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Victor Hugo, son oeuvre poétique

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..... Nos pensées

S'envolent un moment sur leurs ailes blessées,

Puis retombent soudain.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les fils mystérieux où nos cœurs sont liés.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ma maison me regarde et ne me connaît plus.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L'impassible nature a déjà tout repris.

Et quelle couleur revêt ici la pensée! Beaucoup d'images, même dans Hugo, dans le Hugo de la Légende, ont-elles la nouveauté, le charme saisissant de celles-ci?

Les grands chars gémissants qui reviennent le soir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vers quelque source en pleurs qui sanglote tout bas.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme un essaim chantant d'histrions en voyage

Dont le groupe décroît derrière le coteau.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans ces jours où la tête au poids des ans s'incline,

Où l'homme, sans projets, sans but, sans visions,

Sent qu'il n'est déjà plus qu'une tombe en ruine

Où gisent ses vertus et ses illusions;

Quand notre âme en rêvant descend dans nos entrailles,

Comptant dans notre cœur, qu'enfin la glace atteint,

Comme on compte les morts sur un champ de batailles,

Chaque douleur tombée et chaque songe éteint,

Comme quelqu'un qui cherche en tenant une lampe,

Loin des objets réels, loin du monde rieur,

Elle arrive à pas lents par une obscure rampe

Jusqu'au fond désolé du gouffre intérieur;

Et là dans cette nuit qu'aucun rayon n'étoile,

L'âme, en un repli sombre où tout semble finir,

Sent quelque chose encor palpiter sous un voile.—

C'est toi qui dors dans l'ombre, ô sacré souvenir!

On a dit des Rayons et des Ombres que le poète y résumait en quelque sorte toute son œuvre lyrique antérieure. On y retrouverait, par exemple, l'inspiration dominante des Feuilles d'automne, c'est-à-dire les souvenirs de l'enfance, et l'expression des sentiments qui se rattachent au foyer, l'amitié fraternelle, l'amour filial, l'adoration, ou, pour emprunter le mot de Sévigné, la triple «idolâtrie» de la mère, de l'épouse, et des enfants. Ce serait la «pitié aumônière» déjà exprimée dans les Chants du crépuscule, qui reparaîtrait dans des pièces comme la Rencontre des quatre enfants sans parents, sans abri, sans souliers et sans pain.

Je n'énumère pas jusqu'au bout ces prétendues analogies; car je suis beaucoup plus frappé des différences. Ce n'est pas aux écrits antérieurs de Hugo que ces pièces me font penser: j'y vois déjà l'idée et le dessein des grands écrits de sa maturité. Je trouve dans la Rencontre un avant-goût de la satire toute sociale des Contemplations, et je démêle un coin de la philosophie des Misérables dans cette leçon que la nature donne à l'homme, en prodiguant aux mendiants toutes les douceurs de la tiède saison.

Et son œil ne vit rien que l'éther calme et chaud.

Le soleil bienveillant, l'air plein d'ailes dorées,

Et la sérénité des voûtes azurées,

Et le bonheur, les cris, les rires triomphants

Qui des oiseaux du ciel tombaient sur ces enfants.

C'est encore à la doctrine philosophique des Contemplations, non pas à la religion des premiers écrits, que nous achemine la pièce, où le poète, après avoir jeté un regard sur le problème du destin, relève des yeux effarés comme s'il avait aperçu quelque puits insondable:

Cryptes! palais! tombeaux, pleins de vagues tonnerres!

Vous êtes moins brumeux, moins noirs, moins ignorés,

Vous êtes moins profonds et moins désespérés,

Que le destin, cet astre habité par nos craintes,

Où l'âme entend, perdue en d'affreux labyrinthes,

Au fond, à travers l'ombre, avec mille bruits sourds,

Dans un gouffre inconnu tomber le flot des jours!

Si ce gouffre rappelle une conception de Hugo, c'est sûrement la Bouche d'ombre.

Et quand on a lu les poèmes de la vieillesse de Hugo, quand on a l'esprit encore ému de cette sanction morale jusqu'à laquelle s'était haussé son cœur de patriarche, la suprême pitié, n'est-on pas en droit de vouloir retrouver comme un lointain pressentiment de cette évolution dernière, dans les vers par où le recueil des chants de jeunesse finit:

Et de ce triple aspect des choses d'ici-bas,

De ce triple conseil que l'homme n'entend pas,

Pour mon cœur où Dieu vit, où la haine s'émousse,

Sort une bienveillance universelle et douce

Qui dore comme une aube et d'avance attendrit

Le vers qu'à moitié fait j'emporte en mon esprit,

Pour l'achever aux champs avec l'odeur des plaines,

Et l'ombre du nuage et le bruit des fontaines!

Mais la lecture des Rayons et des Ombres révèle autre chose que les desseins poétiques de Hugo: elle fait prévoir son entrée dans la politique. Chez Victor Hugo, les ambitions d'homme d'Etat ont pris leur source dans l'idée qu'il se fait de la mission du poète. Nous avons dit qu'il lui donnait les attributs du vates antique, et faisait de lui l'interprète de Dieu, l'oracle «de l'éternelle vérité.» Il se prend ici pour un visionnaire, pour un prophète, dans le sens biblique du mot:

Pour des regards distraits la France était sereine,

Mais dans ce ciel troublé d'un peu de brume à peine,

Où tout semblait azur, où rien n'agitait l'air,

Lui, rêveur, il voyait par instants un éclair!

Ce qu'il y avait de fâcheux dans cette conviction, c'est qu'elle allait détourner Hugo de sa «fonction» vraie, et contrarier son instinct naturel. La coulée lumineuse de poésie lyrique sur laquelle il nous a paru essentiel d'arrêter longtemps les regards du lecteur, va se refroidir, s'obscurcir, s'arrêter. Mais de nouveau, à dater de l'exil, elle débordera, et pour un très long temps, avec l'éclat brûlant et le fracas, majestueux d'une éruption volcanique.

Victor Hugo en 1847.

Hugo en 1847.
(fac simile d'une lithographie d'après nature)

LE DRAME

Quand Hugo écrivit Cromwell, il atteignait à peine à ses vingt-cinq ans; il en avait quatre-vingts passés, lorsque parut Torquemada. Toutefois, la production dramatique ne se rencontre, au début ou à la fin de la carrière poétique de Hugo, qu'à titre d'exception. Elle s'est concentrée dans une période de treize années, comprise entre le mois de février 1830, où Hernani souleva l'enthousiasme au Théâtre-Français, et le mois de mars 1843, où, sur la même scène, eut lieu la chute mémorable des Burgraves. Elle comprend donc, pour les œuvres en vers, les seules qui rentrent dans le plan de cet ouvrage sur le poète, Hernani, Marion De Lorme, Le Roi s'amuse, Ruy Blas, et les Burgraves. Cromwell et Torquemada sont deux écrits à part: dans l'un, Hugo n'a pas encore trouvé sa formule dramatique, en dépit des fameuses préfaces; dans l'autre, Hugo, ne s'inquiète plus de retrouver le moule trop étroit où il avait coulé ses pièces de théâtre.

Qu'est-ce que Cromwell? une tragédie démesurée. Les unités n'y sont pas plus sacrifiées que dans le Cid; le lieu de la scène varie trois fois; le décor change à tous les actes; mais l'action est une, et elle se développe dans les vingt-quatre heures réglementaires. Peut-être la pièce déborde-t-elle un peu dans la nuit qui précède le premier jour et dans le jour qui succède à la seconde nuit; Hugo lui-même nous fait observer que son drame «ne sort pas de Londres; qu'il commence le 25 juin 1657, à trois heures, du matin, et finit le 26 à midi. On voit, ajoute-t-il, qu'il entrerait presque dans la prescription classique, telle que les professeurs de poésie la rédigent maintenant.» La tragédie nouvelle est entrée, en effet, dans le corset à vertugadin; mais il a fallu desserrer les lacets, et l'étoffe craque aux coutures.

Le sujet est pourtant entendu à la façon classique, c'est-à-dire qu'il développe une action très simple, et réductible, en quelque sorte, à une seule situation. La tragédie d'Andromaque, de Racine, pourrait, à la rigueur, se ramener à cette formule: Andromaque, veuve d'Hector et mère d'Astyanax, épousera-t-elle Pyrrhus? Le drame de Cromwell ne peut non plus donner lieu qu'à cette question: Le Protecteur sera-t-il roi? La question se pose, au premier acte, et, comme dans une pièce de Racine, elle reçoit à chaque acte suivant, non pas une solution, mais une réponse provisoire. Oui, dit le second acte, au moment où le rideau tombe; non, dit le troisième acte, quand il arrive à sa conclusion. Oui et non, dit tour à tour l'acte quatrième; mais le rideau tombe une fois de plus sur le mot oui: Décidément non, voilà la solution qu'apporte le cinquième acte.

Ainsi, de ce drame énorme, si l'on, voulait ébrancher tout ce qui ne tient pas à l'action, il resterait à peine la matière d'une tragédie classique. Tragédie ou drame, c'est, par bien des côtés, une œuvre d'imitation. Le jeune auteur a lu Shakespeare, et il se souvient d'Hamlet, de Macbeth, en plus d'un endroit. Le «Tu seras roi» se retrouve dans la formule «Honneur au roi Cromwell», que le Protecteur a par trois fois entendue en songe. Macbeth a fourni encore l'idée du réveil de Rochester, visiblement calqué sur le réveil du portier...

Suis-je déjà perdu? Serais-je dans l'enfer?

Ce palais flamboyant, ces spectres, ces armées

De démons secouant des torches enflammées,

C'est l'enfer!

Jules César a inspiré plus d'une scène de cette pièce, dont le sujet est également une conspiration. C'est bien un effet à la Shakespeare que ce revirement de la foule, exprimant d'abord par un silence plein d'éloquence ses sentiments hostiles pour Cromwell, et dès que Cromwell a parlé, huant les conjurés, jetant l'un d'eux à la Tamise (acte V, dernière scène).

Mais les classiques peuvent aussi réclamer leur bien. Le coup de théâtre du troisième acte est emprunté au dénouement original de Rodogue. Le narcotique offert par Rochester au Protecteur est bu, comme le poison dans la tragédie de Corneille, par la bouche même qui l'offre.

LORD ROCHESTER, à part.

Le vase est plein.

Il faut que Noll le boive. Il va faire un fier somme!

J'ai mis toute la fiole!—Hé! je sers le pauvre homme

Je l'arrache aux remords; grâce à mes soins d'ami,

Il n'aura de longtemps, d'honneur, si bien dormi!

(Il prend le plat des mains du page, et il le présente à Cromwell.

(Haut.)

Milord....

(A part.)

Il faut encor de la cérémonie.

(Haut.)

Buvez cette liqueur que mes mains ont bénie.

CROMWELL, ricanant.

Ah! vous l'avez bénie?

LORD ROCHESTER

Oui....

(A part.)

Quel regard!

CROMWELL.

Fort bien.
Ce breuvage, est-ce pas, me doit faire du bien?

LORD ROCHESTER.

Oui, l'hypocras contient une vertu suprême
Pour bien dormir, Mylord.

CROMWELL.

Alors, buvez vous-même!

Il prend le gobelet sur le plat et le lui présente brusquement.)

LORD ROCHESTER, épouvanté et reculant.

Milord....

(A part.)

Quel coup de foudre!....

CROMWELL, avec un sourire équivoque.

Eh bien! vous hésitez?

Accoutumez-vous donc, jeune homme, à nos bontés.

Vous n'êtes pas au bout encor.... Prenez, mon maître!

Surmontez le respect, qui vous troubla peut-être,

Buvez.—

Il force Rochester confondu à prendre le gobelet.

Saviez-vous pas que nous vous chérissions?

Que retombent sur vous vos bénédictions!

LORD ROCHESTER, à part.

Je suis écrasé!

(Haut.)

Mais, Milord...

CROMWELL.

Buvez, vous dis-je!

LORD ROCHESTER, à part.

Il s'est depuis tantôt passé quelque prodige.

(Haut.)

Je vous jure...

CROMWELL.

Buvez; vous jurerez après.

LORD ROCHESTER, à part.

Et notre grand complot? et nos savants apprêts?

CROMWELL.

Buvez donc!

LORD ROCHESTER, à part.

Noll encor nous surpasse en malice.

CROMWELL.

Vous vous faites prier?

LORD ROCHESTER, à part.

Buvons donc ce calice!

Il boit.

CROMWELL, avec un rire sardonique.

Comment le trouvez-vous?

LORD ROCHESTER, remettant le gobelet sur la table.

Que Dieu sauve le Roi!

Il faudrait reporter aussi dans l'arsenal dramatique classique le songe, les tirades, les vers à effet, les inversions, les expressions surannées, les formules de style noble. A côté du vers cornélien et du vers imagé, du parler familier et de la touche pittoresque, Cromwell abonde en traits vieillis, en détails d'une élégance pompeuse, à rendre jaloux Parseval-Grandmaison.

Ce qui appartient à Hugo, c'est un charme piquant de couleur locale répandu sur tout le sujet.

LORD ORMOND, vivement.

Saint-George! à la douceur je ne suis pas enclin.

Pour une goutte d'eau déborde un vase plein.

—Milord! Le pire fat qui dans Paris s'étale,

Le dernier dameret de la place Royale,

Avec tous ses plumets sur son chapeau tombants,

Son rabat de dentelle et ses nœuds de rubans,

Sa perruque à tuyaux, ses bottes évasées,

A l'esprit, moins que vous, plein de billevesées!

LORD ROCHESTER, furieux.

Milord! vous n'êtes point mon père!... A vos discours

Vos cheveux gris pourraient porter un vain secours.

Votre parole est jeune et nous fait de même âge.

Vous me rendrez, pardieu, raison de cet outrage!

LORD ORMOND.

De grand cœur!—Votre épée au vent, beau damoiseau!

Ils tirent tous deux leurs épées.

D'honneur! je m'en soucie autant que d'un roseau!

Ils croisent leurs épées.

DAVENANT, se jetant entre eux.

Milords, y pensez-vous?—La paix! la paix sur l'heure!

LORD ROCHESTER, ferraillant.

L'ami! la paix est bonne, et la guerre est meilleure.

DAVENANT, s'efforçant de les séparer.

Si le crieur de nuit vous entendait?....

