Voyage en Espagne d'un Ambassadeur Marocain (1690-1691)
[56] Erreur répétée souvent depuis. La bataille de Saint-Quentin est du 10 août 1557, jour de la fête de saint Laurent. De là le vœu et l'Escurial. (Note de l'éditeur).
[57] L'Art de vérifier les dates porte que la bataille fut gagnée le jour de la fête de saint Laurent.
Quand Sébastien eut été tué et que les Portugais eurent essuyé un désastre pareil, leur roi n'avait pas de fils pour lui succéder sur le trône. Il avait, à ce qu'on prétend, deux frères: l'un était cardinal; l'autre régna après lui pendant peu de jours et mourut sans postérité. La race de leurs rois s'étant conséquemment éteinte par la mort de ces deux frères, Philippe II hérita du trône de Portugal du fait de sa mère Isabelle[58], suivant les lois et règlements qui appellent chez eux la femme à hériter du trône en l'absence d'héritier mâle.
[58] Elisabeth de Portugal.
C'est aussi pendant le règne de Philippe II que les débris des Andalos restés après la victoire remportée sur eux par les chrétiens, se révoltèrent à Grenade et dans ses dépendances[59], à la nouvelle qu'il était arrivé d'Alger des navires amenés par Habîb-réïs, qui était descendu sur le territoire d'Almériyah; ils s'imaginaient qu'il les défendrait. Or il embarqua sur les navires tout ce qu'il put d'habitants d'Almériyah et de ses environs et repassa dans son pays. Les Andalos révoltés se trouvaient dès lors impuissants à lutter contre les chrétiens, qui les taillèrent en pièces. Un grand nombre d'entre eux embrassa le christianisme par force, après la fuite de ceux qui purent s'échapper. Ils demeurèrent dans cette situation, chrétiens et vaincus, quarante ans environ, jusque sous le règne de Philippe III[60], fils de Philippe II. On a soutenu que le roi des Turcs écrivit alors une lettre au ministre de Philippe III en lui demandant de s'employer à faire sortir de cette ʽadouah les survivants de ceux qui avaient été vaincus, bon office qu'il considérerait comme un témoignage d'amitié. Le ministre, usant de finesse, conseilla à son souverain d'expulser les survivants des Andalos qui avaient abandonné depuis peu leur religion. «La plus grande partie d'entre eux (dit-il) est actuellement encore en vie et leur nombre dépasse celui des chrétiens; nous ne sommes pas sûrs qu'ils ne se soulèvent une autre fois. Le mieux est donc qu'ils soient expulsés de cette ʽadouah pour que nous n'entendions plus parler d'eux, et qu'on leur fasse passer la mer afin qu'ils se dispersent dans les États Barbaresques. Leur séjour dans le pays où ils ont été élevés est un danger.» Le roi accueillit favorablement le conseil de son ministre et ordonna de les rassembler et de leur faire passer la mer, à l'exception de ceux qui avaient embrassé le christianisme de leur propre gré, lesquels étaient plus nombreux que ceux christianisés de force, et à l'exception de ceux qui s'étaient cachés, ou avaient imploré la protection de quelqu'un, ou que l'on ne connaissait pas. Quoi qu'il en soit, comme ils étaient en grand nombre, on ne poussa pas très loin les recherches dans toute l'ʽadouah, parce qu'ils étaient mêlés et avaient oublié l'islamisme. La plus grande partie de ceux qui sortirent de l'Espagne à cette époque se composait des habitants de Grenade et de son territoire qui s'étaient révoltés. Leur nombre était considérable. Les chrétiens, à cause du conseil donné par le ministre à son souverain de faire sortir tous ces gens après qu'ils s'étaient faits chrétiens et avaient embrassé le christianisme en si grande quantité, le taxent de judaïsme; suivant eux, il n'a pas donné un conseil conforme à leur religion en faisant sortir ce grand nombre d'habitants, après qu'ils avaient été considérés comme chrétiens.
[59] Cette révolte eut lieu en 1569. Les hostilités cessèrent en 1571, par la fuite d'une partie des rebelles, qui passa en Afrique, et la soumission des autres.
[60] Philippe III, par un édit du 9 décembre 1609, ordonna, sous peine de mort, à tous les Maures établis dans le royaume de Valence de sortir de ses états. La rigueur de cet édit fut étendue, le 10 janvier suivant, à tous les Maures d'Espagne. Plus d'un million de sujets laborieux, commerçants et industrieux quittèrent l'Espagne à cette occasion, laissant des provinces entières dépeuplées. La plupart de ces malheureux fugitifs se retirèrent en Asie et en Afrique. (Art de vérifier les dates.)
Quelques chrétiens sont soupçonnés de judaïsme. C'est pourquoi il existe à Madrid un tribunal composé de plusieurs docteurs de leur religion; tous sont des vieillards. On appelle leur tribunal l'inquisition. Ils s'enquièrent de quiconque est soupçonné de judaïsme, fût-ce même sous le plus léger prétexte. Ils se saisissent de lui et le mettent en prison, après avoir pris ses biens, tous ses effets et ses trésors, qu'ils se partagent immédiatement entre eux. Ils le laissent une année en prison et l'interrogent alors sur ce dont il est soupçonné. Lorsqu'il nie, ils lui disent: «Le signe de ta véracité est que tu désignes celui qui t'a desservi ou accusé.» Il les leur cite un à un jusqu'au troisième. Si celui qui l'a desservi est un des trois qu'il a nommés, et qu'ayant ajouté: «Il y avait entre un tel et moi de l'inimitié à telle époque, pour telle cause» sa supposition et ses soupçons se trouvent fondés, il lui est délivré une pièce pour faire le procès et se disculper. Son procès traîne en longueur devant ce tribunal jusqu'à ce qu'on oublie l'imputation dont il a été l'objet; il ne désirait par ce moyen qu'obtenir sa délivrance. On le fait alors sortir de prison. Dans le cas où ce dont il a été accusé est prouvé ou qu'il en fasse l'aveu, on l'oblige à abjurer le judaïsme et à embrasser la religion chrétienne. Si, abjurant sa religion, il se fait chrétien, on l'extrait (de la prison), on le promène et on l'expose dans les marchés avec une croix jaune sur l'épaule, ce qui signifie qu'il appartenait à la religion juive et qu'il est devenu chrétien. Il conserve cette croix pendant six mois à l'expiration desquels il l'enlève: il fait alors partie de la masse des chrétiens. Lorsqu'il a avoué être juif ou que le fait a été établi par témoins et qu'il n'abjure pas sa croyance, on le brûle sur un bûcher, sans accepter aucune intercession en sa faveur. C'est là le motif pour lequel aucun juif n'entre en Espagne ni en Portugal.
Le dit tribunal est celui désigné pour faire les enquêtes sur cette question et autres semblables dans le but de connaître ceux qui suivent leur religion et ceux qu'on soupçonne d'y porter la moindre atteinte. Personne ne peut diriger une attaque contre ces juges ni les accuser d'erreur ou de passion: ils trouveraient un moyen pour le perdre et un chemin pour s'emparer de lui. Personne, pas même le roi, n'a le pouvoir de délivrer quelqu'un d'entre leurs mains. Quand quelqu'un est sous le coup d'une de ces imputations et qu'il se réfugie auprès du roi pour obtenir sa protection, le souverain ne peut le sauver ni le soustraire à leurs poursuites. C'est au point qu'un de ses ministres, de ses serviteurs ou de ses officiers sur le compte duquel ils auraient un soupçon serait dans l'impossibilité de leur échapper: ils le prendraient partout où ils le trouveraient, fût-ce auprès du roi, dans l'église ou ailleurs. Pendant notre séjour à Madrid, ils accusèrent un des officiers particuliers du roi et de ses ministres d'appartenir à la religion juive: ils se sont emparés de lui et l'ont emprisonné à Tolède, où il est encore actuellement. De même ils ont accusé un autre personnage pendant que nous nous trouvions à Madrid; c'était un des fonctionnaires préposés à une branche des revenus particuliers du roi; ils l'ont saisi lui, sa femme, ses enfants, toute sa famille et ses serviteurs et les ont jetés en prison où ils sont jusqu'à présent. Ils ont mis la main sur les biens et sur tous les effets que contenait la maison de ce fonctionnaire dont la fortune est considérable.
Un des membres de ce tribunal est délégué par le pape qui est à Rome, que Dieu l'anéantisse! Il est envoyé en qualité de son représentant pour ces sortes d'affaires et autres semblables. Les Espagnols l'appellent dans leur langue el nuncio (le nonce).
Les gens accusés de judaïsme parmi ces nations sont nombreux; la majorité appartient à la nation portugaise. Ils descendent, pour la plupart, des juifs qui habitaient ces pays à l'époque des Maures, en vertu d'un pacte et d'un traité de protection que ceux-ci leur avaient accordés. Lors de la défaite des musulmans, ils se réfugièrent du côté du Portugal et s'y cachèrent en se faisant passer pour chrétiens. Il en existe, dit-on, beaucoup en Portugal; un plus grand nombre qu'en Espagne.
A la mort de Philippe III sous le règne duquel, vient-il d'être dit, sortirent d'Espagne les survivants d'entre les Maures qui restaient encore dans ce pays, le trône échut à son fils Philippe Cuarto, ce qui signifie le quatrième du nom de Philippe[61]. Il fut un des rois infidèles les plus redoutés, que Dieu les anéantisse! Sous son règne, la nation portugaise s'étant soulevée appela pour régner sur elle un personnage nommé duc de Bragance et qui était le père du roi actuel de Portugal. Sa femme était la sœur d'un duc, grand d'Espagne et d'un rang élevé dans la noblesse. Il s'appelait le duc de Médina Sidonia. On prétend que son aïeul, don Alonso de Guzman, était un grand (personnage) dans la ville de Tarîf lorsque Târeq, que Dieu lui fasse miséricorde! entra dans l'ʽadouah. Cette famille continue jusqu'à présent à porter le surnom de Guzman. Quand les Portugais appelèrent le duc de Bragance à régner sur eux, il consulta sa femme sur l'invitation qui lui était faite. Elle lui donna le conseil d'accepter. «Régner une seule nuit, lui dit-elle, vaut mieux que de rester duc pendant cinquante ans.» Il accepta donc leur offre. Il existait à ce sujet un accord entre lui et le frère de sa femme, qui habitait à cette époque la ville de San Lucar. Entre San Lucar et le Portugal est une ville nommée Ayamonte; là se trouvait un marquis très puissant, un des hommes les plus considérables de l'Espagne: il portait le titre de marquis d'Ayamonte. Il entra avec eux dans la convention. Un autre duc, connu sous le nom de duc d'Yjar, embrassa également leur parti. Ce dernier, aussi bien que chacun des autres, ambitionnait le trône pour lui-même. Philippe IV ayant eu vent de ce qu'ils concertaient manda ces trois personnages qui étaient au nombre de ses sujets et des habitants de son royaume et les fit venir à Madrid avant qu'ils sussent qu'il avait connaissance de leurs projets. Il les soumit à toutes sortes de tortures et leur arracha des aveux, car il avait surpris des lettres qu'ils s'adressaient les uns aux autres et qui indiquaient leurs intentions de rébellion. Le duc de Medina Sidonia avoua promptement. Le roi, à cause des liens d'amitié qui existaient entre eux, le relâcha et l'exila dans une ville appelée Valladolid, après lui avoir enlevé son gouvernement et sa province; il était, en effet, capitaine de toute la côte de la mer limitrophe avec notre pays, que Dieu le garde! Les deux autres, malgré les plus grandes tortures, ne firent aucun aveu. Le roi les fit sortir (de prison) avec leurs serviteurs, qui étaient au courant de leurs desseins, et les serviteurs du duc de Medina Sidonia et les fit conduire sur la place de Madrid où ils furent tous mis à mort. Alors éclata entre le Portugal et le roi d'Espagne une guerre qui dura environ vingt-six ans jusqu'à ce qu'elle s'éteignît par la mort de Philippe IV. La mort de ce prince eut lieu en l'année 1666 de leur ère chrétienne, correspondant à l'année 1077 de notre ère[62]. Le roi de Portugal paya alors (une somme) aux Espagnols.
[61] Il succéda à son père le 31 mars 1621.
[62] L'année 1077 de l'hégire commença le 23 juin 1666 vieux style.—D'après l'Art de vérifier les dates, Philippe IV mourut le 17 septembre 1665.
Le roi d'Espagne Philippe IV eut un grand nombre de fils; mais comme ils étaient illégitimes, ils ne purent, suivant leurs règles, hériter du trône. Il avait épousé une fille de son oncle paternel l'empereur d'Allemagne[63]: il l'avait fait venir avec l'intention de la donner pour femme à un fils qu'il avait; mais celui mourut peu de temps après l'arrivée de cette princesse à Madrid. Puis sa propre femme[64] mourut. Aussitôt que la princesse fut devenue nubile, il la demanda en mariage pour lui-même et l'épousa. Elle lui donna un fils, Charles II, le roi actuellement régnant.
[63] Marie-Anne d'Autriche, fille de l'empereur Ferdinand III.
[64] C'est-à-dire sa première femme, Isabelle ou Elisabeth, fille de Henri IV, roi de France; elle mourut le 6 octobre 1644.
