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Voyage autour du monde par la frégate du roi La Boudeuse et la flûte L'Étoile, en 1766, 1767, 1768 & 1769.

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Au reste, les gens instruits de cette nation, sans être astronomes, comme l’ont prétendu nos gazettes, ont une nomenclature des constellations des plus remarquables; ils en connaissent le mouvement diurne, et ils s’en servent pour diriger leur route en pleine mer d’une île à l’autre. Dans cette navigation, quelquefois de plus de trois cents lieues, ils perdent toute vue de terre. Leur boussole est le cours du soleil pendant le jour et la position des étoiles pendant les nuits, presque toujours belles entre les tropiques.

Aotourou m’a parlé de plusieurs îles, les unes confédérées de Tahiti, les autres toujours en guerre avec elle.

Les îles amies sont Aimeo, Maoroua, Aca, Oumaitia et Tapoua-massou. Les ennemies sont Papara, Aiatea, Otaa, Toumaroaa, Oopoa. Ces îles sont aussi grandes que Tahiti. L’île de Pare, fort abondante en perles, est tantôt son alliée, tantôt son ennemie. Enouamotou et Toupai sont deux petites îles inhabitées, couvertes de fruits, de cochons, de volailles, abondantes en poissons et en tortues; mais le peuple croit qu’elles sont la demeure des génies; c’est leur domaine, et malheur aux bateaux que le hasard ou la curiosité conduit à ces îles sacrées! Il en coûte la vie à presque tous ceux qui y abordent. Au reste, ces îles gisent à différentes distances de Tahiti. Le plus grand éloignement dont Aotourou m’ait parlé est à quinze jours de marche.

C’est sans doute à peu près à cette distance qu’il supposait être notre patrie lorsqu’il s’est déterminé à nous suivre.

J’ai dit plus haut que les habitants de Tahiti nous avaient paru vivre dans un bonheur digne d’envie. Nous les avions crus presque égaux entre eux, ou du moins jouissant d’une liberté qui n’était soumise qu’aux lois établies pour le bonheur de tous. Je me trompais, la distinction des rangs est fort marquée à Tahiti, et la disproportion cruelle. Les rois et les grands ont droit de vie ou de mort sur leurs esclaves et valets; je serais même tenté de croire qu’ils ont aussi ce droit barbare sur les gens du peuple qu’ils nomment Tata-einou, hommes vils; toujours est-il sûr que c’est dans cette classe infortunée qu’on prend les victimes pour les sacrifices humains. La viande et le poisson sont réservés à la table des grands; le peuple ne vit que de légumes et de fruits. Jusqu’à la manière de s’éclairer dans la nuit différencie les états, et l’espèce de bois qui brûle pour les gens considérables n’est pas la même que celle dont il est permis au peuple de se servir. Les rois seuls peuvent planter devant leurs maisons l’arbre que nous nommons le saule pleureur ou l’arbre du grand seigneur. On sait qu’en courbant les branches de cet arbre et en les plantant en terre, on donne à son ombre la direction et l’étendue qu’on désire; à Tahiti il est la salle à manger des rois.

Les seigneurs ont des livrées pour leurs valets; suivant que la qualité des maîtres est plus ou moins élevée, les valets portent plus ou moins haut la pièce d’étoffe dont ils se ceignent. Cette ceinture prend immédiatement sous les bras aux valets des chefs, elle ne couvre que les reins aux valets de la dernière classe des nobles.

Les heures ordinaires des repas sont lorsque le soleil passe au méridien et lorsqu’il est couché. Les hommes ne mangent point avec les femmes, celles-ci seulement servent aux hommes les mets que les valets ont apprêtés.

À Tahiti, on porte régulièrement le deuil qui se nomme eeva. Toute la nation porte le deuil de ses rois.

Le deuil des pères est fort long. Les femmes portent celui des maris sans que ceux-ci leur rendent la pareille.

Les marques de deuil sont de porter sur la tête une coiffure de plumes dont la couleur est consacrée à la mort, et de se couvrir le visage d’un voile. Quand les gens en deuil sortent de leurs maisons, ils sont précédés de plusieurs esclaves qui battent des castagnettes d’une certaine manière; leur son lugubre avertit tout le monde de se ranger, soit qu’on respecte la douleur des gens en deuil, soit qu’on craigne leur approche comme sinistre et malencontreuse. Au reste, il en est à Tahiti comme partout ailleurs; on y abuse des usages les plus respectables. Aotourou m’a dit que cet attirail du deuil était favorable au rendez-vous, sans doute avec les femmes dont les maris sont peu complaisants. Cette claquette dont le son respecté écarte tout le monde, ce voile qui cache le visage, assurent aux amants le secret et l’impunité.

Dans les maladies un peu graves, tous les proches parents se rassemblent chez le malade. Ils y mangent et y couchent tant que le danger subsiste; chacun le soigne et le veille à son tour. Ils ont aussi l’usage de saigner; mais ce n’est ni au bras ni au pied. Un taoua, c’est-à-dire un médecin ou prêtre inférieur, trappe avec un bois tranchant sur le crâne du malade, il ouvre par ce moyen la veine que nous nommons sagittale; et, lorsqu’il en a coulé suffisamment de sang, il ceint la tête d’un bandeau qui assujettit l’ouverture: le lendemain il lave la plaie avec de l’eau.

Voilà ce que j’ai appris sur les usages de ce pays intéressant, tant sur les lieux mêmes que par mes conversations avec Aotourou.

En arrivant dans cette île, nous remarquâmes que quelques-uns des mots prononcés par les insulaires se trouvaient dans le vocabulaire inséré à la suite du voyage de Lemaire, sous le titre de Vocabulaire des îles des Cocos. Ces îles, en effet, selon l’estime de Lemaire et de Schouten, ne sauraient être fort éloignées de Tahiti, peut-être font-elles partie de celles que m’a nommées Aotourou. La langue de Tahiti est douce, harmonieuse et facile à prononcer. Les mots n’en sont presque composés que de voyelles sans aspiration; on n’y rencontre point de syllabes muettes, sourdes ou nasales, ni cette quantité de consonnes et d’articulations qui rendent certaines langues si difficiles. Aussi notre Tahitien ne pouvait-il parvenir à prononcer le français.

Les mêmes causes qui font accuser notre langue d’être peu musicale la rendaient inaccessible à ses organes.

On eût plutôt réussi à lui faire prononcer l’espagnol ou l’italien.

M. Pereire, célèbre par son talent d’enseigner à parler et bien articuler aux sourds et muets de naissance, a examiné attentivement et plusieurs fois Aotourou et a reconnu qu’il ne pouvait physiquement prononcer la plupart de nos consonnes, ni aucune de nos voyelles nasales.

Au reste, la langue de cette île est assez abondante j’en juge parce que, dans le cours du voyage, Aotourou a mis en strophes cadencées tout ce qui l’a frappé. C’est une espèce de récitatif obligé qu’il improvisait. Voilà ses annales: et il nous a paru que sa langue lui fournissait des expressions pour peindre une multitude d’objets tous nouveaux pour lui. D’ailleurs, nous lui avons entendu chaque jour prononcer des mots que nous ne connaissions pas encore, et, entre autres, déclamer une longue prière, qu’il appelle la prière des rois, et, de tous les mots qui la composent, je n’en sais pas dix.

J’ai appris d’Aotourou qu’environ huit mois avant notre arrivée sur l’île un vaisseau anglais y avait abordé.

C’est celui que commandait M. Wallis. Le même hasard qui nous a fait découvrir cette île y a conduit les Anglais pendant que nous étions à la rivière de la Plata. Ils y ont séjourné un mois, et, à l’exception d’une attaque que leur ont faite les insulaires qui se flattaient d’enlever le vaisseau, tout s’est passé à l’amiable.

Voilà, sans doute, d’où proviennent et la connaissance du fer que nous avons trouvée aux Tahitiens, et le nom d’aouri qu’ils lui donnent, un nom assez semblable pour le son au mot anglais iron, fer, qui se prononce «airon». J’ignore maintenant si les Tahitiens, avec la connaissance du fer, doivent aussi aux Anglais celle des maux vénériens que nous y avons trouvé naturalisés, comme on le verra bientôt.

Les Anglais ont fait depuis un second voyage à Tahiti, qu’ils nomment Otahitee. Ils y ont observé le passage de Vénus le 4 juin 1769, et leur séjour dans cette île a été de trois mois. Comme ils ont déjà publié une relation de ce voyage, relation qu’on traduit actuellement en français pour la rendre publique ici, je n’entrerai point dans le détail de ce qu’ils disent sur cette île et ses habitants. Je me contenterai d’observer que c’est faussement qu’ils avancent que nous y sommes toujours restés avec pavillon espagnol: nous n’avions aucune raison de cacher le nôtre; c’est avec tout aussi peu de fondement qu’ils nous accusent d’avoir porté aux malheureux Tahitiens—la maladie que nous pourrions peut-être plus justement soupçonner leur avoir été communiquée par l’équipage de M. Wallis. Les Anglais avaient emmené deux insulaires qui sont morts en chemin.

Tandis que nous étions entre les Grandes Cyclades, quelques affaires m’avaient appelé à bord de L’Étoile, et j’eus occasion d’y vérifier un fait assez singulier.

Depuis quelque temps, il courait un bruit dans les deux navires que le domestique de M. de Commerçon, nommé Baré, était une femme. Sa structure, le son de sa voix, son menton sans barbe, son attention scrupuleuse à ne jamais changer de linge, ni faire ses nécessités devant qui que ce fut, plusieurs autres indices avaient fait naître et accréditaient le soupçon. Cependant, comment reconnaître une femme dans cet infatigable Baré, botaniste déjà fort exercé, que nous ayons vu suivre son maître dans toutes ses herborisations, au milieu des neiges et sur les monts glacés du détroit de Magellan, et porter même dans ces marches pénibles les provisions de bouche, les armes et les cahiers de plantes avec un courage et une force qui lui avaient mérité du naturaliste le surnom de sa bête de somme? Il fallait qu’une scène qui se passa à Tahiti changeât le soupçon en certitude. M. de Commerçon y descendit pour herboriser. À peine Baré, qui le suivait avec les cahiers sous son bras, eut mis pied à terre, que les Tahitiens l’entourent, crient que c’est une femme et veulent lui faire les honneurs de l’île. Le chevalier de Bournand, qui était de garde à terre, fut obligé de venir à son secours et de l’escorter jusqu’au bateau. Depuis ce temps il était assez difficile d’empêcher que les matelots n’alarmassent quelquefois sa pudeur. Quand je fus à bord de L’Étoile, Baré, les yeux baignés de larmes, m’avoua qu’elle était une fille: elle me dit qu’à Rochefort elle avait trompé son maître en se présentant à lui sous des habits d’homme au moment même de son embarquement; qu’elle avait déjà servi, comme laquais, un Genevois à Paris; que, née en Bourgogne et orpheline, la perte d’un procès l’avait réduite dans la misère et lui avait fait prendre le parti de déguiser son sexe; qu’au reste, elle savait, en s’embarquant, qu’il s’agissait de faire le tour du monde et que ce voyage avait piqué sa curiosité. Elle sera la première, et je lui dois la justice qu’elle s’est toujours conduite à bord avec la plus scrupuleuse sagesse. Elle n’est ni laide ni jolie, et n’a pas plus de vingt-six ou vingt-sept ans. Il faut convenir que, si les deux vaisseaux eussent fait naufrage sur quelque île déserte de ce vaste océan, la chance eût été fort singulière pour Baré.

CHAPITRE XI

Nous avions repris la mer après une relâche de huit jours, pendant lesquels, comme on l’a vu, le temps avait été constamment mauvais et les vents presque toujours au sud. Le 25, ils revinrent au sud-est, variant jusqu’à l’est, et nous suivîmes la côte environ à trois lieues d’éloignement. Elle rondissait insensiblement, et bientôt nous aperçûmes au large des îles qui se succédaient de distance en distance. Nous passâmes entre elles et la grande terre, et je leur donnai le nom des officiers des états-majors. Il n’était plus douteux que nous côtoyions la Nouvelle-Bretagne. Cette terre est très élevée et paraît entrecoupée de belles baies, dans lesquelles nous apercevions des feux et d’autres traces d’habitations.

Le troisième jour de notre sortie, je fis couper nos tentes de campagne pour distribuer de grandes culottes aux gens des deux équipages. Nous avions déjà fait, en différentes occasions, de semblables distributions de hardes de toute espèce. Sans cela, comment eût-il été possible que ces pauvres gens fussent vêtus pendant une aussi longue campagne, où il leur avait fallu plusieurs fois passer alternativement du froid au chaud, et essuyer maintes reprises du déluge? Au reste, je n’avais plus rien à leur donner, tout était épuisé. Je fus même forcé de retrancher encore une once de pain sur la ration. Le peu qui nous restait de vivres était en partie gâté, et dans tout autre cas on eût jeté à la mer toutes nos salaisons, mais il fallait manger le mauvais comme le bon. Qui pouvait savoir quand cela finirait? Telle était notre situation de souffrir en même temps du passé qui nous avait affaiblis, du présent dont les tristes détails se répétaient à chaque instant, et de l’avenir dont le terme indéterminé était presque le plus cruel de nos maux. Mes peines personnelles se multipliaient par celles des autres. Je dois cependant publier qu’aucun ne s’est laissé abattre, et que la patience à souffrir a été supérieure aux positions les plus critiques. Les officiers donnaient l’exemple, et jamais les matelots n’ont cessé de danser le soir, dans la disette comme dans les temps de la plus grande abondance. Il n’avait pas été nécessaire de doubler leur paie.

Nous eûmes constamment la vue de la Nouvelle-Bretagne jusqu’au 3 août. Pendant ce temps il venta peu, il plut souvent, les courants nous furent contraires et les navires marchaient moins que jamais. La côte prenait de plus en plus de l’ouest. Le 29 au matin, nous nous en trouvâmes plus près que nous n’avions encore été. Ce voisinage nous valut la visite de quelques pirogues, deux vinrent à la portée de voix de la frégate, cinq autres furent à L’Étoile. Elles étaient montées chacune par cinq ou six hommes noirs, à cheveux crépus et laineux, quelques-uns les avaient poudrés de blanc.

Ils portent la barbe assez longue et des ornements blancs aux bras en forme de bracelets. Des feuilles d’arbre couvrent, tant bien que mal, leur nudité. Ils sont grands et paraissent agiles et robustes. Ils nous montraient une espèce de pain et nous invitaient par signes à venir à terre; nous les invitions à venir à bord; mais nos invitations, le don même de quelques morceaux d’étoffes jetés à la mer, ne leur inspirèrent pas la confiance de nous accoster. Ils ramassèrent ce qu’on avait jeté, et pour remerciement, l’un d’eux, avec une fronde, nous lança une pierre qui ne vint pas jusqu’à bord; nous ne voulûmes pas leur rendre le mal pour le mal, et ils se retirèrent en frappant tous ensemble sur leurs canots avec de grands cris. Ils poussèrent sans doute les hostilités plus loin à bord de L’Étoile; car nous en vîmes tirer plusieurs coups de fusil qui les mirent en fuite. Leurs pirogues sont longues, étroites et à balancier. Toutes ont l’avant et l’arrière plus ou moins ornés de sculptures peintes en rouge, qui font honneur à leur adresse.

