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Œuvres de jeunesse inédites. II: 1839-1842. Œuvres diverses.—Novembre.

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N’ayant pas été renseigné en temps opportun sur leur existence, nous plaçons à la fin du second volume des Œuvres inédites ces quelques essais qui, chronologiquement, appartiennent, sauf le dernier, au tome I.

CHRONIQUE NORMANDE
DU
DIXIÈME SIÈCLE.[8]

[8] Mai 1836.

Connaissez-vous la Normandie, cette vieille terre classique du moyen âge, où chaque champ a eu sa bataille, chaque pierre garde son nom et chaque débris un souvenir? Vous figurez-vous Rouen, la métropole, au temps des assauts, des guerres, des famines, au temps où les preux venaient se battre sous ses murs, où les chevaux faisaient étinceler le pavé des quais, tout chauds encore du sang des Anglais?

Ce jour-là, je veux dire le 28 août de l’an 952, toutes les cloches y étaient en branle; les habitants, parés de leurs vêtements de fête, se montraient partout, sur les toits, aux lucarnes, aux fenêtres, dans les rues; tout le peuple se pressait sur la route de Paris en criant de joie et en jetant des fleurs.

Le roi arriva à la porte Beauvoisine à huit heures du soir, on l’attendait depuis le matin. Dès qu’il parut, ce furent des trépignements, des bravos, des cris de joie, des hurlements d’enthousiasme, et l’on vit même des mains qui laissaient tomber des lis et des roses à travers les meurtrières des tours.

Le jeune Richard, fils du duc Guillaume assassiné en Flandre, alla au-devant de lui. Il était âgé de 12 ans, et c’était un bel enfant aux cheveux blonds, aux yeux tendres, au teint pâle; pourtant il montait habilement sa jument noire, et sa main portait fort bien une grande épée, qu’il abaissa devant le roi, comme vassal et sujet.

—Pauvre enfant! dit Louis IV en l’embrassant et en versant une larme que chacun vit couler sur sa joue, je viens ici pour vous venger de la mort de Guillaume.

Le peuple sautait de joie, il bondissait, il dansait, et ses bras tatoués jetaient des couronnes qui tombaient sur le casque du monarque. N’est-ce pas que tout ce peuple, suspendu à chaque sculpture, à chaque pignon de maison, à chaque proéminence d’église, de rue, de muraille, n’est-ce pas que toute cette multitude enfin, bénissant un seul homme, avait quelque chose d’auguste et de solennel?

Le ciel était pur, éclairé, quelques étoiles commençaient à y briller, l’air embaumait des fleurs que l’on avait jetées aux pieds des chevaux, et les eaux de la Seine étaient calmes et paisibles; le peuple chantait toujours des cris d’allégresse. Oh! c’était un beau jour! La lune vint reluire sur les armes des chevaliers tout couverts de poussière, ce qui les fit paraître d’argent, et le roi entra à l’hôtel de ville.

—Vous coucherez avec nous, dit-il au jeune duc en entrant sous le portique de la salle basse; veillez, messire bailli, à ce que tout soit prêt dans notre appartement commun.

Minuit arriva, et Richard dormait d’un sommeil paisible auprès de Louis; celui-ci, appuyé sur le balcon, regardait attentivement les dernières lumières de la ville, qui s’éteignaient les unes après les autres; bientôt tout rentra dans le silence, et Rouen s’endormit avec calme et bonheur, comme l’enfant qui penchait gracieusement hors de sa couche sa belle chevelure blonde.

La main appuyée sur son front, le roi aspirait avec volupté le vent frais de la nuit, car il est de si beaux moments dans la vie d’un homme, où la nature émane un parfum si suave et si doux à l’âme, qu’on se sentirait coupable de ne pas jouir de ces délices.

Un page, qui ouvrit la porte en faisant un grand salut, le tira de sa rêverie.

—Que veux-tu? lui dit-il.

—Sire, un homme entouré d’un large manteau, ayant une toque de velours rouge sur la tête, demande audience sur-le-champ; il prétend avoir de grands secrets à vous communiquer.

—Dis-lui d’entrer... Ah! c’est toi, dit-il à l’inconnu, qui ôta son manteau et laissa voir un homme d’une stature élevée, le corps maigre, le front ridé, et le visage couvert de balafres, c’est toi, Arnould. Quelles nouvelles de Flandre?

—Vous savez la grande d’abord?

—Oui, et qu’a dit le peuple?

—Lui? rien du tout, il suffit qu’on lui mette un bâillon et il ne dit plus rien.

—Qu’a-t-il été, ce bâillon?

—Une distribution de blé aux pauvres.

—Fort bien. Mais que veux-tu faire de cet enfant?

Et il montrait Richard.

—Ne vous l’ai-je pas dit? le garder, annoncer qu’il est malade, qu’il tombe en langueur, et puis, une nuit, on fait venir dans sa chambre un prêtre et un bourreau, le prêtre sort d’abord, le bourreau ensuite, le jeune prince est mort; le lendemain on fait dire douze messes pour le repos de son âme, et tout est fini. Vous comprenez, sire?

—Oui, je te fais mon premier ministre et je te donne la Normandie que je vais avoir... Ah! ah! je l’aurai, dit-il comme machinalement et en lui-même, je l’aurai donc ce beau fleuron de ma couronne, je serai roi chez moi... Et puis pourquoi n’aurais-je pas la Bourgogne, la Champagne, la Bretagne?... Encore une fois, Arnould, je te fais mon premier ministre.

Et il le congédia en l’embrassant.

