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Voyage d'un jeune grec à Paris (Vol. 1 of 2)

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The Project Gutenberg eBook of Voyage d'un jeune grec à Paris (Vol. 1 of 2)

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Title: Voyage d'un jeune grec à Paris (Vol. 1 of 2)

Author: Hippolyte Mazier du Heaume

Release date: June 19, 2011 [eBook #36468]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE D'UN JEUNE GREC À PARIS (VOL. 1 OF 2) ***

Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed

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VOYAGE D'UN JEUNE GREC À PARIS.

Par M. Hippolyte MAZIER DU HEAUME,

Auteur des Observations d'un Français sur l'enlèvement des chefs-d'oeuvre du Muséum de Paris, en réponse à la lettre du duc de Wellington au lord Castelreagh, en 1815.

TOME PREMIER.

À PARIS, CHEZ Fr. LOUIS, LIBRAIRE-ÉDITEUR.

1824.

[Illustration: Un matin, Lord Elgin interrompit ses méditations…]

Les descendants d'Hercule, et la race d'Homère, Aux pieds d'un vil aga, tremblent dans la poussière.

VOLTAIRE.

TABLE DES CHAPITRES.

TOME I.
CHAPITRE PREMIER.

Philoménor, né à Rhodes, fait ses études à Athènes.—M. Fauvel.—Le jeune grec quitte l'Achaïe.—Il se retire à Parga.—Il abandonne la Grèce.—Il fait voile pour l'Italie.—Il parcourt les états de cette presqu'île; il se rend en Hollande et en Angleterre.—Il arrive en France et s'y fixe.—Son enthousiasme pour ce beau royaume.—Abus nombreux qui détruisent son enchantement.—Son indignation.—Ses reproches très-fondés.

CHAPITRE II.

Philoménor assiste à une séance publique de l'Institut.—Ses idées sur les salles intérieures de ce monument.—Ses questions.—Mes conseils.—Pensée de Platon.—Piron.—Façades extérieures.—Réflexions de Philoménor à ce sujet.—Société des Amis des arts.

CHAPITRE III.

Sur le bien que la Société des Amis des arts peut produire en étendant les premières attributions de sa destination.—Palais.—Hospices.—Mendicité.—Fondation d'un hôtel des Invalides religieux et d'un hôtel des Invalides civils.—Vers de Gilbert.

CHAPITRE IV.

Moyens faciles d'embellir Paris et d'en faire disparaître les plus ignobles quartiers, tout en conservant les monumens les plus remarquables.—Indication sommaire des principales antiquités de Paris.—Plaintes fondées sur la destruction des plus beaux édifices de France.—Château de Chambord.—Comment on peut préserver les édifices célèbres des ravages du vandalisme.—Fontaines de Paris.—Purification des eaux.—Projet du docteur Doé.—Nouvel édifice thermal.—Tableau de Paris, en suivant les plans de l'auteur.

CHAPITRE V.

Il faut être constant dans l'exécution des plans mûrement réfléchis et arrêtés.—Puérilité des décors employés dans les fêtes et cérémonies d'apparat.—Moyen d'y remédier.—Rétablir quelques réglemens de l'ancienne Académie.—Combien il est dangereux de laisser sortir de France des chefs-d'oeuvre introuvables.—Regrets de l'auteur sur leur disparition et leur sortie de France.—Exemples frappans.—Collection Fesch.—Magnifique Paul-Potter.—Armure du chevalier La Hire.—Introduction en France d'une loi romaine conservatrice.—Non-seulement il faut conserver, mais faire encore de nouvelles acquisitions.—Anathême lancé sur certains artistes.—Moyens de se procurer de nouvelles richesses en antiques.—Voyages en Grèce, en Italie, d'un homme célèbre.—Espérances trompées des amateurs des arts.—Facilité de découvrir de nouveaux monumens.—Pêche monumentale du Tibre.

CHAPITRE VI.

Corps législatif.—Observations de Philoménor sur ce palais.—Fameuse pétition relative aux émigrés.—Vues diverses de l'auteur à ce sujet.—Légère rétribution.—Domaines en Corse.—Statues de la salle du palais.—Anecdote inédite sur le buste de Louis XVII.—Voeux de l'auteur.

CHAPITRE VII.

Penchant des décorateurs pour les colifichets qui se renouvellent souvent.—Bas-relief de Louis XIV à Versailles.—Bas-relief du même monarque au Musée détruit des Petits-Augustins.—Morceaux intéressans qui s'y détériorent d'un jour à l'autre.—Nécessité d'un nouveau répertoire de ces objets précieux.—Musée d'architecture.—Critique du projet d'un architecte.—Recréer l'ancien Musée français avec les débris non replacés.—Nécessité d'un répertoire nouveau de ces objets précieux.—Fondation d'un Musée de sculpture moderne.—Établissement d'un Musée universel statuaire en modèles de plâtre.—Musée des copies des plus excellens tableaux que nous avons perdus ou que nous n'avons jamais possédés.—Réponses péremptoires aux objections que l'on ferait à ce sujet.

CHAPITRE VIII.

De l'usage malheureusement trop commun des compositions fragiles.—Fronton du Corps législatif et des Invalides.—Chapelle expiatoire de la Conciergerie.—Église Sainte-Élisabeth.—Val-de-Grâce.—Tombeau du cardinal Du Belloy.—Carrières des marbres de France.—Caveaux des deux premières races à Saint-Denis.

CHAPITRE IX.

Il ne faut se servir dans les monumens publics que de matières solides.—Passage extrait du voyage de Kamgki, par M. le duc de Lévis.—Faire moins et faire bien.—Imiter ses ancêtres.—Mosaïques des Invalides et du Musée.—Nos modes contribuent à leur destruction.—Peintures à fresque.—La Mosaïque doit être plus particulièrement encouragée.—Musée royal.—Mouleurs en plâtres ou réparateurs des statues.—Dissertation historique sur la Vénus de Milo.—Rapprochemens singuliers entre cette Vénus du Musée français et une autre Vénus du British Muséum.—Zodiaque de Denderah.—Anecdote sur l'aiguille de Cléopâtre.—Lacune presque continuelle dans les tableaux du grand Musée.—Moyens d'y suppléer.—Projet d'un complément conservateur de ce monument.—Musée du Luxembourg.—Lacunes essentielles à remplir.

CHAPITRE X.

Manufacture des Gobelins.—Critique des bâtimens de cet établissement.—Plan et moyen de restauration.—Notice historique.—Ouvriers, tentures, expositions.—Améliorations, encouragemens.—Musée des arts et métiers.—Maison des Jeunes-Aveugles.—Leur admirable industrie.

CHAPITRE XI.

Marchés publics.—Abus.—Réformes possibles.—Bazars, leur agrément.—Bibliothèque royale, son histoire abrégée.—Bibliothécaires.—Cabinet des médailles.—Anecdotes curieuses et importantes sur l'enlèvement forcé de quelques objets de cette collection.—Cabinet des gravures.—Galeries des manuscrits.—Histoire du vol d'Aimon.—Hôtel de ville.—Sa bibliothèque.—Réparer ce monument municipal; indication des moyens.

CHAPITRE XII.

Cathédrale.—Préparatifs pour la fête du baptême du duc de Bordeaux.—Décors peu analogues avec la vieille métropole.—Ornemens plus en rapport avec l'architecture gothique.—Avantages qui en eussent résulté.—Note remarquable.—Philoménor assiste à la cérémonie du baptême.—Pièce de vers.—Présages anecdotiques sur le duc de Bordeaux.

CHAPITRE XIII.

Suite du même sujet.—Description du choeur de Notre-Dame.—État déplorable des autres parties de cette basilique.—Continuelles mutilations qu'elle éprouve.—Ornemens mesquins.—Voeux de l'auteur pour cet édifice et les autres églises qui sont à construire et à réparer.—Obstacles qui doivent contrarier ses plans.—Il est nécessaire d'agrandir la place de la cathédrale.—Éloigner l'Hôtel-Dieu de cette enceinte.—Motifs de cette mesure.—Emplacement favorable pour cet établissement.

CHAPITRE XIV.

Le pays latin.—Lecteurs ambulans.—Les arts ont singulièrement gagné dans la classe des riches bourgeois de Paris, et même dans celle des artisans.

CHAPITRE XV.

Montagne Sainte-Geneviève.—Bibliothèque.—Leçon d'un professeur du collège de France.—Étonnement du jeune, Grec sur l'emploi du local.—Anecdote prussienne.—La Sorbonne et sa restauration.

CHAPITRE XVI.

La Sainte-Chapelle.—Le Palais.—Incohérence de ses différentes parties.—Cheminées, tuyaux.—Procédé anglais pour absorber et utiliser la vapeur des poêles.—Embellissemens possibles pour le tribunal suprême.—Terre-plein du Pont-Neuf.—Échafaudage monstrueux près d'un des plus beaux monumens de Paris.—Chambre de cassation.—Statues de d'Aguesseau et de l'Hôpital.—Monument Malesherbes.—Galeries du Palais telles qu'elles sont et telles qu'elles devraient être.

CHAPITRE XVII.

Fête publique.

CHAPITRE XVIII.

Inauguration de la statue de Louis-le-Grand sur la place des
Victoires.—Description de la cérémonie.—Pièce de vers.

CHAPITRE XIX.

De l'ancienne salle de l'Opéra.—Translation des acteurs au théâtre Favart.—Nécessité sentie d'une salle provisoire.—La salle de la rue Richelieu ne doit pas être regrettée.—Quel emploi convenable on eût pu faire de cet édifice.—Quelques mots sur Monseigneur le duc de Berri.—Anecdotes et rapprochemens singuliers.—De la nouvelle salle.—Censure piquante et naïve d'un homme du peuple.—Mot heureux d'un littérateur très-connu.—Pourquoi l'on a choisi et préféré l'hôtel Choiseul pour y mettre l'Opéra.—Facilité de mieux placer ce théâtre.—À quel édifice de Paris ressemble la façade de la nouvelle Académie de musique.—Façade latérale de la rue Pinon.—Quelques abus détruits, d'autres conservés.—Intérieur de la salle.—Usage accidentel des cinquièmes loges.—Grandes loges.—Parterre très-commode.—Lustre magnifique.—Foyer.

CHAPITRE XX.

La salle d'Opéra provisoire rend indispensable un théâtre solide et durable.—La France est lasse de colifichets.—Quelles sont les raisons de ce dégoût?—Colysée antique.—Les obstacles à l'érection d'un opéra permanent doivent être nuls.—Singularité.—Projets.—Panoramas de la scène perfectionnés.—Vaucanson modernes.—Moyen d'assainir la salle.—Illusions en tout genre.—Théâtre de Bologne, de Milan, de Parme.—Il est à craindre que le provisoire ne soit incommutable.—Concours, non des élèves architectes, mais des artistes maîtres pour une salle définitive.

CHAPITRE XXI.

Emplacement d'un théâtre durable.—Projets du prince de Ligne, magnifiques, mais impossibles.—Notice sur cet amateur des arts.—Quartier superbe de Paris, si l'on eût suivi ses plans.—Arc de triomphe de l'Étoile, l'achever et le consacrer à la paix.—Champs-Élysées.—Comment les embellir.—Planter des jardins d'hiver, qui manquent à Paris.—Jardins d'hiver de Vienne et de Pétersbourg.—Description de ceux qui se trouvent dans cette dernière ville.—Espérances de l'auteur.—Réfutation du plan d'un homme de grand mérite.—Monument de la Bourse.

CHAPITRE XXII.

Philoménor au spectacle de l'Opéra.—Ses nombreuses questions.—Acteurs, actrices.—MM. Dérivis, Bonnel, La Feuillade, Nourrit, Adolphe, Laïs, Dabadie, Lecomte.—Anecdote sur Lavigne.—Mmes Branchu, Grassari, Javareck.—Les doublures jouent plus souvent que les premières cantatrices.—Admirable talent de Mme Albert, qui, depuis sa rentrée, n'a pas eu de rôle dans les pièces nouvelles.—Résultat fâcheux du congé sec donné à Mme Fay.—Traité aussi ridicule que désavantageux entre la direction du théâtre de Londres et celle de l'Opéra de Paris.—Chef d'orchestre.—Les instrumens couvrent beaucoup trop les voix.—Récompense proposée pour une ingénieuse découverte.—Pirouettes.—MM. Paul, Albert.—Danse grave.—Singuliers contrastes.

CHAPITRE XXIII.

Art mimique.—Son origine.—Rhume d'Andronicus.—Système admirable des immortels abbés de l'Épée et Sicard.—Réflexions d'un encyclopédiste.—Mmes Heinel, Guimard, Gardel et Clotilde.—On doit la perfection de la pantomime à Mlle Bigottini.—Portrait de cette actrice dans le ballet de Clari.—Mmes Courtin, Fanny Bias, Anatole, Marinette.—MM. Albert, Montjoie, Ferdinand.—Pantomimes de MM. Franconi dans leurs tournois.

CHAPITRE XXIV.

Promenades nouvelles de Philoménor dans certains quartiers de Paris.—Étrange malpropreté.—Chantiers de la capitale.—Ponts sans cesse obstrués.—Abus toujours renaissans malgré les ordonnances.—Reléguer strictement certaines professions dans des marchés communs.—Raisons de cette mesure.—Fontaine de Grenelle.—Colonnade du Louvre.—Intérieur et cour du même palais.—Guinguettes et magasins de plâtres-modèles.—Carrousel.—Salle de réunion des trois pouvoirs.—Plan de ce temple des lois.—Faire disparaître les ménageries de ce quartier, et pourquoi.

CHAPITRE XXV.

Quelques réflexions sur les fondateurs de nos principaux monumens.—École Militaire.—Quelle pourrait être sa destination.—Champ de Mars.—Y élever des amphithéâtres.—En entretenir et en planter les terrasses.—Utilité de ces réparations.—Mot très-vrai de M. de Lacretelle sur nos fêtes publiques.—On doit conserver les édifices élevés pendant la révolution.—Il faut leur imprimer des formes royales.—Colonne de la Place Vendôme.—Arc de Triomphe du Carrousel.—Tuileries.—Étonnement très-fondé de Philoménor.—Statues des niches et portiques du Palais, des Jardins et Bosquets.—Réaliser un projet de M. le duc de Lévis.—Surveillance trop peu sévère au Carrousel, et en quoi.—Jours de revue.—Saint-Cloud.—Versailles.—Dévastations non réprimées dans les parcs et parterres de ces résidences.—Bains d'Apollon violés.—Rocailles et ornemens des bosquets fermés et publics.—Colonnades du Château.—Les vrais moyens de restauration n'ont point été employés dans les bois détruits en 1815.—Accidens arrivés aux monumens de Paris.

CHAPITRE XXVI.

Guichets des Tuileries.—Passages infectés par des immondices.—L'invention de M. Dufour, perfectionnée par de nouveaux essais, devrait être généralisée dans tout Paris.—Éclairage mesquin du Palais, les jours de réception.—Projet plus digne de la majesté du lieu.

CHAPITRE XXVII.

Philoménor se rend à Feydeau.—La scène de ce théâtre a trop peu de profondeur.—Les pièces anciennes devraient être remontées à neuf.—Découvertes de M. Paul.—Opéra d'Aline.—Projet de véritables illusions.—Foyer.—Actrices.—Mmes Lemonnier, Boulanger, Paul, Leclerc, Casimir, Pradher, Rigaut, Letellier, Desbrosses, Belmont.—Regrets sur Mme Duret.—Mme Lemonnier et M. Martin, dans les Voitures versées.—Mme Boulanger dans Emma, et Mme Pradher dans le Solitaire.—Tableau très-édifiant de ce théâtre.—Note sur les moeurs de l'époque.—En dépit de Huet, Visentini, Ponchard, Alexis et Darancourt, on s'aperçoit qu'il y manque un Elleviou.—École mutuelle de chant.—Ses avantages, ses inconvéniens.—De belles voix ne suffisent pas à ce théâtre.—Acteurs propres à remplacer Elleviou.—Anecdote sur Lecomte.—Notice sur Elleviou.—Goûts de nos grands acteurs pour la vie champêtre.—Description de la maison de campagne de Larive.—Quelques mots sur les jardins de Talma.—Anecdote singulière sur Larive.

CHAPITRE XXVIII.

Palais-Royal.—Passages vitrés.—Musée des rues.—Enseigne.

SUITE DU PALAIS-ROYAL.

Souterrains anciens et modernes.—Maisons de jeu.—Embellissemens, jardins suspendus.

TOME II.
CHAPITRE XXX.

Premier Théâtre-Français.—Mot du prince de Ligne et de Voltaire.—Ancienne salle.—Abus.—Salle nouvelle.—Anecdotes.—Examen critique des décors.—Acteurs, actrices.—Moyen nouveau de recruter des sujets.—Foyer.—Récompense à décerner.—Régulus.—Clytemnestre.—Sylla.

CHAPITRE XXXI.

Filles publiques du Palais-Royal, des boulevards de Gand et des
Variétés.

CHAPITRE XXXII.

Les Catacombes.—Grotte sacrée.—Cimetière du Père Lachaise.—Abus révoltant.—Constructions nécessaires.—Plantations et réparations convenables.—Fête funèbre.—Anecdote.—Pièce de vers.

CHAPITRE XXXIII.

Place Royale.—Fossés de la Bastille.—Greniers d'abondance.—Leur incontestable utilité.

CHAPITRE XXXIV.

Jardin royal des plantes.—Lacune remarquable.—Projet utile à la botanique.—Serpent à sonnettes.—Anecdote.

CHAPITRE XXXV.

Suite du même sujet.—Vallée suisse.—Réflexions philosophiques.—Montagnes.—Belvéder.—Projet d'hommage aux amateurs de la nature.—Améliorations possibles.—Un jardin de Kew en France.

CHAPITRE XXXVI.

Hôtel Bazancourt.—Marché aux vins.—Quelques réflexions sur les travaux publics.

CHAPITRE XXXVII.

Marché aux fleurs.—Fabriques nécessaires.—Plantations exotiques.—Avantages qui en résulteraient.

CHAPITRE XXXVIII.

Café Procope.—Odéon.—Boutiques.—Échoppes.—Anecdote anglaise.—Artistes usurpateurs.—École de Médecine.—Étalages ambulans.

CHAPITRE XXXIX.

Affiches, placards.—Mot de Mercier.—Plaisans contrastes.—Création de compagnies de police, et d'un nouvel inspecteur des monumens.—Fosses inodores; gaz hydrogène.—Preuves de ses inconvéniens.—Avantages et dangers des nouvelles découvertes.

CHAPITRE XL.

Salle de l'Odéon.—Mesquinerie des décors.—Acteurs tragiques.—Vêpres
Siciliennes.
—Mlle Georges.—Victor.—Mlle Anaïs.—Perrier.—Mlle
Millen.—Marivaudage.

CHAPITRE XLI.

Embarras de Philoménor au sortir du spectacle.—Quinquets réflecteurs.—Nouveaux anathèmes contre certaines expériences.—Moyens de faire disparaître les abus.—De la voierie de Paris.—Nouvelles attributions de l'inspecteur des monumens et des compagnies à ses ordres.—Leur formation, leur organisation, leur traitement, leur occupation journalière.—Extinction de la mendicité en France.

CHAPITRE XLII.

Description d'un des cafés de Paris.—Limonadiers.—Garçons servans.—Les cristaux, la brillante argenterie, les moellons de sucre ne doivent pas séduire.—Cafés lyriques.—Ce genre a peu de succès à Paris.—Café Italien.—Tortoni, sa prospérité.

CHAPITRE XLIII.

Obstacles qui s'opposent aux succès des cafés chantans.—Sociétés.—Théâtre Italien.—Vaudeville. Salle, décorations, actionnaires.—Acteurs.—Raison de la décadence de ce théâtre.—Gonthier.—M. Désaugiers.—Gravelures.—Claqueurs soldés.

CHAPITRE XLIV.

Théâtre des Variétés.—Acteurs.—Potier, Vernet, Tiercelin,
Bosquier-Gavaudan, Le Peintre, Mmes Flore, Gonthier, Pauline,
Jenny-Vertpré.—Façade grecque.—Intérieur de la
salle.—Pièces.—Réforme.—Claqueurs.

CHAPITRE XLV.

Mélodrames de la Porte Saint-Martin, de la Gaîté et de l'Ambigu-Comique.—Franconi.—Gymnase.—Panorama-Dramatique.

CHAPITRE XLVI.

Panorama.—Diorama.—Vie délicieuse d'un amateur des arts à Paris.—Fêtes champêtres.—Maisons de campagne.—Maisons de santé.—Jardins publics.—Anecdote.—Abus à réformer.

CHAPITRE XLVII.

Fête de la Rosière.

CHAPITRE XLVIII.

Domestiques.—Grands restaurans.—Les gastronomes.—Dîner de jeunes gens.—Cuisines en plein air.—Restaurans de la moyenne propriété.—Tailleurs à la mode.—Demoiselles de salle.—Leurs caquets.—Leurs habitudes.

CHAPITRE XLIX.

Société de Paris.—Philoménor est introduit chez une Mme de Valmont.—Son attachement pour cette dame.—Caractère du jeune Grec.—Ses succès dans le monde.—Fête donnée chez Mme de Valmont.—Présens et pièce de vers.—Description d'un hôtel.—Une séance royale.—Espérances de Philoménor pour le bonheur de sa patrie.—Note critique sur des usages de la cour en France.

CHAPITRE L.

Discussion sur la cause des Grecs et des Turcs.—Légitimité des Ottomans.—MM. de Bonald, Condorcet.—Bacon.—Les Comnènes.—Droits des Bourbons au trône de Constantinople.—L'intérêt politique et l'intérêt mercantile reconnaissent seuls la légitimité turque.—Mesures du gouvernement anglais relatives aux Sept îles.—Défense de l'Angleterre.—Conquête de l'Inde, facile pour la Russie.—Motifs de l'insurrection grecque.—Les Grecs ne sont point des carbonari.—L'équilibre de l'Europe, détruit, peut être aisément rétabli; moyens.—Selon certains Anglais, les Grecs ne sont propres qu'à l'esclavage.—Réclamation de Mme de Valmont à ce sujet.—Peinture du sérail actuel de Constantinople, d'après le fidèle récit d'un des médecins de Sa Hautesse.

CHAPITRE LI.

Reproches peu fondés faits aux Grecs anciens, et réplique décisive à ce sujet.—Comparaison entre les arts de l'Égypte et ceux de la Grèce.—Les Grecs modernes ne sont point étrangers aux connaissances utiles, aux sciences et aux lettres.—De leur littérature.—Cause de l'insurrection de la Grèce.—Avantages dont ils jouissaient avant la révolution.—Nouvelle accusation relative à leurs privilèges.—Leur défense.—Ali.

CHAPITRE LII.

La politique échauffe de plus en plus les têtes.—Mme de Valmont interrompt brusquement la conversation.—Abus dans les spectacles.—Déclamation.—Costumes, décorations, jeux de scène.—Le Kain.—Les réformes qu'il a introduites pour la tragédie doivent avoir lieu pour la comédie.—Outrage sacrilège fait impunément par les acteurs aux pièces de nos grands maîtres.—Coutre-sens complet dans certaines représentations.—Concerts spirituels, devenus, avec les courses de Longchamp, les jeux olympiques de la France.—Obligation à imposer à MM. les comédiens du Roi.—Invraisemblances notables sur la scène.—Quelques avis à MM. les acteurs et actrices.—Mlle Mars.—Joanny.—Mlle Duchesnois.—Mlle Georges.—Absence de la musique aux représentations extraordinaires.—Répertoire musical.—Abus difficiles à faire disparaître, et pourquoi.—Moyens d'y remédier.—Organisation nouvelle des théâtres royaux, favorable aux auteurs, aux acteurs, et au public.—Mot de Francklin.

CHAPITRE LIII.