Le lendemain, il en vint un beaucoup plus grand nombre qui ne firent aucune difficulté d’accoster le navire. Celui de leurs conducteurs qui paraissait être le chef portait un bâton long de deux ou trois pieds, peint en rouge, avec une pomme à chaque bout. Il l’éleva sur sa tête avec ses deux mains en nous approchant, et il demeura quelque temps dans cette attitude. Tous ces nègres paraissaient avoir fait une grande toilette; les uns avaient la laine peinte en rouge; d’autres portaient des aigrettes de plumes sur la tête, d’autres des pendants d’oreilles de certaines graines ou de grandes plaques blanches et rondes pendues au cou; quelques-uns avaient des anneaux passés dans les cartilages du nez: mais une parure assez générale à tous était des bracelets faits avec la bouche d’une grosse coquille sciée. Nous voulûmes lier commerce avec eux, pour les engager à nous apporter quelques rafraîchissements. Leur mauvaise foi nous fit bientôt voir que nous n’y réussirions pas. Ils tâchaient de saisir ce qu’on leur proposait et ne voulaient rien rendre en échange. À peine pût-on tirer d’eux quelques racines d’ignames; on se lassa de leur donner et ils se retirèrent. Deux canots voguaient vers la frégate à l’entrée de la nuit, une fusée que l’on tira pour quelque signal les fit fuir précipitamment.

Au reste, il sembla que les visites qu’ils nous avaient rendues ces deux derniers jours n’avaient été que pour nous reconnaître et concerter un plan d’attaque. Le 31, on vit, dès la pointe du jour, un essaim de pirogues sortir de terre, une partie passa par notre travers sans s’arrêter et toutes dirigèrent leur marche sur L’Étoile, que, sans doute, ils avaient observé être le plus petit des deux bâtiments, et se tenir derrière. Les nègres firent leur attaque à coups de pierres et de flèches. Le combat fut court. Une fusillade déconcerta leurs projets; plusieurs se jetèrent à la mer, et quelques pirogues furent abandonnées: depuis ce moment nous cessâmes d’en voir.

Les terres de la Nouvelle-Bretagne ne couraient maintenant que sur l’ouest-quart-nord-ouest et l’ouest, et dans cette partie elles s’abaissaient considérablement. Ce n’était plus cette côte élevée et garnie de plusieurs rangs de montagnes; la pointe septentrionale que nous découvrions était une terre presque noyée et couverte d’arbres de distance en distance. Les cinq premiers jours du mois d’août furent pluvieux; le temps fut à l’orage et le vent souffla par grains. Nous n’aperçûmes la côte que par lambeaux, dans les éclaircies, et sans pouvoir en distinguer les détails. Toutefois, nous en vîmes assez pour être convaincus que les marées continuaient à nous enlever une partie du médiocre chemin que nous faisions chaque jour. Je fis alors gouverner au nord-ouest, puis nord-ouest-quart-ouest, pour éviter un labyrinthe d’îles, qui sont semées à l’extrémité septentrionale de la Nouvelle-Bretagne. Le 4 après midi, nous reconnûmes distinctement deux îles, que je crois être celles que Dampierre nomme île Matthias et île Orageuse. L’île Matthias, haute et montagneuse, s’étend sur le nord-ouest, huit à neuf lieues. L’autre n’en a pas plus de trois ou quatre, et entre les deux est un îlot. Une île que l’on crut apercevoir le 5, à deux heures du matin, dans l’ouest, nous fit reprendre du nord. On ne se trompait pas, et à dix heures la brume, qui jusqu’alors avait été épaisse, s’étant dissipée, nous aperçûmes dans le sud-est-quart-sud cette île, qui est petite et basse. Les marées cessèrent alors de porter sur le sud et sur l’est; ce qui semblait venir de ce que nous avions dépassé la pointe septentrionale de la Nouvelle-Bretagne, que les Hollandais nomment cap Solomaswer. Nous n’étions plus alors que par zéro degré quarante et une minutes de latitude méridionale. Nous avions sondé presque tous les jours sans trouver de fond.

Nous courûmes à l’ouest jusqu’au 7, avec un assez joli frais et beau temps, sans voir de terre. Le 7 au soir, l’horizon fort embrumé m’ayant paru, au coucher du soleil, être un horizon de terre depuis l’ouest jusqu’à l’ouest-sud-ouest je me déterminai à tenir pour la nuit la route du sud-ouest-quart-ouest; nous reprîmes au jour celle de l’ouest. Nous vîmes dans la matinée, environ à cinq ou six lieues devant nous, une terre basse. Nous gouvernâmes à l’ouest-quart-sud-ouest et ouest-sud-ouest pour en passer au sud. Nous la rangeâmes environ à une lieue et demie. C’était une île plate, longue d’environ trois lieues, couverte d’arbres et partagée en plusieurs divisions liées ensemble par des battures et des bancs de sable. Il y a sur cette île une grande quantité de cocotiers, et le bord de la mer y est couvert d’un si grand nombre de cases qu’on peut juger de là qu’elle est extrêmement peuplée. Ces cases sont hautes, presque carrées et bien couvertes. Elles nous parurent plus vastes et plus belles que ne sont ordinairement des cabanes de roseaux, et nous crûmes revoir les maisons de Tahiti. On découvrait un grand nombre de pirogues occupées à la pêche tout autour de l’île, aucune ne parut se déranger pour nous voir passer et nous jugeâmes que ces habitants, qui n’étaient pas curieux, étaient contents de leur sort. À trois lieues dans l’ouest de celle-ci on vit du haut des mâts une autre île basse.

La nuit fut très obscure, et quelques nuages fixes dans le sud nous y firent soupçonner de la terre. En effet, au jour, nous découvrîmes deux petites îles dans le sud-est-quart-sud-3°-sud, à huit ou neuf lieues de distance. On ne les avait pas encore perdues de vue à huit heures et demie, lorsqu’on eut connaissance d’une autre île basse dans l’ouest-quart-sud-ouest, et, peu après, d’une infinité de petites îles qui s’étendaient dans l’ouest-nord-ouest et le sud-ouest de cette dernière, laquelle peut avoir deux lieues de long; toutes les autres ne sont, à proprement parler, qu’une chaîne d’îlots ras et couverts de bois, rencontre désastreuse. Il y avait cependant un îlot séparé des autres et plus au sud, lequel nous parut être plus considérable. Nous dirigeâmes notre route entre celui-là et l’archipel d’îlots, que je nommai l’Échiquier, et que je voulais laisser au nord. Nous n’étions pas près d’en être dehors. Cette chaîne, aperçue dès le matin, se prolongeait beaucoup plus loin dans le sud-ouest que nous ne l’avions pu juger alors.

Nous cherchions comme je viens de le dire, à la doubler dans le sud; mais à l’entrée de la nuit, nous y étions encore engagés, sans savoir précisément jusqu’où elle s’étendait. Le temps, incessamment chargé de grains, ne nous avait jamais montré dans un même instant tout ce que nous devions craindre; pour surcroît d’embarras, le calme vint aussitôt que la nuit et ne finit presque qu’avec elle. Nous la passâmes dans la continuelle appréhension d’être jetés sur la côte par les courants. Je fis mettre deux ancres au mouillage et allonger leurs bittures sur le pont; précaution presque inutile: car on sonda plusieurs fois sans trouver le fond. Tel est un des plus grands dangers de ces terres: presque à deux longueurs de navire des récifs qui les bordent, on n’a point la ressource de mouiller. Heureusement le temps se maintint sans orages; même vers minuit, il se leva une fraîcheur du nord qui nous servit à nous élever un peu dans le sud-est. Le vent fraîchit à mesure que le soleil montait et il nous retira de ces îles basses, que je crois inhabitées; au moins, pendant le temps qu’on s’est trouvé à portée de les voir, on n’y a distingué ni feux, ni cabanes, ni pirogues. L’Étoile avait été dans cette nuit plus en danger encore que nous; car elle fut très longtemps sans gouverner, et la marée l’entraînait visiblement à la côte, lorsque le vent vint à son aide. À deux heures après midi, nous doublâmes l’îlot le plus occidental et nous gouvernâmes à ouest sud-ouest.

Le 11 à midi, étant par deux degrés dix-sept minutes de latitude australe, nous aperçûmes, dans le sud, une côte élevée qui nous parut être celle de la Nouvelle-Guinée. Quelques heures après, on la vit plus clairement. C’est une terre haute et monteuse qui, dans cette partie, s’étend sur l’ouest-nord-ouest. Le 12 à midi, nous étions environ à dix lieues des terres les plus voisines de nous. Il était impossible de détailler la côte à cette distance; il nous parut seulement une grande baie vers deux degrés vingt-cinq minutes de latitude sud, et des terres basses dans le fond qu’on ne découvrait que du haut des mâts. Nous jugeâmes aussi, par la vitesse avec laquelle nous doublions les terres, que les courants nous étaient devenus favorables; mais, pour apprécier avec quelque justesse la différence qu’ils occasionnaient dans l’estime de notre route, il eût fallu cingler moins loin de la côte. Nous continuâmes à la prolonger à dix ou douze lieues de distance. Son gisement était toujours sur l’ouest-nord-ouest, et sa hauteur prodigieuse. Nous y remarquâmes surtout deux pics très élevés, voisins l’un de l’autre, et qui surpassent en hauteur toutes les autres montagnes. Nous les avons nommés les Deux Cyclopes. Nous eûmes occasion de remarquer que les marées portaient sur le nord-ouest. Effectivement nous nous trouvâmes le jour suivant plus éloignés de la côte de la Nouvelle-Guinée, qui revient ici sur l’ouest. Le 14, au point du jour, nous découvrîmes deux îles et un îlot qui paraissait entre deux, mais plus au sud. Elles gisent entre elles est-sud-est et ouest-nord-ouest corrigés; elles sont à deux lieues de distance l’une de l’autre, de médiocre hauteur, et n’ont pas plus d’une lieue et demie d’étendue chacune.

Nous avancions peu chaque journée. Depuis que nous étions sur la côte de la Nouvelle-Guinée, nous avions assez régulièrement une faible brise d’est ou de nord-est, qui commençait vers deux ou trois heures après midi et durait environ jusque vers minuit; à cette brise succédait un intervalle plus ou moins long de calme qui était suivi de la brise de terre variable du sud-ouest au sud-sud-ouest, laquelle se terminait aussi vers midi par deux ou trois heures de calme. Nous revîmes, le 15 au matin, la plus occidentale des deux îles que nous avions reconnues la veille. Nous découvrîmes en même temps d’autres terres, qui nous parurent îles, depuis le sud-est-quart-sud jusqu’à l’ouest-sud-ouest, terres fort basses, par-dessus lesquelles nous apercevions, dans une perspective éloignée, les hautes montagnes du continent. La plus élevée, que nous relevâmes à huit heures du matin au sud-sud-est du compas, se détachait des autres, et nous la nommâmes le géant Colineau. Nous donnâmes le nom de la nymphe Alie à la plus occidentale des îles basses dans le nord-ouest de Moulineau. À dix heures du matin, nous tombâmes dans un raz de marée, où les courants paraissaient porter avec violence sur le nord et nord-nord-est. Ils étaient si vifs que, jusqu’à midi, ils nous empêchèrent de gouverner; et, comme ils nous entraînèrent fort au large, il nous devint impossible d’asseoir un jugement précis sur leur véritable direction. L’eau, dans le lit de marée, était couverte de troncs d’arbres flottants, de divers fruits et de goémons: elle y était en même temps si trouble que nous craignîmes d’être sur un banc; mais la sonde ne nous donna point de fond à cent brasses. Ce raz de marée semblait indiquer ici ou une grande rivière dans le continent, ou un passage qui couperait les terres de la Nouvelle-Guinée, passage dont l’ouverture serait presque nord et sud. Suivant deux distances des bords du soleil et de la lune, observées à l’octan par le chevalier du Bouchage et M. Verron, notre longitude déterminée au port Praslin en différait de deux degrés quarante-sept minutes. Nous observâmes le même jour un degré dix-sept minutes de latitude australe.

Le 16 et le 17, il fit presque calme; le peu de vent qui souffla fut variable. Le 16, on ne vit la terre qu’à sept heures du matin, encore ne la vit-on que du haut des mâts, terre extrêmement haute et coupée. Nous perdîmes toute cette journée à attendre L’Étoile qui, maîtrisée par le courant, ne pouvait pas mettre le cap en route; et le 17, comme elle était fort éloignée de nous, je fus obligé de virer sur elle pour la rallier; ce que nous ne fîmes qu’aux approches de la nuit. Elle fut très orageuse, avec un déluge de pluie et des tonnerres épouvantables. Les six jours suivants nous furent tout aussi malheureux: de la pluie, du calme, et le peu qui venta, ce fut du vent debout. Il faut s’être trouvé dans la position où nous étions alors pour être en état de s’en former l’idée. Le 17 après midi, on avait aperçu depuis le sud sud-ouest-5°-sud du compas jusqu’au sud-ouest 5°-ouest, à seize lieues environ de distance, une côte élevée qu’on ne perdit de vue qu’à la nuit. Le 18, à neuf heures du matin, on découvrit une île haute dans le sud-ouest-quart-ouest, distante à peu près de douze lieues; nous la revîmes le lendemain, et elle nous restait à midi, depuis le sud-sud-ouest jusqu’au sud-ouest, dans un éloignement de quinze à vingt lieues. Les courants nous donnèrent, pendant ces trois derniers jours, dix lieues de différence nord; nous ne pûmes savoir quelle était celle qu’ils nous donnaient en longitude.

