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Vieilles Histoires du Pays Breton

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A BORD
DE LA
«JEANNE-AUGUSTINE»

I

C'était la veille de Noël, à Paimpol, dans le cabaret de la mère Foëson. Un grand feu flambait dans le foyer de la vaste cuisine au plafond bas, allumant çà et là, le long des murs, de petites lueurs claires dans le cuivre des ustensiles et la faïence à fleurs des chopines ou des brocs. Autour des tables, des hommes buvaient, en attendant l'heure de la messe nocturne. C'étaient tous des gens de mer, aux colliers de barbe dure, âpre et grise comme du lichen de roche; on reconnaissait parmi eux les d'Islandais à leur peau bistre, à leurs yeux brillants et fixes, surtout à leurs voix éraillées, comme voilées de brume. Les autres étaient pour la plupart des goëmonniers de la baie ou des homardiers de Loguivy.

La porte s'ouvrit.

Une bouffée de bise entra et, avec elle, un colosse à barbe brune et frisée,—une tête de dieu assyrien sur des épaules immenses.

—Ohé! à bâbord! cria l'un des buveurs. Par ici, Yvon Floury!

Yvon Floury, le capitaine, eut un calme sourire et vint s'asseoir auprès de l'homme qui l'avait hélé. Celui-ci reprit:

—Puisque nous te tenons et que c'est veille de Noël, tu vas nous raconter cela tout au long.

—Quoi?

—L'histoire de la Jeanne-Augustine.

Yvon Floury demanda une mocque de cidre, passa son énorme pouce dans l'anse de la chopine et trinqua à la ronde avec les compagnons. Il but d'une seule lampée, puis, promenant sur les poils de sa moustache sa langue rouge, vibrante et mince comme celle d'un fauve:

—L'histoire de la Jeanne-Augustine, grommela-t-il. Il n'y a guère que moi, en effet, qui vous la puisse conter. De ceux qui étaient à bord, cette nuit-là, je crois bien que je suis le seul survivant…

—C'est pourtant juste!… Il y avait Alain Perrot, n'est-ce pas?

—Mon second: perdu «à Islande».

—Il y avait aussi Ludo Guilcher?

—De Plounez. Mon matelot: décédé à Singapour.

—Puis?

—Puis il y avait le mousse… Celui-là, je ne sais pas trop ce qu'il est devenu.

—Perdu aussi «à Islande», murmura quelqu'un. C'était mon fils.

Il y eut un silence gêné.

Jean Carguet, le maître-voilier, se hâta d'intervenir:—Dis donc l'histoire, capitaine Floury!

II

Voilà. La Jeanne-Augustine était une goëlette de Paimpol. Contrairement au «petit navire» de la chanson, elle avait beaucoup navigué. Un peu vieille, un peu décatie, avec quelques rhumatismes à sa grosse membrure de chêne,—brave, tout de même, et pas geignarde. Elle avait fait jadis les grandes pêches; maintenant, on l'utilisait aux voyages de Norvège, pour les bois. Une demi-retraite. Partie, fin de novembre, pour Dronthem, elle avait eu, à l'aller, mer douce et joli vent de suroît. Double faveur en cette saison et dans ces parages. Le retour, en revanche, fut pénible. On n'eut pas plus tôt quitté le fjord que les brumes se mirent à tisser leurs toiles d'araignées entre mer et ciel. On aurait cru nager dans de la ouate. Air et eau, ça ne faisait qu'un. On flottait dans cette étoupe, à l'aveuglette. Marchait-on? virait-on sur place? On n'en savait rien. Nul clapotis à l'avant. Comme temps, un crépuscule; un entre-deux de lumière et d'ombre, ni jour, ni nuit. Pas de vent. Les voiles pendaient grises et mortes.

—Combien de lieues, capitaine? demanda le second.

—Une trentaine environ.

—Si ça continue, nous arriverons à Paimpol l'année prochaine.

