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Voyages amusants

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«Que tu es heureux! Mon cher Tityre, tu t'amuses sous un hêtre touffu, à chercher sur ton tendre chalumeau des airs champêtres! et tandis que par ma fuite je renonce aux douceurs de ma patrie, tu fais retentir à ton aise les forêts du nom de ta chère Amarillis.»

Peut-être bien aussi pouvait-ce être encore ce même Tityre-là; car il était effectivement étendu nonchalamment au pied d'un noyer qui était le hêtre de ce temps-là, où il prenait le frais en jouant du chalumeau.

Nous continuions notre route, lorsqu'une noire et épaisse fumée qui couvrait la cime d'une montagne sur notre gauche, meut présumer que c'était apparemment ce fameux mont Vésuve, dont j'ai entendu parler, qui vomit des flammes et jette des pierres jusque dans la ville de Naples, dont il est cependant éloigné de deux milles; une odeur de soufre et de bitume, qui me frappa, me confirmait encore dans cette idée, lorsque, faisant part de mon soupçon à un quelqu'un qui était auprès de moi, et lui demandant si de là où nous étions il n'y avait rien à risquer pour nous, il me fit réponse que ce n'était point ce que je pensais, et que cette fumée que je voyais, sortait des fours d'une verrerie qui était là.

«Ah! que le latin est une belle chose, disais-je en moi-même, il sied bien d'abord à un régent, pour l'apprendre aux autres; à un curé de campagne, pour apprendre son plain-chant; à un avocat, pour citer son Cujas; à un médecin, pour parler à la fièvre; à un chirurgien pour répondre au médecin, et à un apothicaire pour ne point faire de qui pro quo. Mais il sied encore mieux à un voyageur, pour se faire entendre dans le pays étranger, car avec un da mihi panem et vinum bien appliqué, on va par toute terre; on a du pain, du vin et l'on vit.

À mesure que je m'éloignais ainsi de Paris, la chaleur augmentait à un point que j'estimai que nous devions être pour lors sous la ligne, ou du moins à côté. Je n'y pouvais plus tenir; et déjà je m'apprêtais à descendre dans le fond, lorsque j'aperçus un pont sur lequel passaient différentes voitures; je le pris d'abord pour ce fameux Pont-Euxin, qui verse la mer Noire; mais comme je prenais ma carte et mon compas pour me reconnaître, j'entendis un murmure confus parmi tous nos voyageurs et nos matelots, qui me fit comprendre que nous allions aborder; effectivement nous lançâmes de bout à terre; on mit la planche, et le monde sortit. Je demandai si c'était là la ville de Saint-Cloud; on me dit que non, et que c'était le port de Sèvres, mais que Saint-Cloud n'en était pas éloigné, et on me le montra. Je pris congé du capitaine et de sa femme, et je sortis le dernier. La tête me tourna sitôt que j'eus mis pied à terre, et je croyais toujours sentir le balancement du navire; je traversai le pont du mieux qu'il me fut possible. Il y avait au bout de ce pont une chapelle où un vénérable capucin que je reconnus à la barbe pour être du Marais, nous dit la messe en action de grâces de notre heureuse arrivée: tous les voyageurs y assistèrent, et moi aussi, quoique j'en eusse entendu une à Paris; j'entrai chez un nommé Champion pour écrire promptement à ma mère. Excepté trois ou quatre maisons bourgeoises assez passables qui terminent ce port le long de la mer, je n'y ai rien remarqué qui méritât mes observations.