—En ce moment le vent devint plus fort, et son souffle dans l’air souleva quelques fleurs que le soleil avait fanées et qui vinrent voltiger devant la fenêtre du roi. «Les fleurs du peuple», se dit-il en riant amèrement, et un remords lui tortura l’âme.

Le lendemain, Osmond, tuteur du duc, vint redemander son pupille au roi.

—Pourquoi? répondit celui-ci.

—Sire, j’étais un des plus vaillants capitaines de la Normandie lorsqu’elle était sous Guillaume, j’ai laissé bien des larges gouttes de sang dans des champs de bataille, le duc m’aimait comme son fils, et lorsqu’il partit pour son entrevue en Flandre, où il fut si lâchement assassiné...

—Qu’y-a-il besoin de revenir sans cesse sur cette affaire? dit le roi en rougissant, nous la connaissons, continuez.

—Je vous disais, sire, qu’avant de partir pour la Flandre, il se méfiait de quelque chose et il craignait Arnould, ce seigneur assassin.

—Je vous ai averti, messire Osmond, insulter le nom d’un de nos vassaux c’est m’insulter moi-même. Vous croyez donc, parce que vous êtes tuteur de cet enfant, que vous êtes maître de la Normandie? que le roi est ici par hospitalité? que vous pouvez gouverner Rouen sans que personne, excepté vous, ait le droit de vie ou de mort? Vous vous trompez, car si je faisais dresser une potence et mettre un grand seigneur au haut, que diriez-vous alors?

—Pardon, sire.

—Continuez.

—Eh bien, sire, il me dit, les larmes aux yeux, en mettant le pied dans l’étrier: «Veillez sur mon fils, ne le quittez pas d’un instant, d’une minute, et si je ne reviens pas dans quinze jours, un mois, brûlez huit cierges à Notre-Dame de Bon-Secours pour le repos de votre ami; vous entendez? prenez garde à mon fils! Adieu, et, si c’est pour toujours, encore adieu!» Il me semble le revoir encore, sire, me serrant la main en me disant ces mots d’adieu, et des larmes restèrent longtemps sur sa barbe blanche; il embrassa son fils, et nous vîmes bientôt son cheval disparaître dans un tourbillon de poussière. Nous l’attendîmes quinze jours, un mois, personne! Alors toute la ville prit le deuil, et l’on fit plus, car on versa des larmes!

—Vous êtes un brave homme, dit le roi en soupirant, vos paroles m’ont touché. Eh bien, craignez-vous quelque chose pour cet enfant? Eh, mon Dieu, nous avons assez de richesses pour le contenter; pourquoi voulez-vous le reprendre? Soyez tranquille, Osmond, un roi sait garder quelque chose de précieux, et la preuve c’est que lorsqu’on lui prend sa couronne on lui arrache quelquefois la tête avec, tellement il y tient.

Osmond sortit sans rien dire.

—Qu’ai-je appris, dit Osmond en entrant chez le roi, le lendemain matin, Richard est malade?

—Mais oui.

—Qu’a-t-il?

—Rien... Tenez, je vais vous le dire, je veux garder le duc auprès de moi, je l’aurai. Il est temps de cesser cet inutile carnaval; dans une heure huit mille hommes sont aux portes de Rouen, j’ai envoyé Arnould vers Bernard, général des troupes de Normandie. Quant à vous, messire Osmond, qui voulez faire la leçon à l’homme roi comme au duc enfant, vous êtes libre maintenant, mais ce soir, au clair de lune, les vautours auront un cadavre de plus aux chasses du gibet... Allez maintenant, le masque est jeté, montrez-le au peuple.

Suivons un instant le vieux guerrier insulté, qui descend en courant le grand escalier. Il s’enfonça dans les rues tortueuses de la basse vieille tour. Sur la place Saint-Marc il rencontra Jehan de Montivilliers.

—Bien, dit-il, je te cherchais, j’ai de grandes nouvelles à t’annoncer. Eh bien, mes seigneurs, savez-vous une chose?

—Laquelle? dirent-ils avec empressement.

—Nous sommes dans une ville assiégée.

—Gare! cria un homme monté sur un cheval et qui traversait la place à bride abattue.

C’était Arnould, duc de Flandre et sbire du roi.

—Parlez plus bas, dit le comte de Rochepeaux lorsqu’il le vit passer.

—Oui, messieurs, continua Osmond, et par le roi encore; ce même homme que vous avez accueilli avec des bravos est un assassin, et le vengeur de Guillaume est son meurtrier!

—Mais, voyons, comment le savez-vous?

—Il a voulu garder Richard avec lui, et tout à l’heure, lorsque j’ai été lui redemander mon cher enfant, il m’a dit... oh! non, vous ne le croirez pas!... il m’a dit, l’infâme! sans pudeur et sans honte, que tout ce qu’il avait fait était une comédie, une mascarade, et qu’il se moquait du peuple comme d’un enfant qu’on trompe; il a ajouté que dans une heure huit mille hommes assiégeraient Rouen. Vive Dieu! mes seigneurs, il n’en sera pas ainsi, dussions-nous tous nous faire assassiner comme Guillaume Longue-Épée! non, non, le peuple ne se laissera pas tromper de la sorte, il va prendre les armes. Toi, Jehan de Montivilliers, va à la porte Beauvoisine; Arthur de Rochepeaux, va au parvis Notre-Dame, c’est l’heure de la grève, tu y trouveras le peuple; va, dis-lui qu’on lui a pris son duc, son enfant bien-aimé, excite-le, mets-lui les armes dans les mains. Toi, Henry d’Harcourt, vole à Saint-Gervais, l’église est pleine de peuple, on y chante un Te Deum pour le roi; va, dis-lui que Louis IV l’a trompé, dirige sur l’hôtel de ville nos amis. Hardi! allez!