Le 20, nous passâmes la ligne pour la seconde fois de la campagne. Les courants continuaient à nous éloigner des terres. Nous n’en vîmes point le 20 ni le 21, quoique nous eussions tenu les bordées qui nous en rapprochaient le plus. Il nous devenait cependant essentiel de rallier la côte et de la ranger d’assez près pour ne pas commettre quelque erreur dangereuse, qui nous fit manquer le débouquement dans la mer des Indes et nous engageât dans l’un des golfes de Gilolo. Le 22, au point du jour, nous eûmes connaissance d’une côte plus élevée qu’aucune autre partie de la Nouvelle-Guinée que nous eussions encore vue. Nous gouvernâmes dessus et, à midi, on la releva depuis le sud-sud-est-5°-sud jusqu’au sud-ouest, où elle ne paraissait pas terminée. Nous venions de passer la ligne pour la troisième fois. La terre courait sur l’ouest-nord-ouest, et nous l’accostâmes, déterminés à ne plus la quitter jusqu’à être parvenus à son extrémité, que les géographes nomment le cap Mabo. Dans la nuit nous doublâmes une pointe, de l’autre côté de laquelle la terre, toujours fort élevée, ne courait plus que sur l’ouest-quart-sud-ouest et l’ouest-sud-ouest. Le 23 à midi, nous voyions une étendue de côte d’environ vingt lieues, dont la partie la plus occidentale nous restait presque au sud-ouest, à treize ou quatorze lieues. Nous étions beaucoup plus près de deux îles basses et couvertes d’arbres, éloignées l’une de l’autre d’environ quatre lieues. Nous en approchâmes à une demi-lieue et, tandis que nous attendions L’Étoile écartée de nous à une grande distance, j’envoyai le chevalier de Suzannet, avec deux de nos bateaux armés, à la plus septentrionale des deux îles. Nous pensions y voir des habitations, et nous espérions en tirer quelques rafraîchissements. Un banc qui règne le long de l’île, et s’étend même assez loin dans l’est, força les bateaux de faire un grand tour pour le doubler. Le chevalier de Suzannet ne trouva ni cases, ni habitants, ni rafraîchissements.

Ce qui, de loin, nous avait semblé former un village, n’était qu’un amas de roches minées par la mer et creusées en caverne. Les arbres qui couvraient l’île ne portaient aucun fruit propre à la nourriture des hommes.

On y enterra une inscription. Les bateaux ne revinrent à bord qu’à dix heures du soir. L’Étoile venait de nous rejoindre. La vue continuelle de la côte nous avait appris que les courants portaient ici sur le nord-ouest.

Après avoir embarqué nos bateaux, nous tâchâmes de prolonger la terre autant que les vents constants au sud et au sud-sud-ouest voulurent nous le permettre.

Nous fûmes obligés de courir plusieurs bords, dans l’intention de passer au vent d’une grande île, que nous avions aperçue au coucher du soleil dans l’ouest et l’ouest-quart-nord-ouest. L’aube du jour nous surprit encore sous le vent de cette île. Sa côte orientale, qui peut avoir cinq lieues de longueur, court à peu près nord et sud, à sa pointe méridionale on voit un îlot bas et de peu d’étendue. Entre elle et la terre de la Nouvelle-Guinée, qui se prolonge ici presque sur le sud-ouest-quart-ouest, il se présentait un vaste passage dont l’ouverture, d’environ huit lieues, gît nord-est et sud-ouest. Le vent en venait, et la marée portait dans le nord-ouest; comment gagner en louvoyant ainsi contre vent et marée? Je l’essayai jusqu’à neuf heures du matin. Je vis avec douleur que c’était infructueusement, et je pris le parti d’arriver, pour ranger la côte septentrionale de l’île, abandonnant à regret un débouché que je crois très beau pour se tirer de cette suite éternelle d’îles.

Nous eûmes dans cette matinée deux alertes consécutives. La première fois, on cria d’en haut qu’on voyait devant nous une longue suite de brisants, et l’on prit aussitôt les amures à l’autre bord. Ces brisants, examinés ensuite plus attentivement, se trouvèrent être des raz d’une marée violente, et nous reprîmes notre route.

Une heure après, plusieurs personnes crièrent du gaillard d’avant qu’on voyait le fond sous nous; l’affaire pressait, mais l’alarme fut heureusement aussi courte qu’elle avait été vive. Nous l’eussions même crue fausse si L’Étoile, qui était dans nos eaux, n’eût aperçu ce même haut-fond pendant près de deux minutes. Il lui parut un banc de corail. Presque nord et sud de ce banc, qui peut avoir encore moins d’eau dans quelque partie, il y a une anse de sable sur laquelle sont construites quelques cases environnées de cocotiers. La remarque peut d’autant plus servir de point de reconnaissance que, jusque-là, nous n’avons vu aucune trace d’habitation sur cette côte. À une heure après midi, nous doublâmes la pointe du nord-est de la grande île, qui s’étend ensuite sur l’ouest et l’ouest-quart-sud-ouest, près de vingt lieues. Il fallut serrer le vent pour la prolonger, et nous ne tardâmes pas à apercevoir d’autres îles dans l’ouest et l’ouest-quart-nord-ouest.

On en vit même une au soleil couchant qui fut relevée dans le nord-est-quart-nord, à laquelle se joignait une batture qui parut s’étendre jusqu’au nord-quart-nord-ouest: ainsi nous étions encore une fois enclavés.

Nous perdîmes dans cette journée notre premier maître d’équipage, nommé Denis, qui mourut du scorbut. Il était malouin et âgé d’environ cinquante ans, passés presque tous au service du roi. Les sentiments d’honneur et les connaissances qui le distinguaient de son état important nous l’ont fait regretter universellement. Quarante-cinq autres personnes étaient atteintes du scorbut; la limonade et le vin en suspendaient seuls les funestes progrès.

Nous passâmes la nuit sur les bords, et le 25, au lever du jour, nous nous trouvâmes environnés de terres. Il s’offrait à nous trois passages, l’un ouvert au sud-ouest, le second à l’ouest-sud-ouest, et le troisième presque est et ouest. Le vent ne nous accordait que ce dernier, et je n’en voulais point. Je ne doutais pas que nous ne fussions au milieu des îles des Papous. Il fallait éviter de tomber plus loin dans le nord, de crainte, comme je l’ai déjà dit, de nous enfoncer dans quelqu’un des golfes de la côte orientale de Gilolo. L’essentiel, pour sortir de ces parages critiques, était donc de nous élever en latitude australe: or, au-delà du passage du sud-ouest, on apercevait dans le sud la mer ouverte autant que la vue pouvait s’étendre: ainsi je me décidai à louvoyer pour gagner ce débouché. Toutes ces îles et îlots qui nous enfermaient sont fort escarpés, de hauteur médiocre, et couverts d’arbres. Nous n’y avons aperçu aucun indice qu’elles soient habitées.

À onze heures du matin, nous eûmes fond de sable sur quarante-cinq brasses; c’était une ressource. À midi, nous observâmes cinq minutes de latitude boréale, ainsi nous venions de passer la ligne pour la quatrième fois. À six heures du soir, nous étions à même de donner dans le passage de l’ouest-sud-ouest. C’était avoir gagné environ trois lieues par le travail de la journée entière. La nuit nous fut plus favorable, grâce à la lune dont la lumière nous permit de louvoyer entre les pierres et les îles. D’ailleurs, le courant, qui nous avait été contraire tant que nous fûmes par le travers des deux premières passes, nous devint favorable, dès que nous vînmes à ouvrir le passage du sud-ouest.

Le canal par lequel nous débouquâmes enfin dans cette nuit peut avoir de deux à trois lieues de large. Il est borné à l’ouest par un amas d’îles et d’îlots assez élevés. Sa côte de l’est, que nous avions prise au premier coup d’œil pour la pointe la plus occidentale de la grande île, n’est aussi qu’un amas de petites îles et de rochers qui, de loin, semblent former une seule masse, et les séparations entre ces îles présentent d’abord l’aspect de belles baies; c’est ce que nous reconnaissions à chaque bordée que nous rapportions sur ces terres. Ce ne fut qu’à quatre heures et demie du matin que nous parvînmes à doubler les îlots les plus sud du nouveau passage, que nous nommâmes le passage des Français. Le fond paraît augmenter au milieu de cet archipel en avançant vers le sud. Nos sondes ont été de cinquante-cinq à soixante-quinze et quatre-vingts brasses, fond de sable gris, vase et coquilles pourries.

Lorsque nous fûmes entièrement hors du canal, nous sondâmes sans trouver du fond. Je fis alors gouverner au sud-ouest. Le passage des Français gît par quinze minutes de latitude sud, entre le cent vingt-huitième et le cent vingt-neuvième degré de longitude à l’est de Paris.

CHAPITRE XII

Ce ne fut pas sans d’excessifs mouvements de joie que nous découvrîmes à la pointe du jour l’entrée du golfe de Cajeli. C’est où les Hollandais ont leur établissement; c’était le terme où devaient finir nos plus grandes misères. Le scorbut avait fait parmi nous de cruels ravages depuis notre départ du port de Praslin; personne ne pouvait s’en dire entièrement exempt, et la moitié de nos équipages était hors d’état de faire aucun travail. Huit jours de plus passés à la mer eussent assurément coûté la vie à un grand nombre et la santé à presque tous. Les vivres qui nous restaient étaient si pourris et d’une odeur si cadavéreuse, que les moments les plus durs de nos tristes journées étaient ceux où la cloche avertissait de prendre ces aliments dégoûtants et malsains. Combien cette situation embellissait encore à nos yeux le charmant aspect des côtes de Boëro! Dès le milieu de la nuit, une odeur agréable, exhalée des plantes aromatiques dont les îles Moluques sont couvertes, s’était fait sentir plusieurs lieues en mer, et avait semblé l’avant-coureur qui nous annonçait la fin de nos maux. L’aspect d’un bourg assez grand, situé au fond du golfe, celui de vaisseaux à l’ancre, la vue de bestiaux errant dans les prairies qui environnent le bourg, causèrent des transports que j’ai partagés sans doute, et que je ne saurais dépeindre.

Il nous avait fallu courir plusieurs bords avant que de pouvoir entrer dans le golfe, dont la pointe septentrionale se nomme pointe de Lissatetto, et celle du sud-est pointe Rouba. Ce ne fut qu’à dix heures que nous pûmes mettre le cap sur le bourg. Plusieurs bateaux naviguaient dans la baie; je fis arborer pavillon hollandais et tirer un coup de canon, aucun ne vint à bord; j’envoyai alors mon canot sonder en avant du navire. Je craignais un banc qui se trouve à la côte du sud-est du golfe. À midi et demi une pirogue, conduite par des Indiens, s’approcha du vaisseau; le chef nous demanda en hollandais qui nous étions, et refusa toujours de monter à bord. Cependant nous avancions à pleines voiles, suivant les signaux du canot qui sondait.

Bientôt nous vîmes le banc dont nous avions redouté l’approche; la mer était basse et il paraissait à découvert. À quatre longueurs de canot de son extrémité, on est sur cinq ou six brasses d’eau, mauvais fond de corail, et on passe tout de suite à dix-sept brasses, fond de sable et vase. Notre route fut à peu près le sud-ouest trois lieues, depuis dix heures jusqu’à une heure et demie que nous mouillâmes vis-à-vis la loge, auprès de plusieurs petits bâtiments hollandais, à moins d’un quart de lieue de terre. Nous étions par vingt-sept brasses d’eau, fond de sable et vase.

L’Étoile mouilla près de nous, plus dans l’ouest-nord-ouest.

À peine avions-nous jeté l’ancre que deux soldats hollandais sans armes, dont l’un parlait français, vinrent à bord me demander, de la part du résident du comptoir, quels motifs nous attiraient dans ce port, lorsque nous ne devions pas ignorer que l’entrée n’en était permise qu’aux seuls vaisseaux de la Compagnie hollandaise. Je renvoyai avec eux un officier pour déclarer au résident que la nécessité de prendre des vivres nous forçait à entrer dans le premier port que nous avions rencontré, sans nous permettre d’avoir égard aux traités qui interdisaient aux navires étrangers la relâche dans les ports des Moluques, et que nous sortirions aussitôt qu’il nous aurait fourni les secours dont nous avions le plus besoin. Les deux soldats revinrent peu de temps après pour me communiquer un ordre signé du gouverneur d’Amboine, duquel le résident de Boëro dépend directement, par lequel il est expressément défendu à celui-ci de recevoir dans son port aucun vaisseau étranger. Le résident me priait en même temps de lui donner par écrit une déclaration des motifs de ma relâche, afin qu’elle pût justifier auprès de son supérieur auquel il l’enverrait la conduite qu’il était obligé de tenir en nous recevant ici. Sa demande était juste, et j’y satisfis en lui donnant une déposition signée, dans laquelle je déclarais qu’étant parti des îles Malouines et voulant aller dans l’Inde en passant par la mer du Sud, la mousson contraire et le défaut de vivres nous avaient empêchés de gagner les îles Philippines et forcés de venir chercher au premier port des Moluques des secours indispensables, secours que je le sommais de me donner en vertu du titre le plus respectable, de l’humanité.

Dès ce moment, il n’y eut plus de difficultés; le résident, en règle vis-à-vis de sa Compagnie, fit contre mauvaise fortune bon cœur, et il nous offrit ce qu’il avait d’un air aussi libre que s’il eût été le maître chez lui. Vers les cinq heures, je descendis à terre avec plusieurs officiers pour lui faire une visite. Malgré le trouble que devait lui causer notre arrivée, il nous reçut à merveille. Il nous offrit même à souper, et certes nous l’acceptâmes. Le spectacle du plaisir et de l’avidité avec lesquels nous le dévorions lui prouva mieux que nos paroles que ce n’était pas sans raison que nous crions à la faim. Tous les Hollandais en étaient en extase, ils n’osaient manger dans la crainte de nous faire tort. Il faut avoir été marin et réduit aux extrémités que nous éprouvions depuis plusieurs mois pour se faire une idée de la sensation que produit la vue de salades et d’un bon souper sur des gens en pareil état. Ce souper fut pour moi un des plus délicieux instants de mes jours, d’autant que j’avais envoyé à bord des vaisseaux de quoi y faire souper tout le monde aussi bien que nous.

Il fut réglé que nous aurions journellement du cerf pour entretenir nos équipages à la viande fraîche pendant le séjour; qu’on nous donnerait en partant dix-huit bœufs, quelques moutons et à peu près autant de volailles que nous en demanderions. Il fallut suppléer au pain par du riz; c’est la nourriture des Hollandais.

Les insulaires vivent de pain de sagou qu’ils tirent du cœur d’un palmier auquel ils donnent ce nom; ce pain ressemble à la cassave. Nous ne pûmes avoir cette abondance de légumes qui nous eût été si salutaire, les gens du pays n’en cultivent point. Le résident voulut bien en fournir, pour les malades, du jardin de la Compagnie.

Au reste, tout ici appartient à la Compagnie directement ou indirectement, gros et menu bétail, grains et denrées de toute espèce. Elle seule vend et achète. Les Maures, à la vérité, nous ont vendu des volailles, des chèvres, du poisson, des œufs et quelques fruits; mais l’argent de cette vente ne leur restera pas longtemps: les Hollandais sauront bien le retirer pour des hardes fort simples, mais qui n’en sont pas moins chères. La chasse même du cerf n’est pas libre, le résident seul en a le droit. Il donne à ses chasseurs trois coups de poudre et de plomb, pour lesquels ils doivent apporter deux animaux qu’on leur paie alors six sols pièce. S’ils n’en rapportent qu’un, on retient, sur ce qui leur est dû, le prix d’un coup de poudre et de plomb.