Je pris deux crocheteurs pour porter mon équipage et un guide pour me conduire; il me fit traverser une longue forêt, au bout de laquelle nous entrâmes dans la ville, où après avoir passé quelques rues, nous arrivâmes enfin chez mon ami. Ce fut la charmante Henriette qui nous ouvrit la porte; je me jetai à son col, où je restai quelque temps immobile de plaisir; elle parut en prendre autant que moi. Elle m'introduisit dans une salle où étaient son père et son frère, qui m'attendait avec plusieurs de leurs amis. Après avoir lâché ma bordée de compliments de bâbord à tribord, je priai mon ami de me donner une chambre dans laquelle je puisse m'ajuster; il me conduisit lui-même dans celle qui m'était, destinée. Quand j'eus changé de la tête aux pieds, je descendis pour me mettre à table; j'y officiai très-bien, et je fis tant d'honneur à mes hôtes, que tout le monde m'en fit compliment; il faut avouer que le métier de marin est bien séduisant, puisque quand une fois on est sorti du péril on l'oublie; je ne pensai plus aux dangers que je venais de courir, que pour en faire le récit à la compagnie, qui rit beaucoup de ma simplicité, et ma naïveté paya mon écot. Après le dîner, on proposa une promenade au parc, pour m'y faire voir les eaux qui devaient jouer ce jour-là. Nous partîmes, je donnai le bras à ma chère Henriette: nous arrivâmes au château, dont les dehors surprirent ma vue. Mon ami, qui avait été enfant de chœur aux Innocents, connaissait l'organiste du château (car tous les musiciens se connaissent), il le demanda, et, par son canal, on nous fit voir tous les appartements, car il a un grand crédit auprès des garçons de la chambre. Ce fut pour lors que je ne fus plus à moi, tant j'étais enchanté. On me fit voir dans une glace la perspective de Paris qui m'amusa beaucoup. La richesse des ameublements et la beauté des peintures me firent perdre de vue ma chère Henriette; je la perdis avec ma compagnie, que je ne retrouvai qu'après bien des recherches, dans l'Orangerie d'où nous fûmes voir jouer les eaux qui commençaient; je n'ai jamais rien vu de si beau au monde. Là, deux fleuves étendus nonchalamment sur des roseaux et des joncs, penchaient une urne, dont l'eau pure et claire qui en sortait retombait en différentes cascades, qui remplissaient des bassins à différents étages. Là, des Naïades effrayées semblaient se cacher au fond des ondes, pour échapper à la poursuite de certains jeunes fleuves amoureux d'elles. D'un côté, une nappe d'eau, sur laquelle baignaient des cygnes, représentait au naturel le bain que Diane s'était choisi, lorsqu'elle y fut surprise par Actéon; de l'autre, des nymphes marines, cachées dans les herbes, semblaient prendre plaisir à faire des niches aux curieux. Ici c'était un lac, dont l'eau écumante se précipitait dans le fond de la terre pour en ressortir élastiquement et en courroux, toute en pluie dans les airs. Des routes cultivées avec soin formaient des allées à perte de vue; des parterres immenses, émaillés de mille fleurs et cultivés par Flore elle-même éblouissaient les yeux par l'éclat nuancé de leurs différentes couleurs; des bosquets enchantés, réservés aux seuls zéphyrs, y servaient de retraite aux oiseaux, dont la diversité du chant charmait les oreilles; des faunes et des dryades dispersés dans le bois, semblaient en faire les honneurs et inviter les passants à s'enfoncer avec eux dans leurs sombres demeures pour y éviter l'ardeur du soleil. Tout y est si grand et si noble, que je ne me sens point assez de talent pour en faire une exacte description; mais il me suffit de dire que tout s'y ressent de la magnificence du prince et de la princesse qui y habitent, et qu'il semble que la nature, l'art et le goût s'y soient donné rendez-vous pour s'y disputer la gloire de perfectionner un séjour où il ne reste rien a désirer pour la situation et l'ornement.

