Vingt années de Paris
Cet homme à peau de bête, coiffé
comme un pendu, que la pluie
glace, que la vapeur brûle, debout
sur la locomotive, dévorant les routes,
coupant le vent, avalant la
neige, mécanicien, chauffeur, c'est
le peuple!
J. Vallès.
et
homme à peau de bête, coiffé comme un pendu, debout sur la
locomotive, ce chauffeur qui, d'un bout du monde à l'autre, mène, à son
sort divers, l'humanité, cet humble ouvrier de vertige et de précision,
il a, aujourd'hui, charge d'âme et de chair souveraines: il conduit un
prince, un cousin d'empereur, au plaisir.
Il conduit un prince du sang, oui, du sang! Touchera-t-il, pour ce surcroît d'honneur, un surcroît de salaire? Aucun.
C'est quatre-vingt-dix francs qu'il gagne par mois, quatre-vingt-dix, et tout à l'heure, en prenant place devant la fournaise, il a calculé que ce voyage de douze heures lui assure trois francs d'existence.
Trois francs! pour tout son monde: pour lui, pour les petits, pour le père usé au travail, pour la femme qui, peut-être, l'oublie et le trompe, dans les longues nuits d'absence, au logis, à l'abri du froid, du vent qu'il coupe, de la neige qu'il avale, lui, debout au rang du devoir.—Il faut gagner trois francs pour ta famille, chauffeur!
Le chauffeur, grave, est monté à son poste, sur le monstrueux cheval de fer qui dévore la braise et la flamme. Il allume sa pipe, le chauffeur, et sourit... Que voulez-vous? la vie est faite ainsi pour lui; à d'autres la joie, aux princes! L'effrayant coursier mugit, siffle, beugle, crache et s'ébranle: All right!
All right! En avant! L'espace dévoré, les champs, les bois envolés, les arbres penchés et rapides qui s'enfuient, les fleuves, les rivières, la course des flots dépassée, la fumée en tourbillonnant délire, et là-bas, derrière, le pays qui s'en va, qui décroît, s'évanouit... All right! En avant!
En avant! sous les tunnels, roule et gronde, ouragan de bronze et de feu; hurle sur les rails, encombre de brume étouffante, au passage, la voûte aux parois humides; hue! par la route rayée d'acier, longée de fils de télégraphe qui montent et descendent, comme une portée de musique notée d'oiseaux. Hurrah! nous n'avons pas le temps de saluer les clochers; hurrah! plus vite! et déroule, plus épaisse et plus folle encore, ta tresse échevelée de vapeur noire: le prince est pressé.
Il est pressé, ce prince. Il ne va pas à la bataille, certes, mais bien plutôt pour voir sa belle; on est, chez lui, moins diable à quatre que vert-galant. Et, malgré l'impatience, étendu nonchalamment sur le velours du wagon d'honneur, on offre à sa suite quelques dragées prolifiques, aimable prince!—et puis, on bâille.
On bâille, entends-tu, chauffeur? Un prince bâille. Allons! plus vite encore, active et déchaîne, et lance, plus ardente encore, la retentissante chimère qui bouillonne et rugit sous ta main calleuse, et, malgré la pluie qui te glace, la vapeur qui te brûle, en avant!... Le chemin va... va! va!...
Oh! horreur!...
Horreur! que voit-on, là, en avant, sur la ligne? Une masse arrêtée, énorme!... un tombereau chargé de pierres de taille. Le charretier épouvanté dételle ses chevaux: il abandonne le fardier.—Horrible! Que faire? Le train se précipite à toute vapeur: c'est la mort!
C'est la mort? Pour le mécanicien, pour le chauffeur, peut-être; mais, avec de l'audace, pour le prince,—non!—Qu'en dis-tu?... Le mécanicien hausse les épaules. Allons! encore, encore! Lâchons tout!... O démence! Épouvantable intrépidité! Dévouement sublime!
Sublime! On entend un effroyable fracas de heurt et d'écrasement; le sol craque, le train sursaute, se cabre; la locomotive est effondrée, éventrée; la cheminée s'abat; de toutes parts, des quartiers de roc, lancés de la charrette broyée, volent en éclats, en poussière; les deux ouvriers gisent sur le chemin, le mécanicien tué, le chauffeur, les jambes fracassées; mais le train franchit l'obstacle, passe... Le prince est sauf!
Ah! prince, vous êtes sauf. Quel bonheur! Quelle joie pour votre auguste famille! quelle perte c'eût été pour elle et pour nous! Voilà une heureuse échappée, un vrai miracle, un chauffeur providentiel,—infirme désormais, pauvre diable; mais on lui doit une belle chandelle. Il l'aura sans doute... Cependant, le prince est sombre.
Il est sombre, ce bon prince; pour la première fois, ses intestins se resserrent. Il songe à ce qui aurait pu arriver... Quelle imprudence! et qui l'a commise?... Oh! ce chauffeur, ce gueux! Qu'on ne le laisse pas s'échapper!—Ne craignez rien, Altesse, il n'a plus de jambes!—Ah! très bien. Qu'on le juge! On le juge.—Qu'on le condamne! On le condamne.
Te voilà condamné, chauffeur! Tu n'as plus tes quatre-vingt-dix francs, plus de famille; tes petits sont bien abandonnés; ton père en cheveux blancs, il peut crever, à cette heure, comme un vieux cheval de charrue. Et ta femme; c'est maintenant qu'elle t'oublie, pendant les longs jours et les longues nuits qu'il te faut râler en prison... Qu'importe? Réjouis-toi: ton prince est vivant, bien vivant, pour ta patrie et sa belle, et pour longtemps!
Il y a longtemps de cette histoire, chauffeur. Sans doute, estropié, misérable, désespéré, tu t'es couché dans la tombe depuis bien des années. Écoute, je le dis pour consoler ta cendre: il est plus gras que jamais, le prince; il a perdu le goût des voyages; il rêve une situation assise, un trône, par exemple, d'où son cœur généreux, comme il a fait pour toi, se pencherait sur des millions de travailleurs, tes pareils, sur l'innombrable troupeau de tes frères, sur le peuple de France. Allons, dors en paix, chauffeur!
GUSTAVE COURBET
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Les farouches taureaux, dans les vallons du Doubs, Quand ils le voient passer, jalousent ses épaules Comme un Turc il est fort, et comme un agneau, doux. Son nom, caché longtemps, a volé jusqu'aux pôles. C'est le peintre, le vrai, des vallons et des bois, Des chevreuils et des bœufs égarés dans les plaines, Des femmes en chansons laissant mourir leurs voix, Et des curés béats aux immenses bedaines. E. Vermesch. |
es
vers, dont l'encens parut fade à Courbet, me sont revenus au
souvenir, l'autre jour, en visitant les salles d'exposition de
l'Impressionnisme, une école dont chaque adepte, tour à tour, aussitôt
qu'il parvient à forcer la porte du Salon officiel, se hâte
d'abandonner les résolutions intransigeantes.
Impressionnisme, d'ailleurs, équivaut à toute autre chosisme: c'est la devise quelconque, variable selon l'époque, au moyen de laquelle se rallient les mécontents, pour inquiéter l'opinion publique et combattre les idées reçues, qui, sans cela, dégénéreraient en préjugés. Je n'y vois aucun inconvénient pour ma part, et j'honore profondément la mémoire de Courbet, qui peut-être, aujourd'hui, se fût appelé impressionniste, et qui des premiers livra la bataille avec la supériorité d'un talent énorme et l'aplomb d'une vanité sans seconde.
Sa vanité mise à part, c'était un simple s'il en fut, en dépit du retroussis narquois de sa lèvre. Honnête homme, d'ailleurs, très honnête, et ce doit être le remords de M. Dumas fils de l'avoir insulté. Tout au plus fallait-il en rire, après avoir admiré l'inconscient génie du peintre.
Inconscient, en effet, il le fut comme un bœuf, dont il avait la redoutable encolure et l'irrésistible coup d'épaule, avec la lenteur du ruminant, le front têtu et dur.—«Il a du charbon dans le crâne,» disait l'Auvergnat Vallès.
