vieux capitaine, mort récemment, et dont on vendait les meubles.
Juste en ce moment, on adjugeait un perroquet, un perroquet vert à tête bleue, qui regardait tout ce monde d’un air mécontent et inquiet.
—Trois francs! criait le vendeur; un oiseau qui parle comme un avocat, trois francs!
Une amie de la Patin lui poussa le coude:
—Vous devriez acheter ça, vous qu’êtes riche, dit-elle. Ça vous tiendrait compagnie; il vaut plus de trente francs, c’t oiseau-là. Vous le revendrez toujours ben vingt à vingt-cinq!
—Quatre francs! mesdames, quatre francs! répétait l’homme. Il chante vêpres et prêche comme M. le curé. C’est un phénomène... un miracle!
La Patin ajouta cinquante centimes, et on lui remit, dans une petite cage, la bête au nez crochu, qu’elle emporta.
Puis elle l’installa chez elle et, comme elle ouvrait la porte de fil de fer pour offrir à boire à l’animal, elle reçut, sur le doigt, un coup de bec qui coupa la peau et fit venir le sang.
—Ah! qu’il est mauvais, dit-elle.
Elle lui présenta cependant du chènevis et du maïs, puis le laissa lisser ses plumes en guettant d’un air sournois sa nouvelle maison et sa nouvelle maîtresse.
Le jour commençait à poindre, le lendemain, quand la Patin entendit, de la façon la plus nette, une voix, une voix forte, sonore, roulante, la voix de Patin, qui criait:
—Te lèveras-tu, charogne!
Son épouvante fut telle qu’elle se cacha la tête sous ses draps, car, chaque matin, jadis, dès qu’il avait ouvert les yeux, son défunt les lui hurlait dans l’oreille, ces quatre mots qu’elle connaissait bien.
Tremblante, roulée en boule, le dos tendu à la rossée qu’elle attendait déjà, elle murmurait, la figure cachée dans la couche:
—Dieu Seigneur, le v’là! Dieu Seigneur, le v’là! Il est r’venu, Dieu Seigneur!
Les minutes passaient; aucun bruit ne troublait plus le silence de la chambre. Alors, en frémissant, elle sortit sa tête du lit, sûre qu’il était là, guettant, prêt à battre.
Elle ne vit rien, rien qu’un trait de soleil passant par la vitre et elle pensa:
—Il est caché, pour sûr.
Elle attendit longtemps, puis, un peu rassurée, songea:
—Faut croire que j’ai rêvé, p’isqu’il n’ se montre point.
Elle refermait les yeux, un peu rassurée, quand éclata, tout près, la voix furieuse, la voix de tonnerre du noyé qui vociférait:
—Nom d’un nom, d’un nom, d’un nom, d’un nom, te lèveras-tu, ch...
Elle bondit hors du lit, soulevée par l’obéissance, par sa passive obéissance de femme rouée de coups, qui se souvient encore, après quatre ans, et qui se souviendra toujours, et qui obéira toujours à cette voix-là! Et elle dit:
—Me v’là, Patin; qué que tu veux?
Mais Patin ne répondit pas.
Alors, éperdue, elle regarda autour d’elle, puis elle chercha partout, dans les armoires, dans la cheminée, sous le lit, sans trouver personne, et elle se laissa choir enfin sur une chaise, affolée d’angoisse, convaincue que l’âme de Patin, seule, était là, près d’elle, revenue pour la torturer.
Soudain, elle se rappela le grenier, où on pouvait monter du dehors par une échelle. Assurément, il s’était caché là pour la surprendre. Il avait dû, gardé par des sauvages sur quelque côte, ne pouvoir s’échapper plus tôt, et il était revenu, plus méchant que jamais. Elle n’en pouvait douter, rien qu’au timbre de sa voix.
Elle demanda, la tête levée vers le plafond:
—T’es-ti là-haut, Patin?
Patin ne répondit pas.
Alors elle sortit et, avec une peur affreuse qui lui secouait le cœur, elle monta l’échelle, ouvrit la lucarne, regarda, ne vit rien, entra, chercha et ne trouva pas.
Assise sur une botte de paille, elle se mit à pleurer; mais, pendant qu’elle sanglotait, traversée d’une terreur poignante et surnaturelle, elle entendit, dans sa chambre, au-dessous d’elle, Patin qui racontait des choses. Il semblait moins en colère, plus tranquille, et il disait:
—Sale temps!—Gros vent!—Sale temps!—J’ai pas déjeuné, nom d’un nom!
Elle cria à travers le plafond:
—Me v’là, Patin; j’ vas te faire la soupe. Te fâche pas, j’arrive.
Et elle redescendit en courant.
Il n’y avait personne chez elle.
Elle se sentit défaillir comme si la Mort la touchait, et elle allait se sauver pour demander secours aux voisins, quand la voix, tout près de son oreille, cria:
—J’ai pas déjeuné, nom d’un nom!
Et le perroquet, dans sa cage, la regardait de son œil rond, sournois et mauvais.
Elle aussi, le regarda, éperdue, murmurant:
—Ah! c’est toi!
Il reprit, en remuant sa tête:
—Attends, attends, attends, je vas t’apprendre à fainéanter!
Que se passa-t-il en elle? Elle sentit, elle comprit que c’était bien lui, le mort, qui revenait, qui s’était caché dans les plumes de cette bête pour recommencer à la tourmenter, qu’il allait jurer, comme autrefois, tout le jour, et la mordre, et crier des injures pour ameuter les voisins et les faire rire. Alors elle se rua, ouvrit la cage, saisit l’oiseau qui, se défendant, lui arrachait la peau avec son bec et avec ses griffes. Mais elle le tenait de toute sa force, à deux mains, et, se jetant par terre, elle se roula dessus avec une frénésie de possédée, l’écrasa, en fit une loque de chair, une petite chose molle, verte, qui ne remuait plus, qui ne parlait plus, et qui pendait; puis, l’ayant enveloppée d’un torchon comme d’un linceul, elle sortit, en chemise, nu-pieds, traversa le quai, que la mer battait de courtes vagues, et, secouant le linge, elle laissa tomber dans l’eau cette petite chose morte qui ressemblait à un peu d’herbe; puis elle rentra, se jeta à genoux devant la cage vide, et, bouleversée de ce qu’elle avait fait, demanda pardon au bon Dieu, en sanglotant, comme si elle venait de commettre un horrible crime.
Le Noyé a paru dans le Gaulois du jeudi 16 août 1888.