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Vingt mille Lieues Sous Les Mers — Complete

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Au milieu de la clairière, sur un piédestal de rocs grossièrement entassés, se dressait une croix de corail, qui étendait ses longs bras qu'on eût dit faits d'un sang pétrifié.

Sur un signe du capitaine Nemo, un de ses hommes s'avança, et à quelques pieds de la croix, il commença à creuser un trou avec une pioche qu'il détacha de sa ceinture.

Je compris tout ! Cette clairière c'était un cimetière, ce trou, une tombe, cet objet oblong, le corps de l'homme mort dans la nuit ! Le capitaine Nemo et les siens venaient enterrer leur compagnon dans cette demeure commune, au fond de cet inaccessible Océan !

Non ! jamais mon esprit ne fut surexcité à ce point ! Jamais idées plus impressionnantes n'envahirent mon cerceau ! Je ne voulais pas voir ce que voyait mes yeux !

Cependant, la tombe se creusait lentement. Les poissons fuyaient çà et là leur retraite troublée. J'entendais résonner, sur le sol calcaire, le fer du pic qui étincelait parfois en heurtant quelque silex perdu au fond des eaux. Le trou s'allongeait, s'élargissait, et bientôt il fut assez profond pour recevoir le corps.

Alors, les porteurs s'approchèrent. Le corps, enveloppé dans un tissu de byssus blanc, descendit dans sa humide tombe. Le capitaine Nemo, les bras croisés sur la poitrine, et tous les amis de celui qui les avait aimés s'agenouillèrent dans l'attitude de la prière... Mes deux compagnons et moi, nous nous étions religieusement inclinés.

La tombe fut alors recouverte des débris arrachés au sol, qui formèrent un léger renflement.

Quand ce fut fait, le capitaine Nemo et ses hommes se redressèrent ; puis, se rapprochant de la tombe, tous fléchirent encore le genou, et tous étendirent leur main en signe de suprême adieu...

Alors, la funèbre troupe reprit le chemin du Nautilus, repassant sous les arceaux de la forêt, au milieu des taillis, le long des buissons de corail, et toujours montant.

Enfin, les feux du bord apparurent. Leur traînée lumineuse nous guida jusqu'au Nautilus. A une heure, nous étions de retour.

Dès que mes vêtements furent changés, je remontai sur la plate-forme, et, en proie à une terrible obsession d'idées, j'allai m'asseoir près du fanal.

Le capitaine Nemo me rejoignit. Je me levai et lui dis :

« Ainsi, suivant mes prévisions, cet homme est mort dans la nuit ?

— Oui, monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo.

— Et il repose maintenant près de ses compagnons, dans ce cimetière de corail ?

— Oui, oubliés de tous, mais non de nous ! Nous creusons la tombe, et les polypes se chargent d'y sceller nos morts pour l'éternité ! »

Et cachant d'un geste brusque son visage dans ses mains crispées, le capitaine essaya vainement de comprimer un sanglot. Puis il ajouta :

« C'est là notre paisible cimetière, à quelques centaines de pieds au-dessous de la surface des flots !

— Vos morts y dorment, du moins, tranquilles, capitaine, hors de l'atteinte des requins !

— Oui, monsieur, répondit gravement le capitaine Nemo, des requins et des hommes ! »

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE


JULES VERNE
VINGT MILLE LIEUES
SOUS
LES MERS

ILLUSTRE DE
111 DESSINS PAR DE NEUVILLI
BIBLIOTHEQUE
D'EDUCATION ET DE RECREATION
J. HETZEL ET Cie, 18 RUE JACOB
PARIS

TABLE DES MATIÈRES
DEUXIÈME PARTIE
I L'océan Indien
II Une nouvelle proposition du capitaine Nemo
III Une perle de dix millions
IV La mer Rouge
V Arabian-Tunnel
VI L'Archipel grec
VII La Méditerranée en quarante-huit heures
VIII La baie de Vigo
IX Un continent disparu
X Les houillères sous-marines
XI La mer de Sargasses
XII Cachalots et baleines
XIII La banquise
XIV Le pôle Sud
XV Accident ou incident ?
XVI Faute d'air
XVII Du cap Horn à l'Amazone
XVIII Les poulpes
XIX Le Gulf-Stream
XX Par 47°24' de latitude et de 17°28' de longitude
XXI Une hécatombe
XXII Les dernières paroles du capitaine Nemo
XXIII Conclusion

VINGT MILLE LIEUES SOUS LES MERS

DEUXIÈME PARTIE

I

L'OCÉAN INDIEN

Ici commence la seconde partie de ce voyage sous les mers. La première s'est terminée sur cette émouvante scène du cimetière de corail qui a laissé dans mon esprit une impression profonde. Ainsi donc, au sein de cette mer immense, la vie du capitaine Nemo se déroulait tout entière, et il n'était pas jusqu'à sa tombe qu'il n'eût préparée dans le plus impénétrable de ses abîmes. Là, pas un des monstres de l'Océan ne viendrait troubler le dernier sommeil de ces hôtes du Nautilus, de ces amis, rivés les uns aux autres, dans la mort aussi bien que dans la vie ! « Nul homme, non plus ! » avait ajouté le capitaine.

Toujours cette même défiance, farouche, implacable, envers les sociétés humaines !

Pour moi, je ne me contentais plus des hypothèses qui satisfaisaient Conseil. Ce digne garçon persistait à ne voir dans le commandant du Nautilus qu'un de ces savants méconnus qui rendent à l'humanité mépris pour indifférence. C'était encore pour lui un génie incompris qui, las des déceptions de la terre, avait dû se réfugier dans cet inaccessible milieu où ses instincts s'exerçaient librement. Mais, à mon avis, cette hypothèse n'expliquait qu'un des cotes du capitaine Nemo.

En effet, le mystère de cette dernière nuit pendant laquelle nous avions été enchaînés dans la prison et le sommeil, la précaution si violemment prise par le capitaine d'arracher de mes yeux la lunette prête à parcourir l'horizon, la blessure mortelle de cet homme due à un choc inexplicable du Nautilus, tout cela me poussait dans une voie nouvelle. Non ! le capitaine Nemo ne se contentait pas de fuir les hommes ! Son formidable appareil servait non seulement ses instincts de liberté, mais peut-être aussi les intérêts de je ne sais quelles terribles représailles.

En ce moment, rien n'est évident pour moi, je n'entrevois encore dans ces ténèbres que des lueurs, et je dois me borner à écrire, pour ainsi dire, sous la dictée des événements.

D'ailleurs rien ne nous lie au capitaine Nemo. Il sait que s'échapper du Nautilus est impossible. Nous ne sommes pas même prisonniers sur parole. Aucun engagement d'honneur ne nous enchaîne. Nous ne sommes que des captifs, que des prisonniers déguisés sous le nom d'hôtes par un semblant de courtoisie. Toutefois, Ned Land n'a pas renoncé à l'espoir de recouvrer sa liberté. Il est certain qu'il profitera de la première occasion que le hasard lui offrira. Je ferai comme lui sans doute. Et cependant, ce ne sera pas sans une sorte de regret que j'emporterai ce que la générosité du capitaine nous aura laissé pénétrer des mystères du Nautilus ! Car enfin, faut-il haïr cet homme ou l'admirer ? Est-ce une victime ou un bourreau ? Et puis, pour être franc, je voudrais, avant de l'abandonner à jamais, je voudrais avoir accompli ce tour du monde sous-marin dont les débuts sont si magnifiques. Je voudrais avoir observé la complète série des merveilles entassées sous les mers du globe. Je voudrais avoir vu ce que nul homme n'a vu encore, quand je devrais payer de ma vie cet insatiable besoin d'apprendre ! Qu'ai-je découvert jusqu'ici ? Rien, ou presque rien, puisque nous n'avons encore parcouru que six mille lieues à travers le Pacifique !

Pourtant je sais bien que le Nautilus se rapproche des terres habitées, et que, si quelque chance de salut s'offre à nous, il serait cruel de sacrifier mes compagnons à ma passion pour l'inconnu. Il faudra les suivre, peut-être même les guider. Mais cette occasion se présentera-t-elle jamais ? L'homme privé par la force de son libre arbitre la désire, cette occasion, mais le savant, le curieux, la redoute.

Ce jour-là, 21 janvier 1868, à midi, le second vint prendre la hauteur du soleil. Je montai sur la plate-forme, j'allumai un cigare, et je suivis l'opération. Il me parut évident que cet homme ne comprenait pas le français, car plusieurs fois je fis à voix haute des réflexions qui auraient dû lui arracher quelque signe involontaire d'attention, s'il les eût comprises, mais il resta impassible et muet.

Pendant qu'il observait au moyen du sextant, un des matelots du Nautilus cet homme vigoureux qui nous avait accompagnés lors de notre première excursion sous-marine à l'île Crespo vint nettoyer les vitres du fanal. J'examinai alors l'installation de cet appareil dont la puissance était centuplée par des anneaux lenticulaires disposés comme ceux des phares, et qui maintenaient sa lumière dans le plan utile. La lampe électrique était combinée de manière à donner tout son pouvoir éclairant. Sa lumière, en effet, se produisait dans le vide, ce qui assurait à la fois sa régularité et son intensité. Ce vide économisait aussi les pointes de graphite entre lesquelles se développe l'arc lumineux. Économie importante pour le capitaine Nemo, qui n'aurait pu les renouveler aisément. Mais, dans ces conditions, leur usure était presque insensible.

Lorsque le Nautilus se prépara à reprendre sa marche sous-marine, je redescendis au salon. Les panneaux se refermèrent, et la route fut donnée directement à l'ouest.

Nous sillonnions alors les flots de l'océan Indien, vaste plaine liquide d'une contenance de cinq cent cinquante millions d'hectares, et dont les eaux sont si transparentes qu'elles donnent le vertige à qui se penche à leur surface. Le Nautilus y flottait généralement entre cent et deux cents mètres de profondeur. Ce fut ainsi pendant quelques jours. A tout autre que moi, pris d'un immense amour de la mer, les heures eussent sans doute paru longues et monotones ; mais ces promenades quotidiennes sur la plate-forme où je me retrempais dans l'air vivifiant de l'Océan, le spectacle de ces riches eaux à travers les vitres du salon, la lecture des livres de la bibliothèque, la rédaction de mes mémoires, employaient tout mon temps et ne me laissaient pas un moment de lassitude ou d'ennui.

Notre santé à tous se maintenait dans un état très satisfaisant. Le régime du bord nous convenait parfaitement, et pour mon compte, je me serais bien passé des variantes que Ned Land, par esprit de protestation, s'ingéniait à y apporter. De plus, dans cette température constante, il n'y avait pas même un rhume à craindre. D'ailleurs, ce madréporaire Dendrophyllée, connu en Provence sous le nom de « Fenouil de mer », et dont il existait une certaine réserve à bord, eût fourni avec la chair fondante de ses polypes une pâte excellente contre la toux.

Pendant quelques jours, nous vîmes une grande quantité d'oiseaux aquatiques, palmipèdes, mouettes ou goélands. Quelques-uns furent adroitement tués, et, préparés d'une certaine façon, ils fournirent un gibier d'eau très acceptable. Parmi les grands voiliers, emportés à de longues distances de toutes terres, et qui se reposent sur les flots des fatigues du vol, j'aperçus de magnifiques albatros au cri discordant comme un braiement d'âne, oiseaux qui appartiennent à la famille des longipennes. La famille des totipalmes était représentée par des frégates rapides qui pêchaient prestement les poissons de la surface, et par de nombreux phaétons ou paille-en-queue, entre autres, ce phaéton à brins rouges, gros comme un pigeon, et dont le plumage blanc est nuancé de tons roses qui font valoir la teinte noire des ailes.

Les filets du Nautilus rapportèrent plusieurs sortes de tortues marines, du genre caret, à dos bombé, et dont l'écaille est très estimée. Ces reptiles, qui plongent facilement, peuvent se maintenir longtemps sous l'eau en fermant la soupape charnue située à l'orifice externe de leur canal nasal. Quelques-uns de ces carets, lorsqu'on les prit, dormaient encore dans leur carapace, à l'abri des animaux marins. La chair de ces tortues était généralement médiocre, mais leurs œufs formaient un régal excellent.

Quant aux poissons, ils provoquaient toujours notre admiration, quand nous surprenions à travers les panneaux ouverts les secrets de leur vie aquatique. Je remarquai plusieurs espèces qu'il ne m'avait pas été donné d'observer jusqu'alors.

Je citerai principalement des ostracions particuliers à la mer Rouge, à la mer des Indes et à cette partie de l'Océan qui baigne les côtes de l'Amérique équinoxiale. Ces poissons, comme les tortues, les tatous, les oursins, les crustacés, sont protégés par une cuirasse qui n'est ni crétacée, ni pierreuse, mais véritablement osseuse. Tantôt, elle affecte la forme d'un solide triangulaire, tantôt la forme d'un solide quadrangulaire. Parmi les triangulaires, j'en notai quelques-uns d'une longueur d'un demi-décimètre, d'une chair salubre, d'un goût exquis, bruns à la queue, jaunes aux nageoires, et dont je recommande l'acclimatation même dans les eaux douces, auxquelles d'ailleurs un certain nombre de poissons de mer s'accoutument aisément. Je citerai aussi des ostracions quadrangulaires, surmontés sur le dos de quatre gros tubercules : des ostracions mouchetés de points blancs sous la partie inférieure du corps, qui s'apprivoisent comme des oiseaux ; des trigones, pourvus d'aiguillons formés par la prolongation de leur croûte osseuse, et auxquels leur singulier grognement a valu le surnom de « cochons de mer » ; puis des dromadaires à grosses bosses en forme de cône, dont la chair est dure et coriace.

Je relève encore sur les notes quotidiennes tenues par maître Conseil certains poissons du genre tétrodons, particuliers à ces mers, des spenglériens au dos rouge, à la poitrine blanche, qui se distinguent par trois rangées longitudinales de filaments, et des électriques, longs de sept pouces, parés des plus vives couleurs. Puis, comme échantillons d'autres genres, des ovoïdes semblables à un œuf d'un brun noir, sillonnés de bandelettes blanches et dépourvus de queue ; des diodons, véritables porcs-épics de la mer, munis d'aiguillons et pouvant se gonfler de manière à former une pelote hérissée de dards ; des hippocampes communs à tous les océans ; des pégases volants, à museau allongé, auxquels leurs nageoires pectorales, très étendues et disposées en forme d'ailes, permettent sinon de voler, du moins de s'élancer dans les airs ; des pigeons spatulés, dont la queue est couverte de nombreux anneaux écailleux ; des macrognathes à longue mâchoire, excellents poissons longs de vingt-cinq centimètres et brillants des plus agréables couleurs ; des calliomores livides, dont la tête est rugueuse ; des myriades de blennies-sauteurs, rayés de noir, aux longues nageoires pectorales, glissant à la surface des eaux avec une prodigieuse vélocité ; de délicieux vélifères, qui peuvent hisser leurs nageoires comme autant de voiles déployées aux courants favorables ; des kurtes splendides, auxquels la nature a prodigué le jaune, le bleu céleste, l'argent et l'or ; des trichoptères, dont les ailes sont formées de filaments ; des cottes, toujours maculées de limon, qui produisent un certain bruissement ; des trygles, dont le foie est considéré comme poison ; des bodians, qui portent sur les yeux une œillère mobile ; enfin des soufflets, au museau long et tubuleux, véritables gobe-mouches de l'Océan, armés d'un fusil que n'ont prévu ni les Chassepot ni les Remington, et qui tuent les insectes en les frappant d'une simple goutte d'eau.

Dans le quatre-vingt-neuvième genre des poissons classés par Lacépède, qui appartient à la seconde sous-classe des osseux, caractérisés par un opercule et une membrane bronchiale, je remarquai la scorpène, dont la tête est garnie d'aiguillons et qui ne possède qu'une seule nageoire dorsale ; ces animaux sont revêtus ou privés de petites écailles, suivant le sous-genre auquel ils appartiennent. Le second sous-genre nous donna des échantillons de dydactyles longs de trois à quatre décimètres, rayés de jaune, mais dont la tête est d'un aspect fantastique. Quant au premier sous-genre, il fournit plusieurs spécimens de ce poisson bizarre justement surnommé « crapaud de mer », poisson à tête grande, tantôt creusée de sinus profonds, tantôt boursouflée de protubérances ; hérissé d'aiguillons et parsemé de tubercules, il porte des cornes irrégulières et hideuses ; son corps et sa queue sont garnis de callosités ; ses piquants font des blessures dangereuses ; il est répugnant et horrible.

Du 21 au 23 janvier, le Nautilus marcha à raison de deux cent cinquante lieues par vingt-quatre heures, soit cinq cent quarante milles, ou vingt-deux milles à l'heure.

Si nous reconnaissions au passage les diverses variétés de poissons, c'est que ceux-ci, attirés par l'éclat électrique, cherchaient à nous accompagner ; la plupart, distancés par cette vitesse, restaient bientôt en arrière ; quelques-uns cependant parvenaient à se maintenir pendant un certain temps dans les eaux du Nautilus.

Le 24 au matin, par 12°5' de latitude sud et 94°33' de longitude, nous eûmes connaissance de l'île Keeling, soulèvement madréporique planté de magnifiques cocos, et qui fut visitée par M. Darwin et le capitaine Fitz-Roy. Le Nautilus prolongea à peu de distance les accores de cette île déserte. Ses dragues rapportèrent de nombreux échantillons de polypes et d'échinodermes, et des tests curieux de l'embranchement des mollusques. Quelques précieux produits de l'espèce des dauphinules accrurent les trésors du capitaine Nemo, auquel je joignis une astrée punctifère, sorte de polypier parasite souvent fixé sur une coquille.

Bientôt l'île Keeling disparut sous l'horizon, et la route fut donnée au nord-ouest vers la pointe de la péninsule indienne.

« Des terres civilisées, me dit ce jour-là Ned Land. Cela vaudra mieux que ces îles de la Papouasie, où l'on rencontre plus de sauvages que de chevreuils ! Sur cette terre indienne, monsieur le professeur, il y a des routes, des chemins de fer, des villes anglaises, françaises et indoues. On ne ferait pas cinq milles sans y rencontrer un compatriote. Hein ! est-ce que le moment n'est pas venu de brûler la politesse au capitaine Nemo ?

— Non. Ned, non, répondis-je d'un ton très déterminé. Laissons courir, comme vous dites, vous autres marins. Le Nautilus se rapproche des continents habités. Il revient vers l'Europe, qu'il nous y conduise. Une fois arrivés dans nos mers, nous verrons ce que la prudence nous conseillera de tenter. D'ailleurs, je ne suppose pas que le capitaine Nemo nous permette d'aller chasser sur les côtes du Malabar ou de Coromandel comme dans les forêts de la Nouvelle-Guinée.

— Eh bien ! monsieur, ne peut-on se passer de sa permission ? »

Je ne répondis pas au Canadien. Je ne voulais pas discuter. Au fond, j'avais à cœur d'épuiser jusqu'au bout les hasards de la destinée qui m'avait jeté à bord du Nautilus.

A partir de l'île Keeling, notre marche se ralentit généralement. Elle fut aussi plus capricieuse et nous entraîna souvent à de grandes profondeurs. On fit plusieurs fois usage des plans inclinés que des leviers intérieurs pouvaient placer obliquement à la ligne de flottaison. Nous allâmes ainsi jusqu'à deux et trois kilomètres, mais sans jamais avoir vérifié les grands fonds de cette mer indienne que des sondes de treize mille mètres n'ont pas pu atteindre. Quant à la température des basses couches, le thermomètre indiqua toujours invariablement quatre degrés au-dessus de zéro. J'observai seulement que, dans les nappes supérieures, l'eau était toujours plus froide sur les hauts fonds qu'en pleine mer.

Le 25 janvier, l'Océan étant absolument désert, le Nautilus passa la journée à sa surface, battant les flots de sa puissante hélice et les faisant rejaillir à une grande hauteur. Comment, dans ces conditions, ne l'eût-on pas pris pour un cétacé gigantesque ? Je passai les trois quarts de cette journée sur la plate-forme. Je regardais la mer. Rien à l'horizon, si ce n'est, vers quatre heures du soir, un long steamer qui courait dans l'ouest à contrebord. Sa mâture fut visible un instant, mais il ne pouvait apercevoir le Nautilus, trop ras sur l'eau. Je pensai que ce bateau à vapeur appartenait à la ligne péninsulaire et orientale qui fait le service de l'île de Ceyland à Sydney, en touchant à la pointe du roi George et à Melbourne.

A cinq heures du soir, avant ce rapide crépuscule qui lie le jour à la nuit dans les zones tropicales, Conseil et moi nous fûmes émerveillés par un curieux spectacle.

Il est un charmant animal dont la rencontre, suivant les anciens, présageait des chances heureuses. Aristote, Athénée, Pline, Oppien, avaient étudié ses goûts et épuisé à son égard toute la poétique des savants de la Grèce et de l'Italie. Ils l'appelèrent Nautilus et Pompylius. Mais la science moderne n'a pas ratifié leur appellation, et ce mollusque est maintenant connu sous le nom d'Argonaute.

Qui eût consulté Conseil eût appris de ce brave garçon que l'embranchement des mollusques se divise en cinq classes ; que la première classe, celle des céphalopodes dont les sujets sont tantôt nus, tantôt testacés, comprend deux familles, celles des dibranchiaux et des tétrabranchiaux, qui se distinguent par le nombre de leurs branches : que la famille des dibranchiaux renferme trois genres, l'argonaute, le calmar et la seiche, et que la famille des tétrabranchiaux n'en contient qu'un seul, le nautile. Si après cette nomenclature, un esprit rebelle eût confondu l'argonaute, qui est acétabulifère, c'est-à-dire porteur de ventouses, avec le nautile, qui est tentaculifère, c'est-à-dire porteur de tentacules, il aurait été sans excuse.

Or, c'était une troupe de ces argonautes qui voyageait alors à la surface de l'Océan. Nous pouvions en compter plusieurs centaines. Ils appartenaient à l'espèce des argonautes tuberculés qui est spéciale aux mers de l'Inde.

Ces gracieux mollusques se mouvaient à reculons au moyen de leur tube locomoteur en chassant par ce tube l'eau qu'ils avaient aspirée. De leurs huit tentacules, six, allongés et amincis, flottaient sur l'eau, tandis que les deux autres, arrondis en palmes, se tendaient au vent comme une voile légère. Je voyais parfaitement leur coquille spiraliforme et ondulée que Cuvier compare justement à une élégante chaloupe. Véritable bateau en effet. Il transporte l'animal qui l'a sécrété, sans que l'animal y adhère.

« L'argonaute est libre de quitter sa coquille, dis-je à Conseil, mais il ne la quitte jamais.

— Ainsi fait le capitaine Nemo, répondit judicieusement Conseil. C'est pourquoi il eût mieux fait d'appeler son navire l'Argonaute. »

Pendant une heure environ. Le Nautilus flotta au milieu de cette troupe de mollusques. Puis, je ne sais quel effroi les prit soudain. Comme à un signal, toutes les voiles furent subitement amenées ; les bras se replièrent, les corps se contractèrent. Les coquilles se renversant changèrent leur centre de gravité, et toute la flottille disparut sous les flots. Ce fut instantané, et jamais navires d'une escadre ne manœuvrèrent avec plus d'ensemble.

En ce moment, la nuit tomba subitement, et les lames, à peine soulevées par la brise, s'allongèrent paisiblement sous les précintes du Nautilus.

Le lendemain, 26 janvier, nous coupions l'Équateur sur le quatre-vingt-deuxième méridien, et nous rentrions dans l'hémisphère boréal.

Pendant cette journée, une formidable troupe de squales nous fit cortège. Terribles animaux qui pullulent dans ces mers et les rendent fort dangereuses. C'étaient des squales philipps au dos brun et au ventre blanchâtre armés de onze rangées de dents, des squales œillés dont le cou est marqué d'une grande tache noire cerclée de blanc qui ressemble à un œil, des squales isabelle à museau arrondi et semé de points obscurs. Souvent, ces puissants animaux se précipitaient contre la vitre du salon avec une violence peu rassurante. Ned Land ne se possédait plus alors. Il voulait remonter à la surface des flots et harponner ces monstres, surtout certains squales émissoles dont la gueule est pavée de dents disposées comme une mosaïque, et de grands squales tigrés, longs de cinq mètres, qui le provoquaient avec une insistance toute particulière. Mais bientôt le Nautilus, accroissant sa vitesse, laissa facilement en arrière les plus rapides de ces requins.

Le 27 janvier, à l'ouvert du vaste golfe du Bengale, nous rencontrâmes à plusieurs reprises, spectacle sinistre ! des cadavres qui flottaient à la surface des flots. C'étaient les morts des villes indiennes, charriés par le Gange jusqu'à la haute mer, et que les vautours, les seuls ensevelisseurs du pays, n'avaient pas achevé de dévorer. Mais les squales ne manquaient pas pour les aider dans leur funèbre besogne.

Vers sept heures du soir, le Nautilus à demi immergé navigua au milieu d'une mer de lait. A perte de vue l'Océan semblait être lactifié. Était-ce l'effet des rayons lunaires ? Non, car la lune, ayant deux jours à peine, était encore perdue au-dessous de l'horizon dans les rayons du soleil. Tout le ciel, quoique éclairé par le rayonnement sidéral, semblait noir par contraste avec la blancheur des eaux.

Conseil ne pouvait en croire ses yeux, et il m'interrogeait sur les causes de ce singulier phénomène. Heureusement, j'étais en mesure de lui répondre.

« C'est ce qu'on appelle une mer de lait, lui dis-je, vaste étendue de flots blancs qui se voit fréquemment sur les côtes d'Amboine et dans ces parages.