Inconscient vis-à-vis de sa propre production. Lorsqu'il partageait avec Bonvin, le railleur, son atelier, celui-ci s'amusait à lui faire choisir, dans son œuvre d'une année, les moindres morceaux pour les envoyer au Salon.
La chose admirable vraiment, en son masque d'idole assyrienne épaissie de rusticité villageoise, était le regard: deux yeux, non, deux lacs, allongés, profonds, doux et bleus. J'ai songé bien des fois, en les regardant, à leur puissance inouïe de vision; je les imaginais s'ouvrant sur tel ou tel coin de nature, l'absorbant, pour ainsi dire, et en emprisonnant à jamais le reflet, sous les paupières.
Cette faculté phénoménale a marqué son talent. Il rapportait le paysage entier, tons et valeurs, dans son souvenir, et pouvait l'exécuter à l'atelier comme s'il eût été devant le motif. De là, peut-être, cette ampleur de la facture débarrassée de comparaison méticuleuse au moment de faire; de là aussi quelques négligences de dessin. Je n'entends pas dire qu'il eût coutume de procéder ainsi; au contraire, c'était le plus rarement; mais je l'ai vu peindre de chic.
De théorie préconçue, d'esthétique initiale, je n'ai jamais supposé qu'il en eût l'ombre; le secret de sa force était dans un robuste instinct.
Le Maître d'Ornans était peintre et paysan. Proudhon, Champfleury, Castagnary l'ont gratifié d'une philosophie. Sa vanité flattée s'efforça d'en revêtir l'étoffe et s'y carra jusqu'au ridicule. Faiblesse et sottise.
Pour ma part, en furetant par les coins de son atelier, j'ai quelquefois découvert des esquisses de jeunesse qu'il se hâtait de m'ôter des mains, et où les troubadours abricot mandolinaient à fleur de nacelle, au fil de l'eau, pâmés aux pied des blanches damoiselles.
Qu'est-ce que cela prouve? Qu'il avait cherché sa voie, comme tout le monde, et s'était heureusement résolu à sa pente naturelle. Il n'y a là rien que de très louable, et la légende est au moins superflue, qui veut embellir Courbet d'une langue de feu spontanée et native, à l'instar des prophètes.
Ajoutons que cette grosse vanité dont on lui a fait un crime, et qui l'entraîna vers les plus sots dangers, lui fut bien utile, au début, en se doublant d'opiniâtreté.
Ses commencements avaient été durs.
*
* *
Il racontait parfois des épisodes.
Celui-ci entre autres: dans sa bouche naïve, avec le parler traînard et chanteur de Franche-Comté, le récit devenait grand. J'essaierai d'en retrouver les mots; mais il faudrait les gestes et l'accent du bonhomme.
—Un matin que j'étais encore couchais,—c'est Courbet qui parle,—que j'étais encore couchais, j'entends ma porte s'ouvrir, et qui est-ce que je vois entrais? C'était mon père; il arrivait de chais nous avec son bâton.
—Eh bien! donc, qu'il s'écrie, qu'est-ce que tu fais là, encore couchais? Toujours à dormir, donc?
—Bon! qu'est-ce que vous me fichais? Faut donc point dormir pour travaillais? Et la mère?
—Elle va bien. Embrasse-moi. Mais tu sais que nous ne sommes point tant riches. Nous avons déjà vendu un champ, l'année dernière, pour t'encourageais. Quand est-ce que tu vas gagnais de l'argent? On n'en veut donc point de ta panture? Elle est donc pourrie? Ça ne va donc point?
—Ça ne peut pas allais mieux! Ils n'ont jamais rien fait de pareil.
—Pourquoi qu'ils te refusent toujours à l'Exposition, alors? Ils ne sont pas plus malins que toi? Non! C'est donc toi qu'es plus malin qu'eusse. Eh ben! je voudrais voir ça; montre-moi donc leur musée, à eusse!
Courbet accède au désir de son père; il le mène au Louvre.
Étourdi, aveuglé par l'éclat des dorures, le vieux villageois tourne, glisse et se torticolise en la splendeur des salles, sans rien comprendre.
—C'est ben beau, tout ça, c'est ben beau! Tu crois que t'es plus fort que ça, toi?
—Ça, répond Courbet, ça, c'est de la.....!
Je n'écris point le mot, mais Courbet le répétait avec fracas.
—Ah! bah! vraiment? fait alors le père, en es-tu ben sûr? Eh ben! mais alors, si t'en es si sûr que ça, nous allons vendre encore un champ!
Et il s'en va content.
N'est-ce pas que c'est beau et grand cette foi robuste du paysan en l'infaillibilité du fils de sa chair?...
*
* *
Étayé sur ce dévouement, Courbet put s'obstiner, s'imposer, parvint.
Il a été incontestablement une des grandes figures, un des initiateurs de la peinture contemporaine.
Il est venu au moment opportun pour endiguer le romantisme débordé. Il a ramené vers l'observation la sincérité, la réalité; réveillé l'amour de la nature, y compris ses vulgarités, par opposition aux excès inventifs des fougueux cavaliers d'idéal de 1830; ainsi que Delacroix avait débridé toutes les extravagances de la ligne et de la couleur, en haine des froides conventions de l'école de David.
Aujourd'hui que la politique a surmené l'attention publique, une période artistique est imminente; il y a lieu d'espérer que le maître futur aura une admirable formule, étant obligé, pour dominer, de résumer les qualités de ces trois grands chefs.
Revenons à l'homme et au pittoresque de ses verrues.
*
* *
J'ignore s'il eut en sa jeunesse des heures de fougue, d'emportement. Je ne l'ai connu qu'à là fin de l'Empire; à ce moment il paraissait lourd, envahi par la graisse, épaissi.
Ses journées se suivaient, pareilles.
Couché tard généralement, il s'arrachait tard aussi, vers les neuf heures, aux discutables douceurs du lit de fer où il reposait dans un coin de son atelier.
Cet atelier—je crois qu'il n'en eut jamais d'autre à Paris—était situé à l'entre-sol d'une vieille maison de la rue Hautefeuille, aujourd'hui disparue. Le vitrage en donnait sur une cour, et la lumière y tombait crue et triste, arrêtée au milieu de la pièce, ébauchant confusément, dans le fond, les toiles délaissées, les châssis brisés, les cadres hors d'usage abandonnés pêle-mêle avec quelques vieux meubles sans valeur envahis par la poussière.
En manches de chemise, bretelles pendantes, l'homme errait par l'atelier, traînant ses savates, arrêté tour à tour devant chaque chevalet, grattant par-ci, retouchant par-là, n'attaquant que rarement une toile blanche.
Puis venait l'heure du déjeuner, qui le menait près de là, rue des Poitevins, chez son ami Laveur, à la table d'hôte où se sont assis, peu ou prou, tous les étudiants d'alors.
L'après-midi était le moment du travail réel, qui durait jusqu'au dîner.
Puis il retournait chez Laveur, y faisant de longues stations, le samedi surtout, où le Dîner Courbet réunissait autour de lui la foule des camarades, les Toussenel, les Charton, les Dupré, les Vallès, les André Lemoyne, etc...
C'est alors qu'il fallait voir, les manches retroussées, son bras blanc et gras étalé sur la table, Courbet se fourvoyer dans les discussions où trébuchaient à chaque pas son ignorance et son débit empâté! Les flagorneurs, qui toujours pullulent autour des célébrités, encourageaient sa jactance. Il chantait, au dessert, des romances de sa composition, dénuées de rimes et de bon sens, sur des airs à lui, prétendait-il, et qui n'étaient que des souvenirs.
Je me rappelle ceci:
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Mets ton chapeau de paille, Ta robe rayé-bleu, Avec ton ruban blanc Autour de ton cou brun. |
—Bigre! fis-je, quand il eut entonné ce singulier quatrain, voilà de la poésie de coloriste!
Il m'en voulut longtemps de mon irrévérence.