Bal.—La passion du jeu l'emporte sur celle de la danse.—Peinture générale de la société des salons.—Certains usages ont disparu et fait place à d'autres.—L'écarté fait fureur.—Les charades en action passées de mode.—Les comédies et petits opéras très-en vogue sur les théâtres de campagne.—Charme des sociétés de la capitale.—Des Album.

CHAPITRE LIV.

Au milieu de la fête, Philoménor reçoit des dépêches de la Grèce.—Il veut quitter la France.—Son dévouement à son pays.—Affreux malheurs de la Grèce.—Reproches que mérite l'Europe à ce sujet.—Philoménor réclame pour sa patrie l'appui de la France.—Avantages qui en résulteraient pour elle.—Voeux du jeune Grec.—Ses touchans adieux.

INTRODUCTION.

Encore un tableau de Paris! diront peut-être quelques censeurs. S'agit-il des moeurs du temps, d'anecdotes, de monumens, de reformes utiles, d'embellissemens nouveaux? L'auteur croit-il que nous avons oublié le Siamois de Dufresny, l'Espion turc, les Caractères de La Bruyère, les Lettres persannes de Montesquieu, les Essais de Duclos, les deux Tableaux de Paris de Mercier, le petit Tableau de Mme de Sartory, et l'Ermite de la chaussée d'Antin?

Nous apprendra-t-il quelque chose de plus que le père Félibien, André de Valois, de Lamarre, Ramond du Pouget, l'abbé le Boeuf, le célèbre Sainte-Foix, le prince de Ligne, les Mémoires historiques de Soulavie, le Tableau historique et pittoresque de Paris, de M. de Saint-Victor, et l'Histoire civile, physique et morale de Paris, de M. Dulaure?

À toutes ces questions, spécieuses en apparence, la réponse est facile. Je demanderai, à mon tour, s'il ne reste rien à glaner après la riche moisson faite par ces écrivains? Si quelques épis précieux ne sont point demeurés inaperçus et cachés dans un champ aussi vaste; ou plutôt si de nouvelles cultures n'exigent pas dans ce moment de nouvelles méditations et un nouveau travail? Si Paris, enfin, n'offre pas, au moins tous les dix ans, un aspect différent, des scènes continuellement variées? Et je n'en veux pour preuve, que les deux tableaux de cette capitale composés par le plus grand observateur du siècle dernier, que j'ai déjà cité, tableaux dont les couleurs et les nuances sont si fortement opposées. Malheureusement la postérité s'indignera en voyant que les deux écrits de cet illustre penseur ont été tracés par une plume originale, il est vrai, mais trop souvent trempée dans la fange, le fiel et le sang; lorsque dans le dernier écrit surtout, une équitable justice et des souvenirs récens devaient inspirer au peintre les sentimens d'une généreuse pitié, et lui prescrire un saint respect pour d'épouvantables catastrophes et les plus augustes malheurs.

Plus heureux dans cette esquisse, je vais retracer une époque où les principes d'un gouvernement réparateur, jaloux de conserver et de perfectionner ce qui existe, font espérer les réformes les plus importantes de toutes les espèces d'abus. La France peut justement être comparée à un arbre courbé par le plus terrible orage, et qui, en se redressant, élève une tige plus superbe, et s'affermit de plus en plus sur le sol natal, en jetant au loin de profondes racines; l'objet le plus essentiel est maintenant d'en diriger sagement les formes, d'en retrancher à propos les branches parasites qui en absorberaient inutilement la sève, en compromettraient la vigueur, et finiraient par en détruire la majestueuse beauté.

Mais de quoi cet auteur se mêle-t-il? vont s'écrier encore certains êtres habitués à ne s'écarter jamais d'une routine vulgaire? Quelle suffisance! Quelle présomption! Quelle prétention orgueilleuse! diront ces contempteurs de toute salutaire réforme; égoïstes pour qui tous les abus sont sacrés lorsqu'une main prudente veut y porter la cognée; surtout si ces abus sont embellis par les illusions et les souvenirs de leur jeunesse! Pourquoi tous ces changemens? ajouteront ces hommes qui n'estiment le présent qu'autant qu'il ressemble au passé; ces hommes qui plutôt que d'y rien innover, trouvent tout bien dans le meilleur des mondes possibles; et qui croient avoir suffisamment répondu à une utile censure par ce peu de mots: «De mon temps, cela était ainsi; jadis, cela s'est toujours vu.» Quelle critique enfin ne feront-ils pas de cet ouvrage où je heurte avec tant de hardiesse leurs opinions stationnaires. Je crois les entendre me lancer de nouveaux sarcasmes avec un chagrin mal dissimulé. Quel est donc, continueront-ils, ce téméraire qui prend si hautement le ton de réformateur? A-t-il étudié à fond le sujet qu'il traite? Connaît-il toutes les règles de l'art? Son goût est-il assez sûr, assez exercé?…

Eh! messieurs, un peu d'indulgence, et daignez écouter un auteur modeste, qui promet d'avance de souscrire à vos réclamations, pourvu que le public, qu'il prend pour arbitre, les trouve solides et raisonnables.

Si je m'érige en Aristarque, si j'ai dénoncé de nombreux abus[1], je n'en conserverai pas moins une sage défiance de mes forces, et cette sévère impartialité dont un auteur qui se respecte ne doit jamais s'écarter. La justice sera toujours mon guide; aucune passion vile n'aura guidé ma plume, je pourrais dire mes pinceaux, si mon ouvrage est moins l'itinéraire sec et aride d'un voyage, qu'une galerie de tableaux où tout vit et respire.

L'amour du vrai beau, le sentiment des convenances, l'amélioration des moeurs, le perfectionnement des arts, sont les motifs qui m'ont engagé dans la carrière variée que je vais parcourir. Voir, observer, réfléchir, comparer, raisonner, juger en dernier ressort, classer mille objets divers, marier par des nuances imperceptibles tant de couleurs opposées, peindre enfin avec une scrupuleuse fidélité; telle était la tâche que je m'étais imposée: c'est au public à juger si je l'ai remplie.

VOYAGE D'UN JEUNE GREC À PARIS.

CHAPITRE PREMIER.

Philoménor né à Rhodes, fait ses études à Athènes.—M. Fauvel.—Le jeune grec quitte l'Achaïe.—Il se retire à Parga.—Il abandonne la Grèce.—Il fait voile pour l'Italie.—Il parcourt les états de cette presqu'île; il se rend en Hollande et en Angleterre.—Il arrive en France et s'y fixe.—Son enthousiasme pour ce beau royaume.—Abus nombreux qui détruisent son enchantement.—Son indignation.—Ses reproches très-fondés.

En mil huit cent vingt un je fis à Paris la connaissance d'un jeune Grec, dont la famille était originaire de l'île de Rhodes. Cette liaison, fort agréable sous mille rapports, fut en quelque sorte la cause accidentelle de ce petit Panorama de Paris. Né dans l'opulence, Philoménor employa ses richesses à s'instruire; après avoir parcouru les grands états du nord de l'Europe, une partie de l'Asie, de l'Égypte et les îles de l'Archipel, il s'était fixé dans la ville d'Athènes, où le célèbre M. Fauvel prit plaisir à faire naître dans cette âme neuve et susceptible des plus vives impressions et des plus nobles sentimens, un goût passionné pour les belles-lettres et les arts. Presque toujours le studieux élève accompagnait l'illustre antiquaire dans ses recherches savantes; et les momens qu'il ne donnait pas à la littérature grecque, latine et française, étaient employés à contempler les monumens que le temps et la barbarie avaient épargnés. Souvent, dès l'aurore, on le surprenait seul, et comme en extase, devant le Parthénon, les Propylées et le théâtre d'Athènes[2].

Un matin, lord Elgin interrompt ses méditations; tout d'un coup des échafauds sont dressés, et notre jeune amateur voit briser, en peu de temps, sous le marteau des Anglais, la corniche du temple de Minerve, et tomber en mille morceaux les bas-reliefs magnifiques de Phidias, dont les débris furent depuis transportés à Londres. Triste spectateur de l'enlèvement de ces marbres, naguères si précieux, maintenant si horriblement mutilés[3], et de ces pompeuses colonnes[4] remplacées par des maçonneries grossières, son coeur est ulcéré, sa tête est exaltée; en proie au chagrin le plus violent, il veut quitter ces lieux, qui pour lui n'avaient plus les mêmes attraits, ces lieux où chaque jour éclairait de nouvelles spoliations[5].

En fuyant cette scène de ruines, qu'un faux amour des arts avait multipliées, Philoménor crut trouver un adoucissement à ses peines, en se retirant à Parga qui, soustraite par le courage de ses guerriers aux tyrans de la Grèce, avait su conserver, au sein du plus affreux despotisme, son culte, ses lois et son indépendance. Les malheurs[6] essuyés par cette ville héroïque l'obligèrent à s'éloigner entièrement d'un pays dont le bonheur semblait s'être envolé pour jamais.

D'autres raisons l'y déterminèrent. Comme l'immortel Visconti émigrant de sa patrie pour suivre, sous un ciel étranger, les chefs-d'oeuvre des arts, l'Apollon, le Gladiateur, le Laocoon; Philoménor, tourmenté par de doux et touchans souvenirs, voulut revoir encore une fois, en Angleterre, les objets de ses regrets et de ses admirations; il brûlait aussi de connaître la France, dont son premier instituteur lui avait fait une si riante peinture.

«Je traversai, me dit-il, cette Italie si renommée, où le dieu de l'harmonie a plus qu'ailleurs ses ministres et ses autels; je fus frappé de surprise à la vue de ses majestueuses antiquités et de ses élégans monumens modernes. Je m'embarquai à Gènes, et je fis voile pour la Hollande et l'Angleterre. J'eus à peine le temps de connaître les moeurs de ces différens pays. Cependant je fus singulièrement étonné des bizarres précautions inventées par la jalousie italienne, que dans vos dernières guerres mit si souvent en défaut la galanterie française. Je le fus davantage de la grave indifférence des Hollandais, dont plus d'une fois j'aurais eu l'occasion de profiter. Je ris encore, lorsque j'y songe, de la susceptibilité grande et de l'honneur intéressé des maris Anglais qui, jusques dans les hautes classes de la société, ont la bonhommie de croire que quelques pièces d'or indemnisent et dédommagent suffisamment d'un affront indélébile chez la plupart des nations civilisées. Cela ne doit guère surprendre chez un peuple qui tolère encore l'usage, plus que barbare, de faire des femmes, même légitimes, argent et marchandise. Les exemples en sont rares, disent les défenseurs de l'Angleterre; excuse frivole, puisqu'ils ont eu lieu dans le siècle où nous vivons[7]: aussi ai-je été enchanté en apprenant que les auteurs comiques de vos petits théâtres se sont montrés les vengeurs du beau sexe de cette île. Ils ont fait justice de cette coutume turque ou algérienne; en traduisant sur la scène ces époux maussades et parjures, vos gais troubadours les ont livrés à la risée d'un public indigné[8].

«Dégoûté bientôt de l'Angleterre, je restai peu de temps à Londres. Le British Muséum, objet de mon pélerinage, m'ayant causé plus de douleur que de consolation, je hâtai mon départ. On sait dans cette île végéter aussi bien qu'ailleurs; mais on ignore l'art délicat d'y jouir de la vie comme à Paris. C'était donc avec raison que je désirais ardemment visiter ce royaume et cette capitale, qui sont devenus pour moi une nouvelle Grèce et une nouvelle Athènes. Avec quel inexprimable plaisir je considérais autrefois les temples, la tribune, les palais, les cirques, les théâtres de la patrie adoptive dont je me suis volontairement exilé! mais ces lieux étaient muets! Où sont, m'écriai-je alors, où sont les fêtes, les jeux, les danses, les courses, les luttes, les combats et les prix donnés aux vainqueurs? Ô douleur! tout a disparu! Que dis-je? un peu de cendre froide déposée dans quelques urnes de porphyre, c'est, hélas! tout ce qui reste des nombreuses générations de tout un peuple! Un éternel silence, interrompu seulement par le chant du Turc, le souffle des vents, le mugissement des mers et le balancement des forêts de lauriers, y remplace la voix éloquente des Eschille et des Isocrate, les brillantes déclamations des Sophocle et des Aristophane, et les applaudissemens de citoyens parvenus au plus haut degré de la civilisation. En France, mes illusions et mes souvenirs ont été réalisés. Dans la seule France, j'ai retrouvé la sagesse du portique et du lycée, les moeurs, les goûts, les usages, les talens, les chefs-d'oeuvre de l'antiquité la plus vantée, et une variété de jouissances que nos ancêtres n'avaient pas même osé soupçonner. Là, j'ai conversé avec les plus grands hommes dans tous les genres; les Solon, les Démosthène, les Périclès, les Miltiade, les Euripide, les Socrate, les Alcibiade, les Zeuxis et les Phidias de votre siècle. Une noble émulation me saisissait en les écoutant. J'aurais voulu m'approprier leurs connaissances diverses, pour mieux sentir toutes les beautés de ce pays, où le génie oriental semble avoir transporté tous ses trésors.»

Tel était l'enthousiasme de mon jeune Grec; au bout de quelques mois son enchantement parut s'évanouir comme un songe; doué d'un esprit extrêmement juste, ses voyages avaient formé son goût et lui avaient donné sur toute chose un tact aussi sûr qu'il était exquis. Sans cesse, je le voyais se recueillir, et pour ainsi dire s'enfoncer dans ses réflexions; sans cesse, il raisonnait, il comparait et finissait souvent par censurer ce qui d'abord l'avait ébloui. Fortement attaché aux principes d'un beau réel et permanent, et d'un beau fictif et idéal, qu'il avait puisés dans l'étude des merveilles antiques, ces principes étaient devenus pour lui la base constante et invariable de tous ses jugemens et de toutes ses observations; si quelquefois j'osais me moquer de la futilité de certaines critiques, il fronçait le sourcil, et me disait avec une espèce d'indignation: «Vous savez, créer, mais vous ne savez pas conserver; et dans les monumens qui appartiennent à un peuple moderne, je ne connais point de beau véritable sans la conservation. Vous êtes des barbares, ajoutait-il, en riant; j'aurais pour vous plus d'indulgence, si vous aviez moins de moyens pour devenir parfaits; et voilà précisément ce qui vous rend inexcusables à mes yeux.»

CHAPITRE II.

Philoménor assiste à une séance publique de l'Institut.—Ses idées sur les salles intérieures de ce monument.—Ses questions.—Mes conseils.—Pensée de Platon.—Piron.—Façades extérieures.—Réflexions de Philoménor à ce sujet.—Société des Amis des arts.

Cependant, à mesure que nous visitions les monumens publics, nos remarques devinrent plus étendues et plus importantes, et je crus que le voyage à Paris de ce nouvel Anacharsis pouvait être utile à mon pays.

Le lendemain de cet entretien, je le conduisis à une brillante séance de l'Institut. «Où suis-je? s'écria-t-il, en voyant les Bossuet, les Fénélon, les Sully, les Descartes et tant d'autres savans revivre en marbre pentélique dans le sanctuaire des arts et dans ses parvis. Je me félicite, ajouta-t-il, de retrouver ici les traits de Pascal, de La Fontaine, de Corneille, de Racine, de Rollin, de Montesquieu; mais pourquoi ce piédestal vacant n'est-il pas occupé par cet élégant Barthelemy, qui peignit si doctement les républiques de la Grèce dans les jours de leur splendeur? Pourquoi n'y puis-je considérer ce brillant Choiseul-Gouffier, dont la plume légère retraça si fidèlement un peuple esclave et dégénéré au milieu des plus beaux sites et des ruines les plus historiques?» À peine pouvais-je suffire aux questions de mon curieux étranger. Il voulait devenir un Lavater improvisateur; il voulait reconnaître dans leur physionomie le genre de talent de chaque académicien. Je lui désignai MM. Dacier, Quatremere de Quincy, Sicard, Cuvier, Denon, Lacépède, Raynouard, Villemain, Laya, Ségur, Pastoret, Boissy d'Anglas, Campenon, Lemontey, Châteaubriand, Picard, Duval, Raoul-Rochette et Rémusat; je l'engageai à se procurer leurs oeuvres pour se compléter une bibliothèque qui réunît l'agréable à l'utile. L'Académie et l'assemblée étaient ce jour-là au complet: le nombre des jolies femmes était presque plus considérable que celui des hommes de lettres. On n'avait lu que des morceaux de choix; et en les écoutant, personne n'avait dormi. Philoménor était enchanté; seulement il regrettait qu'il n'y eût point eu de musique. «Quelques mélodieuses symphonies étaient, me disait-il, une galanterie indispensable pour les dames. L'harmonie, selon le divin Platon, ajoutait-il, doit être par son heureuse influence[9] la compagne inséparable de toutes les grandes institutions, et, à plus forte raison, de toutes les réunions publiques et solennelles[10]. Nous avons entendu les discours qui ont été couronnés. Il serait bien qu'on nous fît toujours connaître les fragmens les plus saillans des pièces qui, sans obtenir le prix, auraient mérité une mention honorable. Les Muses sont indulgentes; elles se plaisent à consoler leurs favoris au milieu de leurs disgraces.»

Lorsque je lui appris que sous le dôme de la grande salle de l'Institut étaient autrefois placés les restes et la statue funèbre du cardinal Mazarin, Philoménor ne put s'empêcher de s'écrier: «Qu'eût dit votre Piron s'il vivait encore? Aurait-on voulu faire une mauvaise plaisanterie, en mettant l'Académie dans un tombeau?»

Au sortir de la séance, Philoménor fut étonné de l'état pitoyable des façades extérieures de l'édifice. «Si des raisons d'économie, me dit-il, s'opposent, dans ce moment, à la création de nouveaux palais destinés aux lettres, aux sciences et aux beaux-arts, rien au moins ne doit vous faire négliger la restauration nécessaire de ceux qui existent.»

«Votre projet, lui répondis-je, ne peut être présenté dans un moment plus opportun; une association dont le but est d'encourager les artistes, s'est formée récemment dans Paris; composée des hommes les plus illustres par leur naissance, leurs dignités et leurs talens, elle vient d'obtenir l'insigne faveur d'avoir pour protectrice une auguste princesse dont les arts font une des plus douces consolations[11].»

CHAPITRE III.

Sur le bien que la Société des Amis des arts peut produire en étendant les premières attributions de sa destination.—Palais.—Hospices.—Mendicité.—Fondation d'un hôtel des Invalides religieux et d'un hôtel des Invalides civils.—Vers de Gilbert.

«Jamais société ne deviendrait plus chère à la patrie, ajoutai-je, si ne se bornant point à protéger par des encouragemens quelques petits chefs-d'oeuvre sur lesquels glisse légèrement l'oeil du vulgaire, elle daignait s'intéresser au rétablissement, à l'ornement, à la conservation de ces grandes masses, de ces magnifiques édifices, de ces superbes monumens qui frappent d'étonnement l'amateur le moins exercé, et qui font véritablement la gloire des monarques et des nations; si, en fixant son attention sur ces palais enchantés, sur ces somptueuses conceptions du génie français, elle s'occupait encore de multiplier les simples et modestes asiles déjà établis dans la capitale, où la pauvreté laborieuse pût exercer tous les genres d'industrie, où l'indigence infirme trouvât des secours assurés; et si, par ces institutions véritablement libérales, elle réussissait à détruire le fléau de la mendicité[12], ce fléau, la honte d'un peuple destiné par la nature à jouer un des premiers rôles en Europe.

«L'établissement d'une autre maison de secours, absolument nécessaire en France, d'une maison d'invalides religieux, destinée à recevoir cette classe d'hommes indispensables dans toute société policée, devrait être provoquée par les vrais philanthropes, ne fût-ce que par respect pour la dignité nationale. Je veux parler de la fondation dans chaque département, d'une maison d'asile ou de refuge pour les ministres du culte de l'état, infirmes ou sans emploi, et dans laquelle ils trouveraient une existence assurée et les premiers besoins de la vie satisfaits. Une telle perspective pour leurs vieux jours les rendrait moins rares; la morale y gagnerait, et ils en seraient plus respectés. Je crois connaître assez les Français, pour être convaincu qu'il n'est pas même un vrai philosophe qui ne me dît à ce sujet avec Térence: Vous avez raison; et nihil humanum a me alienum puto. Mais où sont les fonds? C'est la plus forte objection. Où sont-ils? Je répondrai: Tous les Montyon[13] ne sont pas morts dans ce pays renommé par une bienfaisance si journalière et si active.

«Une fois l'établissement ouvert et préparé par les soins du gouvernement, la libéralité des coeurs généreux, et un franc seulement pris chaque année sur le traitement des prêtres en activité[14], auraient bientôt assuré les capitaux nécessaires pour l'entretien de ce pieux hospice.

«Peut-être ne serait-il pas indigne de la patrie des lettres et des arts, d'établir dans les cinq grandes villes du royaume, Paris compris, Lyon, Strasbourg, Nantes et Bordeaux, des hôtels d'invalides pour les artistes et les hommes de génie, rarement économes, et par suite de ce défaut de prévoyance, malheureux dans leurs vieux jours. Il serait honteux pour un siècle tel que le nôtre, de voir un Homère[15], un Le Camoens[16], un Le Tasse[17], un Cervantes[18], un Malfilâtre[19], un Dorvigny[20], un Dellamaria[21], un Gilbert[22], confondus dans un hôpital avec les derniers des humains. Alors aucun homme de lettres ne serait plus autorisé à répéter avec ce dernier poète, ces lamentables vers:

     «Au banquet de la vie, infortuné convive,
     J'apparus un jour, et je meurs!
     Je meurs! et sur ma tombe où lentement j'arrive,
     Nul ne viendra verser des pleurs.

CHAPITRE IV.

Moyens faciles d'embellir Paris et d'en faire disparaître les plus ignobles quartiers, tout en conservant les monumens les plus remarquables.—Indication sommaire des principales antiquités de Paris.—Plaintes fondées sur la destruction des plus beaux édifices de France.—Château de Chambord.—Comment on peut préserver les édifices célèbres des ravages du vandalisme.—Fontaines de Paris.—Purification des eaux.—Projets du docteur Doé.—Nouvel édifice thermal.—Tableau de Paris, en suivant les plans de l'auteur.

«De nouveaux tributs d'hommages seraient encore prodigués à la réunion des Amis des arts, si, autorisée par des ordonnances royales, cette société proposait successivement, chaque année, des transactions aussi utiles, dans leur ensemble, pour le gouvernement, que lucratives, dans leurs détails, pour les particuliers.

«Si cette société, dis-je, engageait de riches capitalistes à se rendre adjudicataires des plus ignobles quartiers de Paris, et à les rebâtir à neuf[23], sous la condition expresse de payer aux propriétaires actuels les indemnités fixées par de justes estimations; si, dans les constructions nouvelles, on suivait constamment un plan où des rues symétriquement alignées[25], où des places spacieuses dégageraient avec une sorte de respect les anciens édifices, même les ruines[26], et leurs précieux débris, qui seraient conservés et restaurés, lorsque de grands souvenirs historiques et littéraires se rattacheraient à leur existence.

«Je puis vous citer entre autres les Thermes de Julien dont un excellent peintre, M. Bouton, a très-bien esquissé dans un de ses tableaux le genre de restauration convenable. On en pourrait faire une succursale du Musée, et y placer les statues et les sculptures du Bas-Empire. Aucun édifice, mon cher Grec, ne serait plus propre à les recevoir.

«Puisse-t-on ne jamais renverser ces tours antiques, restes du palais des Clovis[27], et de Saint-Louis[28], la maison du chanoine Fulbert[29], ces hôtels de la Trémouille[30], de Sens[31], de Mesme[32], de Sully[33], de La Rochefoucault[34], de Beauvais[35], Carnavalet[36], de Lamoignon[37], de Soubise[38] et de Lambert[39], où dépérissent des plafonds décorés par les Lebrun et les Mignard, dont les peintures, si elles étaient enlevées par les procédés connus, seraient beaucoup mieux dans nos musées.