— Mais, demanda Conseil, monsieur peut-il m'apprendre quelle cause produit un pareil effet, car cette eau ne s'est pas changée en lait, je suppose !

— Non, mon garçon, et cette blancheur qui te surprend n'est due qu'à la présence de myriades de bestioles infusoires, sortes de petits vers lumineux, d'un aspect gélatineux et incolore, de l'épaisseur d'un cheveu, et dont la longueur ne dépasse pas un cinquième de millimètre. Quelques-unes de ces bestioles adhèrent entre elles pendant l'espace de plusieurs lieues.

— Plusieurs lieues ! s'écria Conseil.

— Oui, mon garçon, et ne cherche pas à supputer le nombre de ces infusoires ! Tu n'y parviendrais pas, car, si je ne me trompe, certains navigateurs ont flotté sur ces mers de lait pendant plus de quarante milles. »

Je ne sais si Conseil tint compte de ma recommandation, mais il parut se plonger dans des réflexions profondes, cherchant sans doute à évaluer combien quarante milles carrés contiennent de cinquièmes de millimètres. Pour moi, je continuai d'observer le phénomène. Pendant plusieurs heures, le Nautilus trancha de son éperon ces flots blanchâtres, et je remarquai qu'il glissait sans bruit sur cette eau savonneuse, comme s'il eût flotté dans ces remous d'écume que les courants et les contre-courants des baies laissaient quelquefois entre eux.

Vers minuit, la mer reprit subitement sa teinte ordinaire, mais derrière nous, jusqu'aux limites de l'horizon. Le ciel, réfléchissant la blancheur des flots, sembla longtemps imprégné des vagues lueurs d'une aurore boréale.

II

UNE NOUVELLE PROPOSITION DU CAPITAINE NEMO

Le 28 février, lorsque le Nautilus revint à midi à la surface de la mer, par 9°4' de latitude nord, il se trouvait en vue d'une terre qui lui restait à huit milles dans l'ouest. J'observai tout d'abord une agglomération de montagnes, hautes de deux mille pieds environ, dont les formes se modelaient très capricieusement. Le point terminé, je rentrai dans le salon, et lorsque le relèvement eut été reporté sur la carte, je reconnus que nous étions en présence de l'île de Ceylan, cette perle qui pend au lobe inférieur de la péninsule indienne.

J'allai chercher dans la bibliothèque quelque livre relatif à cette île, l'une des plus fertiles du globe. Je trouvai précisément un volume de Sirr H. C., esq., intitulé Ceylan and the Cingalese. Rentré au salon, je notai d'abord les relèvements de Ceyland, à laquelle l'antiquité avait prodigué tant de noms divers. Sa situation était entre 5°55' et 9°49' de latitude nord, et entre 79°42' et 82°4' de longitude à l'est du méridien de Greenwich ; sa longueur, deux cent soixante-quinze milles ; sa largeur maximum, cent cinquante milles ; sa circonférence, neuf cents milles ; sa superficie, vingt-quatre mille quatre cent quarante-huit milles, c'est-à-dire un peu inférieure à celle de l'Irlande.

Le capitaine Nemo et son second parurent en ce moment.

Le capitaine jeta un coup d'œil sur la carte. Puis, se retournant vers moi :

« L'île de Ceylan, dit-il, une terre célèbre par ses pêcheries de perles. Vous serait-il agréable, monsieur Aronnax, de visiter l'une de ses pêcheries ?

— Sans aucun doute, capitaine.

— Bien. Ce sera chose facile. Seulement, si nous voyons les pêcheries, nous ne verrons pas les pêcheurs. L'exploitation annuelle n'est pas encore commencée. N'importe. Je vais donner l'ordre de rallier le golfe de Manaar, où nous arriverons dans la nuit. »

Le capitaine dit quelques mots à son second qui sortit aussitôt. Bientôt le Nautilus rentra dans son liquide élément, et le manomètre indiqua qu'il s'y tenait à une profondeur de trente pieds.

La carte sous les yeux, je cherchai alors ce golfe de Manaar. Je le trouvai par le neuvième parallèle, sur la côte nord-ouest de Ceylan. Il était formé par une ligne allongée de la petite île Manaar. Pour l'atteindre, il fallait remonter tout le rivage occidental de Ceylan.

« Monsieur le professeur, me dit alors le capitaine Nemo, on pêche des perles dans le golfe du Bengale, dans la mer des Indes, dans les mers de Chine et du Japon, dans les mers du sud de l'Amérique, au golfe de Panama, au golfe de Californie ; mais c'est à Ceylan que cette pêche obtient les plus beaux résultats. Nous arrivons un peu tôt, sans doute. Les pêcheurs ne se rassemblent que pendant le mois de mars au golfe de Manaar, et là, pendant trente jours, leurs trois cents bateaux se livrent à cette lucrative exploitation des trésors de la mer. Chaque bateau est monté par dix rameurs et par dix pêcheurs. Ceux-ci, divisés en deux groupes, plongent alternativement et descendent à une profondeur de douze mètres au moyen d'une lourde pierre qu'ils saisissent entre leurs pieds et qu'une corde rattache au bateau.

— Ainsi, dis-je, c'est toujours ce moyen primitif qui est encore en usage ?

— Toujours, me répondit le capitaine Nemo, bien que ces pêcheries appartiennent au peuple le plus industrieux du globe, aux Anglais, auxquels le traité d'Amiens les a cédées en 1802.

— Il me semble, cependant, que le scaphandre, tel que vous l'employez, rendrait de grands services dans une telle opération.

— Oui, car ces pauvres pêcheurs ne peuvent demeurer longtemps sous l'eau. L'Anglais Perceval, dans son voyage à Ceylan, parle bien d'un Cafre qui restait cinq minutes sans remonter à la surface, mais le fait me paraît peu croyable. Je sais que quelques plongeurs vont jusqu'à cinquante-sept secondes, et de très habiles jusqu'à quatre-vingt-sept ; toutefois ils sont rares, et, revenus à bord, ces malheureux rendent par le nez et les oreilles de l'eau teintée de sang. Je crois que la moyenne de temps que les pêcheurs peuvent supporter est de trente secondes, pendant lesquelles ils se hâtent d'entasser dans un petit filet toutes les huîtres perlières qu'ils arrachent ; mais, généralement, ces pêcheurs ne vivent pas vieux ; leur vue s'affaiblit ; des ulcérations se déclarent à leurs yeux ; des plaies se forment sur leur corps, et souvent même ils sont frappés d'apoplexie au fond de la mer.

— Oui, dis-je, c'est un triste métier, et qui ne sert qu'à la satisfaction de quelques caprices. Mais, dites-moi, capitaine, quelle quantité d'huîtres peut pêcher un bateau dans sa Journée ?

— Quarante à cinquante mille environ. On dit même qu'en 1814, le gouvernement anglais ayant fait pêcher pour son propre compte, ses plongeurs, dans vingt journées de travail, rapportèrent soixante-seize millions d'huîtres.

— Au moins, demandai-je, ces pêcheurs sont-ils suffisamment rétribués ?

— A peine, monsieur le professeur. A Panama, ils ne gagnent qu'un dollar par semaine. Le plus souvent, ils ont un sol par huître qui renferme une perle, et combien en ramènent-ils qui n'en contiennent pas !

— Un sol à ces pauvres gens qui enrichissent leurs maîtres ! C'est odieux.

— Ainsi, monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, vos compagnons et vous, vous visiterez le banc de Manaar, et si par hasard quelque pêcheur hâtif s'y trouve déjà, eh bien, nous le verrons opérer.

— C'est convenu, capitaine.

— A propos, monsieur Aronnax, vous n'avez pas peur des requins ?

— Des requins ? » m'écriai-je.

Cette question me parut, pour le moins, très oiseuse.

« Eh bien ? reprit le capitaine Nemo.

— Je vous avouerai, capitaine, que je ne suis pas encore très familiarisé avec ce genre de poissons.

— Nous y sommes habitués, nous autres, répliqua le capitaine Nemo, et avec le temps, vous vous y ferez. D'ailleurs, nous serons armés, et, chemin faisant, nous pourrons peut-être chasser quelque squale. C'est une chasse intéressante. Ainsi donc, à demain, monsieur le professeur, et de grand matin. »

Cela dit d'un ton dégagé, le capitaine Nemo quitta le salon.

On vous inviterait à chasser l'ours dans les montagnes de la Suisse, que vous diriez : « Très bien ! demain nous irons chasser l'ours. » On vous inviterait à chasser le lion dans les plaines de l'Atlas, ou le tigre dans les jungles de l'Inde, que vous diriez : « Ah ! ah ! il paraît que nous allons chasser le tigre ou le lion ! » Mais on vous inviterait à chasser le requin dans son élément naturel, que vous demanderiez peut-être à réfléchir avant d'accepter cette invitation.

Pour moi, je passai ma main sur mon front où perlaient quelques gouttes de sueur froide.

« Réfléchissons, me dis-je, et prenons notre temps. Chasser des loutres dans les forêts sous-marines, comme nous l'avons fait dans les forêts de l'île Crespo, passe encore. Mais courir le fond des mers, quand on est à peu près certain d'y rencontrer des squales, c'est autre chose ! Je sais bien que dans certains pays, aux îles Andamènes particulièrement, les nègres n'hésitent pas à attaquer le requin, un poignard dans une main et un lacet dans l'autre, mais je sais aussi que beaucoup de ceux qui affrontent ces formidables animaux ne reviennent pas vivants ! D'ailleurs, je ne suis pas un nègre, et quand je serais un nègre, je crois que, dans ce cas, une légère hésitation de ma part ne serait pas déplacée. »

Et me voilà rêvant de requins, songeant à ces vastes mâchoires armées de multiples rangées de dents, et capables de couper un homme en deux. Je me sentais déjà une certaine douleur autour des reins. Puis, je ne pouvais digérer le sans-façon avec lequel le capitaine avait fait cette déplorable invitation ! N'eût-on pas dit qu'il s'agissait d'aller traquer sous bois quelque renard inoffensif ?

« Bon ! pensai-je, jamais Conseil ne voudra venir, et cela me dispensera d'accompagner le capitaine. »

Quant à Ned Land, j'avoue que je ne me sentais pas aussi sûr de sa sagesse. Un péril, si grand qu'il fût, avait toujours un attrait pour sa nature batailleuse.

Je repris ma lecture du livre de Sirr, mais je le feuilletai machinalement. Je voyais, entre les lignes, des mâchoires formidablement ouvertes.

En ce moment, Conseil et le Canadien entrèrent, l'air tranquille et même joyeux. Ils ne savaient pas ce qui les attendait.

« Ma foi, monsieur, me dit Ned Land, votre capitaine Nemo que le diable emporte ! - vient de nous faire une très aimable proposition.

— Ah ! dis-je, vous savez...

— N'en déplaise à monsieur, répondit Conseil, le commandant du Nautilus nous a invités à visiter demain, en compagnie de monsieur, les magnifiques pêcheries de Ceyland. Il l'a fait en termes excellents et s'est conduit en véritable gentleman.

— Il ne vous a rien dit de plus ?

— Rien, monsieur, répondit le Canadien, si ce n'est qu'il vous avait parlé de cette petite promenade.

— En effet, dis-je. Et il ne vous a donné aucun détail sur...

— Aucun, monsieur le naturaliste. Vous nous accompagnerez, n'est-il pas vrai ?

— Moi... sans doute ! Je vois que vous y prenez goût, maître Land.

— Oui ! c'est curieux, très curieux.

— Dangereux peut-être ! ajoutai-je d'un ton insinuant.

— Dangereux, répondit Ned Land, une simple excursion sur un banc d'huîtres ! »

Décidément le capitaine Nemo avait jugé inutile d'éveiller l'idée de requins dans l'esprit de mes compagnons. Moi, je les regardais d'un œil troublé, et comme s'il leur manquait déjà quelque membre. Devais-je les prévenir ? Oui, sans doute, mais je ne savais trop comment m'y prendre.

« Monsieur, me dit Conseil, monsieur voudra-t-il nous donner des détails sur la pêche des perles ?

— Sur la pêche elle-même, demandai-je, ou sur les incidents qui...

— Sur la pêche, répondit le Canadien. Avant de s'engager sur le terrain, il est bon de le connaître.

— Eh bien ! asseyez-vous, mes amis, et je vais vous apprendre tout ce que l'Anglais Sirr vient de m'apprendre à moi-même. »

Ned et Conseil prirent place sur un divan, et tout d'abord le Canadien me dit :

« Monsieur, qu'est-ce que c'est qu'une perle ?

— Mon brave Ned, répondis-je, pour le poète, la perle est une larme de la mer ; pour les Orientaux, c'est une goutte de rosée solidifiée ; pour les dames, c'est un bijou de forme oblongue, d'un éclat hyalin, d'une matière nacrée, qu'elles portent au doigt, au cou ou à l'oreille ; pour le chimiste, c'est un mélange de phosphate et de carbonate de chaux avec un peu de gélatine, et enfin, pour les naturalistes, c'est une simple sécrétion maladive de l'organe qui produit la nacre chez certains bivalves.

— Embranchement des mollusques, dit Conseil, classe des acéphales, ordre des testacés.

— Précisément, savant Conseil. Or, parmi ces testacés, l'oreille-de-mer iris, les turbots, les tridacnes, les pinnesmarines, en un mot tous ceux qui sécrètent la nacre c'est-à-dire cette substance bleue, bleuâtre, violette ou blanche, qui tapisse l'intérieur de leurs valves, sont susceptibles de produire des perles.

— Les moules aussi ? demanda le Canadien.

— Oui ! les moules de certains cours d'eau de l'Ecosse, du pays de Galles, de l'Irlande, de la Saxe, de la Bohème, de la France.

— Bon ! on y fera attention, désormais, répondit le Canadien.

— Mais, repris-je, le mollusque par excellence qui distille la perle, c'est l'huître perlière, la méléagrina-Margaritifera la précieuse pintadine. La perle n'est qu'une concrétion nacrée qui se dispose sous une forme globuleuse. Ou elle adhère à la coquille de l'huître, ou elle s'incruste dans les plis de l'animal. Sur les valves, la perle est adhérente ; sur les chairs, elle est libre. Mais elle a toujours pour noyau un petit corps dur, soit un ovule stérile, soit un grain de sable, autour duquel la matière nacrée se dépose en plusieurs années, successivement et par couches minces et concentriques.

— Trouve-t-on plusieurs perles dans une même huître ? demanda Conseil.

— Oui, mon garçon. Il y a de certaines pintadines qui forment un véritable écrin. On a même cité une huître, mais je me permets d'en douter, qui ne contenait pas moins de cent cinquante requins.

— Cent cinquante requins ! s'écria Ned Land.

— Ai-je dit requins ? m'écriai-je vivement. Je veux dire cent cinquante perles. Requins n'aurait aucun sens.

— En effet, dit Conseil. Mais monsieur nous apprendra-t-il maintenant par quels moyens on extrait ces perles ?

— On procède de plusieurs façons, et souvent même, quand les perles adhèrent aux valves, les pêcheurs les arrachent avec des pinces. Mais, le plus communément, les pintadines sont étendues sur des nattes de sparterie qui couvrent le rivage. Elles meurent ainsi à l'air libre, et, au bout de dix jours, elles se trouvent dans un état satisfaisant de putréfaction. On les plonge alors dans de vastes réservoirs d'eau de mer, puis on les ouvre et on les lave. C'est à ce moment que commence le double travail des rogueurs. D'abord, ils séparent les plaques de nacre connues dans le commerce sous le nom de franche argentée, de bâtarde blanche et de batarde noire, qui sont livrées par caisses de cent vingt-cinq à cent cinquante kilogrammes. Puis, ils enlèvent le parenchyme de l'huître, ils le font bouillir, et ils le tamisent afin d'en extraire jusqu'aux plus petites perles.

— Le prix de ces perles varie suivant leur grosseur ? demanda Conseil.

— Non seulement selon leur grosseur, répondis-je, mais aussi selon leur forme, selon leur eau, c'est-à-dire leur couleur, et selon leur orient, c'est-à-dire cet éclat chatoyant et diapré qui les rend si charmantes a l'œil. Les plus belles perles sont appelées perles vierges ou paragons ; elles se forment isolément dans le tissu du mollusque ; elles sont blanches, souvent opaques, mais quelquefois d'une transparence opaline, et le plus communément sphériques ou piriformes. Sphériques, elles forment les bracelets ; piriformes, des pendeloques, et, étant les plus précieuses, elles se vendent à la pièce. Les autres perles adhèrent à la coquille de l'huître, et, plus irrégulières, elles se vendent au poids. Enfin, dans un ordre inférieur se classent les petites perles, connues sous le nom de semences ; elles se vendent à la mesure et servent plus particulièrement à exécuter des broderies sur les ornements d'église.

— Mais ce travail, qui consiste à séparer les perles selon leur grosseur, doit être long et difficile, dit le Canadien.

— Non, mon ami. Ce travail se fait au moyen de onze tamis ou cribles percés d'un nombre variable de trous. Les perles qui restent dans les tamis, qui comptent de vingt à quatre-vingts trous, sont de premier ordre. Celles qui ne s'échappent pas des cribles percés de cent à huit cents trous sont de second ordre. Enfin, les perles pour lesquelles l'on emploie les tamis percés de neuf cents à mille trous forment la semence.

— C'est ingénieux, dit Conseil, et je vois que la division, le classement des perles, s'opère mécaniquement. Et monsieur pourra-t-il nous dire ce que rapporte l'exploitation des bancs d'huîtres perlières ?

— A s'en tenir au livre de Sirr, répondis-je, les pêcheries de Ceylan sont affermées annuellement pour la somme de trois millions de squales.

— De francs ! reprit Conseil.

— Oui, de francs ! Trois millions de francs, repris-je. Mais je crois que ces pêcheries ne rapportent plus ce qu'elles rapportaient autrefois. Il en est de même des pêcheries américaines, qui, sous le règne de Charles Quint, produisaient quatre millions de francs, présentement réduits aux deux tiers. En somme, on peut évaluer à neuf millions de francs le rendement général de l'exploitation des perles.

— Mais, demanda Conseil, est-ce que l'on ne cite pas quelques perles célèbres qui ont été cotées à un très haut prix ?

— Oui, mon garçon. On dit que César offrit à Servillia une perle estimée cent vingt mille francs de notre monnaie.

— J'ai même entendu raconter, dit le Canadien, qu'une certaine dame antique buvait des perles dans son vinaigre.

— Cléopâtre, riposta Conseil.

— Ça devait être mauvais, ajouta Ned Land.

— Détestable, ami Ned, répondit Conseil ; mais un petit verre de vinaigre qui coûte quinze cents mille francs, c'est d'un joli prix.

— Je regrette de ne pas avoir épousé cette dame, dit le Canadien en manœuvrant son bras d'un air peu rassurant.

— Ned Land l'époux de Cléopâtre ! s'écria Conseil.

— Mais j'ai dû me marier, Conseil, répondit sérieusement le Canadien, et ce n'est pas ma faute si l'affaire n'a pas réussi. J'avais même acheté un collier de perles à Kat Tender, ma fiancée, qui, d'ailleurs, en a épousé un autre. Eh bien, ce collier ne m'avait pas coûté plus d'un dollar et demi, et cependant - monsieur le professeur voudra bien me croire les perles qui le composaient n'auraient pas passé par le tamis de vingt trous.

— Mon brave Ned, répondis-je en riant, c'étaient des perles artificielles, de simples globules de verre enduits à l'intérieur d'essence d'Orient.

— Si peu que rien ! Ce n'est autre chose que la substance argentée de l'écaille de l'ablette, recueillie dans l'eau et conservée dans l'ammoniaque. Elle n'a aucune valeur.

— C'est peut-être pour cela que Kat Tender en a épousé un autre, répondit philosophiquement maître Land.

— Mais, dis-je, pour en revenir aux perles de haute valeur, je ne crois pas que jamais souverain en ait possédé une supérieure à celle du capitaine Nemo.

— Celle-ci, dit Conseil, en montrant le magnifique bijou enfermé sous sa vitrine.

— Certainement, je ne me trompe pas en lui assignant une valeur de deux millions de...

— Francs ! dit vivement Conseil.

— Oui, dis-je, deux millions de francs, et, sans doute elle n'aura coûté au capitaine que la peine de la ramasser.

— Eh ! s'écria Ned Land, qui dit que demain, pendant notre promenade, nous ne rencontrerons pas sa pareille !

— Bah ! fit Conseil.

— Et pourquoi pas ?

— A quoi des millions nous serviraient-ils à bord du Nautilus ?

— A bord, non, dit Ned Land, mais... ailleurs.

— Oh ! ailleurs ! fit Conseil en secouant la tête.

— Au fait, dis-je, maître Land a raison. Et si nous rapportons jamais en Europe ou en Amérique une perle de quelques millions, voilà du moins qui donnera une grande authenticité, et, en même temps, un grand prix au récit de nos aventures.

— Je le crois, dit le Canadien.

— Mais, dit Conseil, qui revenait toujours au côté instructif des choses, est-ce que cette pêche des perles est dangereuse ?

— Non, répondis-je vivement, surtout si l'on prend certaines précautions.

— Que risque-t-on dans ce métier ? dit Ned Land : d'avaler quelques gorgées d'eau de mer !

— Comme vous dites, Ned. A propos, dis-je, en essayant de prendre le ton dégagé du capitaine Nemo, est-ce que vous avez peur des requins, brave Ned ?

— Moi, répondit le Canadien, un harponneur de profession ! C'est mon métier de me moquer d'eux !

— Il ne s'agit pas, dis-je, de les pêcher avec un émerillon, de les hisser sur le pont d'un navire, de leur couper la queue à coups de hache, de leur ouvrir le ventre, de leur arracher le cœur et de le jeter à la mer !

— Alors, il s'agit de... ?

— Oui, précisément.

— Dans l'eau ?

— Dans l'eau.

— Ma foi, avec un bon harpon ! Vous savez, monsieur, ces requins, ce sont des bêtes assez mal façonnées. Il faut qu'elles se retournent sur le ventre pour vous happer, et, pendant ce temps... »

Ned Land avait une manière de prononcer le mot « happer » qui donnait froid dans le dos.

« Eh bien, et toi, Conseil, que penses-tu de ces squales ?

— Moi, dit Conseil, je serai franc avec monsieur.

— A la bonne heure, pensai-je.

— Si monsieur affronte les requins, dit Conseil, je ne vois pas pourquoi son fidèle domestique ne les affronterait pas avec lui ! »

III

UNE PERLE DE DIX MILLIONS

La nuit arriva. Je me couchai. Je dormis assez mal. Les squales jouèrent un rôle important dans mes rêves, et je trouvai très juste et très injuste à la fois cette étymologie qui fait venir le mot requin du mot « requiem ».

Le lendemain, à quatre heures du matin, je fus réveillé par le stewart que le capitaine Nemo avait spécialement mis à mon service. Je me levai rapidement, je m'habillai et je passai dans le salon.

Le capitaine Nemo m'y attendait.

« Monsieur Aronnax, me dit-il, êtes-vous prêt à partir ?

— Je suis prêt.

— Veuillez me suivre.

— Et mes compagnons, capitaine ?

— Ils sont prévenus et nous attendent.

— N'allons-nous pas revêtir nos scaphandres ? demandai-je.

— Pas encore. Je n'ai pas laissé le Nautilus approcher de trop près cette côte, et nous sommes assez au large du banc de Manaar ; mais j'ai fait parer le canot qui nous conduira au point précis de débarquement et nous épargnera un assez long trajet. Il emporte nos appareils de plongeurs, que nous revêtirons au moment où commencera cette exploration sous-marine. »

Le capitaine Nemo me conduisit vers l'escalier central, dont les marches aboutissaient à la plate-forme. Ned et Conseil se trouvaient là, enchantés de la « partie de plaisir « qui se préparait. Cinq matelots du Nautilus, les avirons armés, nous attendaient dans le canot qui avait été bossé contre le bord.

La nuit était encore obscure. Des plaques de nuages couvraient le ciel et ne laissaient apercevoir que de rares étoiles. Je portai mes yeux du côté de la terre, mais je ne vis qu'une ligne trouble qui fermait les trois quarts de l'horizon du sud-ouest au nord-ouest. Le Nautilus, ayant remonté pendant la nuit la côte occidentale de Ceylan, se trouvait à l'ouest de la baie, ou plutôt de ce golfe formé par cette terre et l'île de Manaar. Là, sous les sombres eaux, s'étendait le banc de pintadines, inépuisable champ de perles dont la longueur dépasse vingt milles.

Le capitaine Nemo, Conseil, Ned Land et moi, nous prîmes place à l'arrière du canot. Le patron de l'embarcation se mit à la barre ; ses quatre compagnons appuyèrent sur leurs avirons ; la bosse fut larguée et nous débordâmes.

Le canot se dirigea vers le sud. Ses nageurs ne se pressaient pas. J'observai que leurs coups d'aviron, vigoureusement engagés sous l'eau, ne se succédaient que de dix secondes en dix secondes, suivant la méthode généralement usitée dans les marines de guerre. Tandis que l'embarcation courait sur son erre, les gouttelettes liquides frappaient en crépitant le fond noir des flots comme des bavures de plomb fondu. Une petite houle, venue du large, imprimait au canot un léger roulis, et quelques crêtes de lames clapotaient à son avant.

Nous étions silencieux. A quoi songeait le capitaine Nemo ? Peut-être à cette terre dont il s'approchait, et qu'il trouvait trop près de lui, contrairement a l'opinion du Canadien, auquel elle semblait encore trop éloignée. Quant à Conseil, il était là en simple curieux.