Dès le 3 au matin, nous établîmes nos malades à terre pour y coucher pendant notre séjour. Nous envoyions aussi journellement la plus grande partie des équipages se promener et se divertir. Je fis faire l’eau des navires et les divers transports par des esclaves de la Compagnie que le résident nous loua à la journée.

L’Étoile profita de ce temps pour garnir les chouquets de ses mâts majeurs, lesquels avaient un jeu dangereux.

Nous avions affourché en arrivant; mais sur ce que les Hollandais nous dirent de la bonté du fond et de la régularité des brises de terre et du large, nous relevâmes notre ancre d’affourche. Effectivement nous y vîmes les bâtiments hollandais sur une seule ancre.

Nous eûmes pendant notre relâche ici le plus beau temps du monde. Le thermomètre y montait ordinairement à vingt-trois degrés dans la plus grande chaleur du jour; la brise du nord-est au sud-est le jour changeait sur le soir; elle venait alors de la terre et les nuits étaient fort fraîches. Nous eûmes occasion de connaître l’intérieur de l’île; on nous permit d’y faire plusieurs chasses de cerfs, par battues, auxquelles nous prîmes un grand plaisir. Le pays est charmant, entrecoupé de bosquets, de plaines et de coteaux dont les vallons sont arrosés par de jolies rivières. Les Hollandais y ont apporté les premiers cerfs qui s’y sont prodigieusement multiplié et dont la chair est excellente. Il y a aussi un grand nombre de sangliers et quelques espèces de gibier à plumes.

On donne à l’île de Boëro, ou Burro, environ dix-huit lieues de l’est à l’ouest, et treize du nord au sud.

Elle était autrefois soumise au roi de Ternate, lequel en tirait tribut. Le lieu principal est Cajeli, situé au fond du golfe de ce nom, dans une plaine marécageuse qui s’étend près de quatre milles entre les rivières Soweill et Abbo. Cette dernière est la plus grande de l’île, et toutefois ses eaux sont fort troubles. Le débarquement est ici fort incommode, surtout de basse mer, pendant laquelle il faut que les bateaux s’arrêtent fort loin de la plage. La loge hollandaise, et quatorze habitations d’Indiens, autrefois dispersées en divers endroits de l’île, mais aujourd’hui réunies autour du comptoir, forment le bourg de Cajeli. On y avait d’abord construit un fort en pierre. Un accident le fit sauter en 1689, et depuis ce temps on s’y contente d’une enceinte de faibles palissades, garnie de six canons de petit calibre, tant bien que mal en batterie; c’est ce qu’on appelle le fort de la Défense, et j’ai pris ce nom pour un sobriquet. La garnison, aux ordres du résident, est composée d’un sergent et de vingt-cinq hommes: sur toute l’île il n’y a pas cinquante Blancs. Quelques autres nègreries y sont répandues, où l’on cultive du riz. Dans le temps où nous y étions, les forces des Hollandais y étaient augmentées par trois navires, dont le plus grand était le Draak, sénau de quatorze canons, commandé par un Saxon nommé Kop-le-Clerc. Son équipage est de cinquante Européens et sa destination de croiser dans les Moluques, surtout contre les Papous et les Ceramois.

Les naturels du pays se divisent en deux classes, les Maures et les Alfouriens. Les premiers sont réunis sous la loge et soumis entièrement aux Hollandais qui leur inspirent une grande crainte des nations étrangères. Ils sont observateurs zélés de la loi de Mahomet, c’est-à-dire qu’ils se lavent souvent, ne mangent point de porc et prennent autant de femmes qu’ils en peuvent nourrir. Ajoutez à cela qu’ils en paraissent fort jaloux et les tiennent renfermées. Leur nourriture est le sagou, quelques fruits, et du poisson. Les jours de fêtes, ils se régalent avec du riz que la Compagnie leur vend. Leurs chefs ou orencaies se tiennent auprès du résident qui paraît avoir pour eux quelques égards et contient le peuple par leur moyen. La Compagnie a su semer parmi ces chefs des habitants un levain de jalousie réciproque qui assure l’esclavage général, et la politique qu’elle observe ici relativement aux naturels est la même dans tous les autres comptoirs. Si un chef forme quelque complot, un autre le découvre et en avertit les Hollandais.

Ces Maures, au reste, sont vilains, paresseux et peu guerriers. Ils ont une extrême frayeur des Papous qui viennent quelquefois, au nombre de deux ou trois cents, brûler les habitations, enlever ce qu’ils peuvent et surtout des esclaves. La mémoire de leur dernière visite, faite il y a trois ans, était encore récente. Les Hollandais ne font point faire le service d’esclaves aux naturels de Boëro. La Compagnie tire ceux dont elle se sert, ou de Célèbes ou de Ceram, les habitants de ces deux îles se vendant réciproquement.

Les Alfouriens sont libres sans être ennemis de la Compagnie. Satisfaits d’être indépendants, ils ne veulent point de ces babioles que les Européens donnent ou vendent en échange de la liberté. Ils habitent épars çà et là les montagnes inaccessibles dont est rempli l’intérieur de l’île. Ils y vivent de sagou, de fruits et de la chasse. On ignore quelle est leur religion; seulement on dit qu’ils ne sont point mahométans, car ils élèvent et mangent des cochons. De temps en temps les chefs des Alfouriens viennent visiter le résident; ils feraient aussi bien de rester chez eux.

Je ne sais s’il y a eu autrefois des épiceries sur cette île; en tout cas il est certain qu’il n’y en a plus aujourd’hui. La Compagnie ne tire de ce poste que des bois d’ébène noirs et blancs, et quelques autres espèces de bois, très recherchées pour la menuiserie. Il y a aussi une belle poivrière dont la vue nous a confirmé que le poivrier est commun à la Nouvelle-Bretagne. Les fruits y sont rares; des cocos, des bananes, des pamplemousses, quelques limons et citrons, des oranges amères et fort peu d’ananas. Il y croît une fort bonne espèce d’orge nommée ottong et le sago borneo, dont on fait une bouillie qui nous a paru détestable. Les bois sont habités par un grand nombre d’oiseaux d’espèces très variées et dont le plumage est charmant, entre autres des perroquets de la plus grande beauté. On y trouve cette espèce de chat sauvage qui porte ses petits dans une poche placée au bas de son ventre, cette chauve-souris dont les ailes ont une énorme envergure, des serpents monstrueux qui peuvent avaler un mouton, et cet autre serpent, plus dangereux cent fois, qui se tient sur les arbres et se darde dans les yeux des passants qui regardent en l’air. On ne connaît point de remèdes contre la piqûre de ce dernier; nous en tuâmes deux dans une chasse de cerf. La rivière de Abbo, dont les bords sont presque partout couverts d’arbres touffus, est infestée de crocodiles énormes qui dévorent bêtes et gens. C’est la nuit qu’ils sortent, et il y a des exemples d’hommes enlevés par eux dans les pirogues. On les empêche d’approcher en portant des torches allumées. Le rivage de Boëro fournit peu de belles coquilles. Ces coquilles précieuses, objet de commerce pour les Hollandais, se trouvent sur la côte de Ceram, à Amblaw et à Banda, d’où on les envoie à Batavia.

C’est aussi à Amblaw que se trouve le catacoua de la plus belle espèce.

Henri Ouman, résident de Boëro, y vit en souverain.

Il a cent esclaves pour le service de sa maison, et il possède en abondance le nécessaire et l’agréable. Il est sous-marchand, et ce grade est le troisième au service de la Compagnie. C’est un homme né à Batavia, lequel a épousé une créole d’Amboine. Je ne saurais trop me louer de ses bons procédés à notre égard. Ce fut sans doute pour lui un moment de crise que celui où nous entrâmes ici; mais il se conduisit en homme d’esprit.

Après s’être mis en règle vis-à-vis de ses chefs, il fit de bonne grâce ce dont il ne pouvait se dispenser, et il y joignit les façons d’un homme flanc et généreux. Sa maison était la nôtre; à toute heure on y trouvait à boire et à manger, et ce genre de politesse en vaut bien un autre, pour qui surtout se ressentait encore de la famine.

Il nous donna deux repas de cérémonie, dont la propreté, l’élégance et la bonne chère nous surprirent dans un endroit si peu considérable. La maison de cet honnête Hollandais est jolie, élégamment meublée et entièrement à la chinoise. Tout y est disposé pour y procurer du frais, elle est entourée de jardins et traversée par une rivière. Du bord de la mer, on arrive par une avenue de grands arbres. Sa femme et ses filles, habillées à la chinoise, font très bien les honneurs du logis. Elles passent le temps à apprêter des fleurs pour des distillations, à nouer des bouquets et préparer du bétel. L’air qu’on respire dans cette maison agréable est délicieusement parfumé, et nous y eussions tous fait bien volontiers un long séjour. Quel contraste de cette existence douce et tranquille avec la vie dénaturée que nous menions depuis dix mois!

Je dois dire un mot de l’impression qu’a faite sur Aotourou la vue de cet établissement européen. On conçoit que sa surprise a été grande à l’aspect d’hommes vêtus comme nous, de maisons, de jardins, d’animaux domestiques en grand nombre et si variés.

Il ne pouvait se lasser de regarder tous ces objets nouveaux pour lui. Surtout il prisait beaucoup cette hospitalité exercée d’un air franc et de connaissance. Comme il ne voyait pas faire d’échange, il ne pensait pas que nous payassions, il croyait qu’on nous donnait. Au reste, il se conduisit avec esprit vis-à-vis des Hollandais. Il commença par leur faire entendre qu’il était chef dans son pays et qu’il voyageait pour son plaisir avec ses amis. Dans les visites, à table, à la promenade, il s’étudiait à nous copier exactement. Comme je ne l’avais pas mené à la première visite que nous fîmes, il s’imagina que c’était parce que ses genoux sont cagneux, et il voulait absolument faire monter dessus des matelots pour les redresser. Il nous demandait souvent si Paris était aussi beau que ce comptoir.

Cependant nous avions embarqué, le 6 après midi, le riz, les bestiaux et tous les autres rafraîchissements.

Le mémoire du bon résident était fort cher; mais on nous assura que les prix étaient réglés par la Compagnie et qu’on ne pouvait pas s’écarter de son tarif. Du reste, les vivres y étaient d’une excellente qualité; le bœuf et le mouton ne sont pas à beaucoup près aussi bons dans aucun pays chaud de ma connaissance, et les volailles y sont de la plus grande délicatesse. Le beurre de Boëro a dans ce pays une réputation que les Bretons ne trouvèrent pas légitimement acquise. Le 7 au matin, je fis embarquer les malades, et on disposa tout pour appareiller le soir avec la brise de terre. Les vivres frais et l’air sain de Boëro avaient procuré à nos scorbutiques un amendement sensible. Ce séjour à terre, quoiqu’il n’eût été que de six jours, les mettait dans le cas de se guérir à bord, ou du moins de ne pas empirer avec l’usage des rafraîchissements que nous étions désormais en état de leur donner.

Il eût sans doute été à souhaiter pour eux, et même pour les gens sains, de prolonger la relâche; mais la fin de la mousson de l’est nous pressait de partir pour Batavia.

CHAPITRE XIII

Le temps des maladies, qui commence ici ordinairement à la fin de la mousson de l’est, et les approches de la mousson pluvieuse de l’ouest nous avertissaient de ne rester à Batavia que le moins qu’il nous serait possible. Toutefois, malgré l’impatience où nous étions d’en sortir au plus tôt, nos besoins devaient nous y retenir un certain nombre de jours et la nécessité d’y faire cuire du biscuit, qu’on ne trouva pas tout fait, nous arrêta plus longtemps encore que nous n’avions compté. Il y avait dans la rade, à notre arrivée, treize ou quatorze vaisseaux de la Compagnie de Hollande, dont un portait le pavillon amiral. C’est un vieux vaisseau qu’on laisse pour cette destination; il a la police de la rade et rend les saluts à tous les vaisseaux marchands. J’avais déjà envoyé un officier pour rendre au général compte de notre arrivée, lorsqu’il vint à bord un canot de ce vaisseau-amiral, avec je ne sais quel papier écrit en hollandais. Il n’y avait point d’officier dedans le canot, et le patron, qui sans doute en faisait les fonctions, me demanda qui nous étions et une déposition écrite et signée de moi. Je lui répondis que j’avais envoyé faire ma déclaration à terre, et je le congédiai.

Il revint peu de temps après, insistant sur sa première demande; je le renvoyai une seconde fois avec la même réponse, et il se le tint pour dit. L’officier qui était allé chez le général ne fut de retour qu’à neuf heures du soir. Il n’avait point vu Son Excellence qui était à la campagne, et on l’avait conduit chez le sabandar ou introducteur des étrangers, qui lui donna rendez-vous au lendemain et lui dit que si je voulais descendre à terre il me conduirait chez le général.

Les visites, dans ce pays, se font de bonne heure, l’excessive chaleur y contraint. Nous partîmes à six heures du matin, conduits par le sabandar, M. Vanderluys, et nous allâmes trouver M. Van der Para, général des Indes orientales, lequel était dans une de ses maisons de plaisance à trois lieues de Batavia. Nous vîmes un homme simple et poli, qui nous reçut à merveille et nous offrit tous les secours dont nous pouvions avoir besoin. Il ne parut ni surpris ni fâché que nous eussions relâché aux îles Moluques; il approuva même beaucoup la conduite du résident de Boëro et ses bons procédés à notre égard. Il consentit à ce que je misse nos malades à l’hôpital de la Compagnie et il envoya sur-le-champ l’ordre de les y recevoir. À l’égard des fournitures nécessaires aux vaisseaux du roi, il fut convenu qu’on remettrait les états de demandes au sabandar, qui serait chargé de nous pourvoir de tout. Un des droits de sa charge était de gagner et avec nous et avec les fournisseurs. Lorsque tout fut réglé, le général me demanda si je ne saluerais pas le pavillon; je lui répondis que je le ferais, à condition que ce serait la place qui rendrait le salut et coup pour coup. «Rien n’est plus juste, me dit-il, et la citadelle a les ordres en conséquence.» Dès que je fus de retour à bord, nous saluâmes de quinze coups de canon, et la ville répondit par le même nombre.

Je fis aussitôt descendre à l’hôpital les malades des deux navires au nombre de vingt-huit, les uns encore affectés du scorbut, les autres, en plus grand nombre, attaqués du flux de sang. On travailla aussi à remettre au sabandar l’état de nos besoins, en biscuit, vin, farine, viande fraîche et légumes, et je le priai de nous faire fournir notre eau par les chalands de la Compagnie.