On frappe à la porte.

Je croi

Qu'on frappe....

On frappe plus fort.

Au nom de Dieu, Milords!

Les combattants continuent. Voix (au dehors).

Au nom du Roi!

Les deux adversaires s'arrêtent et baissent leurs épées.

La pièce est une galerie de portraits, ou, si l'on veut, de mannequins d'atelier très richement et très exactement vêtus. On a cette impression, qui se retrouvera d'un bout à l'autre du théâtre de Hugo, que l'on visite une merveilleuse collection d'armes et de costumes sous les lambris d'un vieux palais. Les décors sont brossés, et il ne reste aux peintres qu'à glaner un détail ou deux, après tous ceux que le poète a moissonnés, pour reconstituer la salle des Banquets à White-hall, la chambre peinte, la grand'salle de Westminster. Dans ces cadres majestueux, toute une foule tient à l'aise, et, à l'exemple de Shakespeare, l'auteur de Cromwell introduit l'acteur aux mille têtes, le peuple; s'il n'a pas encore le pouvoir de le faire agir, il le fait parler, s'agiter d'une façon assez nouvelle.

SYNDERCOMB, bas à Garland.

Carr est le seul de nous qui soit homme.

VOIX DANS LA FOULE.

Hosannah!

Gloire aux saints! Gloire au Christ! Gloire au Dieu du Sina!

—Longs jours au Protecteur!

Syndercomb, exaspéré par les imprécations de Carr et les acclamations du peuple, tire son poignard et s'élance vers l'estrade.

SYNDERCOMB, agitant son poignard.

Mort au roi de Sodome!

LORD CARLISLE, aux hallebardiers.

Arrêtez l'assassin.

CROMWELL, écartant le garde du geste.

Faites place à cet homme.

(A Syndercomb.)

Que voulez-vous?

SYNDERCOMB.

Ta mort.

CROMWELL.

Allez en liberté,

Allez en paix.

SYNDERCOMB.

Je suis le vengeur suscité.

Si ton cortège impur ne me fermait la bouche....

CROMWELL, faisant signe aux soldats de le laisser libre.

Parlez.

SYNDERCOMB.

Ah! ce n'est point un discours qui te touche.

Mais si l'on n'arrêtait mon bras....

CROMWELL.

Frappez.

SYNDERCOMB, faisant un pas et levant sa dague.

Meurs donc

Tyran!

Le peuple se précipite sur lui et le désarme.

VOIX DANS LA FOULE.

Quoi! par le meurtre il répond au pardon!

Périsse l'assassin! Meure le parricide!

Syndercomb est entraîné hors de la Salle.

CROMWELL, à Thurloë.

Voyez ce qu'ils en font?

VOIX DU PEUPLE

Assommez le perfide!

CROMWELL.

Frères, je lui pardonne. Il ne sait ce qu'il fait.

VOIX DU PEUPLE.

A la Tamise! à l'eau!

Rentre Turloë.

THURLOË, à Cromwell.

Le peuple est satisfait.

La Tamise a reçu le furieux apôtre.

CROMWELL, à part.

La clémence est, au fait, un moyen comme un autre.

C'est toujours un de moins.... Mais qu'à de tels trépas

Ce bon peuple pourtant ne s'accoutume pas.

Hernani fut écrit en vingt-cinq jours. La censure prononça sur l'œuvre cet étrange jugement: «Il est d'une sage politique de n'en pas retrancher un mot. Il est bon que le public voie jusqu'à quel point d'égarement peut aller l'esprit humain, affranchi de toute règle et de toute bienséance.» Quelques académiciens pétitionnèrent auprès du roi, pour qu'il interdit à la pièce nouvelle l'accès de la Comédie-Française. Charles X répondit, non sans à propos, «qu'en fait de littérature, il n'avait que sa place au parterre.» L'œuvre fut donc jouée, ou, pour parler plus justement, la bataille fut engagée le 25 février 1830. On a raconté bien des fois comment les jeunes gens du groupe romantique vinrent soutenir leur vaillant chef, comment les bravos et les sifflets se mêlèrent pendant plusieurs soirs, comment la jeune armée littéraire, battue sur quelques points, remporta, dès le premier jour, des avantages décisifs, comment telle tirade épique, le monologue de Don Carlos au tombeau de Charlemagne notamment, subjugua par sa majesté jusqu'aux railleurs les plus hostiles, comment surtout cette fleur d'héroïsme, cette hauteur de vertu castillane, cette tendresse emportée qui remplissent la fin du drame, enivrèrent tous les esprits. Un souffle de passion amoureuse exalte tous les personnages de ce drame; un accent d'héroïsme juvénile, étrange, et parfois emphatique, y résonne et en fait vibrer tous les vers. La plus haute émotion qu'on puisse exciter au théâtre se dégage du quatrième acte, où le ressort cornélien de l'admiration est mis en œuvre une fois de plus et puissamment renouvelé par la clémence inattendue de Don Carlos proclamé empereur.

DON CARLOS, l'œil fixé sur sa bannière.

L'empereur est pareil à l'aigle, sa compagne.

A la place du cœur il n'a qu'un écusson.

HERNANI.

Ah! vous êtes César!

DON CARLOS, à Hernani.

De ta noble maison,

Don Juan, ton cœur est digne.

Montrant dona Sol.

Il est digne aussi d'elle.

—A genoux, duc.

(Hernani s'agenouille. Don Carlos détache sa toison d'or et la lui passe autour du cou.)

Reçois ce collier.

Don Carlos tire son épée et l'en frappe trois fois sur l'épaule.

Sois fidèle!

Par saint Etienne, duc, je te fais chevalier.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Aux conjurés.

Je veux tout oublier. Allez, je vous pardonne!

C'est la leçon qu'au monde il convient que je donne.

Ce n'est pas vainement qu'à Charles premier, roi,

L'empereur Charles-Quint succède, et qu'une loi

Change, aux yeux de l'Europe, orpheline éplorée,

L'altesse catholique en majesté sacrée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

DON CARLOS, seul. Il s'incline devant le tombeau de Charlemagne.

Es-tu content de moi?

Ai-je bien dépouillé les misères du roi,

Charlemagne? Empereur, suis-je bien un autre homme?

Puis-je accoupler mon casque à la mitre de Rome?

Aux fortunes du monde ai-je droit de toucher?

Ai-je un pied sûr et ferme, et qui puisse marcher

Dans ce sentier, semé des ruines vandales,

Que tu nous as battu de tes larges sandales?

Ai-je bien à ta flamme allumé mon flambeau?

Ai-je compris la voix qui parle en ton tombeau?

—Ah! j'étais seul, perdu, seul devant un empire,

Tout un monde qui hurle, et menace, et conspire,

Le Danois à punir, le Saint-Père à payer,

Venise, Soliman, Luther, François premier,

Mille poignards jaloux, luisant déjà dans l'ombre,

Des pièges, des écueils, des ennemis sans nombre.

Vingt peuples dont un seul ferait peur à vingt rois,

Tout pressé, tout pressant, tout à faire à la fois;

Je t'ai crié:—Par où faut-il que je commence?

Et tu m'as répondu:—Mon fils, par la clémence!

C'est le ressort racinien de la pitié qui a fourni à l'auteur d'Hernani tout le pathétique du cinquième acte. Les deux êtres, que tout semblait séparer à jamais, sont unis. La tendresse déborde du cœur de ces jeunes époux, et, cherchant une forme de langage qui l'exprime, elle s'identifie avec la douceur de la nuit et la sérénité des astres:

Tout s'est éteint, flambeaux et musique de fête.

Rien que la nuit et nous. Félicité parfaite!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pas un nuage au ciel. Tout, comme nous, repose.

Viens, respire avec moi l'air embaumé de rose!

Regarde. Plus de feux, plus de bruit. Tout se tait.

La lune tout à l'heure à l'horizon montait.

Tandis que tu parlais, sa lumière qui tremble

Et ta voix, toutes deux m'allaient au cœur ensemble.

Et voici l'amour et la haine en présence. La haine est implacable; l'amour semble succomber. L'approche de la mort lui révèle qu'il est immortel; il voit «des feux dans l'ombre»; il a sondé d'un suprême regard l'éternité qui lui reste.

..... Vers des clartés nouvelles

Nous allons tout à l'heure ensemble ouvrir nos ailes.

Partons d'un vol égal vers un monde meilleur.

La loi des contrastes domine fortement toutes les conceptions dramatiques de Victor Hugo, et s'applique également à la conduite de la pièce, au développement de l'intrigue, à la construction des personnages, à l'expression des caractères et des mœurs. On peut le vérifier à l'occasion de Marion De Lorme. Deux figures traversent toute la pièce, en s'opposant, pour ainsi dire, trait pour trait, en se contredisant parole pour parole: Saverny, noble, élégant, insouciant, gai, lumineux; Didier, sans famille, passionné, mélancolique, et comme vêtu d'ombre. Si romanesque et si artificiel que soit ce personnage de Didier, il exprime pourtant certains traits de la physionomie de Hugo lui-même; telle aventure de la première jeunesse de l'auteur, par exemple son duel à Versailles avec un garde du corps, s'est reflétée dans l'œuvre et a inspiré la scène que voici:

SAVERNY, à Didier.

Holà! hé! l'homme au grand manteau!

L'ami!—Mon cher!—

A Brichanteau.

Je crois qu'il est sourd, Brichanteau.

DIDIER, levant lentement la tête.

Me parlez-vous?

SAVERNY.

Pardieu!—Pour récompense honnête,

Lisez-nous l'écriteau placé sur votre tête.

DIDIER.

Moi!

SAVERNY.

Vous. Savez-vous pas épeler l'alphabet?

DIDIER, se levant.

C'est l'édit qui punit tout bretteur du gibet,

Qu'il soit noble ou vilain.

SAVERNY.

Vous vous trompez, brave homme.

Sachez qu'on ne doit pas pendre un bon gentilhomme;

Et qu'il n'est dans ce monde, où tous droits nous sont dus,

Que les vilains qui soient faits pour être pendus.

(Aux gentilshommes.)

Ce peuple est insolent!

(Didier en ricanant.)

Vous lisez mal, mon maître!

Mais vous avez la vue un peu basse peut-être.

Otez votre chapeau, vous lirez mieux. Otez!

DIDIER, renversant la table qui est devant lui.

Ah! prenez garde à vous, Monsieur! vous m'insultez.

Maintenant que j'ai lu, ma récompense honnête,

Il me la faut!—Marquis, c'est ton sang, c'est ta tête!

SAVERNY, souriant.

Nos titres à tous deux, certes, sont bien acquis.

Je le devine peuple, il me flaire marquis.

DIDIER.

Peuple et marquis pourront se colleter ensemble.

Marquis, si nous mêlions notre sang, que t'en semble?

SAVERNY, reprenant son sérieux.

Monsieur, vous allez vite, et tout n'est pas fini.

Je me nomme Gaspard, marquis de Saverny.

DIDIER.

Que m'importe?

SAVERNY, froidement.

Voici mes deux témoins. Le comte

De Gassé, l'on n'a rien à dire sur son compte,

Et monsieur de Villac, qui tient à la maison

La Feuillade, dont est le marquis d'Aubusson.

Maintenant êtes-vous noble homme?

DIDIER.

Que t'importe?

Je ne suis qu'un enfant trouvé sur une porte,

Et je n'ai pas de nom. Mais cela suffit bien.

J'ai du sang à répandre en échange du tien!

SAVERNY.

Non pas, Monsieur, cela ne peut suffire, en somme.

Mais un enfant trouvé de droit est gentilhomme,

Attendu qu'il peut l'être; et que c'est plus grand mal

Dégrader un seigneur qu'anoblir un vassal.

Je vous rendrai raison.—Votre heure?

DIDIER.

Tout de suite

SAVERNY.

Soit.—Vous n'usurpez pas la qualité susdite?

DIDIER.

Une épée!

SAVERNY.

Il n'a pas d'épée! Ah! pasque dieu!

C'est mal. On vous prendrait pour quelqu'un de bas lieu.

Offrant sa propre épée à Didier.

La voulez-vous? Elle est fidèle et bien trempée.

L'ANGELY, fou du roi, offrant la sienne.

Pour faire une folie, ami, prenez l'épée

D'un fou.—Vous êtes brave, et lui ferez honneur.

Ricanant.

En échange, écoutez, pour me porter bonheur

Vous me laisserez prendre un bout de votre corde.

DIDIER, prenant l'épée.

Soit. Maintenant Dieu fasse aux bons miséricorde!

BRICHANTEAU, sautant de joie.

Un bon duel! c'est charmant!

SAVERNY, à Didier.

Mais où nous mettre?

DIDIER.

Sous

Ce réverbère.

GASSÉ.

Allons! messieurs, êtes-vous fous?

On n'y voit pas. Ils vont s'éborgner, par saint Georges!

DIDIER.

On y voit assez clair pour se couper la gorge.

SAVERNY.

Bien dit.

VILLAC.

On n'y voit pas!

DIDIER.

On y voit assez clair,

Vous dis-je! et chaque épée est dans l'ombre un éclair!

Allons, marquis!

Tous deux jettent leurs manteaux, ôtent leurs chapeaux, dont ils se saluent et qu'ils jettent derrière eux. Puis ils tirent leurs épées.

SAVERNY.

Monsieur, à vos ordres.

DIDIER.

En garde!

C'est encore le souvenir d'un événement réel qui a suggéré au poète ce cruel dénouement du drame intitulé le Roi s'amuse. Le père de Victor Hugo avait été, pour ainsi dire, le témoin d'une très tragique aventure. C'était pendant la guerre de Vendée. Un soldat de l'armée du Rhin revenait au pays, en congé de convalescence. Aux approches de son village, il descend de la diligence, afin d'abréger le chemin. Un paysan le voit passer, l'ajuste derrière une haie, le tue, le dépouille en toute hâte. Il apporte au logis le havresac et la feuille de route du mort. Sa femme et lui sont illettrés; mais un voisin lit le papier, et leur apprend que le mort est leur fils. La mère saisit un couteau et se tue; le meurtrier va se remettre aux mains de la justice. Cette fatalité sanglante a fait tant d'impression sur l'imagination de Hugo qu'il a transporté la situation dans son roman de Notre-Dame de Paris, où la Sachette fait tuer sa fille Esméralda, et dans Lucrèce Borgia, où Gennaro est perdu par la volonté maternelle: de même dans le Roi s'amuse, Triboulet, ce père qui n'aime au monde qu'un seul être, sa fille Blanche, paiera de tout son or le coup d'épée qui la tuera.