—Ce serait encore de la chance, puisque l'année prochaine s'ouvre dans huit jours.

—Au fait, c'est vrai. C'est nuit de Noël, à cette heure… Réveillonne-t-on?

—C'est une idée. Ça fera passer le temps…

Yvon Floury appela le mousse:

—Tu vas nous cuire une andouille.

Puis, ayant invité le second et le matelot à descendre avec lui dans la cabine, il versa trois pleins verres de brandy, pour «faire le trou», avant la ripaille. Ils s'apprêtaient à boire à la santé du Pays, lorsque la tête ahurie du mousse se montra à l'ouverture du roufle.

—C'est comme ça que tu t'occupes de ton andouille, animal!

—Non, mais… capitaine… c'est que… c'est vraiment extraordinaire… On dirait qu'on entend tinter des cloches à l'arrière et à l'avant, à bâbord et à tribord…

—Imbécile!

—Écoutez plutôt!

Les trois hommes tendirent l'oreille… Il avait raison, le morveux!… De tous côtés, dans le grand silence mat de la mer, retentissaient, lointaines encore, mais se rapprochant de minute en minute, de longues et lentes vibrations pareilles à des sons de cloches mystérieuses. On eût pu se croire sur une des collines du pays de Paimpol, alors que toutes les paroisses de la côte se renvoient leurs carillons pour annoncer la venue de l'Enfant-Dieu.

Les gars de l'équipage se regardaient entre eux, sans mot dire, stupéfaits.

Dans la brume épaisse, cette musique était d'une infinie douceur. Elle était maintenant toute proche: elle semblait se balancer au large rythme des eaux.

C'est une tradition, en Basse-Bretagne, que dans la semaine d'avant Pâques les cloches s'en vont à Rome. Les marins se demandèrent si ce n'étaient pas quelques bourdons sans cervelle qui, s'étant égarés, s'en revenaient ainsi par le Pôle de leur pèlerinage à la ville du Pape.

Mais en voici bien d'une autre. A mesure que les sons se faisaient plus distincts, il leur sembla les reconnaître.

—Ma parole! murmura Guilcher, je veux qu'on me coupe le cou si ce n'est pas là le carillon de Plounez!…

—Et ce timbre clair, fit le mousse, dites si ce n'est pas la petite cloche de Notre-Dame de Kerfot!…

C'étaient en vérité toutes les voix chantantes des clochers du Goëlo qui se promenaient là, autour d'eux, dans la tristesse blafarde du septentrion. Et ils se sentaient le cœur serré d'une angoisse étrange. Que pouvait bien présager ce signe? A la lueur tremblante de la lampe de cuivre accrochée à une des poutrelles de la cabine, ils se voyaient pâles comme des morts.

Ils se décidèrent à monter sur le pont voulant savoir.

Le bruit sonore allait toujours grandissant. Mais on ne voyait rien. Les brumes demeuraient inertes et pendantes. Pas une ondulation dans leurs vastes plis.

Les hommes s'étaient accoudés au bordage. Ils échangeaient des propos rapides, à voix basse, comme s'ils eussent été à l'église. Au fait, ils y étaient, à l'église, dans l'église infinie de la mer, toute pleine d'une impénétrable vapeur d'encens.

Le mousse, grimpé dans le hauban, poussa un cri éperdu:

—Des cierges!… J'aperçois des cierges!…

De toutes parts, en effet, presque au ras de l'eau, s'allumaient, ainsi que des lucioles, des flammes pâles qui se mirent à tourner autour du navire: on eût dit une flottille d'étoiles émergée de la profondeur diffuse des ténèbres. Puis apparurent les colonnes blanches des cierges. Enfin les bras qui les tenaient se montrèrent à leur tour; et, après les bras, des têtes et des épaules surgirent. A ces têtes de longues barbes mouillées pendaient, qu'on eût prises pour des goëmons-épaves. Oh! les lamentables faces blêmes aux traits figés!… Elles se suivaient comme les gens d'une procession. De leurs lèvres entr'ouvertes un chant s'exhalait; et subitement les cloches se turent. On n'entendit plus que ce chant, pareil à une plainte,—mélopée lente et triste à fendre l'âme. Si faibles que fussent les paroles, on en percevait le sens. C'était un noël breton, un de ceux que les petits pâtres vont fredonnant de porte en porte durant la veillée sainte. Les hommes de la Jeanne-Augustine se signèrent avec une dévotion mêlée d'épouvante.