Nous revînmes chez mon ami dans le même ordre que nous en étions partis, mais par un chemin différent, afin de me faire voir tout ce qui méritait d'être vû dans le parc; il était tard, on avait servi et nous soupâmes. Avant de se coucher on fut se promener dans le jardin; la chaleur était si excessive, que chacun se permit réciproquement la liberté de se mettre à son aise; Henriette donna l'exemple aux autres dames; vêtue à la légère d'un déshabillé galant et simple, elle me donna un éventail pour la rafraîchir; avec cet habit de combat, elle semblait défier les zéphyrs, et moi je ne l'ai jamais trouvée aussi charmante que ce soir-là; je l'aimais à Paris, je l'aimais encore plus à Saint-Cloud, et je l'aimerais également par toute la terre: gui cœlum non animum mutant: «ceux qui changent d'air ne changent pas pour cela de façon de penser». Nous nous reposâmes dans un petit rond de gazon fort étroit, où l'on ne pouvait tenir que deux, encore fort petitement. Cependant l'amour qui cherchait le frais aussi, trouva le moyen, à force de pousser, de s'y faire faire place dans le milieu, et vint folâtrer avec nous; je crus d'abord que ce petit dieu badinait; mais il le prit, en vérité, très-sérieusement, et quoique j'eusse pris les devants, il voulut s'y rendre le maître, comme sont assez ordinairement les derniers venus. L'obscurité de la nuit favorisait son malin vouloir, et je vis le moment qu'il en allait venir au quomodo de tantôt si la compagnie ne fût survenue. Il était temps, car déjà l'heure du berger allait sonner; déjà le bandeau était levé pour mieux ajuster l'arc tendu et la flèche à demi décochée, et je crois que nous l'aurions laissé faire, Henriette et moi; car aussi bien, qu'aurions-nous pu contre un dieu aussi mutin que l'Amour, et qui n'a rien d'enfant que le nom? Mais on vint nous débarrasser de ses mains; de dire que ce fut nous obliger, on ne me croirait point; aussi n'en conviendrai-je pas. Chacun fut se coucher; je ne sais ce gué fit Henriette; mais je ne pus fermer l'œil de toute la nuit; je me représentais toujours le rond de gazon, l'Amour bandant son arc, la flèche prête à partir Henriette soupirant, son négligé, le bandeau levé, et enfin tout ce qui avait contribué à m'embarrasser le soir.

L'Aurore sortait à peine des bras de Tithon, pour venir se trouver au petit lever du soleil, à qui elle a soin de faire tous les jours sa cour, qu'un vent impétueux, battant la fenêtre de ma chambre, que j'avais laissée ouverte à cause de la chaleur, vint m'annoncer un orage prochain, et effectivement mille éclairs effrayants, qui se succédaient sans relâche les uns aux autres, furent tout d'un coup suivis d'horribles éclats de tonnerre, qui se répétaient à une pluie rapide et condensée, semblable à celle du déluge, paraissait un nuage qui se détachait des airs pour tomber sur la terre en gros pelotons, et pour empêcher le jour de paraître. L'alarme fut générale alors dans la maison: tout le monde, se leva, parce qu'il avait peur du tonnerre, l'on se réunit dans la salle à manger dont on avait fermé la porte, les fenêtres, les volets et les rideaux: la jardinière entra en chemise avec un cierge bénit, et une grosse bouteille de grès pleine d'eau bénite, dont elle arrosa la compagnie, qui au moindre coup de tonnerre se prosternait pour se mettre en prières. J'étais le seul qui ne se démontait point: je ne m'étais levé que par complaisance et dans le dessein de rassurer les autres, et surtout ma chère Henriette, que je savais être extrêmement peureuse; j'eus beau représenter à tous que la peur ne servait à rien, puisqu'elle ne peut jamais nous garantir des effets de ce qu'on craint, je passai pour un impie, qui ne respectait point ce qui était au-dessus de lui: je riais des extravagances que je voyais faire. L'orage dura près de deux heures avec la même violence, après quoi on éteignit le cierge bénit, et chacun se retira dans sa chambre pour se remettre au lit: on ne se leva que pour aller à la dernière messe: on revint dîner. Les uns retournèrent à Paris, les autres restèrent, et je fus du nombre de ces derniers; j'y passai neuf jours avec tous les plaisirs imaginables: Henriette me faisait voir aujourd'hui son potager, demain sa vigne, après-demain son champ, ensuite son pré et son verger. J'appris comment on faisait venir les légumes, comment on faisait le vin, comment on semait et moissonnait le blé et les autres grains, comment on récoltait le foin, et enfin je reconnus toutes les différentes espèces des fruits. Il faut convenir que les femmes ont l'esprit bien pénétrant, et qu'elles sont bien propres à dresser et à façonner les jeunes gens quand elles font tant que de vouloir s'en donner la peine; car Henriette m'en apprit plus en neuf jours, que mon régent n'avait fait en neuf ans que j'avais été au, collège: son frère qui y joignit ses leçons, me fît revenir de l'erreur où j'étais par rapport à l'étendue de la terre, et à l'idée, que je m'en étais figurée et me fit sentir le ridicule au préjugé dans lequel sont élevés pour l'ordinaire tous les enfants de Paris qui n'osent sortir de chez eux. Enfin, je me trouvai dégourdi de corps et d'esprit en peu de jours, et je me promis bien à mon retour à Paris d'en revendre à tous mes camarades. «À beau mentir qui vient de loin, disais-je en moi-même: je leur ferai croire ce que je voudrai; ils n'oseront jamais y aller voir. C'est un privilège accordé à tous les voyageurs, et loin d'y déroger, j'enchérirai encore sur le Père Labat».