Un autre soir, il courut haletant vers Montmartre, arriva en sueur au bal de l'Élysée, se laissa tomber sur une chaise et fit demander Métra, qui conduisait l'orchestre.
—Écoutais! fit-il, aussitôt que le musicien des Roses l'eut rejoint.
Il croyait avoir trouvé une «nouvelle Marseillaise» et se mit à glousser un long trou lou lou rappelant, comme air, la valse du Lauterbach.
En temps ordinaire, il achevait sa soirée aux brasseries, chez Andler ou à la Suisse; puis, à l'heure de la fermeture, en été, pendant les nuits tièdes, allait prolonger sa veille sur un banc du boulevard Saint-Michel, où son ombre énorme inquiéta d'abord les sergents de ville, qui finirent par s'y habituer.
J'arrive à la colonne.
L'idée du déboulonnement (mon idaie, prononçait-il), qui lui avait poussé en septembre 1870 et qui n'avait alors excité aucune réprobation du gouvernement de la Défense, ardent à répudier tout souvenir des Césars; l'idée était-elle restée clouée en son crâne, ou s'était-elle envolée? Je ne sais. Cependant, il n'en avait plus reparlé; ce n'est pas lui qui en détermina l'exécution. Je crois qu'il assista au renversement de la colonne, mais en simple spectateur.
C'est, je pense, le mot déboulonner qui avait dû le séduire. Un mot inconnu, nouveau, tombant dans la cervelle de Courbet, y faisait du ravage, y causait une obsession, comme le bourdonnement d'un hanneton dans une cruche.
Il me scia, tout un soir, en me répétant à chaque minute:
—Faites donc «un tel» en Torquemada!
Torquemada, Torquemada, Torrrr...!
Ce mot lui roulait sous le front et l'incendiait, sans autre motif que sa sonorité.
On voit que je fais la bonne part de ridicule à celui qui fut mon professeur pendant quelques mois.
Il est bon de rappeler maintenant qu'il a fait les Casseurs de pierres, la Vague, le Combat de Cerfs, la Remise de Chevreuils, tant d'autres merveilles!...
Où est donc passé l'Enterrement d'Ornans, que, pendant la Commune, j'avais fait apporter au Luxembourg?
Courbet, cette masse engourdie et fruste, avec une vision saine et un bel instinct puissant, a rayonné sur la peinture contemporaine et lui a imposé sa marque.
Il a su garder l'indépendance, la liberté de ses sensations; tel il était, tel il s'est rué tout entier dans son effort, et c'est pourquoi peut-être il aura quelque jour en son pays une statue que ne déboulonnera pas la postérité.
On peut sourire en notant les faiblesses de l'homme; il faut s'incliner respectueusement devant l'œuvre toujours vivant, toujours fier du maître.
LE VOL
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ue
fait, seul, avec cette chatte endormie à ses pieds, dans cet étroit
gis molbos encombré de meubles fanés, ce jeune garçon de dix-sept ans,
aux longs cheveux, le coude appuyé sur une table, un livre à images, le
Musée des Familles ou le Magasin pittoresque, ouvert devant lui?
Il ne lit pas. Ses yeux ardents et fixes poursuivent, dans l'espace, une des mille illusions de son âge. Il est devant la vie ouverte à peine, incertain, enthousiaste de tout, vigoureux, plein de désirs non encore formulés.
Tout à l'heure, il lisait. A quelques pages de distance, il a trouvé successivement les portraits de Vincent de Paul, de Jean Bart, de Mandrin. Il connaît leur histoire. Son cerveau bouillonne: il voudrait être grand, lui aussi: grand apôtre, grand soldat, grand bandit; éblouir par la charité, se colleter avec la tempête, ou turlupiner le préfet de police, qu'importe, pourvu qu'il rayonne!...
A-t-il eu le temps de peser le bien et le mal? Il est bachelier; cela suffit-il pour avoir une conscience déterminée? Il a eu le prix de gymnastique; il «forçait le douze» au «saut de mouton»; la tête est chaude, le muscle dur: il s'agit de plaire aux femmes, d'étonner le monde,—voilà tout!
Comme il fait triste en ce réduit! Par la fenêtre, on ne voit que le pavé de la cour où l'herbe pousse, et un pan de mur gris, plein de moisissure, où s'adosse une pompe en fer.
Il est enfermé. Il ne connaît du monde que le collège qu'il à quitté, et sa tante qui l'a recueilli, une vieille demoiselle, une sainte, s'il y a des saintes, mais qu'épouvante cette besogne d'élever, de sauvegarder un grand garçon en rut.—Pourquoi faut-il que les enfants grandissent?... Son petit Louis, elle voudrait qu'il fût toujours «le petit Louis»; elle le nommera ainsi jusqu'à ce qu'elle meure.
Elle est dévote; elle va demander à Dieu l'inspiration; deux fois par jour, elle part pour l'église. Et, chaque fois, elle ferme la porte à clé derrière elle.
Une vieille colombe qui protège un jeune loup aux dents serrées et blanches!...
Il rêve: avoir des éperons, des bottes de buffle comme d'Artagnan, le fer qui sonne à la hanche de Hernani, le rayon qui dore la chevelure de Raphaël, la chaîne aux pieds, comme Christophe Colomb,... épouvanter, ricaner comme Cartouche, être roué ensuite,... être crucifié comme Jésus, mais adoré!...
Il rêve: le monde est à deux pas, tout proche, vivant, hurlant, grouillant, avec ses passions, ses batailles, sa gloire, ses filles, ses ivresses!... Et ce marteau du chaudronnier Bonafé qui retentit de l'autre côté de la rue, chantant sa chanson dorée et sonore... qui l'appelle!
—Ah! on étouffe ici.
Il se lève, promène un regard sombre sur les murs, les armoires, les hardes, les souvenirs, les vieux portraits décorés d'un brin de buis flétri...
Dans un coin de la chambre, il y a deux commodes, l'une sur l'autre; la tante, à l'étroit dans son refuge, a empilé les meubles; elle n'a rien voulu aliéner de l'humble héritage. Il ouvre les tiroirs, les fouille... Quelle est cette vieille tabatière? Il l'ouvre: dans la tabatière, il y a deux pièces de monnaie jaunes, jaunes comme les yeux de la chatte qui s'est éveillée et l'observe; de l'or! du vieil or d'économie, tout ce que possède la pauvre femme, sans doute, deux louis.
Il en prend un, referme violemment le tiroir, se redresse, repousse d'un coup de pied la chatte qui file en miaulant; ouvre la fenêtre, enjambe l'appui; au risque de se tuer, gagne la terrasse en s'accrochant aux aspérités du mur, atteint l'escalier, s'enfuit.
Le voilà dehors, envolé, libre!... L'air est vif, les passants vont et viennent; il lui semble qu'on le regarde. Que va-t-il faire?... il n'a ni faim, ni soif; il est ivre, ivre de son vol. Cette pièce d'or, au fond de sa poche, lui brûle le creux de la main; l'atmosphère à ses oreilles bourdonne comme un train de chemin de fer en marche. Où aller? avec qui? Ses anciens camarades de collège? ils sont riches, lui pauvre: il serait moqué, humilié!... Il ira droit devant lui, à l'aventure! Tiens! la barrière; on lui en a toujours fait un tableau épouvantable, de cette barrière où le peuple s'amuse. Pourquoi? Les gens n'y sont pas fiers; il y a d'autres grands gamins. Il y va.
Ce n'est pas le vrai peuple qui paresse par là... Des vagabonds, de faux ouvriers, curieux de frotter leur cuir à cette peau délicate, l'emmènent boire, lui font changer sa pièce: on ne le quitte plus, il a de quoi payer.
L'heure passe... Il entre dans un bastringue où ses longs cheveux, sa joue imberbe, le font regarder singulièrement; des voyous à casquette écrasée, au poil gras plaqué aux tempes, ras au crâne, l'appellent «tante».
Tante!... elle est là-bas, bien triste, bien accablée sans doute; elle s'est aperçue de la laide action de son neveu; elle se dit en sanglotant qu'il finira mal!...