Deux heures après la multitude assiégeait le palais du roi avec des cris, des huées, des menaces, et les yeux tout rouges de colère; elle avait déjà massacré les sentinelles qui veillaient à la porte, et elle promettait avec rage d’enfoncer les portes si le roi ne se présentait.

C’était pourtant le même peuple qui était venu avec des fleurs et des cris d’amour! Maintenant il trépignait d’impatience et de rage, comme un homme en délire, il demandait à grands cris: le roi! le roi! et mille bras agitaient dans l’air des piques, des haches, des hallebardes, des poignards, des lances et des poings fermés.

Le roi était resté dans sa chambre, seul, assis sur son lit; il attendait Arnould avec impatience, et les hurlements effrénés du peuple, qui allaient toujours croissant, étaient pour lui l’heure qui précède le moment où la tête du condamné doit rouler sur l’échafaud. Un instant il eut le courage de s’approcher du balcon et de regarder par la fenêtre, mais lorsqu’il vit toute cette mer de têtes qui s’agitait dans les rues tortueuses et qui montait vers le palais comme la tempête, il trembla, il faillit s’évanouir, ses jambes pliaient sous lui, ses dents claquaient, et ses mains humides d’une sueur moite et maladive touchaient instinctivement un crucifix de bois qu’il avait sur la poitrine.

Pourtant il entend des pas précipités dans le corridor, son cœur bat avec violence. Arnould entra, il était pâle et défiguré, il avait du sang sur le visage.

—Eh bien? dit le roi vivement, et les troupes?

—Tout est perdu, sire! J’arrive chez Bernard, je lui demande des troupes, je dis qu’il y va pour vous de la vie ou de la mort, il refuse; je le supplie, j’embrasse ses genoux, ses mains, je le prie comme on prie Dieu: «Non, dit-il en me repoussant du pied avec mépris et dédain; moi! j’irais porter du secours à ton maître! si j’avais des assassins, je lui en enverrais; mais il en a un, c’est toi! Tu as bien assassiné Guillaume, assassine le peuple, assassine-le donc, ce seigneur-là!... Moi! des troupes au roi de France! je ne dois donner du secours qu’au duc de Normandie. Que le roi rende son prisonnier et qu’il laisse cette province!» «Va-t’en, a-t-il ajouté en me donnant un coup de cravache sur la figure, va-t’en, assassin, dire ces mots à celui qui t’envoie!»

En ce moment-là le peuple avait brisé les portes, il était dans les escaliers, ses pas retentissaient sous les voûtes.

—Le roi! le roi! criait-il.

La fenêtre s’ouvrit et laissa voir Louis IV, portant dans ses bras le duc de Normandie.

Les piques et les armes tombèrent des mains.

—Noël! Noël! vive le roi! vive le duc! criait le peuple.

Et cette immense acclamation se répandait dans toutes les rues, et trouvait un écho dans tous les cœurs.

LA DERNIERE HEURE[9].

(CONTE PHILOSOPHIQUE.)

Le moyne dit: «Que pensez-vous en vostre entendement estre par cet enigme designé et signifié?»

Rabelais, Gargantua.

[9] Janvier 1837.

J’ai regardé à ma montre et j’ai calculé combien de temps il me restait à vivre; j’ai vu que j’avais encore une heure à peine. Il me reste assez de papier sur ma table pour retracer à la hâte tous les souvenirs de ma vie et toutes les circonstances qui ont influé sur cet enchaînement stupide et logique de jours et de nuits, de larmes et de rires, qu’on a coutume d’appeler l’existence d’un homme.

Ma chambre est basse et étroite, mes fenêtres sont bien fermées, j’ai eu soin de boucher la serrure avec de la mie de pain, mon charbon commence à s’enflammer, la mort va donc venir; je puis l’attendre calme et tranquille, voyant à chaque minute la vie qui s’éloigne et l’éternité qui s’avance.

I

On a coutume d’appeler heureux un homme qui a vingt-cinq mille livres de rente, qui est beau, grand, bien fait, vit au milieu de sa famille, va tous les soirs au spectacle, rit, boit, dort, mange, et digère bien. L’adage est vieux, mais il n’en est pas moins faux.

Pour moi, j’ai eu plus de vingt-cinq mille livres de rente, ma famille était bonne pour moi; j’ai vu presque tous les théâtres de l’Europe, j’ai bu, j’ai dormi, je n’ai jamais eu une seule indigestion depuis le jour de ma naissance, je ne suis ni borgne, ni boiteux, ni bossu,... et je suis si heureux qu’aujourd’hui, à 19 ans, je me suicide!

II

Un jour, je m’en souviens, j’avais dix ans à cette époque, ma mère m’embrassa en pleurant et me dit d’aller jouer sous les marronniers qui bordaient la pelouse du château... (Oh! comme ils doivent avoir grandi depuis!). Je m’y rendis, mais comme ma Lélia ne vint pas m’y trouver, j’eus peur qu’elle ne fût malade, je revins à la maison. Tout était désert, un grand drap noir était étendu sur la grille d’entrée; je montai à la chambre de ma sœur, je me souvins alors qu’il y avait plus de huit jours qu’elle n’était venue jouer avec moi.

Je montai donc à sa chambre. Il y avait deux femmes qui venaient d’ordinaire demander l’aumône à la porte du château, elles tenaient quelque chose de lourd dans leurs bras, qu’elles entouraient d’un drap blanc... C’était elle!

On m’a souvent demandé depuis pourquoi j’étais triste.

III

C’était elle! ma sœur! morte! sans souffle!

La nuit arriva bientôt, oh! qu’elle fut longue et amère!