Dans Ruy Blas, Hugo semble avoir voulu égaler les conditions les plus extrêmes, en faisant aimer un laquais par une reine, ou même avait voulu unir ces extrêmes dans une seule condition, en faisant de ce laquais le plus misérable et le plus glorieux, le plus faible et le plus héroïque des hommes. Mais ce sujet singulier est traité avec plus de dextérité de main qu'aucune pièce dramatique de Hugo; et il suffirait, pour avoir l'idée des mérites de structure de ce drame, de le réduire au scénario. Le premier acte est si vif, si promptement noué dans son exposition déjà très dramatique; le second nous présente un tableau si touchant de l'abandon de la jeune reine, il est si gracieusement romanesque dans le détail des aventures mystérieuses de l'inconnu qui risque sa vie pour apporter à l'exilée la petite fleur bleue du pays natal; le troisième offre un coup de théâtre si saisissant, quand l'arrivée de don Salluste, et les ordres qu'il donne à son valet devenu grand seigneur, éveillent le malheureux Ruy Blas de son rêve d'amour et de gloire; le quatrième, tout entier rempli par l'aventurier à la fois héroïque comme le Cid et plaisant comme Mascarille qui a nom don César, pétille d'une gaieté si vive et d'un éclat de coloris si poétique; le cinquième, où la reine pardonne au laquais qui s'est donné la mort, et verse sur lui des larmes de pitié, peut-être de tendresse, fait succéder à toute cette gaîté folle de l'acte ou, pour parler pour justement, de l'intermède précédent, des scènes si pathétiques! Il attendrit, non pas comme le dénouement du Cid, ou même comme celui d'Andromaque, mais comme la conclusion mélancolique d'un roman.

Mais ce qui fait surtout de Ruy Blas l'œuvre peut-être la plus précieuse du théâtre de Hugo, c'est le charme du style et sa splendeur toute lyrique. Comment veut-on que l'auteur des Orientales, abordant ce sujet espagnol, se retienne, et résiste à l'envie de faire étinceler son coloris, de donner à tous ses personnages des attitudes, des costumes, des physionomies à faire envie à Vélasquez?

Dans ce sujet naturellement ouvert à la fantaisie, comment cette imagination de poète, éprise d'idéal et affamée de merveilleux, n'aiderait-elle pas le fantastique à triompher? «J'habite dans la lune,» dit un des personnages du drame; le dramaturge n'est-il pas de ceux qui, «rêveurs,» «écoutent les récits».

Et souhaitent le soir, devant leur porte assis,

De s'en aller dans les étoiles?

Les drames d'Hernani et de Ruy Blas sont tout imprégnés de lyrisme: qu'est-ce que le drame des Burgraves, sinon une épopée? Les personnages, ici, prennent un caractère symbolique. Otto, Magnus et Job représentent trois siècles; l'idée féodale s'exprime et agit par leur intermédiaire; l'idée impériale, après une éclipse de tant d'années, reparaît et triomphe avec Frédéric Barberousse, et la légende, plus vraie que l'histoire, a bien raison de le ressusciter. «Je n'ai plus rien d'humain, dit Guanhumara, je suis le meurtre et la vengeance;» les prisonniers, qui la contemplent d'un regard terrifié, murmurent tout bas: «Cette esclave est la haine.» Ce drame n'est plus une lutte entre des êtres passionnés; c'est le conflit des passions mêmes.

Le cadre a les proportions légendaires du sujet. Le repaire féodal, qui retentit en même temps du cliquetis des entraves et du choc des verres, garde l'écho de douleurs plus sinistres et de fêtes plus colossales; Job, le burgrave centenaire, rappelle les jours de gloire où des convives, grands et forts autrement que ceux d'aujourd'hui, chantaient à voix retentissante,

Autour d'un bœuf entier posé sur un plat d'or.

De ces promenoirs mystérieux, qui vont se perdant dans le mur circulaire, on s'attend à voir surgir de terribles apparitions. Pourquoi ne serait-ce pas le destin qui, sous les traits et les haillons du mendiant, se dresse tout à coup au haut «du degré de six marches»?

GORLOIS, à Hatto.

Ah! père, viens donc voir ce vieux à barbe blanche!

LE COMTE LUPUS, courant à la fenêtre.

Comme il monte à pas lents le sentier! son front penche.

GIANNILARO, s'approchant.

Est-il las!

LE COMTE LUPUS.

Le vent souffle aux trous de son manteau.

GORLOIS.

On dirait qu'il demande abri dans le château.

LE MARGRAVE GILISSA.

C'est quelque mendiant!

LE BURGRAVE CADWALA.

Quelque espion!

LE BURGRAVE DARIUS.

Arrière!

HATTO, à la fenêtre.

Qu'on me chasse à l'instant ce drôle à coups de pierre!

LUPUS, GORLOIS et les pages jetant des pierres.

Va-t'en, chien!

MAGNUS, comme se réveillant en sursaut.

En quel temps sommes-nous, Dieu puissant!

Et qu'est-ce donc que ceux qui vivent à présent?

On chasse à coups de pierre un vieillard qui supplie!

Les regardant tous en face.

De mon temps,—nous avions aussi notre folie,

Nos festins, nos chansons...—On était jeune, enfin!—

Mais qu'un vieillard, vaincu par l'âge et par la faim,

Au milieu d'un banquet, au milieu d'une orgie,

Vînt à passer, tremblant, la main de froid rougie,

Soudain on remplissait, cessant tout propos vain,

Un casque de monnaie, un verre de bon vin.

C'était pour ce passant, que Dieu peut-être envoie!

Après, nous reprenions nos chants, car, plein de joie,

Un peu de vin au cœur, un peu d'or dans la main,

Le vieillard souriant poursuivait son chemin.

—Sur ce que nous faisions jugez ce que vous faites!

JOB, se redressant, faisant un pas, et touchant l'épaule de Magnus.

Jeune homme, taisez-vous.—De mon temps, dans nos fêtes,

Quand nous buvions, chantant plus haut que vous encor,

Autour d'un bœuf entier posé sur un plat d'or

S'il arrivait qu'un vieux passât devant la porte,

Pauvre, en haillons, pieds nus, suppliant, une escorte

L'allait chercher; sitôt qu'il entrait, les clairons

Eclataient; on voyait se lever les barons;

Les jeunes, sans parler, sans chanter, sans sourire,

S'inclinaient, fussent-ils princes du saint-empire;

Et les vieillards tendaient la main à l'inconnu

En lui disant: Seigneur, soyez le bienvenu!

A Gorlois.

—Va quérir l'étranger............

GORLOIS, rentrant, à Job.

Il monte, monseigneur,

JOB, à ceux des princes qui sont restés assis.

Debout!

A ses fils.

—Autour de moi.

A Gorlois.

Ici!

Aux hérauts et aux trompettes.

Sonnez, clairons, ainsi que pour un roi!

Et dans le caveau sombre, humide, hideux, que continue la noire galerie avec ses piliers vaguement entrevus, où la lumière s'infiltre à peine par un grillage éventré, témoin de quelque antique et formidable violence, quelle tragédie peut paraître trop atroce, quel merveilleux dénouement ne semblera pas naturel?

Quel style aussi sera trop poétique, pour exprimer cette conception grandiose? Quelles paroles seront trop hautes, trop nobles, trop épiques, tombant de ces lèvres princières, et traduisant non pas les sentiments d'un être humain, mais les aspirations de tout un peuple, mais les terreurs d'un très long âge, mais les réminiscences glorieuses d'un passé «descendu derrière l'horizon?»

On comprend qu'après avoir entrevu cet idéal dramatique, et après avoir reconnu, par l'échec de sa trilogie, combien il dépassait les besoins du public et les ressources de la scène, Hugo ait renoncé aux avantages de la représentation qu'il fallait acheter par tant de sacrifices. Il y a gagné de pouvoir écrire tout un Théâtre en liberté. Et par cette dénomination je n'entends pas seulement le livre posthume qui a paru avec ce titre, mais le livre dramatique des Quatre vents de l'esprit et cette tragédie vraiment unique, d'une puissance dantesque, Torquemada.

Ceux qui mesurent au patron des pièces classiques, ou des comédies réalistes modernes, ces idylles dialoguées qui s'appellent la Grand'Mère, la Forêt mouillée, ou les Deux trouvailles de Gallus, commettent une injustice qui n'est peut-être qu'une erreur. Pour moi, en relisant cette comédie un peu délirante, Margarita, et cette tragédie condensée, Esca, la marquise Zabeth, dont chaque vers est un dard aigu, une épigramme amère et lumineuse, je me surprends à préférer dans le ciel poétique de Hugo ces étoiles reconnues les dernières et dont l'éclat est d'une si étrange pureté.

Quant à Torquemada, Hugo le regardait non sans raison comme «sa conception la plus grande.» C'est la lecture des Epîtres de saint Paul qui avait déposé dans l'esprit du poète le germe de cette œuvre imaginée dès les premières heures de l'exil et produite au grand jour, trente ans plus tard, en 1882.

De ce drame étrange et puissant une scène d'épopée se détache, pour ainsi dire, d'elle-même: c'est celle où les députés des Juifs, suivis d'une foule déguenillée, et conduite par Moïse-ben-Habib, leur grand rabbin, viennent implorer la clémence simoniaque du roi Ferdinand et de la reine Isabelle, les très chrétiens.

MOÏSE-BEN-HABIB, grand rabbin, à genoux.

Altesse de Castille, Altesse d'Aragon,

Roi, reine! ô notre maître, et vous, notre maîtresse,

Nous, vos tremblants sujets, nous sommes en détresse

Et, pieds nus, corde au cou, nous prions Dieu d'abord,

Et vous ensuite, étant dans l'ombre de la mort,

Ayant plusieurs de nous qu'on va livrer aux flammes,

Et tout le reste étant chassé, vieillards et femmes,

Et, sous l'œil qui voit tout du fond du firmament,

Rois, nous vous apportons notre gémissement.

Altesses, vos décrets sur nous se précipitent;

Nous pleurons, et les os de nos pères palpitent;

Le sépulcre pensif tremble à cause de vous.

Ayez pitié. Nos cœurs sont fidèles et doux;

Nous vivons enfermés dans nos maisons étroites,

Humbles, seuls; nos lois sont très simples et très droites,

Tellement qu'un enfant les mettrait en écrit.

Jamais le juif ne chante et jamais il ne rit.

Nous payons le tribut, n'importe quelles sommes.

On nous remue à terre avec le pied; nous sommes

Comme le vêtement d'un homme assassiné.

Gloire à Dieu! Mais faut-il qu'avec le nouveau-né,

Avec l'enfant qui tette, avec l'enfant qu'on sèvre,

Nu, poussant devant lui son chien, son bœuf, sa chèvre,

Israël fuie et coure épars dans tous les sens?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Montrant l'or sur la table.

Voici notre rançon, hélas! daignez la prendre.

O rois, protégez-nous. Voyez nos désespoirs.

Soyez sur nous, mais non comme des anges noirs;

Soyez des anges bons et doux, car l'aile sombre

Et l'aile blanche, ô rois, ne font pas la même ombre.

Révoquez votre arrêt. Rois, nous vous supplions

Par vos aïeux sacrés, grands comme les lions,

Par les tombeaux des rois, par les tombeaux des reines,

Profonds et pénétrés de lumières sereines,

Et nous mettons nos cœurs, ô maîtres des humains,

Nos prières, nos deuils, dans les petites mains

De votre infante Jeanne, innocente et pareille

A la fraise des bois où se pose l'abeille.

LA SATIRE

LES CHATIMENTS.

Le poète qui a le plus noblement parlé de Hugo, Sir Algernon Swinburne, a donné des Châtiments cette large définition: «Entre le prologue Nox et l'épilogue Lux des Châtiments, les quatre-vingt-dix-huit poèmes qui roulent, qui brisent, qui éclairent, qui tonnent comme les vagues d'une mer visible, exécutent leur chœur d'harmonies montantes et descendantes avec presque autant de profondeur, de variété, de force musicale, avec autant de puissance, de vie, autant d'unité passionnée, que les eaux des rivages sur lesquels ils furent écrits.»

Un seul sentiment, l'indignation, anime et soulève toute cette œuvre; mais que de formes il revêt, et que d'accents divers il fait jaillir! C'est d'abord le contraste cruel des deux Napoléon, qui se poursuit, tantôt avec une ironie cuisante, dans la chanson «Petit, petit,» tantôt avec une fougue passionnée dans les iambes de la Reculade.

Cette antithèse s'éclaire de toutes les couleurs de la poésie orientale dans l'entrevue avec Abd-el-Kader; elle s'étale surtout avec une puissance d'imagination tout à fait saisissante dans la pièce si connue de l'Expiation, qui est à elle seule une grande épopée.

Ce n'est pas l'usurpateur seulement et ses forfaits que poursuit l'imprécation vengeresse du satirique; elle s'attache à ses complices de tout ordre, juristes corrompus, journalistes gagés, pamphlétaires de robe courte.

Elle nous crie toutes les misères actuelles. Voici la rumeur qui monte à travers le soupirail des caves de Lille. Ailleurs c'est le bruit des violons de l'Hôtel-de-Ville, et le gala du Luxembourg; l'écho répond par des râles d'agonisants, des lamentations de veuves et de mères.

Le souvenir des morts de décembre et des autres victimes du coup d'Etat, des déportés de Cayenne ou de Lambessa, des martyrs des pontons et des silos, a donné naissance à des récits puissamment douloureux. Le Souvenir de la nuit du 4 et Pauline Roland, pour n'en nommer que deux, expriment tout ce qu'il y a d'horreur dans le meurtre stupide d'un enfant, tout ce qu'il y a de grandeur dans l'agonie héroïque d'une femme. Mais cette inspiration pathétique ou funèbre se traduit le plus souvent sous la forme lyrique, la seule qui puisse épuiser la plainte, ou adoucir l'aigreur du deuil par des rythmes assoupissants. C'est là le dessein de l'Ode aux morts du 4 décembre, de la Parabole sur les Oiseaux, de l'Hymne aux transportés, de la Chanson des exilés, du Chant de ceux qui s'en vont sur mer.