Le chant disait:

Une étoile à l'Orient s'est levée;
Un Dieu nouveau est né pour la terre,
Pour la terre grande et pour la mer profonde…

Le mousse claquait des dents, là-haut, dans les vergues, et sur le pont les hommes aussi grelottaient, et ce n'était point de froid.

Longtemps les têtes défilèrent; longtemps défilèrent, dans le crépuscule arctique, les petites lueurs pâles que faisaient les flammes des cierges. Parfois elles venaient si près du bord qu'on distinguait à leur clarté les visages de ceux qui les portaient.

Longtemps, longtemps… oui, cela dura longtemps. Et puis, sans qu'on sût comment tout cela passa, s'effaça, s'évanouit. Il n'y eut plus dans la nuit qu'une solitude plus vaste et un silence plus mystérieux.

Soudain un craquement se fit dans la vieille carcasse du navire. Les cordages se tendirent, les voiles s'enflèrent comme si la respiration du vent, jusque-là oppressée par l'attente de ces choses, fût redevenue libre de se jouer à travers l'espace. A l'avant de la Jeanne-Augustine l'eau se mit à mousser, entonnant la douce chanson de marche. Et les hommes furent tout heureux de sentir qu'ils vivaient encore, que leurs âmes ne les avaient point quittés. Ils restèrent néanmoins près d'une heure sans se parler, tant les réflexions qu'ils avaient à se communiquer leur semblaient inexprimables.

Alain Perrot le premier desserra les lèvres.

—J'ai reconnu Jean Guiastrennec, de Penvénan, prononça-t-il. J'étais avec lui à bord de la Reine-des-Anges, quand il trépassa… Même qu'il m'a fait un signe avec la main comme pour me dire je ne sais quoi… Ah! le pauvre Guiastrennec!

—Moi, j'ai reconnu Louis Person, de Plouguiel, fit le capitaine. Il avait encore la fente qu'il s'ouvrit dans le crâne en tombant des huniers.

—Moi, Antôn Lazbleiz, de Pontrieux, s'écria le mousse, mon parrain, Dieu lui pardonne!

—Moi, dit le matelot, j'en ai reconnu plus de trente.

Il entreprit de les nommer, en comptant sur ses doigts. Mais, au dixième le capitaine l'interrompit.

—Assez!… Tais-toi!…

Elle était trop sinistre, cette litanie funèbre. Et dire qu'ils avaient été portés, tous ces noms, par de robustes gars aux poitrines superbes, taillés pour vivre cent ans! Et voici qu'ils ne surnageaient déjà plus que dans quelques mémoires, éphémères elles-mêmes, ou dans les brèves inscriptions des «perdus à Islande» qu'on déchiffre à peine sous les porches des vieilles chapelles, au long des côtes d'Armorique…

III

… Et les trois verres de brandy? demanda quelqu'un dans l'auditoire.

—Nous les vidâmes, répondit le capitaine; nous vidâmes même toute la bouteille… en récitant des De profundis. Nous savions les uns et les autres que c'était la dernière fois que nous trinquions ensemble.

Il ajouta:

—Voilà l'histoire de la Jeanne-Augustine.

Puis, après un silence:

—Vous avez eu tort de me la faire raconter. Je trouve à cette mocque de cidre le goût qu'avait, ce soir-là, le brandy…

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