A la mort de Philippe IV, comme son fils était encore en bas âge[65], ce fut sa mère qui régna. Quant à ses autres fils qui ne pouvaient hériter du trône, le plus grand nombre d'entre eux embrassa la vie monacale. De ce nombre est le moine aujourd'hui moufti de Malaga et qu'ils appellent dans leur langue alsoubisbo[66], ce qui signifie moufti. Un autre de ses fils se nomme Juan d'Autriche: il s'est signalé chez eux par sa bravoure, son esprit indépendant et son audace. Investi du commandement des armées et dirigeant les forces militaires du pays, il prenait part à toutes les guerres, pendant la durée du règne de la femme de son père et durant l'enfance de son frère du côté paternel. Ayant acquis par ses hauts faits d'armes une grande influence, il ne laissa personne donner un avis ni une opinion; il se mit à dicter des lois (aux ministres) et à se livrer à des actes qu'ils ne connaissaient pas auparavant: il gourmandait les membres du Conseil et la reine, la femme de son père. «Je n'agis ainsi, disait-il, que dans le but d'être utile à mon frère jusqu'à ce qu'il soit grand; je ne suis qu'un de ses serviteurs.» Mais les membres du Conseil et la reine conçurent de grands soupçons à son égard, ne doutant pas que sa conduite ne fût dictée par son désir de s'emparer du trône. La reine avait auprès d'elle un homme appelé le duendi[67], qui était l'agent particulier de ses dépenses; il lui reprocha ce qui se passait. Don Juan d'Autriche se saisit de lui et l'emprisonna dans une tour fortifiée, située sur une hauteur dominant un village du nom de Souigra (Consuegra), à dix-huit milles de Tolède, sur la route qui conduit de cette ville dans l'Andalousie. Cette tour extrêmement défendue et fortifiée est de l'époque des musulmans; elle est si élevée que la vue s'étend de là sur un grand nombre de villes, de hameaux et de villages de la province de Tolède. Entourée de deux hautes murailles, elle renferme à l'intérieur une église habitée par quelques moines. Je suis entré dans cette tour et y ai vu des vestiges de construction solide et de fortification qui attestent les efforts des ouvriers qui y travaillèrent en ce temps-là, que Dieu leur fasse miséricorde! Quand le duende eut été emprisonné dans le dit lieu, don Juan défendit qu'on l'en fît jamais sortir et se mit à éplucher la conduite et la situation des membres du Conseil: il surveillait leurs décisions, examinant ce qu'ils conseillaient, les avis qu'ils donnaient et ce qu'ils se proposaient de faire; approuvant ce qui lui paraissait bon et rejetant ce qu'il regardait comme mauvais; diminuant les dignités et les traitements des fonctionnaires. «Celui-ci, disait-il, ne mérite pas de prendre ce (traitement). Pourquoi cet autre mange-t-il tout cet (argent)?» Il en arriva même à reprocher à la reine ce qu'elle dépensait pour ses plus stricts besoins. Cela dura ainsi jusqu'à ce que son frère eut atteint sa quatorzième année. Un jour il le prit et l'ayant emmené dans le royaume d'Aragon il lui ceignit la couronne; puis, l'ayant reconduit à Madrid, il se mit à agir comme son lieutenant, à l'égal d'un serviteur. Son influence continua à l'emporter sur celle de la mère de son frère et il finit par l'expulser de Madrid dans la ville de Tolède. Elle resta là une année et demie. Quelque temps après Juan d'Autriche étant mort[68], elle retourna à sa résidence. Le duende, qui était en prison, fut mis en liberté et partit pour un des pays de l'Inde, où il se trouve encore jusqu'à présent, investi d'un grand gouvernement.
[65] Charles II était né le 6 novembre 1661.
[66] En espagnol, arzobispo, archevêque.
[67] Sur le duende de la Reina (l'esprit-follet de la reine), don Fernando Valenzuola, on peut voir les Mémoires de la cour d'Espagne, Ire partie, Paris, 1632.
[68] Il mourut le 17 septembre 1679.
Ce Charles II a grandi avec le Conseil; il a épousé la fille de sa tante maternelle, sœur de sa mère; c'est la fille de l'oncle paternel de l'empereur qui est en Allemagne. Il y a aujourd'hui un an qu'il s'est marié avec elle[69]. Il ne va en aucun endroit, ne conduit aucune armée, ne prend part à aucune guerre. Il aime à tel point la vie sédentaire qu'il ne monte jamais ni cheval ni autre bête, mais sort seulement et toujours en voiture avec la reine. Le plus souvent il se rend à ses lieux de chasse en voiture; il va sans cesse aux églises et se livre à tous les actes de dévotion en usage chez les Espagnols.
[69] En l'année 1690, Charles II, veuf de Marie d'Orléans, nièce de Louis XIV, épousa Marie-Anne de Neubourg, fille de Philippe-Guillaume, duc de Neubourg, puis électeur palatin.
Aussitôt que nous l'eûmes quitté, le jour de notre réception, après lui avoir remis la lettre du sultan, il donna la missive au chrétien d'Alep, le drogman, pour la traduire et la transcrire en espagnol. La lettre traduite, il la lut et vit ce qu'elle contenait et ce que prescrivait le Commandeur des Croyants, que Dieu l'assiste! à savoir la restitution de cinq mille manuscrits et de cinq cents captifs. L'injonction du descendant d'ʽAly lui pesa. Il ne savait comment faire face à cette demande. Il connaissait que de la part de notre souverain, à qui Dieu donne la victoire! elle était péremptoire, et il ne pouvait tergiverser, tant était grande l'impression que produisait sur lui et les membres de son Conseil la renommée de sagesse et de hauteur de vues de ce descendant d'ʽAly, que Dieu le maintienne par sa grâce! Il se concerta avec les membres du Conseil, qui furent d'avis de répondre favorablement à la demande du seigneur imâm et (reconnurent) que se conformer à son ordre partout obéi, que Dieu l'exalte! était préférable et plus avantageux pour eux. Ils agitèrent la question pendant nombre de jours.
Nous nous rendions chez le roi pour lui rendre visite, lorsque l'invitation nous en était faite.
Après qu'ils eurent tenu conseil au sujet de l'ordre du sultan et prétendu que les livres musulmans avaient été brûlés, d'après ce qu'on raconte en Espagne, ils nous dépêchèrent pour nous entretenir de l'affaire le premier secrétaire du Conseil et le Cardinal, chef de leur religion en même temps que représentant du pape qui est à Rome; c'est à lui que ressortissent toutes les affaires intéressant leur religion ou soumises à leur conseil. Or comme le seigneur imâm, que Dieu l'assiste! leur avait donné dans sa noble missive la latitude, s'ils ne trouvaient pas les manuscrits ou s'ils avaient des difficultés pour les réunir, de les remplacer en complétant le nombre de mille captifs musulmans, ils cherchèrent des prétextes pour laisser de côté une partie des mille; mais ils ne purent l'échapper et furent obligés de se conformer (à l'ordre reçu). Lors donc que le seigneur imâm, que Dieu lui donne la victoire! eut accepté, ils s'occupèrent de rechercher les prisonniers et de les rassembler.
Pendant tout le temps qu'on alla dans les provinces afin de réunir les prisonniers, le roi nous recevait, s'enquérait de notre santé et ordonnait qu'on nous conduisît dans ses jardins de plaisance et ses lieux de chasse; qu'on nous menât dans son palais visiter les appartements, les chambres et les jardins qu'il contenait. Il désirait par ce moyen nous procurer des récréations. Il ne laissa pas à Madrid une grande maison de ses principaux officiers et de ses serviteurs particuliers sans nous la faire montrer. Nous visitâmes tous les jardins et tous les lieux de plaisance qu'ils possédaient. Toutes les fois que nous le rencontrions, il manifestait sa bonne humeur et sa joie de nous voir, et il ne manqua jamais de nous honorer et de nous témoigner un bon accueil pendant la durée de notre séjour dans la capitale.
Il existe à Madrid un grand nombre de lieux de plaisance. Le roi y possède un palais immense que l'on appelle el retiro; c'est sa résidence d'été. Il est entouré d'un magnifique jardin de toute beauté et dont on admire les ruisseaux et les rivières. Au milieu de ce jardin est un grand fleuve dont les deux rives sont couvertes de belles constructions qui, pendant l'été, servent d'abri contre la chaleur. On y trouve des embarcations et des canots dans lesquels le roi monte pour se promener. A l'époque des froids, ce fleuve est entièrement couvert de glace, au point qu'un homme peut le traverser. On voit les chrétiens patiner avec adresse sur la glace. Toutefois ceux qui se livrent en plus grand nombre et avec le plus d'habileté à cette distraction sont des Hollandais et des Anglais; cela vient de ce que leur pays est situé du côté du nord, où la neige et la glace abondent partout et principalement sur les rivières. On prétend que les femmes hollandaises glissent sur la glace au moyen de chaussures munies de plaques de fer et atteignent ainsi, dans une matinée, des localités éloignées, pour y trafiquer et faire le commerce; le soir elles reviennent à leurs logis. J'ai vu des chrétiens qui patinaient sur ce fleuve en se tenant sur un pied et relevant l'autre: ils conservaient un équilibre parfait sans pencher d'aucun côté. Ils allaient ainsi comme l'éclair. Beaucoup de monde, à l'époque où le fleuve est gelé, entre dans le jardin pour voir et se récréer; on y rencontre des chrétiens et des voitures chargées de femmes et d'hommes en si grand nombre qu'il en devient trop étroit. Quand arrive la saison d'été et pendant que le roi y habite, ceux-là seuls qui ont l'habitude d'être admis, entrent dans le jardin.
Dans ce jardin est un large pilier (piédestal) en marbre surmonté d'un grand cheval de cuivre rouge. L'animal se dresse sur ses pieds de derrière et est recouvert d'une selle en cuivre; on y a placé la statue, également en cuivre, de Philippe IV, père du roi actuel: il est représenté à cheval et tenant un bâton à la main. Il est, en effet, dans leurs usages d'en tenir un à la main; ils l'appellent el baston. On prétend qu'à l'époque où les chevaux sont en rut, les habitants amènent la jument qu'ils veulent faire couvrir et la tiennent devant la statue du cheval, dans laquelle ils montent un mécanisme; au moyen de ce mécanisme l'animal fait entendre un son et un bruit pareils au hennissement du cheval. Ils présentent alors un étalon qu'ils ont choisi de préférence, pour que le produit de la jument soit pareil au type du cheval de cuivre.
Nous avons vu également un cheval semblable dans un autre palais appartenant au roi et situé en dehors de la ville. La maison se trouve dans un jardin, sur le bord du fleuve qui passe sous la ville. Le cheval est dans la même position que le premier et surmonté de même de la statue de Philippe IV, père du roi.
Charles II possède un grand nombre de jardins et de lieux de plaisance hors de la ville de Madrid; ce sont des endroits renfermant beaucoup de gibier. Personne ne peut y chasser, quel que soit son rang. Un jour il envoya auprès de nous le comte chargé de pourvoir à nos besoins; il lui avait donné l'ordre de nous conduire à ce rendez-vous de chasse et de nous y laisser chasser. Cet endroit est situé à six milles de la ville de Madrid. On y trouve une grande maison qu'on appelle le Pardo[70]; son père l'avait fait construire. C'est une grande maison dominant la rivière de Manzanarès qui passe à Madrid. Ce lieu de chasse abonde en bêtes sauvages telles que daims, sangliers, lapins; ces animaux sont d'autant plus nombreux que personne ne peut chasser dans toute la partie réservée au roi; elle est gardée pour lui seul et il n'accorde à aucune personne de son entourage l'autorisation d'y chasser. On prétend que la permission qu'il nous donna était une faveur qu'on ne l'avait jamais vu accorder auparavant à personne. On raconte même que l'ambassadeur de France et celui d'Allemagne sollicitèrent cette faveur et qu'il la leur refusa.
[70] Le Pardo est situé à 12 kilomètres de Madrid, sur la rive droite du Manzanarès.
Il y a aussi dans cette chasse une espèce de loups plus grands que celui de notre pays; c'est un grand loup de couleur fauve, plein de férocité et de force. Nous cherchâmes à le voir pendant que nous chassions en cet endroit, mais ne pûmes y parvenir. Un jour que le roi alla chasser, il tua un de ces animaux et le fit transporter à son palais. Dès qu'il fut arrivé, il nous envoya chercher pour le voir, car il savait que cette espèce n'existait pas dans notre pays. Ils appellent cette espèce de loups lobo (loup) et la petite espèce qui se trouve chez nous, ils la nomment el sorrah[71]. Ils attribuent à la grande espèce la force et la férocité. Peut-être est-elle la même qu'on dit exister en Égypte. L'animal a la grosseur, ou à peu près, du tigre (nemr.)
[71] En espagnol, zorra signifie la femelle du renard.
Cette ville, c'est-à-dire Madrid, bien qu'elle eût été la résidence de quelques-uns des ancêtres du roi (Charles II), n'avait pas atteint le degré de civilisation et de grandeur auquel elle est parvenue aujourd'hui; l'on n'y voyait pas ces rues larges et spacieuses. Avant le règne du père et de l'aïeul de ce souverain, la résidence royale était une ville appelée Valladolid, à trois journées de Madrid. Quand son aïeul se fixa dans la nouvelle capitale, la population s'accrut et avec elle augmenta le nombre des bâtisses et des habitations; car la plupart des chrétiens notables de l'Espagne y habitent avec le roi et quiconque possède une province ou une ville y laisse quelqu'un chargé de le représenter.
Les marchés de cette ville sont très grands et très vastes, et pleins de marchands, d'acheteurs et de marchandises, d'artisans et de gens de métier de l'un et de l'autre sexe. A ces marchés se rendent tous les habitants des villages et des hameaux voisins de Madrid; son territoire embrasse, en effet, un grand nombre de villages.
Les villageois apportent à la ville toutes les sortes d'aliments, de comestibles et de fruits qui se vendent. Le pain même, sauf une faible quantité, ne se fabrique pas à Madrid, et la plus grande partie de ce qui s'en consomme vient des villages du dehors. Ce sont les femmes qui se chargent de cet approvisionnement: elles apportent le pain, montées sur des bêtes de somme et, assises sur le dos de leurs bêtes, elles stationnent dans le marché pour le vendre. Quelques-unes d'entre elles se rendent dans les maisons pour fournir à chacune la quantité dont elle a besoin, car il est d'usage chez les chrétiens qu'aucun d'eux ne pétrit chez lui et toutes ses provisions sont tirées du marché.
Il y a au marché un nombre considérable de boutiques où l'on fait cuire les mets et les apprête pour les étrangers, les gens de passage et les voyageurs qui n'ont pas de domicile habituel. L'homme entre dans les boutiques et commande à la femme qui s'y trouve de lui servir tel mets qu'il désire: viande, poulets, poisson ou autre, suivant ses goûts et son appétit. Il mange et boit; puis il paye à la femme le prix de ce qu'il a consommé.
On trouve dans ce marché une quantité innombrable de viande d'animaux sauvages et d'oiseaux morts sans avoir été égorgés[72]; quelques-uns sont encore en vie, à la disposition des personnes qui désirent recueillir le sang pour le manger.
[72] On sait que chez les musulmans il est défendu de manger de la chair d'un animal qui n'a pas été égorgé suivant le mode prescrit par la loi.