Comment la nature, et surtout la mer, ne tiendrait-elle pas ici la place qu'elle occupait déjà dans les écrits de la jeunesse de Hugo? Dans la pièce de Nox, le poète la maudissait comme une complice. Il ne lui reprochera plus sa noirceur qu'une seule fois, le jour où le naufrage d'un chasse-marée, perdu presque sous ses yeux, ramènera violemment son esprit vers cette autre fatalité, l'engloutissement de la France. Mais, le plus souvent, c'est à la nature, c'est à la mer qu'il demandera l'oubli, la consolation, et comme la bouffée d'air vivifiant, le parfum de brise libre, le rayon de blanche lumière qui lui fera oublier les soupirs de la geôle, les odeurs des victuailles et du sang, le râle des mourants, le visage des morts.

Oh! laissez! laissez-moi m'enfuir sur le rivage!

Laissez-moi respirer l'odeur du flot sauvage!

Jersey rit, terre libre, au sein des sombres mers,

Les genêts sont en fleur, l'agneau paît les prés verts:

L'écume jette aux rocs ses blanches mousselines;

Par moments apparaît, au sommet des collines,

Livrant ses crins épars au vent âpre et joyeux,

Un cheval effaré qui hennit dans les cieux!

Le rivage, la mer, le ciel n'apaisent pas toujours ses pensées. Tel sentier, où l'herbe se balance, est triste et semble pleurer ceux qui ne repasseront plus. Tel crépuscule est sépulcral; l'ombre y paraît un «linceul frissonnant;» la lune sanglante y «roule, ainsi qu'une tête coupée.»

Ailleurs la nature est consciente et vengeresse en quelque sorte:

O soleil, ô face divine,

Fleurs sauvages de la ravine,

Grottes où l'on entend des voix,

Parfums que sous l'herbe on devine,

O ronces farouches des bois,

Monts sacrés, hauts comme l'exemple,

Blancs comme le fronton d'un temple,

Vieux rocs, chêne des ans vainqueur,

Dont je sens, quand je vous contemple,

L'âme éparse entrer dans mon cœur,

O vierge forêt, source pure,

Lac limpide que l'ombre azure,

Eau chaste où le ciel resplendit;

Conscience de la nature,

Que pensez-vous de ce bandit?

Toutefois la conception la plus haute, et aussi la dernière à laquelle le poète des Châtiments soit parvenu, est celle d'une nature aussi peu ébranlée par une défaite de la liberté que par un deuil amoureux, aussi peu troublée dans son vaste dessein, dans sa marche vers le progrès, par la douleur présente du proscrit, qu'elle l'avait été jadis par la Tristesse d'Olympio. Envisagée sous cet aspect, elle rayonne déjà de l'éclat des âges à venir. Le poète, ébloui, éperdu de joie, incline son regard sur les êtres futurs, et son oreille, ou son esprit entend

La palpitation de ces millions d'ailes.

Quant à l'idée de la revanche, de la victoire du droit, du triomphe de la justice, il n'y a pas de symbole qui ne l'ait traduite. Le peuple est le lion du désert au repos; il dort, mais son réveil sera terrible. Les «lois de mort» se rompront, à la fin; les portes se rouvriront, et la cité s'emplira de torches enflammées; les chastes buveuses de rosée, les abeilles s'envoleront du manteau impérial, et se rueront «sur l'infâme;» les trompettes feront sept fois le tour des murailles de Jéricho, et la musique des Hébreux fera tomber les tours inexpugnables.

Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée;

Quand Josué rêveur, la tête aux cieux dressée,

Suivi des siens, marchait, et, prophète irrité,

Sonnait de la trompette autour de la cité,

Au premier tour qu'il fit, le roi se mit à rire;

Au second tour, riant toujours, il lui fit dire:

—Crois-tu donc renverser ma ville avec du vent?

A la troisième fois l'arche allait en avant,

Puis les trompettes, puis toute l'armée en marche,

Et les petits enfants venaient cracher sur l'arche,

Et soufflant dans leur trompe, imitaient le clairon;

Au quatrième tour, bravant les fils d'Aaron,

Entre les vieux créneaux tout brunis par la rouille,

Les femmes s'asseyaient en filant leur quenouille,

Et se moquaient, jetant des pierre aux Hébreux;

A la cinquième fois, sur ces murs ténébreux,

Aveugles et boiteux vinrent, et leurs huées

Raillaient le noir clairon sonnant sous les nuées;

A la sixième fois, sur sa tour de granit

Si haute qu'au sommet l'aigle faisait son nid,

Si dure que l'éclair l'eût en vain foudroyée,

Le roi revint, riant à gorge déployée,

Et cria:—Ces Hébreux sont bons musiciens!—

Autour du roi joyeux, riaient tous les anciens

Qui le soir sont assis au temple et délibèrent.

A la septième fois, les murailles tombèrent.

Mais parfois l'impatience gagne le poète, et il adresse son appel à la Révolution. Il invoque le Chasseur noir, et sonne l'hallali pour une meute humaine forçant un czar ou un empereur. Il rappelle au peuple qu'il ressemble à l'Océan; mais que l'Océan ne fait jamais attendre sa marée. Il lui reproche son sommeil il le somme de surgir du tombeau, où il s'est laissé coucher emmaillotté comme Lazare. Il n'y a pas de poésie au monde qui surpasse, pour la puissance du sentiment et pour l'accent tragique des paroles, cet hymne de l'insurrection, ce sonore, implacable et funèbre tocsin:

Partout pleurs, sanglots, cris funèbres.

Pourquoi dors-tu dans les ténèbres?

Je ne veux pas que tu sois mort.

Pourquoi dors-tu dans les ténèbres?

Ce n'est pas l'instant où l'on dort.

La pâle liberté gît sanglante à ta porte.

Tu le sais, toi mort, elle est morte.

Voici le chacal sur ton seuil,

Voici les rats et les belettes,

Pourquoi t'es-tu laissé lier de bandelettes?

Ils te mordent dans ton cercueil!

De tous les peuples on prépare

Le convoi....—

Lazare! Lazare! Lazare!

Lève-toi!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais il semble qu'on se réveille!

Est-ce toi que j'ai dans l'oreille,

Bourdonnement du sombre essaim?

Dans la ruche frémit l'abeille;

J'entends sourdre un vague tocsin.

Les césars, oubliant qu'il est des gémonies,

S'endorment dans les symphonies,

Du lac Baltique au mont Etna;

Les peuples sont dans la nuit noire;

Dormez, rois; le clairon dit aux tyrans: Victoire!

Et l'orgue leur chante: Hosanna!

Qui répond à cette fanfare?

Le beffroi...—

Lazare! Lazare! Lazare!

Lève-toi!

Si sacré que soit pour le poète le droit à l'insurrection, il n'a pas pour corollaire le droit de représailles. «Non, ne le tuez pas.»

Non, liberté, non, peuple, il ne faut pas qu'il meure!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le progrès, calme et fort, et toujours innocent,

Ne sait pas ce que c'est que de verser le sang.

Déjà l'on voit poindre cette doctrine de la pitié que le poète exprimera sans restriction au retour de l'exil, et qui lui suscitera autant et plus d'inimitiés que ses cris de colère.

Faire grâce de la mort au tyran, ce n'est pas l'amnistier. Le poète tient son engagement de le clouer à tous les piloris. Il donne à la muse une geôle à garder.

Les Calliopes étoilées

Tiennent des registres d'écrou.

Devant lui marche la Peine, un fouet aux clous d'airain sous le bras; lui-même est armé d'un fer rouge, et il a vu «fumer la chair.» Homme ou «singe», il a marqué l'épaule de ce maître, et il l'affublera «d'un bonnet vert,» de la «casaque du forçat:» il lui fermera le charnier des rois, il lui interdira l'histoire. Il lui infligera, comme suprême affront, des parodies d'apothéose:

Sur les frises où sont les victoires aptères,

Au milieu des césars traînés par des panthères,

Vêtus de pourpre et ceints du laurier souverain,

Parmi les aigles d'or et les louves d'airain,

Comme un astre apparaît parmi ses satellites,

Voici qu'à la hauteur des empereurs stylites,

Entre Auguste à l'œil calme et Trajan au front pur,

Resplendit, immobile en l'éternel azur,

Sur vous, ô Panthéons, sur vous, ô Propylées,

Robert Macaire avec ses bottes éculées!

Attentat, Usurpation, Basse Gloire, Orgie, Meurtre, Sacre, Nature, Revanche, Châtiment, toutes ces abstractions s'animent et forment comme les personnages symboliques de trois ou quatre drames, de la dimension d'une épigramme antique. Les rôles y sont de la longueur d'un hémistiche. Chaque mot est un exergue de médaille, et semble frappé par le coin sur un métal impérissable.

Et toute cette satire virulente aboutit au rêve le plus candide, à la vision lumineuse du bonheur à venir.

La guerre est éteinte. Des canons et des bombardes d'autrefois il ne reste pas un débris assez grand pour puiser aux fontaines.

«De quoi faire boire un oiseau.»

Désormais toutes les pensées des hommes forment un faisceau, et Dieu, pour lier cette gerbe idéale, prend la corde même du tocsin. Chacun fait effort pour le bonheur de tous, et l'humanité tressaille de joie au bienfait minuscule du plus humble de ses enfants, comme le chêne frémit sous le poids du brin d'herbe que l'oiseau apporte à son nid.

Au doute de l'heure sombre il est temps que la foi des jours d'espérance succède:

Les césars sont plus fiers que les vagues marines,

Mais Dieu dit:—«Je mettrai ma boucle en leurs marines,

Et dans leur bouche un mors,

Et je les traînerai, qu'on cède ou bien qu'on lutte,

Eux et leurs histrions et leurs joueurs de flûte,

Dans l'ombre où sont les morts!»

Sur les débris des tyrannies, l'arbre du Progrès s'élèvera; sa ramure, traversée par la lumière, sera voisine des cieux, et les martyrs, couchés sur la terre, se réveilleront du sommeil de la mort «pour baiser sa racine» au fond de leurs tombeaux.

Ce rayon d'espérance ne luit pas seulement au bout du chemin suivi par le poète; il traverse, à plus d'un moment, la poésie orageuse et sombre de ce libre; il brille surtout d'une ineffable pureté dans la pièce intitulée Stella, la merveille de cet admirable recueil.

Je m'étais endormi la nuit près de la grève.

Un vent frais m'éveilla, je sortis de mon rêve,

J'ouvris les yeux, je vis l'étoile du matin.

Elle resplendissait au fond du ciel lointain

Dans une blancheur molle, infinie et charmante.

Aquilon s'enfuyait emportant la tourmente.

L'astre éclatent changeait la nuée en duvet.

C'était une clarté qui pensait, qui vivait;

Elle apaisait l'écueil où la vague déferle;

On croyait voir une âme à travers une perle.

Il faisait nuit encor, l'ombre régnait en vain,

Le ciel s'illuminait d'un sourire divin.

La lueur argentait le haut du mât qui penche;

Le navire était noir, mais la voile était blanche;

Des goëlands debout sur un escarpement,

Attentifs, contemplaient l'étoile gravement,

Comme un oiseau céleste et fait d'une étincelle;

L'océan, qui ressemble au peuple, allait vers elle,

Et, rugissant tout bas, la regardait briller,

Et semblait avoir peur de la faire envoler.

Un ineffable amour emplissait l'étendue.

L'herbe verte à mes pieds frissonnait éperdue,

Les oiseaux se parlaient dans les nids; une fleur

Qui s'éveillait me dit: C'est l'étoile ma sœur.

Et pendant qu'à longs plis l'ombre levait son voile,

J'entendis une voix qui venait de l'étoile,

Et qui disait:—Je suis l'astre qui vient d'abord.

Je suis celle qu'on croit dans la tombe et qui sort.

J'ai lui sur le Sina, j'ai lui sur le Taygète;

Je suis le caillou d'or et de feu que Dieu jette,

Comme avec une fronde, au front noir de la nuit.

Je suis ce qui renaît quand un monde est détruit.

O nations! je suis la poésie ardente.

J'ai brillé sur Moïse et j'ai brillé sur Dante.

Le lion Océan est amoureux de moi.

J'arrive. Levez-vous, vertu, courage, foi!

Penseurs, esprits, montez sur la tour, sentinelles!

Paupières, ouvrez-vous! allumez-vous prunelles!

Terre, émeus le sillon! vie, éveille le bruit!

Debout!—vous qui dormez, car celui qui me suit,

Car celui qui m'envoie en avant la première,

C'est l'ange Liberté, c'est le géant Lumière!

Jersey, 31 août 1855.

LES CONTEMPLATIONS.

Dans le livre des Châtiments, le poète regarde le monde extérieur; dans le livre des Contemplations, il tient ses yeux et son esprit attachés sur lui-même. Quelques jours, quelques mois, au plus, d'inspiration fougueuse avaient produit les Châtiments; les Contemplations réfléchissent l'aspect et traduisent les joies ou les douleurs de «vint-cinq années,» autant dire de toute une existence. Ce sont là, pour employer l'expression même de Hugo, «les Mémoires d'une âme.»

Toute la destinée humaine est dans ce livre. Il s'ouvre par la contemplation de l'enfance.

Cet avant-printemps de la vie est bien vite passé. L'âme s'épanouit, comme la flore au mois de mai. C'est le temps où les oiseaux chantent. Qu'exprime leur chant? Les «strophes invisibles» qui s'exhalent des cœurs amoureux. Et ce que disent les oiseaux, tout le répète à l'envi: la caresse du vent, le rayonnement de l'étoile, la fumée du vieux toit, le parfum des meules de foin, l'odeur des fraises mûres, la fraîcheur du ruisseau normand «troublé de sels marins,» la palpitation d'ailes du martinet sous un portail de cathédrale, l'ombre épaisse des ifs, le frisson de l'étang, et l'ondulation des herbes, qui semble le tressaillement des morts.