Vers cinq heures et demie, les premières teintes de l'horizon accusèrent plus nettement la ligne supérieure de la côte. Assez plate dans l'est, elle se renflait un peu vers le sud. Cinq milles la séparaient encore, et son rivage se confondait avec les eaux brumeuses. Entre elle et nous, la mer était déserte. Pas un bateau, pas un plongeur. Solitude profonde sur ce lieu de rendez-vous des pêcheurs de perles. Ainsi que le capitaine Nemo me l'avait fait observer, nous arrivions un mois trop tôt dans ces parages.

A six heures, le jour se fit subitement, avec cette rapidité particulière aux régions tropicales, qui ne connaissent ni l'aurore ni le crépuscule. Les rayons solaires percèrent le rideau de nuages amoncelés sur l'horizon oriental, et l'astre radieux s'éleva rapidement.

Je vis distinctement la terre, avec quelques arbres épars çà et là.

Le canot s'avança vers l'île de Manaar, qui s'arrondissait dans le sud. Le capitaine Nemo s'était levé de son banc et observait la mer.

Sur un signe de lui, l'ancre fut mouillée, et la chaîne courut à peine, car le fond n'était pas à plus d'un mètre, et il formait en cet endroit l'un des plus hauts points du banc de pintadines. Le canot évita aussitôt sous la poussée du jusant qui portait au large.

« Nous voici arrivés, monsieur Aronnax, dit alors le capitaine Nemo. Vous voyez cette baie resserrée. C'est ici même que dans un mois se réuniront les nombreux bateaux de pêche des exploitants, et ce sont ces eaux que leurs plongeurs iront audacieusement fouiller. Cette baie est heureusement disposée pour ce genre de pêche. Elle est abritée des vents les plus forts, et la mer n'y est jamais très houleuse, circonstance très favorable au travail des plongeurs. Nous allons maintenant revêtir nos scaphandres, et nous commencerons notre promenade. »

Je ne répondis rien, et tout en regardant ces flots suspects, aidé des matelots de l'embarcation, je commençai à revêtir mon lourd vêtement de mer. Le capitaine Nemo et mes deux compagnons s'habillaient aussi. Aucun des hommes du Nautilus ne devait nous accompagner dans cette nouvelle excursion.

Bientôt nous fûmes emprisonnés jusqu'au cou dans le vêtement de caoutchouc, et des bretelles fixèrent sur notre dos les appareils à air. Quant aux appareils Ruhmkorff, il n'en était pas question. Avant d'introduire ma tête dans sa capsule de cuivre, j'en fis l'observation au capitaine.

« Ces appareils nous seraient inutiles, me répondit le capitaine. Nous n'irons pas à de grandes profondeurs, et les rayons solaires suffiront à éclairer notre marche. D'ailleurs, il n'est pas prudent d'emporter sous ces eaux une lanterne électrique. Son éclat pourrait attirer inopinément quelque dangereux habitant de ces parages. »

Pendant que le capitaine Nemo prononçait ces paroles, je me retournai vers Conseil et Ned Land. Mais ces deux amis avaient déjà emboîté leur tête dans la calotte métallique, et ils ne pouvaient ni entendre ni répondre.

Une dernière question me restait à adresser au capitaine Nemo :

« Et nos armes, lui demandai-je, nos fusils ?

— Des fusils ! à quoi bon ? Vos montagnards n'attaquent-ils pas l'ours un poignard à la main, et l'acier n'est-il pas plus sûr que le plomb ? Voici une lame solide. Passez-la à votre ceinture et partons. »

Je regardai mes compagnons. Ils étaient armés comme nous, et, de plus, Ned Land brandissait un énorme harpon qu'il avait déposé dans le canot avant de quitter le Nautilus.

Puis, suivant l'exemple du capitaine, je me laissai coiffer de la pesante sphère de cuivre, et nos réservoirs a air furent immédiatement mis en activité.

Un instant après, les matelots de l'embarcation nous débarquaient les uns après les autres, et, par un mètre et demi d'eau, nous prenions pied sur un sable uni. Le capitaine Nemo nous fit un signe de la main. Nous le suivîmes, et par une pente douce nous disparûmes sous les flots.

Là, les idées qui obsédaient mon cerveau m'abandonnèrent. Je redevins étonnamment calme. La facilité de mes mouvements accrut ma confiance, et l'étrangeté du spectacle captiva mon imagination.

Le soleil envoyait déjà sous les eaux une clarté suffisante. Les moindres objets restaient perceptibles. Après dix minutes de marche, nous étions par cinq mètres d'eau, et le terrain devenait à peu près plat.

Sur nos pas, comme des compagnies de bécassines dans un marais, se levaient des volées de poissons curieux du genre des monoptères, dont les sujets n'ont d'autre nageoire que celle de la queue. Je reconnus le javanais, véritable serpent long de huit décimètres, au ventre livide, que l'on confondrait facilement avec le congre sans les lignes d'or de ses flancs. Dans le genre des stromatées, dont le corps est très comprimé et ovale, j'observai des parus aux couleurs éclatantes portant comme une faux leur nageoire dorsale, poissons comestibles qui, séchés et marinés, forment un mets excellent connu sous le nom de karawade puis des tranquebars, appartenant au genre des apsiphoroïdes, dont le corps est recouvert d'une cuirasse écailleuse à huit pans longitudinaux.

Cependant l'élévation progressive du soleil éclairait de plus en plus la masse des eaux. Le sol changeait peu à peu. Au sable fin succédait une véritable chaussée de rochers arrondis, revêtus d'un tapis de mollusques et de zoophytes. Parmi les échantillons de ces deux embranchements, je remarquai des placènes à valves minces et inégales, sortes d'ostracées particulières à la mer Rouge et à l'océan Indien, des lucines orangées à coquille orbiculaire, des tarières subulées, quelques-unes de ces pourpres persiques qui fournissaient au Nautilus une teinture admirable, des rochers cornus, longs de quinze centimètres, qui se dressaient sous les flots comme des mains prêtes à vous saisir, des turbinelles cornigères, toutes hérissées d'épines, des lingules hyantes, des anatines, coquillages comestibles qui alimentent les marchés de l'Hindoustan, des pélagies panopyres, légèrement lumineuses, et enfin d'admirables oculines flabelliformes, magnifiques éventails qui forment l'une des plus riches arborisations de ces mers.

Au milieu de ces plantes vivantes et sous les berceaux d'hydrophytes couraient de gauches légions d'articulés, particulièrement des ranines dentées, dont la carapace représente un triangle un peu arrondi, des birgues spéciales à ces parages, des parthenopes horribles, dont l'aspect répugnait aux regards. Un animal non moins hideux que je rencontrai plusieurs fois, ce fut ce crabe énorme observé par M. Darwin, auquel la nature a donné l'instinct et la force nécessaires pour se nourrir de noix de coco ; il grimpe aux arbres du rivage, il fait tomber la noix qui se fend dans sa chute, et il l'ouvre avec ses puissantes pinces. Ici, sous ces flots clairs, ce crabe courait avec une agilité sans pareille, tandis que des chélonées franches, de cette espèce qui fréquente les côtes du Malabar, se déplaçaient lentement entre les roches ébranlées.

Vers sept heures, nous arpentions enfin le banc de pintadines, sur lequel les huîtres perlières se reproduisent par millions. Ces mollusques précieux adhéraient aux rocs et y étaient fortement attachés par ce byssus de couleur brune qui ne leur permet pas de se déplacer. En quoi ces huîtres sont inférieures aux moules elles-mêmes auxquelles la nature n'a pas refusé toute faculté de locomotion.

La pintadine meleagrina, la mère perle, dont les valves sont à peu près égales, se présente sous la forme d'une coquille arrondie, aux épaisses parois, très rugueuses à l'extérieur. Quelques-unes de ces coquilles étaient feuilletées et sillonnées de bandes verdâtres qui rayonnaient de leur sommet. Elles appartenaient aux jeunes huîtres. Les autres, à surface rude et noire, vieilles de dix ans et plus, mesuraient jusqu'à quinze centimètres de largeur.

Le capitaine Nemo me montra de la main cet amoncellement prodigieux de pintadines, et je compris que cette mine était véritablement inépuisable, car la force créatrice de la nature l'emporte sur l'instinct destructif de l'homme. Ned Land, fidèle a cet instinct, se hâtait d'emplir des plus beaux mollusques un filet qu'il portait à son côté.

Mais nous ne pouvions nous arrêter. Il fallait suivre le capitaine qui semblait se diriger par des sentiers connus de lui seul. Le sol remontait sensiblement, et parfois mon bras, que j'élevais, dépassait la surface de la mer. Puis le niveau du banc se rabaissait capricieusement. Souvent nous tournions de hauts rocs effilés en pyramidions. Dans leurs sombres anfractuosités de gros crustacés, pointés sur leurs hautes pattes comme des machines de guerre, nous regardaient de leurs yeux fixes, et sous nos pieds rampaient des myrianes, des glycères, des aricies et des annélides, qui allongeaient démesurément leurs antennes et leurs cyrrhes tentaculaires.

En ce moment s'ouvrit devant nos pas une vaste grotte, creusée dans un pittoresque entassement de rochers tapissés de toutes les hautes-lisses de la flore sous-marine. D'abord, cette grotte me parut profondément obscure. Les rayons solaires semblaient s'y éteindre par dégradations successives. Sa vague transparence n'était plus que de la lumière noyée.

Le capitaine Nemo y entra. Nous après lui. Mes yeux s'accoutumèrent bientôt à ces ténèbres relatives. Je distinguai les retombées si capricieusement contournées de la voûte que supportaient des piliers naturels, largement assis sur leur base granitique, comme les lourdes colonnes de l'architecture toscane. Pourquoi notre incompréhensible guide nous entraînait-il au fond de cette crypte sous-marine ? J'allais le savoir avant peu.

Après avoir descendu une pente assez raide, nos pieds foulèrent le fond d'une sorte de puits circulaire. Là, le capitaine Nemo s'arrêta, et de la main il nous indiqua un objet que je n'avais pas encore aperçu.

C'était une huître de dimension extraordinaire, une tridacne gigantesque, un bénitier qui eût contenu un lac d'eau sainte, une vasque dont la largeur dépassait deux mètres, et conséquemment plus grande que celle qui ornait le salon du Nautilus.

Je m'approchai de ce mollusque phénoménal. Par son byssus il adhérait à une table de granit, et là il se développait isolément dans les eaux calmes de la grotte. J'estimai le poids de cette tridacne à trois cents kilogrammes. Or, une telle huître contient quinze kilos de chair, et il faudrait l'estomac d'un Gargantua pour en absorber quelques douzaines.

Le capitaine Nemo connaissait évidemment l'existence de ce bivalve. Ce n'était pas la première fois qu'il le visitait, et je pensais qu'en nous conduisant en cet endroit il voulait seulement nous montrer une curiosité naturelle. Je me trompais. Le capitaine Nemo avait un intérêt particulier à constater l'état actuel de cette tridacne.

Les deux valves du mollusque étaient entr'ouvertes. Le capitaine s'approcha et introduisit son poignard entre les coquilles pour les empêcher de se rabattre ; puis, de la main, il souleva la tunique membraneuse et frangée sur ses bords qui formait le manteau de l'animal.

Là, entre les plis foliacés, je vis une perle libre dont la grosseur égalait celle d'une noix de cocotier. Sa forme globuleuse, sa limpidité parfaite, son orient admirable en faisaient un bijou d'un inestimable prix. Emporté par la curiosité, j'étendais la main pour la saisir, pour la peser, pour la palper ! Mais le capitaine m'arrêta, fit un signe négatif, et, retirant son poignard par un mouvement rapide, il laissa les deux valves se refermer subitement.

Je compris alors quel était le dessein du capitaine Nemo. En laissant cette perle enfouie sous le manteau de la tridacne, il lui permettait de s'accroître insensiblement. Avec chaque année la sécrétion du mollusque y ajoutait de nouvelles couches concentriques. Seul, le capitaine connaissait la grotte où « mûrissait » cet admirable fruit de la nature ; seul il l'élevait, pour ainsi dire, afin de la transporter un jour dans son précieux musée. Peut-être même, suivant l'exemple des Chinois et des Indiens, avait-il déterminé la production de cette perle en introduisant sous les plis du mollusque quelque morceau de verre et de métal, qui s'était peu à peu recouvert de la matière nacrée. En tout cas, comparant cette perle à celles que je connaissais déjà, à celles qui brillaient dans la collection du capitaine, j'estimai sa valeur à dix millions de francs au moins. Superbe curiosité naturelle et non bijou de luxe, car je ne sais quelles oreilles féminines auraient pu la supporter.

La visite à l'opulente tridacne était terminée. Le capitaine Nemo quitta la grotte, et nous remontâmes sur le banc de pintadines, au milieu de ces eaux claires que ne troublait pas encore le travail des plongeurs.

Nous marchions isolément, en véritables flâneurs, chacun s'arrêtant ou s'éloignant au gré de sa fantaisie. Pour mon compte, je n'avais plus aucun souci des dangers que mon imagination avait exagérés si ridiculement. Le haut-fond se rapprochait sensiblement de la surface de la mer, et bientôt par un mètre d'eau ma tête dépassa le niveau océanique. Conseil me rejoignit, et collant sa grosse capsule à la mienne, il me fit des yeux un salut amical. Mais ce plateau élevé ne mesurait que quelques toises, et bientôt nous fûmes rentrés dans notre élément. Je crois avoir maintenant le droit de le qualifier ainsi.

Dix minutes après, le capitaine Nemo s'arrêtait soudain. Je crus qu'il faisait halte pour retourner sur ses pas. Non. D'un geste, il nous ordonna de nous blottir près de lui au fond d'une large anfractuosité. Sa main se dirigea vers un point de la masse liquide, et je regardai attentivement.

A cinq mètres de moi, une ombre apparut et s'abaissa jusqu'au sol. L'inquiétante idée des requins traversa mon esprit. Mais je me trompais, et, cette fois encore, nous n'avions pas affaire aux monstres de l'Océan.

C'était un homme, un homme vivant, un Indien, un noir, un pêcheur, un pauvre diable, sans doute, qui venait glaner avant la récolte. J'apercevais les fonds de son canot mouillé à quelques pieds au-dessus de sa tête. Il plongeait, et remontait successivement. Une pierre taillée en pain de sucre et qu'il serrait du pied, tandis qu'une corde la rattachait à son bateau, lui servait à descendre plus rapidement au fond de la mer. C'était là tout son outillage. Arrivé au sol, par cinq mètres de profondeur environ, il se précipitait à genoux et remplissait son sac de pintadines ramassées au hasard. Puis, il remontait, vidait son sac, ramenait sa pierre, et recommençait son opération qui ne durait que trente secondes.

Ce plongeur ne nous voyait pas. L'ombre du rocher nous dérobait a ses regards. Et d'ailleurs, comment ce pauvre Indien aurait-il jamais supposé que des hommes, des êtres semblables à lui, fussent là, sous les eaux, épiant ses mouvements, ne perdant aucun détail de sa pêche !

Plusieurs fois, il remonta ainsi et plongea de nouveau. Il ne rapportai pas plus d'une dizaine de pintadines à chaque plongée, car il fallait les arracher du banc auquel elles s'accrochaient par leur robuste byssus. Et combien de ces huîtres étaient privées de ces perles pour lesquelles il risquait sa vie !

Je l'observais avec une attention profonde. Sa manœuvre se faisait régulièrement, et pendant une demi-heure, aucun danger ne parut le menacer. Je me familiarisais donc avec le spectacle de cette pêche intéressante, quand, tout d'un coup, à un moment où l'Indien était agenouillé sur le sol, je lui vis faire un geste d'effroi ? se relever et prendre son élan pour remonter à la surface des flots.

Je compris son épouvante. Une ombre gigantesque apparaissait au-dessus du malheureux plongeur. C'était un requin de grande taille qui s'avançait diagonalement, l'œil en feu, les mâchoires ouvertes !

J'étais muet d'horreur, incapable de faire un mouvement.

Le vorace animal, d'un vigoureux coup de nageoire, s'élança vers l'Indien, qui se jeta de côté et évita la morsure du requin, mais non le battement de sa queue, car cette queue, le frappant à la poitrine, I étendit sur le sol.

Cette scène avait duré quelques secondes à peine. Le requin revint, et, se retournant sur le dos, il s'apprêtait à couper l'Indien en deux, quand je sentis le capitaine Nemo, posté près de moi, se lever subitement. Puis, son poignard à la main, il marcha droit au monstre, prêt à lutter corps à corps avec lui.

Le squale, au moment où il allait happer le malheureux pêcheur, aperçut son nouvel adversaire, et se replaçant sur le ventre, il se dirigea rapidement vers lui.

Je vois encore la pose du capitaine Nemo. Replié sur lui-même, il attendait avec un admirable sang-froid le formidable squale, et lorsque celui-ci se précipita sur lui, le capitaine, se jetant de côté avec une prestesse prodigieuse, évita le choc et lui enfonça son poignard dans le ventre. Mais, tout n'était pas dit. Un combat terrible s'engagea.

Le requin avait rugi, pour ainsi dire. Le sang sortait à flots de ses blessures. La mer se teignit de rouge, et, à travers ce liquide opaque, je ne vis plus rien.

Plus rien, jusqu'au moment où, dans une éclaircie, j'aperçus l'audacieux capitaine, cramponné à l'une des nageoires de l'animal, luttant corps à corps avec le monstre, labourant de coups de poignard le ventre de son ennemi, sans pouvoir toutefois porter le coup définitif, c'est-à-dire l'atteindre en plein cœur. Le squale, se débattant, agitait la masse des eaux avec furie, et leur remous menaçait de me renverser.

J'aurais voulu courir au secours du capitaine. Mais, cloué par l'horreur, je ne pouvais remuer.

Je regardais, l'œil hagard. Je voyais les phases de la lutte se modifier. Le capitaine tomba sur le sol, renversé par la masse énorme qui pesait sur lui. Puis, les mâchoires du requin s'ouvrirent démesurément comme une cisaille d'usine, et c'en était fait du capitaine si, prompt comme la pensée, son harpon à la main, Ned Land, se précipitant vers le requin, ne l'eût frappe de sa terrible pointe.

Les flots s'imprégnèrent d'une masse de sang. Ils s'agitèrent sous les mouvements du squale qui les battait avec une indescriptible fureur. Ned Land n'avait pas manqué son but. C'était le râle du monstre. Frappé au cœur, il se débattait dans des spasmes épouvantables, dont le contrecoup renversa Conseil.

Cependant, Ned Land avait dégagé le capitaine. Celui-ci, relevé sans blessures, alla droit à l'indien, coupa vivement la corde qui le liait à sa pierre, le prit dans ses bras et, d'un vigoureux coup de talon, il remonta à la surface de la mer.

Nous le suivîmes tous trois, et, en quelques instants, miraculeusement sauvés, nous atteignions l'embarcation du pêcheur.

Le premier soin du capitaine Nemo fut de rappeler ce malheureux à la vie. Je ne savais s'il réussirait. Je l'espérais, car l'immersion de ce pauvre diable n'avait pas été longue. Mais le coup de queue du requin pouvait l'avoir frappé à mort.

Heureusement, sous les vigoureuses frictions de Conseil et du capitaine, je vis, peu à peu, le noyé revenir au sentiment. Il ouvrit les yeux. Quelle dut être sa surpris-je son épouvante même, à voir les quatre grosses têtes de cuivre qui se penchaient sur lui !

Et surtout, que dut-il penser, quand le capitaine Nemo, tirant d'une poche de son vêtement un sachet de perles, le lui eut mis dans la main ? Cette magnifique aumône de l'homme des eaux au pauvre Indien de Ceylan fut acceptée par celui-ci d'une main tremblante.

Ses yeux effarés indiquaient du reste qu'il ne savait à quels êtres surhumains il devait à la fois la fortune et la vie.

Sur un signe du capitaine, nous regagnâmes le banc de pintadines, et, suivant la route déjà parcourue, après une demi-heure de marche nous rencontrions l'ancre qui rattachait au sol le canot du Nautilus.

Une fois embarqués, chacun de nous, avec l'aide des matelots, se débarrassa de sa lourde carapace de cuivre.

La première parole du capitaine Nemo fut pour le Canadien.

« Merci, maître Land, lui dit-il.

— C'est une revanche, capitaine, répondit Ned Land. Je vous devais cela. »

Un pâle sourire glissa sur les lèvres du capitaine, et ce fut tout.

« Au Nautilus », dit-il.

L'embarcation vola sur les flots. Quelques minutes plus tard, nous rencontrions le cadavre du requin qui flottait.

A la couleur noire marquant l'extrémité de ses nageoires, je reconnus le terrible mélanoptère de la mer des Indes, de l'espèce des requins proprement dits. Sa longueur dépassait vingt-cinq pieds ; sa bouche énorme occupait le tiers de son corps. C'était un adulte, ce qui se voyait aux six rangées de dents, disposées en triangles isocèles sur la mâchoire supérieure.

Conseil le regardait avec un intérêt tout scientifique, et je suis sûr qu'il le rangeait, non sans raison, dans la classe des cartilagineux, ordre des chondroptérygiens à branchies fixes, famille des sélaciens, genre des squales.

Pendant que je considérais cette masse inerte, une douzaine de ces voraces mélanoptères apparut tout d'un coup autour de l'embarcation ; mais, sans se préoccuper de nous, ils se jetèrent sur le cadavre et s'en disputèrent les lambeaux.

A huit heures et demie, nous étions de retour à bord du Nautilus.

Là, je me pris à réfléchir sur les incidents de notre excursion au banc de Manaar. Deux observations s'en dégageaient inévitablement. L'une, portant sur l'audace sans pareille du capitaine Nemo, l'autre sur son dévouement pour un être humain, l'un des représentants de cette race qu'il fuyait sous les mers. Quoi qu'il en dît, cet homme étrange n'était pas parvenu encore à tuer son cœur tout entier.

Lorsque je lui fis cette observation, il me répondit d'un ton légèrement ému :

« Cet Indien, monsieur le professeur, c'est un habitant du pays des opprimés, et je suis encore, et, jusqu'à mon dernier souffle, je serai de ce pays-là ! »

IV

LA MER ROUGE

Pendant la journée du 29 janvier, l'île de Ceylan disparut sous l'horizon, et le Nautilus, avec une vitesse de vingt milles à l'heure, se glissa dans ce labyrinthe de canaux qui séparent les Maledives des Laquedives. Il rangea même l'île Kittan, terre d'origine madréporique, découverte par Vasco de Gama en 1499, et l'une des dix-neuf principales îles de cet archipel des Laquedives, situé entre 10° et 14°30' de latitude nord, et 69° et 50°72' de longitude est.

Nous avions fait alors seize mille deux cent vingt milles, ou sept mille cinq cents lieues depuis notre point de départ dans les mers du Japon.

Le lendemain 30 janvier - lorsque le Nautilus remonta à la surface de l'Océan, il n'avait plus aucune terre en vue. Il faisait route au nord-nord-ouest, et se dirigeait vers cette mer d'Oman, creusée entre l'Arabie et la péninsule indienne, qui sert de débouché au golfe Persique.

C'était évidemment une impasse, sans issue possible. Où nous conduisait donc le capitaine Nemo ? Je n'aurais pu le dire. Ce qui ne satisfit pas le Canadien, qui, ce jour-là, me demanda où nous allions.

« Nous allons, maître Ned, où nous conduit la fantaisie du capitaine.

— Cette fantaisie, répondit le Canadien, ne peut nous mener loin. Le golfe Persique n'a pas d'issue, et si nous y entrons, nous ne tarderons guère à revenir sur nos pas.

— Eh bien ! nous reviendrons, maître Land, et si après le golfe Persique, le Nautilus veut visiter la mer Rouge, le détroit de Babel-Mandeb est toujours là pour lui livrer passage.

— Je ne vous apprendrai pas, monsieur, répondit Ned Land, que la mer Rouge est non moins fermée que le golfe, puisque l'isthme de Suez n'est pas encore percé, et, le fût-il, un bateau mystérieux comme le nôtre ne se hasarderait pas dans ses canaux coupés d'écluses. Donc, la mer Rouge n'est pas encore le chemin qui nous ramènera en Europe.

— Aussi, n'ai-je pas dit que nous reviendrions en Europe.

— Que supposez-vous donc ?

— Je suppose qu'après avoir visité ces curieux parages de l'Arabie et de l'Égypte, le Nautilus redescendra l'Océan indien, peut-être à travers le canal de Mozambique, peut-être au large des Mascareignes, de manière à gagner le cap de Bonne-Espérance.

Et une fois au cap de Bonne-Espérance ? demanda le Canadien avec une insistance toute particulière.

— Eh bien, nous pénétrerons dans cet Atlantique que nous ne connaissons pas encore. Ah ça ! ami Ned, vous vous fatiguez donc de ce voyage sous les mers ? Vous vous blasez donc sur le spectacle incessamment varié des merveilles sous-marines ? Pour mon compte, je verrai avec un extrême dépit finir ce voyage qu'il aura été donné à si peu d'hommes de faire.

— Mais savez-vous, monsieur Aronnax, répondit le Canadien, que voilà bientôt trois mois que nous sommes emprisonnés à bord de ce Nautilus ?

— Non, Ned, je ne le sais pas, je ne veux pas le savoir, et je ne compte ni les jours, ni les heures.

— Mais la conclusion ?

— La conclusion viendra en son temps. D'ailleurs, nous n'y pouvons rien, et nous discutons inutilement. Si vous veniez me dire, mon brave Ned : « Une chance d'évasion nous est offerte », je la discuterais avec vous. Mais tel n'est pas le cas et, à vous parler franchement, je ne crois pas que le capitaine Nemo s'aventure jamais dans les mers européennes. »

Par ce court dialogue, on verra que, fanatique du Nautilus, j'étais incarné dans la peau de son commandant.