Arriva cependant le jour fixé pour retourner à Paris, jour que je craignais autant, et plus encore que je n'avais appréhendé celui de mon départ de Paris! car je m'étais déjà et en si peu de temps, si bien accoutumé à vivre avec ma chère hôtesse, que j'aurais bien souhaité d'y passer ainsi le reste de mes jours. J'avais entièrement oublié Paris et tous ses attributs; je ne pensais plus à ma, mère ni à mes deux tantes: mon régent de rhétorique ne m'inquiétait pas plus que mon chat et mon serin: là je jouissais de cette heureuse tranquillité que l'on ne connaît point à la ville, j'y respirais un air pur, et qui n'était point altéré par toutes ces immondices qui infectent celui de Paris; j'y avais un appétit charmant; j'y mangeais tous les jours pour mon déjeuner une douzaine de ces excellents petits gâteaux, que Gautier fait avec tant de soin; et pour tout dire enfin, j'y vivais avec ce que j'ai de plus cher au monde, sans que personne en médît comme on aurait fait à Paris. Ah! Saint-Cloud, que pour moi vous avez d'attraits! Ô campagne! que cette innocente et voluptueuse liberté dont on jouit chez vous est adorable pour moi, et pour tous ceux qui ont le bonheur de la connaître!

Ainsi pénétré des plus sensibles regrets, il fallut cependant prendre mon parti: je montai dans ma chambre pour y verser quelques larmes que je voulais cacher à mon ami; sa sœur m'y suivit sans que je m'en aperçusse: ce fut en vain qu'elle tâcha de les essuyer; elles n'en coulèrent que plus abondamment, aussi en fut-elle toute mouillée. Comme elle avait autant besoin de consolation que moi, nous nous fîmes les plus tendres adieux du monde, et nous nous promîmes réciproquement de nous aimer toute la vie.

Je rassemblai tout mon équipage, que je fis avec le même arrangement qu'en partant de Paris, et cela ne nous retarda point, mais il n'en fut pas de même de Henriette, car quoiqu'elle eut commencé la veille à faire le sien, et que je lui eusse bien aidé à trousser toutes ses robes et tous ses jupons, elle eut mille peines à le unir pour l'heure du départ.

Le jardinier et sa femme furent chargés du soin de faire porter tout notre bagage au navire qui était prêt à faire voile pour Paris, et d'y conduire leur jeune maîtresse. Après lui avoir souhaité un heureux voyage, et l'avoir assurée que nous nous trouverions à son débarquement à Paris, mon ami et moi, je pris congé du père qui devait rester quelques jours; je le remerciai de toutes ses politesses, et nous prîmes le chemin du bois de Boulogne, ainsi que nous en étions convenus, afin de me faire voir la route de Saint-Cloud par terre.