«Puisse-t-on conserver et restaurer les portraits en fresque des Duguesclin et des Montluc, précieux par la ressemblance, et qui se voyent dans l'enceinte extérieure de l'hôtel de la police! Puisse-t-on arrêter enfin la destruction des chefs-d'oeuvre[40] de nos plus illustres architectes, des Bulland[41], des Mansard[42], des Le Nôtre[43], que des visigots n'achètent que pour les dépecer et les abattre!» «Cela est assez difficile, me dit Philoménor. Cependant, lorsque la nécessité ou le caprice des propriétaires détruit ces monumens, on recueillerait avec avantage quelques-uns des plus beaux débris, pour les replacer dans les jardins paysagistes des châteaux de la couronne. Ces ruines véritables vaudraient beaucoup mieux que ces antiquités factices, nouvelles encore au bout d'un demi-siècle. Et cet exemple, donné par le gouvernement, serait probablement suivi par les Lucullus de votre patrie.»—«Ce serait précisément adopter, repris-je, le précepte du célèbre abbé Delille:

     Mettez donc à profit ces restes révérés,
     Augustes ou touchans, profanes ou sacrés;
     Mais loin ces monumens dont la ruine feinte
     Imite mal du Temps l'inimitable empreinte!

DELILLE.

Hélas! j'ai vu tomber les créneaux et les tourelles du manoir de
Bayard, et la galerie de Richelieu[44]; j'ai vu raser le château de
Montmorency[45], et disparaître celui de Saint-Ouen[46]. Dans ce moment
on abat les magnificences de Chanteloup[47].

«Ô Chambord! ô séjour du père des lettres! vos souvenirs antiques ne s'évanouiront point pour les vrais Français. Le triste voyageur ne demandera point où furent vos fondemens, comme autrefois, j'ai cherché moi-même, au milieu des ronces et des épines, les vestiges des douze palais du Soleil qui décoraient Marly; déjà cependant la hache des vampires était levée sur vous; déjà la sordide avarice avait supputé mathématiquement la valeur du fer, des plombs, des marbres, des décombres de vos tours royales, de vos somptueuses galeries, de vos magnifiques appartemens. Le patriotisme des villes de France l'emporte enfin sur les calculs de la plus basse cupidité; et l'héritage de François Ier deviendra le patrimoine du jeune prince, qui, avec plus de bonheur que le prisonnier de Pavie, fera briller parmi nous son héroïsme et sa grande âme.»—«J'en accepte l'heureux augure, me dit mon Grec, en attendant cette époque fortunée, j'indiquerai un moyen pour conserver et transmettre à la postérité la mémoire des lieux habités par vos glorieux ancêtres. Ce moyen n'est pas nouveau, il a déjà été mis en usage dans plusieurs villes de France[48].

«Je placerais le buste ou la statue d'un homme célèbre dans l'endroit le plus apparent de l'hôtel qu'il occupait, et j'écrirais en lettres d'or: Ici vécut Turenne; ici mourut Villars; là demeurait Mme de Sévigné; là Mme de Maintenon; là Boileau écrivit l'Art poétique et ses belles satires[49]; ici Racine composa Esther et Athalie[50], etc. Quel Français pourrait, sans une espèce de sacrilége, effacer ces inscriptions et déplacer ces vénérables images?»—«Votre projet, repris-je, est excellent; il embellirait Paris, qui deviendrait encore la plus saine ville de l'univers, si, pour compléter ce système de salubrité, on exécutait les plans du docteur Doé, ce véritable ami des hommes, titre si justement acquis par la plupart des médecins français, dont l'héroïsme pendant la paix, est aussi grand que celui de nos soldats pendant la guerre. «Il est fâcheux, dit-il, dans une lettre récemment publiée, et il peut devenir funeste que les deux pompes à vapeur de Chaillot et du Gros-Caillou ayent leur prise d'eau dans la partie la plus malsaine du fleuve, au-dessous des ports, des égoûts, et si près du foyer d'infection, qu'il est impossible que l'eau dans son cours ait recouvré sa première pureté[51].

«Sans doute dans l'état actuel de la situation physique de Paris, le service des fontaines (trop peu abondantes pour les besoins de ses habitans), ne saurait se faire, ni plus sûrement, ni plus régulièrement ou plus abondamment que par une machine à vapeur. Mais la question est celle de l'emplacement de cette machine; et si, pour quelques bouts de tuyaux de plus, on n'aurait pas dû placer plutôt la prise d'eau au-dessus de Paris, à la hauteur de Bercy, et même de Conflans, avant la jonction de la Marne à la Seine, en construisant un château d'eau élégant qui servirait à la décoration de ces lieux, et qui par l'excès de son niveau sur tous les édifices de Paris, exigerait moins de dépense, en donnant des résultats plus avantageux.

«Alors, au moyen d'un aqueduc, qui ne serait pas la vingtième partie d'un des moins considérables de Rome, on donnerait aux habitans de la capitale le bienfait inappréciable d'une eau vive et limpide que rien depuis sa source n'altère notablement.»

«Il me semble, reprit Philoménor, qu'un spéculateur aurait une idée fort heureuse s'il établissait un édifice thermal près de Bercy, dont les eaux n'auraient certainement pas cette odeur fade qui vous frappe et vous saisit en prenant des bains, soit au Pont-Marie, au Pont-Neuf, ou près le Pont-Royal.»

«Si les avantages d'un pareil établissement, lui dis-je, sentis à la seule réflexion, étaient vantés et recommandés par nos premiers docteurs, il serait bientôt très-fréquenté, surtout dans la belle saison. Que de biens, mon cher Grec, résulteraient du déplacement des pompes à vapeur et des autres mesures que je propose! Paris, cette métropole des arts, déjà si favorisé par la douceur de son climat, par son heureuse situation, par la variété des plaisirs et des jouissances, acquièrerait en moins d'un demi-siècle l'antique splendeur de Babylone, de Persépolis, d'Athènes, de Rome et de Palmyre; ou plutôt on croirait retrouver ces villes dans son enceinte. Purifié par les eaux de fontaines innombrables et salutaires, par la disparition totale de maisons étroites et entassées, de rues petites et immondes, dont les vapeurs infectaient l'atmosphère, Paris perdrait son nom; ce ne serait plus la Lutèce de César[52].

«L'air de la capitale, désormais pur et salubre, ferait pour toujours de cette admirable cité une nouvelle Épidaure, où tous les peuples de la terre viendraient chercher le bonheur et la santé.»

CHAPITRE V.

Il faut être constant dans l'exécution des plans mûrement réfléchis et arrêtés;—Puérilité des décors employés dans les fêtes et cérémonies d'apparat.—Moyen d'y remédier.—Rétablir quelques réglemens de l'ancienne Académie.—Combien il est dangereux de laisser sortir de France des chefs-d'oeuvre introuvables.—Regrets de l'auteur sur leur disparition et leur sortie de France.—Exemples frappans.—Collection Fesch.—Magnifique Paul-Potter.—Armure du chevalier La Hire.—Introduction en France d'une loi romaine conservatrice.—Non-seulement il faut conserver, mais faire encore de nouvelles acquisitions.—Anathême lancé sur certains artistes.—Moyens de se procurer de nouvelles richesses en antiques.—Voyages en Grèce, en Italie, d'un homme célèbre.—Espérances trompées des amateurs des arts.—Facilité de découvrir de nouveaux monumens.—Pêche monumentale du Tibre.

«Jamais la Société des Amis des arts n'aurait, selon moi, plus de droits à la reconnaissance générale, si elle faisait sentir que des plans une fois arrêtés, d'après un mûr examen, ne doivent plus recevoir aucune modification des architectes qui souvent se succèdent dans le même emploi avec une si grande rapidité, et que tant de passions diverses portent à critiquer les opérations de leurs confrères.

«Oui, j'oserai l'affirmer, sans cette constante persévérance à suivre scrupuleusement des projets définitivement adoptés, lorsqu'ils ont été tracés par un homme de génie, jamais nous n'aurons de beaux monumens, parce qu'ils ne seront que le composé d'idées incohérentes[53], et non le produit d'une idée simple et unique dans tous ses rapports. Cette observation paraîtra d'autant plus importante, qu'on a proposé, dit-on, de faire subir les plus grandes métamorphoses à certains embellissemens de Paris déjà fort avancés, tels que la fontaine de l'Éléphant, dont les frais énormes sont plus qu'à moitié faits; monument qui, malgré les censures, n'en serait pas moins digne de la nation française. On blâme les oeuvres de ses prédécesseurs; et les dessins, les travaux éphémères de certains artistes en place paraissent souvent être le fruit de conceptions puériles, comme il est aisé de s'en convaincre en se rappelant ces anges de planches découpées, ces fleurs en peinture que l'on a vus si ridiculement figurer, depuis trois ans, aux reposoirs du Louvre, lorsque la pompe des lieux exigerait exclusivement des statues de bronze et des corbeilles remplies de tous les trésors de la nature[54].

«Perdons un instant de vue ces riantes cérémonies. Dans ces commémorations funèbres qui doivent durer autant que la monarchie, quel effet produisent ces catafalques, ces urnes, ces patères en bois peint et argenté? Je suis toujours plus surpris de ne pas voir à Saint-Denis plus de vases d'argent ou d'albâtre; un mausolée, soit en stuc, soit en tôle moirée, soit en pièces de marbre, qu'avec quelques soins on pourrait chaque année ajuster ou désunir à volonté. Ces riches accessoires s'accorderaient parfaitement avec les voiles de crêpe, le manteau d'or, de velours et d'hermine qui cachent à demi le sceptre, la couronne et l'urne sépulcrale.

«Jamais la Société des Amis des arts ne deviendrait plus précieuse à la patrie, si, en se rapprochant du but principal de son institution primitive, elle procurait chaque année de nouveaux modèles aux artistes, en empêchant de sortir de France, par des achats bien entendus, tant de chefs-d'oeuvre antiques et contemporains, que les estimations trop basses des appréciateurs de nos musées et le plus dangereux cosmopolisme laissent souvent passer à l'étranger, qui très-sagement profite de nos fautes. Rien ne prouve mieux combien il serait important de modifier la composition de cette espèce d'aréopage réputé presqu'infaillible, que les faits que je suis à même de vous conter, faits qui démontrent que leurs jugemens ne devraient pas être sans appel. Un amateur, qui avait besoin d'argent, mit en dépôt un Van Dyk chez un fonctionnaire public. Ce portrait fut estimé valoir à peine huit cents francs par quelques experts du Musée qui avaient été consultés. Nonobstant cette faible appréciation, le dépositaire, plus vrai connaisseur, prêta six mille francs, pour un temps indéfini, au propriétaire de ce tableau, qui, quelques mois après, ayant probablement trouvé l'occasion de le vendre plus cher, le retira des mains du prêteur, en lui remboursant entièrement la somme de six mille francs qu'il en avait reçue. Voici d'autres anecdotes que je puis garantir. Un magnifique Paul Potter était à vendre; et, comme l'on sait, nous n'en avons que deux au Musée du Louvre et deux autres à l'Élysée Bourbon. Au Louvre, un seul est achevé; le plus grand n'est qu'une belle esquisse: l'autorité fut avertie à temps, elle envoya ses experts. Le Paul Potter fut visité, lorgné, examiné, battu à froid, la chose se devine; ce tableau ne sortait point des magasins de ces messieurs, pas même de ceux de leurs confrères; et pendant qu'ils mésoffraient, le possesseur de ce chef-d'oeuvre, impatienté de tant de pourparlers et de délais, le vendit ou le troqua. Il est, dit-on, passé en Allemagne. Par suite encore des mêmes temporisations, le Musée d'artillerie n'a pu recouvrer, malgré les offres les plus séduisantes mais tardives, l'armure du chevalier La Hire, frère d'armes de Jeanne d'Arc, armure dont l'authenticité paraissait constatée par une tradition[55] respectable. C'est l'Angleterre qui possède maintenant ce précieux trophée.

«On a laissé acheter par la Russie, pour la somme modique de douze à quatorze cent mille francs, une grande partie de la précieuse collection de la Malmaison, si riche en antiques, en tableaux de toutes les écoles, notamment en Claude Lorrain, en Paul Potter, en Rembrandt, en statues de Canova, en raretés de toute espèce. La Prusse a traité de la galerie Justiniani, dont nous eussions pu nous réserver les morceaux les plus remarquables.

«À la vente du mobilier du cardinal Fesch, pour quelques mille francs de plus ou de moins, nous avons perdu des bas-reliefs admirables, des vases d'albâtre fleuri[56], des statues, un buste de Cicéron en marbre, original unique, que lord Wellington a transporté, dit-on, dans un de ses palais en Angleterre. Cette année, le superbe cabinet de M. Crawfurt a été dispersé peut-être aux quatre coins de l'Europe[57]. J'ai eu même la douleur de voir les portraits des personnages les plus illustres, peints par les plus grands maîtres des différens siècles et des différentes écoles, passer entre les mains de simples particuliers, lorsqu'ils auraient dû compléter les collections du Musée, ou du moins rentrer dans les châteaux royaux, dont la plupart étaient sortis. Je puis vous affirmer qu'un Amour bandant son arc, faisant partie de la même galerie, est passé entre les mains de deux artistes, et qu'il fut peu de temps après marchandé pour le roi de Prusse. Cet Amour se voyait autrefois (en 1814) dans l'ancien Musée; la France laissera-t-elle échapper ce chef-d'oeuvre? Si l'administration ne juge pas à propos d'augmenter dans sa collection les oeuvres d'artistes dont elle possède déjà beaucoup d'originaux, au moins devrait-elle saisir l'occasion, lorsqu'elle se présente, de s'enrichir des productions des peintres ou des statuaires dont elle n'a pas une seule composition, telles que certains tableaux que j'ai vus dans les cabinets de M. de St.-Victor et de M. Miron; je vous parlerai spécialement d'un tableau de genre qui m'a paru très-intéressant[59]; il est vulgairement connu sous le nom des Musiciens ambulans, par Diétrick; on croit y voir respirer les personnages; le son de leurs instrumens semble sortir de la toile et frapper votre oreille de la plus douce harmonie.

«Ignore-t-on que nos marchands d'antiques possèdent encore dans ce moment beaucoup de meubles magnifiques, parfaitement conservés, et que l'on voyait jadis au Louvre, sous les Valois, Henri IV et ses successeurs, et qui seraient beaucoup mieux placés dans quelques appartemens de Fontainebleau ou de Chambord, que ces meubles modernes qui contrastent si mal avec l'architecture du siècle de François Ier, tels entre autres, on nous a montré dans un seul magasin un magnifique bureau renfermant une statue de jaspe et de pierres précieuses; deux nègres appartenant au genre de sculpture polychrome[60], offerts à Louis XIV; un buste de Turenne par Coustou; un Voltaire dans sa jeunesse, sculpté en marbre par Lemoine; enfin, une superbe colonne de granit oriental, sortie de la galerie de Florence. Oubliera-t-on de conserver à la France un des plus rares chefs-d'oeuvre de Van Dyk[61], celui du bazar européen, et quelques-uns des plus marquans du Musée de la rue du Temple[62]?»

«Pourquoi votre gouvernement n'introduirait-il pas en France, reprit Philoménor, quelques dispositions d'un décret pontifical très-connu? Il est rigoureux, j'en conviens, et même il m'a beaucoup contrarié dans mes projets pendant le séjour que j'ai fait à Rome; en faisant subir à cette loi conservatrice quelques modifications indispensables, elle devra vous paraître infiniment sage. Qu'aucun objet d'art antérieur à ce siècle ne puisse désormais franchir vos frontières, et conséquemment sortir de France, sans une permission expresse d'une autorité compétente qui, préalablement, exercerait une salutaire inquisition pour empêcher que la loi ne fût éludée; que les directeurs de vos Musées de Paris et des départemens obtiennent encore et conservent pendant un temps fixe, trois mois, par exemple, après l'adjudication, non-seulement le droit de préférence, mais le droit de réméré sur les tableaux, statues, bas-reliefs et autres productions des génies antiques ou contemporains et qui auront été légalement exposés et vendus. Alors vous n'aurez plus lieu de vous plaindre de ces enlèvemens désastreux, de ces déplacemens et de ces dislocations si préjudiciables à l'art et au bonheur de la patrie.» «Cette idée est bonne, lui dis-je; peut-être se croira-t-on autorisé à vous faire une objection spécieuse en apparence. Ne faudrait-il point plutôt encourager les talens modernes; et surtout ces jeunes talens dont l'aurore est si brillante, et dont la marche hardie semble dépasser certains artistes qui les ont précédés? D'accord; mais je ne vois pas de raison pour favoriser, au préjudice des grands maîtres des siècles passés, le triomphe de ces hommes, qui, dans l'espoir de vendre plus chèrement les produits de leurs ateliers, souriaient, en 1814, au récit de nos pertes et de nos désastres, et qui, bien éloignés du patriotisme des Hippocrate et des Callot[63], n'ont pas rougi, (je l'ai vu) d'avilir leurs palettes et de profaner leurs ciseaux… Oui, vous-en conviendrez avec moi, quelque parfaites que soient leurs compositions, jamais elles ne doivent faire négliger l'acquisition des chefs-d'oeuvre grecs, romains ou bataves, des Lysippe, des Raphaël, des Paul Potter. Que de monumens nouveaux la France devrait encore à son gouvernement, si quelques fonds étaient employés à explorer les environs des villes où fleurirent jadis les colonies de la Phocée ou de l'Italie, tels que les campagnes de Marseille, Nîmes, Aix, et surtout Autun et Avalon[64], où des urnes, des médailles, des statues, des vases trouvés chaque jour, font à juste titre soupçonner l'existence d'antiquités plus précieuses. Vous ne l'avez pas ignoré, on a fait depuis la paix quelques voyages lointains[65], on a publié une description brillante des pays que l'on a parcourus, et comme moi, vous en avez senti tout le mérite. Cependant, était-ce bien ce seul avantage que nous dussions espérer d'une expédition aussi dangereuse et de recherches aussi pénibles? Parlons vrai; c'était presque la Toison d'or que nous attendions de ces nouveaux Argonautes.

«Ah! comme notre espérance fut trompée! Nous y avons perdu un de nos meilleurs peintres[66]; on nous a livré, comme je vous l'ai dit, des mémoires très-bien écrits, très-intéressans, des panoramas très-fidèles, lorsque nous comptions sur des monumens nouveaux, sur des monumens réels qui pussent nous consoler de ceux que nous avions perdus[67]. Oui, des monumens aussi nécessaires pour les Français, que l'étaient pour Rome les festins et les cirques populaires. Le célèbre voyageur dont je parle, a répondu d'avance à nos regrets: «Le transport seul d'une tête colossale de Thèbes à Alexandrie, coûte cinq cents guinées au consul d'Angleterre. La position de la France ne permettait pas de pareilles dépenses[68].» À ces raisons je n'ai point de réplique; mais dans le dernier voyage fait en Sicile et exécuté sous des auspices protecteurs, cette excuse ne paraîtra plus solide. N'aurait-il point été facile de trouver dans les ruines de l'ancienne Syracuse[69] quelques chefs-d'oeuvre jusqu'alors ignorés? Je crois qu'il faudrait profiter d'une circonstance favorable, pour continuer des explorations sur le continent de la Grèce, de l'Asie mineure, et surtout dans les îles de l'Archipel. Peut-être qu'en déblayant, qu'en dérangeant, en soulevant ces masses énormes de débris amoncelés par les siècles, peut-être, dis-je, qu'en creusant plus avant, on trouverait des morceaux capables de dédommager des sommes consacrées à ces utiles travaux: une pareille entreprise ne donnerait point aux Français la réputation d'un lord Elgin; ils auraient marché sur les traces d'un Léon X, d'un Sixte-Quint et d'un Clément XIV. Quel savant[70] serait plus en état de remplir cette commission délicate que le jeune voyageur qui le premier découvrit la Vénus de Milo? Son ardent amour pour la botanique et les arts, que nous avons été à même d'apprécier; ses vastes lumières, son discernement exquis, son zèle infatigable pour multiplier en France les produits de la nature et des génies antiques; enfin son patriotique désintéressement, serait le gage de succès très-assurés et très-peu dispendieux.

«On serait, je le présume, plus heureux qu'à la pêche monumentale et infructueuse faite dans les eaux du Tibre. Les actionnaires n'ont pas réussi dans cette opération, et cela se devine facilement[71]: on n'a point trouvé de bronze, parce que le bronze se fond, se convertit en monnaie et ne se jette point ordinairement dans un fleuve, à moins que vous n'accusiez de cette sottise les factieux du Bas-Empire, chez qui la passion ne laissait pas même raisonner l'intérêt, ou ces hordes de barbares stupides qui plusieurs fois ont saccagé la ville éternelle. Les eaux rousses du Tibre, imprégnées de matières corrosives, ont probablement détruit, après des siècles, les marbres et les porphyres que cent révolutions ont pu y précipiter.»

«Cette explication me semble assez juste,» reprit Philoménor, qui, en disant ces mots, s'aperçut que je l'avais insensiblement conduit au Corps législatif.

CHAPITRE VI.

Corps législatif.—Observations de Philoménor sur ce palais.—Fameuse pétition relative aux émigrés.—Vues diverses de l'auteur à ce sujet.—Légère rétribution.—Domaines en Corse.—Statues de la salle du palais.—Anecdote inédite sur le buste de Louis XVII.—Voeux de l'auteur.

Après avoir considéré l'ensemble du temple des lois: «Entrons, dis-je à mon compagnon de voyage; cela n'est pas ordinairement très-facile. Sous le frivole prétexte d'une augmentation de députés[72], on a jugé à propos, depuis peu et sans aucune nécessité, de faire disparaître des tribunes très-commodes et qui ne devaient nuire à personne; on en a conservé d'autres très-élevées d'où l'on voit mal, d'où l'on entend difficilement nos meilleurs orateurs; il faut croire que l'on reviendra[73] sur une mesure inutile et désagréable pour les amateurs de l'éloquence parlementaire.» Grâce au costume étranger de mon Grec et à une carte dont je m'étais muni, nous fûmes introduits. Ce jour-là on y lut une importante pétition adressée à l'assemblée, et dont le but était d'adoucir le sort des victimes de la fidélité, je veux dire des martyrs de la monarchie. «Quelle proposition plus juste devrait être accueillie? me dit Philoménor; ce serait le vrai, le seul moyen de réparer toutes les injustices, de cicatriser toutes les blessures, d'apaiser toutes les haines et de ménager une réconciliation générale, en dissipant une bonne fois toutes les inquiétudes des nouveaux acquéreurs, en calmant pour jamais, par une transaction nationale, des remords que les lois n'ont pas fait taire dans le secret des coeurs, au moment où la politique et la nécessité consacraient l'incommutable jouissance des biens confisqués et vendus.»

«Une réconciliation générale! m'écriai-je; ô mon cher Philoménor! quel beau moment! quel heureux jour que celui où descendant de leurs bancs, ne connaissant plus ni la gauche, ni la droite, ni le centre, oubliant les rivalités d'opinion, les rixes scandaleuses, les antipathies insensées, tous les Français se tendraient des bras amis, des bras fraternels, et s'embrasseraient, à l'ombre du trône conciliateur qui aurait comblé pour jamais l'abîme des révolutions! Mais quel moyen serait ouvert pour indemniser convenablement tant d'infortunés, sans froisser les intérêts nouveaux? Ne serait-il point possible de prendre, pendant une année ou deux, quelques centimes sur l'impôt foncier et indirect, et de faire une retenue progressive sur les salariés de l'État? Une indemnité raisonnable aurait bientôt des bases solides et presqu'imperceptibles. Par là, les classes les plus riches de la société, les classes les plus intéressées à conserver le bon ordre, auraient contribué à ce grand acte d'équité, sans que la propriété territoriale, déjà si grevée, l'eût été beaucoup plus; et ceux qui reçoivent des honoraires du gouvernement, n'auraient pas lieu de se plaindre, si, par un sacrifice momentané, ils avaient rendu véritablement leurs places inamovibles, en se mettant pour jamais à l'abri des commotions politiques qui en ébranlent souvent la solidité et la permanence. Enfin l'honnête homme, l'ami sincère de son pays, éprouverait-il quelques regrets? Non, il ne croirait pas payer trop cher la réunion de tous les Français.