Les deux femmes, vêtues de noir, remirent le corps dans le lit de ma sœur, elles jetèrent dessus des fleurs et de l’eau bénite, puis, lorsque le soleil eut fini de jeter dans l’appartement sa lueur rougeâtre et terne comme le regard d’un cadavre, quand le jour eut disparu de dessus les vitres, elles allumèrent deux petites bougies qui étaient sur la table de nuit, s’agenouillèrent et me dirent de prier comme elles.

Je priai, oh! bien fort, le plus qu’il m’était possible! mais rien... Lélia ne remuait pas!

Je fus longtemps ainsi agenouillé, la tête sur les draps du lit froids et humides, je pleurais, mais bas et sans angoisses; il me semblait qu’en pensant, en pleurant, en me déchirant l’âme avec des prières et des vœux, j’obtiendrais un souffle, un regard, un geste de ce corps aux formes indécises et dont on ne distinguait rien si ce n’est, à une place, une forme ronde qui devait être la tête, et plus bas une autre qui semblait être les pieds. Je croyais, moi, pauvre naïf enfant, je croyais que la prière pouvait rendre la vie à un cadavre, tant j’avais de foi et de candeur!

Oh! on ne sait ce qu’a d’amer et de sombre une nuit ainsi passée à prier sur un cadavre, à pleurer, à vouloir faire renaître le néant! On ne sait tout ce qu’il y a de hideux et d’horrible dans une nuit de larmes et de sanglots, à la lueur de deux cierges mortuaires, entouré de deux femmes aux chants monotones, aux larmes vénales, aux grotesques psalmodies! On ne sait enfin tout ce que cette scène de désespoir et de deuil vous remplit le cœur: enfant, de tristesse et d’amertume; jeune homme, de scepticisme; vieillard, de désespoir!

Le jour arriva.

Mais quand le jour commença à paraître, lorsque les deux cierges mortuaires commençaient à mourir aussi, alors ces deux femmes partirent et me laissèrent seul. Je courus après elles, et me traînant à leurs pieds, m’attachant à leurs vêtements:

—Ma sœur! leur dis-je, eh bien, ma sœur! oui, Lélia! où est-elle?

Elles me regardèrent étonnées.

—Ma sœur! vous m’avez dit de prier, j’ai prié pour qu’elle revienne, vous m’avez trompé!

—Mais c’était pour son âme!

Son âme? Qu’est-ce que cela signifiait? On m’avait souvent parlé de Dieu, jamais de l’âme.

Dieu, je comprenais cela au moins, car si l’on m’eût demandé ce qu’il était, eh bien, j’aurais pris la linotte de Lélia, et, lui brisant la tête entre mes mains, j’aurais dit: «Et moi aussi, je suis Dieu!» Mais l’âme? l’âme? qu’est-ce cela?

J’eus la hardiesse de le leur demander, mais elles s’en allèrent sans me répondre.

Son âme! eh bien, elles m’ont trompé, ces femmes. Pour moi, ce que je voulais, c’était Lélia, Lélia qui jouait avec moi sur le gazon, dans les bois, qui se couchait sur la mousse, qui cueillait des fleurs et puis qui les jetait au vent; c’était Lélia, ma belle petite sœur aux grands yeux bleus, Lélia qui m’embrassait le soir après sa poupée, après son mouton chéri, après sa linotte. Pauvre sœur! c’était toi que je demandais à grands cris, en pleurant, et ces gens barbares et inhumains me répondaient: «Non, tu ne la reverras pas, tu as prié non pour elle, mais tu as prié pour son âme! quelque chose d’inconnu, de vague comme un mot d’une langue étrangère; tu as prié pour un souffle, pour un mot, pour le néant, pour son âme enfin!»

Son âme, son âme, je la méprise, son âme, je la regrette, je n’y pense plus. Qu’est-ce que ça me fait à moi, son âme? savez-vous ce que c’est que son âme? Mais c’est son corps que je veux! c’est son regard, sa vie, c’est elle enfin! et vous ne m’avez rien rendu de tout cela.

Ces femmes m’ont trompé, eh bien, je les ai maudites.

Cette malédiction est retombée sur moi, philosophe imbécile qui ne sais pas comprendre un mot sans l’épeler, croire à une âme sans la sentir, et craindre un Dieu dont, semblable au Prométhée d’Eschyle, je brave les coups et que je méprise trop pour blasphémer.

IV

Souvent, en regardant le soleil, je me suis dit: «Pourquoi viens-tu chaque jour éclairer tant de souffrances, découvrir tant de douleurs, présider à tant de sottes misères?»

Souvent, en me regardant moi-même, je me suis dit: «Pourquoi existes-tu? pourquoi, puisque tu pleures, ne taris-tu pas tes larmes d’un seul coup qui serait sûr et infaillible, et dont Dieu lui-même ne pourrait empêcher la fatale conséquence?»

Souvent, en regardant tous ces hommes qui marchent, qui courent les uns après un nom, d’autres après un trône, d’autres après un type idéal de vertu, toutes choses plus ou moins creuses et vides de sens, en voyant ce tourbillon, cette fournaise ardente, cet immonde chaos de joie, de vices, de faits, de sentiments, de matière et de passions: «Où tend tout cela? sur qui va tomber toute cette fétide poussière? et puisqu’un vent l’emporte toujours, dans le sein de quel néant va-t-il l’enfermer?»

Plus souvent encore je me suis dit en regardant les bois, la nature si vantée, ce beau soleil qui se couche chaque soir, se lève chaque matin, qui brille aussi bien un jour de larmes qu’un jour de bonheur, en regardant les arbres, la mer, le ciel toujours étincelant de ses étoiles, que de fois je me suis dit alors, dans mon amer désespoir: «Pourquoi tout cela existe-t-il?»