Nous songeâmes en même temps à nous loger en ville pour le temps de notre séjour. C’est ce que nous fîmes dans une grande et belle maison, que l’on appelle iner logment, dans laquelle on est logé et nourri pour deux risdales par jour, non compris les domestiques; ce qui fait près d’une pistole de notre monnaie. Cette maison appartient à la Compagnie, qui l’afferme à un particulier, lequel a, par ce moyen, le privilège exclusif de loger tous les étrangers. Cependant les vaisseaux de guerre ne sont pas soumis à cette loi; et, en conséquence, l’état-major de L’Étoile s’établit en pension dans une maison bourgeoise. Nous louâmes aussi plusieurs voitures, dont on ne saurait absolument se passer dans cette grande ville, voulant surtout en parcourir les environs plus beaux infiniment que la ville même. Ces voitures de louage sont à deux places, traînées par deux chevaux, et le prix, chaque jour, en est un peu plus de dix francs.

Nous rendîmes en corps, le troisième jour de notre arrivée, une visite de cérémonie au général, que le sabandar en avait prévenu. Il nous reçut dans une seconde maison de plaisance, nommée Jacatra, laquelle est à peu près au tiers de la distance de Batavia à la maison où j’avais été le premier jour. Je ne saurais mieux comparer le chemin qui y mène qu’aux plus beaux boulevards de Paris, en les supposant encore embellis à droite et à gauche par des canaux d’une eau courante. Nous eussions dû faire aussi d’autres visites d’étiquette, introduits de même par le sabandar, savoir chez le directeur général, chez le président de justice, et chez le chef de la marine. M. Vanderluys ne nous en dit rien et nous n’allâmes visiter que le dernier.

Quoique cet officier n’ait au service de la Compagnie que le grade de contre-amiral, il est néanmoins vice-amiral des États, par une faveur particulière du stathouder. Ce prince a voulu distinguer ainsi un homme de qualité que le dérangement de sa fortune a forcé de quitter la marine des États qu’il a bien servis, pour venir prendre ici le poste qu’il y occupe.

Le chef de la marine est membre de la haute régence, dans les assemblées de laquelle il a séance et voix délibératrice pour les affaires de marine; il jouit aussi de tous les honneurs des edel-heers. Celui-ci tient un grand état, fait bonne chère et se dédommage des mauvais moments qu’il a souvent passés à la mer en occupant une maison délicieuse hors de la ville.

Pendant que nous restâmes ici, les principaux de Batavia s’empressèrent à nous en rendre le séjour agréable. De grands repas à la ville et à la campagne, des concerts, des promenades charmantes, la variété de cent objets réunis ici et presque tous nouveaux pour nous, le coup d’œil de l’entrepôt du plus riche commerce de l’univers; mieux que cela, le spectacle de plusieurs peuples qui, bien qu’opposés entièrement pour les mœurs, les usages, la religion, forment cependant une même société; tout concourait à amuser les yeux, à instruire le navigateur, à intéresser même le philosophe. Il y a de plus ici une comédie qu’on dit assez bonne; nous n’avons pu juger que de la salle qui nous a paru jolie: n’entendant pas la langue, ce fut bien assez pour nous d’y aller une fois. Nous fûmes infiniment plus curieux des comédies chinoises quoique nous n’entendissions pas mieux ce qui s’y débitait; il ne serait pas fort agréable de les voir tous les jours, mais il faut en avoir vu une de chaque genre. Indépendamment des grandes pièces qui se représentent sur un théâtre, chaque carrefour dans le quartier chinois a ses tréteaux, sur lesquels on joue tous les soirs des petites pièces et des pantomimes. Du pain et des spectacles, demandait le peuple romain; il faut aux Chinois du commerce et des farces. Dieu me garde de la déclamation de leurs acteurs et actrices qu’accompagnent toujours quelques instruments. C’est la charge du récitatif obligé, et je ne connais que leurs gestes qui soient encore plus ridicules. Au reste, quand je parle de leurs acteurs, c’est improprement; ce sont des femmes qui font les rôles d’hommes. Au surplus, et on en tirera telles conclusions qu’on voudra, j’ai vu les coups de bâton prodigués sans mesure sur les planches chinoises y avoir un succès tout aussi brillant que celui dont ils jouissent à la comédie italienne et chez Nicolet.

Nous ne nous lassions point de nous promener dans les environs de Batavia. Tout Européen, accoutumé même aux plus grandes capitales, serait étonné de la magnificence de ses dehors. Ils sont enrichis de maisons et de jardins superbes, entretenus avec ce goût et cette propreté qui frappent dans tous les pays hollandais. Je ne craindrai pas de dire qu’ils surpassent en beauté et en richesses ceux de nos plus grandes villes de France, et qu’ils approchent de la magnificence des environs de Paris. Je ne dois pas oublier un monument qu’un particulier y a élevé aux muses. Le sieur Mohr, premier curé de Batavia, homme riche à millions, mais plus estimable par ses connaissances et son goût pour les sciences, y a fait construire, dans le jardin d’une de ses maisons, un observatoire qui honorerait toute maison royale. Cet édifice, qui est à peine fini, lui a coûté des sommes immenses. Il fait mieux encore, il y observe lui-même. Il a tiré d’Europe les meilleurs instruments en tout genre, nécessaires aux observations les plus délicates, et il est en état de s’en servir. Cet astronome, le plus riche sans contredit des enfants d’Uranie, a été enchanté de voir M. Verron. Il a voulu qu’il passât les nuits dans son observatoire; malheureusement il n’y en a pas eu une seule qui ait été favorable à leurs désirs. M. Mohr a observé le dernier passage de Vénus, et il a envoyé ses observations à l’Académie de Harlem; elles serviront à déterminer avec précision la longitude de Batavia.

Il s’en faut bien que cette ville, quoique belle, réponde à ce qu’annoncent ses dehors. On y voit peu de grands édifices, mais elle est bien percée; les maisons sont commodes et agréables; les rues sont larges et ornées la plupart d’un canal bien revêtu et bordé d’arbres, qui sert à la propreté et à la commodité. Il est vrai que ces canaux entretiennent une humidité malsaine qui rend le séjour de Batavia pernicieux aux Européens. On attribue aussi en partie le danger de ce climat à la mauvaise qualité des eaux; ce qui fait que les gens riches ne boivent ici que des eaux de Selse, qu’ils font venir de Hollande à grands frais. Les rues ne sont point pavées, mais de chaque côté il y a un large et beau parapet revêtu de pierres de taille ou de briques, et la propreté hollandaise ne laisse rien à désirer pour l’entretien de ces trottoirs. Je ne prétends pas, au reste, donner une description détaillée de Batavia, sujet épuisé tant de fois. On aura l’idée de cette ville fameuse en sachant qu’elle est bâtie dans le goût des belles villes de la Hollande, avec cette différence que les tremblements de terre imposent la nécessité de ne pas élever beaucoup les maisons, qui n’ont ici qu’un étage. Je ne décrirai point non plus le camp des Chinois, lequel est hors de la ville, ni la police à laquelle ils sont soumis, ni leurs usages, ni tant d’autres choses déjà dites et redites.

On est frappé du luxe établi à Batavia; la magnificence et le goût qui décorent l’intérieur de presque toutes les maisons annoncent la richesse des habitants.

Ils nous ont cependant dit que cette ville n’était plus, à beaucoup près, ce qu’elle avait été. Depuis quelques années, la Compagnie y a défendu aux particuliers le commerce d’Inde en Inde, qui était pour eux la source d’une immense circulation de richesses. Je ne juge point ce nouveau règlement de la Compagnie; j’ignore ce qu’elle gagne à cette prohibition. Je sais seulement que les particuliers attachés à son service ont encore le secret de tirer trente, quarante, cent, jusqu’à deux cent mille livres de revenu d’emplois qui ont de gages quinze cents, trois mille, six mille livres au plus. Or presque tous les habitants de Batavia sont employés de la Compagnie. Cependant il est sûr qu’aujourd’hui le prix des maisons, à la ville et à la campagne, est plus des deux tiers au-dessous de leur ancienne valeur. Toutefois Batavia sera toujours riche du plus au moins; et par le secret dont nous venons de parler, et parce qu’il est difficile à ceux qui ont fait fortune ici de la faire repasser en Europe. Il n’y a de moyen d’y envoyer ses fonds que par la Compagnie qui s’en charge à huit pour cent d’escompte; mais elle n’en prend que fort peu à la fois à chaque particulier. Ces fonds d’ailleurs ne se peuvent envoyer en fraude, l’espèce d’argent qui circule ici perdant en Europe vingt-huit pour cent. La Compagnie se sert de l’empereur de Java pour faire frapper une monnaie particulière qui est la monnaie des Indes.

Nulle part, dans le monde, les états ne sont moins confondus qu’à Batavia; les rangs y sont assignés à chacun; des marques extérieures les constatent d’une façon immuable et la sérieuse étiquette est plus sévère ici qu’elle ne le fut jamais à aucun congrès. La haute régence, le conseil de justice, le clergé, les employés de la Compagnie, les officiers de marine et enfin le militaire, telle y est la gradation des états.

La haute régence est composée du général qui y préside, des conseillers des Indes, dont le titre est edel-heers, du président du conseil de justice et de l’amiral.

Elle s’assemble au château deux fois par semaine. Les conseillers des Indes sont aujourd’hui au nombre de seize, mais ils ne sont pas tous à Batavia. Quelques-uns ont les gouvernements importants du Cap de Bonne Espérance, de Ceylan, de la côte de Coromandel, de la partie orientale de Java, des Macassar et d’Amboine, et ils y résident. Ces edel-heers ont la prérogative de faire dorer en plein leurs voitures, devant lesquelles ils ont deux coureurs, tandis que les particuliers n’en peuvent avoir qu’un. Il faut, de plus, que tous les carrosses s’arrêtent quand ceux des edel-heers passent; et alors, hommes et femmes sont obligés de se lever. Le général, outre cette distinction, est le seul qui puisse aller à six chevaux; il est toujours suivi d’une garde à cheval, ou au moins des officiers de cette garde et de quelques ordonnances; lorsqu’il passe, hommes et femmes sont obligés de descendre de leurs voitures, et il n’y a que celles des edel-heers qui chez lui puissent entrer jusqu’au perron. Ils ont seuls les honneurs du Louvre.

J’en ai vu quelques-uns assez sensés pour rire en particulier avec nous de ces magnifiques prérogatives.

Le conseil de justice juge souverainement et sans appel, au civil comme au criminel. Il y a vingt ans qu’il condamna à mort un gouverneur de Ceylan. Cet edel-heer fut convaincu d’avoir commis d’horribles concussions dans son gouvernement et exécuté à Batavia dans la place qui est vis-à-vis de la citadelle. Au reste, la nomination du général des Indes, celle des edel-heers et des conseillers de justice vient d’Europe. Le général et la haute régence de Batavia proposent aux autres emplois, et leur choix est toujours ratifié en Hollande.

Toutefois, le général nomme en dernier ressort à toutes les places militaires. Un des plus considérables et des meilleurs emplois pour le revenu, après les gouvernements, est celui de commissaire de la campagne. Cet officier a l’inspection sur tout ce qui fait le domaine de la Compagnie dans l’île de Java, même sur les possessions et la conduite des divers souverains de l’île; il a de plus la police absolue sur les Javanais sujets de la Compagnie. Cette police est fort sévère, et les fautes un peu graves sont punies de supplices rigoureux. La constance des Javanais à souffrir des tourments barbares est incroyable; mais, quand on les exécute, il faut leur laisser des caleçons blancs et surtout ne pas leur trancher la tête. La Compagnie même compromettrait son autorité en refusant d’avoir pour eux cette complaisance; les Javanais se révolteraient. La raison en est simple: comme il est de foi dans leur religion qu’ils seraient mal reçus dans l’autre monde s’ils arrivaient décapités et sans caleçons blancs, ils osent croire que le despotisme n’a de droit sur eux que dans celui-ci.

Un autre emploi fort recherché, dont les fonctions sont belles et le revenu considérable, c’est celui de sabandar ou ministre des étrangers. Ils sont deux, le sabandar des chrétiens et celui des païens. Le premier est chargé de tout ce qui regarde les étrangers européens. Le second a le détail de toutes les affaires relatives aux diverses nations de l’Inde, en y comprenant les Chinois. Ceux-ci sont les courtiers de tout le commerce intérieur de Batavia, où leur nombre passe aujourd’hui celui de cent mille. C’est aussi à leur travail et à leurs soins que les marchés de cette grande ville doivent l’abondance qui y règne depuis quelques années. Tel est, au reste, l’ordre des emplois au service de la Compagnie, assistant, teneur de livres, sous-marchand, marchand, grand marchand, gouverneur. Tous ces grades civils ont un uniforme, et les grades militaires ont une espèce de correspondance avec eux. Par exemple, le major a rang de grand marchand, le capitaine de sous-marchand, etc., mais les militaires ne peuvent jamais parvenir aux places de l’administration sans changer d’état. Il est tout simple que, dans une Compagnie de commerce, le corps militaire n’ait aucune influence. On ne l’y regarde que comme un corps soudoyé, et cette idée est ici d’autant plus juste qu’il n’est entièrement composé que d’étrangers.

La Compagnie possède en propre une portion considérable de l’île de Java. Toute la côte du nord à l’est de Batavia lui appartient. Elle a réuni, depuis plusieurs années, à son domaine, l’île Maduré, dont le souverain s’était révolté, et le fils est aujourd’hui gouverneur de cette même île dont son père était roi. Elle a de même profité de la révolte du roi de Balimbuam pour s’approprier cette belle province qui fait la pointe orientale de Java. Ce prince, fier de l’empereur, honteux d’être soumis à des marchands et conseillé, dit-on, par les Anglais qui lui avaient fourni des armes, de la poudre, et même construit un fort, voulut secouer le joug. Il en a coûté deux ans et de grandes dépenses à la Compagnie pour le soumettre, et cette guerre venait d’être terminée deux mois avant que nous arrivassions à Batavia. Les Hollandais avaient eu le désavantage dans une première bataille; mais dans une seconde, le prince indien a été pris avec toute sa famille et conduit dans la citadelle de Batavia, où il est mort peu de jours après.

Son fils et le reste de cette famille infortunée devaient être embarqués sur les premiers vaisseaux, et conduits au cap de Bonne-Espérance, où ils finiront leurs jours sur l’île Roben.