Aux enchantements éphémères de la passion succèdent les efforts virils, et le combat, non sans angoisse, du devoir. Quel est le devoir du poète? S'isoler dans l'art, et vivre pour le culte d'un idéal sans utilité, ou au contraire mettre le beau au service du vrai, et chercher le vrai dans le progrès de tous les hommes? Hugo avait déjà écrit ailleurs que le poète «a charge d'âmes.» On peut donc s'attendre à le trouver ici, comme ailleurs, préoccupé d'agir jusque dans le rêve, et soucieux d'être utile, «grossièrement utile,» comme il dit, même sur les hauteurs de la spéculation. N'est-ce pas lui qui condamne en ces termes les partisans de l'art pour l'art: «L'amphore qui refuse d'aller à la fontaine mérite la huée des cruches?» Il est poète, mais il est homme, et sa première manifestation de poète a été une protestation contre la tendance qui faisait de l'œuvre poétique une affaire de caste, qui donnait au lettré français des prétentions de «mandarin;» il a proclamé la Révolution des mots.

Tous les mots à présent planent dans la clarté.

Les écrivains ont mis la langue en liberté,

Et, grâce à ces bandits, grâce à ces terroristes,

Le vrai, chassant l'essaim des pédagogues tristes,

L'imagination, tapageuse aux cent voix,

Qui casse des carreaux dans l'esprit des bourgeois,

La poésie au front triple, qui vit, soupire

Et chante, raille et croit; que Plaute et que Shakespeare

Semaient, l'un sur la plebs, et l'autre sur le mob;

Qui verse aux nations la sagesse de Job

Et la raison d'Horace à travers la démence;

Qu'enivre de l'azur la frénésie immense,

Et qui, folle sacrée aux regards éclatants,

Monte à l'éternité sur les degrés du temps,

La muse reparaît, nous reprend, nous ramène,

Se remet à pleurer sur la misère humaine,

Frappe et console, va du zénith au nadir,

Et fait sur tous les fronts reluire et resplendir

Son vol, tourbillon, lyre, ouragan d'étincelles,

Et ses millions d'yeux sur ses millions d'ailes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce n'est pas seulement l'intérêt de son art qui passionne cet esprit viril; il contemple avec émotion, et décrit d'une plume tragique, avec d'inoubliables traits, les misères de tous les humbles.

Lui-même il a sa large part de misère et de deuil. Sa fille meurt. Le poète, qui s'était longtemps attardé à contempler le ciel, et à rêver, comme le pâtre, à la lumière de l'étoile, se tourne désormais vers la terre, et s'acharne, pour ainsi parler, à pénétrer le secret du tombeau. Il y va chercher ce qu'il a perdu; il ne l'y trouve pas. Il refuse de croire que tout l'être humain tienne, comme disait Bossuet, «dans le débris inévitable.» Il veut savoir où le souffle qui animait l'organisme détruit, s'est retiré; il s'élance, à travers les régions du ciel, à la poursuite de cette âme.

Il en arrive à concevoir ce qu'on nomme la mort comme un éveil à la vraie vie:

Ne dites pas: mourir; dites: naître. Croyez.

On voit ce que je vois et ce que vous voyez;

On est l'homme mauvais que je suis, que vous êtes;

On se rue aux plaisirs, aux tourbillons, aux fêtes;

On tâche d'oublier le bas, la fin, l'écueil,

La sombre égalité du mal et du cercueil;

Quoique le plus petit vaille le plus prospère,

Car tous les hommes sont les fils d'un même père,

Ils sont la même larme et sortent du même œil,

On vit, usant ses jours à se remplir d'orgueil;

On marche, on court, on rêve, on souffre, on penche, on tombe,

On monte. Quelle est donc cette aube? c'est la tombe.

Où suis-je? dans la mort. Viens! un vent inconnu

Vous jette au seuil des cieux. On tremble; on se voit nu

Impur, hideux, noué des mille nœuds funèbres

De ses torts, de ses maux honteux, de ses ténèbres;

Et soudain on entend quelqu'un dans l'infini

Qui chante, et par quelqu'un on sent qu'on est béni,

Sans voir la main d'où tombe à notre âme méchante

L'amour, et sans savoir quelle est la voix qui chante.

On arrive homme, deuil, glaçon, neige; on se sent

Fondre et vivre; et, d'extase et d'azur s'emplissant,

Tout notre être frémit de la défaite étrange

Du monstre qui devient dans la lumière un ange.

Si forte que soit l'expression de cette espérance, si passionné que soit l'acte de foi en l'immortalité qui remplit toute la dernière partie des Contemplations, ce qui nous touche le plus, dans le livre, c'est encore l'expression de la douleur paternelle, et cette admirable lamentation funèbre, tour à tour aiguë ou apaisée, dont rien n'égale par moments la simplicité pénétrante:

Mère, voilà douze ans que notre fille est morte;

Et, depuis, moi le père et vous la femme forte,

Nous n'avons pas été, Dieu le sait, un seul jour

Sans parfumer son nom de prière et d'amour.

Nous avons pris la sombre et charmante habitude

De voir son ombre vivre en notre solitude,

De la sentir passer et de l'entendre errer,

Et nous sommes restés à genoux à pleurer.

Nous avons persisté dans cette douleur douce;

Et nous vivons penchés sur ce cher nid de mousse

Emporté dans l'orage avec les deux oiseaux.

Mère, nous n'avons pas plié, quoique roseaux,

Ni perdu la bonté vis-à-vis l'un de l'autre;

Ni demandé la fin de mon deuil et du vôtre

A cette lâcheté qu'on appelle l'oubli.

Oui, depuis ce jour triste où pour nous ont pâli

Les cieux, les champs, les fleurs, l'étoile, l'aube pure,

Et toutes les splendeurs de la sombre nature,

Avec les trois enfants qui nous restent, trésor

De courage et d'amour que Dieu nous laisse encor,

Nous avons essuyé des fortunes diverses,

Ce qu'on nomme malheur, adversité, traverses,

Sans trembler, sans fléchir, sans haïr les écueils,

Donnant aux deuils du cœur, à l'absence, aux cercueils,

Aux souffrances dont saigne ou l'âme ou la famille,

Aux êtres chers enfuis ou morts, à notre fille,

Aux vieux parents repris par un monde meilleur,

Nos pleurs,—et le sourire à toute autre douleur.

Marine-Terrace, août 1855.

LES CHANSONS DES RUES ET DES BOIS.

Dans une page charmante des Contemplations, le poète s'adresse à la Strophe. Il lui rappelle avec mélancolie le temps où elle errait en liberté parmi les fleurs, faisant du miel, et conduisant le groupe lumineux de ses sœurs, les Chansons. Mais, dès que le deuil et l'exil sont venus, le chercheur du «gouffre obscur» l'a saisie au vol; et maintenant, «captive et reine en même temps,» il la retient dans la sombre prison de son âme.

Un matin de printemps, le geôlier a dû s'attendrir, et la fantaisie lyrique, par la porte qu'il entre-bâillait, s'est évadée, et envolée à tire d'aile. Une fois le bois retrouvé, elle s'est mise à chanter, non plus douloureusement, comme au temps de captivité des Châtiments ou des Contemplations, mais à tue-tête, à bouche que veux-tu, avec l'emportement de plaisir de l'oiseau délivré, avec le rythme continu et frénétique des cigales.

Le parti pris de rusticité, de familiarité, de bonhomie, de poésie aux allures pédestres est visible dès les premiers vers du Recueil des Chansons des rues et des bois.

La préoccupation littéraire jette, il faut l'avouer, une ombre de pédantisme sur ces idylles. Le naturel y abonde pourtant, et la poésie pure, à travers les broussailles d'une fantaisie excessive ou les herbes folles d'une luxuriante érudition, y fait luire ses filets d'eau vive. L'impression la plus exquise sort, par exemple, du contraste entre les rires amoureux de deux jeunes époux et la mélancolie des ruines de l'abbaye, «jadis pleine de fronts blancs,» de «cœurs sombres.» Les aspects du champ, du bois, de l'étang, n'ont jamais été rendus d'un trait plus rapide et plus suggestif.

Je vois ramper dans le champ noir

Avec des reflets de cuirasse,

Les grands socs qu'on traîne le soir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La sarcelle des roseaux plats

Sort, ayant au bec une perle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les étangs de Sologne

Sont de pâles miroirs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J'ai pour joie et pour merveille

De voir dans ton pré d'Honfleur

Trembler au poids d'une abeille

Un brin de lavande en fleur.

L'idylle rieuse s'attendrit aussi par endroits, et même certaines de ses strophes ont la beauté grave et recueillie d'une action de grâces, d'un hommage rendu à ce que la nature a de devin.

C'est le moment crépusculaire.

J'admire, assis sous un portail,

Ce reste de jour dont s'éclaire

La dernière heure du travail.

Dans les terres, de nuit baignées,

Je contemple, ému, les haillons

D'un vieillard qui jette à poignées

La moisson future aux sillons.

Sa haute silhouette noire

Domine les profonds labours.

On sent à quel point il doit croire

A la fuite utile des jours.

Il marche dans la plaine immense,

Va, vient, lance la graine au loin,

Rouvre sa main, et recommence,

Et je médite, obscur témoin,

Pendant que, déployant ses voiles,

L'ombre, où se mêle une rumeur,

Semble élargir jusqu'aux étoiles

Le geste auguste du semeur.

Toute cette fantaisie de rusticité n'est qu'un intermède entre deux voyages de puissant vol, à travers l'inconnu, sur la croupe «du cheval de gloire.» Le poète l'avait, malgré lui, mis au vert, et parqué. Il lui ôte son licol; il se suspend une fois de plus à cette crinière «dont tous ses songes font partie;» les quatre fers de Pégase frappent soudain l'espace infini, «galopent sur l'ombre insondable» et font étinceler, à chaque bond, dans le ciel noir, «une éclaboussure d'étoiles.»

L'ANNÉE TERRIBLE.

La prédiction des Châtiments devait s'accomplir: l'épilogue du livre satirique contre Napoléon III devait s'écrire après dix-huit ans, dans les premières pages de l'Année terrible. Le poète qui, dans sa jeunesse, avait chanté la Colonne et l'Arc de triomphe, eut, à soixante-huit ans, la douloureuse stupeur de compter toutes nos défaites et, pendant de longs mois, d'enregistrer tous les jours quelque deuil.

Le livre s'ouvre, pour ainsi dire, par le désastre de Sedan. Les victoires de la vieille France, avec leurs noms éclatants, radieux, les chefs de guerre illustres, les hommes du dernier carré de Waterloo se lèvent, s'avancent et, par la main du dernier empereur, ces fantômes de héros, ces nobles abstractions rendent ensemble leur épée.

Il faut remercier Hugo d'avoir, autant qu'il le pouvait, dépouillé l'homme de parti pour raconter ces temps de péril national, et de s'être montré surtout citoyen de la France. C'est le patriotisme dans ce qu'il a de plus touchant, de filial, qui lui a dicté certaines pièces, ou plutôt qui lui a arraché certains cris, comme: «O ma mère!» à la suite du triomphant portrait de l'Allemagne; comme l'hommage à la France:

Tu ne peux pas mourir, c'est le regret qu'on a.

Tu penches dans la nuit ton front qui rayonna;

L'aigle de l'ombre est là qui te mange le foie;

C'est à qui reniera la vaincue; et la joie

Des rois pillards, pareils aux bandits des Adrets,

Charme l'Europe et plaît au monde.—Ah! je voudrais,

Je voudrais n'être pas Français pour pouvoir dire

Que je te choisis, France, et que, dans ton martyre,

Je te proclame, toi que ronge le vautour,

Ma patrie et ma gloire et mon unique amour!

Ce livre de l'Année terrible, encore qu'il ait été écrit heure par heure, comme un journal de bord, a l'air d'un long poème unique en deux parties. La première moitié de l'ouvrage est remplie par la lutte avec l'ennemi étranger; la seconde moitié, par la guerre civile.

Dans le récit de la guerre avec l'étranger, Hugo se retrouve tel qu'il s'était révélé en 1827 dans l'Ode à la Colonne, c'est-à-dire fils de soldat. Il a eu, tout enfant, «pour hochet, le gland d'or d'une épée;» il regarde sans peur «l'épée effrayante du ciel;» il écoute, avec un battement de cœur qui n'a rien de pusillanime, la voix des forts gardant l'enceinte de Paris, et quand on rapporte sur les civières les jeunes gens que le combat a moissonnés, il est ému d'une héroïque admiration:

Ils gisent dans le champ terrible et solitaire.

Leur sang fait une mare affreuse sur la terre;

Les vautours monstrueux fouillent leur ventre ouvert;

Leurs corps farouches, froids, épars sur le pré vert,

Effroyables, tordus, noirs, ont toutes les formes

Que le tonnerre donne aux foudroyés énormes;

Leur crâne est à la pierre aveugle ressemblant;

La neige les modèle avec son linceul blanc;

On dirait que leur main lugubre, âpre et crispée,

Tâche encor de chasser quelqu'un à coups d'épée;

Ils n'ont pas de parole, ils n'ont pas de regard;

Sur l'immobilité de leur sommeil hagard

Les nuits passent; ils ont plus de chocs et de plaies

Que les suppliciés promenés sur des claies;

Sous eux rampent le ver, la larve et la fourmi;

Ils s'enfoncent déjà dans la terre à demi,

Comme dans l'eau profonde un navire qui sombre;

Leurs pâles os, couverts de pourriture et d'ombre,

Sont comme ceux auxquels Ezéchiel parlait;

On voit partout sur eux l'affreux coup du boulet,

La balafre du sabre et le trou de la lance;

Le vaste vent glacé souffle sur ce silence;

Ils sont nus et sanglants sous le ciel pluvieux.

O morts pour mon pays, je suis votre envieux.

A ses yeux, la haine du Saxon se justifie par des raisons plus élevées que l'antagonisme de race, que le conflit des intérêts, que le devoir de lutter pro aris et focis: c'est la féodalité avec tous ses abus, c'est le passé avec toutes ses noirceurs, qui vient, sous la forme des sept chefs allemands,

Hideux, casqués, dorés, tatoués de blasons,

assiéger la cité libre et progressive, châtier l'esprit moderne, et, s'il se peut, étouffer l'avenir.

