Voyages au temps jadis en France, en Angleterre, en Allemagne, en Suisse, en Italie, en Sicile, en poste, en diligence, en voiturin, en traîneau, en espéronade, à cheval et en patache, de 1787 à 1844
CHAPITRE IV
Où l'on verra quatre personnes parcourant la Suisse dans une grande voiture, mais à petites journées en 1834.
n commençant ce nouveau chapitre, je dirai au lecteur que mon intention
n'est pas de faire une description de l'Helvétie, dans une édition
rétrospective du guide Joanne, mais uniquement de rappeler une des
anciennes manières de voyager dans ce magnifique pays, qui perd beaucoup
à être traversé à la vapeur et vu à vol d'oiseau.
Avant de nous mettre en route, il est dans l'ordre de faire connaître le personnel du voyage.
Il y a cinquante-quatre ans, ces voyageurs étaient: ma mère, mon frère, une de nos cousines et moi.
En parlant dans le chapitre II de ma bisaïeule, Mme Jordan-Briasson, j'ai rappelé que dans la famille tous disaient, que sa petite-fille Henriette Jordan lui ressemblait beaucoup.
Comme elle, en effet, ma mère réunissait toutes les qualités qui font une femme bonne, aimable, sérieuse et distinguée.
Née en 1793, emportée par sa famille dans sa fuite en Dauphiné, après le siège de Lyon, son enfance s'était passée dans de tristes souvenirs.
Elle avait fait son éducation chez les dames Harent; après la dispersion des maisons religieuses, ces dames appartenant au meilleur monde, victimes elles-mêmes de la Révolution, avaient formé toute une génération de jeunes femmes, qui furent l'honneur de la cité et le bonheur de leurs familles.
En dehors de la maison de l'Hormat elle avait passé sa jeunesse à la campagne chez ses parents, à Chassagny et à Sury.
Ma mère s'était mariée jeune, à dix-huit ans.
Dire ce qu'elle a été pour ses enfants, l'amour, l'estime et le respect que ses enfants avaient pour elle, et la part toujours si vive qu'elle a dans mes plus douces souvenances, sans que les affections sérieuses et profondes que le ciel m'a données aient jamais pu me la faire oublier, serait sortir du cadre tracé pour ce récit; et plus que jamais, en pensant à ma mère, je dis: ma main ne peut écrire, qu'une bien faible partie de ce que mon cœur ressent.
En 1834, ma mère, à quarante et un ans, avait conservé toute la santé et toute l'agilité de sa jeunesse; car si dans mon enfance elle m'avait enseigné, sur ses cahiers et ses cartes des dames Harent, le français et la géographie qu'on n'apprenait pas alors au collège, quand je fus jeune homme, c'est avec elle encore, que je faisais mes premières courses à cheval, comme elle-même à la campagne avait chevauché avec son père.
Dans l'hiver de 1830, au premier grand bal où j'étais allé, chez le général Paultre de la Motte, bien des gens étaient loin de se douter que je faisais vis-à-vis à ma mère; elle avait alors trente-sept ans et moi dix-huit.
Mon frère Adolphe, plus jeune que moi de quatre ans, venait de terminer ses études, avec les plus grands succès, au Lycée de Lyon, dont il avait suivi les cours comme externe, ainsi que je l'avais fait moi-même.
Il avait un caractère aimable et sympathique, qui charmait encore plus que sa jolie figure, qui cependant n'était pas ordinaire. Comme tous, et plus que tous, je l'aimais beaucoup.
Je venais d'entrer dans la carrière des Ponts et Chaussées et après un hiver passé à Paris aux études spéciales qui suivent l'école Polytechnique, j'étais venu à Lyon en mission d'élève, sous la direction paternelle de l'ingénieur en chef Kermaingant, à l'école des Jordan et des Marinet, jeunes ingénieurs alors, mais déjà distingués.
Ma mère ne connaissait pas la Suisse, on voyageait si peu dans ce temps-là; elle désirait la connaître; mais elle tenait encore plus à nous donner une distraction instructive et salutaire. C'est elle qui eut l'idée de ce voyage, au moment des vacances qui commençaient alors invariablement au 1er septembre.
Il lui fut facile d'obtenir pour moi le congé qui m'était nécessaire.
Pour un voyage un peu long il faut être en nombre pair, afin que personne ne soit exposé à rester seul.
Mon père ne pouvait pas nous accompagner; il était trop occupé de sa manufacture d'Ambérieux, et plus encore des premiers bateaux à vapeur de la Saône, dont son frère François et lui furent les premiers organisateurs; il fallait donc trouver une quatrième personne pour qui ce fût un plaisir, pour elle comme pour nous.