V

Une pensée m’est venue, et c’est le seul remords qui soit venu me troubler, car jamais je n’ai eu de remords, croyant que les hommes n’étaient ni bons, ni mauvais, ni coupables, ni innocents, sachant que j’agissais non par ma volonté, mais par instinct, par puissance d’organisation, par une fatalité plus forte que moi—je ne m’affligerai jamais des sottises que mon ennemi aurait pu faire,—je trouve donc que j’aurais dû vivre comme je meurs, gai et tranquille; qu’au lieu de pleurer et de maudire Dieu, j’aurais dû en rire et le braver; j’aurais dû éteindre mes pleurs sous un rire, oublier la réalité, et puisque je n’avais pu trouver l’amour, prendre la volupté!

VI

J’ai éprouvé de bonne heure un profond dégoût des hommes, dès que j’ai été mis en contact avec eux.

Dès douze ans on me plaça dans un collège: là, j’y vis le raccourci du monde, ses vices en miniature, ses germes de ridicules, ses petites passions, ses petites coteries, sa petite cruauté; j’y vis le triomphe de la force, mystérieux emblème de la puissance de Dieu; je vis des défauts qui devaient plus tard être des vices, des vices qui seraient des crimes, et des enfants qui seraient des hommes.

VII

(Inachevé.)

LA MAIN DE FER[10].

(CONTE PHILOSOPHIQUE.)

Maintenant j’éprouve que les hommes sont esclaves du destin et obéissent aux décrets des fées qui président à leur naissance.

(Chant de mort
de Raghenard Lodbrog.)

[10] Février 1837.

I

C’était dans Saragosse, la ville espagnole aux souvenirs d’Orient, Saragosse, l’antique cité des califes, jadis si forte et si pleine de vie, et qui maintenant reste plongée dans ses rêves du passé et dort d’ennui et de lassitude sous son beau soleil du Midi. Où est-il le temps où les cavaliers arabes faisaient piaffer leurs chevaux sur les dalles de tes quais? où les fraîches odalisques erraient la nuit dans tes jardins? et où l’encens de la mosquée du prophète se mêlait aux parfums des roses qui couvrent tes terrasses? Non, tout est morne et désert; à peine si, lorsque la lourde cloche d’airain vibre sous les aiguilles gothiques, à peine, dis-je, si quelque fidèle vient s’agenouiller sur la pierre de tes cathédrales; quelques femmes, il est vrai, de temps en temps, des jeunes filles, et puis des enfants et des vieillards, mais des hommes? oh! jamais.

Pourtant il se trouve parfois un cœur jeune et vierge qui vient se nourrir de la foi, et plus souvent encore quelque âme blasée et flétrie qui vient se rajeunir dans l’amour céleste, se vivifier dans les croyances, se sanctifier dans la prière. Celui-là qui prend Dieu comme un amour de jeunesse et la foi comme une passion, celui-là s’y livre tout entier, il s’agenouille avec délices, il prie avec ardeur, il croit par instinct; la messe des morts n’est plus pour lui une grotesque psalmodie, le chant des prêtres cesse d’être vénal, l’église est quelque chose de saint, l’espérance est pour lui palpable et positive, il est heureux, car il croit. Que faut-il de plus pour le bonheur? une croyance, il y a tant de gens qui n’en ont pas!

II

Tel était Manoello. Il était beau, riche, grand seigneur et religieux; la chose est bizarre, mais c’est possible. Il était triste, mais sans avoir rien de sombre ni de fantasque; sa mélancolie avait quelque chose d’évangélique et de doux, sans ce chagrin âpre et brutal qu’impriment chez les poètes le désespoir et le malheur. Il y avait de la noblesse dans ses paroles, de la fierté dans ses gestes et de la poésie dans son regard, car il était né poète sans le savoir; enfant, il aimait à cueillir des roses, à écouter la mer qui se brise sur les rochers, et couché sur la plage, il s’endormait avec bonheur au bruit des vagues qui le berçaient mollement comme un chant de nourrice.

Plus tard il aima une belle enfant de 15 ans, mais cet amour passa bientôt comme celui de la mer, des coquilles et des roses.

Un jour, il avait 19 ans alors, il entra dans une église, il prêta l’oreille. C’étaient des sons graves et sonores qui s’élevaient dans la nef, sublimes et majestueux; c’était l’orgue, et puis des cris purs et plaintifs, et, au loin, la voix gracieuse et frêle d’un enfant, qui se mariait avec l’encens, comme deux parfums! Le soleil, pénétrant à travers les vitraux dorés, jetait sur tout cela un jour mystique et azuré qui lui remplit l’âme d’une douce rêverie de foi et d’amour. Cette rêverie fut sa jeunesse, il prit dès lors Dieu comme une autre passion; elle passa comme les autres!

De ce jour on vit Manoello dans la cathédrale; il y venait le matin, n’en sortait que le soir et passait ses jours dans la méditation et la prière. On savait peu de choses sur sa personne et sur son genre de vie: il vivait retiré avec ses parents, il était riche, et voilà tout. Il paraissait sans désirs, sans passions de jeunesse, sans amours de femmes; son indifférence pour elles les excitait davantage à lui faire des avances, et jamais pour aucune d’elles un regard aimable, une douce parole. Plus d’une pourtant vint souvent, au sortir de la messe, lui offrir l’eau bénite, avec un sourire apprêté et qui renfermait toute une pensée de jalousie et de désirs, et jamais pour ces pauvres jeunes filles un tendre soupir, un pressement de main langoureux! son regard de plomb leur faisait baisser les yeux, et son front pâle les intimidait comme celui d’un vieillard.