Lui, on le bouscule, on le fait sortir; il faut se battre: voilà qu'il a reçu un coup de couteau sur la main; cela n'est rien. Mais il fait nuit noire. Seul de nouveau, il erre longtemps par les boulevards extérieurs muets. Écœuré, meurtri, la fièvre le prend; sa poche est vide, il grelotte...
Le matin lentement blanchit les toits. Combien de temps a-t-il marché ainsi sans voir le chemin?... Maintenant, il est dans son quartier: l'instinct l'a ramené: voilà sa rue. Les boutiques s'ouvrent; on le regarde passer honteux, défait, les vêtements en désordre; on le connaît, le petit Louis: des regards étonnés le suivent. La demeure qu'il fuyait hier est ouverte; allons!... il en franchit le seuil, tête baissée, traverse la cour, monte l'escalier en étouffant ses pas. La porte est entrebâillée: dans l'entrebâillement, la chatte arrêtée le regarde venir; elle fixe sur lui ses yeux, ses deux yeux jaunes.
Il arrive,—oh! comme son cœur bat!—d'un doigt tremblant, il pousse la porte qui cède...
Elle n'a pas dormi non plus, la vieille tante; elle est là, debout, toute droite, petite, en deuil, et si pâle!... Elle ne fait point de reproche; elle dit seulement:
—Ah! vous voilà.
Alors lui, le misérable enfant, il succombe, ses jarrets fléchissent: il s'abat sur les genoux.
Et la pauvre femme enveloppe de ses bras chétifs ce fils de son frère, qui vient de la faire tant souffrir. Et ils pleurent longtemps ensemble...
Et le petit Louis se relève honnête homme pour toujours,—oh! oui, pour toujours!
PORTRAITS APRÈS DÉCÈS
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ui,
mon cher ami, il est de moi, ce croquis que vous avez trouvé un
soir chez l'Auvergnat de la rue Serpente, au milieu de la ferraille et
des verres cassés; quant au profil qu'il représente, je ne l'ai pas
connu vivant.
Avant d'avoir conquis ma part de pain au soleil, j'ai crayonné beaucoup de ces dessins lugubres, Portraits après décès; c'était, je crois, une spécialité dans le quartier pauvre que j'habitais alors, et l'on en retrouverait quelques-uns par-ci, par-là, dans les mansardes ouvrières. Du reste, je ne regrette pas que le besoin de gagner ma vie m'ait placé souvent en face de ces têtes de trépassés: le doigt de la mort, en les modelant pour l'éternité, leur imprime d'étranges grimaces, de singuliers sourires. Pour le métier que je fais, à présent, ce sont là de bonnes études.
Celle que vous avez retrouvée, que j'ai vue l'autre jour à votre mur dans un petit cadre noir, porte la date lointaine de 1865. Il y a eu de l'ouvrage pour moi dans ce temps-là. Le choléra, dont j'avais peur, m'a fait vivre à peu près un an, ma foi!
Les gens tombaient comme des mouches. La photographie coûtait cher, on me savait pauvre et peu exigeant:—Allez chercher l'artiste de la rue Neuve-Guillemin!
L'artiste était au bain froid. Une fois au moins, chaque jour, entre deux brassées, j'entendais le baigneur crier mon nom. Eh! houp! J'étais hors de l'eau, ruisselant comme un caniche. Courir à ma cabine, m'essuyer dans mes hardes, c'était l'affaire d'un moment, et j'étais au «client». Je le suivais, quel qu'il fût, dans les greniers, dans les galetas, dans les petits logements d'ouvriers; j'arrivais après le médecin, après le prêtre; je laissais en partant cette consolation de ceux qui restent: un souvenir du visage des êtres disparus. Et j'ai souvent fait crédit. Tenez, le dessin que vous avez, il ne m'a pas été payé.
Dans la petite rue noire, étroite où je demeurais moi-même, c'était un pauvre homme de menuisier dont la femme était morte en quelques heures. J'entrai timide et furtif, conduit par un voisin; il me reçut gravement et avec embarras, parlant bas, me regardant avec des yeux qui remerciaient déjà.
C'était une grande misère. Il y avait une chaise préparée en face du cadavre; je tirai une feuille de papier et je commençai. Le voisin s'en était allé.
—Vous n'y verrez peut-être pas assez, monsieur?
—Très bien; merci.
La fenêtre était fermée, les rideaux, tirés. Sur la table de nuit, couverte d'un grand mouchoir blanc, on avait déposé l'eau bénite et la branche de buis dans une soucoupe fêlée. Tout près, deux chandelles fumaient en guise de cierges, éclairant la morte mal couchée dans un lit de bois peint, disloqué aux jointures. Autour le taudis était noir. A peine on distinguait confusément les lignes misérables du mobilier: une table, une commode en bois blanc, quelques ustensiles de cuisine abandonnés, aux angles desquels la lumière vacillante mettait des tons rougeâtres. Et dans le coin, au fond, les deux yeux du veuf qui était au pied du lit.
Le dessin avançait lentement. C'était un vilain métier, rude et triste.
Au dehors, pas un bruit: cette rue, démolie aujourd'hui, était déserte, morne; quelques rares passants, jamais une voiture. Il n'y avait dans le silence que la respiration entrecoupée de l'homme: je ne le voyais pas pleurer, je l'entendais sangloter en dedans. Ils aiment bien leurs femmes, ces gueux-là!
Et je continuais à copier les froides lignes du visage mort, les cheveux plaqués aux tempes, la peau collée à l'os, le nez pincé, la bouche restée tordue d'avoir vomi son dernier râle, et les prunelles ternes avec le regard étonné des yeux qu'on n'a pas fermés. C'est une chose étrange et particulière aux cholériques qu'on ne peut baisser leurs paupières.
Il y avait une odeur âcre qui m'épouvantait; je ne sais si l'homme s'en aperçut:
—Monsieur, me dit-il, voulez-vous que j'aille chercher du chlore?
Je le regardai: il avait les dents serrées, la peau de son visage tremblait, les larmes allaient jaillir. Je répondis:—Non.
Nous restâmes là une heure encore, moi, le cœur serré, respirant le moins possible, songeant aux opinions contradictoires des médecins, à la contagion, aux miasmes, observant la décomposition rapide et l'horreur grandissante; lui, toujours immobile sur sa chaise. Il ne se leva que deux ou trois fois pour moucher les chandelles dont le suif coulait en larmes jaunes.
Le dessin était fini; je le lui présentai.
—Oui..., oui..., fit-il, et il fut presque heureux, une seconde. Puis, comme j'avais pris mon chapeau et mon carton:
—Pardonnez-moi, monsieur, fit-il, en me reconduisant sur le carré, je n'avais pas osé vous dire..., vous n'auriez pas voulu tirer le portrait..., voilà déjà bien du temps que je ne travaille pas...
—Ne parlons pas de cela, lui dis-je; plus tard... c'est bon... au revoir, monsieur.
Je retrouvai le jour et la respiration dans la rue.
Et au bain froid, tout de suite! Jamais je n'ai été déshabillé plus vite. Je grimpai l'échelle, et... une... deux... trois... pouf! Du haut de la girafe, mon cher! Ah! l'eau était bonne!
Aujourd'hui encore, ces pauvres têtes mortes me reviennent en mémoire et je les vois grimacer parfois sous le crayon, dans la bouffissure des heureux, des puissants du jour, de ceux que je dessine à cette heure.
Et c'est peut-être la cause de cette mélancolie que vous avez su lire à travers la gaieté bouffonne de mes caricatures.
CHARENTON
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uissé-je,
en appelant l'attention publique sur un fait personnel de peu
d'importance, faire pénétrer l'examen, l'enquête, le contrôle en ces
établissements qu'on décore hypocritement du nom d'asiles.
J'ai déjà dit en plusieurs endroits que j'aimais la Belgique et que j'y allais fréquemment. J'aime ce pays de lumière blanche, de claire verdure, où le peuple est nul, sans ambition, sans guerre, sans enthousiasme, sans talent, sans esprit et sans caractère. Je m'y sens vivre et penser plus clairement qu'autre part. Puis, tout autour sont les Flandres, pays de religion artistique, où la mémoire des maîtres se mêle aux reliques bariolées et pittoresques des guerres espagnoles.