Tu trouves également dans ce marché des fruits frais et secs en nombre illimité, attendu que les pommes, les raisins et les poires s'y vendent toute l'année jusqu'à l'arrivée des produits de la nouvelle récolte. La plupart des fruits frais sont apportés des montagnes de Grenade et de Ronda, malgré la distance qui sépare ces deux villes de Madrid; l'élévation du prix y attire de partout toutes choses. De même, tu rencontres encore dans ce marché une grande quantité de poissons frais qu'on apporte de la mer, après un trajet de sept jours, du pays d'Alicante et du côté du Portugal. Au milieu de ces marchés en est un grand, carré et qui contient de vastes boutiques; au-dessus de celles-ci s'élèvent des chambres, des balcons et des habitations, sur six étages, le tout plein d'habitants, tant gens de ces marchés que d'autres. On prétend que cette place renferme quatorze mille habitants mariés. Ce marché est occupé par une agglomération de gens de métier, d'artisans et de commerçants des deux sexes. On appelle cet endroit la plaza Mayor, ce qui signifie le grand marché[73].
[73] Cette grande place, qui a servi de théâtre aux auto-da-fé, aux exécutions criminelles et politiques et aux fêtes publiques, tournois ou corridas, que les rois présidaient du balcon de la Panaderia, a été refaite par les ordres de Philippe III, dont la statue équestre s'élève au centre sur un piédestal qu'entoure une grille de fer.
Au milieu de son esplanade, une foule de femmes vendent du pain, des légumes, des fruits et de la viande de toute espèce.
C'est sur cette place que les Espagnols célèbrent leurs fêtes et leurs foires, telles que la fête des taureaux et autres. Il est, en effet, dans leurs habitudes que quand vient le mois de mai, le 10 ou le 15 du mois, ils choisissent des taureaux vigoureux, gras, et les amènent sur cette place, qu'ils décorent de toutes sortes de tentures de soie et de brocart; ils s'asseyent dans des salons donnant sur la place et lâchent les taureaux un à un au milieu de celle-ci. Alors, quiconque prétend à la bravoure et désire donner des preuves de la sienne arrive, monté sur son cheval, pour combattre le taureau avec l'épée. Il en est qui meurent et d'autres qui tuent (l'animal). L'endroit de cette place où se tient le roi est connu. Il assiste à ce spectacle accompagné de la reine et de toute sa suite. Le public, suivant le désir plus ou moins grand de chacun, est aux fenêtres, car elles se paient ce jour-là seul, ou une journée de fête semblable, pour une seule place, autant que le loyer d'une année entière.
J'ai assisté là à une fête que les Espagnols célébraient sur cette place en l'honneur d'un de leurs religieux qu'ils appellent San Juan[74]. Ils disent qu'il appartenait à l'ordre des moines et que sa vie fut édifiante, suivant leurs croyances religieuses. Ils ont vu de lui des choses imaginaires que Satan leur fait prendre pour des réalités et qu'ils appellent miracles, mot qui veut dire «démonstrations.» Il y a environ cent ans qu'il est mort. Cette année, ils prétendent que le pape a reconnu comme authentique ce qui le concerne et leur a conséquemment permis de le porter en procession pour que les gens le voient et le connaissent. Ils ont donc choisi ce jour pour sa fête, après s'être réunis en masse: ils ont orné son église de toutes sortes de tentures en soie et en brocart, paré sa statue de riches vêtements incrustés de perles et de rubis et pavoisé toutes les rues depuis l'église jusqu'à la place. Ils ont aussi décoré la place de toutes les manières et y ont suspendu les rubis et les joyaux précieux, et les croix d'or incrustées de pierreries inestimables.
[74] Il s'agit sans doute de saint Jean-de-Dieu, fondateur des frères de la Charité, né en 1495 à Monte-Major-el-novo, petite ville de Portugal, mort en 1550, canonisé le 16 octobre 1690.
Le roi a réuni à cette occasion toute sa cour et nous a fait préparer un emplacement en face de celui qui lui est destiné; il l'a fait richement orner comme le sien et nous a envoyé inviter à assister à la cérémonie, voulant par là nous distraire et nous récréer. Nous nous sommes donc dirigés vers cet endroit; nous y avons trouvé une multitude compacte d'hommes et de femmes pour laquelle, malgré ses dimensions, il était devenu trop étroit, et avons beaucoup souffert de l'encombrement de la foule. Dans les marchés et dans les rues il y avait encore plus de monde que sur la place. Ayant gagné l'endroit qui avait été préparé pour nous, nous y sommes montés. A peine étions-nous assis en face du roi que celui-ci nous a salués à plusieurs reprises, a levé son chapeau[75] et pris place ainsi que la reine et sa mère, entouré de sa suite et de ses ministres. Alors a défilé la procession avec la croix et les images et la statue de ce moine que le pape les a autorisés à fêter. Ils lui ont élevé de nombreuses églises dans chaque ville ou village; ils ont aussi institué dans chaque localité, suivant l'importance de la ville ou du village, une fête en son honneur.
[75] Chemrir, transcription marocaine du mot Sombrero.
Les moines de son ordre sont ceux qui s'occupent de traiter les malades, de les servir, etc.; car, comme de son vivant il faisait partie des moines adonnés à cette œuvre, tous se sont mis à fonder des hôpitaux dans ses églises et à se livrer avec beaucoup de zèle au soin des malades. Il existe, en effet, en Espagne une quantité innombrable d'hôpitaux: il y en a, dans la ville de Madrid, quatorze qui sont immenses, très propres et entièrement pourvus de lits, de provisions de bouche, de boissons, de remèdes, et du personnel nécessaire aux malades. Ils mettent, pour les femmes malades, des femmes âgées qui les servent et les soignent, et pour les hommes, des infirmiers de leur sexe. Ces établissements sont dans un état parfait d'entretien, et le traitement a lieu sans que le malade soit privé de rien dont il ait besoin, soit peu, soit beaucoup. J'en ai visité plusieurs; j'y ai vu que les dépenses étaient faites sans aucune parcimonie. Dans chaque hôpital, il y a un certain nombre d'armoires garnies chacune de tout le nécessaire: huile, vinaigre, remèdes, boissons. J'ai trouvé dans la cuisine, en fait de viandes, du mouton, des poules, des lapins, des perdrix, du porc, etc., pour l'usage des malades.
Quand le médecin est entré auprès du malade, qu'il lui a tâté le pouls et a reconnu son état, il écrit un papier qu'il remet au gardien, et celui-ci le donne aux serviteurs attachés à la cuisine, lesquels apportent ce que le médecin a prescrit. J'ai vu aussi chez eux une autre chambre qui contient les effets des malades. Voici ce qui se passe: lorsqu'un malade entre à l'hôpital, on lui enlève tous les vêtements qu'il porte, on les dépose dans la chambre destinée à cet objet; on y attache une étiquette sur laquelle on inscrit la nature des effets et le nom de leur propriétaire, et on revêt celui-ci d'autres habillements qu'on tient là tout prêts pour les malades et qui sont achetés sur les fonds dont l'hôpital est doté.
On lui fournit un lit garni de deux couvertures, de deux draps et d'un oreiller. Chaque huit jours on lave les vêtements qu'il a sur lui et on lui en donne d'autres. Une fois guéri, on lui rend les habillements avec lesquels il est venu et il s'en va où bon lui semble.
Si le malade meurt, il est enveloppé dans un linceul aux frais de l'hôpital et l'on s'enquiert de sa famille, à laquelle on remet les effets qu'il a laissés dans l'établissement.
Chacun de ces hôpitaux possède un médecin auquel on assigne une maison d'habitation à proximité de l'hôpital; le loyer en est payé ainsi que toutes ses provisions de bouche, les choses de première nécessité pour lui et ses domestiques, et tous ses frais d'entretien sur les revenus dont jouit l'établissement, afin qu'il se trouve toujours présent et qu'il ne soit ni absent, ni préoccupé de ses moyens d'existence.
Ces religieux, qui appartiennent à l'ordre du moine saint Jean, se consacrent pour la plupart au service des malades; ce qui constitue pour eux un article de foi.
Un de nos compagnons étant tombé malade pendant notre séjour dans la ville de San Lucar, les religieux de cet ordre, qui venaient nous faire visite tous les jours, nous demandèrent, quand ils virent le malade, de le transporter dans leur établissement pour le traiter et lui donner leurs soins. Mon refus les surprit beaucoup. «Nous voulions faire une bonne œuvre, dirent-ils, et nous ne pensions pas que tu nous en empêcherais.» Ils insistèrent de nouveau, mais je ne leur cédai point. Ils continuèrent de venir visiter le malade jusqu'à ce qu'il guérît.
L'on aimerait, à cause de cette croyance qu'ils ont, de leurs bonnes qualités et de leur caractère paisible, qu'ils se trouvassent dans la droite voie; car ce sont les gens de leur nation doués du meilleur naturel et les plus tranquilles. Mais Dieu guide qui il veut vers un droit chemin[76].
[76] Qor'ân, Sur. II, v. 209.
Il existe aussi au marché de Madrid un lieu destiné aux correspondances et aux lettres provenant de toutes les villes, régions et provinces.
En effet, chaque jour de la semaine, arrivent des lettres de quelque ville. Quiconque attend une lettre se rend aux boutiques établies dans ce but et regarde s'il lui est venu quelque chose ou non. Trouve-t-il une lettre, il en acquitte le port pour une somme déterminée, équivalente au quart d'une once de notre pays[77]. De même, celui qui veut envoyer sa missive dans un pays l'écrit aussi et la jette à l'endroit connu, sans rien payer pour l'envoi, attendu que c'est celui qui la reçoit qui acquitte le port. Cela se pratique de la sorte pour les villes distantes d'un demi-mois et moins, quelle que soit la ville. Mais pour les pays éloignés comme l'Italie, Rome, Naples, les Flandres, la France, l'Angleterre, etc., qui sont très loin, le port d'une lettre provenant de l'un de ces pays se paie son poids d'argent. Ces lettres produisent de très grandes sommes.
[77] La valeur de l'once varie chaque jour au Maroc; d'après le tarif officiel de la douane elle vaut actuellement 16 cent. environ.
Au mois de février, il est arrivé d'Italie et de Rome un courrier apportant des lettres dont le poids total était de cinquante-trois robʽs (quarts); ce qui produisit une somme de treize quintaux et quart[78] d'argent. Ce service est entre les mains d'un comte qui s'appelle Conde Yâty; on prétend que le roi le lui a donné pour en vivre; tous les courriers sont sous sa dépendance. Leur usage à cet égard est que le courrier qui se dirige vers un pays emporte toutes les lettres réunies pour cette destination et voyage à marches forcées, sans arrêt ni interruption. Toutes les fois que sa monture est affaiblie ou fatiguée, il la change moyennant un salaire déterminé, dans une des hôtelleries[79] établies sur les routes pour les voyageurs et les courriers, comme nous l'avons dit précédemment. La distance fixée pour le changement de monture est de neuf milles. Le courrier ne peut pas dépasser ce chiffre. Il franchit la moitié du chemin qui conduit au pays vers lequel il se dirige; là, il rencontre le courrier de ce pays, qui arrive; ils échangent les correspondances et chacun d'eux revient à son point de départ. Chaque jour l'on a donc des nouvelles de tous les pays.
[78] Il nous est impossible jusqu'à présent de savoir à quel poids en kilogrammes correspondait ce quintal.
[79] Bayntah, esp. venta.
On emploie à Madrid un moyen autre que les lettres pour donner les nouvelles. Voici ce que c'est: lorsqu'il arrive une nouvelle de pays très éloignés, il y a une maison où se trouve une imprimerie[80] dirigée par un seul homme, qui paye pour cela au roi une redevance fixe, au commencement de chaque année. Toutes les fois qu'il entend une nouvelle ou qu'elle parvient à ses oreilles ou qu'il la découvre, il réunit de toutes ces nouvelles tout ce qu'il peut et, les versant dans le moule, il en imprime un millier de feuilles qu'il vend à un prix modique. Un homme, qui en tient à la main une énorme liasse, crie: «Qui veut acheter les nouvelles de tel et tel pays?» Ceux qui désirent les lire en achètent une feuille. Ils l'appellent la Gazette[81]. On y lit beaucoup de nouvelles; mais elles sont, pour la plupart, exagérées et mensongères dans le but d'exciter la curiosité des gens.
[80] Litt., un moule à écriture.
[81] El gasétah, esp. gazeta.
Par le courrier arrivé d'Italie et de Rome et dont il vient d'être fait mention, on a reçu la nouvelle de la mort du pape qui est à Rome[82], que Dieu l'envoie rejoindre les grands de sa nation! Jusqu'à présent, personne n'a été élu pour le remplacer.
[82] Alexandre VIII, élu pape en 1689, mort en 1691.
Pendant notre séjour à San Lucar a eu lieu l'élection d'un autre personnage à sa place. Cette dignité, chez les adorateurs de la croix, est très importante, attendu que celui qui en est investi leur explique les dogmes et les jugements, leur édicte les lois, leur ordonne de faire ce qu'il veut et leur défend ce qui lui déplaît, au gré de son caprice. Il leur est impossible d'avoir une opinion différente de la sienne, et ils ne peuvent que se soumettre, car le contredire serait pour eux sortir de leur religion.
L'élection de ce pape se fait de la manière suivante: Au-dessous de lui sont soixante-douze religieux faisant partie de leurs plus grands savants; tous portent le titre de cardinal. La dignité de cardinal, chez eux, est inférieure à celle de pape. Lors donc que le pape meurt et est envoyé en enfer où il est livré au feu éternel, chacun des soixante-douze entre dans sa chambre, se ferme dedans et se met en prières, à ce qu'il croit, de façon à n'être en communication avec personne et à ne parler à qui que ce soit. On lui apporte seulement sa nourriture. Il demeure ainsi quatre mois. Une fois ce délai expiré, chacun d'eux réfléchit en lui-même pour savoir quel est celui des soixante et onze personnages que, d'après lui, il agréera et choisira comme offrant toutes les garanties de confiance, de loyauté et de piété. Il écrit alors son nom sur un morceau de papier et le dépose dans une boîte fermée de manière à ce que personne, ni lui ni les autres, ne puisse voir l'intérieur.
Chacun des dits cardinaux écrit autant de bulletins qu'il choisit de personnes et dépose le bulletin à l'endroit préparé pour cet objet. Quand le jour fixé à cet effet est venu et qu'ils ont fini d'écrire et de choisir, ils se réunissent en assemblée, ouvrent la boîte et lisent les bulletins. Celui dont le nom se trouve inscrit le plus grand nombre de fois sur les bulletins, ils l'acceptent à l'unanimité et l'investissent de la dignité papale, après qu'ils ont pris de lui les engagements et les pactes les plus formels d'observer les conditions déterminées chez eux de loyauté et de sincérité, et que lui-même a reçu d'eux les promesses prescrites en cette circonstance. Dès lors il est pour eux le pape. Ils ont l'habitude, que Dieu les anéantisse! de ne choisir qu'un vieillard ayant dépassé sa quatre-vingtième année. Celui qu'ils ont élu pape, cette fois, est moins âgé. Ils ont prétendu que personne de son âge n'avait été, avant lui, préféré aux autres.