Aussi on le haïssait, en revanche, on déchirait sa réputation dans les salons et dans les cercles de la haute société, sa tristesse passait pour des remords et son indifférence pour un dédain vaniteux; le peuple le haïssait aussi, son laconisme et ses hauteurs semblaient l’insulter. S’il faisait l’aumône à un pauvre, il accompagnait cela d’un regard si froid et si paisible que le mendiant voyait sans peine que la pièce d’or sortait de la bourse mais non du cœur, de l’habitude mais non de l’âme.

Jamais la jeunesse de Saragosse ne l’avait vu s’enivrer avec elle, dans une splendide orgie; jamais on ne l’avait vu faire blanchir d’écume sa cavale andalouse aux courses du Prado, ni applaudir au théâtre à une danse de volupté. Il aimait, à la vérité, sa famille, son Dieu, sa patrie; eh! qu’est-ce que tout cela fait au peuple, en vérité, lui qui maintenant n’a plus ni Dieu, ni famille, ni patrie?

(Inachevé.)

ROME ET LES CÉSARS[11].

[11] Août 1839.

Vu à travers le prisme que jette toujours une société évanouie, l’Empire romain nous apparaît encore comme le plus monstrueux phénomène de la puissance des hommes. Après avoir, dans l’antiquité, conquis matériellement le monde, après l’avoir dominé par ses croyances au moyen âge, nous le retrouvons encore enseveli sous sa vieille poussière et murmurant son éternelle douleur. Il n’a plus à craindre pourtant la torche d’Alaric, ou le coup de pied du cheval barbare d’Attila; on ne peut plus lui arracher ses provinces dispersées, et il n’a plus d’empereur qui réunisse dans sa main les nations assemblées sous le joug, car le moyen âge l’a battu en brèche, il lui a arraché sa gloire pierre à pierre, lui a substitué la sienne, a chassé Jupiter de Rome et y a fait entrer Jésus-Christ, les martyrs du christianisme ont remplacé ses héros.

Sacerdotale et liturgique sous les Étrusques, matérialiste et guerrière sous les Romains, spiritualiste et artistique sous les papes, que va-t-elle maintenant devenir? et depuis le XVIe siècle qu’a-t-elle fait? Après avoir été la ruine des choses passées, sera-t-elle aussi éternellement la ruine de toute croyance, de toute foi, de tout amour? restera-t-elle gisante au milieu des deux océans, entre l’Orient et l’Occident, reniée de sa mère, oubliée de sa fille?

Hélas! malgré sa sainteté, ses martyrs, ses papes, toute sa gloire chrétienne et toutes les splendeurs de son pompeux catholicisme elle demeurera toujours romaine et impériale avant tout; ce sera la terre du matérialisme ou plutôt du sensualisme artistique, car le sol ici est plus poète que tous les poètes du monde, et sa poussière porte les pas de l’histoire tout entière. Mais à travers la grande voix du moyen âge, qui retentit encore sur les marches du Vatican, j’entends toujours le dernier murmure de l’orgie impériale, les temples me font penser au paganisme, et le Tibre, qui murmure son onde dans ses joncs flétris, ne roule-t-il pas encore la cendre toute chaude de l’Empire?

La nuit, quand la lune éclaire ces débris d’un autre monde, que le renard des marais pontins pousse son cri rauque dans les rues silencieuses, que la grenouille coasse dans les thermes de Titus, ne doit-il pas s’élever souvent un long soupir du monde païen évanoui? ne monte-t-il pas quelquefois jusqu’à nous un dernier écho des voluptés impériales? le cirque est-il vide? les lions ne rugissent-ils plus au bruit de la clameur du peuple en délire, qui s’en va jusqu’à Ostie? les coupes d’or ne retentissent-elles plus, entrechoquées par les belles mains ivres? Néron ne vient-il jamais reprendre les rênes de son char splendide, qui vole sur le sable d’or et dont les roues broient des hommes? ses orgies titaniques, aux flambeaux humains, sont-elles bien finies? et l’amoureuse Naples a-t-elle cessé de soupirer comme une femme endormie, dans les eaux bleues de son golfe d’Ischia, et sa terre chaude n’a-t-elle plus au crépuscule des parfums de fleur?

Oh! non, vous avez beau faire, le monde romain n’est pas mort! il vit en vous, il vous obsède de ses souvenirs et de sa gloire éternelle; ses empereurs vous font oublier ses papes, ses artistes ses fidèles; l’art a plus de pouvoir que la foi, car la foi elle-même ici a quelque chose d’artiste, de théâtral et de superbe; Michel-Ange efface Mino da Fiesole, et Raphaël Cimabué.

C’est que l’époque des Césars est en effet le plus bel acte, le plus somptueux, le plus sanglant de cette longue tragédie que Rome a jouée au monde; il y a là deux ou trois hommes qui sont venus pour épuiser les dernières voluptés, pour vider le vin des coupes, pour chasser la vertu des cœurs et faire place, après, à des voluptés plus mâles, au vin du calice et aux vertus chrétiennes.