Donc, vers le mois d'octobre 1881, j'étais à Bruxelles, et, selon mon habitude, j'étais allé saluer, à Anvers, le fauteuil de Rubens, enseveli dans sa cage de verre; le puits de Quentin Matsys, qui déroule en l'air ses volutes forgées sur la place de la cathédrale; j'avais payé 50 centimes le droit de faire découvrir la Descente de croix de Rubens, et, vers quatre heures de l'après-midi, je repris la route de Bruxelles.
Une voiture me conduisit jusqu'à Malines; là, le cocher manifesta le désir de ne pas aller plus loin. Je le quittai, je cherchai à le remplacer, je n'y pus parvenir; Malines est un bourg mort. Je pris donc le parti de franchir à pied la distance qui me restait à parcourir, et je me mis en route. Cette distance est de trois lieues à peine; il me fallut toute la nuit et le jour du lendemain pour en avoir raison. Il faut dire que, vers cinq heures, le ciel s'était couvert de nuages noirs, et qu'un vent terrible s'était mis à souffler, déracinant les arbres, ébranlant les toits, fauchant les herbes.
Assez mal renseigné sur la route à suivre, je me mis donc à errer par la plaine, buttant aux monticules, roulant aux fossés, chutant aux ruisseaux; au bout d'une demi-heure, j'étais en guenilles et couvert de boue.
Le vent me jeta tout à coup sur un arbre donc le choc m'étourdit et me fit ricocher dans une mare; en me relevant j'aperçus deux yeux flamboyants fixés sur moi. C'était un loup.
Je crois l'avoir tué d'un coup de canne.
A l'aube blanchissante, quelques chaumières m'apparurent encore endormies, la plupart dévastées par l'ouragan; j'y frappai. Les paysans stupides me regardèrent avec terreur, donnant tous les signes de la plus vive agitation et refusèrent de m'ouvrir; ce n'est que beaucoup plus tard que j'ai compris qu'ils me prenaient pour un fou.
Je continuai donc et j'atteignis enfin les portes de Bruxelles. J'y vis un fiacre, j'y voulus monter; le cocher, sans explication, me rejeta sur le pavé; je lui déchargeai ma canne sur les épaules et j'en hélai un autre. Il pouvait être huit heures du soir.
Celui-là me conduisit à l'hôtel de Termonde; mais, aussitôt arrivé, il exigea le prix de sa course, refusa de venir le chercher à deux pas de là, chez un ami, et me fit conduire au poste, où d'ignobles employés qui, je l'espère, ont été depuis jetés à la porte, me firent passer la nuit au violon.
Le lendemain, sans que j'y comprisse rien, deux hommes, qui étaient alors mes camarades, Gil-Naza et Stoëquart, vinrent me chercher en voiture et me conduisirent à Ever, dans un asile d'aliénés.
C'est ma première étape.
Le premier moment de stupéfaction passé, je repris mes sens; j'examinai l'entourage, assez propre. Un vieux, qui se disait roi de tous les pays, m'offrit le trône de Belgique, dont il ne se souciait plus, puis me quitta pour aller souffleter lentement et méthodiquement un idiot qui chantait en bavant.
Je restai là vingt-quatre heures, assez mal traité. J'ai subi la cellule et la camisole de force.
Puis Vallès vint me chercher, un matin, avec une voiture. Le soir, à huit heures, j'étais à Paris; je couchai chez moi.
Comment se fait-il qu'après avoir repris mon train habituel, déjeuné chez Brébant, dîné chez Marguerite, je fus accosté, dans la rue, par des individus qui me menèrent à la préfecture? Là encore je fus enfermé pendant une heure en cellule, puis je vis M. Macé, qui me causa familièrement, et me parut un homme intelligent et agréable.
Vers minuit, autre fiacre. Cette fois, on me dépose à Ville-Évrard, un asile de gâteux. Vingt-quatre heures. De Ville-Évrard à Sainte-Anne. Encore vingt-quatre heures. Et enfin, en m'annonçant la liberté, dernière voiture, qui me conduit à Charenton, qu'on appelle Saint-Maurice, par euphémisme sans doute.
Cette bâtisse, divisée en cinq ou six ailes et surmontée d'une chapelle à fronton, regarde l'espace du haut des collines.
Elle a des prétentions au monument et se carre, muette et farouche, enceinte d'un fossé. Des corbeaux y voltigent sur les toits plats à l'italienne. Ils attendent les cadavres.
De là-haut, la vue est vaste et magnifique. C'est la vallée où viennent confluer la Seine et la Marne. L'été, c'est un poudroiement d'or, un fourmillement de verdure admirable en toute cette étendue; l'hiver, c'est une solitude nue, froide et mélancolique. J'arrivais en automne: j'eus des aurores pourprées, lilas, et des couchants d'or tout mon soûl. Mais les grilles se croisent partout, et l'on voit la nature comme un poisson, à travers les mailles d'un filet.
L'établissement de Charenton se compose de dix-huit divisions, dix pour les femmes, huit pour les hommes. Toutes sont établies sur le même modèle: une rangée de cellules enveloppant une cour entourée d'arcades. Pour mon début, on me séquestrait à la huitième, la division des agités, des fous dangereux; je ne pouvais pas être mieux servi. Je m'attendais donc à vivre dans une tempête de cris, de coups, de vociférations, de bonds désordonnés, d'extravagances. Quelle ne fut pas ma surprise en me trouvant dans un groupe de seize à dix-huit personnes parfaitement recueillies, reposées et bien portantes. A peine deux fous.
L'un d'eux s'appelait S... C'était un boucher de province. Telles étaient sa maigreur, son étisie, sa faiblesse, qu'à peine se pouvait-il tenir sur les jambes. Deux garçons l'étayaient de chaque côté pour l'aider à marcher et pour le faire manger. Entre chaque bouchée, le misérable était pris de hoquets et d'horribles vomissements de sang.
L'infortuné n'avait aucune colère; il se bornait à gémir d'une voix triste, lamentable, épuisée:
—Pourquoi suis-je ici?... Oh! là là! Oh! là là!
Un beau matin, vers trois heures, il mourut, et l'on étendit son corps décharné sur la table d'amphithéâtre.
Je ne vois plus que des êtres intelligents et paisibles: Sylvis, ancien diplomate, taillé en hercule; Laudart, un joyeux soldat, capitaine d'infanterie; Cossonel, qui a peut-être un grain, car il se prétend investi d'un pouvoir occulte et forcé de rester pour accomplir sa mission jusqu'au bout; Richemont, le plus distingué des musiciens gentilshommes.
La maison marche à la cloche; à chaque instant on entend une sonnerie, qui indique telle ou telle fonction de la journée.
Tout le monde sort dans la cour, quelque temps qu'il fasse, pendant qu'on prépare les tables.
Un autre coup de cloche rappelle à table les pensionnaires.
Deux repas par jour, le café au lait ou le chocolat le matin.
On se lève à cinq heures et demie. La cloche éternelle se met en branle; un vieux embouche un clairon et y souffle un simulacre de diane. Les portes s'ouvrent avec un grand fracas de clés. Chaque détenu ramasse ses hardes, jetées dans le couloir la veille, et s'habille.
Presque aussitôt, café au lait; à huit heures et demie, la visite du médecin.
Il s'avance, suivi de son état-major d'internes et de surveillants, passe rapidement devant chacun et ne s'arrête que pour signer une feuille où il a prescrit les différentes ordonnances.
—Je ne comprends pas, me disait-il, pourquoi l'on vous a arrêté à Bruxelles; il y a un mystère là-dessous.
Comme s'il n'était pas plus stupéfiant de voir Paris séquestrer de parti pris et indéfiniment un homme que la maison d'Éver, du moins, avait relâché après examen.
Sa visite est éternellement pareille.
—Comment allez-vous?
—Très bien, docteur.
—Vous ne dessinez pas?