Avant ces dernières années, il existait chez eux un autre usage: on n'élisait à ces fonctions qu'un Italien de la province de Rome et de son territoire, pour un motif qui les avait forcés d'agir ainsi, et qui est qu'ayant élu un pape qui appartenait à la nation française, celui-ci se mit à amasser des richesses qu'il envoyait secrètement dans son pays. C'est pourquoi ils tombèrent alors d'accord que la papauté ne serait plus donnée ni à un Français, ni à un Espagnol, dont les nations sont puissantes et animées de l'esprit de parti, mais qu'on en investirait quelqu'un originaire de l'Italie, des États romains et de leur dépendance. Celui qu'on nommerait serait un des parents du pape, et personne autre que lui ne pourrait rien entreprendre dans la totalité des provinces italiennes. Le pape qu'on a élu cette année, après la mort de son prédécesseur, est originaire du pays de Naples, qui fait partie de l'Italie, mais se trouve cependant aux mains des Espagnols[83]. Cette règle a été enfreinte cette fois, et la dignité papale a donc été confiée à quelqu'un qui est d'une province appartenant à l'Espagne.
C'est ce pape qui impose aux chrétiens le jeûne à certains jours de l'année, pour un motif qu'il leur interprète, et qui leur défend de manger de la viande le vendredi et le samedi. Il leur tient, suivant sa manière de voir, tel langage qu'il trouve bon et leur interdit d'épouser une proche parente ou une nièce, soit du côté paternel, soit du côté maternel, à moins d'avoir obtenu son autorisation. Cette autorisation coûte beaucoup d'argent, celui qui veut avoir la permission d'épouser sa proche parente ayant à dépenser de fortes sommes pour les intermédiaires et les frais de route, à une si grande distance. Il n'a de facilités qu'autant qu'il est puissant et riche; il trouve alors la voie ouverte pour obtenir l'autorisation de se marier. Le pape accorde aussi aux chrétiens la permission d'épouser une proche parente, lorsqu'il y a eu entre un homme et une femme des relations intimes suivies d'une grossesse et que cette femme est sa proche parente. Dans ce cas, l'autorisation est donnée d'une manière générale, sans qu'il soit besoin de recourir au pape.
[83] L'ambassadeur veut parler d'Innocent XII, Antoine Pignatelli, né à Naples, pape de 1691 à 1700.
J'ai vu à Madrid une jeune femme très belle, d'une des plus grandes familles d'Espagne et qu'avait épousée son oncle maternel, don Pedro d'Aragon, issu des rois d'Aragon. Il avait épousé sa nièce avec la permission du pape. Comme il était avancé en âge, il craignait de mourir sans postérité et sans personne qui héritât de ses biens. Il prit donc l'autorisation du pape, épousa sa nièce et, étant mort bientôt après, il lui laissa une fortune incalculable, après avoir exprimé à un des principaux personnages (du royaume) le désir qu'il la prît pour femme. Mais on ne put rien obtenir d'elle, attendu qu'elle était de nationalité espagnole: elle était fille du duc de Medina Celi, qui remplissait auprès du roi les fonctions de ministre et de chambellan, et avait ses entrées dans sa chambre à coucher ainsi que d'autres privilèges. Il jouissait en outre de celui qu'il avait hérité de ses ancêtres ab antiquo, ainsi que son père et son aïeul, en sa qualité de descendant des rois d'Espagne et qui consistait en ce que, lorsqu'il saluait le roi, il lui disait: «Nous venons après vous,» c'est-à-dire que la couronne lui reviendrait si la descendance du roi venait à s'éteindre et qu'il mourût sans laisser un héritier du trône. Lui et ses ancêtres avaient exercé cette prérogative du temps des aïeux du roi actuel et sous le règne de celui-ci jusqu'au jour où, il y a de cela neuf ans, dit-on, le roi, ennuyé et irrité d'entendre cette phrase qui lui était d'autant plus désagréable qu'il n'avait pas d'enfant, lui dit: «Ces paroles que je t'entends répéter si souvent me sont insupportables; je veux que tu cesses d'en faire usage et que ni toi ni tes descendants, après toi, ne recommenciez plus à les prononcer ni à les guetter.» En conséquence, comme il ne pouvait agir autrement et qu'il lui fut suggéré d'obtempérer à cet ordre, il renonça à l'emploi de cette phrase. Il conserva néanmoins ses fonctions de ministre et ses autres privilèges jusqu'à ce que, le roi l'ayant chargé d'une affaire pour laquelle ce ministre préférait une solution tout opposée, il désobéit à l'ordre reçu et n'en fit pas cas. Le roi voyant sa persistance à contrecarrer ses désirs (en fut très irrité): le ministre avait une clef à l'aide de laquelle il entrait partout où le roi se trouvait; il vint un jour et trouva la porte fermée en dedans. Ayant cherché à l'ouvrir, il ne put y parvenir. Il frappa alors à la porte jusqu'à ce que le roi s'étant levé vînt voir qui frappait. Quand il ouvrit la porte, il aperçut son ministre et la referma aussitôt. Le duc de Medina Celi retourna chez lui en proie à la plus violente colère et ne sortit plus. Il fut sur-le-champ atteint de la maladie que nous appelons noqtah (goutte) et resta malade environ huit ans. Il a été envoyé en enfer cette année, pendant notre séjour à Madrid. Il laisse un fils qui est ambassadeur à Rome comme représentant du roi d'Espagne et son intermédiaire auprès du pape. C'est en effet une des coutumes (des nations chrétiennes) de s'envoyer réciproquement des ambassadeurs, de même que le fait aussi le pape, qui envoie à Madrid un grand personnage d'entre les docteurs de la religion; on l'appelle nonce[84]: il est le vicaire du pape pour les affaires ordinaires concernant les pratiques du culte et les lois (religieuses).
[84] En-noûnsiou, en espagnol nuncio.
Il y a également à Madrid un certain nombre d'ambassadeurs: il s'y trouve aujourd'hui un ambassadeur d'Allemagne et un autre d'Angleterre. Antérieurement, il en était venu un de cette dernière nation; après un séjour de quelque temps à Madrid, il s'éprit d'une femme, et les sentiments qu'il éprouvait pour elle le portèrent à se faire chrétien (catholique) et à suivre la religion des adorateurs de la croix; car les Anglais n'adorent pas la croix. Dès qu'ils apprirent la nouvelle qu'il avait embrassé le christianisme, ils en nommèrent un autre à sa place. Lui est resté à Madrid, où il s'est marié, et le roi lui fait une pension dont il vit et qui s'élève à la somme annuelle de douze mille écus. Il a perdu tous les biens qu'il possédait dans son pays, attendu qu'il n'y tenait pas.
Il y a aussi à Madrid un ambassadeur de Venise[85] et (un) de Portugal; mais ceux-ci sont établis à demeure avec leurs enfants et (s'occupent de) leurs affaires, tandis que les autres viennent dans le but de régler la question pour laquelle ils sont envoyés et s'en retournent immédiatement.
[85] Encore ici le texte porte Balansiah, Valence.
Avant ces derniers temps, il y avait à Madrid un ambassadeur de France. Par suite des querelles, des guerres et des hostilités qui ont éclaté actuellement entre les nations chrétiennes et dont nous allons mentionner les causes, s'il plaît à Dieu, il est retourné incontinent auprès de son souverain.
La cause de cette inimitié qui existe aujourd'hui entre eux est due à deux motifs: Le premier est que le roi de France était arrivé au faîte de la gloire; il rapportait tout à son propre jugement; dominé par le désir d'étendre au détriment des autres souverains les limites de ses États, l'orgueil le dominait. Or il avait pour voisin un duc qui était à la tête d'une province sur laquelle aucun roi n'exerçait la suzeraineté et qu'il avait héritée de ses ancêtres, suivant la coutume pratiquée chez quelques rois étrangers (à l'islamisme), lorsqu'ils ont un certain nombre d'enfants: l'aîné devient l'héritier du trône et le frère cadet reçoit, avec le titre de duc, une partie du pays déterminée et connue; il ne dispute pas le royaume à son aîné. Cependant si celui-ci vient à décéder sans postérité, le frère cadet devient l'héritier du trône, suivant les usages relatifs à la succession. Si, au contraire, il n'est point dans leur coutume que le second frère succède à l'aîné, quand celui-ci n'a pas laissé d'enfant, alors un autre que lui, de la lignée de son frère, hérite du trône, que ce soit le petit-fils ou le fils du petit-fils, ou bien un fils ou une fille de sœur. Ce duc gouvernait une portion de pays étranger à la nation française. Le roi de France voulut la lui enlever et mettre un autre à sa place. Malgré les reproches du pape, il persista dans sa résolution, sans se préoccuper des paroles du pape ni de ses remontrances. Mais comme tous les adorateurs de la croix sont sous la direction du pape, qu'ils ne peuvent rien faire sans son assentiment, que c'est à lui qu'ils demandent la plupart de leurs décisions et de leurs jugements, et qu'ils reçoivent de lui leur religion détournée du chemin de la vérité et de la bonne voie, suivant ainsi la route de l'égarement et de la perdition, il leur invente des dogmes d'après ce qu'il veut et ce qui lui plaît, et ils lui prêtent assistance dans des affaires où Dieu, qu'il soit exalté! a décrété la méchanceté et la perversité de ce souverain. Aussi ne résolvent-ils aucun litige intéressant leur religion, sans sa permission et ses conseils, et se conforment-ils à ses volontés en des choses nuisibles à leurs intérêts terrestres et à leur propre autorité.
Par suite des reproches que le pape adressa au roi de France et de la résistance qu'il opposa, l'inimitié éclata entre eux, parce que le roi de France avait refusé d'écouter le pape et persisté à agir d'une manière contraire à son opinion dans une pareille question, en enlevant à de puissants personnages leur rang et leur héritage, au mépris de coutumes qu'il n'avait pas le droit d'abolir. Ce sont ces circonstances qui amenèrent entre eux l'inimitié et la dispute.
Sur ces entrefaites des lettres furent également échangées entre le roi de France et l'empereur, roi d'Allemagne, au sujet de la trêve conclue par le premier avec le roi des Turcs, que Dieu le fortifie! L'empereur l'invita à rompre la trêve et à renoncer à son alliance. Le roi de France ne fit aucun cas ni de l'empereur, ni de l'objet de son invitation; ce qui devint un motif de haine entre eux. Aussitôt que cette inimitié eut pris naissance, les autres nations chrétiennes reprochèrent au roi de France sa persistance à contrarier l'empereur et son refus de se conformer à l'invitation qu'il lui faisait de rejeter la trêve. L'empereur jouissait parmi les nations chrétiennes d'une influence considérable, vu qu'il tenait toujours tête aux musulmans et était sans cesse occupé à leur faire la guerre. C'est pour ce motif qu'il portait le titre d'empereur et aussi parce que d'autres nations marchaient à sa suite dans la guerre qu'il soutenait. Les autres peuples, placés sous la direction du pape et également partisans de l'empereur, par haine des Français, prirent la résolution d'écrire au roi de France:
«Sache, lui disaient-ils, que ces actes que tu assumes et la conduite que tu tiens, te mettent en opposition avec la volonté du pape, sous la direction de qui nous sommes tous placés. Au mépris des coutumes établies, tu prives de leur rang de hauts personnages; tu contrecarres le chef de notre religion et tu fais cela de propos délibéré. Or tu connais sur quels points porte le dissentiment. Parmi ceux-ci est ta trêve avec les Turcs et ta persistance à la maintenir. Tu es au courant aussi, car tu ne peux l'ignorer, de la guerre que l'empereur soutient contre eux. Suivant notre religion et d'après nos croyances, nous sommes tenus de l'aider et de marcher avec lui. Ainsi donc, ou tu rompras la paix que tu as conclue avec les Turcs et seras uni avec nous et l'empereur, ou nous proclamerons en conseil qu'il faut diriger les hostilités contre toi et te faire la guerre.»
Ils pensaient qu'en voyant leur entente et leur parfait accord à agir contre lui et à lui faire la guerre, le roi de France ne pourrait pas soutenir la lutte, mais s'adresserait à lui-même des reproches, et que, dans le cas où il persisterait à s'opposer à leur manière de voir et où ils l'attaqueraient tous ensemble sur terre et sur mer, ils le terrasseraient[86] et briseraient sa puissance.
[86] Litt., ils lui rompraient le dos.
Lorsqu'il vit quels étaient leurs communs projets, séduit par la gloire de leur tenir tête et n'écoutant que son inspiration, il leur répondit: «J'ai pris connaissance des projets que vous avez formés en commun; je désire que vous me les communiquiez revêtus de la signature de vos souverains, afin que je réfléchisse à ce que j'ai à faire et que je me consulte.» Ils agréèrent unanimement sa demande et il lut la décision arrêtée entre eux de lui faire la guerre s'il ne renonçait à la trêve conclue par lui avec les Turcs, s'il ne se soumettait à l'invitation de l'empereur de la rompre et s'il continuait à s'opposer à la volonté du pape; tous lui déclareraient la guerre. Il écrivit alors de sa propre main au-dessous de leur déclaration: «Ces nations sont les ennemis des Français et les Français sont les ennemis de ces nations,» et il leur envoya cet écrit. Quand ils reconnurent qu'il était déterminé à soutenir la lutte, devenue désormais inévitable, car eux-mêmes avaient signé la déclaration, les hostilités commencèrent pour ce motif sur terre et sur mer. Elles continuent jusqu'à présent. Les nations susmentionnées sont: l'Espagne, l'Allemagne, l'Italie, la Souisah, que les Européens appellent Suisse, et la Savoie. Le Portugal seul n'est pas entré dans la ligue formée pour cette guerre. Leur roi, invité à en faire partie, a refusé et n'y prend part ni à titre de confédéré ni comme ennemi. Il en est de même des Génois, qui ne sont pas entrés dans la coalition. Ils occupent une bande de terre et ont à leur tête un duc qu'ils appellent grand duc, à cause des diverses branches de l'administration placées entre ses mains. Loin de s'aventurer avec ceux-là dans la guerre, il a embrassé le parti des Français et a conclu avec le roi de France un traité en vertu duquel il lui fournit, moyennant une somme convenue, un nombre déterminé de navires qu'il doit trouver en mer partout où il les demandera. Les Génois ont conservé la paix avec les autres nations.