Mme Soret (Adélaïde Aynard), sœur aînée de mon père, dont j'ai déjà parlé au chapitre précédent, avait trois filles, aussi grandes et presque aussi bien douées que leur mère: Cléonice, Zoé et Zélie, leurs noms rappellent l'époque de leur naissance.
Cléonice, l'aînée, était à peu près de l'âge de ma mère; je crois même que la tante était plus jeune que la nièce. Ayant passé leur vie ensemble, leur intimité était celle de deux sœurs.
Cléonice n'était pas mariée, non plus que Zélie malgré son idéale et ravissante beauté, qui jamais ne sera surpassée.
J'avais trois ans quand elle en avait quinze; elle fut ma première institutrice, en me donnant mes premières leçons de lecture.
Zoé, la seconde, à plus de trente ans, s'était mariée à M. B...., qui, veuf d'un premier mariage, avait déjà plusieurs grandes filles.
Un oncle de mon père, ancien officier dans les gardes françaises, disait souvent dans le style de l'époque, qu'en voyant arriver dans un bal Mme Soret et ses filles, on croyait toujours voir la déesse Minerve entrant dans l'Olympe, avec un cortège de nymphes plus belles que Calypso.
Mais redescendons de ces hautes régions; le mari de ma tante était fabricant de velours; sous l'empire de Napoléon Ier, le commerce des soies allait très mal à Lyon; à la mort de M. Soret, sa femme se trouva complètement ruinée, précisément à l'âge où ses filles auraient pu se marier.
Bien loin de se décourager, Mme Soret retrouva toute l'énergie de sa jeunesse; avec le concours empressé de ses frères, elle réorganisa complètement le commerce de son mari, dans la grande maison Tolozan; ayant ses magasins sous la même clé que son appartement, à un premier étage sur la cour.
Après plusieurs années de travail et de privations noblement supportées, elle était parvenue à faire quelques économies.
Bien conseillée par le mari de sa fille, elle les plaça en actions de Terrenoire; c'était le bon moment! En peu de temps ses capitaux furent quintuplés. Elle se retira quelques années plus tard avec une jolie fortune.
Ce fut à notre cousine Cléonice que ma mère fit la proposition de venir avec nous. Elle voulut bien accepter, et nous fûmes ravis, car elle avait un charmant caractère, et même dans les jeunes, il eût été difficile de trouver une compagne de voyage plus accommodante.
Ma mère avait le jugement très bon; quoique rien de bien sérieux ne pût alors le faire supposer, elle craignait que les bateaux à vapeur de la Saône, invention toute nouvelle, ne donnassent pas tous les bénéfices que mon père en espérait, aussi tout en voulant nous faire un plaisir, elle désirait le faire de la manière la plus économique; elle ne voulait pas dépenser plus de 1,000 francs, en parcourant la Suisse pendant un mois. Aujourd'hui le problème serait difficile et presque impossible, en 1834 nous avons pu le réaliser.
Dans ce temps-là, c'était bien le cas de le dire, l'or était une chimère, car on n'en voyait presque point. Quand je fis changer un sac de 1,000 francs chez le changeur de la place des Terreaux, on me le fit payer 8 francs. Je n'avais jamais vu tant de louis d'or à la fois.
La Californie n'était pas encore exploitée.
Voici comment nous devions voyager: mon père avait une grande calèche assez légère, qui pouvait marcher avec un seul cheval; elle avait sièges devant et derrière, et quatre places dans l'intérieur. Nous emmenions avec nous un domestique qui devait monter derrière, lorsque mon frère ou moi serions sur le siège de devant.
Naturellement, nous ne devions aller qu'à petites journées, marchant toujours avec le même cheval.
Nous partîmes exactement le 1er septembre, par un très beau temps, et nous arrivâmes le soir à Ambérieux, où nous avons couché à la manufacture de mon père, chez M. Chevret, qui en était le directeur.
Le lendemain matin, en repartant pour Nantua, nous n'avions plus le même coursier; le nouveau était beaucoup plus fort que le premier, qui n'aurait pas pu nous conduire dans les montagnes; c'était une attention imprévue de M. Chevret, qui connaissait parfaitement le pays.
Le second jour, nous avons couché à Bellegarde; c'était la première fois que je voyais la perte du Rhône et la Valserine. Simple élève de première année, je ne me doutais pas alors que dix-neuf ans après je viendrais comme ingénieur en chef établir un chemin de fer dans un pays si pittoresque et d'un accès si difficile.