—Non, docteur, j'ai le malheur de ne savoir travailler avec fruit qu'en liberté.
—Vous avez tort. Vous nous prouveriez que vous pourriez reprendre vos travaux une fois libéré.
—Je ne vous prouverai pas cela. D'ailleurs, cela conduirait à un système déplorable.
—Comment cela?
—Certainement. Il suffirait de mettre la camisole à tous les hommes de talent, puis de leur dire: Maintenant, faites-nous un chef-d'œuvre pour nous prouver que vous n'êtes pas fou.
—Monsieur Gill, vous avez trop d'esprit.
—Cela fait compensation pour ceux qui n'en ont pas assez. D'ailleurs, Victor Hugo a trop de génie, César avait trop de gloire, Jésus, trop de bonté.
Tous ceux qui ont quelque chose l'ont trop pour ceux qui ne l'ont pas du tout.
C'est pour cela qu'on les enferme; ce qui n'empêche pas les esprits généreux de rechercher les mêmes qualités, quitte à en mourir aussi.
—Allons, donnez-lui un bain.
Voilà ce qu'on a pour faire diversion à la vie qui s'écoule lentement, bêtement, sans incidents ni distractions. La plupart entrent intelligents et, petit à petit, s'atrophient, deviennent stupides.
J'ai frémi en entendant un vieillard accuser cinquante-quatre ans de présence dans ce bouge.
Que de forces perdues! Que de cerveaux annihilés! Mais quoi! nul ne s'en occupe.
Sans doute, la maison est considérée comme infaillible et la moindre question relative à ses œuvres serait considérée comme déplacée.
Messieurs nos gouvernants ont probablement d'autres chiens à fouetter.
C'est dommage! Il y aurait cependant là de quoi jeter un grand cri de justice, d'humanité, une belle page à écrire dans l'histoire parlementaire, un grand nombre d'âmes et de cerveaux à tirer du gouffre immonde où les laisse pourrir l'indifférence de la société ventrue!
EUGENE VERMESCH
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n
feuilletant chez l'éditeur Charavay, l'autre soir, un manuscrit
posthume de ce condamné mort en exil, sa physionomie m'est réapparue
dans le souvenir...
Lors de ma prime jeunesse, un beau matin, nous vîmes entrer, dans l'hôtel où je vivotais en compagnie de quelques étudiants, un garçon de vingt ans, blondasse, râpé, nez en quête, chapeau sur l'oreille, qui semblait un composé de Gringoire et de Panurge.
Le carabin qu'il venait voir nous le présenta:
—M. Eugène Vermesch, poète.
La maison, rue Vavin, maison aujourd'hui détruite, était précédée d'une cour plantée d'arbres, sous lesquels on dressait en ce moment la nappe de la table d'hôte. Invité à prendre sa part du déjeuner frugal, Vermesch, à la hâte, engloutit quelques bouchées, puis, c'était là sa préoccupation, tira de ses poches quelques feuillets imprimés fraîchement, et commença de nous jeter à la tête ses élucubrations.
Ce qu'il nous lut, c'était les Lettres à Mimi, une brochure qu'on a vue se faner parmi tant d'autres sous les galeries de l'Odéon, l'inévitable vagissement de la vingtième année en ce temps, une ritournelle ressassée en l'honneur de la grisette idéale, ce mythe évanoui.
La guitare d'Eugène en valait une autre du même genre, pas plus. Difficilement, sur cet échantillon, l'auteur eût obtenu le moindre brin du «vert laurier» dont Banville est dépositaire; mais il montrait un rêve si pareil au mien, de si bon cœur enfilait le chapelet des hémistiches, que tout d'abord il me fut sympathique, et qu'aujourd'hui encore, je me rappelle en souriant sa tête enthousiaste, renversée en arrière, laissant pendre les cheveux, ses longs yeux doux filtrant une lueur charmée, les trois fils d'or de sa moustache, et le geste de sa main, qu'il avait belle, envolé à la suite des rimes dans la brise qui, là haut, chantait à travers les arbres, et semait des fleurs d'acacia dans nos verres.
Ce qu'un autre, plus expérimenté dès lors, aurait pu lui reprocher, c'était un manque de personnalité, une assimilation trop flagrante; ses vers, pas mal faits d'ailleurs, sonnaient trop clairement l'écho des Béranger, des Musset, des Mürger. Pas de notes individuelles. Par là, il manquait au premier devoir de l'homme, et surtout de l'artiste, qui est de se montrer soi-même afin de rendre fidèlement à l'œuvre les virtuosités originales qu'il a reçues de la nature.
Mais tant d'autres ont réussi et sont honorés pour une pareille lâcheté de tempérament, que je ne saurais en faire un crime à Vermesch. D'ailleurs il en est mort. Oui, feu Vermesch est une victime du pastiche, et je le montrerai tout à l'heure.
Depuis son débarquement du pays, Lille en Flandre, il vivait rue de Seine, en une chambre d'hôtel qui l'abrita jusqu'à l'heure de la fuite, c'est-à-dire neuf années environ.
Partout, sur les meubles détraqués, sur le vieux divan, sur le carreau, des montagnes, des écroulements de livres et de brochures qu'il empilait sans cesse. La demeure en était encombrée; ce que Vermesch a lu de l'écriture des autres est incalculable. Il ne se plaisait qu'en ce fouillis d'imprimés ou aux discussions esthétiques. J'insiste sur sa fidélité au logis, parce qu'elle indique, à mon sens, un besoin de recueillement et d'intimité propre aux natures tendres et inoffensives.
C'est donc là, dans cet amas de bouquins amis, que Vermesch, les yeux humides, le nez au ciel, incessamment en proie au vœu littéraire, improvisait, déclamait, remâchait des vers et des morceaux de prose, inspirés toujours par l'admiration des maîtres qu'il ne cessait de lire.
Entre temps, il flânait à gauche ou à droite, sous l'Odéon ou sur les quais, bouquinant, poussant des reconnaissances dans les bureaux de rédaction du Hanneton ou d'autres feuilles de cette valeur, et y laissant gratis le «fruit de sa veine».
Pas d'autre souci. La médecine, qui lui avait servi de prétexte à gagner Paris, était depuis longtemps délaissée. Sa mère, veuve, lui servait une petite pension. Ses goûts étaient sobres. Je crois qu'il était heureux. Sa mère mourut.
Du mince héritage qui lui revint,—une quinzaine de mille francs,—il confia la presque totalité à son ami Victor Azam qui depuis... mais qu'importe?—à son éditeur et ami Victor Azam qui, lancé à la Bourse, devait amplement et rapidement faire fructifier le magot. On ignora toujours le détail des opérations triomphantes qui s'ensuivirent; ce qui est certain, c'est que Victor Azam ne rendit à son ami et collaborateur que les coquilles... des typographes de son imprimerie.
Alors ce fut la misère.
Je l'ai revu en ce temps, couvert d'un paletot de poils qui devint légendaire, coiffé d'un feutre avachi, courant les librairies, les bibliothèques, les journaux, sans plainte, mais amaigri, inquiet, affamé. C'était fini de rire à la Muse. Il fallait tirer le pain quotidien de ce qui n'avait été jusqu'alors qu'amusements et dilettantisme. Un reste de la vanité qu'avaient fait éclore les faciles applaudissements des camarades lui raidissait l'échine, le rendait peu sympathique aux marchands de copie.
Cependant il trouva quelques maigres débouchés, mit en œuvre ses procédés d'assimilation, travaillant beaucoup, mais obsédé toujours de la manie d'imitation qui avait daté ses débuts, ne trouvant rien de bien neuf, de saisissant, et, avec beaucoup d'érudition et conscience, perdant son encre.
Il ne faudrait point cependant dénier à Vermesch tout mérite littéraire. Ses Hommes du jour et ses Binettes rimées, deux volumes inspirés de Banville et Monselet (toujours le pastiche), montrent des qualités d'ironie et de finesse qui, en une autre époque, eussent suffi à la fortune d'un débutant.