Quant à Ned Land, il termina la conversation par ces mots, en forme de monologue : « Tout cela est bel et bon, mais, à mon avis, où il y a de la gêne, il n'y a plus de plaisir. »

Pendant quatre jours, jusqu'au 3 février, le Nautilus visita la mer d'Oman, sous diverses vitesses et à diverses profondeurs. Il semblait marcher au hasard, comme s'il eût hésité sur la route à suivre, mais il ne dépassa jamais le tropique du Cancer.

En quittant cette mer, nous eûmes un instant connaissance de Mascate, la plus importante ville du pays d'Oman. J'admirai son aspect étrange, au milieu des noirs rochers qui l'entourent et sur lesquels se détachent en blanc ses maisons et ses forts. J'aperçus le dôme arrondi de ses mosquées, la pointe élégante de ses minarets, ses fraîches et verdoyantes terrasses. Mais ce ne fut qu'une vision, et le Nautilus s'enfonça bientôt sous les flots sombres de ces parages.

Puis, il prolongea à une distance de six milles les côtes arabiques du Mahrah et de l'Hadramant, et sa ligne ondulée de montagnes, relevée de quelques ruines anciennes. Le 5 février, nous donnions enfin dans le golfe d'Aden, véritable entonnoir introduit dans ce goulot de Babel-Mandeb, qui entonne les eaux indiennes dans la mer Rouge.

Le 6 février, le Nautilus flottait en vue d'Aden, perché sur un promontoire qu'un isthme étroit réunit au continent, sorte de Gibraltar inaccessible, dont les Anglais ont refait les fortifications, après s'en être emparés en 1839. J'entrevis les minarets octogones de cette ville qui fut autrefois l'entrepôt le plus riche et le plus commerçant de la côte, au dire de l'historien Edrisi.

Je croyais bien que le capitaine Nemo, parvenu à ce point, allait revenir en arrière ; mais je me trompais, et, à ma grande surprise, il n'en fut rien.

Le lendemain, 7 février, nous embouquions le détroit de Babel-Mandeb, dont le nom veut dire en langue arabe : « la porte des Larmes ». Sur vingt milles de large, il ne compte que cinquante-deux kilomètres de long, et pour le Nautilus lancé à toute vitesse, le franchir fut l'affaire d'une heure à peine. Mais je ne vis rien, pas même cette île de Périm, dont le gouvernement britannique a fortifié la position d'Aden. Trop de steamers anglais ou français des lignes de Suze à Bombay, à Calcutta, à Melbourne, à Bourbon, à Maurice, sillonnaient cet étroit passage, pour que le Nautilus tentât de s'y montrer. Aussi se tint-il prudemment entre deux eaux.

Enfin, à midi, nous sillonnions les flots de la mer Rouge.

La mer Rouge, lac célèbre des traditions bibliques, que les pluies ne rafraîchissent guère, qu'aucun fleuve important n'arrose, qu'une excessive évaporation pompe incessamment et qui perd chaque année une tranche liquide haute d'un mètre et demi ! Singulier golfe, qui, fermé et dans les conditions d'un lac, serait peut-être entièrement desséché ; inférieur en ceci à ses voisines la Caspienne ou l'Asphaltite, dont le niveau a seulement baissé jusqu'au point où leur évaporation a précisément égalé la somme des eaux reçues dans leur sein.

Cette mer Rouge a deux mille six cents kilomètres de longueur sur une largeur moyenne de deux cent quarante. Au temps des Ptolémées et des empereurs romains, elle fut la grande artère commerciale du monde, et le percement de l'isthme lui rendra cette antique importance que les railways de Suez ont déjà ramenée en partie.

Je ne voulus même pas chercher à comprendre ce caprice du capitaine Nemo qui pouvait le décider à nous entraîner dans ce golfe. Mais j'approuvai sans réserve le Nautilus d'y être entré. Il prit une allure moyenne, tantôt se tenant à la surface, tantôt plongeant pour éviter quelque navire, et je pus observer ainsi le dedans et le dessus de cette mer si curieuse.

Le 8 février, dès les premières heures du jour, Moka nous apparut, ville maintenant ruinée, dont les murailles tombent au seul bruit du canon, et qu'abritent çà et là quelques dattiers verdoyants. Cité importante, autrefois, qui renfermait six marchés publics, vingt-six mosquées, et à laquelle ses murs, défendus par quatorze forts, faisaient une ceinture de trois kilomètres.

Puis, le Nautilus se rapprocha des rivages africains où la profondeur de la mer est plus considérable. Là, entre deux eaux d'une limpidité de cristal, par les panneaux ouverts, il nous permit de contempler d'admirables buissons de coraux éclatants, et de vastes pans de rochers revêtus d'une splendide fourrure verte d'algues et de fucus. Quel indescriptible spectacle, et quelle variété de sites et de paysages à l'arasement de ces écueils et de ces îlots volcaniques qui confinent à la côte Iybienne ! Mais où ces arborisations apparurent dans toute leur beauté, ce fut vers les rives orientales que le Nautilus ne tarda pas à rallier. Ce fut sur les côtes du Téhama, car alors non seulement ces étalages de zoophytes fleurissaient au-dessous du niveau de la mer, mais ils formaient aussi des entrelacements pittoresques qui se déroulaient à dix brasses au-dessus ; ceux-ci plus capricieux, mais moins colorés que ceux-là dont l'humide vitalité des eaux entretenait la fraîcheur.

Que d'heures charmantes je passai ainsi à la vitre du salon ! Que d'échantillons nouveaux de la flore et de la faune sous-marine j'admirai sous l'éclat de notre fanal électrique ! Des fongies agariciformes, des actinies de couleur ardoisée, entre autres le thalassianthus aster des tubipores disposés comme des flûtes et n'attendant que le souffle du dieu Pan, des coquilles particulières à cette mer, qui s'établissent dans les excavations madréporiques et dont la base est contournée en courte spirale, et enfin mille spécimens d'un polypier que je n'avais pas observé encore, la vulgaire éponge.

La classe des spongiaires, première du groupe des polypes, a été précisément créée par ce curieux produit dont l'utilité est incontestable. L'éponge n'est point un végétal comme l'admettent encore quelques naturalistes, mais un animal du dernier ordre, un polypier inférieur à celui du corail. Son animalité n'est pas douteuse, et on ne peut même adopter l'opinion des anciens qui la regardaient comme un être intermédiaire entre la plante et l'animal. Je dois dire cependant, que les naturalistes ne sont pas d'accord sur le mode d'organisation de l'éponge. Pour les uns, c'est un polypier, et pour d'autres tels que M. Milne Edwards, c'est un individu isolé et unique.

La classe des spongiaires contient environ trois cents espèces qui se rencontrent dans un grand nombre de mers, et même dans certains cours d'eau où elles ont reçu le nom de « fluviatiles ». Mais leurs eaux de prédilection sont celles de la Méditerranée, de l'archipel grec, de la côte de Syrie et de la mer Rouge. Là se reproduisent et se développent ces éponges fines-douces dont la valeur s'élève jusqu'à cent cinquante francs, l'éponge blonde de Syrie, l'éponge dure de Barbarie, etc. Mais puisque je ne pouvais espérer d'étudier ces zoophytes dans les échelles du Levant, dont nous étions séparés par l'infranchissable isthme de Suez, je me contentai de les observer dans les eaux de la mer Rouge.

J'appelai donc Conseil près de moi, pendant que le Nautilus, par une profondeur moyenne de huit à neuf mètres, rasait lentement tous ces beaux rochers de la côte orientale.

Là croissaient des éponges de toutes formes, des éponges pédiculées, foliacées, globuleuses, digitées. Elles justifiaient assez exactement ces noms de corbeilles, de calices, de quenouilles, de cornes d'élan, de pied de lion, de queue de paon, de gant de Neptune, que leur ont attribués les pêcheurs, plus poètes que les savants. De leur tissu fibreux, enduit d'une substance gélatineuse a demi fluide, s'échappaient incessamment de petits filets d'eau, qui après avoir porté la vie dans chaque cellule, en étaient expulsés par un mouvement contractile. Cette substance disparaît après la mort du polype, et se putréfie en dégageant de l'ammoniaque. Il ne reste plus alors que ces fibres cornées ou gélatineuses dont se compose l'éponge domestique, qui prend une teinte roussâtre, et qui s'emploie à des usages divers, selon son degré d'élasticité, de perméabilité ou de résistance à la macération.

Ces polypiers adhéraient aux rochers, aux coquilles des mollusques et même aux tiges d'hydrophytes. Ils garnissaient les plus petites anfractuosités, les uns s'étalant, les autres se dressant ou pendant comme des excroissances coralligènes. J'appris à Conseil que ces éponges se pêchaient de deux manières, soit à la drague, soit à la main. Cette dernière méthode qui nécessite l'emploi des plongeurs, est préférable, car en respectant le tissu du polypier, elle lui laisse une valeur très supérieure.

Les autres zoophytes qui pullulaient auprès des spongiaires, consistaient principalement en méduses d'une espèce très élégante ; les mollusques étaient représentés par des variétés de calmars, qui, d'après d'Orbigny, sont spéciales à la mer Rouge, et les reptiles par des tortues virgata, appartenant au genre des chélonées, qui fournirent à notre table un mets sain et délicat.

Quant aux poissons, ils étaient nombreux et souvent remarquables. Voici ceux que les filets du Nautilus rapportaient plus fréquemment à bord : des raies, parmi lesquelles les limmes de forme ovale, de couleur brique, au corps semé d'inégales taches bleues et reconnaissables à leur double aiguillon dentelé, des arnacks au dos argenté, des pastenaques à la queue pointillée, et des bockats, vastes manteaux longs de deux mètres qui ondulaient entre les eaux, des aodons, absolument dépourvus de dents, sortes de cartilagineux qui se rapprochent du squale, des ostracions-dromadaires dont la bosse se termine par un aiguillon recourbé, long d'un pied et demi, des ophidies, véritables murènes à la queue argentée, au dos bleuâtre, aux pectorales brunes bordées d'un liséré gris, des fiatoles, espèces de stromatées, zébrés d'étroites raies d'or et parés des trois couleurs de la France, des blémies-garamits, longs de quatre décimètres, de superbes caranx, décorés de sept bandes transversales d'un beau noir, de nageoires bleues et jaunes, et d'écailles d'or et d'argent, des centropodes, des mulles auriflammes à tête jaune, des scares, des labres, des balistes, des gobies, etc., et mille autres poissons communs aux Océans que nous avions déjà traversés.

Le 9 février, le Nautilus flottait dans cette partie la plus large de la mer Rouge, qui est comprise entre Souakin sur la côte ouest et Quonfodah sur la côte est, sur un diamètre de cent quatre-vingt-dix milles.

Ce jour-là à midi, après le point, le capitaine Nemo monta sur la plate-forme où je me trouvai. Je me promis de ne point le laisser redescendre sans l'avoir au moins pressenti sur ses projets ultérieurs. Il vint à moi dès qu'il m'aperçut, m'offrit gracieusement un cigare et me dit :

« Eh bien ! monsieur le professeur, cette mer Rouge vous plaît-elle ? Avez-vous suffisamment observé les merveilles qu'elle recouvre, ses poissons et ses zoophytes, ses parterres d'éponges et ses forêts de corail ? Avez-vous entrevu les villes jetées sur ses bords ?

— Oui, capitaine Nemo, répondis-je, et le Nautilus s'est merveilleusement prêté à toute cette étude. Ah ! c'est un intelligent bateau !

— Oui, monsieur, intelligent, audacieux et invulnérable ! Il ne redoute ni les terribles tempêtes de la mer Rouge, ni ses courants, ni ses écueils.

— En effet, dis-je, cette mer est citée entre les plus mauvaises, et si je ne me trompe, au temps des Anciens, sa renommée était détestable.

— Détestable, monsieur Aronnax. Les historiens grecs et latins n'en parlent pas à son avantage, et Strabon dit qu'elle est particulièrement dure à l'époque des vents Etésiens et de la saison des pluies. L'Arabe Edrisi qui la dépeint sous le nom de golfe de Colzoum raconte que les navires périssaient en grand nombre sur ses bancs de sable, et que personne ne se hasardait à y naviguer la nuit. C'est, prétend-il, une mer sujette à d'affreux ouragans, semée d'îles inhospitalières, et « qui n'offre rien de bon » ni dans ses profondeurs, ni à sa surface. En effet, telle est l'opinion qui se trouve dans Arrien, Agatharchide et Artémidore.

— On voit bien, répliquai-je, que ces historiens n'ont pas navigué à bord du Nautilus.

— En effet, répondit en souriant le capitaine, et sous ce rapport, les modernes ne sont pas plus avancés que les anciens. Il a fallu bien des siècles pour trouver la puissance mécanique de la vapeur ! Qui sait si dans cent ans, on verra un second Nautilus ! Les progrès sont lents, monsieur Aronnax.

— C'est vrai, répondis-je, votre navire avance d'un siècle, de plusieurs peut-être, sur son époque. Quel malheur qu'un secret pareil doive mourir avec son inventeur ! »

Le capitaine Nemo ne me répondit pas. Après quelques minutes de silence :

« Vous me parliez, dit-il, de l'opinion des anciens historiens sur les dangers qu'offre la navigation de la mer Rouge ?

— C'est vrai, répondis-je, mais leurs craintes n'étaient-elles pas exagérées ?

— Oui et non, monsieur Aronnax, me répondit le capitaine Nemo, qui me parut posséder à fond « sa mer Rouge ». Ce qui n'est plus dangereux pour un navire moderne, bien gréé, solidement construit, maître de sa direction grâce à l'obéissante vapeur, offrait des périls de toutes sortes aux bâtiments des anciens. Il faut se représenter ces premiers navigateurs s'aventurant sur des barques faites de planches cousues avec des cordes de palmier, calfatées de résine pilée et enduites de graisse de chiens de mer. Ils n'avaient pas même d'instruments pour relever leur direction, et ils marchaient à l'estime au milieu de courants qu'ils connaissaient à peine. Dans ces conditions, les naufrages étaient et devaient être nombreux. Mais de notre temps, les steamers qui font le service entre Suez et les mers du Sud n'ont plus rien à redouter des colères de ce golfe, en dépit des moussons contraires. Leurs capitaines et leurs passagers ne se préparent pas au départ par des sacrifices propitiatoires, et, au retour, ils ne vont plus, ornés de guirlandes et de bandelettes dorées, remercier les dieux dans le temple voisin.

— J'en conviens, dis-je, et la vapeur me paraît avoir tué la reconnaissance dans le cœur des marins. Mais capitaine, puisque vous semblez avoir spécialement étudié cette mer, pouvez-vous m'apprendre quelle est l'origine de son nom ?

— Il existe, monsieur Aronnax, de nombreuses explications à ce sujet. Voulez-vous connaître l'opinion d'un chroniqueur du XIVe siècle ?

— Volontiers.

— Ce fantaisiste prétend que son nom lui fut donné après le passage des Israélites, lorsque le Pharaon eut péri dans les flots qui se refermèrent à la voix de Moïse :

En signe de cette merveille,
Devint la mer rouge et vermeille.
Non puis ne surent la nommer
Autrement que la rouge mer.

— Explication de poète, capitaine Nemo, répondis-je, mais je ne saurais m'en contenter. Je vous demanderai donc votre opinion personnelle.

— La voici. Suivant moi, monsieur Aronnax, il faut voir dans cette appellation de mer Rouge une traduction du mot hébreu « Edrom », et si les anciens lui donnèrent ce nom, ce fut à cause de la coloration particulière de ses eaux.

— Jusqu'ici cependant je n'ai vu que des flots limpides et sans aucune teinte particulière.

— Sans doute, mais en avançant vers le fond du golfe, vous remarquerez cette singulière apparence. Je me rappelle avoir vu la baie de Tor entièrement rouge, comme un lac de sang.

— Et cette couleur, vous l'attribuez à la présence d'une algue microscopique ?

— Oui. C'est une matière mucilagineuse pourpre produite par ces chétives plantules connues sous le nom de trichodesmies, et dont il faut quarante mille pour occuper l'espace d'un millimètre carré. Peut-être en rencontrerez-vous, quand nous serons à Tor.

— Ainsi, capitaine Nemo, ce n'est pas la première fois que vous parcourez la mer Rouge à bord du Nautilus ?

— Non, monsieur.

— Alors, puisque vous parliez plus haut du passage des Israélites et de la catastrophe des Égyptiens, je vous demanderai si vous avez reconnu sous les eaux des traces de ce grand fait historique ?

— Non, monsieur le professeur, et cela pour une excellente raison.

— Laquelle ?

— C'est que l'endroit même où Moïse a passé avec tout son peuple est tellement ensablé maintenant que les chameaux y peuvent à peine baigner leurs jambes. Vous comprenez que mon Nautilus n'aurait pas assez d'eau pour lui.

— Et cet endroit ?... demandai-je.

— Cet endroit est situé un peu au-dessus de Suez, dans ce bras qui formait autrefois un profond estuaire, alors que la mer Rouge s'étendait jusqu'aux lacs amers. Maintenant, que ce passage soit miraculeux ou non, les Israélites n'en ont pas moins passé là pour gagner la Terre promise, et l'armée de Pharaon a précisément péri en cet endroit. Je pense donc que des fouilles pratiquées au milieu de ces sables mettraient à découvert une grande quantité d'armes et d'instruments d'origine égyptienne.

— C'est évident, répondis-je, et il faut espérer pour les archéologues que ces fouilles se feront tôt ou tard, lorsque des villes nouvelles s'établiront sur cet isthme, après le percement du canal de Suez. Un canal bien inutile pour un navire tel que le Nautilus !

— Sans doute, mais utile au monde entier, dit le capitaine Nemo. Les anciens avaient bien compris cette utilité pour leurs affaires commerciales d'établir une communication entre la mer Rouge et la Méditerranée ; mais ils ne songèrent point à creuser un canal direct, et ils prirent le Nil pour intermédiaire. Très probablement, le canal qui réunissait le Nil à la mer Rouge fut commencé sous Sésostris, si l'on en croit la tradition. Ce qui est certain, c'est que, six cent quinze ans avant Jésus-Christ, Necos entreprit les travaux d'un canal alimenté par les eaux du Nil, à travers la plaine d'Égypte qui regarde l'Arabie. Ce canal se remontait en quatre jours, et sa largeur était telle que deux trirèmes pouvaient y passer de front. Il fut continué par Darius, fils d'Hytaspe, et probablement achevé par Ptolémée II. Strabon le vit employé à la navigation ; mais la faiblesse de sa pente entre son point de départ, près de Bubaste, et la mer Rouge, ne le rendait navigable que pendant quelques mois de l'année. Ce canal servit au commerce jusqu'au siècle des Antonins ; abandonné, ensablé, puis rétabli par les ordres du calife Omar, il fut définitivement comblé en 761 ou 762 par le calife Al-Mansor, qui voulut empêcher les vivres d'arriver à Mohammed-ben-Abdoallah, révolté contre lui. Pendant l'expédition d'Égypte, votre général Bonaparte retrouva les traces de ces travaux dans le désert de Suez, et, surpris par la marée, il faillit périr quelques heures avant de rejoindre Hadjaroth, là même où Moïse avait campé trois mille trois cents ans avant

lui.

— Eh bien, capitaine, ce que les anciens n'avaient osé entreprendre, cette jonction entre les deux mers qui abrégera de neuf mille kilomètres la route de Cadix aux Indes, M. de Lesseps l'a fait, et avant peu, il aura changé l'Afrique en une île immense.

— Oui, monsieur Aronnax, et vous avez le droit d'être fier de votre compatriote. C'est un homme qui honore plus une nation que les plus grands capitaines ! Il a commencé comme tant d'autres par les ennuis et les rebuts, mais il a triomphé, car il a le génie de la volonté. Et il est triste de penser que cette œuvre, qui aurait dû être une œuvre internationale, qui aurait suffi à illustrer un règne, n'aura réussi que par l'énergie d'un seul homme. Donc, honneur à M. de Lesseps !

— Oui, honneur à ce grand citoyen, répondis-je, tout surpris de l'accent avec lequel le capitaine Nemo venait de parler.

— Malheureusement, reprit-il, je ne puis vous conduire à travers ce canal de Suez, mais vous pourrez apercevoir les longues jetées de Port-Saïd après-demain, quand nous serons dans la Méditerranée.

— Dans la Méditerranée ! m'écriai-je.

— Oui, monsieur le professeur. Cela vous étonne ?

— Ce qui m'étonne, c'est de penser que nous y serons après-demain.

— Vraiment ?

— Oui, capitaine, bien que je dusse être habitué à ne m'étonner de rien depuis que je suis à votre bord !

— Mais à quel propos cette surprise ?

— A propos de l'effroyable vitesse que vous serez forcé d'imprimer au Nautilus s'il doit se retrouver après-demain en pleine Méditerranée, ayant fait le tour de l'Afrique et doublé le cap de Bonne-Espérance !

— Et qui vous dit qu'il fera le tour de l'Afrique, monsieur le professeur ? Qui vous parle de doubler le cap de Bonne-Espérance !

— Cependant, à moins que le Nautilus ne navigue en terre ferme et qu'il ne passe par-dessus l'isthme...

— Ou par-dessous, monsieur Aronnax.

— Par-dessous ?

— Sans doute, répondit tranquillement le capitaine Nemo. Depuis longtemps la nature a fait sous cette langue de terre ce que les hommes font aujourd'hui à sa surface.

— Quoi ! il existerait un passage !

— Oui, un passage souterrain que j'ai nommé Arabian-Tunnel. Il prend au-dessous de Suez et aboutit au golfe de Péluse.

— Mais cet isthme n'est composé que de sables mouvants ?

— Jusqu'à une certaine profondeur. Mais à cinquante mètres seulement se rencontre une inébranlable assise de roc.

— Et c'est par hasard que vous avez découvert ce passage ? demandai-je de plus en plus surpris.

— Hasard et raisonnement, monsieur le professeur, et même, raisonnement plus que hasard.

— Capitaine, je vous écoute, mais mon oreille résiste à ce qu'elle entend.

— Ah monsieur ! Aures habent et non audient est de tous les temps. Non seulement ce passage existe, mais j'en ai profité plusieurs fois. Sans cela, je ne me serais pas aventuré aujourd'hui dans cette impasse de la mer Rouge.

— Est-il indiscret de vous demander comment vous avez découvert ce tunnel ?

— Monsieur, me répondit le capitaine, il n'y peut y avoir rien de secret entre gens qui ne doivent plus se quitter. »

Je ne relevai pas l'insinuation et j'attendis le récit du capitaine Nemo.

« Monsieur le professeur, me dit-il, c'est un simple raisonnement de naturaliste qui m'a conduit a découvrir ce passage que je suis seul à connaître. J'avais remarqué que dans la mer Rouge et dans la Méditerranée, il existait un certain nombre de poissons d'espèces absolument identiques, des ophidies, des fiatoles, des girelles, des persègues, des joels, des exocets. Certain de ce fait je me demandai s'il n'existait pas de communication entre les deux mers. Si elle existait, le courant souterrain devait forcément aller de la mer Rouge à la Méditerranée par le seul effet de la différence des niveaux. Je pêchai donc un grand nombre de poissons aux environs de Suez. Je leur passai à la queue un anneau de cuivre, et je les rejetai à la mer. Quelques mois plus tard, sur les côtes de Syrie, je reprenais quelques échantillons de mes poissons ornés de leur anneau indicateur. La communication entre les deux m'était donc démontrée. Je la cherchai avec mon Nautilus, je la découvris, je m'y aventurai, et avant peu, monsieur le professeur, vous aussi vous aurez franchi mon tunnel arabique ! »

V

ARABIAN-TUNNEL

Ce jour même, je rapportai à Conseil et à Ned Land la partie de cette conversation qui les intéressait directement. Lorsque je leur appris que, dans deux jours, nous serions au milieu des eaux de la Méditerranée, Conseil battit des mains, mais le Canadien haussa les épaules.

« Un tunnel sous-marin ! s'écria-t-il, une communication entre les deux mers ! Qui a jamais entendu parler de cela ?

— Ami Ned, répondit Conseil, aviez-vous jamais entendu parler du Nautilus ? Non ! il existe cependant. Donc, ne haussez pas les épaules si légèrement, et ne repoussez pas les choses sous prétexte que vous n'en avez Jamais entendu parler.

— Nous verrons bien ! riposta Ned Land, en secouant la tête. Après tout, je ne demande pas mieux que de croire à son passage, à ce capitaine, et fasse le ciel qu'il nous conduise, en effet, dans la Méditerranée. »

Le soir même, par 21°30' de latitude nord, le Nautilus, flottant à la surface de la mer, se rapprocha de la côte arabe. J'aperçus Djeddah, important comptoir de l'Égypte, de la Syrie, de la Turquie et des Indes. Je distinguai assez nettement l'ensemble de ses constructions, les navires amarrés le long des quais, et ceux que leur tirant d'eau obligeait à mouiller en rade. Le soleil, assez bas sur l'horizon, frappait en plein les maisons de la ville et faisait ressortir leur blancheur. En dehors, quelques cabanes de bois ou de roseaux indiquaient le quartier habité par les Bédouins.

Bientôt Djeddah s'effaça dans les ombres du soir, et le Nautilus rentra sous les eaux légèrement phosphorescentes.

Le lendemain, 10 février, plusieurs navires apparurent qui couraient à contre-bord de nous. Le Nautilus reprit sa navigation sous-marine ; mais à midi, au moment du point, la mer étant déserte, il remonta jusqu'à sa ligne de flottaison.

Accompagné de Ned et de Conseil, je vins m'asseoir sur la plate-forme. La côte à l'est se montrait comme une masse à peine estompée dans un humide brouillard.

Appuyés sur les flancs du canot, nous causions de choses et d'autres, quand Ned Land tendant sa main vers un point de la mer, me dit :

« Voyez-vous là quelque chose, monsieur le professeur ?

— Non, Ned, répondis-je, mais je n'ai pas vos yeux, vous le savez.