«Enfin, si mon plan n'était pas entièrement adopté, la concession des immenses propriétés[74] que possède le gouvernement dans quelques-unes de nos îles telles que la Corse, et qui, faute d'une culture soignée, sont plus onéreuses que lucratives, offrent encore d'autres moyens d'indemnité. On sent qu'un pareil projet entraîne nécessairement de la part du concessionnaire l'obligation de fournir aux nouveaux colons des avances pour les défrichemens, et des encouragemens pour les agriculteurs que les nouveaux propriétaires seraient autorisés à y conduire. Mais aussi, quels prodigieux avantages pour la France, une bonne fois affranchie d'une dette sacrée! La population de cette île, augmentée par ce surcroît de colonisation, la soustrairait à l'impôt volontaire de cinq à six cents mille francs, qu'elle paye chaque année aux Lucquois et autres peuples d'Italie, qui se rendent en Corse pour aider aux travaux de l'agriculture, somme assez considérable qui en sort pour n'y rentrer jamais.

«Les produits agricoles et industriels de la Corse devenus plus nombreux, dispenseraient ses habitans d'exporter de l'étranger une partie des objets de première nécessité. Et, peut-être, un jour, dans des années où le continent serait frappé de stérilité, cette colonie serait à même de faire refluer au sein de la mère patrie des subsistances que la France ne payerait plus si chèrement (comme par le passé) à la Crimée, à l'Italie et à l'Afrique. Cette île enfin, enrichie même par cette concession nationale faite au malheur, serait attachée par de nouveaux noeuds à la métropole, et rendrait au centuple un bienfait accordé par la justice, la politique et la sagesse.»

Après la séance nous visitâmes les différentes salles qui environnent le sanctuaire législatif.

De bonnes copies du Laocoon et de la mort de Lucrèce, en bronze, et quelques excellens tableaux, tels que le Socrate buvant la ciguë, le Philoctète blessé, le Bélisaire mendiant, les notables de Calais se dévouant pour leur patrie, fixèrent notre admiration. Cependant Philoménor me témoigna sa surprise, lorsqu'il s'aperçut que les bustes de nos augustes princes, et les statues des sages de Rome et d'Athènes étaient uniquement modelés en plâtre[75]. Son indignation fut extrême lorsque je lui appris que la statue en pied du prisonnier de Sainte-Hélène y était en marbre.

«Vous y remarquez, lui dis-je, le buste de l'infortuné Louis XVII[76]; ceux qui l'ont connu assurent qu'il est parfaitement ressemblant. L'original exécuté en marbre par M. Deseine, statuaire, d'après les ordres de Marie-Antoinette, eut une bien étrange destinée.

«Au dix août 1792, le jeune dauphin avait quitté pour toujours avec sa famille, le palais de ses pères, lorsqu'une troupe de forcenés, répandue dans les appartemens du château, pénétra jusque dans le boudoir de la reine, où ce buste était placé.

«Reconnue par quelques-uns de ces brigands, l'image du prince reçut quelques coups de sabre; arrachée de son piédestal, jetée ensuite par une des croisées du château[77] sur les cadavres des défenseurs du trône qu'on venait d'égorger, elle fut pour ainsi dire toute couverte et tout imprégnée de leur sang.

«C'est dans cet état déplorable que l'aperçut un pauvre savetier qui traversait alors la cour des Tuileries. Cet artisan s'étant imaginé que cette tête mutilée et presque informe, dont il ne connaissait ni le prototype ni la valeur, pourrait lui être de quelque usage dans sa profession, la prit et la cacha dans sa loge, qui se trouvait peu éloignée du palais.

«Bien long-temps après le règne de la terreur, un général vendéen fit un voyage à Paris; par le hasard le plus singulier, il se logea dans un hôtel dont notre savetier était devenu le concierge. Un jour, l'officier supérieur dont je viens de parler, grand partisan d'antiquités et de raretés en tout genre, chargea son portier de remettre à la diligence quelques vases étrusques qu'il avait achetés à Paris, et dont il voulait orner la galerie du château qu'il habitait.

«Ces vases étrusques firent souvenir le commissionnaire de ce petit buste dont il s'était emparé au milieu du pillage et du sac des Tuileries. Il alla le chercher et l'offrit en présent à l'amateur royaliste. Quelle fut la surprise, l'indignation, la joie, l'enthousiasme de celui-ci, lorsque, malgré les dégradations, il reconnut les traits du jeune roi et le nom du sculpteur! Il accepte le don, dissimule son bonheur et tous les sentimens divers qu'il avait éprouvés; mais forcé de quitter la capitale le lendemain même, et désirant faire restaurer le monument avant de l'emporter dans son pays, il donne quelques pièces d'argent au portier, lui confie, en partant, un trésor que sa fidélité lui rend inappréciable, et lui enjoint surtout de le serrer avec soin.

«Deux ans s'écoulent; cet officier revient à Paris, et s'empresse de se faire conduire à son ancien hôtel qui était devenu pour lui comme une espèce de temple sacré.

«À cette époque, Bonaparte gouvernait la France; il avait voulu dégager les Tuileries. Des rues entières achetées et abattues avaient disparu. L'hôtel où demeurait le dépositaire du buste, ayant, comme beaucoup d'autres, subi le sort commun, avait été rasé jusqu'aux fondemens. On concevra facilement le désespoir de notre royaliste; il multiplie toutefois les informations, les recherches, et il parvient à découvrir que le portier, forcé de changer de domicile, s'était retiré, disait-on, du côté du Temple. Dans cet endroit la population est immense; et l'indication était bien vague; cependant au moment où le fidèle vendéen faisait de nouvelles enquêtes, une vieille femme, logée près des démolitions, en fut instruite, et le tira subitement d'embarras, en remettant entre ses mains le précieux dépôt; elle lui apprit de plus, qu'en s'éloignant du quartier, l'honnête portier l'avait priée de le rendre au propriétaire, si elle le rencontrait jamais, et d'acquitter ainsi, ajoutait-il, un devoir de conscience.

«Par une suite de petits événemens bizarres que, pour différentes raisons, je m'abstiendrai de rapporter, cette effigie de Louis XVII est maintenant dans les magasins du grand Musée, et malheureusement dans le plus mauvais état possible. L'habile sculpteur qui fit ce monument d'après nature, vit encore; il est dans la force de son talent[78]; il possède dans son atelier un plâtre original, modèle extrêmement ressemblant de ce malheureux prince; on ne devrait donc pas, ce me semble, négliger de faire sculpter un nouveau buste par le ciseau aussi fidèle que savant de cet excellent artiste.

«Ah! puissent, ajoutai-je encore, puissent les images de nos monarques et de nos princes légitimes, retracées en marbre ou en albâtre, n'avoir plus l'air d'être provisoires, et devenir immortelles comme notre amour et leurs vertus!»

CHAPITRE VII.

Penchant des décorateurs pour les colifichets qui se renouvellent souvent.—Bas-relief de Louis XIV à Versailles.—Bas-relief du même monarque au Musée détruit des Petits-Augustins.—Morceaux intéressans qui s'y détériorent d'un jour à l'autre.—Nécessité d'un nouveau répertoire de ces objets précieux.—Musée d'architecture.—Critique du projet d'un architecte.—Recréer l'ancien Musée français avec les débris non replacés.—Nécessité d'un répertoire nouveau de ces objets précieux.—Fondation d'un Musée de sculpture moderne.—Établissement d'un Musée universel statuaire en modèles de plâtre.—Musée des copies des plus excellens tableaux que nous avons perdus ou que nous n'avons jamais possédés[79].—Réponses péremptoires aux objections que l'on ferait à ce sujet.

«Mais doit-on espérer cette épuration du goût? Je l'ignore, mon cher Grec; nos décorateurs ont une tendance si naturelle pour les colifichets qui se renouvellent souvent, que dans un des salons du palais de Versailles on a refait soigneusement en plâtre un bas-relief détruit, représentant Louis XIV victorieux; et, je le dis avec douleur, on laisse exposé à tous les genres de mutilations[80] et dépérir en plein air, dans la cour de l'ancien Musée français, un grand et magnifique médaillon en marbre blanc, à peu près de même grandeur, où Coustou a sculpté le grand roi passant le Rhin, à la tête de son armée.

«L'ancien jardin des Augustins où une partie des tombeaux, des urnes, des bas-reliefs et des pyramides sépulcrales étaient dispersés sous les saules et les cyprès que l'on y avait plantés, n'existe plus; la fontaine dont l'eau limpide serpentait à travers les fleurs et les débris, m'a semblé tarie; les blocs de pierres destinés à élever sur ce sol funèbre le temple des arts, couvrent cet espace où l'on aperçoit à peine les vestiges de la plus faible végétation. Tel est le sort des choses de ce monde; les ruines chassent les ruines qui en avaient remplacé d'autres, pour faire place à des monumens nouveaux. On démolira même la façade du château de Gaillon, dont l'architecture est si gracieuse et si légère; où l'acanthe[81] semble sortir de la pierre, et y développer en rosaces ses feuilles si élégamment échancrées; où des génies aériens paraissent s'élancer de la base des pilastres pour en soutenir la pesanteur. Si l'on suit le plan d'un des architectes, on transportera cette façade sur la même ligne que celle du château d'Anet. Une pareille transmutation ne paraîtra-t-elle pas complètement absurde? Ne blesse-t-elle pas toutes les lois de pondération et d'ensemble si indispensables dans les monumens réguliers, et conséquemment du bon goût, puisque d'un côté vous auriez d'admirables édifices, et de l'autre l'aspect hideux de gros murs insignifians qu'il faut absolument renverser, pour ne pas mettre la perfection en regard de la rusticité? Ne vaudrait-il pas mieux replacer les débris du palais du cardinal d'Amboise en face de celui de Diane de Poitiers, qui, tous deux parallèles, accompagneraient la grande entrée de l'école des beaux-arts? On pourrait relever, à la suite, sur les deux côtés, d'autres débris de chapelles, de tours, de portiques, de colonnades, entre lesquels on arriverait au nouveau monument, que l'on apercevrait au fond, et qui aura, dit-on, tout le mérite d'une belle simplicité.»

«L'architecture aurait pour lors un petit Musée, me dit mon Grec; où serait-il plus convenablement placé que dans le lieu même où se donnent les leçons, où la démonstration pratique serait ainsi jointe aux théories?» «Mais, hélas, repris-je, quand reverrons-nous dans un local convenable les trésors en tout genre qui nous ont été légués par l'école française?

«Le gouvernement, par des motifs que nous respectons, ayant supprimé le Musée des monumens français, pour rendre un grand nombre des objets qu'il renfermait à leur primitive destination, des regrets fondés s'élèveraient à ce sujet, si, dans leur dispersion, ces augustes chefs-d'oeuvre étaient trop éloignés des artistes auxquels ils doivent servir de modèles. Il serait donc utile de rétablir en petit, avec les monumens qui ne peuvent être réclamés, un Musée qui, par la force d'événemens déplorables, était devenu si grand et si complet. Pour remplir ce but, il faudrait alors classer les morceaux précieux dont il serait composé, d'après le plan tracé jadis par M. Lenoir, ce savant à qui la France a tant d'obligations; plan où l'on suivrait l'échelle des siècles, depuis les temps de barbarie jusqu'aux jours plus heureux qui leur ont succédé. La restauration de ce Musée détruit doit paraître plus urgente, s'il est vrai, comme on l'assure, que tous les objets d'art disséminés dans les galeries, salles, cloîtres, jardins et souterrains de l'ancien établissement, n'aient pas été exactement inventoriés, comptés et numérotés lors de sa suppression. Ce serait le moyen le plus efficace d'arrêter les mutilations du temps et des vandales, et peut-être aussi d'empêcher que de curieux débris ne soient égarés ou perdus. On compléterait cette vénérable collection, en réunissant ailleurs les productions les plus marquantes du ciseau moderne. L'émulation des artistes en ce genre serait plus excitée, si les chefs-d'oeuvre des Canova français étaient acquis et rassemblés chaque année dans une des salles du Louvre par le gouvernement, et y partageaient les suffrages que les vrais connaisseurs ne cessent de prodiguer aux peintures des Lethiers, des David, des Gérard et de nos autres Apelle, qui semblent se disputer la palme dans les galeries du Luxembourg.

«L'art statuaire gagnerait beaucoup, selon moi, si l'on mettait à part, dans un vaste local, les copies en plâtre ou en stuc, fidèlement modelées, des statues, bustes, bas-reliefs, vases et candélabres les plus parfaits, que nous avons perdus en 1815, ou que même nous n'avons jamais possédés, et qui se trouvent en Italie, en Espagne, en Hollande, en Angleterre, en Allemagne et en Russie[82].

«Un pareil dédommagement dont Rome nous a donné l'exemple après le traité de Tolentino[83], et dont l'utilité et l'agrément seront sentis, est d'autant plus facile à obtenir, que nous sommes en paix avec les puissances qui possèdent les originaux, et que cette conquête innocente ne peut nullement en détériorer les prototypes. Nous avons acquis déjà des sujets bien importans pour commencer un semblable Musée, depuis que l'on a reçu en France les statues-modèles du groupe de Niobé et de ses enfans, dont le grand Duc de Toscane vient de faire présent à Sa Majesté.

«On ne veut dans les Musées français que des tableaux originaux, et j'applaudis le premier à ce système; cependant lorsque certains chefs-d'oeuvre nous sont ravis pour toujours, lorsque le temps les mine, les ternit et les encroûte, le seul moyen, humainement parlant, de conserver la pensée du génie, (indépendamment de la gravure) est un calque parfait, tel que la Cène, par Léonard de Vinci, qui se voit à Paris dans la galerie d'Apollon du Louvre. Le grand principe qui excluait toute copie de l'enceinte du grand Musée, une fois violé, je ne vois pas de raison qui empêche de le transgresser encore, en prenant seulement la sage précaution de reléguer dans les autres appartemens du même palais les excellentes imitations faites par nos jeunes peintres de tous les tableaux capitaux qui nous sont échappés, ou qu'une prudente défiance avait soustraits aux droits de la victoire, tels que ceux de la belle galerie de Dusseldorf. Une semblable collection me semblerait avoir un très-grand intérêt.»

CHAPITRE VIII.

De l'usage malheureusement trop commun des compositions fragiles.—Fronton du Corps législatif et des Invalides.—Chapelle expiatoire de la Conciergerie.—Église Sainte-Élisabeth.—Val-de-Grâce.—Tombeau du cardinal Du Belloy.—Carrières des marbres de France.—Caveaux des deux premières races à Saint-Denis.

«Cette mesure ne doit exciter aucunes réclamations des possesseurs de ces trésors, reprit le jeune Athénien; mais, pourquoi, s'écria-t-il en sortant des salles du Corps législatif, pourquoi ces compositions fragiles et ternes sur les frontons de ce palais et de celui des Invalides? Si j'avais ici quelque autorité, jamais une matière vile ne serait le dépositaire infidèle de vos sculptures modernes.» «Vos plaintes seront tout aussi justes, mon cher Grec, lorsque nous irons visiter ensemble quelques temples de Paris. Vous me demanderez, je le prévois, pourquoi l'on a placé des peintures si peu durables sur les murs humides de la chapelle expiatoire dédiée à la feue reine dans un des cachots de la conciergerie? Pourquoi la plus étrange parcimonie a-t-elle présidé à la restauration de l'église Sainte-Élisabeth, faubourg du Temple? Colonnes, chapiteaux, statues, draperies de l'autel, tout est l'illusion du pinceau. Que direz-vous en voyant cette couche de peinture sur les parois de la chapelle du cardinal Du Belloy, lorsque le granit est prodigué à Paris dans tous les lieux publics, et se vend au plus bas prix; lorsqu'indépendamment de nos anciennes carrières de l'est et du midi, un naturaliste a découvert près Beauvais[84] une carrière de marbre de plus de six lieues de longueur; lorsque dans le nord, l'exploitation d'autres carrières produit[85] les plus heureux résultats?

«Comment encore justifier le sculpteur qui, au pied du groupe admirable du même monument où le prélat est si parfaitement caractérisé, accolle au marbre le plus solide de misérables ornemens en plâtre[86]? C'est entendre bien peu les intérêts de son immortalité.

«À Saint-Denis vous verrez le caveau consacré à recueillir les cendres de nos premiers rois, pauvrement barbouillé de cent couleurs[87], lorsque les plus augustes et les plus précieux débris des siècles passés, parfaitement imités, devraient du moins en faire le principal ornement, si les matériaux manquaient. La critique même la plus indulgente y censure le style lapidaire, qui ne s'y trouve pas en rapport avec les époques et le caractère du temps. J'y vois le mot dynastie; et le mot race, le seul propre, le seul jadis employé dans nos archives, nos vieilles chroniques et les histoires plus récentes, ne s'y lit plus.

«Que direz-vous encore en apprenant que le Val-de-Grâce, si renommé par ses tableaux, son autel et ses ornemens magnifiques, est transformé dans ce moment même en un magasin militaire?»

CHAPITRE IX.

Il ne faut se servir dans les monumens publics que de matières solides.—Passage extrait du voyage de Kamgki, par M. le duc de Lévis.—Faire moins et faire bien.—Imiter ses ancêtres.—Mosaïques des Invalides et du Musée.—Nos modes contribuent à leur destruction.—Peintures à fresque.—La Mosaïque doit être plus particulièrement encouragée.—Musée royal.—Mouleurs en plâtres ou réparateurs des statues.—Dissertation historique sur la Vénus de Milo.—Rapprochemens singuliers entre cette Vénus du Musée français et une autre Vénus du british Muséum.—Zodiaque de Denderah.—Anecdote sur l'aiguille de Cléopâtre.—Lacune presque continuelle dans les tableaux du grand Musée.—Moyens d'y suppléer.—Projet d'un complément conservateur de ce monument.—Musée du Luxembourg.—Lacunes essentielles à remplir.

Le lendemain, en nous rendant au Musée des Antiques, dont Philoménor n'avait vu que très-rapidement les plus belles statues, le jeune Grec me dit: «Plus je réfléchis au sujet de notre conversation d'hier, et plus je me suis convaincu de la solidité de vos censures. Je deviendrai même plus exigeant; si l'on m'en croyait, jamais dans les grands monumens on ne mettrait en usage ces pierres fragiles[88], dont un hiver un peu rigoureux peut altérer la frêle beauté, accident arrivé à plusieurs jolies fontaines de Paris. L'ouvrage du sculpteur est mutilé, et la main d'oeuvre a été payée aussi chèrement que si l'artiste eût travaillé sur le marbre des Apennins et des Pyrénées. N'employez donc à l'avenir que le bronze le plus solide, que le marbre le plus ferme, que le granit le plus dur, et surtout des cimens d'une composition presque indestructible; certes, vos mines et vos carrières ne sont pas épuisées; faites moins, s'il le faut, mais faites bien. Travaillez pour vous, rien de plus juste; mais n'oubliez ni vos enfans ni la postérité. Eh! que seriez-vous, si avec le souvenir de leurs vertus, vos pères ne vous eussent pas légué les monumens de leur génie?

«Pour vos réunions sociales, et religieuses ils avaient élevé de magnifiques édifices; pour protéger vos héritages, ils avaient couvert vos montagnes d'immenses forêts. Peu reconnaissans de tant de bienfaits multipliés, vous avez laissé dépérir ou peu conservé les uns, et détérioré ou abattu les autres; et ces édifices vous avaient transmis les élémens de leur civilisation et de leurs arts; ces bois étaient comme les paratonnerres naturels de vos champs et de vos vignobles; vous avez dédaigné l'expérience de vos ancêtres; aussi, chaque année, vos annales l'attesteront, des accidens inattendus, et les fléaux continuels du ciel semblent les venger de votre ingratitude.» «J'en gémis comme vous, mon cher Grec, lui répliquai-je; hélas! nos modes même semblent conspirer avec les saisons pour mutiler des ouvrages admirables. Que deviendront les belles mosaïques[89] de certains édifices publics, et principalement celles qui se trouvent sous le grand dôme des Invalides?» «Que deviendront, ajouta Philoménor, les magnifiques compartimens des anciennes salles du Musée royal, qui, dégradées par suite des enlèvemens de 1815, n'ont pas été rétablies? Que deviendront, enfin, les parquets si agréablement variés, si artistement combinés, des nouvelles galeries du même établissement que nous parcourons, si l'on souffre plus long-temps que ces chefs-d'oeuvre soient continuellement broyés par le fer destructeur de vos chaussures modernes?» «Mil huit cent quinze! m'écriai-je aussitôt, vous me rappelez des souvenirs bien douloureux; ce fut dans cette année de fatale mémoire, que l'Apollon, la Vénus, le Méléagre, le Gladiateur, le Torse et le Laocoon ont été perdus pour la France; mais oublions des malheurs irréparables.

«Comme vous le voyez, on a disposé avec beaucoup de goût les morceaux précieux qui nous sont restés; ils ont été placés dans une espèce de temple où le luxe des marbres les plus rares fait ressortir davantage la merveilleuse beauté de ces antiques. Les premières salles, disposées pour les recevoir et qui renferment les plus célèbres monumens, semblent réclamer aussi cette parure indispensable. Le pinceau ne peut rendre assez fidèlement la brèche et le granit sur les murs et les piédestaux, pour dédommager de la réalité. L'imitation de ces substances si polies et si brillantes n'est tout au plus tolérable qu'à des distances très-éloignées, d'où l'oeil le plus perçant est lui-même induit en erreur. J'admire l'agencement et la pondération de nos vases, de nos colonnes, de nos candélabres, de nos urnes, de nos statues et cette profusion de bas-reliefs sauvés des insultes du temps. Mais je voudrais qu'à l'avenir nos artistes ne se reposassent plus sur le mouleur en plâtre[90], lorsqu'il s'agit de les réparer; et que nos plus habiles sculpteurs eussent le noble orgueil d'oser se montrer les émules des Phidias ou des Athénodore, et de marcher en cela sur les traces des Angelo[91] de Montorsole.

«Il me paraît que l'on commence à prendre ce système, puisque les directeurs du Musée viennent, dit-on, de proposer un prix de quinze cents francs à celui qui donnerait aux deux bras tronqués de la belle Vénus de l'île de Milo, la position la plus gracieuse et surtout la plus analogue à l'intention première du sculpteur qui créa ce chef-d'oeuvre. Était-ce une Vénus genitrix, ou victorieuse, ou pudique? M. Durville, à qui nous devons sa découverte, et qui l'a vue presque sans mutilation, a fixé irrévocablement toute incertitude à cet égard, dans son intéressante relation hydrographique de la gabare du roi, la Chevrette.

«Trois semaines, dit-il, environ, avant notre arrivée à Milo, un paysan grec, bêchant dans son champ renfermé dans l'enceinte probablement de l'antique Melos, rencontra quelques pierres de taille; comme ces pierres, employées par les habitans dans la construction de leurs maisons, ont une certaine valeur, cette considération l'engagea à creuser plus avant, et il parvint ainsi à déblayer une espèce de niche dans laquelle il trouva une statue en marbre, deux Hermès, et quelques autres morceaux de la même matière[92].

«Lors de notre passage à Constantinople, M. de Rivière m'ayant beaucoup questionné sur cette statue, je lui dis ce que j'en pensais; et je remisa M. de Marcellus, secrétaire d'ambassade, la copie de cette notice.

«À mon retour, M. de Rivière m'apprit qu'il en avait fait l'acquisition, et qu'elle était embarquée sur un des bâtimens de la station.»

«J'ajouterai d'autres faits qui m'ont paru très-authentiques.