J'ai rompu des lances et en romprai encore contre quiconque pour la défense des huitains, ballades et stances qui composent le Testament du sieur Vermesch. Malheureusement, l'idée du Testament est à Villon, et sa forme, à tout le monde un peu; c'est égal! je ne sais rien de plus tendre et de plus accompli que les strophes à Rachel, qui commencent ainsi:
|
Si de l'or flâne en mon gilet, Qu'on le porte chez Rachel, fille Qui reste seule, sans famille Et loge près du Châtelet. Elle est jolie et mal famée, Elle a l'œil bleu, grand et moqueur. Et c'est, des reines de mon cœur, Celle que j'ai le mieux aimée. |
De même pour l'ode héroïque qui ouvre et ferme le volume. Il y a incontestablement dans ces vers, en dehors de la facture, imitée de Hugo, un mouvement et un souffle, un lyrisme difficiles à rencontrer autre part, dans le prétentieux fatras des rapsodies modernes.
Vermesch avait de la nature, de la volonté, du travail, surtout de l'enthousiasme, une émotion sincère. Encouragé, sans doute il eût pris son vol plus audacieusement, plus librement dans l'art, se fût débarrassé des chaînes qui rivaient son effort à l'admiration servile du passé. Tout l'ont ignoré, dédaigné. L'amertume est venue: la destinée, obstinément, lui refusait place. Il a fallu, pour qu'on l'aperçût,—et à quelle lueur!—qu'il écrivît: le Père Duchêne!
Et dans quel but? Dans quelles circonstances? Mourant de faim, après le siège; pour, avec son flair de journaliste et son procédé coutumier d'adaptation, arracher un succès avec un morceau de pain à l'actualité, pour essayer d'un pastiche au goût du jour. Je vous dis que c'est le pastiche qui l'a perdu!
Vermesch, en ressuscitant le Père Duchêne, j'en suis certain, n'a pas, une seconde, prévu son importance folle et ses effroyables conséquences.
Il a voulu pasticher Hébert, comme il avait pastiché Villon, Rabelais, Hugo, Leconte de l'Isle, etc...
Est-ce à dire que je veuille l'absoudre? Non! Mais j'interviens centre les traditions exagérées qui transforment en épouvantes éternelles des aventures niaises, et du premier jobard mal inspiré font un spectre terrifiant et gigantesque.
Vermesch, indécis, chétif, timide et bayant aux étoiles, n'aurait pas tué une mouche, comme on dit.
Mettons plus souvent au jour vrai la physionomie réelle des réprouvés de la tradition. Cela, sans doute, ne diminuera pas le mal qu'il ont pu faire; mais, du moins, éteindrait-on cette auréole de damnés dont l'imagination les affuble, qui est une sorte de gloire aussi, et qui peut tenter les hallucinés de l'avenir.
Un mot de Vermesch pour finir et prouver son inconscience en tant que fauteur du Père Duchêne.
Aux premiers jours de juin, comme les massacres de la répression duraient encore, il était réfugié, rue du Four-Saint-Germain, dans une de ces admirables familles dont rien ne désempare la charité.
C'est là que je le vis.
Dans la rue, les soldats allaient et venaient; les vigilances de la répression se multipliaient.
Tout à coup, tranquillement, Vermesch parla d'une course à faire dans les environs, d'une visite, à deux cents pas, disait-il, l'affaire de dix minutes.
—L'affaire de la mort, malheureux! m'écriai-je. Tu seras fusillé en arrivant sous la porte!
Et il me répondit:
—De quel droit?
Il n'y avait qu'à hausser les épaules jusqu'au plafond et à se taire; c'est ce que je fis.
Il ne sortit pas du reste; on le fit évader; il alla s'engloutir dans le brouillard de Londres.
En 1871, il écrivait, parlant de ses regrets, de sa douleur d'expatrié: «Si cela dure, je mourrai.»
Cela a duré huit ans pour lui.
Et, l'année dernière, on l'a enterré dans un coin du sol anglais. Par un beau temps, les journaux l'ont dit. Pour un jour, le ciel de Londres était bleu. Il faisait du soleil comme en France.
LE NAIN
SOUVENIR DU PAVÉ LATIN.
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uisque
Jean Richepin, mon excellent camarade et confrère, a nommé
dernièrement dans ses articles Astezani, je veux, en souvenir de
l'intérêt que nous inspira jadis cette ébauche macabre, essayer d'en
évoquer la silhouette tordue et touchante.
Je l'ai peint d'ailleurs, autrefois, grattant sa mandoline, assis au milieu des fleurs, et j'ai conservé la toile; il est là devant moi, tandis que je noircis ce papier; il me regarde écrire.
Il doit être peu de Parisiens de ma génération, j'entends des Parisiens de la rive gauche, des amoureux de l'Odéon et du Luxembourg, de ce beau quartier paisible, parfumé, naïf, où mourut Michelet, où vieillit Sainte-Beuve, où Hugo fut jeune, où l'enthousiasme naît, où se repose la gloire; il doit être, dis-je, peu de mes contemporains qui n'aient, le soir, en ces dernières années, tressailli, sursauté même en apercevant tout à coup dans l'ombre, à hauteur des genoux, une sorte de gnome transparent, surmonté d'un chapeau de haut tuyau, semblable à un poêle en marche.
Barbu, bourru, couvert d'un manteau loqueteux, frappant le trottoir d'un bâton court, proportionné à sa taille, l'être, au moment même où l'on allait marcher sur lui, poussait un sourd grognement. Le passant, effaré, sautait de côté, et, dans l'espace resté libre, le nain passait avec un ton fanfaron.
C'était Astezani qui trottait au travail ou en revenait, selon qu'il était huit heures ou minuit. Son travail c'était la musique; le gonflement qu'il avait au côté droit sous son manteau, équilibrant sa bosse, était causé par une mandoline qu'il portait amoureusement serrée à son flanc difforme; une antique et jolie mandoline florentine, au manche arrondi en volute, fanée, recuite, couleur de vieille orange.
Il arrivait des profondeurs de la banlieue, rêveur, grommelant, grincheux, livrant, du bout de sa canne, des combats aux chiens indiscrets qui le venaient flairer, gagnait le boulevard Michel et se haussait aux vitres des cafés.
Quand il réussissait à atteindre le bouton de la porte, il entrait.
Astezani était connu. Sitôt qu'il paraissait, les filles de service l'installaient sur un siège.
Lui, impassible, avec un feu de mépris dans l'œil, se laissait faire; on le hissait, on le calait.
Et alors, après quelques minutes pendant lesquelles il s'efforçait de s'isoler, le bout d'homme commençait de gratter son jambon.
Le silence aussitôt s'établissait profond, respectueux.
Je m'intéressai à ce monstre de génie; je le suivis, le fis parler, le fis poser; il était exigeant et demandait, pour poser, cinquante sous de l'heure.
J'appris qu'il était propriétaire, à la Butte-aux-Cailles, d'une masure qui lui rapportait cinquante sous par semaine.
Je voulus le diminuer, le réduire au prix habituel des modèles.
Il se fâcha et ne revint plus.
J'allai le chercher; il était mort; je vis sa veuve, car il avait femme et enfants. La femme était aveugle.
LA CHARGE DE M. THIERS
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e
l'écris pour l'ahurissement des provinciaux: je n'ai jamais vu M.
Thiers. Je l'ai, à ma façon, dessiné cinq cents fois peut-être; je ne
l'ai jamais vu.
Cela tient probablement à ce qu'il en est de mon humble individu comme de la plupart des Parisiens qui, peu soucieux de leurs monuments, laissent volontiers s'écouler la vie sans s'inquiéter de savoir si l'obélisque a une porte et sans gargariser d'ascensions exténuées la colonne.
Je n'ai pas enjambé le petit Thiers. Cet aveu fait, je n'ai plus qu'à exaspérer les peintres fanatiques de la copie méticuleuse du modèle, en déclarant qu'il me semble avoir mieux fait pour dessiner Thiers de ne le pas voir, et que, par ce moyen, j'ai mieux tenu compte de la légende et servi au public une silhouette plus conforme à ses idées préconçues.