— Regardez bien, reprit Ned, là, par tribord devant, à peu près à la hauteur du fanal ! Vous ne voyez pas une masse qui semble remuer ?

— En effet, dis-je, après une attentive observation, j'aperçois comme un long corps noirâtre à la surface des eaux.

— Un autre Nautilus ? dit Conseil.

— Non, répondit le Canadien, mais je me trompe fort, ou c'est là quelque animal marin.

— Y a-t-il des baleines dans la mer Rouge ? demanda Conseil.

— Oui, mon garçon, répondis-je, on en rencontre quelquefois.

— Ce n'est point une baleine, reprit Ned Land, qui ne perdait pas des yeux l'objet signalé. Les baleines et moi, nous sommes de vieilles connaissances, et je ne me tromperais pas à leur allure.

— Attendons, dit Conseil. Le Nautilus se dirige de ce côté, et avant peu nous saurons à quoi nous en tenir. »

En effet, cet objet noirâtre ne fut bientôt qu'à un mille de nous. Il ressemblait à un gros écueil échoué en pleine mer. Qu'était-ce ? Je ne pouvais encore me prononcer.

« Ah ! il marche ! il plonge ! s'écria Ned Land. Mille diables ! Quel peut être cet animal ? Il n'a pas la queue bifurquée comme les baleines ou les cachalots, et ses nageoires ressemblent à des membres tronqués.

— Mais alors...., fis-je.

— Bon, reprit le Canadien, le voilà sur le dos, et il dresse ses mamelles en l'air !

— C'est une sirène, s'écria Conseil, une véritable sirène, n'en déplaise à monsieur. »

Ce nom de sirène me mit sur la voie, et je compris que cet animal appartenait à cet ordre d'êtres marins, dont la fable a fait les sirènes, moitié femmes et moitié poissons.

« Non, dis-je à Conseil, ce n'est point une sirène, mais un être curieux dont il reste à peine quelques échantillons dans la mer Rouge. C'est un dugong.

— Ordre des syréniens, groupe des pisciformes, sous-classe des monodelphiens, classe des mammifères, embranchement des vertébrés », répondit Conseil.

Et lorsque Conseil avait ainsi parlé, il n'y avait plus rien à dire.

Cependant Ned Land regardait toujours. Ses yeux brillaient de convoitise à la vue de cet animal. Sa main semblait prête à le harponner. On eût dit qu'il attendait le moment de se jeter à la mer pour l'attaquer dans son élément.

« Oh ! monsieur, me dit-il d'une voix tremblante d'émotion, je n'ai jamais tué de « cela ». »

Tout le harponneur était dans ce mot.

En cet instant, le capitaine Nemo parut sur la plateforme. Il aperçut le dugong. Il comprit l'attitude du Canadien, et s'adressant directement à lui :

« Si vous teniez un harpon, maître Land, est-ce qu'il ne vous brûlerait pas la main ?

— Comme vous dites, monsieur.

— Et il ne vous déplairait pas de reprendre pour un jour votre métier de pêcheur, et d'ajouter ce cétacé à la liste de ceux que vous avez déjà frappés ?

— Cela ne me déplairait point.

— Eh bien, vous pouvez essayer.

— Merci, monsieur, répondit Ned Land dont les yeux s'enflammèrent.

— Seulement, reprit le capitaine, je vous engage à ne pas manquer cet animal, et cela dans votre intérêt.

— Est-ce que ce dugong est dangereux à attaquer ? demandai-je malgré le haussement d'épaule du Canadien.

— Oui, quelquefois, répondit le capitaine. Cet animal revient sur ses assaillants et chavire leur embarcation. Mais pour maître Land, ce danger n'est pas à craindre. Son coup d'œil est prompt, son bras est sûr. Si je lui recommande de ne pas manquer ce dugong, c'est qu'on le regarde justement comme un fin gibier, et je sais que maître Land ne déteste pas les bons morceaux.

— Ah ! fit le Canadien, cette bête-la se donne aussi le luxe d'être bonne à manger ?

— Oui, maître Land. Sa chair, une viande véritable, est extrêmement estimée, et on la réserve dans toute la Malaisie pour la table des princes. Aussi fait-on à cet excellent animal une chasse tellement acharnée que, de même que le lamantin, son congénère, il devient de plus en plus rare.

— Alors, monsieur le capitaine, dit sérieusement Conseil, si par hasard celui-ci était le dernier de sa race, ne conviendrait-il pas de l'épargner dans l'intérêt de la science ?

— Peut-être, répliqua le Canadien ; mais, dans l'intérêt de la cuisine, il vaut mieux lui donner la chasse.

— Faites donc, maître Land », répondit le capitaine Nemo.

En ce moment sept hommes de l'équipage, muets et impassibles comme toujours, montèrent sur la plate-forme. L'un portait un harpon et une ligne semblable à celles qu'emploient les pêcheurs de baleines. Le canot fut déponté, arraché de son alvéole, lancé à la mer. Six rameurs prirent place sur leurs bancs et le patron se mit à la barre. Ned, Conseil et moi, nous nous assîmes à l'arrière.

« Vous ne venez pas, capitaine ? demandai-je.

— Non, monsieur, mais je vous souhaite une bonne chasse. »

Le canot déborda, et, enlevé par ses six avirons, il se dirigea rapidement vers le dugong, qui flottait alors à deux milles du Nautilus.

Arrivé à quelques encablures du cétacé, il ralentit sa marche, et les rames plongèrent sans bruit dans les eaux tranquilles. Ned Land, son harpon à la main, alla se placer debout sur l'avant du canot. Le harpon qui sert à frapper la baleine est ordinairement attaché à une très longue corde qui se dévide rapidement lorsque l'animal blessé l'entraîne avec lui. Mais ici la corde ne mesurait pas plus d'une dizaine de brasses, et son extrémité était seulement frappée sur un petit baril qui, en flottant, devait indiquer la marche du dugong sous les eaux.

Je m'étais levé et j'observais distinctement l'adversaire du Canadien. Ce dugong, qui porte aussi le nom d'halicore, ressemblait beaucoup au lamantin. Son corps oblong se terminait par une caudale très allongée et ses nageoires latérales par de véritables doigts. Sa différence avec le lamantin consistait en ce que sa mâchoire supérieure était armée de deux dents longues et pointues, qui formaient de chaque côté des défenses divergentes.

Ce dugong, que Ned Land se préparait à attaquer, avait des dimensions colossales, et sa longueur dépassait au moins sept mètres. Il ne bougeait pas et semblait dormir à la surface des flots, circonstance qui rendait sa capture plus facile.

Le canot s'approcha prudemment à trois brasses de l'animal. Les avirons restèrent suspendus sur leurs dames. Je me levai à demi. Ned Land, le corps un peu rejeté en arrière, brandissait son harpon d'une main exercée.

Soudain, un sifflement se fit entendre, et le dugong disparut. Le harpon, lancé avec force, n'avait frappé que l'eau sans doute.

« Mille diables ! s'écria le Canadien furieux, je l'ai manqué !

— Non, dis-je, l'animal est blessé, voici son sang, mais votre engin ne lui est pas resté dans le corps.

— Mon harpon ! mon harpon ! » cria Ned Land.

Les matelots se remirent à nager, et le patron dirigea l'embarcation vers le baril flottant. Le harpon repêché, le canot se mit à la poursuite de l'animal.

Celui-ci revenait de temps en temps à la surface de la mer pour respirer. Sa blessure ne l'avait pas affaibli, car il filait avec une rapidité extrême. L'embarcation, manœuvrée par des bras vigoureux, volait sur ses traces. Plusieurs fois elle l'approcha à quelques brasses, et le Canadien se tenait prêt à frapper ; mais le dugong se dérobait par un plongeon subit, et il était impossible de l'atteindre.

On juge de la colère qui surexcitait l'impatient Ned Land. Il lançait au malheureux animal les plus énergiques jurons de la langue anglaise. Pour mon compte, je n'en étais encore qu'au dépit de voir le dugong déjouer toutes nos ruses.

On le poursuivit sans relâche pendant une heure, et je commençais à croire qu'il serait très difficile de s'en emparer, quand cet animal fut pris d'une malencontreuse idée de vengeance dont il eut à se repentir. Il revint sur le canot pour l'assaillir à son tour.

Cette manœuvre n'échappa point au Canadien.

« Attention ! » dit-il.

Le patron prononça quelques mots de sa langue bizarre, et sans doute il prévint ses hommes de se tenir sur leurs gardes.

Le dugong, arrivé à vingt pieds du canot, s'arrêta, huma brusquement l'air avec ses vastes narines percées non à l'extrémité, mais à la partie supérieure de son museau. Puis, prenant son élan, il se précipita sur nous.

Le canot ne put éviter son choc ; à demi renversé, il embarqua une ou deux tonnes d'eau qu'il fallut vider ; mais, grâce à l'habileté du patron, abordé de biais et non de plein, il ne chavira pas. Ned Land, cramponné à l'étrave, lardait de coups de harpon le gigantesque animal, qui, de ses dents incrustées dans le plat-bord, soulevait l'embarcation hors de l'eau comme un lion fait d'un chevreuil. Nous étions renversés les uns sur les autres, et je ne sais trop comment aurait fini l'aventure, si le Canadien, toujours acharné contre la bête, ne l'eût enfin frappée au cœur.

J'entendis le grincement des dents sur la tôle, et le dugong disparut, entraînant le harpon avec lui. Mais bientôt le baril revint à la surface, et peu d'instants après, apparut le corps de l'animal, retourné sur le dos. Le canot le rejoignit, le prit à la remorque et se dirigea vers le Nautilus.

Il fallut employer des palans d'une grande puissance pour hisser le dugong sur la plate-forme. Il pesait cinq mille kilogrammes. On le dépeça sous les yeux du Canadien, qui tenait à suivre tous les détails de l'opération. Le jour même, le stewart me servit au dîner quelques tranches de cette chair habilement apprêtée par le cuisinier du bord. Je la trouvai excellente, et même supérieure à celle du veau, sinon du bœuf.

Le lendemain 11 février, l'office du Nautilus s'enrichit encore d'un gibier délicat. Une compagnie d'hirondelles de mer s'abattit sur le Nautilus. C'était une espèce de sterna nilotica, particulière à l'Égypte, dont le bec est noir, la tête grise et pointillée, l'œil entouré de points blancs, le dos, les ailes et la queue grisâtres, le ventre et la gorge blancs, les pattes rouges. On prit aussi quelques douzaines de canards du Nil, oiseaux sauvages d'un haut goût, dont le cou et le dessus de la tête sont blancs et tachetés de noir.

La vitesse du Nautilus était alors modérée. Il s'avançait en flânant, pour ainsi dire. J'observai que l'eau de la mer Rouge devenait de moins en moins salée, a mesure que nous approchions de Suez.

Vers cinq heures du soir, nous relevions au nord le cap de Ras-Mohammed. C'est ce cap qui forme l'extrémité de l'Arabie Pétrée, comprise entre le golfe de Suez et le golfe d'Acabah.

Le Nautilus pénétra dans le détroit de Jubal, qui conduit au golfe de Suez. J'aperçus distinctement une haute montagne, dominant entre les deux golfes le Ras-Mohammed. C'était le mont Oreb, ce Sinaï, au sommet duquel Moïse vit Dieu face à face, et que l'esprit se figure incessamment couronné d'éclairs.

A six heures, le Nautilus, tantôt flottant, tantôt immergé, passait au large de Tor, assise au fond d'une baie dont les eaux paraissaient teintées de rouge, observation déjà faite par le capitaine Nemo. Puis la nuit se fit, au milieu d'un lourd silence que rompaient parfois le cri du pélican et de quelques oiseaux de nuit, le bruit du ressac irrité par les rocs ou le gémissement lointain d'un steamer battant les eaux du golfe de ses pales sonores.

De huit à neuf heures, le Nautilus demeura à quelques mètres sous les eaux. Suivant mon calcul, nous devions être très près de Suez. A travers les panneaux du salon, j'apercevais des fonds de rochers vivement éclairés par notre lumière électrique. Il me semblait que le détroit se rétrécissait de plus en plus.

A neuf heures un quart, le bateau étant revenu à la surface, je montai sur la plate-forme. Très impatient de franchir le tunnel du capitaine Nemo, je ne pouvais tenir en place, et je cherchais à respirer l'air frais de la nuit.

Bientôt, dans l'ombre, j'aperçus un feu pâle, à demi décoloré par la brume, qui brillait à un mille de nous.

« Un phare flottant », dit-on près de moi.

Je me retournai et je reconnus le capitaine.

« C'est le feu flottant de Suez, reprit-il. Nous ne tarderons pas à gagner l'orifice du tunnel.

— L'entrée n'en doit pas être facile ?

— Non, monsieur. Aussi j'ai pour habitude de me tenir dans la cage du timonier pour diriger moi-même la manœuvre. Et maintenant, si vous voulez descendre, monsieur Aronnax, le Nautilus va s'enfoncer sous les flots, et il ne reviendra à leur surface qu'après avoir franchi l'Arabian-Tunnel. »

Je suivis le capitaine Nemo. Le panneau se ferma, les réservoirs d'eau s'emplirent, et l'appareil s'immergea d'une dizaine de mètres.

Au moment où me disposais à regagner ma chambre, le capitaine m'arrêta.

« Monsieur le professeur, me dit-il, vous plairait-il de m'accompagner dans la cage du pilote ?

— Je n'osais vous le demander, répondis-je.

— Venez donc. Vous verrez ainsi tout ce que l'on peut voir de cette navigation à la fois sous-terrestre et sous-marine. »

Le capitaine Nemo me conduisit vers l'escalier central. A mi-rampe, il ouvrit une porte, suivit les coursives supérieures et arriva dans la cage du pilote, qui, on le sait, s'élevait à l'extrémité de la plate-forme.

C'était une cabine mesurant six pieds sur chaque face, à peu près semblable à celles qu'occupent les timoniers des steamboats du Mississipi ou de l'Hudson. Au milieu se manœuvrait une roue disposée verticalement, engrenée sur les drosses du gouvernail qui couraient jusqu'à l'arrière du Nautilus. Quatre hublots de verres lenticulaires, évidés dans les parois de la cabine, permettaient à l'homme de barre de regarder dans toutes les directions.

Cette cabine était obscure ; mais bientôt mes yeux s'accoutumèrent à cette obscurité, et j'aperçus le pilote, un homme vigoureux, dont les mains s'appuyaient sur les jantes de la roue. Au-dehors, la mer apparaissait vivement éclairée par le fanal qui rayonnait en arrière de la cabine, à l'autre extrémité de la plate-forme.

« Maintenant, dit le capitaine Nemo, cherchons notre passage. »

Des fils électriques reliaient la cage du timonier avec la chambre des machines, et de là, le capitaine pouvait communiquer simultanément à son Nautilus la direction et le mouvement. Il pressa un bouton de métal, et aussitôt la vitesse de l'hélice fut très diminuée.

Je regardais en silence la haute muraille très accore que nous longions en ce moment, inébranlable base du massif sableux de la côte. Nous la suivîmes ainsi pendant une heure, à quelques mètres de distance seulement. Le capitaine Nemo ne quittait pas du regard la boussole suspendue dans la cabine à ses deux cercles concentriques. Sur un simple geste, le timonier modifiait à chaque instant la direction du Nautilus.

Je m'étais placé au hublot de bâbord, et j'apercevais de magnifiques substructions de coraux, des zoophytes, des algues et des crustacés agitant leurs pattes énormes, qui s'allongeaient hors des anfractuosités du roc.

A dix heures un quart, le capitaine Nemo prit lui-même la barre. Une large galerie, noire et profonde, s'ouvrait devant nous. Le Nautilus s'y engouffra hardiment. Un bruissement inaccoutumé se fit entendre sur ses flancs. C'étaient les eaux de la mer Rouge que la pente du tunnel précipitait vers la Méditerranée. Le Nautilus suivait le torrent, rapide comme une flèche, malgré les efforts de sa machine qui, pour résister, battait les flots à contre-hélice.

Sur les murailles étroites du passage, je ne voyais plus que des raies éclatantes, des lignes droites, des sillons de feu tracés par la vitesse sous l'éclat de l'électricité. Mon cœur palpitait, et je le comprimais de la main.

A dix heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo abandonna la roue du gouvernail, et se retournant vers moi :

« La Méditerranée », me dit-il.

En moins de vingt minutes, le Nautilus, entraîné par ce torrent, venait de franchir l'isthme de Suez.

VI

L'ARCHIPEL GREC

Le lendemain, 12 février, au lever du jour, le Nautilus remonta à la surface des flots. Je me précipitai sur la plate-forme. A trois milles dans le sud se dessinait la vague silhouette de Péluse. Un torrent nous avait portés d'une mer à l'autre. Mais ce tunnel, facile à descendre, devait être impraticable à remonter.

Vers sept heures, Ned et Conseil me rejoignirent. Ces deux inséparables compagnons avaient tranquillement dormi, sans se préoccuper autrement des prouesses du Nautilus.

« Eh bien, monsieur le naturaliste, demanda le Canadien d'un ton légèrement goguenard, et cette Méditerranée ?

— Nous flottons à sa surface, ami Ned.

— Hein ! fit Conseil, cette nuit même ?...

— Oui, cette nuit même, en quelques minutes, nous avons franchi cet isthme infranchissable.

— Je n'en crois rien, répondit le Canadien.

— Et vous avez tort, maître Land, repris-je. Cette côte basse qui s'arrondit vers le sud est la côte égyptienne.

— A d'autres, monsieur, répliqua l'entêté Canadien.

— Mais puisque monsieur l'affirme, lui dit Conseil, il faut croire monsieur.

— D'ailleurs, Ned, le capitaine Nemo m'a fait les honneurs de son tunnel, et j'étais près de lui, dans la cage du timonier, pendant qu'il dirigeait lui-même le Nautilus à travers cet étroit passage.

— Vous entendez, Ned ? dit Conseil.

— Et vous qui avez de si bons yeux, ajoutai-je, vous pouvez, Ned, apercevoir les jetées de Port-Saïd qui s'allongent dans la mer. »

Le Canadien regarda attentivement.

« En effet, dit-il, vous avez raison, monsieur le professeur, et votre capitaine est un maître homme. Nous sommes dans la Méditerranée. Bon. Causons donc, s'il vous plaît, de nos petites affaires, mais de façon à ce que personne ne puisse nous entendre. »

Je vis bien où le Canadien voulait en venir. En tout cas, je pensai qu'il valait mieux causer, puisqu'il le désirait, et tous les trois nous allâmes nous asseoir près du fanal, où nous étions moins exposés à recevoir l'humide embrun des lames.

« Maintenant, Ned, nous vous écoutons, dis-je. Qu'avez-vous à nous apprendre ?

— Ce que j'ai à vous apprendre est très simple, répondit le Canadien. Nous sommes en Europe, et avant que les caprices du capitaine Nemo nous entraînent jusqu'au fond des mers polaires ou nous ramènent en Océanie, je demande à quitter le Nautilus.  »

J'avouerai que cette discussion avec le Canadien m'embarrassait toujours. Je ne voulais en aucune façon entraver la liberté de mes compagnons, et cependant je n'éprouvais nul désir de quitter le capitaine Nemo. Grâce à lui, grâce à son appareil, je complétais chaque jour mes études sous-marines, et je refaisais mon livre des fonds sous-marins au milieu même de son élément. Retrouverais-je jamais une telle occasion d'observer les merveilles de l'Océan ? Non, certes ! Je ne pouvais donc me faire à cette idée d'abandonner le Nautilus avant notre cycle d'investigations accompli.

« Ami Ned, dis-je, répondez-moi franchement. Vous ennuyez-vous à bord ? Regrettez-vous que la destinée vous ait jeté entre les mains du capitaine Nemo ? »

Le Canadien resta quelques instants sans répondre. Puis, se croisant les bras :

« Franchement, dit-il, je ne regrette pas ce voyage sous les mers. Je serai content de l'avoir fait ; mais pour l'avoir fait, il faut qu'il se termine. Voilà mon sentiment.

— Il se terminera, Ned.

— Où et quand ?

— Où ? je n'en sais rien. Quand ? je ne peux le dire, ou plutôt je suppose qu'il s'achèvera, lorsque ces mers n'auront plus rien à nous apprendre. Tout ce qui a commencé a forcément une fin en ce monde.

— Je pense comme monsieur, répondit Conseil, et il est fort possible qu'après avoir parcouru toutes les mers du globe, le capitaine Nemo nous donne la volée à tous trois.

— La volée ! s'écria le Canadien. Une volée, voulez-vous dire ?

— N'exagérons pas, maître Land, repris-je. Nous n'avons rien à craindre du capitaine, mais je ne partage pas non plus les idées de Conseil. Nous sommes maîtres des secrets du Nautilus, et je n'espère pas que son commandant, pour nous rendre notre liberté, se résigne à les voir courir le monde avec nous.

— Mais alors, qu'espérez-vous donc ? demanda le Canadien.

— Que des circonstances se rencontreront dont nous pourrons, dont nous devrons profiter, aussi bien dans six mois que maintenant.

— Ouais ! fit Ned Land. Et où serons-nous dans six mois, s'il vous plaît, monsieur le naturaliste ?

— Peut-être ici, peut-être en Chine. Vous le savez, le Nautilus est un rapide marcheur. Il traverse les océans comme une hirondelle traverse les airs, ou un express les continents. Il ne craint point les mers fréquentées. Qui nous dit qu'il ne va pas rallier les côtes de France, d'Angleterre ou d'Amérique, sur lesquelles une fuite pourra être aussi avantageusement tentée qu'ici ?

— Monsieur Aronnax, répondit le Canadien, vos arguments pèchent par la base. Vous parlez au futur : « Nous serons là ! Nous serons ici ! » Moi je parle au présent : « Nous sommes ici, et il faut en profiter. » »

J'étais pressé de près par la logique de Ned Land, et je me sentais battu sur ce terrain. Je ne savais plus quels arguments faire valoir en ma faveur.

« Monsieur, reprit Ned, supposons, par impossible, que le capitaine Nemo vous offre aujourd'hui même la liberté. Accepterez-vous ?

— Je ne sais, répondis-je.

— Et s'il ajoute que cette offre qu'il vous fait aujourd'hui, il ne la renouvellera pas plus tard, accepterez-vous ? »

Je ne répondis pas.

« Et qu'en pense l'ami Conseil ? demanda Ned Land.

— L'ami Conseil, répondit tranquillement ce digne garçon, l'ami Conseil n'a rien à dire. Il est absolument désintéressé dans la question. Ainsi que son maître, ainsi que son camarade Ned, il est célibataire. Ni femme, ni parents, ni enfants ne l'attendent au pays. Il est au service de monsieur, il pense comme monsieur, il parle comme monsieur, et, à son grand regret, on ne doit pas compter sur lui pour faire une majorité. Deux personnes seulement sont en présence : monsieur d'un côté, Ned Land de l'autre. Cela dit, l'ami Conseil écoute, et il est prêt à marquer les points. »

Je ne pus m'empêcher de sourire, à voir Conseil annihiler si complètement sa personnalité. Au fond, le Canadien devait être enchanté de ne pas l'avoir contre lui.

« Alors, monsieur, dit Ned Land, puisque Conseil n'existe pas, ne discutons qu'entre nous deux. J'ai parlé, vous m'avez entendu. Qu'avez-vous à répondre ? »

Il fallait évidemment conclure, et les faux-fuyants me répugnaient.

« Ami Ned, dis-je, voici ma réponse. Vous avez raison contre moi, et mes arguments ne peuvent tenir devant les vôtres. Il ne faut pas compter sur la bonne volonté du capitaine Nemo. La prudence la plus vulgaire lui défend de nous mettre en liberté. Par contre, la prudence veut que nous profitions de la première occasion de quitter le Nautilus.

— Bien, monsieur Aronnax, voilà qui est sagement parlé.

— Seulement, dis-je, une observation, une seule. Il faut que l'occasion soit sérieuse. Il faut que notre première tentative de fuite réussisse ; car si elle avorte, nous ne retrouverons pas l'occasion de la reprendre, et le capitaine Nemo ne nous pardonnera pas.

— Tout cela est juste, répondit le Canadien. Mais votre observation s'applique à toute tentative de fuite, qu'elle ait lieu dans deux ans ou dans deux jours. Donc, la question est toujours celle-ci : si une occasion favorable se présente, il faut la saisir.

— D'accord. Et maintenant, me direz-vous. Ned, ce que vous entendez par une occasion favorable ?

— Ce serait celle qui, par une nuit sombre, amènerait le Nautilus à peu de distance d'une côte européenne.

€” Et vous tenteriez de vous sauver à la nage ?

Oui, si nous étions suffisamment rapprochés d'un rivage, et si le navire flottait à la surface. Non, si nous étions éloignés, et si le navire naviguait sous les eaux.

— Et dans ce cas ?

— Dans ce cas, je chercherais à m'emparer du canot. Je sais comment il se manœuvre. Nous nous introduirions à l'intérieur, et les boulons enlevés, nous remonterions à la surface, sans même que le timonier, placé à l'avant, s'aperçût de notre fuite.

— Bien, Ned. Épiez donc cette occasion ; mais n'oubliez pas qu'un échec nous perdrait.

— Je ne l'oublierai pas, monsieur.

— Et maintenant, Ned, voulez-vous connaître toute ma pensée sur votre projet ?

— Volontiers, monsieur Aronnax.

— Eh bien, je pense — je ne dis pas j'espère — je pense que cette occasion favorable ne se présentera pas.

— Pourquoi cela ?

— Parce que le capitaine Nemo ne peut se dissimuler que nous n'avons pas renoncé à l'espoir de recouvrer notre liberté, et qu'il se tiendra sur ses gardes, surtout dans les mers et en vue des côtes européennes.

— Je suis de l'avis de monsieur, dit Conseil.