«M. l'ambassadeur la fit acheter de moines grecs, qui en avaient compté trois cents francs au propriétaire. Mais au moment où M. de Marcellus arrivait pour se la faire livrer, les Anglais[94] l'avaient déjà fait transporter sur un de leurs vaisseaux, sans doute avec le projet de l'expédier à Londres. Afin de mieux cacher ce dessein, et de faire plus sûrement et sous un prétexte plausible, rompre le marché contracté au nom de l'envoyé de France, il est à présumer qu'on mît en avant les Papas, qui, disaient-ils, ne pouvaient tenir à leur engagement, ni se dispenser d'envoyer ce beau morceau d'antiquité à un prince de leur nation, grand amateur des arts, et dont ils craignaient de perdre la protection à Constantinople, s'ils oubliaient de lui en faire hommage.

«Les réclamations de justice étant employées sans succès, on fut obligé, pour la faire restituer, d'employer la force… On se battit; la Vénus de Milo fut le prix de la victoire; et c'est uniquement au zèle, à l'intrépidité et au courage du jeune secrétaire que nous devons la propriété de cet inestimable chef-d'oeuvre, ainsi que de plusieurs lampes et candélabres, qui ne sont pas encore exposés à la curiosité du public. On assure que le nouvel ambassadeur près la Porte, M. de La Tour-Maubourg, a reçu des ordres du gouvernement pour faire de nouvelles fouilles à Milo.»

«Ces détails sont très-intéressans, me dit Philoménor; mais je vous en donnerai d'autres qui vous étonneront sans doute.

«Les Anglais ne doivent pas regretter la perte de ce monument, puisqu'ils ont à Londres, dans leur British Muséum, une statue absolument pareille, également composée de deux morceaux de marbre ayant à peu près, je crois, la même hauteur, la même pose, la même attitude, les mêmes ornemens, et qui a presque éprouvé les mêmes dégradations.

«Pour moi, je puis vous assurer que pendant mon séjour à Londres, j'ai vu de mes propres yeux cette statue, en tout semblable à celle dont M. Durville communiqua à M. de Rivière la description écrite et si parfaitement détaillée, lorsqu'il l'eut aperçue pour la première fois en herborisant à Milo.

«A statue of Venus, naked to the waist, and covered with drapery from thence downwards. The drapery, though bold, is light and finished, and is supported, being thrown over the right arm. The attitude of the statue is easy and graceful, and the inclination of the head perfectly corresponds with the character and expression of the whole figure. The sculpture is of the highest order; and the original polish of the marble is admirably preserved; but the left arm, the right hand, and the tip of the nose have been restored. Upon the whole this figure may rang as one of the finest female statues which have been yet discovered.

«It consists of two pieces of marble imperceptibly joined at the lower part of the body within the drapery. The marble of which the body is composed is of a lighter colour than that of which the drapery is formed; and the beautiful effect produced by this contrast, proves that it was not an accidental circumstance, but was the result of previous knowledge and skill in the artist. It was in consequence of the two parts being detached, that they were allowed to be exported from Italy as fragments of two different statues.

«This exquisite pièce of sculpture was found in the ruins of the maritime baths of the emperor Claudius[96], at Ostia, by M. Gavin Hamilton, in the year 1776. A figure of Venus very nearly resembling the present, but with the position of the arm reversed, occurs on a medallion in bronze of Lucilla[97], where the goddess is represented standing at the edge of the sea or at the head of a bath, surrounded by Cupids, one of which is leaping into the water[98]; and it is not improbable that the present statue might have been placed, as an appropriate ornament, in the baths which were constructed on the spot where the statue was discovered. It is 6 feet 11 inches 1/2 high; the latter measures 4 5/9 inches.»

TRADUCTION.

«Cette statue, à demi-nue, est couverte d'une draperie qui l'enveloppe depuis la ceinture jusqu'à terre. Cette draperie légère, d'un fini exquis, est relevée et jetée au-dessus du bras droit. L'attitude de la statue est naturelle et pleine de grâce; et la tête, un peu penchée, correspond parfaitement avec le caractère et l'expression des autres parties du corps. C'est un morceau de sculpture du premier ordre. Ce marbre admirablement conservé n'a presque rien perdu du poli que le ciseau de l'artiste lui avait donné; mais le bras gauche, la main droite et le bout du nez ont été restaurés. En tout, cette figure peut être mise au nombre des plus belles statues de femmes qui aient encore été découvertes.

«Cette statue est faite de deux pièces de marbre dont la jointure imperceptible est à la partie la plus basse du corps, dans la draperie. Le marbre dont le sculpteur a composé le corps de la statue est d'une couleur plus claire que celui employé à le draper; et le bel effet que produit ce contraste prouve que cette disposition est due au talent et à l'habileté de l'artiste, et non au hasard. La séparation de la statue en deux parties fut le motif qui fit obtenir la permission d'emporter ce chef-d'oeuvre d'Italie, parce qu'on regarda ces deux morceaux comme les fragmens de deux statues différentes.

«Cet excellent morceau de sculpture a été trouvé dans les ruines des bains maritimes de l'empereur Claudius à Ostia, par M. Gavin Hamilton, dans l'année 1776. Une figure de Vénus ressemblant beaucoup à celle-ci, mais ayant le bras renversé, est gravée sur une médaille de bronze de Lucilla, où la déesse est représentée debout sur le bord de la mer ou près d'un bain, entourée d'Amours, dont l'un s'élance dans l'eau. Il est probable que dans le principe la Vénus d'Ostia fut faite exprès pour orner les bains de Claudius, qui étaient construits dans le lieu où elle a été découverte. La première statue a 6 pieds 11 pouces 1/2 anglais de hauteur; la seconde 4 pouces 5/9»

«Je finirai par vous faire observer que l'Iconographie, dont j'ai pris cet extrait, où se voit gravée et si clairement dépeinte la soeur de la Vénus de Milo, fut publiée en 1812, et achetée la même année par la Bibliothèque royale; c'est-à-dire, huit ans avant la découverte de la statue que vous avez acquise en 1820. On doit donc nécessairement ajouter foi aux détails donnés par le livret anglais. Reste à savoir laquelle des deux Vénus est l'original? ne sont-elles point l'une et l'autre sorties du même ciseau? C'est un problème que je laisse à résoudre aux savans plus versés que moi dans la connaissance des antiques. Au surplus, pour la restauration de la divinité que la France possède, il ne serait pas sans doute indifférent de faire consulter à l'artiste réparateur la Vénus victrix de Londres. Cette mesure est indispensable.

«Si la Vénus de Milo, ajouta le jeune Grec, trouve à Londres une rivale mieux conservée, que de morceaux d'un style sévère ou gracieux doivent vous consoler à Paris de quelques faibles mutilations! Le local de votre Musée est unique au monde; il est vraiment disposé pour être le Panthéon des dieux de Memphis, de Rome et d'Athènes. Vous me permettrez cependant une critique très-fondée; presque toujours vos galeries de peinture offrent des lacunes que nécessitent quelques restaurations ou l'intérêt de vos manufactures. Ne serait-il pas aisé de remplir ces vides par des tableaux tirés de vos riches magasins où, soit à Paris, soit à Versailles, sont entassés, en prodigieuse quantité, tant d'objets, dit-on, très-précieux: je puis désigner surtout ceux qui sortent de l'école flamande. Ce serait accorder un tour de faveur à des peintres négligés, et ménager de nouvelles jouissances pour le public.

«D'ailleurs, ces tableaux ne se conserveraient-ils pas beaucoup mieux, si, au lieu de rester en pile, tous étaient restaurés et placés dans les autres salles du Louvre et des palais de la couronne?»

Nous avions examiné ce bel établissement dans toutes ses parties. Les galeries d'Italie, d'Allemagne, de Flandre, d'Hollande et de France, nous avaient ravis d'admiration; et nous nous étions convaincus que malgré des pertes immenses, le Musée royal possédait encore des morceaux inappréciables que pouvait multiplier d'un jour à l'autre le zèle éclairé des administrateurs. Notre attention s'était fixée sur quelques dispositions récemment faites dans le grand salon, où l'on a placé plusieurs tableaux[99] magnifiques dans les genres les plus variés.

En considérant le chef-d'oeuvre du seul peintre vivant[100] admis dans la collection du Louvre, nous félicitâmes notre siècle; il n'avait pas dégénéré de ceux qui l'avaient si glorieusement précédé. Loin de pâlir devant les immortelles compositions des Lebrun et des Paul Veronèse, le tableau du célèbre Gérard, l'entrée de Henri IV dans Paris, semblait rivaliser d'éclat et de perfection avec les batailles d'Alexandre et les Noces de Cana.

Aucun sujet remarquable ne s'était soustrait aux plus scrupuleuses investigations. Ni les dessins, ni les gouaches, ni les pastels, ni les émaux, ni les mosaïques de la galerie d'Apollon, ne nous avaient échappé dans leurs moindres détails. Nous croyions avoir tout vu, lorsque nous aperçûmes une grille du meilleur goût, aussi belle que la porte en bronze de la salle des Cariatides. De là nous étions passé dans une salle ornée de vases, de compartimens en marbre, de peintures modernes et de statues antiques. Quelle fut notre surprise! En pénétrant dans une dernière pièce nous fûmes enchantés d'une innovation qui nous rappela les Musées de Parme et de Florence. Dans plusieurs armoires d'acajou, on admire d'abord à travers des glaces un nombre très-considérable de vases antiques dits étrusques et d'autres provenant des ruines de Pompeïa et d'Herculanum. Il est impossible de voir des formes plus singulières, plus variées et plus originales; d'autres cases renferment des armures[101], des bijoux, des meubles rares, des curiosités de toute espèce; en un mot, tout ce que l'art et le génie des artistes a composé de plus fini en employant les précieux trésors de la nature.

Peu de jours après nous nous rendîmes au Musée du Luxembourg, où nous regrettâmes que le petit nombre d'antiques placés dans les salles ou dans les jardins, fussent en partie brisés; et nous vîmes avec chagrin qu'on songe à peine à les réparer[102]. Saisis d'admiration à la vue des sublimes productions de l'école française, nous eussions désiré que les tableaux fussent disposés comme ceux du Musée du Louvre, où de petits sujets de genre sont au-dessous des grandes compositions, quand l'espace le permet, et remplissent de temps à autre les vides formés par l'inégalité des grandeurs.

Quelques sculptures modernes des Delaître, des Pajou, et surtout la Baigneuse de Julien, enlevèrent notre suffrage. Nous eussions désiré que toutes les salles, et notamment celles embellies par les Marines du célèbre Vernet, dont les talens passent du père aux enfans comme un patrimoine héréditaire, fussent toutes entièrement regarnies. Nous voulions surtout qu'on se montrât plus sévère dans le choix des tableaux, et qu'on mît plus de goût dans leur placement et leur distribution.

«Si dans un Musée, me dit Philoménor, on doit trouver tous les genres réunis, je m'aperçois d'un oubli très-important, et précisément dans la partie où vos artistes ont acquis incontestablement une supériorité marquée. En vain, nous chercherions ici quelques ouvrages des Petitot de ce siècle.» «Cela est infiniment regrettable, lui répondis-je; tout le monde en convient; la miniature a atteint de nos jours l'apogée de la perfection; et c'est au pinceau délicat des Saint, des Augustin, des Jacquotot et des Lyzinka que nous devons cet avantage. Je n'ai pas dit trop; la vraie route est tracée; et si l'on s'en écarte, cet art ne peut que décliner. On y voit encore peu de portraits; je n'y en connais que deux[103]; ce genre intéressant ne devrait pas être plus négligé que les autres, surtout, lorsque les David, les Gérard, les Prudon, les Robert Lefebvre et les Kinson y ont presque égalé les plus parfaits modèles. Ce dernier possède dans son atelier plusieurs tableaux-portraits dont il peut disposer, et qui sont aussi remarquables par le charme et l'expression de la figure, que par le naturel des attitudes, le piquant du costume, la vérité des draperies et l'élégance des accessoires.»

CHAPITRE X.

Manufacture des Gobelins.—Critique des bâtimens de cet établissement.—Plan et moyen de restauration.—Notice historique.—Ouvriers, tentures, expositions.—Améliorations, encouragemens.—Musée des arts et métiers.—Maison des Jeunes-Aveugles.—Leur admirable industrie.

Nous n'étions pas loin des Gobelins; Philoménor nous y fit conduire. Il fut étonné de l'insignifiante entrée de cette royale manufacture, de ses constructions presque conventuelles, de ses étroites galeries et de ses ignobles ateliers. Il comptait y acheter des tapis; mais on lui assura qu'on n'y en vendait point, et que le Roi se les réservait tous, soit pour meubler ses châteaux ou pour en faire des présens. «Si votre gouvernement, me dit mon Grec, ne voulait rien débourser pour donner à cette manufacture des bâtimens tels que son titre et l'importance de ses travaux l'exigent, ne serait-il pas facile de vendre chaque année pour quelques centaines de mille francs des tissus que l'on reproduit toujours au double? Ce qui se fait à Sèvres peut se faire aux Gobelins; et les sommes réunies qui proviendraient de ces ventes auraient bientôt donné un capital assez fort pour bâtir un monument digne de cette manufacture, et qui répondît à la magnificence des ouvrages que l'on y fabrique. À cet effet, on devrait augmenter encore le nombre des ouvriers[104], qui me paraît dans ce moment beaucoup trop faible; et si je fonde une opinion sur les immenses collections exécutées sous Louis XIV, j'ai lieu de conjecturer qu'il était beaucoup plus considérable sous le règne de ce grand roi qu'il ne l'est aujourd'hui. D'après un témoignage irrécusable, les chefs de l'établissement seraient fort embarrassés s'ils avaient le malheur de perdre quelques habiles sous-directeurs qui me semblent fort âgés. Enfin, si j'en excepte les deux grandes expositions d'hiver et d'été, où les salons du Louvre, les cours, les galeries des Gobelins, et quelques rues de Paris, sont garnies des nouvelles et des anciennes tapisseries de cet établissement, qu'y voient les étrangers le reste de l'année? Un très-petit nombre de morceaux, quelques statues de plâtre et quelques tableaux-modèles. Enfin, les conducteurs vous apprennent que dans de longues armoires sont entassés et serrés avec soin les ouvrages confectionnés dans cette manufacture.

«Je pense, moi, que pour la gloire de l'industrie française, pour faire mieux apprécier les progrès successifs que cet art a faits et le haut degré de perfection où il est porté, je pense qu'on devrait ouvrir dans cet établissement deux longues salles, uniquement consacrées à satisfaire pleinement la curiosité des étrangers. Dans l'une seraient suspendues quelques tapisseries exécutées sous les différens règnes qui ont précédé ou suivi sa fondation jusqu'à nos jours; dans l'autre, les plus beaux tissus de notre époque. Au moins, une fois par mois, on verrait graduellement quel était le talent des ouvriers sous les Valois[105], Henri IV[106], Louis XIII, la Régence, Louis XV, Louis XVI, la République, l'Empire, et ce qu'il est devenu depuis notre heureuse restauration.

«Qu'on ne m'objecte point un obstacle que j'ai prévu! Mon projet, me direz-vous, serait contraire à la conservation de ces chefs-d'oeuvre. On sera désabusé de cette chimère, en réfléchissant qu'il serait aisé de rouler sur elles-mêmes ces tentures, sans les dépendre pendant les intervalles des diverses expositions; et, par un moyen aussi vulgairement connu, on serait certain de soustraire leurs brillantes couleurs à l'altération qu'elles éprouvent par l'action très-réelle, quoiqu'imperceptible, de l'air et du soleil.

«Enfin, chaque année, pour exciter davantage l'émulation des ouvriers, peut-être serait-il convenable de fonder des prix, qui seraient accordés à ceux dont le talent aurait le plus éclaté dans tous les genres.»

Quelques jours après, nous nous rendîmes au Musée des Arts et Métiers. Philoménor, qui aimait autant les inventions utiles à l'humanité que celles qui ne contribuent qu'à l'agrément de la vie, était à chaque pas dans une perpétuelle surprise. Il ne savait ce qu'il devait le plus admirer des machines innombrables qui avaient enfanté de si beaux ouvrages, ou du génie créateur qui avait si prodigieusement simplifié les moyens en multipliant les combinaisons et les résultats.

«Nous verrons quelque chose de plus surprenant, lui dis-je: par un système aussi nouveau qu'admirable, une classe, heureusement peu nombreuse, d'infortunés aveugles de naissance, ont été rendus capables de se servir de ces machines, de ces mécaniques merveilleuses, et de connaître tous les secrets de notre industrie. Il y a plus; non-seulement ils ont été initiés à nos lettres, à nos sciences et à nos arts, mais encore à nos délassemens les plus compliqués et les plus susceptibles des calculs d'un esprit fin et délié. Aujourd'hui, par le seul secours du tact, de l'ouie et de l'odorat, les aveugles lisent, écrivent, calculent, composent de la musique, jouent des instruments, et font leur partie de dames, d'échecs ou de trictrac.

«Leurs mains sont devenues assez savantes pour donner aux objets de leurs travaux les ornemens les plus convenables et les formes les plus heureuses; pour distinguer les couleurs sans le secours de l'oeil; pour les mêler, les nuancer avec goût dans les ouvrages de toutes les professions qu'ils exercent; et quelquefois ces ouvrages sont presqu'aussi beaux et aussi parfaits que ceux des artistes pour qui la nature s'est montrée prodigue de ses dons.»

CHAPITRE XI.

Marchés publics.—Abus.—Réformes possibles.—Bazars, leur agrément.—Bibliothèque royale, son histoire abrégée.—Bibliothécaires.—Cabinet des médailles.—Anecdotes curieuses et importantes sur l'enlèvement forcé de quelques objets de cette collection.—Cabinet des gravures.—Galeries des manuscrits.—Histoire du vol d'Aimon.—Hôtel de ville.—Sa bibliothèque.—Réparer ce monument municipal; indication des moyens.

En quittant le Musée des arts et métiers, nous avions traversé différens marchés de Paris, notamment celui Saint-Martin et ceux du faubourg Saint-Germain. Mon jeune étranger avait été très-satisfait de la belle distribution des différentes parties qui les composent. Nous fûmes surtout frappés de l'excellente police observée pour la vente et le débit des denrées. «Tout irait encore mieux pourtant, lui dis-je, si des réglemens qui existent, comme je le crois, pour la tenue intérieure et extérieure de ces édifices publics étaient plus strictement suivis.» «Sans doute, reprit Philoménor, que des mesures de propreté y soient plus soigneusement respectées, et ces vastes bâtimens auront acquis un degré de perfection exigible et convenable. En vain d'industrieux architectes ont sagement prévu ce qui devait être nécessaire pour accorder ensemble le goût avec la commodité, cela ne suffit pas à certaines gens.

«Dans le vaste bazar du Temple et ailleurs, j'ai remarqué que la plupart des entrées sont offusquées par des constructions baroques et bizarres que se permettraient seuls des visigots ou des vandales.

«Cependant puisque j'ai prononcé le nom de bazar, il faut avouer, mon cher ami, que votre siècle a prodigieusement gagné en agrémens de tout genre; et, sans contredit, vous les devez en partie, à l'ouverture publique de ces établissemens qui, par la perfection de vos arts, ne ressemblent guères à ceux de l'Orient. Ce sont, en tout temps, pour l'amateur, de véritables succursales de vos Musées, et des expositions perpétuelles de tous les produits de votre industrie nationale.»

Avant de nous rendre à la cathédrale et à l'hôtel-de-ville, Philoménor, le jour suivant, désira visiter la bibliothèque royale[107], celles de la préfecture et de Sainte-Geneviève. Il fut enchanté de la complaisance et surtout de la vaste érudition des hommes de lettres qui les dirigent, et dont la mémoire est elle-même une encyclopédie vivante. Cependant une réforme y est indispensable. Le moment où finissent les classes de l'Université semble exiger impérieusement que les anciens usages soient maintenus pour l'ouverture des bibliothèques situées près du pays latin; toutefois les changemens opérés insensiblement dans les moeurs et les habitudes de la société doivent nécessairement introduire une innovation dans les heures de lecture, au moins à la bibliothèque royale; et je crois qu'à ce sujet on ne peut mieux faire que de suivre l'exemple donné par le sage directeur de la bibliothèque de la ville, où les portes s'ouvrent à midi et se ferment à quatre heures. On avait eu l'attention de communiquer au jeune Grec les livres les plus rares et les plus curieux; il avait examiné de près le Parnasse en bronze de du Tillet, le plan des déserts de l'Égypte, et les globes de Marly. «Le vaisseau de la bibliothèque est très-beau, me dit Philoménor; je voudrais cependant que sur ses longues voûtes on peignît à fresque les hommes de génie de tous les âges et de toutes les nations.»

Le cabinet des médailles et pierres gravées fixa surtout notre attention. «Ce cabinet était beaucoup plus riche autrefois, dis-je à mon ami. Le 16 février 1804, les conservateurs de la bibliothèque furent avertis qu'on avait formé le projet de voler les raretés qu'il renfermait. Ce fut en vain qu'ils sollicitèrent du commandant de la place le rétablissement d'un poste ou corps-de-garde près l'arcade Colbert. Ils éprouvèrent un refus dans une lettre qui leur fut écrite; et ce refus était motivé sur le peu de troupes disponibles que l'on avait alors à Paris. Malgré les mesures d'une exacte surveillance, des hommes profondément pervers réussirent quelque temps après à placer un petit baril de poudre dans l'intérieur même, et sous une des tablettes du cabinet. Un de ces malfaiteurs, feignant de s'être donné la mort pour se soustraire plus facilement aux poursuites de la justice, dévoila dans une espèce de testament cet affreux stratagème. La machine infernale fut trouvée à l'endroit indiqué, et, très-heureusement, ne produisit aucun effet. Si l'explosion espérée par ces scélérats eût eu lieu, le vol des précieux antiques se serait fait infailliblement au milieu de la confusion qu'eût causé un pareil événement. N'ayant pu consommer leur crime, comme je vous l'ai dit, par suite des remords d'un des complices, qui étaient au nombre de huit, ces bandits n'abandonnèrent pas leur projet; ils profitèrent d'une circonstance qui ne les servit que trop bien. À cette époque, on faisait des arrestations dans différens quartiers de Paris. Ils crurent l'occasion favorable et ne la laissèrent pas échapper. Afin de réussir plus sûrement encore, ils employèrent une prudence raffinée. Ils commencèrent d'abord par disposer quelques-uns de leurs camarades en sentinelles autour du bâtiment de la bibliothèque. Ils louèrent un fiacre, et donnèrent l'ordre au cocher de faire rouler continuellement sa voiture dans la rue de l'Arcade, pour qu'on n'entendît pas les coups redoublés qu'ils portaient à une des croisées du cabinet, avec un long morceau de bois ou petit mât, qu'ils avaient dérobé à un navire en station sur la Seine. Ayant pénétré par ces moyens dignes de Mandrin et de Cartouche, dans le précieux dépôt, ces brigands volèrent tout ce qui se trouva dans une des armoires, entre autres les couronnes des rois lombards, le poignard de François Ier, l'agathe de la Sainte-Chapelle, donnée par Charles V en 1573, dite à cette époque le Triomphe de Joseph en Égypte, et reconnue depuis par les savans pour être l'apothéose d'Auguste; ils s'emparèrent encore de la coupe de Ptolémée, qui appartenait à Suger, et qu'un des voleurs cacha près Laon, dans le jardin de sa mère; là elle fut retrouvée lorsque le commissaire du gouvernement, Gohier, eut fait arrêter les voleurs en Hollande, au moment où ils étaient prêts de vendre l'agathe de la Sainte-Chapelle, qu'on fut obligé de faire remonter à neuf, ainsi que la coupe de Suger, attendu que les spoliateurs en avaient fondu les encadremens, et généralement tout l'entourage.