Le reste de l’île Java est divisé en plusieurs royaumes. L’empereur de Java, dont la résidence est dans la partie méridionale de l’île, a le premier rang, ensuite le sultan de Mataran et le roi de Bantam. Tseribon est gouverné par trois rois vassaux de la Compagnie, dont l’agrément est aussi nécessaire aux autres souverains pour monter sur leur trône précaire. Il y a chez tous ces rois une garde européenne qui répond de leur personne. La Compagnie a de plus quatre comptoirs fortifiés chez l’empereur, un chez le sultan, quatre à Bantam et deux à Tseribon. Ces souverains sont obligés de donner à la Compagnie leurs denrées aux taux d’un tarif qu’elle-même a fait. Elle en tire du riz, des sucres, du café, de l’étain, de l’arak, et leur fournit seule l’opium dont les Javanais font une grande consommation, et dont la vente produit des profits considérables.

Batavia est l’entrepôt de toutes les productions des Moluques. La récolte des épiceries s’y apporte tout entière; on charge chaque année sur les vaisseaux ce qui est nécessaire pour la consommation de l’Europe et on brûle le reste. C’est ce commerce seul qui assure la richesse, je dirai même l’existence de la Compagnie des Indes hollandaises; il la met en état de supporter les frais immenses auxquels elle est obligée, et les déprédations de ses employés aussi fortes que ses dépenses mêmes. C’est aussi sur ce commerce exclusif et sur celui de Ceylan qu’elle dirige ses principaux soins. Je ne dirai rien sur Ceylan que je ne connais pas; la Compagnie vient d’y terminer une guerre ruineuse, avec plus de succès qu’elle n’a pu faire celle du golfe Persique, où ses comptoirs ont été détruits. Mais, comme nous sommes presque les seuls vaisseaux du roi qui aient pénétré dans les Moluques, on me permettra quelques détails sur l’état actuel de cette importante partie du monde, que son éloignement et le silence des Hollandais dérobent à la connaissance des autres nations.

On ne comprenait autrefois sous le nom de Moluques que les petites îles situées presque sous la ligne, entre quinze degrés de latitude sud et cinquante degrés de latitude nord, le long de la côte occidentale de Gilolo, dont les principales sont Ternate, Tidor, Mothier ou Mothir, Machian et Bachian. Peu à peu ce nom est devenu commun à toutes les îles qui produisaient des épiceries. Banda, Amboine, Ceram, Bouro et toutes les îles adjacentes ont été rangées sous la même dénomination, dans laquelle même quelques-uns ont voulu, mais sans succès, faire entrer Bouton et Célèbes. Les Hollandais divisent aujourd’hui ces pays, qu’ils appellent pays d’Orient, en quatre gouvernements principaux, desquels dépendent les autres comptoirs, et qui ressortissent eux-mêmes de la haute régence de Batavia. Ces quatre gouvernements sont Amboine, Banda, Ternate et Macassar.

D’Amboine, dont un edel-heer est gouverneur, relèvent six comptoirs; savoir, sur Amboine même, Hila et Larique, dont les résidents ont, l’un le grade de marchand, l’autre celui de sous-marchand; dans l’ouest d’Amboine, les îles Manipa et Boëro, sur la première desquelles est un simple teneur de livres, et sur la seconde notre bienfaiteur Hendrik Ouman, sous-marchand; Haroeko, petite île à peu près dans l’est-sud-est d’Amboine, où réside un sous-marchand; et enfin Saparoea, île aussi dans le sud-est et environ à quinze lieues d’Amboine. Il y réside un marchand, lequel a sous sa dépendance la petite île Neeslaw, où il détache un sergent et quinze hommes; il y a un petit fort construit sur une roche à Saparoea et un bon mouillage dans une jolie baie. Cette île et celle de Neeslaw fourniraient en clous la cargaison d’un navire. Toutes les forces du gouvernement d’Amboine consistent dans le fond de cent cinquante hommes, aux ordres d’un capitaine, un lieutenant et cinq enseignes. Il y a de plus deux officiers et un ingénieur.

Le gouvernement de Banda est plus considérable pour les fortifications, et la garnison y est plus nombreuse; le fond en est de trois cents hommes, commandés par un capitaine en premier, un capitaine en second, deux lieutenants, quatre enseignes et un officier d’artillerie. Cette garnison, ainsi que celle d’Amboine et des autres chefs-lieux, fournit tous les postes détachés. L’entrée à Banda est fort difficile pour qui ne la connaît pas. Il faut ranger de près la montagne de Gunongapi sur laquelle est un fort, en se méfiant d’un banc de roches qu’on laisse à bâbord. La passe n’a pas plus d’un mille de large, et on n’y trouve point de fond.

Il convient ensuite de ranger le banc pour aller chercher par huit ou dix brasses sous le fort London le mouillage dans lequel peuvent ancrer cinq ou six vaisseaux.

Trois postes dépendent du gouvernement de Banda Ouriën, où est un teneur de livres; Wayer, où réside un sous-marchand; et l’île Pulo Ry en Rhun, voisine de Banda, couverte aussi de muscades. C’est un grand marchand qui y commande. Il y a sur cette île un fort; il n’y peut mouiller que des sloops, encore sont-ils sur un banc qui défend les approches du fort. Il faudrait même le canonner à la voile, car tout attenant le banc il n’y a plus de fond. Au reste, il n’y a point d’eau douce sur l’île, la garnison est obligée de la faire venir de Banda. Je crois que l’île Arrow est aussi dans le district de ce gouvernement. Il y a dessus un comptoir avec un sergent et quinze hommes, et la Compagnie en retire des perles. Il n’en est pas ainsi de Timor et Solor, qui bien qu’elles en soient voisines, ressortissent directement de Batavia. Ces îles fournissent du bois de santal. Il est assez singulier que les Portugais aient conservé un poste à Timor, et plus singulier encore qu’ils n’en tirent pas un grand parti.

Ternate a quatre comptoirs principaux dans sa dépendance; savoir, Gorontalo, Manado, Limbotto et Xullabessie. Les résidents des deux premiers ont le grade de sous-marchands; les seconds ne sont que teneurs de livres. Il en dépend en outre plusieurs petits postes commandés par des sergents. Deux cent cinquante hommes sont répartis dans le gouvernement de Ternate, aux ordres d’un capitaine, un lieutenant, neuf enseignes et un officier d’artillerie.

Le gouvernement de Macassar, sur l’île Célèbes, lequel est occupé par un edel-heer, a dans son département quatre comptoirs: Boelacomba en Bonthain et Bima, où résident deux sous-marchands; Saleyer et Maros, dont les résidents ne sont que teneurs de livres.

Macassar ou Jonpandam est la plus forte place des Moluques; toutefois les naturels du pays y resserrent soigneusement les Hollandais dans les limites de leur poste. La garnison y est composée de trois cents hommes, que commandent un capitaine en premier, un capitaine en second, deux lieutenants et sept enseignes.

Il y a aussi un officier d’artillerie. On ne trouve pas d’épiceries dans le district de ce gouvernement, à moins qu’il ne soit vrai que Button en produit, ce que je n’ai pu vérifier. L’objet de son établissement a été de s’assurer d’un passage qui est une des clefs des Moluques, et d’ouvrir avec Célèbes et Bornéo un commerce avantageux. Ces deux grandes îles fournissent aux Hollandais de l’or, de la soie, du coton, des bois précieux, et même des diamants, en échange pour du fer, des draps et d’autres marchandises de l’Europe ou de l’Inde.

Ce détail des différents postes occupés par les Hollandais dans les Moluques est à peu de chose près exact.

La police qu’ils y ont établie fait honneur aux lumières de ceux qui étaient alors à la tête de la Compagnie.

Lorsqu’ils en eurent chassé les Espagnols et les Portugais, succès qui avaient été le fruit des combinaisons les plus éclairées, du courage et de la patience, ils sentirent bien que ce n’était pas assez, pour rendre le commerce des épiceries exclusif, d’avoir éloigné des Moluques tous les Européens. Le grand nombre de ces îles en rendait la garde presque impossible, il ne l’était pas moins d’empêcher un commerce de contrebande des insulaires avec la Chine, les Philippines, Macassar et tous les vaisseaux interlopes qui voudraient le tenter. La Compagnie avait encore plus à craindre qu’on n’enlevât des plants d’arbres et qu’on ne parvînt à les faire réussir ailleurs. Elle prit donc le parti de détruire, autant qu’il serait possible, les arbres d’épiceries dans toutes ces îles, en ne les laissant subsister que sur quelques-unes qui fussent petites et faciles à garder; alors tout se trouvait réduit à bien fortifier ces dépôts précieux. Il fallut soudoyer les souverains, dont cette denrée faisait le revenu, pour les engager à consentir à ce qu’on en anéantît ainsi la source. Tel est le subside annuel de vingt mille risdales que la Compagnie hollandaise paie au roi de Ternate et à quelques autres princes des Moluques. Lorsqu’elle n’a pu déterminer quelqu’un de ces souverains à permettre que l’on brûlât ses plants, elle les brûlait malgré eux, si elle était la plus forte, ou bien elle leur achetait annuellement les feuilles des arbres encore vertes, sachant bien qu’après trois ans de ce dépouillement les arbres périraient; ce qu’ignorent sans doute les Indiens.

Par ce moyen, tandis que la cannelle ne se récolte que sur Ceylan, les îles Banda ont été seules consacrées à la culture de la muscade; Amboine et Uleaster, qui y touchent, à la culture du girofle, sans qu’il soit permis d’avoir du girofle à Banda, ni de la muscade à Amboine. Ces dépôts en fournissent au-delà de la consommation du monde entier. Les autres postes des Hollandais dans les Moluques ont pour objet d’empêcher les autres nations de s’y établir, de faire des recherches continuelles pour découvrir et brûler les arbres d’épiceries et de fournir à la subsistance des seules îles où on les cultive. Au reste, tous les ingénieurs et marins employés dans cette partie sont obligés, en sortant d’emploi, de remettre leurs cartes et plans, et de prêter serment qu’ils n’en conservent aucun. Il n’y a pas longtemps qu’un habitant de Batavia a été fouetté, marqué et relégué sur une île presque déserte, pour avoir montré à un Anglais un plan des Moluques.

La récolte des épiceries se commence en décembre, et les vaisseaux destinés à s’en charger arrivent dans le courant de janvier à Amboine et Banda, d’où ils repartent pour Batavia en avril et mai. Il va aussi tous les ans deux vaisseaux à Ternate, dont les voyages suivent de même la loi des moussons. De plus, il y a quelques sénaus de douze ou quatorze canons destinés à croiser dans ces parages.

Chaque année, les gouverneurs d’Amboine et de Banda assemblent, vers la mi-septembre, tous les orencaies ou chefs de leurs départements. Ils leur donnent d’abord des festins et des fêtes qui durent plusieurs jours, et ensuite ils partent avec eux dans de grands bateaux nommés coracores, pour faire la tournée de leur gouvernement et brûler les plants d’épiceries inutiles. Les résidents des comptoirs particuliers sont obligés de se rendre auprès de leurs gouverneurs généraux et de les accompagner dans cette tournée qui finit ordinairement à la fin d’octobre ou au commencement de novembre et dont le retour est célébré par de nouvelles fêtes. Lorsque nous étions à Boëro, M. Ouman se disposait à partir pour Amboine avec les orencaies de son île.

Les Hollandais ont maintenant la guerre avec les habitants de Ceram, île riche en clous. Ces insulaires ne veulent point laisser détruire leurs plants, et ils ont chassé la Compagnie de tous les postes principaux qu’elle occupait sur leur terrain: elle n’a conservé que le petit comptoir de Savaï, situé dans la partie septentrionale de l’île, où elle tient un sergent et quinze hommes. Les Ceramois ont des armes à feu et de la poudre, et tous, indépendamment d’un patois national, parlent bien le malais. Les Papous sont aussi continuellement en guerre avec la Compagnie et ses vassaux. On leur a vu des bâtiments armés de pierriers et montés de deux cents hommes. Le roi de Salviati, l’une de leurs plus grandes îles, vient d’être arrêté par surprise, comme il allait rendre hommage au roi de Ternate, duquel il est vassal, et les Hollandais le retiennent prisonnier.

Quoi de plus sage que le plan que nous venons d’exposer? Quelles mesures pouvaient être mieux concertées pour établir et pour soutenir un commerce exclusif? Aussi la Compagnie en jouit-elle depuis longtemps, et c’est à quoi elle doit cet état de splendeur qui la rend plus semblable à une puissante république qu’à une société de marchands. Mais, ou je me trompe fort, ou le temps n’est pas loin auquel ce commerce précieux doit recevoir de mortelles atteintes. J’oserai le dire, pour en détruire l’exclusion, il n’y a qu’à le vouloir. La meilleure sauvegarde des Hollandais est l’ignorance du reste de l’Europe sur l’état véritable de ces îles, et le nuage mystérieux qui enveloppe ce jardin des Hespérides. Mais il est des difficultés que la force de l’homme ne peut vaincre, et des inconvénients auxquels toute sa sagesse ne saurait remédier. Les Hollandais peuvent bien construire à Amboine et à Banda des fortifications respectables, ils peuvent les munir de garnisons nombreuses; mais, après quelques années, des tremblements de terre, presque périodiques, viennent renverser de fond en comble tous ces ouvrages, et chaque année la malignité du climat emporte les deux tiers des soldats, matelots et ouvriers qu’on y envoie.

Voilà des maux sans remède. Les forts de Banda, bouleversés ainsi il y a trois ans, sont à peine reconstruits aujourd’hui; ceux d’Amboine ne le sont pas encore.

D’ailleurs la Compagnie a pu parvenir à détruire, dans quelques îles, une partie des épiceries connues; mais il en est qu’elle ne connaît pas, et d’autres même qu’elle connaît et qui se défendent contre ses efforts.

Aujourd’hui les Anglais fréquentent beaucoup les parages des Moluques, et ce n’est assurément pas sans dessein. Il y avait plusieurs années que de petits bâtiments qui partaient de Bancoui étaient venus examiner les passages et prendre les connaissances relatives à cette navigation difficile. On a lu que les habitants de Button nous ont dit que trois navires anglais avaient depuis peu passé dans ce détroit; nous avons aussi parlé des secours qu’ils ont donnés à l’infortuné souverain de Balimbuam, et il paraît certain que c’est d’eux aussi que les Ceramois tirent de la poudre et des armes; ils leur avaient même construit un fort que le capitaine Le Clerc nous a dit avoir détruit, et dans lequel il a trouvé deux canons. En 1764, M. Watson, qui commandait le Kinsberg, frégate de vingt-six canons, vint à l’entrée de Savaï, s’y fit donner à coups de fusils un pilote pour le conduire au mouillage et commit beaucoup de vexations dans ce faible comptoir. Il fit aussi je ne sais quelle tentative chez les Papous, mais elle ne lui réussit pas.

Sa chaloupe fut enlevée par ces Indiens, et tous les Européens qui étaient dedans, y compris un garde de la marine qui la commandait, furent faits prisonniers et depuis attachés à des poteaux, circoncis et massacrés dans les tourments.