— Nous verrons bien, répondit Ned Land, qui secouait la tête d'un air déterminé.

— Et maintenant, Ned Land, ajoutai-je, restons-en là. Plus un mot sur tout ceci. Le jour où vous serez prêt, vous nous préviendrez et nous vous suivrons. Je m'en rapporte complètement à vous. »

Cette conversation, qui devait avoir plus tard de si graves conséquences, se termina ainsi. Je dois dire maintenant que les faits semblèrent confirmer mes prévisions au grand désespoir du Canadien. Le capitaine Nemo se défiait-il de nous dans ces mers fréquentées, ou voulait-il seulement se dérober à la vue des nombreux navires de toutes nations qui sillonnent la Méditerranée ? Je l'ignore, mais il se maintint le plus souvent entre deux eaux et au large des côtes. Ou le Nautilus émergeait, ne laissant passer que la cage du timonier, ou il s'en allait à de grandes profondeurs, car entre l'archipel grec et l'Asie Mineure nous ne trouvions pas le fond par deux mille mètres.

Aussi, je n'eus connaissance de l'île de Carpathos, l'une des Sporades, que par ce vers de Virgile que le capitaine Nemo me cita, en posant son doigt sur un point du planisphère :

Est in Carpathio Neptuni gurgite vates
Cœruleus Proteus...

C'était, en effet, l'antique séjour de Protée, le vieux pasteur des troupeaux de Neptune, maintenant l'île de Scarpanto, située entre Rhodes et la Crète. Je n'en vis que les soubassements granitiques à travers la vitre du salon.

Le lendemain, 14 février, je résolus d'employer quelques heures à étudier les poissons de l'Archipel ; mais par un motif quelconque, les panneaux demeurèrent hermétiquement fermés. En relevant la direction du Nautilus, je remarquai qu'il marchait vers Candie, l'ancienne île de Crète. Au moment où je m'étais embarqué sur I'Abraham-Lincoln, cette île venait de s'insurger tout entière contre le despotisme turc. Mais ce qu'était devenue cette insurrection depuis cette époque, je l'ignorais absolument, et ce n'était pas le capitaine Nemo, privé de toute communication avec la terre, qui aurait pu me l'apprendre.

Je ne fis donc aucune allusion à cet événement, lorsque, le soir, je me trouvai seul avec lui dans le salon. D'ailleurs, il me sembla taciturne, préoccupé. Puis, contrairement à ses habitudes, il ordonna d'ouvrir les deux panneaux du salon, et, allant de l'un à l'autre, il observa attentivement la masse des eaux. Dans quel but ? Je ne pouvais le deviner, et, de mon côté, j'employai mon temps à étudier les poissons qui passaient devant mes yeux.

Entre autres, je remarquai ces gobies aphyses, citées par Aristote et vulgairement connues sous le nom de « loches de mer », que l'on rencontre particulièrement dans les eaux salées avoisinant le delta du Nil. Près d'elles se déroulaient des pagres à demi phosphorescents, sortes de spares que les Égyptiens rangeaient parmi les animaux sacrés, et dont l'arrivée dans les eaux du Reuve, dont elles annonçaient le fécond débordement, était fêtée par des cérémonies religieuses. Je notai également des cheilines longues de trois décimètres, poissons osseux à écailles transparentes, dont la couleur livide est mélangée de taches rouges ; ce sont de grands mangeurs de végétaux marins, ce qui leur donne un goût exquis ; aussi ces cheilines étaient-elles très recherchées des gourmets de l'ancienne Rome, et leurs entrailles, accommodées avec des laites de murènes, des cervelles de paons et des langues de phénicoptères, composaient ce plat divin qui ravissait Vitellius.

Un autre habitant de ces mers attira mon attention et ramena dans mon esprit tous les souvenirs de l'antiquité. Ce fut le rémora qui voyage attaché au ventre des requins ; au dire des anciens, ce petit poisson, accroché à la carène d'un navire, pouvait l'arrêter dans sa marche, et l'un d'eux, retenant le vaisseau d'Antoine pendant la bataille d'Actium, facilita ainsi la victoire d'Auguste. A quoi tiennent les destinées des nations ! J'observai également d'admirables anthias qui appartiennent à l'ordre des lutjans, poissons sacrés pour les Grecs qui leur attribuaient le pouvoir de chasser les monstres marins des eaux qu'ils fréquentaient ; leur nom signifie, fleur, et ils le justifiaient par leurs couleurs chatoyantes, leurs nuances comprises dans la gamme du rouge depuis la pâleur du rose jusqu'à l'éclat du rubis, et les fugitifs reflets qui moiraient leur nageoire dorsale. Mes yeux ne pouvaient se détacher de ces merveilles de la mer, quand ils furent frappés soudain par une apparition inattendue.

Au milieu des eaux, un homme apparut, un plongeur portant à sa ceinture une bourse de cuir. Ce n'était pas un corps abandonné aux flots. C'était un homme vivant qui nageait d'une main vigoureuse, disparaissant parfois pour aller respirer à la surface et replongeant aussitôt.

Je me retournai vers le capitaine Nemo, et d'une voix émue :

« Un homme ! un naufragé ! m'écriai-je. Il faut le sauver à tout prix ! »

Le capitaine ne me répondit pas et vint s'appuyer à la vitre.

L'homme s'était rapproché, et, la face collée au panneau, il nous regardait.

A ma profonde stupéfaction, le capitaine Nemo lui fit un signe. Le plongeur lui répondit de la main, remonta immédiatement vers la surface de la mer, et ne reparut plus.

« Ne vous inquiétez pas, me dit le capitaine. C'est Nicolas, du cap Matapan, surnommé le Pesce. Il est bien connu dans toutes les Cyclades. Un hardi plongeur ! L'eau est son élément, et il y vit plus que sur terre, allant sans cesse d'une île à l'autre et jusqu'à la Crète.

— Vous le connaissez, capitaine ?

— Pourquoi pas, monsieur Aronnax ? »

Cela dit, le capitaine Nemo se dirigea vers un meuble placé près du panneau gauche du salon. Près de ce meuble, je vis un coffre cerclé de fer, dont le couvercle portait sur une plaque de cuivre le chiffre du Nautilus, avec sa devise Mobilis in mobile.

En ce moment, le capitaine, sans se préoccuper de ma présence, ouvrit le meuble, sorte de coffre-fort qui renfermait un grand nombre de lingots.

C'étaient des lingots d'or. D'où venait ce précieux métal qui représentait une somme énorme ? Où le capitaine recueillait-il cet or, et qu'allait-il faire de celui-ci ?

Je ne prononçai pas un mot. Je regardai. Le capitaine Nemo prit un à un ces lingots et les rangea méthodiquement dans le coffre qu'il remplit entièrement. J'estimai qu'il contenait alors plus de mille kilogrammes d'or, c'est-à-dire près de cinq millions de francs.

Le coffre fut solidement fermé, et le capitaine écrivit sur son couvercle une adresse en caractères qui devaient appartenir au grec moderne.

Ceci fait, le capitaine Nemo pressa un bouton dont le fil correspondait avec le poste de l'équipage. Quatre homme parurent, et non sans peine ils poussèrent le coffre hors du salon. Puis, j'entendis qu'ils le hissaient au moyen de palans sur l'escalier de fer.

En ce moment, le capitaine Nemo se tourna vers moi :

« Et vous disiez, monsieur le professeur ? me demanda-t-il.

— Je ne disais rien, capitaine.

— Alors, monsieur, vous me permettrez de vous souhaiter le bonsoir. »

Et sur ce, le capitaine Nemo quitta le salon.

Je rentrai dans ma chambre très intrigué, on le conçoit. J'essayai vainement de dormir. Je cherchais une relation entre l'apparition de ce plongeur et ce coffre rempli d'or. Bientôt, je sentis à certains mouvements de roulis et de tangage, que le Nautilus quittant les couches inférieures revenait à la surface des eaux.

Puis, j'entendis un bruit de pas sur la plate-forme. Je compris que l'on détachait le canot, qu'on le lançait à la mer. Il heurta un instant les flancs du Nautilus, et tout bruit cessa.

Deux heures après, le même bruit, les mêmes allées et venues se reproduisaient. L'embarcation, hissée à bord, était rajustée dans son alvéole, et le Nautilus se replongeait sous les flots.

Ainsi donc, ces millions avaient été transportés à leur adresse. Sur quel point du continent ? Quel était le correspondant du capitaine Nemo ?

Le lendemain, je racontai à Conseil et au Canadien les événements de cette nuit, qui surexcitaient ma curiosité au plus haut point. Mes compagnons ne furent pas moins surpris que moi.

« Mais où prend-il ces millions ? » demanda Ned Land.

A cela, pas de réponse possible. Je me rendis au salon après avoir déjeuné, et je me mis au travail. Jusqu'à cinq heures du soir, je rédigeai mes notes. En ce moment — devais-je l'attribuer à une disposition personnelle — je sentis une chaleur extrême, et je dus enlever mon vêtement de byssus. Effet incompréhensible, car nous n'étions pas sous de hautes latitudes, et d'ailleurs le Nautilus, immergé, ne devait éprouver aucune élévation de température. Je regardai le manomètre. Il marquait une profondeur de soixante pieds, à laquelle la chaleur atmosphérique n'aurait pu atteindre.

Je continuai mon travail, mais la température s'éleva au point de devenir intolérable.

« Est-ce que le feu serait à bord ? » me demandai-je.

J'allais quitter le salon, quand le capitaine Nemo entra. Il s'approcha du thermomètre, le consulta, et se retournant vers moi :

« Quarante-deux degrés, dit-il.

— Je m'en aperçois, capitaine, répondis-je, et pour peu que cette chaleur augmente, nous ne pourrons la supporter.

— Oh ! monsieur le professeur, cette chaleur n'augmentera que si nous le voulons bien.

— Vous pouvez donc la modérer à votre gré ?

— Non, mais je puis m'éloigner du foyer qui la produit.

— Elle est donc extérieure ?

— Sans doute. Nous flottons dans un courant d'eau bouillante.

— Est-il possible ? m'écriai-je.

— Regardez. »

Les panneaux s'ouvrirent, et je vis la mer entièrement blanche autour du Nautilus. Une fumée de vapeurs sulfureuses se déroulait au milieu des flots qui bouillonnaient comme l'eau d'une chaudière. J'appuyai ma main sur une des vitres, mais la chaleur était telle que je dus la retirer.

« Où sommes-nous ? demandai-je.

— Près de l'île Santorin, monsieur le professeur, me répondit le capitaine, et précisément dans ce canal qui sépare Néa-Kamenni de Paléa-Kamenni. J'ai voulu vous donner le curieux spectacle d'une éruption sous-marine.

Je croyais, dis-je, que la formation de ces îles nouvelles était terminée.

— Rien n'est jamais terminé dans les parages volcaniques, répondit le capitaine Nemo, et le globe y est toujours travaillé par les feux souterrains. Déjà, en l'an dix-neuf de notre ère, suivant Cassiodore et Pline, une île nouvelle, Théia la divine, apparut à la place même où se sont récemment formés ces îlots. Puis, elle s'abîma sous les flots, pour se remontrer en l'an soixante-neuf et s'abîmer encore une fois. Depuis cette époque jusqu'à nos jours, le travail plutonien fut suspendu. Mais, le 3 février 1866, un nouvel îlot, qu'on nomma l'îlot de George, émergea au milieu des vapeurs sulfureuses, près de Néa-Kamenni, et s'y souda, le 6 du même mois. Sept jours après, le 13 février, l'îlot Aphroessa parut, laissant entre Néa-Kamenni et lui un canal de dix mètres. J'étais dans ces mers quand le phénomène se produisit, et j'ai pu en observer toutes les phases. L'îlot Aphroessa, de forme arrondie, mesurait trois cents pieds de diamètre sur trente pieds de hauteur. Il se composait de laves noires et vitreuses, mêlées de fragments feldspathiques. Enfin, le 10 mars, un îlot plus petit, appelé Réka, se montra près de Néa-Kamenni, et depuis lors, ces trois îlots, soudés ensemble, ne forment plus qu'une seule et même île.

— Et le canal où nous sommes en ce moment ? demandai-je.

— Le voici, répondit le capitaine Nemo, en me montrant une carte de l'Archipel. Vous voyez que j'y ai porté les nouveaux îlots.

— Mais ce canal se comblera un jour ?

— C'est probable, monsieur Aronnax, car, depuis 1866, huit petits îlots de lave ont surgi en face du port Saint-Nicolas de Paléa-Kamenni. Il est donc évident que Néa et Paléa se réuniront dans un temps rapproché. Si, au milieu du Pacifique, ce sont les infusoires qui forment les continents, ici, ce sont les phénomènes éruptifs. Voyez, monsieur, voyez le travail qui s'accomplit sous ces flots. »

Je revins vers la vitre. Le Nautilus ne marchait plus. La chaleur devenait intolérable. De blanche qu'elle était, la mer se faisait rouge, coloration due à la présence d'un sel de fer. Malgré l'hermétique fermeture du salon, une odeur sulfureuse insupportable se dégageait, et j'apercevais des flammes écarlates dont la vivacité tuait l'éclat de l'électricité.

J'étais en nage, j'étouffais, j'allais cuire. Oui, en vérité, je me sentais cuire !

« On ne peut rester plus longtemps dans cette eau bouillante, dis-je au capitaine.

— Non, ce ne serait pas prudent », répondit l'impassible Nemo.

Un ordre fut donné. Le Nautilus vira de bord et s'éloigna de cette fournaise qu'il ne pouvait impunément braver. Un quart d'heure plus tard, nous respirions à la surface des flots.

La pensée me vint alors que si Ned Land avait choisi ces parages pour effectuer notre fuite, nous ne serions pas sortis vivants de cette mer de feu.

Le lendemain, 16 février, nous quittions ce bassin qui, entre Rhodes et Alexandrie, compte des profondeurs de trois mille mètres, et le Nautilus passant au large de Cerigo, abandonnait l'archipel grec, après avoir doublé le cap Matapan.

VII

LA MÉDITERRANÉE EN QUARANTE-HUIT HEURES

La Méditerranée, la mer bleue par excellence, la « grande mer » des Hébreux, la « mer » des Grecs, le « mare nostrum » des Romains, bordée d'orangers, d'aloès, de cactus, de pins maritimes, embaumée du parfum des myrtes, encadrée de rudes montagnes, saturée d'un air pur et transparent, mais incessamment travaillée par les feux de la terre, est un véritable monde. C'est là, sur ses rivages et sur ses eaux, dit Michelet, que l'homme se retrempe dans l'un des plus puissants climats du globe.

Mais si beau qu'il soit, je n'ai pu prendre qu'un aperçu rapide de ce bassin, dont la superficie couvre deux millions de kilomètres carrés. Les connaissances personnelles du capitaine Nemo me firent même défaut, car l'énigmatique personnage ne parut pas une seule fois pendant cette traversée à grande vitesse. J'estime à six cents lieues environ le chemin que le Nautilus parcourut sous les flots de cette mer, et ce voyage, il l'accomplit en deux fois vingt-quatre heures. Partis le matin du 16 février des parages de la Grèce, le 18, au soleil levant, nous avions franchi le détroit de Gibraltar.

— Il fut évident pour moi que cette Méditerranée, resserrée au milieu de ces terres qu'il voulait fuir, déplaisait au capitaine Nemo. Ses flots et ses brises lui rapportaient trop de souvenirs, sinon trop de regrets. Il n'avait plus ici cette liberté d'allures, cette indépendance de manœuvres que lui laissaient les océans, et son Nautilus se sentait à l'étroit entre ces rivages rapprochés de l'Afrique et de l'Europe.

Aussi, notre vitesse fut-elle de vingt-cinq milles à l'heure, soit douze lieues de quatre kilomètres. Il va sans dire que Ned Land, à son grand ennui, dut renoncer à ses projets de fuite. Il ne pouvait se servir du canot entraîné à raison de douze à treize mètres par seconde. Quitter le Nautilus dans ces conditions, c'eût été sauter d'un train marchant avec cette rapidité, manœuvre imprudente s'il en fut. D'ailleurs, notre appareil ne remontait que la nuit à la surface des flots, afin de renouveler sa provision d'air, et il se dirigeait seulement suivant les indications de la boussole et les relèvements du loch.

Je ne vis donc de l'intérieur de cette Méditerranée que ce que le voyageur d'un express aperçoit du paysage qui fuit devant ses yeux, c'est-à-dire les horizons lointains, et non les premiers plans qui passent comme un éclair. Cependant, Conseil et moi, nous pûmes observer quelques-uns de ces poissons méditerranéens, que la puissance de leurs nageoires maintenait quelques instants dans les eaux du Nautilus. Nous restions à l'affût devant les vitres du salon, et nos notes me permettent de refaire en quelques mots l'ichtyologie de cette mer.

Des divers poissons qui l'habitent, j'ai vu les uns, entrevu les autres, sans parler de ceux que la vitesse du Nautilus déroba à mes yeux. Qu'il me soit donc permis de les classer d'après cette classification fantaisiste. Elle rendra mieux mes rapides observations.

Au milieu de la masse des eaux vivement éclairées par les nappes électriques, serpentaient quelques-unes de ces lamproies longues d'un mètre, qui sont communes à presque tous les climats. Des oxyrhinques, sortes de raies, larges de cinq pieds, au ventre blanc, au dos gris cendré et tacheté, se développaient comme de vastes châles emportés par les courants. D'autres raies passaient si vite que je ne pouvais reconnaître si elles méritaient ce nom d'aigles qui leur fut donné par les Grecs, ou ces qualifications de rat, de crapaud et de chauve-souris, dont les pêcheurs modernes les ont affublées. Des squales-milandres, longs de douze pieds et particulièrement redoutés des plongeurs, luttaient de rapidité entre eux. Des renards marins, longs de huit pieds et doués d'une extrême finesse d'odorat, apparaissaient comme de grandes ombres bleuâtres. Des dorades, du genre spare, dont quelques-unes mesuraient jusqu'à treize décimètres, se montraient dans leur vêtement d'argent et d'azur entouré de bandelettes, qui tranchait sur le ton sombre de leurs nageoires, poissons consacrés à Vénus, et dont l'œil est enchâssé dans un sourcil d'or ; espèce précieuse, amie de toutes les eaux, douces ou salées, habitant les fleuves, les lacs et les océans, vivant sous tous les climats, supportant toutes les températures, et dont la race, qui remonte aux époques géologiques de la terre, a conserve toute sa beauté des premiers jours. Des esturgeons magnifiques, longs de neuf à dix mètres, animaux de grande marche, heurtaient d'une queue puissante la vitre des panneaux, montrant leur dos bleuâtre à petites taches brunes : ils ressemblent aux squales dont ils n'égalent pas la force, et se rencontrent dans toutes les mers ; au printemps, ils aiment à remonter les grands fleuves, à lutter contre les courants du Volga, du Danube, du Pô, du Rhin, de la Loire, de l'Oder, et se nourrissent de harengs, de maquereaux, de saumons et de gades ; bien qu'ils appartiennent à la classe des cartilagineux, ils sont délicats ; on les mange frais, séchés, marinés ou salés, et, autrefois, on les portait triomphalement sur la table des Lucullus. Mais de ces divers habitants de la Méditerranée, ceux que je pus observer le plus utilement, lorsque le Nautilus se rapprochait de la surface, appartenaient au soixante-troisième genre des poissons osseux. C'étaient des scombres-thons, au dos bleu-noir, au ventre cuiras d'argent, et dont les rayons dorsaux jettent des lueurs d'or. Ils ont la réputation de suivre la marche des navires dont ils recherchent l'ombre fraîche sous les feux du ciel tropical, et ils ne la démentirent pas en accompagnant le Nautilus comme ils accompagnèrent autrefois les vaisseaux de Lapérouse. Pendant de longues heures, ils luttèrent de vitesse avec notre appareil. Je ne pouvais me lasser d'admirer ces animaux véritablement taillés pour la course, leur tête petite, leur corps lisse et fusiforme qui chez quelques-uns dépassait trois mètres, leurs pectorales douées d'une remarquable vigueur et leurs caudales fourchues. Ils nageaient en triangle, comme certaines troupes d'oiseaux dont ils égalaient la rapidité, ce qui faisait dire aux anciens que la géométrie et la stratégie leur étaient familières. Et cependant ils n'échappent point aux poursuites des Provençaux, qui les estiment comme les estimaient les habitants de la Propontide et de l'Italie, et c'est en aveugles, en étourdis, que ces pré marseillaises.

Je citerai, pour mémoire seulement, ceux des poissons méditerranéens que Conseil ou moi nous ne fîmes qu'entrevoir. C'étaient des gymontes-fierasfers blanchâtres qui passaient comme d'insaisissables vapeurs, des murènes-congres, serpents de trois à quatre mètres enjolivés de vert, de bleu et de jaune, des gades-merlus, longs de trois pieds, dont le foie formait un morceau délicat, des coepoles-ténias qui flottaient comme de fines algues, des trygles que les poètes appellent poissons-lyres et les marins poissons-siffleurs, et dont le museau est orné de deux lames triangulaires et dentelées qui figurent l'instrument du vieil Homère, des trygles-hirondelles, nageant avec la rapidité de l'oiseau dont ils ont pris le nom, des holocentres-mérons, à tête rouge, dont la nageoire dorsale est garnie de filaments, des aloses agrémentées de taches noires, grises, brunes, bleues, jaunes, vertes, qui sont sensibles à la voix argentine des clochettes, et de splendides turbots, ces faisans de la mer, sortes de losanges à nageoires jaunâtres, pointillés de brun, et dont le coté supérieur, le côté gauche, est généralement marbré de brun et de jaune, enfin des troupes d'admirables mulles rougets, véritables paradisiers de l'Océan, que les Romains payaient jusqu'à dix mille sesterces la pièce, et qu'ils faisaient mourir sur leur table, pour suivre d'un œil cruel leurs changements de couleurs depuis le rouge cinabre de la vie jusqu'au blanc pâle de la mort.

Et si je ne pus observer ni miralets, ni balistes, ni tétrodons, ni hippocampes, ni jouans, ni centrisques, ni blennies, ni surmulets, ni labres, ni éperlans, ni exocets, ni anchois, ni pagels, ni bogues, ni orphes, ni tous ces principaux représentants de l'ordre des pleuronectes, les limandes, les flez, les plies, les soles, les carrelets, communs à l'Atlantique et à la Méditerranée, il faut en accuser la vertigineuse vitesse qui emportait le Nautilus à travers ces eaux opulentes.

Quant aux mammifères marins, je crois avoir reconnu en passant à l'ouvert de l'Adriatique, deux ou trois cachalots, munis d'une nageoire dorsale du genre des physétères, quelques dauphins du genre des globicéphales, spéciaux à la Méditerranée et dont la partie antérieure de la tête est zébrée de petites lignes claires, et aussi une douzaine de phoques au ventre blanc, au pelage noir, connus sous le nom de moines et qui ont absolument l'air de Dominicains longs de trois mètres.

Pour sa part, Conseil croit avoir aperçu une tortue large de six pieds, ornée de trois arêtes saillantes dirigées longitudinalement. Je regrettai de ne pas avoir vu ce reptile, car, à la description que m'en fit Conseil, je crus reconnaître le luth qui forme une espèce assez rare. Je ne remarquai, pour mon compte, que quelques cacouannes a carapace allongée.

Quant aux zoophytes, je pus admirer, pendant quelques instants, une admirable galéolaire orangée qui s'accrocha à la vitre du panneau de bâbord ; c'était un long filament ténu, s'arborisant en branches infinies et terminées par la plus fine dentelle qu'eussent jamais filée les rivales d'Arachné. Je ne pus, malheureusement, pêcher cet admirable échantillon, et aucun autre zoophyte méditerranéen ne se fût sans doute offert à mes regards, si le Nautilus, dans la soirée du 16, n'eût singulièrement ralenti sa vitesse. Voici dans quelles circonstances.

Nous passions alors entre la Sicile et la côte de Tunis. Dans cet espace resserré entre le cap Bon et le détroit de Messine, le fond de la mer remonte presque subitement. Là s'est formée une véritable crête sur laquelle il ne reste que dix-sept mètres d'eau, tandis que de chaque côté la profondeur est de cent soixante-dix mètres. Le Nautilus dut donc manœuvrer prudemment afin de ne pas se heurter contre cette barrière sous-marine.

Je montrai à Conseil, sur la carte de la Méditerranée, l'emplacement qu'occupait ce long récif.

« Mais, n'en déplaise à monsieur, fit observer Conseil, c'est comme un isthme véritable qui réunit l'Europe à l'Afrique.

— Oui, mon garçon, répondis-je, il barre en entier le détroit de Libye, et les sondages de Smith ont prouvé que les continents étaient autrefois réunis entre le cap Boco et le cap Furina.

— Je le crois volontiers, dit Conseil.

— J'ajouterai, repris-je, qu'une barrière semblable existe entre Gibraltar et Ceuta, qui, aux temps géologiques, fermait complètement la Méditerranée.

— Eh ! fit Conseil, si quelque poussée volcanique relevait un jour ces deux barrières au-dessus des flots !

— Ce n'est guère probable, Conseil.

— Enfin, que monsieur me permette d'achever, si ce phénomène se produisait, ce serait fâcheux pour monsieur de Lesseps, qui se donne tant de mal pour percer son isthme !

— J'en conviens, mais, je te le répète, Conseil, ce phénomène ne se produira pas. La violence des forces souterraines va toujours diminuant. Les volcans, si nombreux aux premiers jours du monde, s'éteignent peu à peu, la chaleur interne s'affaiblit, la température des couches inférieures du globe baisse d'une quantité appréciable par siècle, et au détriment de notre globe, car cette chaleur, c'est sa vie.

— Cependant, le soleil...