Le caractère de la conquête, avec ses violences, ses rapts, ses impositions systématiques, ses formidables exactions, ses conditions de paix inexorables, ne peut qu'exaspérer cet amour du pays natal et cet orgueil du nom français héréditaires chez Hugo. Celui qui cherchait sur l'Arc de l'Etoile le nom oublié de son père, devait songer à élever, en quelque sorte, un monument à la honte du vainqueur, et à graver sur cet airain les Prouesses Borusses. Elle restera «anonyme» la gloire de ces princes. Aucun d'eux n'arrivera à se dresser sur les ruines qu'ils ont accumulées. Pas un laurier ne sentira «la sève» lui venir des flots de sang qu'ils ont versés; et quant au groupe altier des Renommées, il referme ses ailes, il détourne les yeux,

..... refuse de rien voir,

Et l'on distingue au fond de ce firmament noir

Le morne abaissement de leurs trompettes sombres.

La victoire définitive ne saurait être aux nations qui luttent «pour le mal,» qui veulent faire prévaloir «les ténèbres.» C'est le vaincu qui les conquerra, qui les enveloppera de sa volonté, qui les poussera au progrès, qui les soumettra à la raison du droit, qui les courbera sous le joug de l'idée. La France sera l'étincelle, et la forêt germanique s'embrasera à son contact, et l'incendie éclairera une «Europe idéale.»

Dans le livre de Victor Hugo, l'hiver neigeux, sombre, sanglant, est par moments traversé d'un sourire, et comme illuminé par les yeux bleus d'un tout petit enfant. De temps à autre le poète oublie presque les scènes désolées ou formidables du dehors, et, à la lueur de sa lampe de travail, il regarde le visage un peu pâli de Jeanne. Elle grandit pendant ces mois du siège. Elle n'est déjà plus en mars la même minuscule personne qu'en novembre ou qu'en janvier. L'aïeul attendri a noté ces métamorphoses, et il écrit ces vers, prélude exquis de l'Art d'être grand-père:

A chaque pas qu'il fait, l'enfant derrière lui

Laisse plusieurs petits fantômes de lui-même.

L'hiver n'avait pas épuisé les tristesses de cette année. Dès le mois de mars, Hugo est attaqué avec violence. Il se console de cette impopularité inattendue à l'idée qu'il la partage avec le héros de l'indépendance italienne «Sortons,» dit le solitaire de Guernesey à celui de Caprera.

Et regagnons chacun notre haute falaise,

Où, si l'on est hué, du moins c'est par la mer;

Allons chercher l'insulte auguste de l'éclair,

La fureur jamais basse et la grande amertume,

Le vrai gouffre, et quittons la bave pour l'écume.

Avril amène la guerre civile. Le poète de la clémence pousse le cri qu'on lui a tant reproché, et qui ne sera pas son moindre honneur: Pas de représailles. Aujourd'hui ces paroles de miséricorde, d'apaisement, de fraternelle passion, resplendissent dans leur idéale beauté.

Si l'on savait la langue obscure des enfers,

De cette profondeur pleine du bruit des fers,

De ce chaos hurlant d'affreuses destinées,

De tous ces pauvres cœurs, de ces bouches damnées,

De ces pleurs, de ces maux sans fin, de ces courroux,

On entendrait sortir ce chant sombre: «Aimons-nous!»

Quel plaidoyer pour l'ignorance dans ces cinq mots: «je ne sais pas lire,» prononcés par l'homme surpris, une torche à la main, devant la Bibliothèque qui flambe! Quel réquisitoire contre la misère, et non contre les misérables, dans les pièces tragiques qui suivent, et quelle farouche expression que celle de tous ces visages: la prisonnière blessée, la femme dont le nourrisson est mort, l'enfant qui est revenu pour être fusillé! Quelle lumière jetée sur ces tragédies de la borne et du mur par des vers tout abstraits, mais plus puissants qu'aucune image:

Cette facilité sinistre de mourir.

L'attitude de Hugo fut alors ce qu'elle a été presque toute sa vie, une attitude de résistance au flot. Il proclama sans peur ce qui lui semblait l'équité. Il écrivait une fois de plus que la peine de mort ne réparait aucun dommage:

Et je ne pense pas qu'on se tire d'affaire

Par l'élargissement tragique du tombeau.

Mais, tout en prévoyant ce que pouvaient semer de haine pour les temps à venir les vengeances de l'heure présente, il se rattacha, dès qu'il le put, à sa foi au progrès, il reprit son rêve d'univers pacifié et heureux. Et avec quel accent passionné s'exprime cette idée de retour du droit et de la justice! Il s'est approché, dit-il, du lion de bronze de Waterloo. Que sort-il de cette mâchoire ouverte? Un chant d'oiseau. Le rouge-gorge a pris cet antre pour y faire son nid.

.... Je compris que j'entendais chanter

L'espoir dans ce qui fut le désespoir naguère,

Et la paix dans la gueule horrible de la guerre.

Quant aux nains, qui s'acharnent à garrotter une fois de plus ce géant, le peuple, l'Histoire, «la grande muse noire,» les attend. Tous leurs efforts n'empêcheront pas la France de surgir, et de jeter une fois de plus aux peuples le mot d'ordre de l'humanité:

Nous n'avons pas encor fini d'être Français;

Le monde attend la suite et veut d'autres essais;

Nous entendrons encor des raptures de chaînes,

Et nous verrons encor frissonner les grands chênes.

Certes, si les Romains de Rome rendirent tant d'honneur à un consul vaincu pour n'avoir pas, après un grand désastre, désespéré de la fortune de l'Etat, que ne doit-on pas de gratitude, en France, au poète qui, voyant la patrie saignante, la consolait avec une orgueilleuse tendresse:

.... Du coup de lance à ton côté,

Les rois tremblants verront jaillir la liberté;

qui, devant les ruines fumantes de Paris, tirait du souvenir de l'incendie atroce, impitoyable, un symbole réconfortant:

Est-ce un écroulement? Non. C'est une genèse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Est-ce que tu t'éteins sous l'haleine de Dieu?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les peuples devant toi feront cercle à genoux.

HUGO EN 1862

VICTOR HUGO EN 1862
d'après une photographie de Franck.

L'ÉPOPÉE

LA LÉGENDE DES SIÈCLES.

Ce n'est pas une succession de mètres, ou une combinaison de rythmes qui constitue un poème; c'est avant tout une pensée neuve ou profonde, un germe intellectuel, pour ainsi dire, doué de vie, doué de passion, et, comme l'âme d'une plante, se répandant en rameaux d'une structure déterminée, s'épanouissant dans une frondaison dont le caractère est immuable, aboutissant à des fleurs, à des fruits dont la naissance et dont le développement sont la suprême expression de cette vie végétative. Plus un poème est digne de ce nom, plus on trouve à l'origine, et comme à la base de l'œuvre, de sève nourricière ou de pensée.

L'œuvre poétique peut, à la façon de certains roseaux hâtifs, germer et croître en un moment. Beaucoup d'écrivains, se croyant inspirés, improvisent. Le temps ne respecte guère les pages qu'on a eu la prétention de produire sans son secours.

Jéhovah, dont les yeux s'ouvrent de tous côtés,

Veut que l'œuvre soit lente, et que l'arbre se fonde

Sur un pied fort, scellé dans l'argile profonde.

Pendant qu'un arbre naît, bien des hommes mourront;

La pluie est sa servante, et, par le bois du tronc,

La racine aux rameaux frissonnants distribue

L'eau qui se change en sève aussitôt qu'elle est bue,

Dieu le nourrit de sève, et, l'en rassasiant,

Veut que l'arbre soit dur, solide et patient,

Pour qu'il brave, à travers sa rude carapace,

Les coups de fouet du vent tumultueux qui passe,

Pour qu'il porte le temps comme l'âne son bât,

Et qu'on puisse compter, quand la hache l'abat,

Les ans de sa durée aux anneaux de sa sève.

Un cèdre n'est pas fait pour croître comme un rêve;

Ce que l'heure a construit, l'instant peut le briser.

J'emprunterais volontiers à Victor Hugo cette superbe image pour rendre l'impression que produit son unique et vaste épopée, la triple Légende des siècles. Celui qui a écrit ce vers mémorable,

Gravir le dur sentier de l'inspiration,

n'a jamais laissé sa pensée sourdre plus lentement, germer avec plus de mystère, grandir avec plus d'effort; fleurir et fructifier avec plus de puissance.

Ce serait donc trahir le poète que d'étudier seulement dans son ouvrage la couleur des tableaux, le relief des portraits, le pathétique des sujets, le tragique des situations, l'éloquence du verbe imagé, la puissance du rythme. Il faut, avant tout, remonter à la source de ces beautés, et s'attacher au principe générateur, à la pensée originelle.

Avec sa puissance d'images qui n'a d'égale que celle de Platon, Victor Hugo a exprimé mythologiquement, dans Vision, quel était le sens élevé et le but moral de son livre. Il voit, «dans un lieu quelconque des ténèbres,» se dresser devant lui le mur des siècles, un «chaos d'êtres» reliant le nadir au zénith. Tandis qu'il contemple ce mur «semé d'âmes,» ce «bloc d'obscurité» éclairé, au faîte, par la lueur d'une aube profonde, deux chars célestes se sont croisés: l'un portait l'esprit de l'Orestie, l'autre celui de l'Apocalypse; de l'un montait le cri: Fatalité; de l'autre est tombé le mot: Dieu. Ce passage effrayant a remué les ténèbres; le mur reparaît, lézardé. Les temps se sont dissociés, et l'œil a devant lui un «archipel» de siècles mutilés. Sur ces débris plane un nuage sidéral, où, «sans voir de foudre,» on sent la présence de Dieu. Un «charnier-palais» en ruines, bâti par la fatalité, habité par la mort, mais sur les débris duquel se posent parfois le rayon de la liberté et les ailes de l'espérance, voilà, selon les propres paroles du poète, l'édifice qu'il a reconstitué avec le secours de la légende et de l'histoire.

Dans un si vaste recueil de poèmes, il ne faut pas songer à prendre chaque ouvrage à part et à l'analyser, à isoler chaque personnage d'importance, avec la prétention d'en indiquer les traits. La légende des siècles, c'est, selon l'expression de Paul de Saint-Victor, le monde «vu à vol d'aigle.» On ne peut guère en dénombrer que les grandes régions.

1o Voici d'abord la région des dieux. Ceux de l'Inde ou de la Perse attirent le poète; il adore, comme les peuples de l'Asie, l'esprit de lumière, et il exprime cette adoration avec toute la splendeur d'imagination, toute la puissance de trait des mythes orientaux.

.... Le dieu rouge, Agni, que l'eau redoute,

Et devant qui médite à genoux le bouddha,

Alla vers la clarté sereine et demanda:

Qu'es-tu, clarté?—Qu'es-tu toi-même? lui dit-elle.

—Le dieu du Feu.—Quelle est ta puissance?

—Elle est telle

Que, si je veux, je peux brûler le ciel noirci,

Les mondes, les soleils, et tout.

—Brûle ceci,

Dit la Clarté, montrant au dieu le brin de paille.

Alors, comme un bélier défonce une muraille,

Agni, frappant du pied, fit jaillir de partout

La flamme formidable, et fauve, ardent, debout,

Crachant des jets de lave entre ses dents de braise

Fit sur l'humble fétu crouler une fournaise;

Un soufflement de forge emplit le firmament;

Et le jour s'éclipsa dans un vomissement

D'étincelles, mêlé de tant de nuit et d'ombre

Qu'une moitié du ciel en resta longtemps sombre

Ainsi bout le Vésuve, ainsi flambe l'Hékla.

Lorsqu'enfin la vapeur énorme s'envola,

Quand le dieu rouge Agni, dont l'incendie est l'âme,

Eut éteint ce tumulte effroyable de flamme,

Où grondait on ne sait quel monstrueux soufflet,

Il vit le brin de paille à ses pieds, qui semblait

N'avoir pas même été touché par la fumée.

La mythologie païenne a inspiré à Victor Hugo quelques pièces qui sont parmi les plus belles de la Légende des siècles. Elles expriment toutes la protestation de la nature contre l'usurpation des Olympiens.

Ici c'est un géant qui les brave, et, sans s'émouvoir du tonnerre de Jupiter, poursuit son chant de flûte sur le penchant de la montagne. Il n'a ni la grâce ni la beauté idéalement humaines de ces nouveaux dieux; ses membres sont vastes, ses pieds robustes sont rugueux, comme le tronc des saules; il est de la pâte grossière dont est faite la terre auguste; mais s'il se dresse, il est trois fois «plus haut que n'est profond l'océan plein de voix.»

Là, c'est la douleur des choses devant ce triomphe qui se poursuit sur la terre et aux cieux. Les immortels chantent une sorte de péan superbement sinistre:

L'ouragan tourne autour de nos faces sereines;

Les saisons sont des chars dont nous tenons les rênes.

Nous régnons, nous mettons à la tempête un mors,

Et nous sommes au fond de la pâleur des morts.

Ils n'ont plus leur antique sujet de terreur: les premiers-nés du gouffre, ces Titans, plus grands qu'eux, sont écrasés sous un amas de roches: l'horreur règne dans les forêts de la terre vaincue; les Bacchantes déchirent Orphée:

Une peau de satyre écorché pend dans l'ombre;

trois fleuves, le Styx, l'Alphée et le Stymphale,

Se sont enfuis sous terre, et n'ont plus reparu;

les fils puînés des Géants, les Cyclopes, sont lâches, et ils servent les Olympiens. La terre a perdu ses fleurs; les lacs réfléchissent tristement les monts maudits qui ont trahi leurs premiers maîtres.

.... Sur un faîte où blanchissent

Des os d'enfants percés par les flèches du ciel,

Cime aride et pareille aux lieux semés de sel,

La pierre qui jadis fut Niobé médite.

Le torrent et la nuée gémissent:

Les vagues voix du soir murmurent: Oublions.

L'absence des géants attriste les lions.

Mais ce triomphe est éphémère. Le Titan ne se borne pas, comme dans Eschyle, à prédire aux dieux de l'Olympe leur chute; il brise ses fers, il sort de sa prison, il surgit soudain devant eux, il se repaît de leur silencieuse et tragique épouvante. Quelle conception que cette évasion de Phthos à travers l'épaisseur du globe de la terre! Quelle émotion s'attache à ce drame si fabuleux! Quel merveilleux, puissant autant qu'inédit, jaillit de l'idée morale! Phthos lié, enfermé dans les cavernes de l'Olympe, songe au fier passé des Terrigènes, autrefois si forts, gisants aujourd'hui

Plus morts que le sarment qu'un pâtre casse en deux.