«Ces deux bijoux furent à peu près les seuls que le cabinet des antiques put recouvrer. Une grande partie des autres objets enlevés avait été déjà vendue et livrée à lord Townley, dont le gouvernement anglais a depuis acheté la riche collection.» «Mais, reprit Philoménor, étant en paix avec l'Angleterre, ces objets ne pourraient-ils point être réclamés?» «On réussirait probablement dans cette négociation, lui répondis-je; je crois les Anglais trop délicats pour vouloir conserver des trésors volés, quand ils en connaissent le légitime propriétaire. Cette perte n'est pas la seule qui ait été faite par cet établissement.

«Sous le gouvernement impérial, des morceaux très-précieux ont été soustraits à ce cabinet par l'autorité qui existait alors; et voilà comment ils en étaient sortis.

«Un jour, Joséphine désirant avoir trois parures nouvelles, envoya demander au conservateur des médailles quatre-vingts pierres gravées en creux et en relief. Cette demande fut d'abord poliment éludée par les directeurs de l'administration, qui firent observer qu'ils ne pouvaient se désaisir du moindre antique, sans une permission écrite et très-précise du ministre de l'intérieur.

«Quelques mois après, le général Duroc et le joaillier de la couronne, munis d'un ordre légal[109], se rendirent à la bibliothèque, et enlevèrent tous les objets précédemment refusés, qui, après avoir été à l'usage de Joséphine, passèrent depuis entre les mains de Marie-Louise.

«En 1814, après la prise de Paris, l'empereur d'Autriche eut la curiosité de visiter le cabinet des médailles; un des directeurs lui ayant conté tous les détails relatifs à la disparition de ces bijoux, non-seulement Sa Majesté promit de les faire restituer, mais elle ajouta que la princesse sa fille les déposerait dans un lieu sûr, où l'on serait à même de les retrouver. Pendant long-temps on ignora ce qu'ils étaient devenus; mais les recherches des administrateurs, secondées par le zèle du ministre de la maison du roi, eurent enfin un plein succès. Tous ces antiques sont retrouvés; et je vous apprendrai qu'ils ont été très-certainement remis à M. Thiéry de Ville-d'Avray, premier valet-de-chambre de Sa Majesté. Il serait bien à désirer que ces raretés, disposées maintenant en pendants d'oreilles, en colliers, en bracelets, en diadèmes et autres ornemens de femme, fussent réintégrés dans l'ancien local, d'où ils n'auraient jamais dû être distraits.».

Nous étions montés au cabinet des gravures, où les plus belles épreuves dans tous les genres couvraient les lambris et recevaient un nouveau relief de la transparence des glaces et de l'élégance de l'encadrement. En passant dans la pièce destinée aux bureaux des directeurs, nous vîmes des chassis que remplissaient du haut en bas de nombreux portefeuilles renfermant les oeuvres des graveurs français et étrangers de tous les siècles, depuis l'origine de l'art jusqu'à nos jours. Tout à côté, quelques panneaux de cet appartement étaient encore garnis d'estampes rares, qu'on retrouvait jusque sur les portes, et même jusqu'au plafond. «Ce local est beaucoup trop resserré, me dit Philoménor, pour renfermer les curieux et les travailleurs qui viennent y étudier les grands maîtres.» En effet, nous eûmes peine à trouver place pour parcourir à notre aise les chefs-d'oeuvre d'Audran et de Bervick qui nous avaient été confiés. «Votre observation me paraît infiniment juste, mon cher Grec, lui répondis-je; permettez-moi d'en ajouter une autre à mon tour. Cet établissement est fort riche, et cependant il peut devenir plus complet si l'on n'oublie pas d'acheter, lorsque l'occasion s'en présentera, des objets presque uniques, épuisés, dont les planches sont brisées; objets qui, m'a-t-on assuré, ne se trouvent point ici, et que se vantent de posséder en France un petit nombre d'amateurs très-connus.»

De là nous passâmes à la galerie des manuscrits, où nous fûmes à même d'examiner avec un grand intérêt tant de précieux originaux, sacrés ou profanes; la belle netteté des écritures, la finesse des vélins, la magnificence des reliures souvent éblouissantes d'or, de perles et de pierreries[110], la délicatesse des vignettes, la ressemblance des portraits, l'imitation parfaite des sites et des monumens, et surtout l'éclat varié des couleurs, nous firent avouer que nos pères, souvent ravalés par certains auteurs modernes, avaient bien leur mérite, pour suppléer ainsi avec la plume et le pinceau aux découvertes de l'imprimerie et de la gravure qui leur manquaient. On nous montra des ouvrages tracés sur palmier, et mille autres raretés dans toutes les langues. Mais ces curiosités nous firent moins de plaisir que la vue des manuscrits authentiques des Fénélon et des Bossuet, des Racine et des Sévigné, et de tant d'autres illustres Français, dont plusieurs artistes ont trouvé le secret de multiplier à l'infini d'exactes copies, ou, pour mieux dire, des fac simile.

Au moment où nous cherchions à lithographier en quelque sorte dans notre mémoire l'image distincte de tant d'écritures différentes, les lettres de Catherine de Médicis, que je remarquai dans une des montres[111], me firent souvenir d'une anecdote très-piquante et très-singulière, dont les preuves m'avaient été communiquées par un effet de l'extrême obligeance de M. Van Praet, un des directeurs de la bibliothèque. «Ces lettres, mon cher Philoménor, dis-je à mon Grec, furent volées ici avec beaucoup d'autres pièces très-importantes, au commencement du dernier siècle par une espèce de Tartuffe sur lequel mille antécédens auraient bien dû éveiller l'attention et une prudente surveillance, surtout à l'époque où La Fontaine écrivait:

     «……. La méfiance
     Est mère de la sûreté.»[112]

«Cet hypocrite s'appelait Aimon; né en Dauphiné, il étudia successivement à Grenoble, à Turin et à Rome, où il reçut les ordres sacrés. Revenu en France, il fut sept ans curé dans un village, se dégoûta de cette pénible fonction, et fit un second voyage à Rome; ce fut là qu'il conçut le projet de changer de religion, projet qu'il exécuta à Berne, où il devint ministre.

«De là il se retira à la Haye, s'y maria, fut pensionné par les États-généraux, et pendant cinq ans exerça le ministère dans cette résidence. Lassé de la Hollande, Aimon eut envie de revoir sa patrie, et trouva les moyens, par les correspondances qu'il y entretenait, d'en obtenir la permission du roi, auprès de qui on le fit passer pour un homme qui pourrait rendre de grands services, s'il était ramené au sein de l'église catholique. Il eut donc un passeport de M. le comte de Pontchartrain, et arriva de Bruxelles à Paris (en 1706), y fit abjuration du calvinisme, et rentra dans son ancien état. Il lui fut même expédié un brevet du roi pour une pension de six cents francs; et il fut reçu dans le séminaire des Missions étrangères par MM. Thiberge et Brisacier qui en étaient les supérieurs. Ce fut à la recommandation de ces messieurs, aussi bien que de l'abbé Renaudot, que ce nouveau converti trouva un accès libre dans la bibliothèque du Roi pendant son séjour en cette capitale. M. Clément, alors garde de la bibliothèque du roi sous M. l'abbé de Louvois, l'y admit comme un homme de lettres et un ecclésiastique dont il n'y avait point à se défier. Aimon feignait de chercher des matériaux pour des mémoires qu'il disait avoir ordre de faire sur des affaires de religion et d'état. Non-seulement on eut la malheureuse facilité de ne lui rien refuser, soit par rapport aux livres imprimés, soit par rapport aux manuscrits[113], mais même de l'y laisser travailler à toute heure et sans témoins. Il abusa étrangement de la confiance qu'on avait en lui. Non content de voler plusieurs manuscrits entiers, il poussa la méchanceté jusqu'à détacher, couper et arracher une grande quantité de feuillets dans quelques autres volumes qu'il ne put pas apparemment emporter, entre autres les Entretiens de Confucius, l'Arithmétique chinoise, un cahier de Géographie chinois, un Alcoran en grec et en latin, une trentaine de feuillets des Épîtres de saint Paul, (l'un des plus anciens manuscrits de la bibliothèque), quatorze de la Bible de Charles-le-Chauve, un manuscrit du même Roi, et les Lettres de Catherine de Médicis, de Charles IX et d'Henri III à leurs ambassadeurs à Rome»[114]. Après une action aussi noire, cet infâme sortit de Paris au mois de mai 1707, muni d'un passeport de M. de Chamillard, pour se retirer à la Haye, où il alla de nouveau changer de religion; et ce ne fut qu'après l'évasion de ce double renégat qu'on s'aperçut à la bibliothèque des vols qu'il y avait faits.

Une enquête eut lieu, on fit des réclamations relatives à ce délit; et les objets, que cet escroc avait déjà vendus, furent restitués à la France par milord Oxfort de Mortimer, qui en avait fait l'acquisition.»

Nous étions sortis de la bibliothèque, en faisant de tristes réflexions sur la perversité et l'étrange bizarrerie de l'esprit humain. Arrivés près la place de Grève, Philoménor ne se lassait point d'admirer les points de vue pittoresques qu'offrent les quais des différens bras de la Seine et les environs de l'île Saint-Louis, surtout lorsqu'on les contemple sous un ciel vaporeux. Mais, avant de nous rendre à la cathédrale, dont les tours se présentaient devant nous, nous entrâmes à l'Hôtel-de-Ville, pour y voir les images du bon Henri et du grand roi.

Philoménor fut surpris de la simplicité d'un des premiers monumens de la capitale, et de l'indigence de son musée littéraire, où se trouvent des classiques nombreux, mais où l'on peut signaler des lacunes considérables dans les autres parties de la littérature. «Les fonds manquent, dis-je; et cependant, mon cher ami, personne n'ignore que la commune de Paris est prodigieusement riche.

«Par suite d'un déplorable système, on sacrifie des sommes énormes à des colifichets qui ne durent qu'un jour, ou qui sont détruits au bout de quelques années.

«Convenez-en avec moi, si depuis cinquante ans on eût destiné à bâtir un nouvel Hôtel-de-Ville et à se procurer pour les fêtes un mobilier solide; si, dis-je, on eût destiné la moitié des sommes qui pendant ce court espace ont été prodiguées en pesans échafaudages, en façades, en temples, en galeries, en rochers, en statues postiches de bois, de toile ou de carton, en taffetas, en gazes d'or et d'argent, en guirlandes artificielles et en tant d'autres objets futiles, promptement anéantis et pourtant bien chèrement payés[115], quel monument admirable on aurait à Paris! Cette commune, qui souvent a fait des acquisitions, soit pour assainir certains quartiers, construire des marchés, ou percer des rues adjacentes, a jusqu'ici toujours négligé d'embellir son Hôtel-de-Ville. Possédant des revenus plus considérables qu'aucune cité de France[116], il lui serait aisé d'acheter ce petit nombre de maisons recrépies qui, adossées à l'arcade St.-Jean, aboutissent sur le quai de la Grève, maisons dont la destruction isolerait entièrement ce simple et noble édifice, et rendrait la façade extérieure parfaitement uniforme et régulière. J'exigerais encore que des statues prises dans les débris de nos anciens monumens détruits, y remplaçassent dans les niches, celles que les Iconoclastes révolutionnaires en ont fait descendre; et qu'enfin l'art du célèbre Dyle rajeunît, comme à la porte Saint-Martin, sa gothique architecture.»

CHAPITRE XII.

Cathédrale.—Préparatifs pour la fête du baptême du duc de Bordeaux.—Décors peu analogues avec la vieille métropole.—Ornemens plus en rapport avec l'architecture gothique.—Avantages qui en eussent résulté.—Note remarquable.—Philoménor assiste à la cérémonie du baptême.—Pièce de vers.—Présages anecdotiques sur le duc de Bordeaux.

Séduits par les brillantes descriptions que les journalistes avaient données des préparatifs immenses faits pour le baptême de S.A.R. Mgr. le duc de Bordeaux, nous nous rendîmes avec empressement à la cathédrale, le jour même de la cérémonie. Là, dès l'entrée, nous croyions être éblouis par une pompe vraiment imposante et religieuse; quel fut notre étonnement en voyant un échafaudage de pièces de charpente cacher la vénérable façade! Il nous sembla que de longues tentes de forme antique, en étoffes éclatantes, semées de fleurs de lys et bordées de franges d'or, eussent été moins dispendieuses en main-d'oeuvre, plus riches, et plus analogues au monument, que ce portique de bois doré et de toiles fraîchement peintes, qui, malgré les ogives, les petites tours, les crénelures et les enjolivemens de toute espèce, n'en paraissait pas moins bizarre, près de ces murs tout noircis par les siècles. Introduits dans l'intérieur, les décorations produisaient au premier coup-d'oeil le plus grand effet; ces lustres de cristal, ces candélabres où brûlaient des milliers de bougies, ce dais superbe du velours le plus fin, ces riches tapis, cet autel en arc de triomphe, ces génies portant les insignes du prince, cette chapelle de vermeil, ces draperies amarante et fleurdelysées, ces étoffes d'or et d'argent qui couvraient les murs et les tribunes de la nef, ces guirlandes de fleurs qui s'enlaçaient autour des colonnes et retombaient en longs festons; tout cet ensemble, j'en fais l'aveu, éblouissait d'abord le spectateur. Remis de notre première surprise, nous nous demandâmes si tous les détails étaient bien d'accord avec une cérémonie aussi grave et aussi importante, une cérémonie qui allait pour ainsi dire consacrer à jamais les destinées de la monarchie? «Sans mériter le nom de frondeur partial et caustique, une partie de ces ornemens, me dit Philoménor, ne seraient-ils point plutôt convenables à une salle de bal élevée à la hâte, telle que celle de l'Hôtel-de-Ville, qu'à l'antique métropole de Paris? A-t-on cru faire quelque chose de merveilleux, en peignant provisoirement en couleurs bariolées les croisées des travées qui se trouvent au-dessus du sanctuaire? Pourquoi du provisoire, lorsque la magnificence royale se déployait dans toute sa plénitude? et puisque l'argent ne manquait pas, n'eût-il pas mieux valu employer des verres de couleur, solidement assurés, et qui eussent mis ces croisées parfaitement en harmonie avec les rosaces admirables et autres vitraux de la cathédrale? Au moins, long-temps après la fête, le souvenir de l'événement le plus heureux eût été marqué par une restauration aussi utile qu'indispensable. D'après un principe incontestable, la solidité des choses que l'on paie très-chèrement, peut seule concilier la magnificence avec l'économie. Tous les hommes d'un goût éclairé en diront autant; mais, soit par insouciance, soit par un intérêt sottement calculé[117], cette sage maxime est sans cesse oubliée. Je suis bien éloigné de proscrire de nos temples les fleurs et les feuillages artificiels dans nos cérémonies religieuses; l'imitation la plus parfaite des trésors de la nature est le plus légitime hommage que l'homme reconnaissant puisse offrir à son éternel bienfaiteur; aussi n'est-ce pas l'usage, mais l'agencement, que j'oserai blâmer ici; à ces petites guirlandes beaucoup trop recherchées, à ces petites roses clairsemées sur satin blanc, on reconnaît trop la main de mesdames Mûre et Germont[118].»

«Plaisanterie à part, lui répondis-je, j'eusse préféré faire régner uniquement dans les hautes tribunes de l'édifice des cordons immenses de verdure; et plus bas j'aurais placé des vases de porcelaine et d'albâtre antique, remplis des plus belles fleurs de la France. Que signifient ces trophées de drapeaux représentés sur des planches échancrées, lorsque la réalité eût dû remplacer ces plates images? Bon Dieu! qu'eussent fait de moins les maires et adjoints d'une petite ville ou les marguilliers d'une succursale champêtre? Que signifient encore ces armoiries et ces anges en peinture qui les soutiennent, lorsque les manufactures de notre bonne ville de Lyon eussent pu fabriquer de riches tentures, et faire broder en or et en argent sur la moire et le velours ces cartouches et autres accessoires? À quoi donc nous servirait notre prodigieuse industrie, si son luxe n'était pas étalé dans nos fêtes? Ces décorations qui, pendant un certain temps, auraient vivifié les ateliers de nos grandes cités, n'eussent point été éphémères, et auraient pu être conservées pour d'autres cérémonies aussi désirées que solennelles, tandis que de toutes ces dépenses très-considérables en main-d'oeuvre, il n'en restera rien, presqu'exactement rien, que les dessins[119]. On ne me contestera pas d'ailleurs qu'il est toujours dangereux de mettre le genre gothique en contact avec le style moderne, et qu'il faut éviter toute macédoine architecturale. L'ordre gothique ne supporte que des ornemens graves, nobles et majestueux, que des ornemens relatifs aux époques héroïques de notre histoire; et l'artiste obligé de travailler en quelque sorte avec le génie maure ou arabe, doit nécessairement marcher avec lui, sans s'écarter de la route tracée; il doit se soumettre aveuglément à ses inspirations. Les marbres vrais et non imités, les bronzes, les tapisseries, les étoffes en laine, en soie, les crépines d'or, les couleurs les plus tranchantes, telles que l'écarlate, le pourpre, le bleu d'azur, sont les seuls décors qui puissent s'allier avec ce genre grandiose, aussi pompeux que sévère.» D'après un contraste aussi frappant entre ce qui existait autour de nous et ce que très-certainement le bon goût aurait proscrit, nous cherchâmes d'où pouvait naître l'enthousiasme subit qu'avait produit le premier coup-d'oeil; nous trouvâmes que le temple tirait infailliblement sa magnificence de la présence du monarque législateur, des princes, des princesses, de la réunion des grands de la cour, des premières autorités de l'état, et en un mot, de tout ce que la France offre de plus distingué dans les rangs divers de la société. Quelle voix humaine exprimera cette sensation qu'éprouvèrent tous les coeurs vraiment français, en voyant s'avancer dans le temple de Dieu les deux orphelins, et surtout ce nouveau Joas[120], ce précieux rejeton de tant de rois qui, par le mouvement très-marqué de ses petits bras, témoignait la satisfaction qu'il éprouvait à la vue de cette brillante assemblée. Non, aucune expression ne peut rendre la respectueuse admiration dont on fut généralement saisi en croyant deviner les inclinations précoces du royal enfant, lorsque, pendant la cérémonie, nous vîmes le jeune Henri se montrer presqu'insensible aux objets éblouissans dont il était entouré, et jouer continuellement avec les décorations du mérite et de l'honneur que ses mains faibles et hardies saisissaient sur la poitrine de son aïeul. «L'heureux présage, mon cher Philoménor, dis-je aussitôt! n'est-ce point Achille dédaignant les vaines parures, les colliers, les bracelets offerts par Ulysse à sa curiosité, et décelant subitement son sexe et son mâle courage par le choix d'une épée?»

CHAPITRE XIII.

Suite du même sujet.—Description du choeur de Notre-Dame.—État déplorable des autres parties de cette basilique.—Continuelles mutilations qu'elle éprouve.—Ornemens mesquins.—Voeux de l'auteur pour cet édifice et les autres églises qui sont à construire et à réparer.—Obstacles qui doivent contrarier ses plans.—Il est nécessaire d'agrandir la place de la cathédrale.—Éloigner l'Hôtel-Dieu de cette enceinte.—Motifs de cette mesure.—Emplacement favorable pour cet établissement.

Nous avions vu la cathédrale avec des embellissemens de circonstance; quelques jours après, nous voulûmes la revoir, lorsqu'elle fut dégagée de ce clinquant passager, et qu'elle eut repris sa forme naturelle. Arrivés à Notre-Dame, le choeur et le sanctuaire nous parurent des morceaux achevés; seulement je remarquai que les sculptures des stalles, des chaires épiscopales et les marqueteries du pavé sacré étaient brisées[121] ou écaillées en quelques endroits, et réclamaient une dépense nécessaire. «Quelle magnificence dans les grilles, où l'or moulu se marie avec l'acier le plus poli! s'écria mon Grec. Que le groupe de Couston est imposant et parfait! Quelle majestueuse dignité dans ces monarques prosternés! Comme les tableaux sont analogues au lieu et correspondent bien avec le tout! Quelle distribution sublime dans l'édifice! Quelle hardiesse dans l'élévation des voûtes! Quel fini minutieux jusque dans les plus petits détails de ce genre gothique! Mais la nef, les ailes, les chapelles exigent une réparation réfléchie et méditée.» «Oui, repris-je en soupirant, tout se ressent ici des ravages de l'athéisme; sa main de fer, sa main dévastatrice y est encore empreinte, et son passage n'y est effacé qu'avec la plus mesquine parcimonie[122]. Malgré le grand nom de certains peintres, vous conviendrez avec moi que des tableaux périssant de vétusté, ne sont plus à leur véritable place dans cette majestueuse métropole. Ils vous paraîtront uniquement propres à servir de modèle dans une école de peinture. Je crois encore que l'on doit sans délai, et surtout sans aucun scrupule, envoyer dans quelque succursale de village ces petits saints de plâtre[123] de dix-huit pouces de hauteur, si ridiculement guindés sur les piédestaux des autels des bas-côtés.

«Était-ce ainsi que nos pères décoraient leurs temples, où l'or, l'argent, l'ivoire, l'ébène et les pierreries étaient employés. On va, dit-on, faire des travaux considérables à ce monument. Formons un voeu, et je désire qu'il soit entendu de tous les vrais Français du royaume. Ah! que pour un objet aussi auguste on néglige les froids calculs d'une sordide économie. Que sous les voûtes sombres de cette antique cathédrale on reconnaisse la première basilique des Gaules! Que la mélancolie s'y nourrisse de souvenirs touchans et de douces espérances! Que les vitraux, dépositaires du courage des martyrs, s'y reflètent en mille couleurs sur le porphyre et l'albâtre des tombeaux héroïques rendus par un ordre royal à leurs premiers asiles. Que les plus riches marquetteries soient prodiguées dans son enceinte. Que nos marbres les plus variés recouvrent les marbres factices de ses colonnes. Que des mosaïques immortelles décorent ses murs si nus et si tristement dépouillés. Que les statues et les tableaux de nos plus grands maîtres, sagement distribués, soient toujours d'accord avec le style solennel de cette vénérable métropole. Que, trompé par ce pompeux spectacle, le voyageur surpris se croie transporté sous les dômes de Saint-Pierre de Rome.»

«Quel enthousiasme! s'écria mon Grec; toutefois je l'excuse, et même je le partage. L'amour dont vous êtes animé pour la gloire de votre pays le rend bien légitime; cependant je crains que l'indifférence apathique et routinière, la plus mortelle ennemie des arts, ne soit long-temps un obstacle insurmontable à l'exécution de plans qu'il faudrait également suivre pour l'embellissement de Sainte-Geneviève, de la Madeleine et de Notre-Dame de Lorette. Qu'y gagnerez-vous? Vos projets feront sourire de pitié nombre de gens importans qui, pourvu qu'ils aient toutes les jouissances nécessaires à leur bonheur, s'embarrassent fort peu de réformes, d'améliorations et d'embellissemens dans les lieux publics. Ont-ils le temps d'y songer? Bien rentés, bien payés, occupés de fêtes et de plaisirs, tous leurs momens sont pris. Et s'ils nous entendaient, peut-être vos patriotiques observations passeraient à leurs yeux pour des crimes, ou tout au moins pour une espèce d'usurpation sur les devoirs de leurs charges.»