— Le soleil est insuffisant, Conseil. Peut-il rendre la chaleur à un cadavre ?

— Non, que je sache.

— Eh bien, mon ami, la terre sera un jour ce cadavre refroidi. Elle deviendra inhabitable et sera inhabitée comme la lune, qui depuis longtemps a perdu sa chaleur vitale.

— Dans combien de siècles ? demanda Conseil.

— Dans quelques centaines de mille ans, mon garçon.

— Alors, répondit Conseil, nous avons le temps d'achever notre voyage, si toutefois Ned Land ne s'en mêle pas ! »

Et Conseil, rassuré, se remit à étudier le haut-fond que le Nautilus rasait de près avec une vitesse modérée.

Là, sous un sol rocheux et volcanique, s'épanouissait toute une flore vivante, des éponges, des holoturies, des cydippes hyalines ornées de cyrrhes rougeâtres et qui émettaient une légère phosphorescence, des beroës, vulgairement connus sous le nom de concombres de mer et baignés dans les miroitements d'un spectre solaire, des comatules ambulantes, larges d'un mètre, et dont la pourpre rougissait les eaux, des euryales arborescentes de la plus grande beauté, des pavonacées à longues tiges, un grand nombre d'oursins comestibles d'espèces variées, et des actinies vertes au tronc grisâtre, au disque brun, qui se perdaient dans leur chevelure olivâtre de tentacules.

Conseil s'était occupé plus particulièrement d'observer les mollusques et les articulés, et bien que la nomenclature en soit un peu aride, je ne veux pas faire tort à ce brave garçon en omettant ses observations personnelles.

Dans l'embranchement des mollusques, il cite de nombreux pétoncles pectiniformes, des spondyles pieds-d'âne qui s'entassaient les uns sur les autres, des donaces triangulaires, des hyalles tridentées, à nageoires jaunes et à coquilles transparentes, des pleurobranches orangés, des œufs pointillés ou semés de points verdâtres, des aplysies connues aussi sous le nom de lièvres de mer, des dolabelles, des acères charnus, des ombrelles spéciales à la Méditerranée, des oreilles de mer dont la coquille produit une nacre très recherchée, des pétoncles flammulés, des anomies que les Languedociens, dit-on, préfèrent aux huîtres, des clovis si chers aux Marseillais, des praires doubles, blanches et grasses, quelques-uns de ces clams qui abondent sur les côtes de l'Amérique du Nord et dont il se fait un débit si considérable à New York, des peignes operculaires de couleurs variées, des lithodonces enfoncées dans leurs trous et dont je goûtais fort le goût poivré, des vénéricardes sillonnées dont la coquille à sommet bombé présentait des côtes saillantes, des cynthies hérissées de tubercules écarlates, des carniaires à pointe recourbées et semblables à de légères gondoles, des féroles couronnées, des atlantes à coquilles spiraliformes, des thétys grises, tachetées de blanc et recouvertes de leur mantille frangée, des éolides semblables à de petites limaces, des cavolines rampant sur le dos, des auricules et entre autres l'auricule myosotis, à coquille ovale, des scalaires fauves, des littorines, des janthures, des cinéraires, des pétricoles, des lamellaires, des cabochons, des pandores, etc.

Quant aux articulés, Conseil les a, sur ses notes, très justement divisés en six classes, dont trois appartiennent au monde marin. Ce sont les classes des crustacés, des cirrhopodes et des annélides.

Les crustacés se subdivisent en neuf ordres, et le premier de ces ordres comprend les décapodes, c'est-à-dire les animaux dont la tête et le thorax sont le plus généralement soudés entre eux, dont l'appareil buccal est composé de plusieurs paires de membres, et qui possèdent quatre, cinq ou six paires de pattes thoraciques ou ambulatoires. Conseil avait suivi la méthode de notre maître Milne Edwards, qui fait trois sections des décapodes : les brachyoures, les macroures et les anomoures. Ces noms sont légèrement barbares, mais ils sont justes et précis. Parmi les macroures, Conseil cite des amathies dont le front est armé de deux grandes pointes divergentes, l'inachus scorpion, qui — je ne sais pourquoi — symbolisait la sagesse chez les Grecs, des lambres-masséna, des lambres-spinimanes, probablement égarés sur ce haut-fond, car d'ordinaire ils vivent à de grandes profondeurs, des xhantes, des pilumnes, des rhomboldes, des calappiens granuleux — très faciles à digérer, fait observer Conseil — des corystes édentés, des ébalies, des cymopolies, des dorripes laineuses, etc. Parmi les macroures, subdivisés en cinq familles, les cuirassés, les fouisseurs, les astaciens, les salicoques et les ochyzopodes, il cite des langoustes communes, dont la chair est si estimée chez les femelles, des scyllares-ours ou cigales de mer, des gébies riveraines, et toutes sortes d'espèces comestibles, mais il ne dit rien de la subdivision des astaciens qui comprend les homards, car les langoustes sont les seuls homards de la Méditerranée. Enfin, parmi les anomoures, il vit des drocines communes, abritées derrière cette coquille abandonnée dont elles s'emparent, des homoles à front épineux, des bernard-l'ermite, des porcellanes, etc.

Là s'arrêtait le travail de Conseil. Le temps lui avait manqué pour compléter la classe des crustacés par l'examen des stomapodes, des amphipodes, des homopodes, des isopodes, des trilobites, des branchiapodes, des ostracodes et des entomostracées. Et pour terminer l'étude des articulés marins, il aurait dû citer la classe des cyrrhopodes qui renferme les cyclopes, les argules, et la classe des annélides qu'il n'eût pas manqué de diviser en tubicoles et en dorsibranches. Mais le Nautilus, ayant dépassé le haut-fond du détroit de Libye, reprit dans les eaux plus profondes sa vitesse accoutumée. Dès lors plus de mollusques, plus d'articulés, plus de zoophytes. A peine quelques gros poissons qui passaient comme des ombres.

Pendant la nuit du 16 au 17 février, nous étions entrés dans ce second bassin méditerranéen, dont les plus grandes profondeurs se trouvent par trois mille mètres. Le Nautilus, sous l'impulsion de son hélice, glissant sur ses plans inclinés, s'enfonça jusqu'aux dernières couches de la mer.

Là, à défaut des merveilles naturelles, la masse des eaux offrit à mes regards bien des scènes émouvantes et terribles. En effet, nous traversions alors toute cette partie de la Méditerranée si féconde en sinistres. De la côte algérienne aux rivages de la Provence, que de navires ont fait naufrage, que de bâtiments ont disparu ! La Méditerranée n'est qu'un lac, comparée aux vastes plaines liquides du Pacifique, mais c'est un lac capricieux, aux flots changeants, aujourd'hui propice et caressant pour la frêle tartane qui semble flotter entre le double outre-mer des eaux et du ciel, demain, rageur tourmenté, démonté par les vents, brisant les plus forts navires de ses lames courtes qui les frappent à coups précipités.

Ainsi, dans cette promenade rapide à travers les couches profondes, que d'épaves j'aperçus gisant sur le sol, les unes déjà empâtées par les coraux, les autres revêtues seulement d'une couche de rouille, des ancres, des canons, des boulets, des garnitures de fer, des branches d'hélice, des morceaux de machines, des cylindres brisés, des chaudières défoncées, puis des coques flottant entre deux eaux, celles-ci droites, celles-là renversées.

De ces navires naufragés, les uns avaient péri par collision, les autres pour avoir heurté quelque écueil de granit. J'en vis qui avaient coulé à pic, la mâture droite, le gréement raidi par l'eau. Ils avaient l'air d'être à l'ancre dans une immense rade foraine et d'attendre le moment du départ. Lorsque le Nautilus passait entre eux et les enveloppait de ses nappes électriques, il semblait que ces navires allaient le saluer de leur pavillon et lui envoyer leur numéro d'ordre ! Mais non, rien que le silence et la mort sur ce champ des catastrophes !

J'observai que les fonds méditerranéens étaient plus encombrés de ces sinistres épaves à mesure que le Nautilus se rapprochait du détroit de Gibraltar. Les côtes d'Afrique et d'Europe se resserrent alors, et dans cet étroit espace, les rencontres sont fréquentes. Je vis là de nombreuses carènes de fer, des ruines fantastiques de steamers, les uns couchés, les autres debout, semblables à des animaux formidables. Un de ces bateaux aux flancs ouverts, sa cheminée courbée, ses roues dont il ne restait plus que la monture, son gouvernail séparé de l'étambot et retenu encore par une chaîne de fer, son tableau d'arrière rongé par les sels marins, se présentait sous un aspect terrible ! Combien d'existences brisées dans son naufrage ! Combien de victimes entraînées sous les flots ! Quelque matelot du bord avait-il survécu pour raconter ce terrible désastre, ou les flots gardaient-ils encore le secret de ce sinistre ? Je ne sais pourquoi, il me vint à la pensée que ce bateau enfoui sous la mer pouvait être l'Atlas, disparu corps et biens depuis une vingtaine d'années, et dont on n'a jamais entendu parler ! Ah ! quelle sinistre histoire serait à faire que celle de ces fonds méditerranéens, de ce vaste ossuaire, où tant de richesses se sont perdues, où tant de victimes ont trouvé la mort !

Cependant, le Nautilus, indifférent et rapide, courait à toute hélice au milieu de ces ruines. Le 18 février, vers trois heures du matin, il se présentait à l'entrée du détroit de Gibraltar.

Là existent deux courants : un courant supérieur, depuis longtemps reconnu, qui amène les eaux de l'Océan dans le bassin de la Méditerranée ; puis un contre-courant inférieur, dont le raisonnement a démontré aujourd'hui l'existence. En effet, la somme des eaux de la Méditerranée, incessamment accrue par les flots de l'Atlantique et par les fleuves qui s'y jettent, devrait élever chaque année le niveau de cette mer, car son évaporation est insuffisante pour rétablir l'équilibre. Or, il n'en est pas ainsi, et on a dû naturellement admettre l'existence d'un courant inférieur qui par le détroit de Gibraltar verse dans le bassin de l'Atlantique le trop-plein de la Méditerranée.

Fait exact, en effet. C'est de ce contre-courant que profita le Nautilus. Il s'avança rapidement par l'étroite passe. Un instant je pus entrevoir les admirables ruines du temple d'Hercule enfoui, au dire de Pline et d'Avienus, avec l'île basse qui le supportait, et quelques minutes plus tard nous flottions sur les flots de l'Atlantique.

VIII

LA BAIE DE VIGO

L'Atlantique ! Vaste étendue d'eau dont la superficie couvre vingt-cinq millions de milles carrés, longue de neuf mille milles sur une largeur moyenne de deux mille sept cents. Importante mer presque ignorée des anciens, sauf peut-être des Carthaginois, ces Hollandais de l'antiquité, qui dans leurs pérégrinations commerciales suivaient les côtes ouest de l'Europe et de l'Afrique ! Océan dont les rivages aux sinuosités parallèles embrassent un périmètre immense, arrosé par les plus grands fleuves du monde, le Saint-Laurent, le Mississipi, l'Amazone, la Plata, l'Orénoque, le Niger, le Sénégal, l'Elbe, la Loire, le Rhin, qui lui apportent les eaux des pays les plus civilisés et des contrées les plus sauvages ! Magnifique plaine, incessamment sillonnée par les navires de toutes les nations, abritée sous tous les pavillons du monde, et que terminent ces deux pointes terribles, redoutées des navigateurs, le cap Horn et le cap des Tempêtes !

Le Nautilus en brisait les eaux sous le tranchant de son éperon, après avoir accompli près de dix mille lieues en trois mois et demi, parcours supérieur à l'un des grands cercles de la terre. Où allions-nous maintenant, et que nous réservait l'avenir ?

Le Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar, avait pris le large. Il revint à la surface des flots, et nos promenades quotidiennes sur la plate-forme nous furent ainsi rendues.

J'y montai aussitôt accompagné de Ned Land et de Conseil. A une distance de douze milles apparaissait vaguement le cap Saint-Vincent qui forme la pointe sud-ouest de la péninsule hispanique. Il ventait un assez fort coup de vent du sud. La mer était grosse, houleuse. Elle imprimait de violentes secousses de roulis au Nautilus. Il était presque impossible de se maintenir sur la plate-forme que d'énormes paquets de mer battaient à chaque instant. Nous redescendîmes donc après avoir humé quelques bouffées d'air.

Je regagnai ma chambre. Conseil revint à sa cabine mais le Canadien, l'air assez préoccupé, me suivit. Notre rapide passage à travers la Méditerranée ne lui avait pas permis de mettre ses projets à exécution, et il dissimulait peu son désappointement.

Lorsque la porte de ma chambre fut fermée, il s'assit et me regarda silencieusement.

« Ami Ned, lui dis-je, je vous comprends, mais vous n'avez rien à vous reprocher. Dans les conditions ou naviguait le Nautilus, songer à le quitter eût été de la folie ! »

Ned Land ne répondit rien. Ses lèvres serrées, ses sourcils froncés, indiquaient chez lui la violente obsession d'une idée fixe.

« Voyons, repris-je, rien n'est désespéré encore. Nous remontons la côte du Portugal. Non loin sont la France, l'Angleterre, où nous trouverions facilement un refuge. Ah ! si le Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar, avait mis le cap au sud, s'il nous eût entraînés vers ces régions à les continents manquent, je partagerais vos inquiétudes. Mais, nous le savons maintenant, le capitaine Nemo ne fuit pas les mers civilisées, et dans quelques jours, je crois que vous pourrez agir avec quelque sécurité. »

Ned Land me regarda plus fixement encore, et desserrant enfin les lèvres :

« C'est pour ce soir », dit-il.

Je me redressai subitement. J'étais, je l'avoue, peu préparé à cette communication. J'aurais voulu répondre au Canadien, mais les mots ne me vinrent pas.

« Nous étions convenus d'attendre une circonstance reprit Ned Land. La circonstance, je la tiens. Ce soir, nous ne serons qu'à quelques milles de la côte espagnole. La nuit est sombre. Le vent souffle du large. J'ai votre parole, monsieur Aronnax, et je compte sur vous. »

Comme je me taisais toujours, le Canadien se leva, et se rapprochant de moi :

« Ce soir, à neuf heures, dit-il. J'ai prévenu Conseil. A ce moment-là, le capitaine Nemo sera enfermé dans sa chambre et probablement couché. Ni les mécaniciens, ni les hommes de l'équipage ne peuvent nous voir. Conseil et moi, nous gagnerons l'escalier central. Vous, monsieur Aronnax, vous resterez dans la bibliothèque à deux pas de nous, attendant mon signal. Les avirons, le mât et la voile sont dans le canot. Je suis même parvenu à y porter quelques provisions. Je me suis procuré une clef anglaise pour dévisser les écrous qui attachent le canot à la coque du Nautilus. Ainsi tout est prêt. A ce soir.

— La mer est mauvaise, dis-je.

— J'en conviens, répond le Canadien, mais il faut risquer cela. La liberté vaut qu'on la paye. D'ailleurs, l'embarcation est solide, et quelques milles avec un vent qui porte ne sont pas une affaire. Qui sait si demain nous ne serons pas à cent lieues au large ? Que les circonstances nous favorisent, et entre dix et onze heures, nous serons débarqués sur quelque point de la terre ferme ou morts. Donc, à la grâce de Dieu et à ce soir ! »

Sur ce mot, le Canadien se retira, me laissant presque abasourdi. J'avais imaginé que, le cas échéant, j'aurais eu le temps de réfléchir, de discuter. Mon opiniâtre compagnon ne me le permettait pas. Que lui aurais-je dit, après tout ? Ned Land avait cent fois raison. C'était presque une circonstance, il en profitait. Pouvais-je revenir sur ma parole et assumer cette responsabilité de compromettre dans un intérêt tout personnel l'avenir de mes compagnons ? Demain, le capitaine Nemo ne pouvait-il pas nous entraîner au large de toutes terres ?

En ce moment, un sifflement assez fort m'apprit que les réservoirs se remplissaient, et le Nautilus s'enfonça sous les flots de l'Atlantique.

Je demeurai dans ma chambre. Je voulais éviter le capitaine pour cacher à ses yeux l'émotion qui me dominait. Triste Journée que je passai ainsi, entre le désir de rentrer en possession de mon libre arbitre et le regret d'abandonner ce merveilleux Nautilus, laissant inachevées mes études sous-marines ! Quitter ainsi cet océan, « mon Atlantique », comme je me plaisais à le nommer, sans en avoir observé les dernières couches, sans lui avoir dérobé ces secrets que m'avaient révélés les mers des Indes et du Pacifique ! Mon roman me tombait des mains dès le premier volume, mon rêve s'interrompait au plus beau moment ! Quelles heures mauvaises s'écoulèrent ainsi, tantôt me voyant en sûreté, à terre, avec mes compagnons, tantôt souhaitant, en dépit de ma raison, que quelque circonstance imprévue empêchât la réalisation des projets de Ned Land.

Deux fois je vins au salon. Je voulais consulter le compas. Je voulais voir si la direction du Nautilus nous rapprochait, en effet, ou nous éloignait de la côte. Mais non. Le Nautilus se tenait toujours dans les eaux portugaises. Il pointait au nord en prolongeant les rivages de l'Océan.

Il fallait donc en prendre son parti et se préparer à fuir. Mon bagage n'était pas lourd. Mes notes, rien de plus.

Quant au capitaine Nemo, je me demandai ce qu'il penserait de notre évasion, quelles inquiétudes, quels torts peut-être elle lui causerait, et ce qu'il ferait dans le double cas où elle serait ou révélée ou manquée ! Sans doute je n'avais pas à me plaindre de lui, au contraire. Jamais hospitalité ne fut plus franche que la sienne. En le quittant, je ne pouvais être taxé d'ingratitude. Aucun serment ne nous liait à lui. C'était sur la force des choses seule qu'il comptait et non sur notre parole pour nous fixer à jamais auprès de lui. Mais cette prétention hautement avouée de nous retenir éternellement prisonniers à son bord justifiait toutes nos tentatives.

Je n'avais pas revu le capitaine depuis notre visite à l'île de Santorin. Le hasard devait-il me mettre en sa présence avant notre départ ? Je le désirais et je le craignais tout à la fois. J'écoutai si je ne l'entendrais pas marcher dans sa chambre contiguë à la mienne. Aucun bruit ne parvint à mon oreille. Cette chambre devait être déserte.

Alors j'en vins à me demander si cet étrange personnage était à bord. Depuis cette nuit pendant laquelle le canot avait quitté le Nautilus pour un service mystérieux, mes idées s'étaient, en ce qui le concerne, légèrement modifiées. Je pensais, bien qu'il eût pu dire, que le capitaine Nemo devait avoir conservé avec la terre quelques relations d'une certaine espèce. Ne quittait-il jamais le Nautilus ? Des semaines entières s'étaient souvent écoulées sans que je l'eusse rencontré. Que faisait-il pendant ce temps, et alors que je le croyais en proie à des accès de misanthropie, n'accomplissait-il pas au loin quelque acte secret dont la nature m'échappait jusqu'ici ?

Toutes ces idées et mille autres m'assaillirent à la fois. Le champ des conjectures ne peut être qu'infini dans l'étrange situation où nous sommes. J'éprouvais un malaise insupportable. Cette journée d'attente me semblait éternelle. Les heures sonnaient trop lentement au gré de mon impatience.

Mon dîner me fut comme toujours servi dans ma chambre. Je mangeai mal, étant trop préoccupé. Je quittai la table à sept heures. Cent vingt minutes — je les comptais — me séparaient encore du moment où je devais rejoindre Ned Land. Mon agitation redoublait. Mon pouls battait avec violence. Je ne pouvais rester immobile. J'allais et venais, espérant calmer par le mouvement le trouble de mon esprit. L'idée de succomber dans notre téméraire entreprise était le moins pénible de mes soucis ; mais à la pensée de voir notre projet découvert avant d'avoir quitté le Nautilus, à la pensée d'être ramené devant le capitaine Nemo irrité, ou, ce qui eût été pis, contristé de mon abandon, mon cœur palpitait.

Je voulus revoir le salon une dernière fois. Je pris par les coursives, et j'arrivai dans ce musée où j'avais passé tant d'heures agréables et utiles. Je regardai toutes ces richesses, tous ces trésors, comme un homme à la veille d'un éternel exil et qui part pour ne plus revenir. Ces merveilles de la nature, ces chefs-d'œuvre de l'art, entre lesquels depuis tant de jours se concentrait ma vie, j'allais les abandonner pour jamais. J'aurais voulu plonger mes regards par la vitre du salon à travers les eaux de l'Atlantique ; mais les panneaux étaient hermétiquement fermés et un manteau de tôle me séparait de cet Océan que je ne connaissais pas encore.

En parcourant ainsi le salon, j'arrivai près de la porte, ménagée dans le pan coupé, qui s'ouvrait sur la chambre du capitaine. A mon grand étonnement, cette porte était entrebâillée. Je reculai involontairement. Si le capitaine Nemo était dans sa chambre, il pouvait me voir. Cependant, n'entendant aucun bruit, je m'approchai. La chambre était déserte. Je poussai la porte. Je fis quelques pas à l'intérieur. Toujours le même aspect sévère, cénobitique.

En cet instant, quelques eaux-fortes suspendues à la paroi et que je n'avais pas remarquées pendant ma première visite, frappèrent mes regards. C'étaient des portraits, des portraits de ces grands hommes historiques dont l'existence n'a été qu'un perpétuel dévouement à une grande idée humaine, Kosciusko, le héros tombé au cri de Finis Polonioe, Botzaris, le Léonidas de la Grèce moderne, O'Connell, le défenseur de l'Irlande, Washington, le fondateur de l'Union américaine, Manin, le patriote italien, Lincoln, tombé sous la balle d'un esclavagiste, et enfin, ce martyr de l'affranchissement de la race noire, John Brown, suspendu à son gibet, tel que l'a si terriblement dessiné le crayon de Victor Hugo.

Quel lien existait-il entre ces âmes héroïques et l'âme du capitaine Nemo ? Pouvais-je enfin, de cette réunion de portraits, dégager le mystère de son existence ? Était-il le champion des peuples opprimés, le libérateur des races esclaves ? Avait-il figuré dans les dernières commotions politiques ou sociales de ce siècle. Avait-il été l'un des héros de la terrible guerre américaine, guerre lamentable et à jamais glorieuse ?...

Tout à coup l'horloge sonna huit heures. Le battement du premier coup de marteau sur le timbre m'arracha à mes rêves. Je tressaillis comme si un œil invisible eût pu plonger au plus secret de mes pensées, et je me précipitai hors de la chambre.

Là, mes regards s'arrêtèrent sur la boussole. Notre direction était toujours au nord. Le loch indiquait une vitesse modérée, le manomètre, une profondeur de soixante pieds environ. Les circonstances favorisaient donc les projets du Canadien.

Je regagnai ma chambre. Je me vêtis chaudement, bottes de mer, bonnet de loutre, casaque de byssus doublée de peau de phoque. J'étais prêt. J'attendis. Les frémissements de l'hélice troublaient seuls le silence profond qui régnait à bord. J'écoutais, je tendais l'oreille. Quelque éclat de voix ne m'apprendrait-il pas, tout à coup, que Ned Land venait d'être surpris dans ses projets d'évasion ? Une inquiétude mortelle m'envahit. J'essayai vainement de reprendre mon sang-froid.

A neuf heures moins quelques minutes, je collai mon oreille près de la porte du capitaine. Nul bruit. Je quittai ma chambre, et je revins au salon qui était plongé dans une demi-obscurité, mais désert.

J'ouvris la porte communiquant avec la bibliothèque. Même clarté insuffisante, même solitude. J'allai me poster près de la porte qui donnait sur la cage de l'escalier central. J'attendis le signal de Ned Land.

En ce moment, les frémissements de l'hélice diminuèrent sensiblement, puis ils cessèrent tout à fait. Pourquoi ce changement dans les allures du Nautilus ? Cette halte favorisait-elle ou gênait-elle les desseins de Ned Land, je n'aurais pu le dire.

Le silence n'était plus troublé que par les battements de mon cœur.

Soudain, un léger choc se fit sentir. Je compris que le Nautilus venait de s'arrêter sur le fond de l'océan. Mon inquiétude redoubla. Le signal du Canadien ne m'arrivait pas. J'avais envie de rejoindre Ned Land pour l'engager à remettre sa tentative. Je sentais que notre navigation ne se faisait plus dans les conditions ordinaires...

En ce moment, la porte du grand salon s'ouvrit, et le capitaine Nemo parut. Il m'aperçut, et, sans autre préambule :

« Ah ! Monsieur le professeur, dit-il d'un ton aimable, je vous cherchais. Savez-vous votre histoire d'Espagne ? »

On saurait à fond l'histoire de son propre pays que, dans les conditions où je me trouvais, l'esprit troublé, la tête perdue, on ne pourrait en citer un mot.

« Eh bien ? reprit le capitaine Nemo, vous avez entendu ma question ? Savez-vous l'histoire d'Espagne ?

— Très mal, répondis-je.

— Voilà bien les savants, dit le capitaine ils ne savent pas. Alors, asseyez-vous, ajouta-t-il, et je vais vous raconter un curieux épisode de cette histoire. »

Le capitaine s'étendit sur un divan, et, machinalement, je pris place auprès de lui, dans la pénombre.

« Monsieur le professeur, me dit-il, écoutez-moi bien. Cette histoire vous intéressera par un certain côté, car elle répondra à une question que sans doute vous n'avez pu résoudre.

— Je vous écoute, capitaine, dis-je, ne sachant où mon interlocuteur voulait en venir, et me demandant si cet incident se rapportait à nos projets de fuite.