Les Anglais et les Hollandais n'étaient pas entrés non plus, avant cette époque, dans la ligue formée par ces peuples chrétiens pour faire la guerre, attendu qu'ils ne sont pas considérés par eux comme chrétiens, à cause d'une certaine dissidence entre eux, les Anglais et les Hollandais n'étant pas des sectateurs outrés du pape à l'instar des autres chrétiens adorateurs de la croix. Ces deux peuples partagent la même croyance et reprochent aux catholiques d'avoir fait des innovations basées sur l'erreur. Cependant tous suivent des dogmes erronés. Que Dieu nous en préserve! A cause de cela, les sectateurs du Messie appellent les Hollandais herejes[87], mot qui signifie hérétiques[88]. Le roi des Anglais était mort[89] pendant que les chrétiens se faisaient la guerre; il ne laissait pas d'enfant pour régner après lui sur son peuple, mais un frère appelé Jacques. Ce Jacques et sa femme étaient attachés en secret à la religion chrétienne, sans que personne de leur nation en eût connaissance. Lorsque son frère mourut, l'ordre de succession le désignant, il fallait nécessairement l'investir du pouvoir royal et le mettre sur le trône à la place de son frère. Les Anglais l'invitèrent donc à régner sur eux. Or il s'en défendit et refusa: c'était de sa part un artifice et une ruse. En effet, une fois qu'ils l'eurent pressé et qu'il vit leur impossibilité de placer un autre que lui sur le trône, puisqu'il était le seul héritier, il leur dit: «Je n'accepterai votre demande et ne répondrai à vos instances qu'autant que vous accomplirez un de mes désirs, qui ne peut vous causer préjudice: il consiste en ce que chacun suivra la religion qu'il préfère.» Ils acceptèrent sa demande et accédèrent à ses désirs, le couronnèrent et l'assirent sur le trône. Mais à peine eut-il pris les rênes du gouvernement que lui et sa femme suspendirent des croix à leurs vêtements, firent paraître un moine chrétien qu'ils avaient auprès d'eux et, entrant dans l'église, célébrèrent la prière des chrétiens (catholiques). Leur exemple fut suivi par les personnes de l'entourage du roi qui connaissaient ses intentions. Jacques voulut aussi pousser ses sujets à adopter la religion qu'il pratiquait. Quand les Anglais virent que leur roi professait une doctrine différente de la leur et suivait la religion des gens de la croix, ils eurent peur que cette maladie ne gagnât les masses et qu'il ne leur fût plus possible d'arrêter le mal. Ils reprochèrent alors au roi d'avoir embrassé cette religion et, réunis en assemblée, ils décidèrent de le tuer. Ayant eu connaissance de leur projet, il s'enfuit avec la reine auprès du roi de France[90] et implora sa protection. Le roi de France résolut de le secourir et de le protéger, par haine des Anglais et en dépit d'eux. Ils lui adressèrent des réclamations, et des correspondances furent échangées qui se terminèrent par ces paroles du roi de France: «Vous êtes tous des ennemis pour moi, comme les autres chrétiens. Préparez-vous donc à me combattre jusqu'à ce que je rende, malgré vous, à son palais et à son royaume, le prince qui s'est réfugié auprès de moi.» En présence de ces événements, c'est-à-dire du départ de leur roi et de la guerre qui éclatait entre eux et les Français, les Anglais se donnèrent pour roi le prince d'Orange[91], stathouder de Hollande; car les deux peuples suivaient une même religion, vu que la même dissidence les séparait des catholiques. Le prince prit les rênes du gouvernement et ils lui donnèrent le titre de roi. Ils décidèrent de faire la guerre à la France sur terre et sur mer.
[87] Le texte porte er-rékîs.
[88] Rawâfed.
[89] Charles II d'Angleterre mourut en 1685.
[90] En 1688.
[91] En 1689.
Comme le Bélad Falamank, la Hollande, est limitrophe du pays de Flandre et que les (habitants du) pays de Flandre, dans le principe, faisaient aussi partie de la nation hollandaise, et suivaient la même religion et les mêmes croyances qu'elle; lorsque la Flandre devint une province dépendante de l'Espagne par la translation du comte, époux de la fille de Ferdinand qui était à Séville, ainsi que nous l'avons dit précédemment, et que la Flandre et toutes ses lois se trouvèrent placées sous l'administration des rois d'Espagne, (les habitants) furent obligés, à cause de la domination exercée sur eux, d'embrasser le christianisme et de suivre la religion de leurs gouvernants.
Le roi de France les a attaqués cette année avec une armée qu'il a d'abord fait partir avec son fils le dauphin, que Dieu l'éloigne! et qu'il a ensuite rejointe. Il a dressé son camp devant la capitale du pays, la ville de Mons; il l'a assiégée pendant quelques jours, a braqué contre elle les canons et (lancé) les bombes et réduit les habitants à la dernière extrémité. La ville renfermait douze mille soldats de l'armée espagnole. Lorsqu'ils se sont vus serrés de près et ont craint de périr, ils lui ont livré la place, et il a pris possession de la capitale et de toutes ses dépendances, provinces, villages et villes. On a prétendu que ce qui était considéré comme en dépendant en fait de villages, de villes et de provinces se composait de plus de sept cents villes et villages. La conquête achevée, le roi a fait son entrée dans Mons le jour de la fête de Pâques, milieu du mois d'avril de la présente année[92]. Laissant ensuite l'armée avec son fils le dauphin, il est retourné à Paris sa capitale et la métropole de son pays. Son fils continue aujourd'hui à se trouver en face du prince d'Orange, le souverain des deux nations hollandaise et anglaise. On dit que l'armée du prince d'Orange est forte de soixante-quinze mille hommes et qu'il a en mer une escadre opposée à la flotte française. La flotte anglaise a mis en déroute, à ce qu'on prétend, celle des Français et leur a détruit quarante navires.
[92] Mons se rendit le 9 avril 1691. (Art de vérifier les dates.)
Les Français sont aussi en guerre avec les Espagnols sur terre et sur mer. Sur terre, ils ont assiégé une ville appelée Catalogne (sic), dans la province de Barcelone (sic). En face d'eux se trouve une armée espagnole commandée par le duc de Medina Sidonia surnommé Guzman. Pendant notre séjour à Madrid on craignait qu'elle ne fût attaquée par les Français; aussi a-t-on envoyé à son secours quelques troupes sans importance. On était dans l'attente de ce qui s'était passé entre les deux armées. On a prétendu que, pendant ce mois, les Français avaient établi leur campement en face de l'armée espagnole et qu'ayant dressé contre elle et contre la ville de Barcelone les canons et les (mortiers à) bombes, ils avaient détruit un certain nombre de maisons. Par suite, les habitants de la ville s'étaient levés contre les Français qui étaient dans le pays et avaient intimé l'ordre de sortir à tous ceux d'entre eux qui étaient célibataires, ne laissant que les gens mariés. Après avoir achevé leur œuvre contre Barcelone, les navires français se sont dirigés vers la ville d'Alicante, dont ils ont détruit encore avec les bombes plus de six cents maisons. Les habitants d'Alicante ont enveloppé les Français qui se trouvaient également chez eux et les ont massacrés sans en épargner un seul: on a prétendu que le nombre des Français tués à Alicante s'élevait à trois mille. En apprenant que l'escadre française s'avançait vers Alicante et Barcelone, les Espagnols avaient envoyé des ordres pour faire revenir leur flotte qui était partie pour l'Océan dans le but d'aller à la recherche des vaisseaux de l'Inde, attendu que l'on tardait d'en recevoir des nouvelles et que l'époque habituelle de leur arrivée était passée: la flotte espagnole devait se diriger vers les villes d'Alicante et de Barcelone pour combattre l'escadre française. Mais quand elle arriva, les Français étaient retournés chez eux après avoir détruit tout ce qu'ils avaient pu et accompli tous leurs desseins: on ne trouva plus dans ces parages une seule voile française.
Les Français ont également d'autres guerres à soutenir contre les habitants de la Vénétie, de l'Italie, de l'Allemagne et de la Savoie.
La Savoie est un pays gouverné par un duc qu'on appelle duc de Savoie, et qui est entré dans la coalition formée contre les Français par les adorateurs de la croix. Cette année, une armée française s'est avancée vers la Savoie, en a serré les habitants de près et s'est emparée de tout ce pays, de ses villes et de ses villages, au point qu'il n'est resté au duc, qui en est le souverain, que la ville dans laquelle il est aujourd'hui assiégé; l'armée française continue de le bloquer et de l'assiéger. A cause de la guerre faite par le roi de France à l'Empereur par les motifs que nous avons mentionnés comme lui ayant donné naissance, on l'accuse d'aider le roi des Turcs, que Dieu le fortifie! et on prétend qu'il lui prête le secours de tout le matériel de guerre dont il a besoin, tel que canons, etc. C'est à cause du séjour de l'ambassadeur de France à Constantinople que l'on soutient qu'il lui donne assistance: la vérité est que les Français sont des gens très commerçants, et que la plus grande partie de leur trafic se fait avec les parages constantinopolitains. Les commerçants jouissent auprès du roi de France, que Dieu l'anéantisse! de beaucoup de considération et d'un grand pouvoir, car ces années-ci ils faisaient partie de son conseil et de son entourage. Il leur accordait tous les avantages utiles au commerce et favorables à leurs entreprises; ce qui tourne à son propre profit et lui procure des richesses considérables, contrairement à ce qui se passe chez d'autres nations, les Espagnols, par exemple. Chez ceux-ci, en effet, celui qui se livre au négoce n'est compté pour rien, et c'est pourquoi les commerçants espagnols sont peu nombreux et l'on n'en rencontre pas qui voyagent à l'étranger pour faire le commerce, si ce n'est dans les Indes. La plupart des commerçants et des négociants qu'on trouve en Espagne sont des Anglais, des Hollandais, des Génois, etc. Le Conseil du roi de France est composé de marchands de sa nation, à cause de l'avantage qu'il y voit. Mais, quant aux Turcs, c'est de Dieu, qu'il soit exalté! qu'ils demandent la force et l'assistance, et il n'est pas vrai, ainsi que le prétendent ces ignorants, ces égarés, que le roi de France ait passé du côté de l'Empereur et se soit ligué avec lui contre les Turcs par le motif que l'année précédente (le sultan) avait délivré Belgrade[93] et ses alentours. Dieu, qu'il soit exalté! est le défenseur de sa religion. La nouvelle qui vient d'arriver en ce moment du roi des Turcs, que Dieu le seconde! est qu'il a réuni des troupes nombreuses et qu'il marche actuellement, avec la force et la puissance de Dieu, dans la direction de Vienne, qui est la capitale de l'Allemagne et le siège du gouvernement. On vient de publier ce mois-ci, dans les nouvelles imprimées par les Espagnols, suivant leur coutume, que le vizir du sultan Soliman s'est mis en marche avec son armée composée de cent vingt-cinq mille combattants, et que l'armée des Tatârs a opéré sa jonction avec l'armée des Turcs avec quatre vingt mille hommes. A leur arrivée à l'endroit habituel, ils ont rencontré le corps de troupes d'un capitaine au service de l'Empereur, campé sur un point et à la tête de six mille hommes. Les Tatârs lui ont livré bataille, ont fait quatre mille prisonniers et tué beaucoup de monde; il ne s'est sauvé qu'un petit nombre insignifiant. Du côté des Turcs se trouve une autre armée appartenant à un comte qu'on appelle Et-Tâkély (Tœkœly). Il était précédemment tributaire du sultan, puis il s'est déclaré indépendant. Quand eurent lieu les événements qui se passèrent à Belgrade, Tœkœly revint se mettre sous la protection du sultan Soliman, que Dieu l'assiste! et se signala sur les gens de la croix par des faits d'armes qui lui ont valu des éloges pompeux dans leurs annales. On a dit que l'Empereur avait cherché plus d'une fois à détourner Tœkœly (du parti) du roi des Turcs, mais sans pouvoir y parvenir. Puis, quelque temps après, un des généraux de l'Empereur attaqua la troupe de Tœkœly et fit un grand nombre de prisonniers parmi lesquels se trouvaient sa femme et un de ses enfants. L'Empereur avait résolu de les faire mettre à mort, dans l'espoir de ramener ainsi Tœkœly; il ne l'a pas fait. Alors l'Empereur a envoyé en prison la femme de Tœkœly et ceux qui ont été faits prisonniers avec elle. Jusqu'à présent elle est chez lui sous sa surveillance[94]. Cela a rendu Tœkœly encore plus audacieux et plus acharné contre les chrétiens. L'Empereur ne cesse pas d'implorer l'assistance de ses coreligionnaires et de conclure des traités avec les princes dont les possessions sont limitrophes des Turcs, afin qu'ils lui viennent en aide en occupant les Musulmans, que Dieu les fortifie! Telle est la nation qu'on appelle Pologne; car cette nation fait partie des États chrétiens, et elle possède des provinces et des villes sur les frontières du pays des Turcs: elle a un roi qui est aussi en guerre avec eux. On a prétendu que l'Empereur voulait faire entrer avec lui dans la guerre contre les Turcs la nation moscovite, qui occupe une contrée du côté du nord. Il était parvenu à obtenir le consentement de ce peuple, mais ensuite des motifs d'aversion sont survenus entre eux. Les habitants sont les sujets du roi de Moscovie; on assure qu'ils sont très nombreux.
[93] Ebn el aghrâd (sic).—Belgrade fut prise en 1688 par le duc de Bavière et reprise en 1690 par les Turcs.
[94] L'épouse de Tœkœli fut gardée à Munkacs (où elle avait soutenu un siège glorieux de 1685 à 1688) jusqu'à ce que l'on eût rendu la liberté à Hœusler et à Doria. Tœkœli lui écrivit du camp de Widin, en avril 1691, de s'adresser au grand vizir pour qu'il lui rendît la liberté en échange de celle qu'il donnerait à Hœusler et Doria (De Hammer, Hist. de l'emp. ott., XII, p. 531.)