Il entend les rires des dieux vainqueurs. Il trouve ces rires trop justifiés par la défaite, et par la lâcheté des éléments. L'eau, la flamme, l'air subtil ne se sont pas défendus; ils se sont laissé «museler» ainsi que des dogues. Mais lui, restera-t-il, aussi, captif? O triomphe! D'un terrible effort, il a brisé ses entraves. Il est libre! Non! la montagne est sur lui. Il fuira. Il se fraiera une route à travers les roches; il creuse déjà dans l'abîme du globe.

Rien de plus colossal que cet effort, et pourtant rien de plus humain. On suit avec angoisse la marche souterraine du géant. On a peur que les rires des dieux ne le troublent, que les déceptions du mystère et l'obstacle sans fin des ténèbres ne le déconcertent. Il s'arrête, il doute un instant; il ne se lasse pas. Il est descendu si loin qu'il a maintenant sur la tête, non plus l'Olympe, mais la terre, et qu'il n'entend plus même le rire exaspérant des dieux. Le désespoir l'a gagné, mais non l'abattement. Il se rue encore à la roche, écarte un dernier bloc, et recule comme foudroyé. Il a retrouvé la lumière.

Il avait pris sa prison pour l'abîme. Voici l'abîme absolu, l'infini, le gouffre insondable, l'énigme dont le mot est l'Eternel.

Et tout à coup les Immortels voient se dresser devant eux le géant. Aux rires de la victoire succède un silence inouï, et le Titan au corps tout couturé par les éclairs terrasse cet Olympe en lui criant: «O dieux, il est un Dieu!»

L'Olympe reparaîtra, dans la Légende des siècles, pour figurer l'époque de la Renaissance, et exprimer l'un des aspects de ce seizième siècle, Janus au double visage, attaché au passé et avide de l'avenir. Le paganisme de la pièce du Satyre est tout animé de sentiments modernes. Dans le chant qu'il entonne pour divertir les olympiens, le sylvain, empêtré de fange, qu'Hercule a saisi par l'oreille, et amené aux pieds de Jupiter, s'enivre d'une sorte de panthéisme plus poétique encore que philosophique, et, après avoir tracé à larges traits la genèse des êtres, l'apparition de la forêt, la profusion d'ébauches animées, enfin la création de l'homme, il célèbre ce dernier-venu. Il décrit l'âge d'or, la déchéance des mortels, l'asservissement des races, la suprématie des tyrans, le fléau de la guerre. La matière elle-même se fait complice de cette oppression; le gouffre s'acharne contre l'âme. Et toutefois le progrès se poursuit, et les images du progrès à venir, même le plus lointain, se pressent sur les lèvres du satyre transfiguré. Et c'est une pensée toute démocratique, c'est la vision d'un monde pacifié, et conquis par l'amour, qui termine cet hymne souverain, en l'honneur du Grand Tout:

Place au rayonnement de l'âme universelle!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Amour! Tout s'entendra, tout étant l'harmonie!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Place à tout! Je suis Pan! Jupiter, à genoux!

Chaque mythologie représente, dans la Légende des siècles, un aspect de la propre doctrine de Hugo. Ainsi Mahomet, le sombre et ascétique prophète de l'Islam proclame une dernière fois, avant de mourir, les principes de son Koran. «Il n'est pas d'autre dieu que Dieu.—La mort ne délivre pas le pécheur, elle n'anéantit pas le juste:

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La face des élus sera charmante et fière».

Affirmation d'un Dieu unique, croyance à l'âme immortelle, besoin d'une sanction supérieure de la loi morale, ce sont là des traits persistants dans le spiritualisme de Hugo.

Le mythe chrétien attire, à certaines heures d'exaltation, l'imagination démesurée de l'auteur de Torquemada. La maxime de l'Ecclésiaste: «Tout est vanité», trouve, après Tertullien et ses images barbares, après Bossuet et ses mépris hautains, un commentaire bien puissant dans la satire énorme des Sept Merveilles du monde, dans le lyrisme déréglé de l'Epopée du ver. A son tour, le poète s'est abîmé dans la contemplation de l'idée de néant, et cette idée qui semble défier l'analyse, il a trouvé le moyen d'y introduire des degrés, de les descendre un à un, comme l'échelle plongeant dans la nuit des sépultures égyptiennes. La parole biblique: «vous voilà blessé comme nous, vous voilà devenu semblable à nous», il l'adresse non seulement aux conquérants et aux despotes, «au porte-glaive et au porte-sceptre mangeurs de peuples,» mais à toutes les grandeurs, à toutes les gloires, même à celle de l'astre errant:

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le Zodiaque errant, que Rhamsès a beau mettre

Sur son sanglant écu,

Craint le ver du sépulcre, et l'aube est ma sujette,

L'escarboucle est ma proie, et le soleil me jette

Des regards de vaincu.

Ainsi parle le ver de terre, ce minuscule et suprême bourreau, qui travaille aux desseins de Dieu, et qui rétablit l'égalité des conditions dans la commune pourriture:

Il faut bien que le ver soit là pour l'équilibre.

Mais qu'il ne prétende pas outrepasser ses droits, et attenter sur la vie de l'esprit comme sur celle du cadavre. Le poète lui interdit tout blasphème injurieux pour l'âme:

Ton lâche effort finit où le réel commence,

Et le juste, le vrai, la vertu, la raison,

L'esprit pur, le cœur droit, bravent ta trahison,

Tu n'es que le mangeur de l'abjecte matière.

La vie incorruptible est hors de ta frontière;

Les âmes vont s'aimer au-dessus de la mort.

Tu n'y peux rien.

2o Après les dieux viennent les rois. Le poète a tracé pour eux comme un cercle dantesque, où les plus monstrueux sont réunis. C'est le fils de Thémos, dont l'inscription sépulcrale raconte en style lapidaire les sinistres exploits:

J'ai chargé de butins quatre cents éléphants,

J'ai cloué sur des croix tous les petits enfants.

Ma droite a balayé toutes ces races viles.

C'est Clytemnestre, qui veut tuer la farouche captive Cassandre du même glaive que le roi Agamemnon, et qui d'une voix à la fois hautaine et insidieuse, crie à l'étrangère de descendre du char:

Crois-tu que j'ai le temps de t'attendre à la porte?

Hâte-toi. Car bientôt il faut que le roi sorte.

Peut-être entends-tu mal notre langue d'ici?

Si ce que je te dis ne se dit pas ainsi

Au pays dont tu viens et dont tu te sépares,

Parle en signes alors, fais comme les barbares.

C'est le Grand Roi, précédé d'un «nuage de deux millions d'hommes». Derrière les Immortels, le sérail, les eunuques, les bourreaux, le haras sacré, les cavaliers d'élite vêtus d'or sous des peaux de zèbre ou de loup, les prêtres de la reine, il s'avance sur le char même de Jupiter tiré par huit chevaux blancs que mène un serviteur à pied. Il fait battre la mer qui a fracassé, englouti son chemin de vaisseaux. Les trois cents coups de fouet que le Dieu a reçus feront surgir les trois cents Spartiates.

Et de ces trois cents coups il fit trois cents soldats,

Gardiens des monts, gardiens des lois, gardiens des villes,

Et Xercès les trouva debout aux Thermopyles.

Attila passe dans ce coin sombre d'épopée avec les traits fatidiques et le verbe implacable de l'homme qui s'appelle le fléau de Dieu.

3o En regard de ce premier groupe de rois barbares se détachent les visages purs de Léonidas, de Thémistocle, des Bannis. L'antithèse du tyran et du héros se poursuit et s'accuse avec une netteté très expressive dans le Romancero du Cid, dans le Cid exilé. Le roi Ramire, le roi Sanche, le roi Alphonse servent de sombres repoussoirs à la figure lumineuse du Cid Campeador Rodrigue de Bivar.

Quelle héroïque apparition que celle de ce justicier! Le tonnerre a reconnu l'épée céleste dans sa main, et il s'éloigne. Le Cid est déjà un vieillard. Il vit dans son donjon, au pied duquel coule une source aussi pure que lui. Banni volontaire avant d'être proscrit redouté, il a laissé pousser l'herbe dans sa cour, «la fierté dans son âme.» L'eau du rocher, la mûre du buisson apaisent sa soif et sa faim. Il songe dans la solitude, en «mordant sa barbe blanche,» en regardant dans sa bannière «les déchirures du vent.» Mais tout frémit, jusqu'au roi qu'il défend, quand son cheval secoue ses crins, et tout tremble, aussitôt qu'on entend le timbre de ses cymbales.

La félonie, la fourberie d'un maître qui force les chênes attristés à «plier sous le poids des héros,» qui montre, avec des rires, auprès des portes,

Sous des tas de femmes mortes

Des tas d'enfants éventrés,

ne parviennent pas à détruire dans le cœur du sujet courroucé le sentiment de la fidélité et du respect. Dans un jour de fureur, il a pensé prendre la couronne de ce roi déloyal, et ferrer d'or Babieça. Mais le souvenir de Chimène, que Sanche a voulu lui voler, au lieu de crier vengeance, l'apaise, l'attendrit. Il se revoit marchant à l'autel avec elle:

L'évêque avait sa barrette,

On marchait sur des tapis.

Chimène eut sa gorgerette

Pleine de fleurs et d'épis.

J'avais un habit de moire

Sous l'acier de mon corset.

Je ne garde en ma mémoire

Que le soleil qu'il faisait.

Il continue donc à protéger ce roi qui tomberait s'il retirait l'appui de son épée. Il se borne à rester héroïque, féal; pour toute récompense, il a l'admiration, le respect, l'amour des villageois: il est le Cid pour qui les pâtres tressent des «chapeaux de fleurs.» Esclave de l'honneur, il a vécu, il vieillit, il mourra les yeux fixés sur cet astre idéal:

Moi sur qui le soir murmure,

Moi qui vais mourir, je veux

Que, le jour où sous son voile

Chimène prendra le deuil,

On allume à cette étoile

Le cierge de mon cercueil.

Toute la grandeur morale du Cid, n'est pas exprimée par ce double trait de la fidélité et de l'honneur. Il est aussi l'incarnation de la piété filiale. Lui, qui, devant le roi, se montre avec toute la fierté de son rang,

Dans une préséance éblouissante aux yeux,

qui marche «entouré d'un ordre de bataille,» qui se dresse au-dessus de tout homme et de toute loi,

Absolu, lance au poing, panache au front...

il se retrouve à Bivar en veste de page, bras nus, tête nue, l'étrille en main, devant l'auge et le caveçon, brossant, lavant, épongeant un cheval. Occupation héroïque, à vrai dire, et qui ne rabaisse pas plus Rodrigue que la condescendance avec laquelle il prend de l'avoine dans l'auge et fait manger Babieça «dans le creux de sa main.» Le scheik toutefois est surpris de voir le grand Cid, qu'il connut jadis si superbe, redevenu «aussi petit garçon.» Faut-il citer la double réponse du Cid? «Je n'étais alors que chez le roi.—Je suis maintenant chez mon père.»

Cette manifestation de la tendresse filiale a son pendant dans ce délicieux crayon oriental:

Le roi de Perse habite, inquiet, redouté,

En hiver Ispahan et Tiflis en été;

Son jardin, paradis où la rose fourmille,

Est plein d'hommes armés, de peur de sa famille;

Ce qui fait que parfois il va dehors songer

Un matin, dans la plaine il rencontre un berger

Vieux, ayant près de lui son fils, un beau jeune homme

—Comment te nommes-tu? dit le roi.—Je me nomme

Karam, dit le vieillard, interrompant un chant

Qu'il chantait au milieu des chèvres, en marchant;

J'habite un toit de jonc sous la roche penchante,

Et j'ai mon fils que j'aime, et c'est pourquoi je chante,

Comme autrefois Hafiz, comme à présent Sadi,

Et comme la cigale à l'heure de midi.—

Et le jeune homme alors, figure humble et touchante,

Baise la main du pâtre harmonieux qui chante,

Comme à présent Sadi, comme autrefois Hafiz.

—Il t'aime, dit le roi, pourtant il est ton fils.

Evidemment, dans l'esprit de Hugo, c'est l'un des châtiments, et ce n'est pas le moins cruel, de cette destinée de l'oppresseur: il voit un ennemi dans son enfant.

L'héroïsme chrétien est personnifié au delà des Pyrénées par un seul preux. Dans une image souveraine, le poète compare ce grand Cid, que «l'Histoire voit,» au pic du Midi. A distance, le voyageur n'aperçoit plus que lui; tous les monts, qui, de près, lui cachaient sa vue, se sont effacés, «sous la pourpre du soir,» dans un éloignement mystérieux.

Les héros de notre tradition nationale sont plus nombreux, plus souriants, plus pétris de vertus et de beauté humaines. C'est Charles, l'empereur à la barbe fleurie; c'est Olivier, le blond chevalier, le frère fier et gracieux de la belle Aude au bras blanc; c'est Aymerillot, l'adolescent au teint rose, sans panache, sans écusson, doux et frêle comme une vierge, mais qui paraît avoir la taille et le bras d'un géant, quand il s'avance gravement, et dénonce sa résolution:

Deux liards couvriraient fort bien toutes mes terres,

Mais tout le grand ciel bleu n'emplirait pas mon cœur.

J'entrerai dans Narbonne et je serai vainqueur.

Après, je châtierai les railleurs, s'il en reste.

C'est surtout Roland, promenant à travers les monts ténébreux, complices des bandits, son épée Durandal, qui est, dans ces jours de meurtre et de deuil, le glaive de justice. Cette Durandal est une conscience. Dans le combat que Roland soutient contre dix rois et cent coupe-jarrets

Coiffés de monteras et chaussés d'alpargates,

de quel éclat joyeux elle brille aux paroles du chevalier, avec quelle fougue indignée «elle mord» ses traîtres adversaires; avec quel dévouement elle s'ébrèche et se brise «en ce labeur» qui a jonché la terre de morts et fait le champ

Plus vermeil qu'un nuage où le soleil se couche.

Comme Durandal, et comme la jument du Cid, le blanc palefroi de Roland entend les paroles humaines. Il aurait refusé de s'enfuir, si son maître avait tourné bride, à l'entrée du ravin d'Ernula. Il dit au petit roi de Galice: «c'est bien!» quand l'enfant, à genoux, et mains jointes, devant le christ de pierre et la Madone, auprès du pont de Compostelle, prononce ses vœux de justice et d'honneur.