Il semble, au reste, que les Anglais ne veulent point cacher leurs projets à la Compagnie hollandaise. Il y a quatre ans qu’ils établissent un poste dans une des îles des Papous, nommée Soloc ou Tafara. J’ignore quel fut le fondateur de cet établissement mais les Anglais ne l’ont gardé que trois ans. Ils viennent de l’abandonner, et le gouverneur a passé à Batavia en 1768 sur le Patty, capitaine Dodwell, d’où il s’est rendu à Bancoul, où le Patty a coulé bas dans la rade. Ce poste fournissait des nids d’oiseaux, de la nacre, des dents d’éléphant, des perles et des tripans ou swalopps, espèce de glu ou d’écume dont les Chinois font grand cas. Ce que je trouve merveilleux, c’est qu’ils venaient vendre leurs cargaisons à Batavia, je le sais du négociant qui les y achetait. Le même homme m’a assuré que les Anglais avaient aussi des épiceries par le moyen de ce poste; peut-être les tiraient-ils des Ceramois.

Pourquoi l’ont-ils abandonné? C’est ce que j’ignore. Il se peut qu’ayant déjà levé un grand nombre de plants d’épiceries, les ayant transplantés dans quelqu’une de leurs possessions aux Indes, et se croyant assurés de leur réussite, ils aient abandonné un poste dispendieux, trop capable d’alarmer une nation et d’en éclairer une autre.

Nous apprîmes à Batavia les premières nouvelles des vaisseaux dont nous avions plusieurs fois dans notre voyage retrouvé la trace. M. Wallis y était arrivé en janvier 1768, et reparti presque aussitôt. M. Carteret, séparé involontairement de son chef, peu après être sorti du détroit de Magellan, a fait un voyage plus long de beaucoup, et dont je crois les aventures plus compliquées. Il est venu à Macassar à la fin de mars de la même année, ayant perdu presque tout son équipage et son vaisseau étant délabré. Les Hollandais n’ont pas voulu le souffrir à Jonpandam et l’ont renvoyé à Bontain, consentant avec peine à ce qu’il y prît des Maures pour remplacer les hommes qu’il avait perdus; après deux mois de séjour dans l’île Célèbes, il s’est rendu le 3 juin à Batavia, où il a caréné, et d’où il n’est reparti que le 15 de septembre, c’est-à-dire douze jours seulement avant que nous y arrivassions. M. Carteret a peu parlé ici de son voyage; il en a dit assez cependant pour qu’on ait su que dans un passage qu’il nomme le détroit de Saint-Georges, il a eu affaire avec des Indiens dont il montrait les flèches, qui ont blessé plusieurs de ses gens, entre autres son second, lequel est reparti de Batavia sans être guéri.

Il n’y avait pas plus de huit ou dix jours que nous étions à Batavia, lorsque les maladies commencèrent à s’y déclarer. De la santé la meilleure en apparence on passait en trois jours au tombeau. Plusieurs de nous furent attaqués de fièvres violentes, et nos malades n’éprouvaient aucun soulagement à l’hôpital. J’accélérai, autant qu’il m’était possible, l’expédition de nos besoins; mais notre sabandar étant aussi tombé malade et ne pouvant plus agir, nous essuyâmes des difficultés et des lenteurs. Ce ne fut que le 16 octobre que je pus être en état de sortir, et j’appareillai pour aller mouiller en dehors de la rade; L’Étoile ne devait avoir son biscuit que ce jour-là. Elle ne finit de l’embarquer qu’à la nuit, et dès que le vent le lui permit, elle vint mouiller auprès de nous. Presque tous les officiers de mon bord étaient ou déjà malades, ou ressentaient des dispositions à le devenir. Le nombre des dysenteries n’avait point diminué dans les équipages, et le séjour prolongé à Batavia eût certainement fait plus de ravages parmi nous que n’avait fait le voyage entier. Notre Tahitien, que l’enthousiasme de tout ce qu’il voyait avait sans doute préservé quelque temps de l’influence de ce climat pernicieux, tomba malade dans les derniers jours, et sa maladie a été fort longue, quoiqu’il ait eu pour les remèdes toute la docilité à laquelle pourrait se dévouer un homme né à Paris; aussi, quand il parle de Batavia, ne la nomme-t-il que la terre qui tue, enoua maté.

CHAPITRE XIV

Le 16 octobre, j’appareillai seul de la rade de Batavia pour mouiller par sept brasses et demie, fond de vase molle, environ une lieue en dehors. L’Étoile, qui ne put avoir son pain que fort tard, appareilla à trois heures du matin; et gouvernant sur les feux que je tins allumés toute la nuit, elle vint mouiller auprès de moi.

Comme la route pour sortir de Batavia est intéressante, on me permettra le détail de celle que j’ai faite.

Le 17 nous fûmes sous voiles à cinq heures du matin et nous gouvernâmes au nord-quart-nord-est pour passer dans l’est de Rotterdam environ à une demi-lieue; puis au nord-ouest-quart-nord pour passer au sud de Horn et de Harlem; ensuite du ouest-quart-nord-ouest au ouest-quart-sud-ouest, pour ranger au nord les îles d’Amsterdam et de Middelbourg, sur la dernière desquelles est un pavillon; puis à l’ouest, laissant à tribord une balise placée dans le sud de la Petite Cambuis. À midi, nous observâmes cinq degrés cinquante cinq minutes de latitude méridionale, et nous étions pour lors nord et sud de la pointe sud-est de la Grande Cambuis, environ à un mille. J’ai de là fait route pour passer entre deux balises placées, l’une au sud de la pointe nord-ouest de la Grande Cambuis, l’autre est et ouest de l’île des Anthropophages, autrement dite Pulo Laki. Pour lors, on longe la côte à la distance qu’on veut ou qu’on peut. À cinq heures et demie, le courant nous affalant sur la côte, je mouillai une ancre à jet par onze brasses, fond de vase, la pointe nord-ouest de la baie de Bantam me restant à ouest-quart-nord-ouest-20-ouest environ cinq lieues, et le milieu de Pulo Baby au nord-ouest-5-ouest trois lieues.

Le 18, à deux heures du matin, nous étions à la voile, mais il nous fallut mouiller le soir; ce ne fut que le 19 après midi que nous sortîmes du détroit de la Sonde, passant au nord de l’île du Prince. Nous observâmes à midi six degrés trente minutes de latitude australe, et à quatre heures après midi, étant environ à quatre lieues de la pointe nord-ouest de l’île du Prince, je pris mon point de départ sur la carte de M. d’Après par six degrés vingt et une minutes de latitude australe et cent deux degrés de longitude orientale du méridien de Paris. Au reste, on peut mouiller partout le long de l’île de Java.

Les Hollandais y entretiennent de petits postes de distance en distance, et chacun d’eux a ordre d’envoyer un soldat à bord des vaisseaux qui passent avec un registre sur lequel on prie d’inscrire le nom du vaisseau, d’où il vient et où il va. On met ce qu’on veut sur ce registre; mais je suis fort éloigné d’en blâmer l’usage, puisque, par ce moyen, on peut avoir des nouvelles de bâtiments dont souvent on est inquiet, et que d’ailleurs le soldat chargé de présenter ce registre apporte aussi des poules, des tortues et d’autres rafraîchissements qu’il vend à fort bon compte. Il n’y avait plus de scorbut au moins apparent à bord de mes vaisseaux; mais beaucoup de gens y étaient attaqués du flux de sang. Je pris donc le pari de faire route pour l’île de France, sans attendre L’Étoile, et je lui en fis le signal le 20.

Cette route n’eut rien de remarquable que le beau et bon temps qui l’a rendue fort courte. Nous eûmes constamment le vent de sud-est très frais. Nous en avions besoin; car le nombre des malades augmentait chaque jour, les convalescences étaient fort longues, et il se joignit aux flux de sang des fièvres chaudes; un de mes charpentiers en mourut la nuit du 30 au 31. Ma mâture me causait aussi beaucoup d’inquiétude. Il y avait lieu d’appréhender que le grand mât ne rompît cinq ou six pieds au-dessous du trélingage. Je le fis jumeler, et pour le soulager, je dégréai le mât de perroquet et tins toujours deux ris dans le grand hunier.

Ces précautions retardaient considérablement notre marche; malgré cela, le dix-huitième jour de notre sortie de Batavia, nous eûmes la vue de l’île Rodrigue, et le surlendemain celle de l’île de France.

Le 5 novembre à quatre heures du soir, nous étions nord et sud de la pointe nord-est de l’île Rodrigue.

Nous avions eu connaissance de l’île Ronde le 7 à midi; à cinq heures du soir, nous étions nord et sud de son milieu. Nous tirâmes du canon à l’entrée de la nuit, espérant qu’on allumerait le feu de la pointe aux Canonniers; mais ce feu, mentionné par M. d’Après dans son instruction, ne s’allume plus, de manière qu’après avoir doublé le coin de Mire qu’on peut ranger d’aussi près qu’on veut, je me trouvai fort embarrassé pour éviter la batture dangereuse qui avance plus d’une demi-lieue au large de la pointe aux Canonniers. Je louvoyai, afin de m’entretenir au vent du port, tirant de temps en temps un coup de canon; enfin, entre onze heures et minuit, il vint à bord un des pilotes du port entretenus par le roi. Je me croyais hors de peine, et je lui avais remis la conduite du bâtiment, lorsque à trois heures et demie il nous échoua près de la baie des Tombeaux.

Par bonheur il n’y avait pas de mer, et la manœuvre que nous fîmes rapidement pour tâcher d’abattre du côté du large nous réussit; mais que l’on conçoive quelle douleur mortelle c’eût été pour nous, après tant de dangers nécessaires heureusement évités, de venir échouer au port par la faute d’un ignorant auquel l’ordonnance nous forçait de nous livrer. Nous en fûmes quittes pour quarante-cinq pieds de notre fausse quille qui furent emportés.

Le 8 dans la matinée, nous entrâmes dans le port où nous fûmes amarrés dans la journée. L’Étoile parut à six heures du soir et ne put entrer que le lendemain.

Nous nous trouvâmes être en arrière d’un jour, et nous y reprîmes la date de tout le monde.

Dès le premier jour, j’envoyai tous mes malades à l’hôpital, je donnai l’état de mes besoins en vivres et agrès, et nous travaillâmes sur-le-champ à disposer la frégate pour être carénée. Je pris tous les ouvriers du port qu’on put me donner et tous ceux de l’Étoile, étant déterminé à partir aussitôt que je serais prêt. Le 16 et le 18, on chauffa la frégate. Nous trouvâmes son doublage vermoulu, mais son flanc-bord était aussi sain qu’en sortant du chantier.

Nous fûmes obligés de changer ici une partie de notre mâture. Notre grand mât avait un enton au pied et devait manquer par là aussitôt que par la tête, où la mèche était cassée. On me donna un grand mât d’une seule pièce, deux mâts de hune, des ancres, des câbles et du filin dont nous étions absolument indigents. Je remis dans les magasins du roi mes vieux vivres, et j’en repris pour cinq mois. Je livrai pareillement à M. Poivre, intendant de l’île de France, le fer et les clous embarqués à bord de L’Étoile, ma cucurbite, ma ventouse, beaucoup de médicaments, et quantité d’effets devenus inutiles pour nous et dont cette colonie avait besoin. Je donnai aussi à la légion vingt-trois soldats qui me demandèrent à y être incorporés. Messieurs de Commerçon et Verron consentirent pareillement à différer leur retour en France; le premier pour examiner l’histoire naturelle de ces îles et celle de Madagascar; le second pour être à portée d’aller observer dans l’Inde le passage de Vénus; on me demanda de plus M. de Romainville, ingénieur, et quelques jeunes volontaires et pilotins pour la navigation d’Inde en Inde.

Il n’était pas malheureux, après un aussi long voyage, d’être encore en état d’enrichir cette colonie d’hommes et d’effets nécessaires. La joie que j’en ressentis fut cruellement altérée par la perte que nous y fîmes du chevalier du Bouchage, enseigne de vaisseau, sujet d’un mérite distingué, qui joignait aux connaissances qui font le grand officier de mer toutes les qualités du cœur et de l’esprit qui rendent un homme précieux à ses amis. Les soins affectueux et l’habileté de M. de la Porte, notre chirurgien major, n’ont pu le sauver. Il mourut dans mes bras le 17 novembre, d’une dysenterie commencée à Batavia. Peu de jours après, un jeune fils de M. le Moyne, commissaire ordonnateur de la marine, embarqué avec moi volontaire et nommé depuis peu garde de la marine, mourut de la poitrine.

J’admirai à l’île de France les forges qui y ont été établies par messieurs de Rostaing et Hermans. Il en est peu d’aussi belles en Europe, et le fer qu’elles fabriquent est de la première qualité. On ne conçoit pas ce qu’il a fallu de constance et d’habileté pour perfectionner cet établissement, et ce qu’il a coûté de frais.

Il y a maintenant neuf cents nègres, dont M. Hermans fait exercer un bataillon de deux cents hommes, parmi lesquels s’est établi l’esprit de corps. Ils sont entre eux fort délicats sur le choix de leurs camarades et refusent d’admettre tous ceux qui ont commis la moindre friponnerie. Comment se peut-il que le point d’honneur se trouve avec l’esclavage?

Pendant notre séjour ici, nous avions constamment joui du plus beau temps. Le 5 décembre, le ciel commença à se couvrir de gros nuages, les montagnes s’embrumèrent, tout annonça la saison des pluies et l’approche de l’ouragan qui se fait sentir dans ces îles presque toutes les années. Le 10, j’étais prêt à mettre à la voile, la pluie et le vent debout ne me le permirent pas; Je ne pus appareiller que le 12 au matin, laissant L’Étoile au moment d’être carénée. Ce bâtiment ne pouvait être en état de sortir avant la fin du mois, et notre jonction était dorénavant inutile. Cette flûte, sortie de l’île de France à la fin du mois, de décembre, est arrivée en France un mois après moi. À midi, je pris mon point de départ par la latitude australe observée de vingt degrés vingt-deux minutes, et par cinquante-quatre degrés quarante minutes de longitude à l’est de Paris.

Le temps fut d’abord très couvert, avec des grains et de la pluie. Nous ne pûmes avoir connaissance de l’île de Bourbon. À mesure que nous nous éloignâmes, le temps devint plus beau. Le vent était favorable et frais, mais bientôt notre nouveau grand mât nous causa les mêmes inquiétudes que le premier, il faisait à la tête un arc si considérable que je n’osai me servir du grand perroquet ni porter le hunier tout haut.