On nous avait conduits au trésor, très-curieux[124] en 1814, et qui l'est beaucoup moins aujourd'hui. Après avoir contemplé les portraits des Juigné et des Dubelloy, nous étions sortis de cette auguste enceinte; nos yeux ne se lassaient point d'admirer encore la façade de cette première basilique de France que nous venions de visiter avec un si grand intérêt. «Le parvis de cette cathédrale, dis-je à mon ami, est beaucoup trop petit. Ce temple étant spécialement choisi pour y célébrer toutes les cérémonies religieuses de la cour, il est essentiel pour la sûreté publique et la dignité nationale, que le local soit propre au développement d'un grand appareil civil et militaire. On sentira, un jour, je l'espère, la nécessité d'élargir cette place sur tous les sens, en transportant ailleurs l'hôpital dit l'Hôtel-Dieu, et en faisant tomber des groupes de maisons jusqu'à la rue du Marché Palu; alors ce monument aurait des accès et des dégagemens convenables. Si je vous ai parlé d'éloigner l'Hôtel-Dieu, les raisons les plus puissantes m'y ont déterminé; par des lois très-sages on a défendu la sépulture dans l'intérieur des villes. Croit-on avoir paré à tous les inconvéniens qui résultent d'exhalaisons corrompues, lorsque près de la cathédrale, au centre d'une population nombreuse, on conserve un hôpital qui serait beaucoup mieux placé, sans doute, pour les malades mêmes, s'il était transféré dans une atmosphère plus facilement renouvelée, dans un endroit isolé et surtout très-éloigné de la cité, quartier où l'on ne respire point cet air pur, cet air vital, si nécessaire pourtant aux malades et aux convalescens?» «Aussi votre Dupaty, me dit Philoménor, a-t-il écrit avec beaucoup de justesse: «L'air est pour la santé le premier des alimens, et le premier des remèdes pour la maladie[125].» Je proposerais donc de transporter l'Hôtel-Dieu, soit au-dessous de la pompe à vapeur du Gros-Caillou, soit en face du pont de l'École militaire, sur ce côteau qui domine les fondemens d'un palais presqu'aussitôt détruit que commencé. Bâti sur un plan conforme à sa destination, cet hôpital, favorablement situé au dessous du cours de la Seine, relativement à Paris, jouirait abondamment des eaux du fleuve, sans que les habitans de la capitale eussent lieu de se ressentir, et conséquemment de se plaindre, de l'infection pour ainsi dire stationnaire dans les environs de pareils établissemens.

CHAPITRE XIV.

Le pays latin.—Lecteurs ambulans.—Les arts ont singulièrement gagné dans la classe des riches bourgeois de Paris, et même dans celle des artisans.

Nous étions entrés dans le pays latin. Un usage adopté depuis peu par quelques hommes de lettres, usage très-remarquable d'ailleurs dans d'autres quartiers de Paris, frappait Philoménor; je veux parler de la nouvelle manie de ceux que l'on appelle lecteurs ambulans. «Une des singularités de l'époque, me disait-il, et que j'observe à chaque pas, c'est de voir avec quel soin extrême certaines gens y économisent le temps, tandis qu'un petit nombre d'aimables étourdis le perdent chaque jour sans regret, et sont même fort embarrassés de son emploi. L'amour de l'étude est le vrai cachet du siècle; c'est une passion dominante qui a gagné tous les états, toutes les classes, toutes les conditions. On prendrait vos rues et vos boulevards pour les portiques d'Académus[126].» «Il n'y a point là d'exagération lui dis-je, mon cher grec: souvent on est heurté par un jeune érudit qui, les lunettes sur le nez, tient, d'un air important, un Touquet d'édition compacte. Quelques savantes même contribuent à propager cette mode un peu pédantesque. À peine sont-elles dans une promenade publique, que les Méditations de M. de Lamartine, le Solitaire ou l'Ipsiboë sortent du ridicule. Ces ouvrages romantiques remplacent l'éventail. Jusqu'ici le nombre de ces lectrices en plein vent était petit, il augmente chaque jour, surtout dans les allées sombres du Luxembourg et des Tuileries. À chaque coin de rue, la marchande de fleurs et de fruits l'écaillère et le portefaix ont une brochure à la main, tandis que le jockei, prenant l'impériale d'une berline pour un pupître, y dévore le livre jaune ou le livre bleu: enfin depuis l'humble sellette où repose sous la brosse tel journal que l'artiste offre si attentivement à la pratique, jusqu'à l'élégante calèche où le législateur se rendant à son poste, examine les bulletins distribués la veille, tout lit dans Paris.

«Non seulement la lecture, mon cher Philoménor, est devenue un plaisir indispensable pour le peuple français, j'ajouterai que le goût des beaux-arts fait le charme du plus modeste réduit. Il n'est pas rare de voir dans les ateliers telle apprentie assez versée dans la musique pour déchiffrer l'ariette nouvelle, et tel jeune artisan franchir lestement sur le violon la difficulté pour laquelle jadis on avertissait nos pères. Chose remarquable, on voit plus d'une jeune femme travailler le jour dans un magasin ou même dans un restaurant, et débiter le soir un rôle au Mont-Parnasse, à Charenton, ou figurer dans les choeurs des petits spectacles.

J'ajouterai que l'éducation des filles de nos riches artisans est souvent aussi soignée que celle des classes les plus élevées; les arts d'agrément sont si communs dans la bourgeoisie de Paris, qu'on compterait plus facilement ceux qui les négligent que ceux qui les possèdent; la raison en est simple; quoique l'or s'apprécie beaucoup dans ce siècle, une heureuse expérience a souvent appris que les talens, ressource puissante dans l'adversité, ont fait contracter d'excellens mariages et sont quelquefois la seule dot de la beauté.»

CHAPITRE XV.

Montagne Sainte-Geneviève.—Bibliothèque.—Leçon d'un professeur du collége de France.—Étonnement du jeune Grec sur l'emploi du local.—Anecdote prussienne.—La Sorbonne et sa restauration.

Nous avions dirigé notre course vers la Montagne-Sainte-Geneviève, pour visiter la bibliothèque très-intéressante par la collection de livres rares, de bustes, de tableaux[127] des hommes illustres dont les souvenirs semblent encourager la jeunesse à suivre la carrière qu'ils ont si glorieusement parcourue; la disposition du vaisseau nous parut très-commode pour les lecteurs en toute saison. Au sortir de la bibliothèque, je proposai au curieux Philoménor de le conduire à une leçon du collége de France pour y entendre un professeur aussi connu par la délicatesse de son goût, la finesse de ses aperçus et par ses ouvrages justement estimés, que par une littérature immense sans morgue et sans pédantisme. Le jeune Grec fut satisfait de la leçon du professeur; il eût bien voulu lui faire quelques observations sur certains principes qui n'étaient pas tout-à-fait d'accord avec les siens; sa modestie l'en empêcha; il se contenta, en sortant, de critiquer à juste titre la petitesse de l'établissement. «Quoi! disait-il, voilà donc le sanctuaire où se développent les derniers préceptes de perfection que les Muses donnent à leurs nourrissons!

«Vous aviez une salle décorée de colonnes et de festons; quelle bizarrerie! comment l'a-t-on défigurée par des échafaudages et des amphithéâtres du plus mauvais genre? n'est-il pas singulier que pour y parvenir, on soit obligé de traverser des vestibules qui, sous le bon plaisir de je ne sais quelle autorité, sont devenus des remises? Si le péristyle d'un des principaux temples des lettres et des sciences sert maintenant à cet usage, comme tout vient avec le temps, il ne faut pas désespérer de voir bientôt s'y établir une écurie, et alors on serait tenté d'inscrire comme en Prusse sur le fronton, lorsque le même abus se fut introduit près de son musée: «Musis, Mulisque templum.» «Contenez votre indignation, lui dis-je; indiquer de pareilles inconvenances, c'est les faire disparaître. La Sorbonne, ajoutai-je, dont cent auteurs vous ont parlé, va bientôt sortir de ses ruines déplorables et devenir le premier foyer de l'instruction publique.

«Déjà plusieurs salles sont préparées pour différens exercices, et principalement celle que l'on destine à la distribution des prix accordés aux jeunes élèves de l'université; de nombreux amphithéâtres, commodes et bien drapés, la rendent très-propre à cet usage. On a tout fait pour piquer l'émulation, et pour inspirer l'amour et le désir de cette gloire solide et raisonnable que donne la culture et l'étude approfondie des connaissances humaines. Des peintres habiles ont payé un juste tribut aux protecteurs des arts, des sciences et des lettres; en traçant sur les panneaux de la voûte quelques traits les plus saillans de leur histoire, ils ont acquitté la dette de la patrie reconnaissante, et généralement du monde savant. Ces mêmes artistes nous ont offert sur les lambris les portraits fort ressemblans de ces hommes immortels, qui, dans tous les siècles et dans tous les pays policés, ont fait naître ou répandu les lumières de la civilisation par leurs découvertes et leurs écrits. Dans cette enceinte se trouve la meilleure compagnie; on s'y rencontre tour à tour avec Homère et Platon, Démosthènes et Archimède, Molière et Buffon, Racine et Descartes, Mallebranche et Bossuet, Fénélon et Leibnitz, Delille et Lavoisier, et beaucoup d'autres de cette trempe; mais y conservera-t-on ces statues si mal faites, d'une substance si frêle et si peu digne de figurer dans le muséum central de toutes les académies du royaume? Je ne le crois pas: le caractère du Grand-Maître, et son goût exquis m'en sont garans; qui connaît mieux que sa Grandeur la nature du vrai beau et la mesure des convenances? Malgré quelques traces de mauvais goût, l'architecte, comme vous le voyez, a suspendu sur les façades extérieures de l'édifice quelques guirlandes d'une grâce exquise, et lui a imprimé des formes graves qui, dans ses cours silencieuses, inspirent le recueillement et un respect involontaire.»

CHAPITRE XVI.

La Sainte-Chapelle.—Le Palais.—Incohérence de ses différentes parties.—Cheminées, tuyaux.—Procédé anglais pour absorber et utiliser la vapeur des poêles.—Embellissemens possibles pour le tribunal suprême.—Terre-plein du Pont-Neuf.—Échafaudage monstrueux près d'un des plus beaux monumens de Paris.—Chambre de cassation.—Statue de d'Aguesseau de l'Hôpital.—Monument Malesherbes.—Galeries du Palais telles qu'elles sont et telles qu'elles devraient être.

En quittant le faubourg Saint-Jacques nous aperçûmes le sommet des aiguilles de la Sainte-Chapelle, si célèbre dans l'histoire de nos rois, pour son architecture pittoresque, et depuis par le chef-d'oeuvre de Boileau. Pendant un temps, on avait eu le projet de la rétablir et de l'ouvrir au public. Nous osons croire que la restauration[128] d'un monument si important ne sera point toujours indéfinitivement ajournée. Cependant après une marche rapide, nous étions entrés dans l'île de la Cité.

«À travers cette grille magnifique et quelques chétives baraques souvent couvertes de lambeaux, vous entrevoyez, mon cher Philoménor, dis-je à mon Grec, l'antique palais de la première magistrature française, gothique séjour de nos rois, où, soit au dehors, soit au dedans, tout est aussi incohérent, aussi baroque, aussi étrangement contradictoire que les codes divers qui jadis régissaient nos provinces. Mais comment se fait-il que le plus bel ouvrage de serrurerie française n'ait pas été remis à neuf depuis la restauration? Probablement les armes de France, sculptées sur un globe d'azur, et les fleurs de lys qui décoraient cette superbe grille[129], n'ont point été détruites; pourquoi ne pas les y replacer?» «Par contre-coup, reprit Philoménor, que ne fait-on disparaître ces cheminées inégales[130] et surtout ces tuyaux qui, élancés, pliés, recourbés en cent façons, couvrent les toits de ce palais et de mille autres édifices? Inexplicable absurdité! on regratte, on reblanchit certains monumens, et la vapeur des poêles noircit dans un hiver les travaux de la campagne précédente. Il serait plus sage de profiter du moyen connu par lequel on dirige et conduit cette même vapeur dans les souterrains; on ferait mieux encore, en adoptant un procédé avantageusement connu et pratiqué en Angleterre dans plusieurs établissemens, où la fumée refoulée sur elle-même est contrainte de se consumer dans le foyer dont elle est sortie: là tout est profit et sans aucun inconvénient. Du coté de la place de la Cité, la façade du temple de la justice nous parut trop simple dans ses ornemens, et contraster désagréablement avec son perron majestueux.

«Point de bas-reliefs[131], point d'inscription[132]: il faut deviner quel est ce monument. Le premier sanctuaire des lois doit avoir des emblêmes dignes de lui. On pourrait rendre supportable, que dis-je? admirable, l'entrée qui fait face au Pont-Neuf; le moyen le plus simple serait d'agrandir la cour du côté de la Seine, et de rendre cette enceinte plus régulière en achetant quelques vieilles maisons pour les démolir. Je n'ai pas besoin d'ajouter qu'il serait indispensable de transporter ailleurs ce corps-de-garde en planche construit presque au pied de la fontaine de Desaix, et qui défigure si horriblement la place Dauphine; alors, les plaideurs, lassés de tant de courses souvent infructueuses dans la salle des Pas-Perdus, se consoleraient sans doute, en contemplant dans un paysage aérien l'image de ce bon roi, pour qui la droiture et l'inflexible équité étaient des vertus aussi chères à son coeur que l'amour de ses peuples.

«On devait exécuter en pierre de liais un arc de triomphe construit en bois à l'époque de l'inauguration de la statue; par bonheur, cette conception bizarre qui eût gâté un des plus beaux sites de l'univers, n'a point été réalisée. Mais puisqu'alors on avait des fonds de reste en caisse pour une construction aussi dispendieuse, n'est-il pas étonnant qu'on n'ait pas eu depuis de plus heureuses inspirations? Pourquoi n'a-t-on pas érigé aux quatre coins du monument, des faisceaux d'armes, sur ces pierres destinées à recevoir dans les réjouissances publiques des ifs de lumière, pierres qui, par leur saillie permanente, risquent chaque jour d'occasioner la chute des curieux, tout occupés d'examiner, dans les moindres détails, un des morceaux les plus remarquables de la sculpture moderne[133].»

«Mais quoi! reprit le jeune Grec, on a tout fait d'abord pour dégager la place où les Français ont élevé la statue d'Henri IV. Un poste militaire a même été détruit; quel mauvais génie a pu donner l'idée d'y placer, en entaillant le parapet, l'immense échafaudage d'un escalier en bois conduisant à des bains? Quelles raisons a-t-on présentées pour ne pas isoler entièrement cette presqu'île? Comment parmi les membres du corps municipal, où l'on remarque tant d'hommes de mérite et de bon goût, ne s'est-il pas élevé une seule voix pour réclamer contre cette construction barbare? On devrait bien revenir sur une pareille concession, et déplacer cette masse informe qui cache une partie de la frise.» «Je voudrais, répliquai-je, que votre observation fût connue. Sa justesse serait appréciée. Mais rentrons dans l'intérieur du palais; que de nombreuses censures j'aurais à faire! Il faudrait ici réparer des plafonds; là prolonger certaines salles; ailleurs ménager d'autres entrées; plus loin élaguer de mesquins embellissemens et en créer de plus adaptés au local; partout ne serait-il pas nécessaire de déployer dans ce palais la magnificence nationale, et d'inspirer par la grandeur des décors une vénération religieuse pour l'autorité suprême qui y rend ses oracles; telles sont mes vues, je les crois saines. Pour me borner, je ne vous parlerai que du tribunal de la cour de cassation dont le mobilier est d'ailleurs très-convenable.

«Il est triste de ne pénétrer que par des pièces irrégulières dans une salle beaucoup trop basse; en vain on y chercherait ces voûtes retentissantes si favorables à la voix de l'orateur; à peine, quelquefois, voyez-vous les juges; le siége même du président est si peu élevé, qu'il est presque de niveau avec le parquet.

«Je vais répéter ici les critiques faîtes déjà au Corps législatif et à la Sorbonne. On n'y voit que des d'Aguesseau et des l'Hôpital de plâtre. Les images de ces grands hommes devraient bien y être faites d'une matière aussi précieuse et aussi durable que leurs actions et leurs écrits. D'ailleurs, le gouvernement en a donné l'exemple dans le monument[134] érigé au plus vertueux des Français, et au sujet le plus dévoué, l'immortel Malesherbes.» «Je suis bien de votre avis, reprit Philoménor; mais vous me permettrez de froisser quelques intérêts particuliers; je les respecterais, si dans mon opinion ils ne devaient pas céder à un intérêt plus majeur, celui de la chose publique. En traversant ces longues galeries, je vous demanderai quels rapports existent entre ces nombreux artisans et les ministres de la justice?

«Quoi! dans ce lieu même, où d'après Molière et Boileau, je ne croyais sentir que le doux parfum des épices, l'air est infecté par les odeurs les plus désagréables. Croyez-moi; il n'est plus permis de transiger avec de pareils abus; hésiterait-on à expulser ces ateliers et ces magasins si dégoûtans, si ridicules et si déplacés? Assez d'autres asiles leur sont ouverts soit dans les environs où dans les autres quartiers de Paris; il n'existe aucune raison solide pour les y conserver. Détruisez donc des usages introduits par la barbarie, tolérés par le mauvais goût et consacrés par la cupidité. Réparez les fautes des siècles passés, et les ravages d'une révolution dont l'audacieuse folie osa, m'a-t-on assuré, briser ici ou livrer aux flammes les images de vos plus illustres ancêtres. Que ces nombreux artisans, que ces marchands de colifichets et de jouets d'enfans disparaissent ensemble, et que je puisse revoir à leur place les statues et les portraits de ces sages législateurs, de ces magistrats intègres, de ces orateurs éloquens dont la gloire immortalisa votre patrie, et dont les doctes ouvrages contribuent si puissamment à mon bonheur.»

CHAPITRE XVII.

Fête publique.

C'était la veille d'une des fêtes les plus solennelles de France: nous avions parcouru les différens quartiers de la capitale, et pris part à la joie universelle. Les spectacles gratis du matin, les jeux de toute espèce de la journée, les chanteurs des ponts, les baladins des carrefours, les mâts de cocagne, les orchestres et les danses en plein air, enfin l'immense population qui se pressait, s'étouffait dans les carrés et les avenues des Champs-Élysées avaient successivement fixé l'attention de mon curieux observateur. Arrivés à temps pour la distribution des comestibles, Philoménor s'était singulièrement diverti en voyant cette pluie de cervelas, de poulets rôtis, de pâtisseries, de sucreries de toute espèce, volant au-dessus de nos têtes, tombant pour ainsi dire des nues presqu'à nos pieds, au milieu d'une jeunesse bruyante et tumultueuse qui ramassait et se disputait, avec la plus franche gaîté, tous ces dons de la munificence nationale. Après avoir assez long-temps considéré la patience et l'opiniâtreté de ces hommes robustes qui, grouppés et montés les uns sur les autres, s'efforcent d'approcher leurs camarades les plus entreprenans des fontaines d'abondance, pour y remplir quelques cruches de ce vin empourpré, qu'ils se partagent et boivent ordinairement ensemble, Philoménor me dit: «Il est des instans où les visages barbouillés de lie de ces nombreux rivaux, leurs gestes, leurs attitudes, leurs propos, leurs apostrophes, leurs défis, leurs exclamations et leur rire immodéré me causent la plus singulière des illusions: je me figure voir Thespis et sa troupe joyeuse; oui, mon ami, je crois assister à la naissance de la comédie grecque sur quelque place d'Athènes. Toutefois, j'aurais désiré qu'en faisant leurs libations, ces braves gens se fussent contenté de s'inonder réciproquement d'une liqueur si chèrement conquise, comme cela arrive souvent à ma très-grande satisfaction. Cette espiéglerie est sans aucuns résultats fâcheux; mais ne pourrait-on point les faire consentir à se ménager davantage dans les assauts qu'ils livrent à leurs adversaires. Pour moi, j'exigerais qu'on leur défendît expressément de lutter à coups de poings et à coups de brocs. Que la police prenne une mesure aussi sage, et ces malheureux ne sortiront plus de cette espèce de combats, quelquefois très-gravement blessés et presque toujours meurtris et sanglans. Autrement, je vous l'avoue, ces bacchanales populaires doivent inspirer aux coeurs humains et sensibles plus de dégoût que de plaisir.

«Je remarque encore, ajoutait-il, un très-grand inconvénient dans le partage des prodigalités de votre gouvernement, où tous ceux qui sont privés d'une honnête aisance me semblent devoir participer; et malheureusement, je m'en suis aperçu, le maladroit et le faible sont écartés par la foule et n'obtiennent rien: tout est saisi, tout est enlevé par le plus actif et le plus fort.» «Rassurez-vous, mon cher ami, repris-je aussitôt: cette inégalité du sort est en partie compensée; ces dons d'apparat ne sont que le luxe d'une libéralité toute française. Ailleurs des secours publics ou secrets ont été abondamment accordés à tous les misérables dans les différens arrondissemens de cette grande cité. On peut le dire hardiment, car le fait est parfaitement exact. Il n'y a pas un indigent dans Paris, pourvu qu'il soit connu des autorités, qui, à pareil jour n'ait véritablement cessé de l'être.

«Cependant il se fait tard; pressons-nous de dîner dans les environs des Tuileries, ensuite nous verrons ce soir un superbe feu d'artifice, précédé d'un concert où doivent figurer les plus célèbres artistes de l'Europe. Vous sentirez, j'en suis sûr, votre noble coeur s'élever, se transporter aux refrains héroïques de notre Chant français. Vous serez encore charmé d'entendre des fanfares, des symphonies militaires exécutées sous les croisées du château par les légions parisiennes, et les troupes de la garnison, dont les différentes musiques se succéderont pendant une partie de la nuit.»

Jamais soirée n'avait été plus belle; jamais un ciel étoilé n'avait été plus pur et plus calme. La douceur de la température nous invitait à jouir de tant de plaisirs réunis, et nous descendîmes dans ce jardin où l'odeur suave des orangers, et de mille autres fleurs parfumait l'air, tandis que les oreilles étaient enchantées par les plus ravissants accords, et les yeux éblouis par la plus brillante illumination.

Une autre cérémonie devait avoir lieu le jour suivant, et nous promîmes de nous y trouver ensemble.

CHAPITRE VIII.

Inauguration de la statue de Louis-le-Grand[135] sur la place des
Victoires.—Description de la cérémonie.—Pièce de vers.

Un vieillard centenaire, contemporain de Louis XIV, assistant à l'inauguration de sa statue, et versant des larmes de joie et de bonheur en revoyant les augustes traits d'un monarque auquel il avait eu le privilége de survivre, ce vieillard, ce débris vivant du grand siècle, nous parut un des plus beaux ornemens de la fête. Le discours de M. le préfet, où respirait l'éloquence du coeur, celle d'un vrai Français, y avait ajouté un nouveau lustre. «Je regrette cependant, dis-je à Philoménor, qu'on n'ait pas suivi le même programme qu'à la consécration du monument élevé au bon Henri. On y mit beaucoup plus de pompe, on y déploya plus de magnificence; le roi y présida; les princes, les princesses, toute la cour, les grands dignitaires et les autorités de Paris assistèrent à cette cérémonie. La garnison de la banlieue défila devant celui

Qui fut de ses sujets le vainqueur et le père,

au bruit de salves continuelles, et d'une musique non interrompue qui électrisait toutes les âmes. Je sais que de pareils honneurs ont été rendus à l'image de Louis, sur la place des Victoires. Mais on y a vu trop peu de troupes; le cortége n'était pas assez nombreux, et par là même assez imposant.» «On simplifie trop, répliqua Philoménor, la grandeur nationale, à des époques où il faut frapper la multitude et l'éblouir d'un grand éclat. On ne se souvient pas assez qu'il faut non-seulement parler à l'âme, mais encore plus aux sens. Quel effet produisaient ces planches échancrées, et ressemblant aux enseignes de l'Auvergnat et des Indiens des boulevards?» «Votre comparaison est parfaitement juste, repris-je. Pourquoi ne s'est-on pas souvenu que nous avons au musée d'artillerie des trophées d'armes exécutés sous le règne du grand roi, et qu'il était si facile de transporter momentanément autour du piédestal le jour de la cérémonie? je dis momentanément, car, selon moi, quatre phares de bronze allumés chaque soir, et supportés par les emblêmes de la guerre et des arts, devraient remplacer les nations enchaînées que l'on y voyait autrefois, et qui ornent aujourd'hui la façade des Invalides.» «Elles étaient encore bien ridicules, ajouta mon Grec en m'interrompant, ces toiles bleuâtres dont on cherchait à couvrir la statue, et que tant de mains impuissantes tâchaient de soutenir avec de faibles gaules si subitement brisées quelques instans avant l'ouverture de la fête. M. l'ordonnateur a-t-il oublié, dans ce siècle de lumières, les plus simples lois de la mécanique? Qui empêchait de placer aux quatre coins de la place, dans les croisées les plus élevées, des poulies, et d'y faire glisser des fils de fer solides, qui se seraient rattachés à une magnifique couverture jetée sur le monument. Sans l'appareil dégoûtant des échelles et d'ouvriers à demi vêtus, avec ce moyen peu dispendieux, on eût, au premier signal, soulevé le voile, qui, en se repliant majestueusement dans les airs, aurait formé un dais en draperie sur la tête de l'homme immortel.»