Vous m'êtes apparu dans cet homme, Seigneur;

J'ai vu le jour, j'ai vu la foi, j'ai vu l'honneur,

Et j'ai compris qu'il faut qu'un prince compatisse

Au malheur, c'est-à-dire, ô père! à la justice.

O Madame Marie! O Jésus! à genoux

Devant le crucifix où vous saignez pour nous,

Je jure de garder ce souvenir, et d'être

Doux au faible, loyal au bon, terrible au traître,

Et juste et secourable à jamais, écolier

De ce qu'a fait pour moi ce vaillant chevalier,

Et j'en prends à témoin vos saintes auréoles.

Le Cid et Roland sont des héros presque sacrés. Le poète a respecté en eux le sceau de l'admiration des peuples; il les montre, comme il les trouve, un peu déifiés. En voici d'autres plus humains, mais grands encore, et enveloppés d'un prestige mystérieux. Ce sont les paladins errants, qui portent dans «la lueur de leur corset d'acier,» dans l'ombre de leur taille colossale, «la terreur des pays inconnus.» Ils viennent du Cydnus; ils ont dompté le Maure; ils sont «rois dans l'Inde, en Europe barons;» ils habitent, aux terres étranges, quelque capitale fabuleuse «d'or, de brume et d'azur,» Césarée, Héliopolis. Ils «surgissent» du nord ou du sud; ils portent sur leur targe «l'hydre ou l'alérion;» les «noirs oiseaux du taillis héraldique» ouvrent des ailes de métal sur leur casque baissé:

Et les aigles, les cris des combats, les clairons,

Les batailles, les rois, les dieux, les épopées

Tourbillonnent dans l'ombre au vent de leurs épées.

Leurs noms? Bernard, Lahire, Eviradnus.

Le Cid combat tout seul; il n'a que sa jument Babieça. Roland est seul aussi, avec son arme fée. Eviradnus emmène un compagnon dans ses voyages sans fin; c'est le page de guerre, le fidèle et brave écuyer, Gasclin, qui ne veut pas quitter son maître à l'heure du péril, et sollicite cette grâce «avec des yeux de fils.»

L'aventure tragique, où le poète a introduit ce justicier, est dans le souvenir de tous ceux qui ont seulement ouvert la Légende des siècles: ils ne me pardonneraient pas de la défigurer en la contant.

Est-il besoin de leur rappeler ce qu'il y a de fantaisie dans cette arrivée de la marquise Mahaud entrant au manoir de Corbus, avec le bruit léger d'une chanson qui se dessine vaguement sur les frissons de la guitare? Est-il besoin de leur révéler ce qu'il y a de couleur charmante dans cette scène du banquet où la jeune femme sourit, rougit et rêve, entre le rire hardi et brûlant de Zéno et les madrigaux délicieusement ampoulés de Joss, le blond chanteur? Est-il besoin de leur faire admirer de nouveau, s'il leur a paru grand, ou railler une fois de plus, si déjà il leur déplaisait, ce dénouement gigantesque?

Hé! dit-il, je n'ai pas besoin d'autre massue!

Et prenant aux talons le cadavre du roi,

Il marche à l'empereur qui chancelle d'effroi;

Il brandit le roi mort comme une arme, il en joue,

Il tient dans ses deux poings les deux pieds, et secoue

Au-dessus de sa tête, en murmurant: Tout beau!

Cette espèce de fronde horrible du tombeau.......

Il ne faut pas se le dissimuler, le grandiose confine au grotesque, et plus d'une fois, dans cette recherche presque constante de l'effet de grandeur, de l'effet de stupeur, Hugo détruit par quelque excès l'impression qu'il voudrait produire. Il donne un tour de clef de trop, et brise le ressort sur lequel il avait compté. Mais le plus souvent, c'est la faute des lecteurs, s'ils n'éprouvent pas une artistique admiration devant ces constructions herculéennes. Ils n'aperçoivent pas ce qu'il y a d'harmonie dans la conception de l'ouvrage et de vigueur d'exécution dans ses moindres détails; ils ne voient pas ce que la magie des images, pareille au stuc dont l'architecte grec enveloppait la roche travertine, répand d'éclat sur cette maçonnerie et sur cette charpente colossales:

Comme sort de la brume

Un sévère sapin, vieilli par l'Appenzell,

A l'heure où le matin, au souffle universel,

Passe, des bois profonds balayant la lisière,

Le preux ouvre son casque, et hors de la visière

Sa longue barbe blanche et tranquille apparaît.

Comment s'étonner que ce héros mystérieux ne s'en tienne pas à des exploits vulgaires? D'ailleurs n'est-il pas l'incarnation de l'idée de justice? Et quelle n'est pas la puissance d'une idée? N'a-t-il pas raison le poète qui proportionne la force de ses héros à la grandeur de la pensée qui les a fait surgir? Puisqu'Ajax est assez hardi pour défier les dieux, il peut bien lancer à l'armée ennemie des pierres que l'effort de dix hommes ne ferait pas remuer sur le sol. Mais, ici, le bras humain est soutenu, est dirigé, est renforcé par une volonté toute céleste. Eviradnus est un levier providentiel:

Sa grande épée était le contrepoids de Dieu.

Or, Dieu n'a pas besoin d'un géant, toutes les fois qu'il veut s'appesantir sur un tyran, ou délivrer un peuple. Il suscite David aussi bien que Samson, Aymerillot aussi bien que Roland; et le Lion, qui broie le paladin, qui chasse avec mépris le saint ermite, qui fait fuir d'un rugissement les mille archers munis de flèches et de lances, s'effraie du cri de tendresse, de la menace inoffensive d'une fillette, nue et seule, dans son berceau[4].

La puissance de ces chevaliers errants, c'est qu'ils protègent la faiblesse. Leurs adversaires, si violents, si terribles qu'ils soient, seront à leur merci: ils ont contre eux l'innocence de la victime. A l'époque des paladins, cette victime est arrachée au monstre, comme une Andromède, ou une Hémione. Eviradnus sauve, sans l'éveiller, la marquise Mahaud. Le petit roi de Galice, Nuno, se dérobe aux bandits, grâce au blanc palefroi, et rentre «dans sa ville au son joyeux des cloches.»

L'âge des preux passé, le sang de la victime coulera. Et pour nous inspirer l'horreur de ces meurtres sacrilèges, le poète épuisera les ressources de la pitié. Angus, qu'égorge Tiphaine, est un garçon «doré, vermeil,» habillé «de soie et de lin,» souriant, ébloui, comme éclairé de confiance virginale:

Et l'on croit voir l'entrée aimable de l'aurore

Il tient du moins une épée. Mais Isora, que Ratbert va faire étrangler, porte un jouet dans chaque main! Sa parole est un gazouillement d'oiseau; avec son œil bleu et ses cheveux d'or, elle ressemble aux chérubins peints à fresque dans le corridor du château:

Et ses beaux petits bras ont des mouvements d'ailes.

La conscience du lecteur, oppressée douloureusement par ces tragédies impitoyables, accepte comme une délivrance des dénouements pleins d'horreur. Si réaliste que soit l'exécution de Tiphaine par l'aigle du casque, on n'est plus libre d'en souffrir, on songe à peine à s'en épouvanter; et, quand la tête du marquis Fabrice est tranchée par le «misérable porte-glaive,» le coup qui fait tomber celle du roi Ratbert peut seul absoudre la Providence:

Le glaive qui frappa ne fut point aperçu;

D'où vint ce sombre coup, personne ne l'a su;

Seulement, ce soir-là, bêchant pour se distraire,

Héraclius le chauve, abbé de Joug-Dieu, frère

D'Acceptus, archevêque et primat de Lyon,

Etant aux champs avec le diacre Pollion,

Vit, dans les profondeurs par les vents remuées,

Un archange essuyer son épée aux nuées.

4o Après la file glorieuse des héros, après la théorie charmante et douloureuse des victimes, voici les monstres. Ce ne sont pas, comme on pourrait s'y attendre, les tarasques, les hydres aux cent nœuds gonflés de venin. Ce sont les bêtes féroces à face humaine, le hideux «sanglier» Tiphaine, le «tigre» implacable Ratbert, Ruy, «subtil» comme le renard, Rostabat, «prince carnassier.» Ce sont les rois pyrénéens partant pour l'aventure, au retour du printemps, avec des «mouvements d'ours engourdis.»

Ces misérables couronnés emportent la plus hideuse part du legs de Caïn: ils ont hérité de son crime. Gaïffer Jorge, chasseur rusé, a conduit son frère jumeau, Astolphe, au fond d'une clairière, et, par derrière, il l'a frappé de son couteau.

Le roi Kanut,

....... A l'heure où l'assoupissement

Ferme partout les yeux sous l'obscur firmament,

Ayant pour seul témoin la nuit, l'aveugle immense,

Vit son père Swéno, vieillard presque en démence,

Qui dormait, sans un garde à ses pieds, sans un chien;

Il le tua, disant: Lui-même n'en sait rien.

Puis il fut un grand roi.

Il faut remarquer que toute cette sombre épopée du moyen âge est enclavée dans la Légende des siècles entre deux pièces où le sentiment de la paternité s'exprime en traits de terreur et de pathétique vraiment sublimes. Ou il n'y a pas de merveilleux épique, ou celui du poème Le Parricide remuera toute imagination et toute sensibilité aussi puissamment que les scènes de l'évocation des ombres dans l'Odyssée.

Kanut est mort. L'évêque d'Aarhus vient de déclarer qu'il est saint, et les prêtres le voient assis à la droite du Père.

Mais la première nuit qu'il est dans le tombeau de pierre, le mort se lève, «rouvre ses yeux obscurs,» traverse la mer qui reflète les dômes et les tours d'Altona, d'Elseneur, va droit au mont Savo, se taille avec son épée un manteau de neige, et «dans la grande nuit» s'avance du côté de Dieu. La blancheur du linceul le rassure.

Tout à coup une étoile noire y paraît. Elle s'y élargit. C'est une goutte de sang tombée on ne sait d'où. Et à mesure que le spectre chemine, à chaque pas qu'il fait vers la demeure du juge éternel, une autre goutte tombe sur son suaire. Quand le parricide arrive à la porte des cieux et entend l'hosanna des anges, le linceul de neige est tout empourpré.

Et c'est pourquoi le roi n'a pas osé paraître au tribunal de Dieu. Il s'est enfui devant l'aurore. Il recule toujours dans la nuit.

Et sans pouvoir rentrer dans sa blancheur première,

Sentant, à chaque pas qu'il fait vers la lumière,

Une goutte de sang sur sa tête pleuvoir,

Rôde éternellement sous l'énorme ciel noir.

Dans la Paternité, le vieux duc Jayme, sorte de Titan chrétien, bardé de fer, sans reproche, sans peur, sans faiblesse, résume en lui toutes les fières vertus de l'ancien preux. Il est du temps où

Le mal, le bien,

Le bon, le beau, vivaient dans la chevalerie;

L'épée avait fini par être une patrie.

Son fils Ascagne est brave; mais il laisse accomplir à ses soldats «des actes de bandits;» il a mis une ville à feu et à sang; le meurtre a duré trois jours; on a brûlé les maisons. Des enfants ont été jetés dans les fournaises. Le duc Jayme a souffleté son fils, et le fils s'en est allé dans la sierra, hors la loi, loin du toit natal, retranché du tronc paternel.

«Ce père aimait ce fils.» Resté seul, il descend dans la crypte où son propre père est enterré. La statue d'airain de don Alonze est au-dessus de son tombeau. Le colosse est assis comme un dieu égyptien, les mains sur les genoux. Jayme s'agenouille devant ce juge. La «digue des sanglots» se rompt dans son vieux cœur, et il épanche aux pieds de l'ancêtre presque divin sa tendresse de fils héroïque, sa désolation de père justicier.

Il cria:—Père! Ah! Dieu! tu n'es plus sur la terre,

Je ne t'ai plus! Comment peut-on quitter son père?

Comme on est différent de son fils, ô douleur!

Mon père! ô toi le plus terrible, le meilleur,

Je viens à toi. Je suis dans ta sombre chapelle,

Je tombe à tes genoux, m'entends-tu? Je t'appelle.

Tu dois me voir, le bronze ayant d'étranges yeux.

Ah! j'ai vécu; je suis un homme glorieux,

Un soldat, un vainqueur; mes trompettes altières

Ont passé bien des fois par-dessus des frontières;

Je marche sur les rois et sur les généraux;

Mais je baise tes pieds. Le rêve du héros,

C'est d'être grand partout et petit chez son père.

Le père, c'est le toit béni, l'abri prospère,

Une lumière d'astre à travers les cyprès,

C'est l'honneur, c'est l'orgueil, c'est Dieu qu'on sent tout près.

Hélas! le père absent c'est le fils misérable.

O toi, l'habitant vrai de la tour vénérable,

Géant de la montagne et sire du manoir,

Superbement assis devant le grand ciel noir,

Occupé du lever de l'aurore éternelle,

Comte, baisse un moment ta tranquille prunelle

Jusqu'aux vivants, passants confus, roseaux tremblants,

Et regarde à tes pieds cet homme en cheveux blancs,

Abandonné, tout près du sépulcre, qui pleure,

Et qui va désormais songer dans sa demeure,

Tandis que les tombeaux seront silencieux

Et que le vent profond soufflera dans les cieux.

Mon fils sort de chez moi, comme un loup d'un repaire.

Mais est-ce qu'on peut être offensé par son père?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

5o Du panégyrique naïvement dénonciateur de Cantemir, l'historien turc, prosterné «à plat ventre» devant le succès, et glorifiant sans vergogne le souverain même le plus sanglant, Hugo a tiré deux satires puissantes: Sultan Mourad et Zim-Zizimi.

Ce qui frappe dans ces sinistres Orientales, c'est le mérite étrange de couleur, et la puissance de style imagé qui éclatent dans les deux morceaux. Dans Zim-Zizimi notamment il faut voir ce qu'une imagination nourrie de la langue biblique, et imprégnée de mystère comme celle d'un prêtre égyptien, d'un pâtre chaldéen, d'un mage de Médie, peut faire, en la soulevant de son souffle, d'une déclamation de Juvénal. Voici des traits venus du satirique latin:

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