J'ai eu l'honneur d'obtenir un soir, à dîner, l'approbation du grand Hugo pour cette parole.
On a le droit d'être laid jusqu'à trente ans; plus tard, la laideur est haïssable, car elle ne vient plus de la nature, mais du caractère. Thiers n'était pas absolument laid, mais petit, grincheux et bourgeois.
C'est la bourgeoisie qui lui doit des statues; le peuple ne lui doit rien; au reste, il a eu soin de donner la mesure de sa tendresse pour le peuple à Transnonain et en mai 71.
Le Mirabeau-mouche, l'élève de Talleyrand, Pickochole, disait Castille, Foutriquet, disait le maréchal Soult, sans foi politique, ajoutait Cormenin, mais avide de pouvoir, non pour le bien qu'il peut faire, mais pour celui qu'il procure, le trafiquant, avec Simon Deatz, de la duchesse de Berry, M. Thiers a bu largement et peut-être immodérément à la coupe d'une popularité qui faisait fausse route.
J'ai la satisfaction d'avoir, au cours de mon œuvre modeste, osé parfois dépailleter sa robe de prophète et montrer l'étincelle méchante qui crépitait au fond de ses lunettes. Le faux-col de Prudhomme se hausse de lui-même aux oreilles et à la mâchoire de ce partisan du pape, de cet ennemi de Proudhon et des chemins de fer. Le pli de sa lèvre serrée a le tranchant du sabre.
Est-ce à dire que la mémoire de M. Thiers usurpe la grande place que lui a concédée l'histoire? Non; mais j'ai trouvé un peu vaste pour lui le manteau que lui a taillé le peintre Vibert dans le drapeau tout entier de la France. Il eût suffi du moindre lambeau du haillon sublime qui couvre l'Humanité.
LETTRE DE POPULOT
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A SON COUSIN BIBI.
endant
que ces muffes-là digèrent ou tripotent des machines de Bourse
en disant qu'il n'y a pas de question sociale, pour n'avoir pas à s'en
occuper, je te vas l'expliquer en deux temps, moi, la question sociale,
mon vieux Bibi.
Tu vas voir qu'y a pas besoin de grands mots ni de grandes phrases, ni de se f... des torticolis, ni d'avaler tant de verres d'eau sucrée pour dire une bonne fois ce qui tombe sous le bon sens du premier venu.
Quand t'es venu au monde, est-ce que t'as demandé à faire partie de la société? Non, pas vrai? Une fois sevré, t'avais devant toi tes quatre pattes pour en faire ce que tu pourrais. Si t'avais été d'âge à choisir, t'aurais peut-être préféré la vie sauvage, les bois, les fleuves, le grand vent, la chasse, la pêche, et un coin de terre à toi, car la terre a de quoi donner un coin à chacun de ses enfants.
Mais pas du tout. On t'a pigé au débuché du ventre de ta mère, inscrit, catalogué. Ton couillon de père et ta pauvre dinde de mère n'ont pas pipé.
Ça y était: t'étais de la société. C'est-à-dire que t'étais engagé, forcé d'aller te faire casser la gueule à vingt ans, sans savoir pourquoi, que tu seras forcé de payer des impôts à jet continu jusqu'au trou.
Pour t'imposer ces devoirs-là, quand t'as pas encore les yeux ouverts, qu'est-ce qu'elle te fourre en retour, la société?
Rien du tout. Débrouille-toi et casque! Ah! si t'es le fils d'un proprio, chouette! ça va bien; t'as qu'à te laisser aller: tu peux être crétin de naissance, te croiser les pattes, biturer le Cliquot, te boucher la gueule avec des truffes et te ramollir la colonne avec les filles. C'est ton droit; t'as le sac; ton père te l'a laissé, qui l'avait peut-être bien hérité aussi. Y a comme ça des bandes de fainéants qui se pondent les uns les autres pendant des siècles, et qui n'ont pas autre chose à faire que de s'empiffrer du sac qu'a volé le premier de la bande.
Car il y a ça d'esbrouffant, qu'on te fait avaler comme un miel, depuis le commencement des commencements, que les morts, avant de crever, ont le droit de disposer à tort et à travers de l'argent qui devrait être uniquement aux vivants, pour faciliter leurs transactions et leurs relations; en sorte que le capital, qui devrait être mobilisé perpétuellement, s'endort dans les mains des fainéants, des égoïstes, des ventrus. Comme si l'homme, après sa crevaison, avait droit à autre chose que de pourrir avec tous les autres atomes abolis de l'humanité. Comme si tout le monde, en ce monde, ne devait pas travailler pour soi, puis, en quittant le jeu, rendre tout à la masse, pour aider le jeu des nouveaux!
Comme si l'on avait droit, parce qu'on s'est enrichi dans sa vie, de modifier, quand on n'est plus rien sur terre, la destinée des vivants: sous prétexte qu'on a un faible pour ceux qui vous sortent de la cuisse,—ce qui n'est jamais bien sûr. Qu'on jouisse en sa vie de ce qu'on a su acquérir, rien de plus juste; mais encore après sa mort, c'est monstrueux.
C'est pourtant comme cela; et il se passera des siècles encore, sans qu'on ose toucher à l'hérédité qu'est le plus noir des crimes de lèse-humanité.
Oui! voyons: deux enfants qui naissent, l'un au premier, l'autre au grenier, ont-ils même droit devant la nature et la vie?
Autre chose que la somme et la qualité de leurs facultés et de leurs vertus doit-il les distinguer dans la suite?
Le fils du galérien vient au monde aussi fier que le fils de l'empereur; peut-être, est-il mieux doué pour l'utilité publique.
Il n'aura cependant que la honte, la misère, l'éternelle suspicion; s'il est orphelin, la prison qui avilit, jusqu'à la majorité!
Puis une balle de fusil dans quelque champ de bataille ou le cabanon des maudits.
L'autre, cependant, nagera dans le bien-être, se vautrera dans les jouissances de toute sorte et se croira d'essence supérieure parce qu'il aura reçu le jour et l'héritage d'un cochon gras.
Crève, enfant du pauvre; tu avais peut-être l'âme de Jésus, le génie de Hugo. Tant pis! Crève!
POPULOT.
L'OUVRIER BOULANGER
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uand
Paris dort, quand, sur le pavé des rues mouillées où se mire la
lune, on n'entend plus que le pas cadencé des sergents de ville; quand
toutes fenêtres sont closes et qu'à peine on voit encore étinceler
d'ici, de là, dans les hauteurs des mansardes, la lampe obstinée d'un
studieux ou d'une ouvrière qui veille, avez-vous entendu quelquefois,
dans la nuit, jaillir du sol comme un râle puissant et rhythmique?
Alors, sans doute, le cœur serré d'angoisse, ignorant la nature de ce bruit, vous avez marché, guidé par le son; vous êtes arrivé près d'un soupirail ardent, ouvert à fleur du trottoir, et, plongeant le regard dans la cave flamboyante et grise de poussière, vous y avez vu, comme une vision d'enfer, des hommes demi-nus, rouges du feu des fours, se courbant, se tordant avec le vent de la nuit sur l'échine, soulevant entre leurs bras nerveux une pâte épaisse et pesante, puis la rejetant au pétrin avec le Han! d'angoisse arraché par l'effort.
Ces hommes sont les geindres. Ils pétrissent le pain.
Le geindre n'est pas seul. Il est aidé par le mitron: l'un pétrit, l'autre enfourne et pèse. Ils commencent ensemble, à sept heures du soir, et finissent à trois heures du matin. Ensemble aussi, la farine en poussière les étouffe; la nécessité d'être debout incessamment les afflige de varices. Il n'est point rare de voir les jambes du geindre trouées de crevasses. En général, il meurt jeune et poussif.
A ce prix il conquiert, pendant sa courte existence, une maigre part de ce pain tant gaspillé par les uns, tant convoité par les autres, qu'il boulange en râlant pour le monde, et qu'il remonte, après la besogne finie, dévorer dans son taudis, plus pâle que la cendre du four éteint.
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