Non loin de la maison nous passâmes sur un pont de pierre plus long que large; à la vétusté je le pris pour un de ces vieux aqueducs que l'on entretient encore pour servir de monument à l'antiquité. Je considérais attentivement de longues perches, et des moulinets de bois disposés à chaque côté du pont, de distance en distance, d'où pendaient de larges filets qui enveloppaient les arches de pied en cap: je m'imaginais tantôt que c'était pour conserver les arches; tantôt qu'ils étaient là pour empêcher de passer les écumeurs de mer venant de Cherbourg, et qui en cas d'obstination s'y trouvaient pincés, comme le fut jadis Mars, cet écumeur de ménages, dans ceux de Vulcain; et enfin que c'était peut-être là où l'on venait faire la pêche de la morue et du hareng. Mais mon ami, aussi curieux que sa sœur de mon instruction, voulant achever de me débadauder entièrement, n'en laissait échapper aucune occasion: il profita de celle-ci pour me dire qu'on ne péchait dans ces mers-ci ni morue ni hareng, que c'était le meunier qui tendait ces filets pour prendre toutes sortes de petits poissons d'eau douce, comme carpes, brochets, barbillons, goujons, éperlans et autres: et que très-souvent aussi il s'y trouvait bien des choses qui avaient été perdues à Paris; et réellement je me souviens que j'y avais beaucoup entendu parler des filets de Saint-Cloud, qui étaient en grande réputation pour cela. Je le pressai fort d'y descendre avec moi, ou de les lever pour voir si je n'y trouverais point mon chapeau et ma perruque que j'avais perdus en venant de Paris. Il eut la complaisance de me conduire chez le meunier; nous n'y trouvâmes que sa fille qui nous parut fort aimable, et ne se sentant point du tout de la trémie d'où elle était sortie; elle nous reçut très-poliment, et avec des façons d'une fille au-dessus de son état: après lui avoir donné le signalement de ce que nous demandions, elle nous ouvrit une grande armoire remplie de tant de sortes de choses, que l'inventaire en serait trop long ici et trop fatigant pour moi: tout ce dont je me souviens, c'est qu'après avoir examiné nombre de chapeaux, je n'y trouvai point le mien: j'y remuai un tas de perruques de médecins et de procureurs sans y reconnaître la mienne; j'y comptai 212 calottes, 129 bonnets d'actrices de l'Opéra, 16 petits manteaux d'abbé, 18 redingotes, 22 capotes, 150 frocs de moines de différents ordres, et un nombre infini de méchants livres nouveaux, que le lecteur, outré de colère de les avoir payés si cher, avait jetés à l'eau.

Toutes nos perquisitions devenues inutiles, nous prîmes congé de la belle meunière. Au sortir du pont, nous entrâmes dans une grande plaine parquetée de sable: le chemin qui la traversait était bordé des deux côtés par des vignes, des pois verts et des haricots; et il nous conduisit à une grande porte charretière, par laquelle nous passâmes, pour arriver dans un bois percé de différentes avenues, plantées d'arbres sauvages qui n'avaient ni fleurs ni fruits. J'avoue que j'aurais été fort embarrassé, si je me fusse trouvé seul dans un endroit si éloigné et si champêtre; car je n'aurais sur quelle route tenir: mais aussi ne quittais-je point mon conducteur, que je suivais pas à pas. Quelques petits besoins pressants le firent écarter du grand chemin pour s'enfoncer dans le plus épais de la forêt; j'y fus avec lui, et j'aimais mieux l'y accompagner, que de rester seul et de risquer de le perdre.

Dans le moment que j'étais ainsi spectateur oisif et passif, et que je faisais des réflexions qui n'étaient point de paille sur l'odeur qui m'électrisait, malgré l'eau sans pareille dont je me baignais, je vis sortir du pied d'un arbre un petit oiseau qui ressemblait si parfaitement à mon serin, que je crus que c'était lui-même qui s'était échappé de sa cage pour me venir trouver à Saint-Cloud, où il avait entendu dire que j'allais: je louai son bon, petit cœur; je l'appelai et courus après lui; mais je reconnus bientôt que c'était un oiseau sauvage, qui avait crû dans les bois, et non dans une cabane comme le mien; car il se sauva de moi sans vouloir seulement que je le prisse.

En courant ainsi après lui, j'aperçus remuer à quelques pas plus loin un arbrisseau fort touffu; j'eus la curiosité de vouloir m'en approcher pour voir ce que c'était; mais ayant entendu dire qu'il y avait dans les bois des bêtes sauvages, dont il fallait se méfier, j'eus la précaution de prendre un de mes pistolets de poche d'une main, et mon couteau de chasse nu de l'autre, et je m'y rendis le plus doucement qu'il me fut possible.

Quelle fut ma surprise, grands Dieux! lorsque, arrivé près de ce lieu, j'entendis des cris humains de gens effrayés, et à qui j'avais fait peur sans le vouloir: quelque chose que je pusse leur dire pour les rassurer, ils se sauvèrent en criant au voleur de toutes leurs forces. Je m'imaginai d'abord, parce qu'ils étaient presque nus, que c'était le nid d'un faune et d'une dryade[4]; mais ayant regardé dans le centre de l'arbrisseau j'y vis un habit noir, un petit manteau de même couleur, un chapeau sans agrafes, une robe de taffetas gros bleu et le jupon pareil, un parasol violet, une coiffe blanche, des gants couleur de rose, une bouteille de ratafiat de Neuilly à moitié vide, et une calotte dans laquelle il paraissait qu'on avait bu; tout cela me fit penser que ce n'était point là l'attirail de ces divinités bocagères, qui n'en ont d'autres que celui de la plus simple nature.