La nation espagnole a une coutume relative à ceux qui désirent arriver à la noblesse[95] et ne savent par quelle voie l'acquérir, ou bien n'ont aucune influence auprès du gouvernement pour obtenir un emploi qui les fasse vivre et les dispense de s'adonner au commerce ou à un autre métier: ils se dirigent vers l'Allemagne, quelque éloigné que soit ce pays, et y prennent part à la guerre contre les Musulmans, que Dieu les rende puissants! Ils se munissent de témoignages et de déclarations attestant leurs services, leur bonne volonté et leur zèle. Une fois de retour en Espagne, ils montrent l'attestation dont ils sont porteurs et qui prouve le service qu'ils ont fait et la sincérité d'intention avec laquelle ils ont entrepris ce voyage. Par ce moyen, ils obtiennent la noblesse qu'ils méritent ou une situation pareille à celle de leurs égaux qui possèdent de l'influence ou qui ont un titre pour la demander. Telles sont les coutumes de ceux des soldats qui recherchent la noblesse. Quand quelqu'un, issu d'une des grandes familles du pays et dont le père possède un titre de noblesse comme duc, comte, marquis ou autre d'un degré inférieur, n'a pas de droit à hériter de la noblesse de son père, il se rend à une armée quelconque—les plus nombreuses et les plus sûres sont celles de l'Allemagne—et il assiste ou ne prend pas part à une guerre. Lorsqu'il s'en retourne, il emporte un témoignage du chef de l'armée attestant qu'il a été présent à telle guerre, en tel endroit, qu'il s'y est bien conduit et s'y est distingué par telle action d'éclat. En conséquence, il demande un titre ou une pension qui serve à l'agrandissement de sa position. Il est, en effet, dans les coutumes des Espagnols que l'héritage passe au premier-né, fils ou fille. Si donc un des notables parmi ceux qui portent ce titre vient à mourir, l'aîné des enfants hérite du titre et de toute la succession, de telle sorte que les autres frères, fussent-ils nombreux, sont privés de toute part d'héritage: ils n'ont que ce que leur père leur accorde de son vivant par don, cadeau ou dot qu'il fait à la fille; car il est d'usage chez eux de donner une dot avec la fille. Si c'est la fille qui est l'héritière du titre de noblesse de son père et qu'elle épouse un homme portant un titre égal ou supérieur au sien, son mari est investi de l'héritage entier de sa femme, et elle prend le titre nobiliaire de celui-ci. Si elle a été mariée au fils d'un noble, qui cependant n'ait pas de titre nobiliaire ou ne soit pas l'héritier de son père, le mari, par son mariage, acquiert le rang et prend le titre de sa femme. C'est pour ce motif que tel qui n'est point héritier ne se marie pas, parce que son grand désir est d'épouser la fille d'un des notables, qui ait droit à l'héritage. Toutefois lorsqu'elle n'hérite pas, la coutume veut que son père lui fasse une dot de cent mille écus, chiffre fixé par le roi et qui n'est pas dépassé.
[95] El kahîrah.
Les Espagnols ont aussi, par rapport à l'hérédité, d'autres usages qui ne suivent pas la règle ordinaire pour ce qui regarde la succession au titre de noblesse. Tel est le cas pour un des ministres du roi d'Espagne qu'on appelle connétable. La signification de ce mot est connue chez eux dans l'ordre nobiliaire. Cet usage, qui lui a été légué en héritage par ses ancêtres, consiste en ce que, s'il meurt sans laisser d'enfant mâle, sa succession et son titre de noblesse ne passent à aucun de ses parents, et celui qui en hérite est un étranger, un de ses serviteurs, le plus ancien parmi eux. Le connétable mort, on examine lequel de ses serviteurs est le plus ancien dans le service; et il est investi de toutes ses dignités et titres de noblesse: il devient ministre, etc. Quand il y a divergence sur la question de savoir quel est le plus ancien de ses serviteurs, on fixe une heure et l'on fait sortir de sa maison ceux qu'on connaît comme dignes de confiance et recommandables par leur piété. Au moment où ils sortent, le premier qui passe devant (les personnes apostées à cet effet) est appelé par elles et investi de la charge du défunt, qu'il appartienne à la classe élevée ou commune. Puis elles l'emmènent et le conduisent devant le roi. Après une enquête d'une heure, faite en présence du souverain, et l'heure passée, il lui ordonne de se mettre à sa droite, à la place qu'occupait le ministre qui est mort. Il lui ordonne ensuite de se couvrir la tête: le nouvel élu se trouve alors revêtu de la dignité de connétable et devient propriétaire de tous les meubles, biens, villes et provinces de son prédécesseur, attendu qu'il est d'usage parmi ces grands personnages qu'on rencontre chez les Européens qu'ils possèdent des gouvernements et des villes dont ils ont hérité depuis l'époque de leur conquête du pays et qu'ils ont alors distribués. Les descendants de ces ancêtres qui en ont reçu quelque portion n'en sont pas dépouillés.
Le connétable actuel a une fille et un neveu; ni l'un ni l'autre n'héritera de rien parce que la coutume dont il s'agit les exclut de la succession. Il a aussi un fils naturel qui est aujourd'hui gouverneur de Qâlès (Cadix): il n'héritera pas non plus.
Il existe chez les Espagnols un autre usage encore. Un personnage nommé le prince de Barcelone, dans la province de Catalogne, mourut en laissant une fille, la plus belle personne de son époque. Il lui légua des biens, des meubles, des trésors, des métairies, des villes et des villages, en nombre incalculable: l'héritage qu'elle fit comprenait toute sa succession. Celui-là seul devait l'épouser qui sortirait vainqueur, en sa présence, du combat livré à ses rivaux. Aussitôt que son père fut mort et que se répandit parmi toutes les nations chrétiennes la nouvelle de l'héritage qu'elle avait fait, de toute part accoururent des fils de nobles et de grands personnages demandant à combattre sous les yeux de la jeune fille; chacun d'eux désirait ardemment obtenir sa main. Le terme assigné chez eux à la fin de cette lutte est de six mois. Lorsque celui qui veut se mesurer en champ clos avec d'autres prétendants est arrivé, il descend en dehors de la ville, après avoir passé devant la jeune fille, afin qu'elle le voie et le connaisse. (Les champions) se donnent rendez-vous pour un jour fixé et se dirigent vers le lieu du combat. Chacun des deux combattants s'étant préparé et ayant revêtu toutes les pièces de fer et les cuirasses qu'il peut porter, monte sur son cheval tenant dans la main une lance dont la pointe est munie d'une pierre de diamant, de manière à ce qu'elle s'enfonce dans le fer et ne le quitte plus. Ils se dirigent l'un vers l'autre et, la lance appuyée contre la poitrine de l'adversaire, ils luttent corps à corps. Celui des deux qui désarçonne l'autre demeure vainqueur. En attendant d'être vaincu à son tour, il se retire à l'écart, et dès cet instant la femme pourvoit à toutes ses dépenses jusqu'à ce que le dit délai soit expiré et qu'il ne reste plus personne qui veuille soutenir le combat. A ce moment, tous les vainqueurs qui se tenaient à l'écart quittent leur retraite, et un nouveau combat s'engage entre deux champions: au dernier qui sort vainqueur appartient, avec l'héritage, la jeune fille, qui devient sa femme.
On a prétendu qu'il était venu une foule de jeunes gens des plus nobles familles et qu'ils avaient pris part à ce tournoi. Parmi eux se trouvait un jeune homme, fils de l'oncle paternel du roi de France. Quand la jeune fille le vit, il lui plut et elle lui envoya le jour même de son arrivée, un présent et une collation, ce qu'elle n'avait l'habitude de faire pour personne. Son cœur s'était épris de lui.
Cette question et d'autres semblables ne suivent pas une règle unique. D'après leurs coutumes concernant l'hérédité, chacun agit à sa propre guise avant de mourir. Chez eux, l'homme a la disposition de tous ses biens et de toute sa fortune: s'il veut les donner à un étranger ou à une étrangère et priver ses enfants de son héritage, rien ne l'empêche de le faire. Lorsqu'il a légué sa fortune à un autre ou que celui qui a épousé sa fille en a hérité en sa qualité de gendre, l'héritier prend, à sa mort, le titre nobiliaire. Si c'est la fille qui a hérité de son père et que le mari n'ait pas de titre nobiliaire ou qu'il en ait un d'un rang inférieur à celui de sa femme, c'est lui qui reçoit le titre du père et entre en possession de tous ses trésors et de ses richesses. Les fils du défunt prennent un autre titre que celui de leur père.
C'est par suite de l'hérédité des femmes dans cette forme que la nation espagnole s'attend à être gouvernée par le roi de France, et cela pour l'un des deux motifs suivants: par droit d'héritage, si le roi d'Espagne n'a pas d'enfant. En effet, la fille de Philippe IV[96], sœur du roi actuel, ayant épousé le roi de France, a eu de lui un fils qu'on appelle le dauphin[97], que Dieu le jette dans le malheur! et qui montre plus de ruse et de méchanceté que n'en a son père, Dieu veuille les anéantir! Or si ce roi, Charles II, meurt sans laisser quelqu'un de sa lignée pour hériter du trône d'Espagne, ce trône écherra au fils du roi de France, par héritage du côté de sa mère. Le second motif est qu'il fait aujourd'hui la guerre aux Espagnols, qu'il se rend en personne aux armées et aux combats, tandis que leur roi est dans l'impossibilité de se porter lui-même au devant de l'ennemi et que, pendant tout son règne, il n'a jamais assisté à une guerre, à une bataille. Pour ces deux raisons et parce qu'ils s'attendent à avoir ce prince pour roi, ils se sont mis à apprendre le français et à le faire enseigner à leurs enfants, dans les lieux de réunion, sans se soucier ni se préoccuper de leur roi.
[96] Marie-Thérèse, née le 20 septembre 1638.
[97] Né le 1er novembre 1661.
Les massacres dont les Français ont été victimes, cette année, de la part des Espagnols, excitent entre les deux peuples une haine violente et attise le feu de leur inimitié. Avant la mort du pape défunt cette année, on disait qu'il cherchait à les réconcilier; puis il est mort. Mais le roi de France, après qu'est survenu entre lui et le pape le différend dont nous avons parlé, s'est mis à agir et à prendre des décisions en dehors de lui.
L'opposition faite par les Hollandais et les Anglais aux dogmes de la croix a sa cause, à ce qu'on rapporte, dans le fait que des moines ayant eu avec le pape (des disputes qui amenèrent une haine et une inimitié acharnées), il finit par les emprisonner. Mais aussitôt qu'ils eurent été relâchés, ils s'enfuirent de chez le pape et se retirèrent auprès du roi d'Angleterre[98]. Ils se mirent à lui expliquer les dogmes de la religion dans un sens favorable à sa passion et, lui permettant même d'épouser une femme qu'il avait aimée, ils l'autorisèrent à la prendre avec la reine son épouse; le pape le lui avait interdit et l'avait empêché de se marier du vivant de sa femme. Il se trouva donc en dissentiment sur ce point avec le pape et céda à la passion qui le dominait pour n'obéir qu'aux sentiments que son cœur lui dictait, quoiqu'il ne soit pas licite aux chrétiens, d'après leur religion, d'épouser plus d'une seule femme.
[98] Le texte porte: du roi de France.
Les catholiques ne peuvent s'opposer en rien, peu ou beaucoup, aux décisions de ce pape; car c'est lui qui leur explique les dogmes et les jugements, ce qu'il faut manger pendant les jours de carême, et autres choses sur lesquelles les chrétiens d'Orient sont en désaccord (avec lui), bien que tous soient dans une voie de perdition. Ainsi, pendant leur carême, ils mangent tout le jour, comme nous les avons vus nous-même, et disent que c'est là jeûner. A la fin du mois de février, ils célèbrent en l'honneur du carême des fêtes et des solennités dans lesquelles ils se travestissent. Dès le premier jour de mars, leur carême commence: il dure quarante-six jours. Les quarante jours sont ceux imposés aux enfants d'Israël et les six en plus sont les dimanches compris parmi ces jours qui sont les jours du jeûne; ce qui fait en tout quarante-six jours. Ce jeûne, tel qu'ils le pratiquent, ne consiste pas à s'abstenir de boire, de manger ou de cohabiter avec sa femme, mais seulement à se priver de manger de la viande, à ce qu'ils prétendent. Néanmoins les grands personnages ou ceux qui ont une excuse basée sur la maladie mangent de la viande avec l'autorisation du pape. Les autres, appartenant au commun du peuple, se nourrissent de poisson tous les jours du carême. Le pape a fait une autre invention en les autorisant à manger des œufs de poule les jours de carême, après qu'ils en ont obtenu la permission des moines. Ils payent pour l'avoir une rétribution déterminée, de la valeur d'un huitième d'écu par personne, jeune ou vieille. Le roi, à qui en revient le tiers, tire de ce chef des sommes considérables qu'il emploie à l'entretien de sa marine. Quant au pauvre, qui ne possède pas une pièce d'argent[99], on le rencontre mendiant dans les marchés pour réunir de quoi acheter la boleta[100], c'est-à-dire la permission de manger des œufs.
[99] Litt., un derham.
[100] Le texte porte el boulyah, le copiste a évidemment écrit un yâ au lieu d'un tâ.
Leurs repas, durant le carême, ont lieu toute la journée. Quand un chrétien s'éveille, à l'heure où le soleil est déjà haut sur l'horizon[101] ou après, il boit une tasse ou deux de chocolat avec ce qu'il peut y ajouter de biscuits[102], qui sont du pain pétri avec du sucre et du jaune d'œuf. A une heure après midi, ils font un repas copieux; ceux des grands qui ne commettent pas de péché (en mangeant gras) ou qui sont excusés pour cause de maladie, mangent telles viandes qu'ils veulent. Ceux qui n'appartiennent pas à la classe des notables ou qui ont l'intention de jeûner, à ce qu'ils croient, mangent du poisson, des œufs, etc., et boivent du vin en telle quantité qu'ils le désirent, soit pur, soit mélangé (avec de l'eau). Ils boivent suivant leur bon plaisir toutes les fois qu'ils ont soif. Et même, à minuit, ils font un repas, léger à ce qu'ils prétendent, de la quantité d'une demi-livre, et dorment jusqu'au lendemain. Au moment où ils se réveillent, ils boivent (leur chocolat) comme de coutume. Ainsi se passent tous les jours du carême. Les moines ont toutefois la permission de manger, les jours du carême, une demi-heure avant midi, avec l'excuse qu'ils consacrent une partie de la nuit à veiller et à faire ce qu'ils prétendent être des prières. Tous autres que les moines ne mangent qu'après que le milieu du jour est passé.