Depuis le 22 décembre jusqu’au 8 janvier, nous eûmes constamment vent debout, mauvais temps ou calme. Ces vents d’ouest étaient, me disait-on, sans exemple ici dans cette saison. Ils ne nous en molestèrent pas moins quinze jours de suite que nous passâmes à la cape ou à louvoyer avec une très grosse mer. Nous eûmes la connaissance de la côte d’Afrique avant que d’avoir eu la sonde. Lors de la vue de cette terre que nous prîmes pour le cap des Basses, nous n’avions pas de fonds. Le 30 nous trouvâmes soixante-dix-huit brasses, et, depuis ce jour nous nous entretînmes sur le banc des Eguilles, avec la vue presque continuelle de la côte. Bientôt, nous rencontrâmes plusieurs navires hollandais de la flotte de Batavia. L’avant-coureur en était parti le 20 octobre et la flotte le 26 novembre: les Hollandais étaient encore plus surpris que nous de ces vents d’ouest qui soufflaient ainsi contre saison.

Enfin, le 8 janvier au matin, nous eûmes connaissance du cap False, et, bientôt après, la vue des terres du cap de Bonne-Espérance. J’observai qu’à cinq lieues dans l’est-sud-est du cap False, il y a une roche sous l’eau fort dangereuse; qu’à l’est du cap de Bonne Espérance est un récif qui s’avance plus d’un tiers de lieue au large, et au pied du cap même un rocher qui met au large à la même distance. J’avais atteint un vaisseau hollandais aperçu le matin, et j’avais diminué de voiles pour ne pas le dépasser, afin de le suivre en cas qu’il voulut entrer de nuit. À sept heures du soir, il amena perroquets, bonnettes, et même ses huniers; pour lors je pris le bord du large, et je louvoyai toute la nuit avec un grand frais de vent de sud, variable du sud-sud-est au sud-sud-ouest.

Au point du jour, les courants nous avaient entraînés de près de neuf lieues dans l’ouest-nord-ouest; le vaisseau hollandais était à plus de quatre lieues sous le vent à nous. Il fallut forcer de voiles pour regagner ce que nous avions perdu. À neuf heures du matin, nous mouillâmes dans la baie du Cap, à la tête de la rade. Il y avait ici quatorze grands navires de toutes nations, et il en arriva plusieurs autres pendant le séjour que nous y fîmes. M. Carteret en était sorti le jour des Rois. Nous saluâmes de quinze coups de canon la ville, qui nous en rendit un pareil nombre.

Nous eûmes tout lieu de nous louer du gouverneur et des habitants du cap de Bonne-Espérance; ils s’empressèrent de nous procurer l’utile et l’agréable. Je ne m’arrêterai point à décrire cette place que tout le monde connaît. Le Cap relève immédiatement de l’Europe et n’est point dans la dépendance de Batavia, ni pour l’administration militaire et civile, ni pour la nomination des emplois. Il suffit même d’en avoir exercé un au Cap pour n’en pouvoir posséder aucun à Batavia.

Cependant le conseil du Cap correspond avec celui de Batavia pour les affaires de commerce. Il est composé de huit personnes, du nombre desquelles est le gouverneur qui en est le président. Le gouverneur n’entre point dans le conseil de justice auquel préside le commandant en second; seulement il signe les arrêts de mort.

Il y a un poste militaire à False baye et un à la Baie de Saldanha. Cette dernière, qui forme un port superbe à l’abri de tous les vents, n’a pu devenir le chef-lieu parce qu’il n’y a pas d’eau. On travaille maintenant à augmenter l’établissement de False-baye; c’est où les vaisseaux mouillent pendant l’hiver, quand la baie du Cap est interdite. On y trouve les mêmes secours et à tout aussi bon compte qu’au Cap. Il y a par terre huit lieues de mauvais chemin d’un de ces lieux à l’autre.

À peu près à moitié chemin des deux est le canton de Constance, qui produit le fameux vin de ce nom. Ce vignoble, où l’on cultive des plants de muscat d’Espagne, est fort petit, mais il est faux qu’il appartienne à la Compagnie et qu’il soit, comme on le croit ici, entouré de murs et gardé. On le distingue en haut Constance et petit Constance, séparés par une haie, et appartenant à deux propriétaires différents. Le vin qui s’y recueille est à peu près égal en qualité, quoique chacun des deux Constances ait ses partisans. Il se fait, année commune, cent vingt à cent trente barriques de ce vin, dont la Compagnie prend un tiers à un prix tarifé, le reste se vend aux acheteurs qui se présentent.

Le prix actuel est de trente piastres l’alvrame ou le baril de soixante et dix bouteilles de vin blanc, trente-cinq piastres l’alvrame de rouge. Mes camarades et moi nous allâmes dîner chez M. de Vanderspie, propriétaire du haut Constance. Il nous fit la meilleure chère du monde, et nous y bûmes beaucoup de son vin, soit en dînant, soit en goûtant des différentes pièces pour faire notre emplette.

Les plantations des Hollandais se sont fort étendues sur toute la côte, et l’abondance y est partout le fruit de la culture, parce que le cultivateur, soumis aux seules lois, y est libre et sûr de sa propriété. Il y a des habitants jusqu’à près de cent cinquante lieues de la capitale; ils n’ont d’ennemis à craindre que les bêtes féroces; car les Hottentots ne les molestent point. Une des plus belles parties de la colonie du Cap est celle à laquelle on a donné le nom de petite Rochelle. C’est une peuplade de Français chassés de leur patrie par la révocation de l’édit de Nantes. Elle surpasse toutes les autres par la fécondité du terrain et l’industrie des colons. Ils ont conservé à cette mère adoptive le nom de leur ancienne patrie, qu’ils aiment toujours, toute rigoureuse qu’elle leur a été.

Le gouvernement envoie de temps en temps des caravanes visiter l’intérieur du pays. Il s’en est fait une de huit mois en 1763. Le détachement perça dans le nord et fit, m’a-t-on assuré, des découvertes importantes; ce voyage n’eut pas cependant le succès qu’on devait s’en promettre; le mécontentement et la discorde se mirent dans le détachement et forcèrent le chef à revenir sur ses pas, laissant ses découvertes imparfaites. Les Hollandais avaient eu connaissance d’une nation jaune, dont les cheveux sont longs, et qui leur a paru très farouche.

C’est dans ce voyage que l’on a trouvé le quadrupède de dix-sept pieds de hauteur, dont j’ai remis le dessin à M. de Buffon; c’était une femelle qui allaitait un faon dont la hauteur n’était encore que de sept pieds.

On tua la mère, le faon fut pris vivant, mais il mourut après quelques jours de marche. M. de Buffon m’a assuré que cet animal est celui que les naturalistes nomment la girafe. On n’en avait pas revu depuis celui qui fut apporté à Rome du temps de César, et montré à l’amphithéâtre. On a aussi trouvé il y a trois ans, et apporté au Cap, où il n’a vécu que deux mois, un quadrupède d’une grande beauté, lequel tient du taureau, du cheval et du cerf, et dont le genre est absolument nouveau. J’ai pareillement remis à M. de Buffon le dessin exact de cet animal dont je crois que la force et la vitesse égalent la beauté. Ce n’est pas sans raison que l’Afrique a été nommée la mère des monstres.

Munis de bons vivres, de vins et de rafraîchissements de toute espèce, nous appareillâmes de la rade du Cap le 17 après midi. Nous passâmes entre l’île Roben et la côte; à six heures du soir, le milieu de cette île nous restait au sud-sud-est-4’’-sud environ à quatre lieues de distance; c’est d’où je pris mon point de départ par quarante-trois degrés quarante minutes de latitude sud, et quinze degrés quarante-huit minutes de longitude orientale de Paris. Je désirais de rejoindre M. Carteret sur lequel j’avais certainement un grand avantage de marche, mais qui avait encore onze jours d’avance sur moi.

Je dirigeai ma route pour prendre connaissance de l’île Sainte-Hélène, afin de m’assurer la relâche à l’Ascension, relâche qui devait faire le salut de mon équipage. Effectivement, nous en eûmes la vue le 29 à deux heures après midi, et le relèvement que nous en fîmes ne nous donna de différence avec l’estime de notre route que huit à dix lieues. La nuit du 3 au 4 février étant par la latitude de l’Ascension et m’en faisant environ à dix-huit lieues de distance, je fis courir sous les deux huniers. Au point du jour, nous vîmes l’île à peu près à neuf lieues de distance, et à onze heures nous mouillâmes dans l’anse du nord-ouest ou de la montagne de la Croix, par douze brasses, fond de sable de corail. Suivant les observations de M, l’abbé de la Caille, nous étions à ce mouillage par sept degrés cinquante-quatre minutes de latitude sud, et seize degrés dix-neuf minutes de longitude occidentale de Paris.

À peine eûmes-nous jeté l’ancre que je fis mettre les bateaux à la mer et partir trois détachements pour la pêche de la tortue; le premier dans l’anse du Nord-Est; le second dans l’anse du Nord-Ouest, vis-à-vis de laquelle nous étions; le troisième dans l’anse aux Anglais, laquelle est dans le sud-ouest de l’île. Tout nous promettait une pêche favorable; il n’y avait point d’autre navire que le nôtre, la saison était avantageuse et nous entrions en nouvelle lune. Aussitôt après le départ des détachements, je fis toutes mes dispositions pour jumeler, au-dessous du capelage, mes deux mâts majeurs: savoir, le grand mât avec un petit mât de hune, le gros bout en haut; et le mât de misaine, lequel était fendu horizontalement entre les jottereaux, avec une jumelle de chêne.

On m’apporta dans l’après-midi la bouteille qui renferme le papier sur lequel s’inscrivent ordinairement les vaisseaux de toutes nations qui relâchent à l’Ascension. Cette bouteille se dépose dans la cavité d’un des rochers de cette baie, où elle est également à l’abri des vagues et de la pluie. J’y trouvai écrit le Swallow, ce vaisseau anglais commandé par M. Carteret, que je désirais de rejoindre. Il était arrivé ici le 31 janvier et reparti le 1er février; c’étaient déjà six jours que nous lui avions gagnés depuis le cap de Bonne-Espérance.

J’inscrivis La Boudeuse et je renvoyai la bouteille.

La journée du 5 se passa à jumeler nos mâts sous le capelage, opération délicate dans une rade où la mer est clapoteuse, à tenir nos agrès et à embarquer les tortues. La pêche fut abondante; on en avait chaviré dans la nuit soixante et dix, mais nous ne pûmes en prendre à bord que cinquante-six, on remit les autres en liberté, Nous observâmes au mouillage neuf degrés quarante-cinq minutes de variation nord-ouest. Le 6, à trois heures du matin, les tortues et bateaux étaient embarqués, nous commençâmes à lever nos ancres; à cinq heures, nous étions sous voiles, enchantés de notre pêche et de l’espoir que notre mouillage serait dorénavant dans notre patrie. Combien nous en avions fait depuis le départ de Brest!

En partant de l’Ascension, je tins le vent pour ranger les îles du Cap Vert d’aussi près qu’il me serait possible. Le 11 au matin, nous passâmes la ligne pour la sixième fois dans ce voyage par vingt degrés de longitude estimée. Quelques jours après, comme malgré la jumelle dont nous l’avions fortifié le mât de misaine faisait une très mauvaise figure, il fallut le soutenir par des pataras, dégréer le petit perroquet, et tenir presque toujours le petit hunier aux bas-ris et même serré.

Le 25 au soir, on aperçut un navire au vent et de l’avant à nous, nous le conservâmes pendant la nuit, et le lendemain nous le joignîmes; c’était le Swallow.

J’offris à M. Carteret tous les services qu’on peut se rendre à la mer. Il n’avait besoin de rien; mais, sur ce qu’il me dit qu’on lui avait remis au Cap des lettres pour France, j’envoyai les chercher à son bord. Il me fit présent d’une flèche qu’il avait eue dans une des îles rencontrées dans son voyage autour du monde, voyage qu’il fut bien loin de nous soupçonner d’avoir fait. Son navire était fort petit, marchait très mal, et quand nous eûmes pris congé de lui, nous le laissâmes comme à l’ancre. Combien il a dû souffrir dans une aussi mauvaise embarcation! Il y avait huit lieues de différence entre sa longitude estimée et la nôtre; il se faisait plus à l’ouest de cette quantité.

Nous comptions passer dans l’est des îles Açores, lorsque le 4 mars, dans la matinée, nous eûmes connaissance des îles Tercere, que nous doublâmes dans la journée en la rangeant de fort près. Nous eûmes fond le 13 après midi, et, le 14 au matin, la vue d’Ouessant.

Comme les vents étaient courts et la marée contraire pour doubler cette île nous fûmes forcés de prendre la bordée du large, les vents étaient à l’ouest grand frais, et la mer fort grosse. Environ à dix heures du matin, dans un grain violent, la vergue de misaine se rompit entre les deux poulies de drisse et la grand-voile fut au même instant déralinguée depuis un point jusqu’à l’autre. Nous mîmes aussitôt à la cape sous la grand voile d’étai, le petit foc et le foc de derrière, et nous travaillâmes à nous raccommoder. Nous enverguâmes une grande voile neuve, nous refîmes une vergue de misaine avec la vergue d’artimon, une vergue de grand hunier et un boute-hors de bonnettes, et, à quatre heures du soir, nous nous retrouvâmes en état de faire de la voile. Nous avions perdu la vue d’Ouessant, et, pendant la cape, le vent et la mer nous avaient fait dériver dans la Manche.

Déterminé à entrer à Brest, j’avais pris le parti de louvoyer avec des vents variables du sud-ouest au nord-ouest, lorsque, le 15 au matin, on vint m’avertir que le mât de misaine menaçait de se rompre au-dessous du capelage. La secousse qu’il avait reçue dans la rupture de sa vergue avait augmenté son mal; et, quoique nous en eussions soulagé la tête en abaissant sa vergue, faisant le ris dans la misaine et tenant le petit hunier sur le ton avec tous ses ris faits, cependant nous reconnûmes, après un examen attentif, que ce mât ne résisterait pas longtemps au tangage que la grosse mer nous faisait éprouver au plus près; d’ailleurs toutes nos manœuvres et poulies étaient pourries, et nous n’avions plus de rechange; quel moyen, dans un état pareil, de combattre entre deux côtes contre le gros temps de l’équinoxe? Je pris donc le parti de faire vent arrière, et de conduire la frégate à Saint-Malo. C’était alors le port le plus prochain qui pût nous servir d’asile. J’y entrai le 16 après midi, n’ayant perdu que sept hommes pendant deux ans et quatre mois écoulés depuis notre sortie de Nantes.

Puppibus et loeti Nautae imposuere coronas.

Virgil. Aeneid. IV

Nota. Sur cent vingt hommes dont était composé l’équipage de M de la Giraudais, il n’en a perdu que deux de maladie pendant le voyage. Il est rentré en France le 14 avril, un mois juste après nous.

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