[4] Divinités des bois.

Aux cris effrayants de nos fuyards, mon ami précipita son opération pour me venir joindre; je lui contai le fait; il en rit beaucoup et de tout son cœur: il commençait même déjà à me faire part de ce qu'il en pensait, lorsque trois gardes de chasse accourus au bruit, rencontrèrent notre faune et notre dryade fugitive; ils les arrêtèrent et les emmenèrent à l'endroit d'où ils étaient partis, et où nous les attendions: l'un et l'autre me parurent bien humiliés d'être vus dans l'état où ils étaient: mon ami conta l'histoire aux trois gardes, dont il connaissait l'ancien; son ingénuité et la mienne les persuadèrent de mon innocence.

Je reconnus le Faune aux culottes de velours, et la Dryade au petit corset de basin garni de mousseline chiffonnée, pour l'abbé et la demoiselle qui étaient tombés à la mer en débarquant à Auteuil, et qui s'étaient tant divertis aux dépens de ma culotte de velours goudronnée: ma partie était belle pour prendre ma revanche, et la pousser même jusqu'au paroly; mais je me suis fait un principe de ne jamais insulter aux malheureux. Les gardes les firent habiller pour les conduire chez le sieur Guy, leur inspecteur à Madrid; et sans nous embarrasser de ce qu'ils allaient devenir, nous reprîmes une grande avenue qui nous conduisit à une autre grande porte, par laquelle on sortait de ce bois: mon ami me dit que cet endroit se nommait la porte Maillot; que l'on y vendait de fort bon vin, et me proposa de nous y rafraîchir; je l'acceptai: nous entrâmes dans une grande salle, où l'on nous servit ce que nous avions demandé.

Nous avons passé là une bonne heure à nous reposer; après laquelle nous avons compté et payé; et nous sommes sortis pour achever notre voyage. Quand une fois nous avons été à l'Étoile, j'ai reconnu cet endroit pour y être venu polissonner bien des fois étant au collège: de là nous sommes descendus à la grille des Champs Élysées, que nous avons traversés: c'était un jour de congé; il y avait alors beaucoup d'écoliers qui y louaient au battoir et au ballon: tous ceux de ma connaissance que j'y rencontrai me sont venus sauter au col, et m'ont promis de venir chez moi le lendemain pour apprendre toutes les particularités de mon voyage, qui avait fait bien du bruit dans la gent scolastique. Le paquebot était arrivé deux heures avant nous. Henriette était partie chez elle avec tout notre bagage: j'appris qu'elle était arrivée en aussi bonne santé que je l'avais souhaité; pour m'en assurer par moi-même, je fus la voir avec son frère: et je les remerciai beaucoup l'un et l'autre de toutes leurs politesses; j'ai fait porter chez moi tout mon équipage, que j'y accompagnai.

Les voisins étaient aux portes et aux fenêtres pour me voir arriver, comme lorsque je fus parti; je les ai salués et embrassés tous les uns après les autres; ils m'ont félicité sur mon heureux retour, et j'ai répondu à leurs compliments du mieux qu'il m'a été possible. Après avoir été voir mon chat et mon serin, qui à peine me reconnaissaient, j'ai envoyé dire par mon Savoyard à ma mère et à mes deux tantes que j'étais arrivé; et me voilà.

Le lendemain matin je reçus la visite de cinquante de mes amis, tous écoliers ou ex-écoliers comme moi, auxquels je fus obligé de faire une relation en gros de mon voyage, de mes remarques et de mes aventures: ils y prirent tant de plaisir qu'ils m'ont engagé a la donner détaillée au public; et la voilà.

Ô vous tous qui cherchez le portrait d'un véritable Parisien, qui n'a jamais sorti de son pays que pour aller en nourrice et pour en revenir, achetez ce petit livre, lisez-le, et vous ne pourrez vous empêcher de vous écrier avec moi: «Il est d'après nature;» et le voilà.

fin

Paris.—Imprimerie Nouvelle (assoc. ouv.), 11, rue Cadet. A. Mangeot, directeur.


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