— Monsieur le professeur, reprit le capitaine Nemo, si vous le voulez bien, nous remonterons à 1702. Vous n'ignorez pas qu'à cette époque, votre roi Louis XIV, croyant qu'il suffisait d'un geste de potentat pour faire rentrer les Pyrénées sous terre, avait imposé le duc d'Anjou, son petit-fils, aux Espagnols. Ce prince, qui régna plus ou moins mal sous le nom de Philippe V, eut affaire, au-dehors, à forte partie.

« En effet, l'année précédente, les maisons royales de Hollande, d'Autriche et d'Angleterre, avaient conclu à la Haye un traité d'alliance, dans le but d'arracher la couronne d'Espagne à Philippe V, pour la placer sur la tête d'un archiduc, auquel elles donnèrent prématurément le nom de Charles III.

« L'Espagne dut résister à cette coalition. Mais elle était à peu près dépourvue de soldats et de marins. Cependant, l'argent ne lui manquait pas, à la condition toutefois que ses galions, chargés de l'or et de l'argent de l'Amérique, entrassent dans ses ports. Or, vers la fin de 1702, elle attendait un riche convoi que la France faisait escorter par une flotte de vingt-trois vaisseaux commandés par l'amiral de Château-Renaud, car les marines coalisées couraient alors l'Atlantique.

« Ce convoi devait se rendre à Cadix, mais l'amiral, ayant appris que la flotte anglaise croisait dans ces parages, résolut de rallier un port de France.

« Les commandants espagnols du convoi protestèrent contre cette décision. Ils voulurent être conduits dans un port espagnol, et, à défaut de Cadix, dans la baie de Vigo, située sur la côte nord-ouest de l'Espagne, et qui n'était pas bloquée.

« L'amiral de Château-Renaud eut la faiblesse d'obéir à cette injonction, et les galions entrèrent dans la baie de Vigo.

« Malheureusement cette baie forme une rade ouverte qui ne peut être aucunement défendue. Il fallait donc se hâter de décharger les galions avant l'arrivée des flottes coalisées, et le temps n'eût pas manqué à ce débarquement, si une misérable question de rivalité n'eût surgi tout à coup.

« Vous suivez bien l'enchaînement des faits ? me demanda le capitaine Nemo.

— Parfaitement, dis-je, ne sachant encore à quel propos m'était faite cette leçon d'histoire.

— Je continue. Voici ce qui se passa. Les commerçants de Cadix avaient un privilège d'après lequel ils devaient recevoir toutes les marchandises qui venaient des Indes occidentales. Or, débarquer les lingots des galions au port de Vigo, c'était aller contre leur droit. Ils se plaignirent donc à Madrid, et ils obtinrent du faible Philippe V que le convoi, sans procéder à son déchargement, resterait en séquestre dans la rade de Vigo jusqu'au moment où les flottes ennemies se seraient éloignées.

« Or, pendant que l'on prenait cette décision, le 22 octobre 1702, les vaisseaux anglais arrivèrent dans la baie de Vigo. L'amiral de Château-Renaud, malgré ses forces inférieures, se battit courageusement. Mais quand il vit que les richesses du convoi allaient tomber entre les mains des ennemis, il incendia et saborda les galions qui s'engloutirent avec leurs immenses trésors. »

Le capitaine Nemo s'était arrêté. Je l'avoue, je ne voyais pas encore en quoi cette histoire pouvait m'intéresser.

« Eh bien ? Lui demandai-je.

— Eh bien, monsieur Aronnax, me répondit le capitaine Nemo, nous sommes dans cette baie de Vigo, et il ne tient qu'à vous d'en pénétrer les mystères. »

Le capitaine se leva et me pria de le suivre. J'avais eu le temps de me remettre. J'obéis. Le salon était obscur, mais à travers les vitres transparentes étincelaient les flots de la mer. Je regardai.

Autour du Nautilus, dans un rayon d'une demi-mille, les eaux apparaissaient imprégnées de lumière électrique. Le fond sableux était net et clair. Des hommes de l'équipage, revêtus de scaphandres, s'occupaient à déblayer des tonneaux à demi pourris, des caisses éventrées, au milieu d'épaves encore noircies. De ces caisses, de ces barils, s'échappaient des lingots d'or et d'argent, des cascades de piastres et de bijoux. Le sable en était jonché. Puis, chargés de ce précieux butin, ces hommes revenaient au Nautilus, y déposaient leur fardeau et allaient reprendre cette inépuisable pêche d'argent et d'or.

Je comprenais. C'était ici le théâtre de la bataille du 22 octobre 1702. Ici même avaient coulé les galions chargés pour le compte du gouvernement espagnol. Ici le capitaine Nemo venait encaisser, suivant ses besoins, les millions dont il lestait son Nautilus. C'était pour lui, pour lui seul que l'Amérique avait livré ses précieux métaux. Il était l'héritier direct et sans partage de ces trésors arrachés aux Incas et aux vaincus de Fernand Cortez !

« Saviez-vous, monsieur le professeur, me demanda-t-il en souriant, que la mer contînt tant de richesse ?

— Je savais, répondis-je, que l'on évalue à deux millions de tonnes l'argent qui est tenu en suspension dans ses eaux.

— Sans doute, mais pour extraire cet argent, les dépenses l'emporteraient sur le profit. Ici, au contraire, je n'ai qu'à ramasser ce que les hommes ont perdu, et non seulement dans cette baie de Vigo, mais encore sur mille théâtres de naufrages dont ma carte sous-marine a noté la place. Comprenez-vous maintenant que je sois riche à milliards ?

— Je le comprends, capitaine. Permettez-moi, pourtant, de vous dire qu'en exploitant précisément cette baie de Vigo, vous n'avez fait que devancer les travaux d'une société rivale.

— Et laquelle ?

— Une société qui a reçu du gouvernement espagnol le privilège de rechercher les galions engloutis. Les actionnaires sont alléchés par l'appât d'un énorme bénéfice, car on évalue à cinq cents millions la valeur de ces richesses naufragées.

— Cinq cents millions ! me répondit le capitaine Nemo. Ils y étaient, mais ils n'y sont plus.

— En effet, dis-je. Aussi un bon avis à ces actionnaires serait-il acte de charité. Qui sait pourtant s'il serait bien reçu. Ce que les joueurs regrettent par-dessus tout, d'ordinaire, c'est moins la perte de leur argent que celle de leurs folles espérances. Je les plains moins après tout que ces milliers de malheureux auxquels tant de richesses bien réparties eussent pu profiter, tandis qu'elles seront à jamais stériles pour eux ! »

Je n'avais pas plutôt exprimé ce regret que je sentis qu'il avait dû blesser le capitaine Nemo.

« Stériles ! répondit-il en s'animant. Croyez-vous donc, monsieur, que ces richesses soient perdues, alors que c'est moi qui les ramasse ? Est-ce pour moi, selon vous, que je me donne la peine de recueillir ces trésors ? Qui vous dit que je n'en fais pas un bon usage ? Croyez-vous que j'ignore qu'il existe des êtres souffrants, des races opprimées sur cette terre, des misérables à soulager, des victimes à venger ? Ne comprenez-vous pas ?... »

Le capitaine Nemo s'arrêta sur ces dernières paroles, regrettant peut-être d'avoir trop parlé. Mais j'avais deviné. Quels que fussent les motifs qui l'avaient forcé à chercher l'indépendance sous les mers, avant tout il était resté un homme ! Son cœur palpitait encore aux souffrances de l'humanité, et son immense charité s'adressait aux races asservies comme aux individus !

Et je compris alors à qui étaient destinés ces millions expédiés par le capitaine Nemo, lorsque le Nautilus naviguait dans les eaux de la Crète insurgée !

IX

UN CONTINENT DISPARU

Le lendemain matin, 19 février, je vis entrer le Canadien dans ma chambre. J'attendais sa visite. Il avait l'air très désappointé.

« Eh bien, monsieur ? me dit-il.

— Oui ! il a fallu que ce damné capitaine s'arrêtât précisément à l'heure ou nous allions fuir son bateau.

— Oui, Ned, il avait affaire chez son banquier.

— Son banquier !

— Ou plutôt sa maison de banque. J'entends par là cet Océan où ses richesses sont plus en sûreté qu'elles ne le seraient dans les caisses d'un État. »

Je racontai alors au Canadien les incidents de la veille, dans le secret espoir de le ramener à l'idée de ne point abandonner le capitaine ; mais mon récit n'eut d'autre résultat que le regret énergiquement exprimé par Ned de n'avoir pu faire pour son compte une promenade sur le champ de bataille de Vigo.

« Enfin, dit-il, tout n'est pas fini ! Ce n'est qu'un coup de harpon perdu ! Une autre fois nous réussirons, et dès ce soir s'il le faut...

— Quelle est la direction du Nautilus ? demandai-je.

— Je l'ignore, répondit Ned.

— Eh bien ! à midi, nous verrons le point. »

Le Canadien retourna près de Conseil. Dès que je fus habillé, je passai dans le salon. Le compas n'était pas rassurant. La route du Nautilus était sud-sud-ouest. Nous tournions le dos à l'Europe.

J'attendis avec une certaine impatience que le point fut reporté sur la carte. Vers onze heures et demie, les réservoirs se vidèrent, et notre appareil remonta à la surface de l'Océan. Je m'élançai vers la plate-forme. Ned Land m'y avait précédé.

Plus de terres en vue. Rien que la mer immense. Quelques voiles à l'horizon, de celles sans doute qui vont chercher jusqu'au cap San-Roque les vents favorables pour doubler le cap de Bonne-Espérance. Le temps était couvert. Un coup de vent se préparait.

Ned rageant, essayait de percer l'horizon brumeux. Il espérait encore que, derrière tout ce brouillard, s'étendait cette terre si désirée.

A midi, le soleil se montra un instant. Le second profita de cette éclaircie pour prendre sa hauteur. Puis, la mer devenant plus houleuse, nous redescendîmes, et le panneau fut refermé.

Une heure après, lorsque je consultai la carte, je vis que la position du Nautilus était indiquée par 16°17' de longitude et 33°22' de latitude, à cent cinquante lieues de la côte la plus rapprochée. Il n'y avait pas moyen de songer à fuir, et je laisse à penser quelles furent les colères du Canadien, quand je lui fis connaître notre situation.

Pour mon compte, je ne me désolai pas outre mesure. Je me sentis comme soulagé du poids qui m'oppressait, et je pus reprendre avec une sorte de calme relatif mes travaux habituels.

Le soir, vers onze heures, je reçus la visite très inattendue du capitaine Nemo. Il me demanda fort gracieusement si je me sentais fatigué d'avoir veillé la nuit précédente. Je répondis négativement.

« Alors, monsieur Aronnax, je vous proposerai une curieuse excursion.

— Proposez, capitaine.

— Vous n'avez encore visité les fonds sous-marins que le jour et sous la clarté du soleil. Vous conviendrait-il de les voir par une nuit obscure ?

— Très volontiers.

— Cette promenade sera fatigante, je vous en préviens. Il faudra marcher longtemps et gravir une montagne. Les chemins ne sont pas très bien entretenus.

— Ce que vous me dites là, capitaine, redouble ma curiosité. Je suis prêt à vous suivre.

— Venez donc, monsieur le professeur, nous allons revêtir nos scaphandres. »

Arrivé au vestiaire, je vis que ni mes compagnons ni aucun homme de l'équipage ne devait nous suivre pendant cette excursion. Le capitaine Nemo ne m'avait pas même proposé d'emmener Ned ou Conseil.

En quelques instants, nous eûmes revêtu nos appareils. On plaça sur notre dos les réservoirs abondamment chargés d'air, mais les lampes électriques n'étaient pas préparées. Je le fis observer au capitaine.

« Elles nous seraient inutiles », répondit-il.

Je crus avoir mal entendu, mais je ne pus réitérer mon observation, car la tête du capitaine avait déjà disparu dans son enveloppe métallique. J'achevai de me harnacher, je sentis qu'on me plaçait dans la main un bâton ferré, et quelques minutes plus tard, après la manœuvre habituelle, nous prenions pied sur le fond de l'Atlantique, à une profondeur de trois cents mètres.

Minuit approchait. Les eaux étaient profondément obscures, mais le capitaine Nemo me montra dans le lointain un point rougeâtre, une sorte de large lueur, qui brillait à deux milles environ du Nautilus. Ce qu'était ce feu, quelles matières l'alimentaient, pourquoi et comment il se revivifiait dans la masse liquide, je n'aurais pu le dire. En tout cas, il nous éclairait, vaguement il est vrai, mais je m'accoutumai bientôt à ces ténèbres particulières, et je compris, dans cette circonstance, l'inutilité des appareils Ruhmkorff.

Le capitaine Nemo et moi, nous marchions l'un près de l'autre, directement sur le feu signalé. Le sol plat montait insensiblement. Nous faisions de larges enjambées, nous aidant du bâton ; mais notre marche était lente, en somme, car nos pieds s'enfonçaient souvent dans une sorte de vase pétrie avec des algues et semée de pierres plates.

Tout en avançant, j'entendais une sorte de grésillement au-dessus de ma tête. Ce bruit redoublait parfois et produisait comme un pétillement continu. J'en compris bientôt la cause. C'était la pluie qui tombait violemment en crépitant à la surface des flots. Instinctivement, la pensée me vint que j'allais être trempé ! Par l'eau, au milieu de l'eau ! Je ne pus m'empêcher de rire à cette idée baroque. Mais pour tout dire, sous l'épais habit du scaphandre, on ne sent plus le liquide élément, et l'on se croit au milieu d'une atmosphère un peu plus dense que l'atmosphère terrestre, voilà tout.

Après une demi-heure de marche, le sol devint rocailleux. Les méduses, les crustacés microscopiques, les pennatules l'éclairaient légèrement de lueurs phosphorescentes. J'entrevoyais des monceaux de pierres que couvraient quelques millions de zoophytes et des fouillis d'algues. Le pied me glissait souvent sur ces visqueux tapis de varech, et sans mon bâton ferré, je serais tombé plus d'une fois. En me retournant, je voyais toujours le fanal blanchâtre du Nautilus qui commençait à pâlir dans l'éloignement.

Ces amoncellements pierreux dont je viens de parler étaient disposés sur le fond océanique suivant une certaine régularité que je ne m'expliquais pas. J'apercevais de gigantesques sillons qui se perdaient dans l'obscurité lointaine et dont la longueur échappait à toute évaluation. D'autres particularités se présentaient aussi, que je ne savais admettre. Il me semblait que mes lourdes semelles de plomb écrasaient une litière d'ossements qui craquaient avec un bruit sec. Qu'était donc cette vaste plaine que je parcourais ainsi ? J'aurais voulu interroger le capitaine, mais son langage par signes, qui lui permettait de causer avec ses compagnons, lorsqu'ils le suivaient dans ses excursions sous-marines, était encore incompréhensible pour moi.

Cependant, la clarté rougeâtre qui nous guidait, s'accroissait et enflammait l'horizon. La présence de ce foyer sous les eaux m'intriguait au plus haut degré. Était-ce quelque effluence électrique qui se manifestait ? Allais-je vers un phénomène naturel encore inconnu des savants de la terre ? Ou même — car cette pensée traversa mon cerveau — la main de l'homme intervenait-elle dans cet embrasement ? Soufflait-elle cet incendie ? Devais-je rencontrer sous ces couches profondes, des compagnons, des amis du capitaine Nemo, vivant comme lui de cette existence étrange, et auxquels il allait rendre visite ? Trouverais-je là-bas toute une colonie d'exilés, qui, las des misères de la terre, avaient cherché et trouvé l'indépendance au plus profond de l'Océan ? Toutes ces idées folles, inadmissibles, me poursuivaient, et dans cette disposition d'esprit, surexcité sans cesse par la série de merveilles qui passaient sous mes yeux, je n'aurais pas été surpris de rencontrer, au fond de cette mer, une de ces villes sous-marines que rêvait le capitaine Nemo !

Notre route s'éclairait de plus en plus. La lueur blanchissante rayonnait au sommet d'une montagne haute de huit cents pieds environ. Mais ce que j'apercevais n'était qu'une simple réverbération développée par le cristal des couches d'eau. Le foyer, source de cette inexplicable darté, occupait le versant opposé de la montagne.

Au milieu des dédales pierreux qui sillonnaient le fond de l'Atlantique, le capitaine Nemo s'avançait sans hésitation. Il connaissait cette sombre route. Il l'avait souvent parcourue, sans doute, et ne pouvait s'y perdre. Je le suivais avec une confiance inébranlable. Il m'apparaissait comme un des génies de la mer, et quand il marchait devant moi, j'admirais sa haute stature qui se découpait en noir sur le fond lumineux de l'horizon.

Il était une heure du matin. Nous étions arrivés aux premières rampes de la montagne. Mais pour les aborder, il fallut s'aventurer par les sentiers difficiles d'un vaste taillis.

Oui ! un taillis d'arbres morts, sans feuilles, sans sève, arbres minéralisés sous l'action des eaux, et que dominaient çà et là des pins gigantesques. C'était comme une houillère encore debout, tenant par ses racines au sol effondré, et dont la ramure, à la manière des fines découpures de papier noir, se dessinait nettement sur le plafond des eaux. Que l'on se figure une forêt du Hartz, accrochée aux flancs d'une montagne, mais une forêt engloutie. Les sentiers étaient encombrés d'algues et de fucus, entre lesquels grouillait un monde de crustacés. J'allais, gravissant les rocs, enjambant les troncs étendus, brisant les lianes de mer qui se balançaient d'un arbre à l'autre, effarouchant les poissons qui volaient de branche en branche. Entraîné, je ne sentais plus la fatigue. Je suivais mon guide qui ne se fatiguait pas.

Quel spectacle ! Comment le rendre ? Comment peindre l'aspect de ces bois et de ces rochers dans ce milieu liquide, leurs dessous sombres et farouches, leurs dessus colorés de tons rouges sous cette clarté que doublait la puissance réverbérante des eaux ? Nous gravissions des rocs qui s'éboulaient ensuite par pans énormes avec un sourd grondement d'avalanche. A droite, à gauche, se creusaient de ténébreuses galeries où se perdait le regard. Ici s'ouvraient de vastes clairières, que la main de l'homme semblait avoir dégagées, et je me demandais parfois si quelque habitant de ces régions sous-marines n'allait pas tout à coup m'apparaître.

Mais le capitaine Nemo montait toujours. Je ne voulais pas rester en arrière. Je le suivais hardiment. Mon bâton me prêtait un utile secours. Un faux pas eût été dangereux sur ces étroites passes évidées aux flancs des gouffres ; mais j'y marchais d'un pied ferme et sans ressentir l'ivresse du vertige. Tantôt je sautais une crevasse dont la profondeur m'eût fait reculer au milieu des glaciers de la terre ; tantôt je m'aventurais sur le tronc vacillant des arbres jetés d'un abîme à l'autre, sans regarder sous mes pieds, n'ayant des yeux que pour admirer les sites sauvages de cette région. Là, des rocs monumentaux, penchant sur leurs bases irrégulièrement découpées, semblaient défier les lois de l'équilibre. Entre leurs genoux de pierre, des arbres poussaient comme un jet sous une pression formidable, et soutenaient ceux qui les soutenaient eux-mêmes. Puis, des tours naturelles, de larges pans taillés à pic comme des courtines, s'inclinaient sous un angle que les lois de la gravitation n'eussent pas autorisé à la surface des régions terrestres.

Et moi-même ne sentais-je pas cette différence due à la puissante densité de l'eau, quand, malgré mes lourds vêtements, ma tête de cuivre, mes semelles de métal, je m'élevais sur des pentes d'une impraticable raideur, les franchissant pour ainsi dire avec la légèreté d'un isard ou d'un chamois !

Au récit que je fais de cette excursion sous les eaux, je sens bien que je ne pourrai être vraisemblable ! Je suis l'historien des choses d'apparence impossible qui sont pourtant réelles, incontestables. Je n'ai point rêvé. J'ai vu et senti !

Deux heures après avoir quitté le Nautilus, nous avions franchi la ligne des arbres, et à cent pieds au-dessus de nos têtes se dressait le pic de la montagne dont la projection faisait ombre sur l'éclatante irradiation du versant opposé. Quelques arbrisseaux pétrifiés couraient çà et là en zigzags grimaçants. Les poissons se levaient en masse sous nos pas comme des oiseaux surpris dans les hautes herbes. La masse rocheuse était creusée d'impénétrables anfractuosités, de grottes profondes, d'insondables trous, au fond desquels j'entendais remuer des choses formidables. Le sang me refluait jusqu'au cœur, quand j'apercevais une antenne énorme qui me barrait la route, ou quelque pince effrayante se refermant avec bruit dans l'ombre des cavités ! Des milliers de points lumineux brillaient au milieu des ténèbres. C'étaient les yeux de crustacés gigantesques, tapis dans leur tanière, des homards géants se redressant comme des hallebardiers et remuant leurs pattes avec un cliquetis de ferraille, des crabes titanesques, braqués comme des canons sur leurs affûts, et des poulpes effroyables entrelaçant leurs tentacules comme une broussaille vivante de serpents.

Quel était ce monde exorbitant que je ne connaissais pas encore ? A quel ordre appartenaient ces articulés auxquels le roc formait comme une seconde carapace ? Où la nature avait-elle trouvé le secret de leur existence végétative, et depuis combien de siècles vivaient-ils ainsi dans les dernières couches de l'Océan ?

Mais je ne pouvais m'arrêter. Le capitaine Nemo, familiarisé avec ces terribles animaux, n'y prenait plus garde. Nous étions arrivés à un premier plateau, ou d'autres surprises m'attendaient encore. Là se dessinaient de pittoresques ruines, qui trahissaient la main de l'homme, et non plus celle du Créateur. C'étaient de vastes amoncellements de pierres où l'on distinguait de vagues formes de châteaux, de temples, revêtus d'un monde de zoophytes en fleurs, et auxquels, au lieu de lierre, les algues et les fucus faisaient un épais manteau végétal.

Mais qu'était donc cette portion du globe engloutie par les cataclysmes ? Qui avait disposé ces roches et ces pierres comme des dolmens des temps anté-historiques ? Où étais-je, où m'avait entraîné la fantaisie du capitaine Nemo ?

J'aurais voulu l'interroger. Ne le pouvant, je l'arrêtai. Je saisis son bras. Mais lui, secouant la tête, et me montrant le dernier sommet de la montagne, sembla me dire :

« Viens ! viens encore ! viens toujours ! »

Je le suivis dans un dernier élan, et en quelques minutes, j'eus gravi le pic qui dominait d'une dizaine de mètres toute cette masse rocheuse.

Je regardai ce côté que nous venions de franchir. La montagne ne s'élevait que de sept à huit cents pieds au-dessus de la plaine ; mais de son versant opposé, elle dominait d'une hauteur double le fond en contre bas de cette portion de l'Atlantique. Mes regards s'étendaient au loin et embrassaient un vaste espace éclairé par une fulguration violente. En effet, c'était un volcan que cette montagne. A cinquante pieds au-dessous du pic, au milieu d'une pluie de pierres et de scories, un large cratère vomissait des torrents de lave, qui se dispersaient en cascade de feu au sein de la masse liquide. Ainsi posé, ce volcan, comme un immense flambeau, éclairait la plaine inférieure jusqu'aux dernières limites de l'horizon.

J'ai dit que le cratère sous-marin rejetait des laves, mais non des flammes. Il faut aux flammes l'oxygène de l'air, et elles ne sauraient se développer sous les eaux ; mais des coulées de lave, qui ont en elles le principe de leur incandescence, peuvent se porter au rouge blanc, lutter victorieusement contre l'élément liquide et se vaporiser à son contact. De rapides courants entraînaient tous ces gaz en diffusion, et les torrents laviques glissaient jusqu'au bas de la montagne, comme les déjections du Vésuve sur un autre Torre del Greco.

En effet, là, sous mes yeux, ruinée, abîmée, jetée bas, apparaissait une ville détruite, ses toits effondrés, ses temples abattus, ses arcs disloqués, ses colonnes gisant à terre, où l'on sentait encore les solides proportions d'une sorte d'architecture toscane ; plus loin, quelques restes d'un gigantesque aqueduc ; ici l'exhaussement empâté d'une acropole, avec les formes flottantes d'un Parthénon ; là, des vestiges de quai, comme si quelque antique port eût abrité jadis sur les bords d'un océan disparu les vaisseaux marchands et les trirèmes de guerre ; plus loin encore, de longues lignes de murailles écroulées, de larges rues désertes, toute une Pompéi enfouie sous les eaux, que le capitaine Nemo ressuscitait à mes regards !

Où étais-je ? Où étais-je ? Je voulais le savoir à tout prix, je voulais parler, je voulais arracher la sphère de cuivre qui emprisonnait ma tête.

Mais le capitaine Nemo vint à moi et m'arrêta d'un geste. Puis, ramassant un morceau de pierre crayeuse, il s'avança vers un roc de basalte noire et traça ce seul mot :

ATLANTIDE>

Quel éclair traversa mon esprit ! L'Atlantide, l'ancienne Méropide de Théopompe, l'Atlantide de Platon, ce continent nié par Origène, Porphyre, Jamblique, D'Anville, Malte-Brun, Humboldt, qui mettaient sa disparition au compte des récits légendaires, admis par Possidonius, Pline, Ammien-Marcellin, Tertullien, Engel, Sherer, Tournefort, Buffon, d'Avezac, je l'avais là sous les yeux, portant encore les irrécusables témoignages de sa catastrophe ! C'était donc cette région engloutie qui existait en dehors de l'Europe, de l'Asie, de la Libye, au-delà des colonnes d'Hercule, où vivait ce peuple puissant des Atlantes, contre lequel se firent les premières guerres de l'ancienne Grèce !

L'historien qui a consigné dans ses écrits les hauts faits de ces temps héroïques, c'est Platon lui-même. Son dialogue de Timée et de Critias a été, pour ainsi dire, tracé sous l'inspiration de Solon, poète et législateur.

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