Les chemins de fer étaient complètement inconnus en Suisse, et l'on peut même dire en France, car il n'y avait que celui de Saint-Etienne uniquement destiné au transport des charbons.
Cette première visite de Bellegarde a été ma première impression de voyage en pays de montagne et ne s'est jamais effacée.
Entre Bellegarde et le fort l'Écluse, il nous arriva une aventure: nous étions descendus de notre calèche pour admirer le paysage; Cléonice s'étant approchée trop près du bassin d'une cascade, son pied avait glissé; sa robe était bien relevée, mais dans sa chute, elle avait complètement mouillé le bas de ce vêtement intime qu'il est shocking de nommer et qu'il serait encore plus shocking de ne pas porter. Bref, il était nécessaire d'en changer; la chose n'était pas commode, sur une grande route et en rase campagne.
Le linge de nos dames était dans ce qu'on appelait alors une vache, grand coffre en cuir plat de plus d'un mètre carré, qui occupait toute l'impériale. Nous fûmes obligés de la décharger et de l'ouvrir à terre sur la route.
S'abritant tant bien que mal derrière un buisson, Cléonice, riant la première de son infortune, dut procéder à l'opération avec l'aide de ma mère, tandis que les hommes travaillaient au rechargement de la calèche.
Mais patatra! au moment le plus scabreux, nous entendons une diligence de Lyon qui arrivait, au grand galop, troubler la solitude si nécessaire dans cette circonstance délicate.
La route était à tout le monde, il n'y avait rien autre à faire que de nous ranger pour la laisser passer. Parmi les vingt personnes qui se trouvaient entassées dans cette voiture, quelques-unes peut-être nous ont reconnus; ils doivent en avoir ri comme nous, car notre accident n'avait absolument rien de tragique.
Malgré cet arrêt imprévu, nous pûmes arriver à Genève le soir. Nous avions mis trois jours pour venir de Lyon.
La ville de Genève ne ressemblait pas le moins du monde à ce qu'elle est aujourd'hui. Le chemin de fer de Lyon l'a complètement transformée. C'était alors une place forte de 25,000 habitants, fermée par des fossés et de hautes murailles, flanquées de bastions dans le système de Vauban.
On ne pouvait y entrer qu'en passant sur un pont-levis, et déposant à la porte un passeport qu'on ne vous rendait que le lendemain. La dernière maison de la ville, sur la rive droite du Rhône, en amont, était l'hôtel des Bergues, qui venait d'être récemment construit, ainsi que le pont du même nom sous la direction du général Dufour.
Le lendemain, après avoir employé toute la journée à visiter la ville, nous passâmes notre soirée avec la famille du maréchal de Bourmont, visite dont j'ai parlé au Chapitre III.
De Genève nous sommes allés à Lausanne, Vevey, Chillon, puis de Lauzanne à Payern, Fribourg, Berne et Interlaken.
Voici comment nous avions organisé nos journées: nous partions de bonne heure, vers huit heures du matin, après avoir pris à l'hôtel le petit déjeuner suisse, café au lait, beurre, miel et quelquefois des œufs.
Au milieu du jour, nous nous arrêtions pendant deux heures, dans un village ou hameau pour faire reposer notre cheval; nous nous promenions à pied, je dessinais et nous faisions, ordinairement en plein air, un léger repas avec des vivres emportés dans notre voiture.
En arrivant le soir, nous dînions à table d'hôte, ou autrement, suivant les circonstances, puis nous nous couchions de bonne heure dans deux chambres à deux lits.
Nous abandonnions à Antoine, notre domestique, le soin du cheval, de la voiture et de sa personne.
Notre objectif principal était l'Oberland. Arrivés à Interlaken, nous étions au point d'où nous devions rayonner; là nous fûmes obligés de modifier notre manière de voyager; notre cheval et notre voiture ne pouvaient plus nous servir; nous les avons envoyés nous attendre à Lucerne, par les voies carrossables, sans être bien certains qu'ils y arriveraient; car au départ, Antoine m'avait bien assuré qu'il avait souvent conduit des chevaux en France, mais qu'il ne pouvait pas répondre de ce qu'il saurait faire à l'étranger!
Malgré ce manque de confiance dans ses talents, nous lui souhaitâmes un bon voyage, en lui donnant un peu d'argent et une carte de visite sur laquelle nous avions écrit en grosses lettres Nach Lucern, et le nom de l'hôtel où il devait aller nous attendre.