[101] C'est ce que les Arabes appellent doha.
[102] Bichkouchou, en esp. bizcocho.
Les chrétiens ont, pendant le carême, un jour en plus du dimanche, qu'ils passent à écouter leurs prières impies et à entrer dans les églises, pêle-mêle, hommes et femmes; c'est le vendredi. C'est pour eux une œuvre pie d'aller à pied ce jour-là. Chacun descend de son cheval ou de sa voiture et marche pendant une heure. Dès qu'il a soif, il boit. Ils observent leur carême de la manière susmentionnée jusqu'à ce que trente-huit jours soient écoulés. Alors commencent les fêtes qu'ils ont réunies dans ce carême, en commémoration de ce qu'ils prétendent être arrivé au Messie, d'après leur croyance. Ainsi, le trente-neuvième jour, ils célèbrent la fête des Rameaux.
La fête des Rameaux est le jour où le Messie entra à Jérusalem, suivant leur évangile qui se trouve entre leurs mains et (où il est écrit) que, quand le Messie entra ce jour-là à Jérusalem, tous les enfants d'Israël sortirent à sa rencontre, après avoir tapissé le chemin et les rues de branches de palmiers et de feuilles d'arbres. C'est en ce jour que les enfants d'Israël cherchaient un témoignage contre lui pour se saisir de lui et le mettre à mort et qu'une grande multitude crut en lui, d'après ce qui est mentionné dans leur évangile; mais ils ne purent le saisir ni le maltraiter ce jour-là à cause du grand nombre de gens qui crurent en lui. Les chrétiens célèbrent ce jour-là une fête: ils se réunissent à l'église, prêchent et récitent son histoire et ce qui lui arriva; ils sortent la croix et la promènent dans les rues. Chacun des assistants tient à la main une branche de palmier ou un rameau d'olivier ou de quelque autre arbre frais et flexible, tel que le myrte et autre semblable; puis ils remettent la croix à sa place.
J'ai vu le jour des Rameaux le roi entrer dans une église située dans son palais et y écouter toutes les impiétés, que Dieu nous en préserve! qui lui étaient débitées ainsi qu'aux assistants par le prêtre préposé à l'administration de l'église. Après la cérémonie, il sortit avec tous les prêtres, les moines, l'archevêque, dont la signification est moufti, et le nonce, qui est le vicaire du pape. Les moines étaient vêtus de riches étoffes incrustées de pierreries. Chacun d'eux tenait à la main une branche de palmier. Ils portaient devant eux une croix en argent sur laquelle était une image couverte d'une étoffe de soie. Ils étaient précédés d'une troupe de petits moines qui excellaient à chanter et avaient des instruments de musique et autres semblables. Les religieux tenaient des papiers qu'ils lisaient en psalmodiant. Derrière eux venaient leurs supérieurs, que suivaient les plus hauts personnages de la cour. Le roi venait le dernier, ayant à la main une branche de palmier qu'on avait plantée avec les fleurs. Après avoir promené la croix autour du palais royal, ils la rapportèrent à sa place dans l'église. La même cérémonie est célébrée dans chaque église. On rencontre ce jour-là et les jours suivants tous les chrétiens portant chacun à la main une branche de palmier ou un rameau d'olivier ou de tout autre arbre.
Ce jour-là, comme le roi assista à la fête des Rameaux et que sa femme était absente, il nous envoya faire ses excuses de ce qu'elle n'était pas sortie et venue: une indisposition l'avait empêchée de quitter ses appartements, ce dont nous avions connaissance. Les excuses nous furent présentées par un (officier) que le roi commit à cet effet.
Le lendemain, ils se réunissent de même dans les églises, prêchent et récitent ce qui arriva au Messie après ce qui eut lieu pour les rameaux avec les enfants d'Israël, alors qu'ils s'excitaient contre lui et se consultaient sur les moyens de le saisir et de le tuer.
Le quarante-quatrième jour est la fête de la rupture du jeûne, celle qui est appelée la Pâque. Ce jour-là le roi fait apporter un repas préparé pour les indigents et, invitant treize hommes parmi les pauvres, il les fait entrer dans son palais et asseoir sur leurs sièges. L'archevêque, le moufti, et le nonce, vicaire du pape, arrivent et assistent le roi qui, de ses mains, présente la nourriture aux susdits pauvres et s'occupe en leur présence d'offrir les plats, de les changer et de les enlever comme le fait un domestique pour son maître, de telle sorte qu'il présente à chacun des treize pauvres trente plats de nourriture, sans viande, attendu que dans les jours de carême, les chrétiens n'en mangent pas. Quoique ce jour-là soit celui de la rupture du jeûne, ils l'ont compris dans les six qui sont en plus des quarante, ainsi que nous l'avons dit précédemment. Le roi leur donne à manger seulement du poisson de toute espèce et complète le nombre des trente plats avec toutes sortes de fruits frais et secs, de manière à les nourrir tous. Il leur distribue aussi l'eau et le vin. Lorsqu'ils ont fini de manger, le supérieur de l'église arrive; il tient dans les mains la cuvette; le nonce, vicaire du pape, porte l'eau, et le roi lave les pieds de ces pauvres et les essuie avec des serviettes préparées pour la circonstance. Dès qu'il a fini de les essuyer, il baise le pied de chacun d'eux et lui donne un vêtement et des pièces de monnaie. Ils s'en vont alors, emportant tout ce que le roi leur a remis, ainsi que les restes du repas et les plats dans lesquels il leur a été servi. On les voit vendre tout cela dans les rues, où la foule se précipite, à cause de la croyance qu'elle a que la bénédiction est attachée à cette nourriture.
La reine et la mère du roi font de même: chacune d'elles nourrit treize femmes pauvres et leur donne un repas semblable à celui que le roi a fait servir aux hommes.
Ce lavement des pieds est, dans leur croyance, d'après ce qui est écrit dans leur évangile, une œuvre pie et une pratique conservée à l'imitation de ce que fit le Messie le jour de la Pâque, c'est-à-dire que, le jour de la Pâque étant venu, il désira rompre le jeûne. «Où veux-tu que nous te préparions la Pâque pour manger?» lui demandèrent ses disciples. «Allez, leur répondit-il, à tel endroit, qu'il leur nomma, jusqu'à ce que vienne à votre rencontre un homme portant une jarre d'eau. Suivez-le à l'endroit où il entrera et dites au propriétaire de la maison: «Le maître veut manger la Pâque chez toi.» Ils partirent donc et trouvèrent l'homme porteur de la jarre d'eau; l'ayant suivi jusqu'à l'endroit qu'il leur avait décrit, ils dirent au propriétaire de la maison: «Le maître te dit: Prépare-lui la Pâque pour qu'il la mange chez toi.» En conséquence cet homme apprêta la Pâque et le Messie arriva avec ses disciples au nombre de treize. Il mangea la Pâque avec eux et, lorsqu'il eut fini de manger, il se leva debout, prit une serviette dont il se ceignit les reins et se mit à laver les pieds de ses disciples l'un après l'autre. Quand il fut arrivé à Samʽân es-safa (Simon-Pierre), celui-ci lui dit: «Toi, me laver les pieds!» Le Messie lui répondit: «Ce que je fais, tu ne le connais pas maintenant, mais tu le connaîtras par la suite.» Simon lui répliqua: «Jamais tu ne me laveras les pieds.—En vérité, je te le dis, reprit le Messie, si je ne les lave pas, tu ne seras pas des miens.» Alors Simon dit: «O mon Seigneur, tu ne me laveras pas seulement les pieds, mais bien les mains et la tête.» Le Messie reprit: «Si moi, votre maître, je vous ai lavé les pieds, à plus forte raison devez-vous vous laver les pieds les uns des autres. Je vous ai seulement donné ceci pour exemple, car, comme je vous ai fait, vous ferez aussi.»
Tel est le motif pour lequel le roi lave les pieds de ces pauvres. De même font les notables, les grands et tous les personnages qui, par la considération et la fortune, occupent un rang élevé.
Ils prétendent également que le Messie, pendant qu'il célébrait la Pâque avec ses disciples, leur dit: «L'un d'entre vous me livrera cette nuit.» Chacun d'eux se mit à protester de son innocence avec serment. Or il y avait parmi les treize disciples un homme appelé Judas l'Iscariote, qu'ils croient avoir été du nombre des disciples: le diable lui suggéra de s'entendre avec les juifs et ceux qui s'acharnaient contre le Messie, et le leur ayant vendu pour trente pièces d'argent, il le leur livra la nuit où il fut saisi pendant qu'il était à prier dans le jardin. Ce Judas arriva avec les gardes venus pour s'emparer de sa personne.
Pendant que le roi donne à manger aux pauvres le jour de Pâques et qu'ils s'en vont, tous les chrétiens, les prêtres et les moines, dignitaires et bas clergé, se rassemblent, sortent tout ce qu'ils ont de croix et d'images qu'ils adorent et les promènent dans toutes les rues de la ville. Ils portent un nombre incalculable de cierges allumés en plein jour. Personne ne peut se dispenser de porter les cierges et de marcher devant les croix et les images. Ils se rendent ainsi d'une église à l'autre, en manifestant avec cela leur affliction et leur piété. A ce qu'ils prétendent, le crucifié fut traité de cette manière. Conséquemment ils promènent son image qui le représente debout dans un jardin et dans l'attitude de la prière: un ange est descendu auprès de lui, tenant à la main la coupe de la mort, vers laquelle il tend la main pour la saisir. Puis ils promènent une autre image accompagnée d'une troupe de gardes: c'est ainsi, assurent-ils, qu'ils s'acharnèrent contre le Messie. Ensuite vient la figure du Messie, qui vient d'être flagellé et porte des traces de fouet entre ses épaules. Ils le représentent aussi portant sa croix sur son épaule. Puis ils le portent crucifié, et ensuite placé dans un sépulcre après qu'il a été descendu de la croix. Parmi les chrétiens, il en est qui imitent ce crucifié; ils ont le visage couvert dans le but, croient-ils, de se cacher et pour ne pas être reconnus; mais un de leurs serviteurs ou de leurs amis marche derrière eux dans la crainte qu'ils ne tombent évanouis à la suite des nombreux coups de fouet qu'ils s'appliquent sur le dos. On voit le sang leur couler sur les pieds. D'autres se crucifient: les mains et la tête attachées à une colonne de fer, ils se promènent en cet état dans les rues le jour où a lieu la procession; ils ont le visage couvert pour ne pas être reconnus.
Le lendemain, les Espagnols sortent de nouveau l'image du crucifié, au moment où il vient d'être mis en croix, et le promènent ensuite descendu de la croix, puis enseveli dans le tombeau. Ils lisent en même temps des psalmodies pleines de tristesse. Ils le rentrent alors dans l'église et le cachent[103]. Ils font le tour (de l'église) avec des flambeaux et des cierges, suspendent à l'église des tentures noires, ferment les portes des églises, ne sonnent plus les cloches et ne montent plus en voiture ni à cheval pendant les jours que dure la procession. Tous ces jours-là, tout le monde, grands et commun du peuple, va à pied. On raconte que Juan d'Autriche, frère du roi, dont il a été fait mention ci-devant, est celui qui défendit d'aller autrement qu'à pied pendant les susdits jours de procession.
[103] Dans ces processions, le Christ est représenté par des statues de bois affectant les diverses positions dont il est question. Le texte emploie le mot sourah, qui signifie, figure, image, tableau, portrait.—Ces diverses représentations, appelées pasos en espagnol, sont portées, vu leur poids, par un grand nombre d'hommes.
Le lendemain, qui est le troisième jour de Pâques, à midi, ils ouvrent les églises, allument les flambeaux et les cierges, enlèvent les tentures noires, qu'ils remplacent par d'autres de couleurs différentes, et sonnent les cloches. Ils se livrent à la joie et impriment de petits papiers portant des figures qu'ils s'imaginent être celles des anges; entre les figures, ils écrivent des lettres en caractères chaldéens formant le mot alleluia, qui veut dire «réjouissez-vous, réjouissez-vous!» Au moment où les cloches sont mises en branle, ils font voler ces papiers au milieu d'eux, les attrapent et se les distribuent, en poussant des cris de joie et de bonheur. Ils se figurent acheter l'élévation du Messie au ciel, attendu qu'ils croient qu'il a été crucifié, enseveli et élevé du tombeau au ciel. Or on ne l'a ni tué, ni crucifié; mais Dieu a mis à sa place un homme qui lui ressemblait. Certes ceux qui ont disputé là-dessus ont été eux-mêmes dans le doute. Ils n'en avaient aucune science certaine, et suivaient leur propre opinion. On ne l'a point tué réellement; mais Dieu l'a élevé à lui, et Dieu est puissant et sage[104]. Ces égarés se font illusion en persévérant dans leur croyance et dans l'erreur évidente, en s'écartant du droit chemin et de la grande route éclatante de blancheur. Satan les a séduits en les aveuglant[105] et les a égarés sur la mauvaise voie. Ils ont persisté dans l'impiété. Le pape, que Dieu lui reproche ses abominables efforts! leur a tracé un chemin qui les fait dévoyer, lui et ceux de ses prosélytes qui le suivent en professant ses croyances et sa doctrine. De ceux-ci aux masses se communiquent par contagion cette maladie incurable et ce mal que le glaive seul peut extirper.
[104] Qor'ân, surate IV, verset 154.
[105] Qor'ân, surate VII, verset 21.
Cependant il y a parmi eux bien des gens qui, si l'on converse avec eux et qu'ils entendent parler de la vraie religion et de la droite voie dans laquelle se trouvent les Musulmans, se montrent bien disposés pour l'islamisme, en font l'éloge, l'approuvent et ne refusent pas de prêter l'oreille à ses enseignements, ainsi que nous en avons été témoin plus d'une fois. Ce sont leurs clercs et leurs moines, ces esprits rebelles, qui sont animés de la haine la plus vive et ont le cœur le plus endurci; ces misérables sont les plus obstinés dans leur impiété, que Dieu nous en préserve! En effet, nous avons rencontré un bon nombre de leurs clercs et de leurs moines versés dans leur religion, et avons parlé avec eux de leurs prétentions au sujet du Messie, que Dieu soit exalté au-dessus de ce qu'ils disent! Nous les avons trouvés les pires gens comme croyance et les plus tenaces dans leur opiniâtreté.