L’œuvre de Rome, c’est la conquête du monde. Quand le monde fut conquis, elle n’eut plus qu’à s’enivrer et à s’endormir; gorgée de sang chaud, de vin, de voluptés, elle roule sur son or, elle chancelle et elle tombe épuisée. Vous ne rêverez rien de si terrible et de si monstrueux que les dernières heures de l’Empire, c’est là le règne du crime, c’est son apogée, sa gloire; il est monté sur le trône, il s’y étale à l’aise, en souverain; il se farde encore pour être plus beau, à aucune époque vous le verrez pareil; Alexandre VI est un nain à côté de Tibère, et les imaginations de dix grands poètes ne créeraient pas quelque chose qui vaudrait cinq minutes de la vie de Néron. Nous remarquerons d’abord le crime grand, politique et froid, dans la personne de Sylla: il accomplit sa mission fatalement, comme une hache, puis il abdique la dictature et s’en va au milieu du peuple; c’est là un orgueil plein de grandeur, ce sont là les crimes d’un homme de génie. J’aime encore Marius pleurant sur les ruines de Carthage; mais Pompée, mais Caton, mais Brutus, que leurs têtes républicaines sont étroites à côté de ce large front de César, rendu chauve avant l’âge par les débauches de Rome et par ses pensées de géant! Il avilit le Sénat, tue en Gaule des populations entières, fait entrer des Gaulois dans le Sénat, et est aimé des peuples vaincus attelés à son char de triomphe. On conspire contre lui et il pardonne, il voulait rétablir Corinthe et Carthage, il voulait conquérir l’Asie... mais il mourut... comme un homme, et l’Empire après lui agonisa dans un festin de cinq siècles.

Auguste l’imite dans ses crimes et dans sa clémence, et il demandait tout fier en mourant: «Ai-je bien joué mon rôle?» En effet, il n’y a plus de foi, les augures ne peuvent se regarder sans rire; l’empereur se fait appeler Dieu par ses poètes, qui n’ont, eux, pour toute religion que l’intime conviction de leur talent et du néant de la vie. Nous n’en sommes qu’au sentiment de Virgile et à la grâce ciselée d’Horace, ils sentent bien que la volupté ne va pas plus loin, et ils s’arrêtent à un point difficile à préciser, qui n’est ni le spiritualisme ni le matérialisme, ni le dogme ni la dialectique, mais qui est le point artistique humain par excellence; ils s’arrêtent aux pensées morales, au sentiment de l’homme, à la satisfaction des sens, aux douces choses, au simple courant de la vie qui coule entre le rire et les pleurs pour arriver à la tombe, un soir d’été, après que la treille n’a plus de fruits, le cœur plus d’amour. Bientôt va venir le sensualisme excité, la débauche savante de Pétrone, l’inspiration fiévreuse d’Apulée, les soupirs amoureux de Tibulle, tandis que, de l’autre côté, Tacite écrit avec un style de bronze et que Juvénal fait retentir son hexamètre ronflant de colère. Attendez.

L’Orient et l’Occident ont lutté ensemble avec Auguste et Antoine, et l’Orient a été vaincu, Antoine s’est enfui sur sa galère pour rejoindre Cléopâtre, le vent a soufflé dans ses voiles de pourpre, les rames d’argent ont battu l’onde, la reine d’Égypte est retournée dans son palais; une dernière fois elle veut essayer sur Octave les charmes de sa beauté orientale et la coquetterie de son désespoir, mais c’est en vain; un matin on la trouve morte dans ses vêtements royaux, car elle avait craint d’être l’esclave d’Octave et de servir à son triomphe. Son empire est mort avec elle, Octave n’a que le cadavre de l’un et de l’autre.

Avec Tibère commence l’ère nouvelle voluptueuse; le premier, il est atteint du malaise intime qui torture les entrailles de la société à ses vieux jours; il se retire à Caprée, malade, fatigué de la vie et craignant la mort; il convoite le bonheur, il aspire aux voluptés, mais le bonheur fuit devant lui et la volupté glisse dans ses mains.

Le pouvoir est alors si élevé que le vertige monte à la tête de ceux qui s’en emparent, et ils sont pris d’une manie insensée; le monde étant à un seul homme, comme un esclave, il pouvait le torturer pour son plaisir, et il fut torturé en effet jusqu’à la dernière fibre.

Après qu’il avait arraché au monde romain sa gloire passée pour se l’attribuer, ses dieux pour se mettre à leur place, ses richesses pour les manger, ses sénateurs pour en faire des laquais, ses prêtres pour en faire des bouffons, et la capitale de l’empire pour l’honorer du spectacle de ses débauches, étonné alors que cela fût si superbe, et surpris lui-même, l’empereur eût pu s’écrier, dans l’étonnement d’un sensualisme atroce et regardant la patrie esclave à ses pieds: «Je ne savais pas que ma mère fût si belle!»

Ils s’appelaient Caligula, Néron, Domitien; des millions se mangent à leur table, on égorge des hommes pendant qu’ils s’enivrent, et la vapeur du sang se mêle à celle des mets. Le crime est une volupté comme les autres, on entendait les cris des victimes égorgées dans le cirque pendant que la fanfare résonnait, que les esclaves chantaient. Néron disait aux bourreaux: «Faites en sorte qu’ils se sentent mourir», et, penché en avant sur les poitrines ouvertes des victimes, il regardait le sang battre dans les cœurs, et il trouvait, dans ces derniers gémissements d’un être qui quitte la vie, des délices inconnues, des voluptés suprêmes, comme lorsqu’une femme, éperdue sous l’œil de l’empereur, tombait dans ses bras et se mourait sous ses baisers.

Oh! les cœurs atroces! oh! les âmes sublimes dans le crime! Chaque jour ils redoublent, chaque jour ils inventent, leur esprit est un enfer qui fournit des tortures au monde, ils insultent à la nature dans leurs débauches; bêtes fauves, ils se déguisent en bêtes fauves, ils assassinent leurs mères, ils épousent leurs valets, ils se font applaudir au théâtre.