Nous restâmes quelque temps devant ce héros, qui, sur son cheval belliqueux, semblait s'élancer dans la carrière de la gloire.

Saisi comme malgré moi d'une inspiration subite, je paraphrasai ainsi un quatrain composé sur l'érection de cette statue par le célèbre Bilecocq, bâtonnier des avocats de Paris.

     Sta, Lodoix, nec enira nova te certamina poscunt;
     Sanguine sat crevit Gallorum laurus; olivæ
     Prætendit ramum populis felicior hæres;
     Sta, Lodoix, cessare potes: Mars ipse quiescit.

     Arrête! ô grand Louis, ton superbe coursier;
     Nul rival ne t'appelle aux champs de la victoire;
     Tu l'as dit, trop de sang fit croître ton laurier[136].
     Oh! plus heureux ton fils! cet auguste héritier
     Des bons rois qu'a chantés la muse de l'histoire,
     Offre au peuple qu'il aime un rameau d'olivier.
     Repose, tu le peux, au temple de mémoire:
     Quand Mars éteint sa foudre, il repose avec gloire.

CHAPITRE XIX.

De l'ancienne salle de l'Opéra.—Translation des acteurs au théâtre Favart.—Nécessité sentie d'une salle provisoire.—La salle de la rue Richelieu ne doit pas être regrettée.—Quel emploi convenable on eût pu faire de cet édifice.—Quelques mots sur Monseigneur le duc de Berri.—Anecdotes et rapprochemens singuliers.—De la nouvelle salle.—Censure piquante et naïve d'un homme du peuple.—Mot heureux d'un littérateur très-connu.—Pourquoi l'on a choisi et préféré l'hôtel Choiseul pour y mettre l'Opéra.—Facilité de mieux placer ce théâtre.—À quel édifice de Paris ressemble la façade de la nouvelle Académie de musique.—Façade latérale de la rue Pinon.—Quelques abus détruits, d'autres conservés.—Intérieur de la salle.—Usage accidentel des cinquièmes loges.—Grandes loges.—Parterre très-commode.—Lustre magnifique.—Foyer.

Pour faire diversion aux mercuriales continuelles de Philoménor, je lui proposai d'aller à l'Opéra. «On y joue, lui dis-je, une pièce très-intéressante, qui, sans avoir le merveilleux d'Aladin, aura pour vous un mérite plus direct. La scène est dans votre ancienne patrie; vous verrez Périclès et Aspasie et le ballet de Clary. Il n'est pas tard; nous aurons le temps de jeter un coup-d'oeil sur l'ancienne salle de la rue Richelieu, maintenant abandonnée. Depuis la fermeture de ce théâtre et la translation des acteurs à Favart, nous n'avons eu pendant quelque temps un Opéra qu'en miniature; les chanteurs et les cantatrices accoutumés à développer leur voix dans un local plus vaste, étaient entièrement désorientés; les danseurs surtout s'y trouvaient beaucoup trop à l'étroit pour y exécuter, dans les ballets, les figures variées de la choréographie. Dans la crainte assez fondée de laisser perdre d'heureuses traditions, on se décida à bâtir une salle provisoire dont on dut hâter l'exécution. Sans cette impérieuse nécessité, il eût mieux valu sans doute sacrifier de suite quelques centaines de mille francs de plus, et reculer de quelques années ses jouissances, pour en avoir de plus réelles.» «La façade de l'ancien opéra, me dit le jeune Grec, n'avait rien qui annonçât le pays des prestiges, et sous aucun rapport cette masse ou carrière de pierres ne peut être regrettée. Que fera-t-on des bâtimens de l'ancien Opéra, ajouta-t-il? Définitivement, détruira-t-on cet édifice? comme l'avait jadis conseillé un brave militaire, inspiré par le désespoir et l'indignation. Suivra-t-on l'exemple de Charles IX, qui, conseillé par Catherine de Médicis, fit abattre le château des Tournelles, parce qu'Henri II, son père, avait perdu la vie dans un tournois sous les murs de ce palais?» «Je ne l'ignore point, lui répondis-je, une loi récente a décidé positivement que ce spectacle serait rasé et deviendrait une place publique; ne puis-je cependant, avec le respect dû aux ordonnances émanées de l'autorité royale, ne puis-je représenter que cette disposition législative est trop peu d'accord avec cet esprit conservateur qui fut le caractère distinctif de l'auguste victime?

«Léguons plutôt à la postérité la plus reculée le souvenir du prince que la nation pleure et regrette, par un établissement qui rappelle ses goûts les plus chéris; la France applaudirait sans doute à la création d'un monument nouveau pour elle, qui compléterait dans l'ancienne Académie des arts une collection très-imparfaite dans la plupart des lieux publics. Que le temple des muses devienne en quelque sorte un Panthéon où seront uniquement rassemblés les portraits et les statues des hommes et des femmes les plus célèbres dans les lettres, la peinture et la musique; qu'au milieu de cette biographie animée, la sculpture consacre les traits de cet excellent prince, de cet infortuné duc de Berry, qui, même après son funeste trépas[137], semblerait encourager encore les arts qu'il aima, qu'il se plut à cultiver et qu'il honorait d'une protection spéciale et signalée.»

«Je le sais, reprit Philoménor, ce prince écrivait avec une grâce admirable, était adroit dans beaucoup d'exercices, jouait de plusieurs instruments et peignait la miniature.»

Le temps s'était écoulé rapidement; le sujet de notre conversation en avait abrégé les instants. «L'emplacement de votre opéra provisoire, est-il mieux choisi, me demanda le jeune Grec? L'architecte aurait-il corrigé les défauts si généralement critiqués, m'a-t-on dit, dans l'ancienne salle?» «Non, lui dis-je, pas entièrement: le local est tout aussi mal choisi; et pour ne rien vous déguiser, on avait toutes les facilités de faire beaucoup mieux; d'abord un édifice semblable, bâti exprès, doit être reconnu au premier coup d'oeil, à la seule disposition convenable des différentes parties qui le composent; la façade de ce théâtre a beaucoup de rapports avec celle d'un restaurateur de la place du Chatelet, dont l'enseigne est au Veau qui tette. Toutefois, il faut rendre justice à qui de droit, l'entrepreneur a fait placer huit muses au-dessus de la corniche; mais, hélas! comme l'a dit un homme de beaucoup d'esprit: «Sur neuf, il n'en manque qu'une, celle qui préside à l'architecture. Malheureusement encore, l'étranger qui veut se rendre à pied à l'Opéra, doit long-temps chercher ce monument, prendre des informations pour le découvrir, même dans les deux rues où se trouvent les entrées, qui de loin se confondent avec celles des hôtels voisins[138]. Il faut être tout près pour s'apercevoir de l'existence de ce spectacle.

«Un grand appentis, néanmoins très-utile, défigure beaucoup la façade principale, qui donne sur la rue Pelletier, lorsque dédaignant les répugnances, les préventions et les sots préjugés de certains artistes, on était à même de la tourner sur une place ménagée du côté des boulevards; d'ailleurs si l'achat de quelques maisons eût été trop dispendieux, qui empêchait d'élever l'Opéra sur le terrain de l'hôtel Grange-Batelière, dont le péristyle dégagé par une esplanade, eût formé le plus beau point de vue pour la rue Richelieu? et si j'en crois un architecte, l'acquisition du sol n'eût rien coûté, puisqu'il appartient au gouvernement.

«Des jardins, qui se prolongent jusqu'à la rue de Provence, eussent facilité presque sans frais, dans certaines occasions, des illusions naturelles qui ne sont que factices et souvent impuissantes sur la nouvelle scène. On répond à cela par de plus solides raisons. Qu'importe? l'administration n'a-t-elle pas un hôtel magnifique? Eût-elle été aussi bien logée que dans les splendides appartemens de son excellence monseigneur le duc de Choiseul? Certainement cette considération doit paraître très-importante pour le public. Mais revenons, mon cher ami, à la salle de la rue Pelletier; en tournant par la rue Pinon, sa façade latérale aurait bien dû être traitée avec un peu plus de soin par l'entrepreneur; les croisées ouvertes de ce coté, petites et grandes, saillantes et bouchées, hautes et basses, arrondies et carrées, avec ou sans balcons, ne feraient-elles pas croire que l'architecte, pour parler en style de maçon, a voulu faire de la musique[139], et écrire à sa manière une partition d'opéra?»

«Ô Perrault! ô Mansard! vous n'étiez pas si savans, s'écriait Philoménor en riant aux éclats.» «Quant à l'intérieur du théâtre, repris-je, on a supprimé quelques abus. Ainsi les spectateurs ne courent plus aucun danger, pour obtenir des billets d'entrée les jours de représentations extraordinaires; on n'y est plus culbuté, comme dans la vieille salle; on n'y est plus exposé à être blessé par les gendarmes, volé par les filous[140], ou écrasé dans la presse, en voulant franchir et emporter comme d'assaut ces barrières en zig-zag, si dérisoirement opposées encore à la curiosité du public. Mais malheureusement, lorsqu'on a passé le premier étage, les escaliers sont étroits et obscurs. On ne peut expliquer pourquoi celui de l'Odéon n'a pas servi de modèle. Est-on entré dans la salle proprement dite, la forme en est élégante et gracieuse; les peintures de la voûte sont bien exécutées: car il faut rendre justice à qui le mérite; et le plus beau lustre qui ait jamais éclairé une salle de spectacle, y produit un effet surprenant; des colonnes cannelées y soutiennent l'édifice; mais on a proscrit ces colonnes creuses que tout homme de bon goût critiquait si justement au théâtre de la rue Richelieu; et qui, percées comme les cases d'un colombier, étaient devenues l'asile de tant de sensibles tourterelles.

«On n'a pas cette fois écouté les conseils d'un sordide intérêt, mais ceux d'un goût pur et éclairé. Cependant, faut-il le dire? n'est-il pas scandaleux que ces cases étroites aient été remplacées l'hiver dernier à l'Opéra provisoire par les cinquièmes loges, où, le bouton mis une fois dans la serrure, personne ne pouvait plus entrer. Ignore-t-on que les jours de bal ces loges ont eu le même emploi que les boudoirs du numéro 113, au Palais-Royal.

«Dans les autres loges du pourtour de la salle, ceux qui sont placés aux derniers rangs, se plaignent de voir et d'entendre mal. Il n'en est pas de même du parterre où les banquettes sont mieux étagées que dans les autres spectacles de la capitale: le foyer, très-vaste, mais trop étroit, où se remarquent sur glace des pendules d'un nouveau genre[141], serait très-beau si des peintures étaient exécutées sur les lambris ou du moins au plafond, si des bustes et des vases étaient placés sur les piédestaux qui les attendent et les attendront peut-être encore long-temps.»

CHAPITRE XX.

La salle d'Opéra provisoire rend indispensable un théâtre solide et durable.—La France est lasse de colifichets.—Quelles sont les raisons de ce dégoût?—Colysée antique.—Les obstacles à l'érection d'un opéra permanent doivent être nuls.—Singularité.—Projets.—Panoramas de la scène perfectionnés.—Vaucansons modernes.—Moyen d'assainir la salle.—Illusions en tout genre.—Théâtre de Bologne, de Milan, de Parme.—Il est à craindre que le provisoire ne soit incommutable.—Concours, non des élèves architectes, mais des artistes maîtres pour une salle définitive.

«La description assez détaillée que je vous fais de cette salle, mon cher ami, et la juste critique que je me permets d'exercer sur le fond et les accessoires ont bien dû vous faire pressentir que ce ne sont plus des salles de spectacles élevées en six semaines, et même dans une année, qu'il faut à la France; encore moins des théâtres composés de quelques planches peintes, vernies et dorées, et uniquement embellies par des colonnes de bois et des statues de plâtre à peine supportables dans un théâtre provisoire. Nous sommes blasés sur tous ces fragiles colifichets. Après avoir contemplé les Colysées[142], les Arènes antiques et les théâtres plus modernes de l'Italie, nous soupirons après des monumens qui leur ressemblent, et qui même fassent oublier leur richesse et leur célébrité. Quel vrai français refuserait dans un budget les sommes nécessaires? Voudrait-on, comme je l'ai entendu, opposer l'intérêt de quelques villes départementales? Paris n'est-il pas la véritable patrie de tous les amis des arts? Cette métropole de la France n'est-elle pas le centre commun où doit briller plus qu'ailleurs la puissance du monarque et de la grande nation qu'il représente?

«Singularité frappante! nous possédons des chefs-d'oeuvre dramatiques supérieurs en tout genre aux productions immortelles de l'antiquité et même des temps modernes, et nous n'avons pas un seul théâtre, qui, pour sa solidité, son étendue, sa magnificence réelle, souffre la comparaison avec ceux de Rome, de Corinthe et d'Athènes[143]. On reste confondu d'étonnement, quand on réfléchit aux faibles moyens de ces deux dernières villes, comparées à la puissance colossale de notre belle France.»

«Je conviens avec vous, reprit Philoménor, qu'un théâtre durable devient absolument nécessaire à Paris; il faudra donc l'élever sur une grande place susceptible de tous les dégagemens possibles. D'élégans portiques, ornés de colonnes, devront en entourer les vastes perrons. Ces portiques seront disposés de manière que les voitures puissent, sans embarras, entrer sous leurs voûtes spacieuses; circuler et sortir, après avoir déposé à l'abri de toutes les injures du temps les personnes qu'elles auront conduites à ce spectacle.

«Au dedans, la profondeur de la scène facilitera les moyens d'y appliquer les nouvelles découvertes de l'optique, et d'y créer au besoin des panoramas plus parfaits, d'où seraient éloignés ces cygnes, ces chameaux, ces bergeries de carton, grossières impostures de l'art, véritables jouets de grands enfans, et qui sont cependant les créations merveilleuses de certains Vaucanson[144] du siècle. On sait assez que dans l'état actuel des choses à l'Opéra, la plus mauvaise lorgnette détruit cet enchantement puéril. Il sera facile de suppléer à la faiblesse de pareils moyens. Il suffit de faire travailler à l'Opéra les mécaniciens de quelques théâtres mélodramatiques; la Pie voleuse, le Songe, seraient les garans de leurs succès.

«Alors, comme à Bologne[145], le fond du théâtre pourrait s'ouvrir et présenter de véritables paysages en perspective; avec une semblable disposition, indépendamment des moyens connus et indiqués par la physique, il serait facile de renouveler et d'assainir l'air impur et méphitique de la salle. Alors, comme à Milan, on serait à même, lorsque la pièce l'exigerait, de faire manoeuvrer un escadron de cavalerie dans une plaine riante[146] et sur des montagnes couvertes d'ermitages, de bois, de torrens, de cascades.

«Alors, comme à Parme[147], on ferait voguer des vaisseaux sur un lac dont les ondes ne seraient plus uniquement des toiles mobiles et de froides peintures. La plupart de ces innovations indispensables pour un théâtre solide et permanent eussent paru bien dispendieuses pour un théâtre provisoire; aussi me serais-je bien gardé d'en avoir proposé quelques-unes pour la salle nouvellement bâtie, si nous n'avions pas sujet de craindre que le provisoire ne devienne permanent.

«Ah! sans doute, il serait urgent de mettre au concours, non pas de quelques élèves[148], mais des maîtres, le plan d'une salle d'Opéra qui pût rivaliser de beauté avec celles de tous les pays civilisés. Il serait même essentiel de décerner un prix à l'architecte qui, en élaguant de sa composition les ornemens frivoles, y réunirait la grandeur, la solidité, la richesse et tous les accessoires capables de rendre ce monument national, le plus beau, le plus commode, et le plus somptueux de l'univers. Avec quel plaisir l'oeil y contemplerait les granits, les bronzes, les cristaux et les marbres variés de nos départemens!

«Comme tous les ordres d'une architecture aérienne s'y réuniraient sans confusion et se prêteraient un mutuel éclat! Sans aucune inscription, que je regarde pourtant comme nécessaire, l'étranger, saisi, transporté, reconnaîtrait aussitôt presque involontairement le temple des arts.

CHAPITRE XXI.

Emplacement d'un théâtre durable.—Projets du prince du Ligne, magnifiques, mais impossibles—Notice sur cet amateur des arts.—Quartier superbe de Paris, si l'on eût suivi ses plans.—Arc de triomphe de l'Étoile, l'achever et le consacrer à la paix.—Champs-Élysées.—Comment les embellir.—Planter des jardins d'hiver, qui manquent à Paris.—Jardins d'hiver de Vienne et de Pétersbourg.—Description de ceux qui se trouvent dans cette dernière ville.—Espérances de l'auteur.—Réfutation du plan d'un homme de grand mérite.—Monument de la Bourse.

«On paraît embarrassé sur le choix de l'emplacement d'un théâtre durable, et tel que nous en avons donné une légère esquisse. Des considérations d'un grand poids, développées par un publiciste célèbre, ont dû faire abandonner le projet autrefois proposé par le prince de Ligne[150], de bâtir une salle d'Opéra à l'entrée des Champs-Élysées, où nul obstacle à cette époque n'eût empêché d'y placer parallèlement le Théâtre-Français, et ces deux édifices eussent complété les embellissemens de la place Louis XV.

«Avant les malheurs de la révolution, ce projet pouvait être regardé comme heureux. Ces deux salles, placées près de la Seine, eussent été à portée de tous les secours en cas d'incendie. L'architecte aurait eu tout l'espace nécessaire pour reproduire sur le terrain de grandes conceptions. Ces deux édifices, bien percés à l'orient, auraient été très-favorables pour y établir au rez-chaussée des jardins d'hiver qui manquent à la France.» «En effet, reprit Philoménor, jardins pittoresques, montagnes de tous pays, jeux de tous les climats, spectacles dans tous les genres, tous les plaisirs, en un mot, se trouvent à Paris; et cependant n'est-il pas étrange qu'aucun riche capitaliste ne se soit pas avisé jusqu'ici de planter dans un local peu éloigné du centre de la ville, un jardin où la nature, les arts et l'industrie sembleraient réunir leurs efforts pour faire naître et conserver au milieu des frimas, la douce température et les fleurs du printemps[152]?

«La situation de ces théâtres à l'une des extrémités de Paris eût peut-être excité de violentes réclamations. Je présume que l'ingénieux auteur de ce projet avait fait entrer dans ses calculs la proximité des deux quartiers les plus opulens de Paris, le faubourg Saint-Germain et la Chaussée-d'Antin, les nombreux débouchés, le charme et le mérite de la situation. Que de beautés eussent été apperçues en sortant du jardin des Tuileries! le pont Louis XVI, le corps Législatif, le Garde-Meuble et le temple de la Madeleine, les deux monumens scéniques dont je vous ai parlé, et dans la perspective l'arc de triomphe de l'Étoile, dont l'achèvement si désiré éternisera le génie fiançais, ce génie fécond et inépuisable, aussi habile à buriner sur ces nouveaux portiques les triomphes de nos guerriers et les trophées de nos victoires, que les jouissances de la paix.»

«Cet arc de triomphe, reprit mon ami, est le plus grand qui existe au monde, et il est plus qu'à moitié construit; il serait bien digne par ses majestueuses proportions de transmettre à nos neveux le souvenir de la concorde universelle, et de l'union de tous les Français.»

«Supposez, mon cher Philoménor, les galeries du Louvre terminées, une vaste place ornée de portiques immenses devant la colonnade de Perrault[153]. Supposez que la rue projetée par Louis XIV est enfin alignée jusqu'à la barrière du Trône… et vous conviendrez avec moi que Paris, sur la rive droite de la Seine, effacerait les plus belles villes du monde. «Dans les Champs-Élysées, ajoutait le prince de Ligne que je vous ai déjà cité, qui sans cela ne méritent pas ce nom, je veux voir le buste ou la statue équestre des héros à qui la France doit ses victoires, Condé, Turenne, MM. de Vendôme, Luxembourg, quelques Rohan, quelques Montmorency, un Duguesclin, un Du-Guay-Trouin, Bayard, le charmant Gaston, le modeste Catinat, l'avantageux Villars, le malheureux Créqui, l'heureux Saxon»[153].

«Et moi, s'écria Philoménor, j'y désirerais, contempler les ducs de Reggio, de Feltre, de Tarente, de Bellune, à côté des Lescure, des Laroche-Jacquelin, des Sombreuil et de tant d'autres braves qui ont illustré nos armes. En se rendant à ce monument, il n'est pas un guerrier qui ne reçût la touchante impression des vertus les plus héroïques; la gloire ancienne et la gloire moderne sembleraient l'environner de tous ses rayons.»

«Vos projets sont charmans, mon cher Grec, lui dis-je; ils feront fortune un jour peut-être plus que ceux du prince de Ligne. De tristes souvenirs, comme je vous l'ai dit, ont en quelque sorte proscrit les théâtres sur la place Louis XV; et quelque grands que soient les plans de ce général, ils ne pourront jamais être exécutés. Au surplus, d'autres endroits dans Paris offrent des emplacemens favorables qui permettront à l'architecte de se livrer aux plus sublimes inspirations, et d'y faire naître les merveilles de l'imagination la plus féconde.

«Concevons-en donc la flatteuse espérance; on profitera d'une longue paix[154] pour élever des édifices dignes enfin de la nation française.

«Au surplus ces derniers plans doivent sembler préférables à celui des architectes, et même des hommes de lettres[155] qui voudraient mettre l'Opéra dans la nouvelle Bourse, et qui, malgré la loi rendue et les raisons invincibles qu'on leur oppose, n'ont pas abandonné l'espoir de l'y placer.

«Quelque prépondérante que soit leur opinion, je ferai d'abord observer que ce bâtiment, très-bien situé pour son usage, s'achève maintenant à l'abri d'une loi proposée par Sa Majesté, et accueillie par les Chambres, et qu'il est construit en partie aux frais du commerce de Paris, qu'on ne pourrait déposséder sans l'indemniser en toute justice de ses avances. De plus, on conviendra sans peine que Paris, dont l'influence est si importante sur les autres places de l'Europe, doit avoir pour ses opérations de finances, un édifice qui ne le cède en rien aux bourses de Londres, d'Amsterdam, et de Pétersbourg.

«En second lieu, ce bâtiment, très-beau sans doute, a bien ce ton grave, mâle et sévère, parfaitement propre à son objet; mais il n'aura jamais, quoi qu'on fasse, ce genre de magnificence pompeuse que nous avons exigée pour un premier théâtre, destiné à reproduire au-dehors et au-dedans tous les prestiges de la féerie[156]; cette magnificence que réclame le perfectionnement de nos arts, que nos voyages et nos conquêtes nous ont fait connaître et désirer en France dans les édifices uniquement consacrés au luxe.

«Enfin, une dernière réflexion sur la conservation du bâtiment de la Bourse à sa première destination, est, je crois, sans réplique; il n'y a pas lieu d'en douter; le palais du commerce français perdrait de sa solidité, si, d'après l'avis de prétendus économistes, on se décidait à y placer le grand théâtre lyrique; on serait forcé d'y creuser de profonds souterrains qui n'existent pas et qui mettraient à découvert, et pour ainsi dire à nu les fondemens des colonnes qui environnent le monument; et vous n'ignorez pas que des souterrains profonds sont indispensables pour recevoir les énormes et nombreuses machines qui, dans leurs jeux multipliés et journaliers, occasioneraient peut-être en peu de temps l'ébranlement ou la chute d'un édifice qui ne fut jamais disposé pour devenir une salle d'Opéra.»

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