J'ai rencontré à Madrid un de leurs religieux qui arrivait des pays d'Orient: il parlait l'arabe et comme il avait fréquenté les Musulmans et vécu au milieu d'eux il avait quelques notions de leur religion. A la fin de notre discussion je lui adressai cette question: «Que dis-tu du Messie?»—Il répondit: Il émane de Dieu.—Conséquemment, lui repliquai-je, en disant qu'il est comme une partie d'un tout, tu le fractionnes. Or le créateur, que sa majesté soit exaltée! ne se fractionne pas. Si tu dis qu'il est comme l'enfant (qui est engendré) du père, tu arrives nécessairement à un deuxième enfant, à un troisième, à un quatrième jusqu'à l'infini. Et si tu dis: «par voie de changement,» tu te prononces forcément pour une corruption. Or Dieu, grande est sa majesté, ne change pas et ne se transporte pas d'un état à un autre. Il ne reste donc plus que (l'émanation) par voie de création de la part du créateur et c'est la vérité, sur laquelle il n'y a pas de doute.» Mais le moine persista dans l'opinion sur laquelle est basée leur croyance, qui est celle du pape, à savoir la transformation (estéhâlah). Que Dieu soit élevé très haut au-dessus de leur dire!
Un autre jour, nous reçûmes la visite d'un prêtre européen: il ne savait pas un mot d'arabe. Nous nous mîmes à discuter avec lui à l'aide d'un interprète qui lui traduisait nos paroles dans sa langue étrangère. Après avoir réfléchi une heure, il dit: «Par Dieu, le discours que vous tenez, la raison l'accepte et l'oreille n'en est pas choquée; toutefois c'est un miracle extraordinaire et une des plus grandes preuves qui s'emparent des intelligences qu'un fait tel que celui-ci, arrivé au Messie et consistant en ce qu'un homme soit engendré sans père et soit l'auteur des choses surprenantes et des miracles accomplis de son temps par le Messie, en guérissant les malades et les infirmes, en ressuscitant les morts, etc., ce qui n'est nié ni contesté, comme nous le soutenons nous-mêmes, c'est là un grand fait.» Ce moine était le supérieur de son ordre. Les religieux de cet ordre venaient fréquemment nous visiter. Après qu'il fut parti, il leur défendit de venir nous voir, par crainte pour eux. Un jour qu'ayant rencontré l'un d'eux je lui demandais pourquoi il n'était plus venu, il m'apprit que son supérieur lui en avait fait défense. Il ne laissa aucun des siens nous rendre visite jusqu'au moment où nous fûmes près de notre départ de Madrid. Il vint alors et nous fit ses adieux dans les meilleurs termes.
La cause de la persistance de ces gens-là dans leur croyance est qu'ils suivent le pape, qui leur explique leur religion et leur dicte les lois; il leur trace en cela la route des gens de la déviation et de l'égarement parmi les anciens tels que Paul qui leur a raconté les évangiles qu'ils ont aujourd'hui entre les mains, mensongèrement attribués à quatre personnages, Jean, Marc, Luc et Matthieu, qui auraient été, à ce qu'ils prétendent, du nombre des disciples de Jésus, ce qu'à Dieu ne plaise.
Ils prétendent que ce Paul était un de ceux qui recherchaient les partisans du Messie, les persécutaient et les faisaient mettre à mort. Pendant qu'il se rendait à Jérusalem pour continuer ses recherches, une vision lui apparut, et il s'évanouit. Quand il revint à lui, elle lui dit: «Paul, jusqu'à quand me repousseras-tu?» Il se leva; il avait perdu la vue. La vision le laissa accomplir son repentir, puis elle lui dit: «Va-t'en à tel endroit de Jérusalem et cherche le prêtre un tel: il te rendra la vue.» Paul alla immédiatement au lieu indiqué et, ayant recouvré la vue, il changea complètement de conduite. Il s'est considéré comme un envoyé du Messie et a raconté aux chrétiens ces évangiles suivant ce que sa volonté lui a dicté d'impiété et d'erreur, que Dieu nous en préserve! C'est d'après ses préceptes erronés que les chrétiens continuent à se conduire. Nous demandons à Dieu de nous accorder le salut et de nous maintenir dans la religion inébranlable et la droite voie.
Par suite de l'égarement dans lequel ces moines jettent les autres chrétiens et des choses qu'il est illicite d'entendre et qu'ils ont inventées; à cause du grand nombre de moines et de clercs, à peine trouverais-tu une maison de chrétiens dans laquelle il n'y ait pas un moine s'y rendant chaque jour pour répandre dans l'esprit de ses habitants toutes ces impiétés qu'ils leur débitent. C'est au point qu'ils les obligent à leur déclarer les fautes et les crimes qu'ils commettent. A cet effet, ils ont établi un usage auquel grands et petits sont soumis et qui consiste en ce que chacun d'eux confesse au moine autorisé pour cet objet et lui dévoile les fautes qu'il s'imagine avoir commises, en lui disant: «J'ai commis tel jour, à telle heure, telle faute; le démon m'a égaré et s'est présenté tout à coup à mon esprit; j'ai fait, puis j'ai fait (telle chose),» de telle façon que le moine seul, autorisé dans ce but, l'entend et a connaissance de ces actes. Le moine dit à celui qui se confesse: «Il faut faire pénitence de ce péché, cesser de le commettre et ne plus y persévérer. Propose-toi donc fermement de te repentir et de ne plus recommencer; peut-être Dieu te pardonnera-t-il. Par la puissance de telles et telles paroles, qu'ils prononcent, ton péché t'est pardonné.» Ils obligent à cette confession les hommes, les femmes, les enfants, etc., et pas moins d'une fois chaque semaine.
Le dimanche, les femmes se rendent toutes aux églises pour se confesser. On appelle cet homme confesseur. Celle qui ne se présente pas à l'église, le moine vient la trouver dans sa maison et l'oblige à se confesser: il entre avec elle dans un lieu retiré situé dans un coin de la maison; tous deux ferment la porte du réduit dans lequel la femme entre avec le moine. Il reste avec elle ce que Dieu veut, jusqu'à ce qu'elle sorte purifiée de tout péché, chargée de réprimandes sévères et de reproches. Quand son mari rentre et la trouve en tête à tête avec le moine, il lui est impossible de pénétrer auprès d'elle et il ne peut les déranger tant qu'ils n'ont pas terminé l'affaire pour laquelle ils se sont enfermés. Personne ne peut porter une accusation contre un de ces moines pour quelque motif que ce soit, fût-on témoin oculaire de l'action la plus honteuse. Ajoutez à cela que ce peuple est de sa nature très peu jaloux de ses femmes; car les hommes ont accès auprès des femmes des autres, que le mari soit absent ou présent.
Le pape oblige également tous les peuples chrétiens à se confesser aussi une fois à la fête de Pâques: tous les catholiques, hommes et femmes, se rendent à des églises spécialement affectées à cette confession, tous les jours de Pâques. Le grand et le petit, la femme et l'homme, l'enfant et la jeune fille, se confessent de tous les péchés qu'ils ont commis et prennent la ferme résolution de renouveler leur repentir: il leur est délivré à l'appui de cela des billets en nombre égal à celui des personnes de la maison et portant qu'un tel s'est confessé dans telle église, telle année. Les jours de Pâques étant arrivés, le moine se présente successivement dans chaque maison et se fait remettre les billets un à un, après s'être assuré du nombre des personnes qui habitent la maison, afin de savoir si toutes se sont confessées.
Quand, en recevant les billets, le moine trouve quelqu'un qui a égaré le sien, ou si quelqu'un des habitants de la maison est resté sans se confesser, c'est une grande abomination et son auteur a commis un crime énorme: il est obligé de donner pour avoir failli et avoir persisté (dans le péché) une somme d'argent déterminée, et alors il se confesse afin d'être absous de sa faute.
Ils s'appuient à cet égard sur ce qui leur est relaté dans leurs évangiles qui ont cours parmi eux comme ayant été énoncés par le Messie, que sur notre prophète et sur lui reposent la prière et le salut! «Celui qui vous fait du bien, a-t-il dit, soyez-lui en reconnaissants, et celui qui vous demande pardon, demandez-lui aussi pardon.» Or le pape a enseigné ces paroles à ses sectateurs avec un sens opposé. «Pardonnez-lui,» aurait dit le Messie. Aussi leur donne-t-il la permission de pardonner et leur enjoint-il de le faire. Toutefois il n'accorde cette autorisation qu'au moine ayant passé la quarantaine, instruit dans leurs sciences, connu parmi eux comme un homme sûr et fiable. Et cependant si les chrétiens découvrent chez ces religieux ou chez l'un d'eux quelque vice ou quelque abus de confiance, c'est à leurs yeux un péché capital impardonnable d'ouvrir la bouche sur le compte d'un moine ou de l'accuser d'une faute, lors même qu'on en aurait été le témoin et qu'on aurait constaté le fait. Celui qui se rendrait coupable d'une telle accusation serait obligé de lui faire des excuses ou de s'échapper, malgré la certitude qu'ont tous les chrétiens de leurs vices et de leurs défauts. Plus d'une fois quelques-uns de ces moines ont donné des preuves de leurs imperfections et de leur ruse et se sont livrés à des actes réprouvés par la raison et par la nature. Ils vivent, il est vrai, dans la tranquillité et le repos, mais l'homme est sujet à l'erreur et aux fautes.
Ainsi, voilà un moine qui se retire avec une femme dans une chambre fermée à clef, au moment où elle confesse les péchés qu'elle a commis, soit adultère, soit autres, de façon à ne lui rien cacher et à ne lui celer aucun péché commis par elle.
Or, quand elle avoue avoir péché par adultère ou autre fait semblable et qu'il est seul avec elle, comment se peut-il qu'il ait des scrupules à son égard, avec tout ce qui se dit de la facilité avec laquelle on se livre à l'adultère dans leur pays? Pareille faute commise par des moines n'a rien d'étonnant.
Un fait de ce genre s'est produit cette année à Madrid, où une jeune fille vierge est devenue enceinte. Quand on l'a interrogée, elle a avoué avoir eu des relations avec un de ses frères qui était clerc. Il a été arrêté et envoyé aux navires appelés galères[106].
[106] En arabe, aghrébah, pl. de ghorâb, «corbeau.»
De même quelqu'un en qui j'ai confiance m'a informé qu'il connaissait dans la ville de Ceuta, puisse Dieu en faire de nouveau une cité musulmane! une jeune fille très belle qui fut déflorée par un moine, son oncle; son aventure ayant été divulguée, il lui fut impossible après cela de se marier. Elle existe encore actuellement. Les récits de ce genre abondent; il est inutile de les mentionner.
Ces deux exemples sont donnés comme une preuve du peu de jalousie qui entre dans le caractère de ce peuple; mais des faits de cette nature se produisent fréquemment. Ce qui le prouve, c'est ce que j'ai entendu (de la bouche) d'une femme fort belle, dans la ville de Séville. Elle était venue chez nous avec sa mère et ses deux sœurs pour nous faire visite. La conversation s'étant engagée sur les moines et les clercs en général, en présence d'un grand nombre de chrétiens, elle soupira et dit: «Les moines! Maudit soit qui se fie à eux!» Comme nous lui demandions la cause de son exclamation, elle répondit: «Je les connais mieux que personne, et n'ai pas besoin de m'expliquer davantage.» Ses paroles nous causèrent d'autant plus d'étonnement qu'il y avait là plusieurs clercs et qu'elle ne tenait aucun compte de leur présence, malgré l'autorité dont ils jouissent parmi les chrétiens et le rang qu'ils occupent dans la société; car ce sont eux qui dirigent leurs prières, et c'est à eux qu'hommes et femmes confessent leurs péchés. Malgré cela et leur grand nombre, il y a parmi eux des hommes doués d'un bon naturel, qu'on voudrait voir dans une droite voie. Que Dieu nous accorde le salut! Tel j'ai vu à l'Escurial, dans la grande église appelée l'Escurial, un vieillard d'une conduite et d'un caractère excellents; à une physionomie gaie et souriante, il joignait une affabilité qu'on ne saurait décrire. Cet homme était le supérieur de cette église; il en avait la haute administration; à lui appartenaient les décisions la concernant ainsi que celles intéressant les hameaux situés autour de l'église et les villages en dépendant. Il abandonna les fonctions de supérieur et résolut de quitter le monde pour se livrer à la vie dévote, renonça à ses titres de noblesse et à l'attachement qu'ils inspirent, et en fit l'abandon en faveur d'un de ses élèves, nommé don Alonso. Ce moine, supérieur actuel de l'Escurial, montrait également un caractère doué d'une grande gaieté et de beaucoup d'enjouement et était excessivement aimable dans sa conversation et affable dans ses manières. Après que nous eûmes fait sa connaissance, il ne cessa, pendant la durée de notre séjour à Madrid, de venir nous faire visite toutes les fois qu'il se rendait chez le roi, car il occupait un rang élevé à la cour, et nous recevions de ses lettres de l'Escurial.
Ce nom d'Escurial est celui d'une église. Nous avons mentionné ci-devant la cause de sa construction, sous le règne de son fondateur, Philippe II, alors qu'il avait assiégé une ville appartenant aux Français[107]; il l'avait canonnée et bombardée. En face des canons se trouvait une église dédiée à un religieux nommé Laurent er-riâl. Le roi, après avoir fait vœu d'en construire une plus grande, abattit l'église et atteignit la ville. A son retour, il bâtit l'église qu'il avait fait vœu de construire sur le penchant de la montagne qui sépare la Nouvelle et la Vieille-Castille. Elle est située à vingt-un milles de la ville de Madrid[108]. L'église et tout ce que renferme l'édifice, palais du roi et ses dépendances, sont bâtis en pierres dures semblables au marbre[109] qui furent transportées de la montagne dominant l'église. Ce sont des pierres très grandes. On dit que, lors de la construction, on établit, depuis l'emplacement de l'église jusqu'au sommet de la montagne, un immense pont tout en bois pour que les charrettes[110] chargées de pierres fussent traînées sur ce pont et les pierres mises en place sans qu'on eût la peine de les porter; le travail devint ainsi plus facile. Cependant ces pierres sont terriblement grandes. Il ne reste plus aucun vestige indiquant la place de ce pont. Mais comme on raconte qu'il était tout en bois, il n'a pu avoir une longue durée. La montagne dont nous venons de parler est très haute et très élevée; entre l'église et le sommet de la montagne, il y a près d'une étape (mesâfah) de montée.