La société se modèle sur l’empereur, les patriciens s’efforcent de l’imiter; l’âme des hommes, en effet, n’est qu’une prostituée qui se donne à tous les vices, à tous les crimes. Quelque chose de cela palpite encore dans les pages de Suétone, dans les vers de Juvénal. Vous rappelez-vous la longue Maura, qui épuisa tant d’hommes en un jour? Hamiltus qui corrompt les enfants? et la noblesse entière, et la famille de l’empereur, et l’empereur lui-même, et sa femme, et ses sœurs, et son affranchi? L’histoire alors est une orgie sanglante, dans laquelle il nous faut entrer, sa vue même enivre et fait venir la nausée au cœur.

Cela dure longtemps, trop longtemps pour le monde, quoique les empereurs s’usent vite sur ce trône de feu et que leur âme se fatigue vite à contenir tant de choses monstrueuses.

Comme la mort les emporte tous! Après Néron, Galba; après lui, Othon qui a au moins le cœur de mourir, «et alors le secret de l’Empire est divulgué», dit Tacite; et après Othon, Vitellius dont le règne ne fut qu’un long repas qui commença avec des applaudissements et qui finit avec du sang; puis Vespasien et Titus. Mais Commode ranime la fête; Pertinax et Didius Julianus, Sévère, Caracalla, Macrin, et nous voici à Héliogabale, le dernier de cette famille. L’Orient avait débordé dans Rome, in Tiberim defluxit orantes; depuis longtemps les bouffons d’Antoine avaient chassé les bouffons italiens; les prêtres de Cybèle arrivent, toutes les religions s’accumulent dans la Ville éternelle, avec tous les vices inventés; la philosophie se débat mieux, la rhétorique pérore dans ses écoles, la société agonise au milieu de tous ces bruits. Elle voudrait bien se cacher la ruine qu’elle a dans le cœur, et farder ses rides avec le parfum de quelque croyance, c’est en vain, elle ne sait laquelle adopter. Son empereur veut introduire le culte des juifs et des chrétiens, il se fait juif lui-même, il est, comme la nature, tourmenté d’une grande douleur, et, comme le monde romain, il reste haletant de débauches et d’angoisses sur ses lits de fleurs, fanées moins vite que son âme.

Tout craquait donc au cœur du vieux monde: pouvoir civil, croyance religieuse, et l’âme et le corps; tout tombait délabré, abîmé dans un immense dégoût. Il faudra, pour ranimer cette chair flétrie, pour remettre de la force dans les muscles de ce grand corps, le long ascétisme du moyen âge et les douleurs du monde chrétien. Alors reparaîtra, au XVIe siècle, cette force, cette sève, ce nouvel empire invisible substitué à l’autre, et qui s’étale splendidement sur les toiles de Raphaël et se courbe sur le monde avec la coupole de Saint-Pierre.

TABLE DES MATIÈRES.

Pages.
Les Arts et le Commerce 1
Smarh 8
Les Funérailles du Dr Mathurin 121
Rabelais 144
Mademoiselle Rachel 157
Novembre 162
Chronique normande du Xe siècle 257
La dernière Heure 265
La Main de fer 271
Rome et les Césars 275

ŒUVRES COMPLÈTES
DE
GUSTAVE FLAUBERT

EN 18 VOLUMES
AUGMENTÉES DE VARIANTES; DE NOTES
D’APRÈS LES MANUSCRITS, VERSIONS ET SCÉNARIOS DE L’AUTEUR
ET DE REPRODUCTIONS EN FAC-SIMILÉ
DE PAGES D’ÉBAUCHES ET DÉFINITIVES DE SES MANUSCRITS.

Chaque volume broché 8 fr.
Relié amateur, par Canape, en chagrin vert foncé, net 15 fr.
Relié amateur, par Canape, en maroquin, net 22 fr.
Il est tiré des œuvres complètes 50 ex. numérotés sur chine, net 40 fr.

CORRESPONDANCE


DEUXIÈME SÉRIE
(1850-1854)
AUGMENTÉE DE LETTRES ET FRAGMENTS INÉDITS


On sait avec quelle pudeur intransigeante Gustave Flaubert a tenu à s’exiler lui-même de ses livres. Sa religion de l’art désintéressé, de l’Art pour l’Art, son dogme de l’impersonnalité littéraire lui imposaient le devoir de taire son existence. Se confesser au public lui apparaissait à la fois comme une erreur, une trahison et une lâcheté. Et, sans la Correspondance, nous ne connaîtrions pour ainsi dire rien de lui.

C’est, en effet, dans ses lettres que le véritable Flaubert nous apparaît avec ses enthousiasmes et ses découragements, ses touchantes délicatesses et ses superbes violences, son exquise sensibilité et sa terrible clairvoyance. Par elles nous sont révélées toute l’intime noblesse, toute la naïve bonhomie de ce pur martyr des lettres. Elles nous font assister enfin à la genèse douloureuse de tant de chefs-d’œuvre; elles en sont le commentaire vivant, indispensable. Personne n’a le droit de les ignorer sous peine de moins comprendre, partant de moins admirer Bovary, Salammbô, l’Éducation, la Tentation, Bouvard.

Et leur réunion même est un immortel monument. Écrites hors des habituelles contraintes, avec tout l’abandon du génie qui se donne, leur magnifique spontanéité a fait justement dire à bien des maîtres qu’en elles la prose du XIXe siècle avait trouvé son expression souveraine, sa perfection française.

VOLUMES EN VENTE:

Madame Bovary, 1 vol. — Correspondance, I-II, 2 vol. — Trois Contes, 1 vol. — Par les Champs et par les Grèves, 1 vol. — Œuvres de Jeunesse inédites, I, 1 vol. — L’Éducation Sentimentale, 1 vol.

Au lecteur.

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