Nous passâmes quatre ou cinq jours à Interlaken, pour parcourir les environs, qui sont merveilleux.
Non contents de visiter ce que tout le monde peut voir, en prenant les petites voitures du pays, c'est-à-dire la vallée de Lauterbrun, la cascade du Staubach, le glacier du Grindelwald, etc., nos intrépides voyageuses acceptèrent de faire avec nous l'ascension du Faulhorn, qui était alors une course pénible réservée aux véritables touristes, et qui n'est pas encore des plus faciles aujourd'hui.
Monter sur un cheval était pour ma mère une chose ordinaire; mais pour Cléonice, grande, forte et bien moins expérimentée, c'était une autre affaire; enfin avec beaucoup de bonne volonté de sa part, beaucoup d'aide de la part des guides et de la nôtre, nous parvînmes à l'établir solidement en selle, et si bien, qu'une fois installée, il nous fut impossible de la faire descendre jusqu'à l'arrivée, même dans les passages un peu difficiles. Mon frère et moi nous étions à pied avec les guides.
Cette course, à partir d'Interlaken, demandait deux jours, car il fallait coucher sur le Faulhorn, pour jouir du lever et du coucher du soleil. Dans ce temps-là il n'y avait pas encore d'hôtel, car on ne pouvait pas désigner de ce nom, une simple cabane en bois, où l'on portait du pain une fois par semaine. On ne pouvait y coucher que très difficilement, surtout si les voyageurs étaient nombreux.
La hauteur du Faulhorn est de 2,680 mètres; nous montâmes au moins pendant quatre heures, par le plus beau temps et sans le moindre accident. Les chemins étaient mauvais, mais avec leurs guides nos amazones s'en tirèrent fort bien. La vue était si belle, si grandiose et pour nous si imprévue, que nous étions bien récompensés de nos efforts.
En arrivant au sommet, ma mère, s'appuyant sur mon épaule, sauta lestement en bas de son cheval, comme elle en avait l'habitude.
Mais pour Cléonice ce fut bien différent; si elle avait été de son temps une intrépide valseuse de Bernoise, il y avait plus de quinze ans que ce temps était passé; on fut obligé, pour la faire descendre, d'employer tous les procédés en usage pour le déchargement des objets précieux et fragiles; cela put se faire très heureusement, sans altérer le moins du monde sa bonne humeur habituelle.
En arrivant, notre premier soin fut d'organiser notre campement pour la nuit; car il ne s'agissait pas de choisir nos chambres, c'est tout au plus si l'on pouvait appeler des lits les espèces de caisses que l'on nous montra.
Cela fait, avant de penser à dîner, nous nous pressâmes d'aller voir le magnifique spectacle que nous étions venus chercher, et qui ne nous fit pas défaut, comme cela n'arrive que trop souvent dans ces hautes montagnes, séjour habituel des nuages.
En route, nous avions admiré déjà le splendide panorama des Alpes Bernoises, qui se déroulait derrière nous à mesure que nous montions; mais arrivés au sommet, nous ne pûmes pas contenir l'expression débordante de notre admiration.
Le temps avait été magnifique toute la journée. Le soleil couchant embrasait de ses feux la Jungfrau, blanche reine de ces montagnes, ainsi que les pointes aiguës du Finsteraarhorn, du Schreekhorn et du Vetterhorn, ses acolytes, qui tous s'élèvent à plus de 4,000 mètres de hauteur.
Cette grande ligne blanche dentelée, se détachant sans aucun nuage sur le ciel bleu, formait un admirable tableau, qui prenait une teinte rose à mesure que le soleil arrivait à l'horizon; c'était éblouissant de splendeur.
On dit que du Faulhorn, en regardant au couchant, du côté opposé à la chaîne des Alpes, on peut apercevoir quatorze lacs, avec de bons yeux ou de bonnes lunettes.
Les lacs de Thun et de Brienz étaient à nos pieds; quant aux autres, nous n'avons pas pu même essayer de les compter, car tout à coup se sont élevés des nuages sortant des vallées, qui ont inondé la vaste étendue des terres, devant nous et au-dessous, sans nous cacher le soleil toujours très brillant.
Il paraissait se coucher dans un immense océan, dont la surface moutonnée présentait des vagues énormes avec des crêtes resplendissantes de lumière; c'était un spectacle féerique et imprévu qui nous a laissé une impression ineffaçable.
Enfin quand le soleil eut disparu, que les monts eurent repris leur teinte uniformément blanche, nous nous aperçûmes que nous grelottions de froid, car nous étions dans la région des neiges, il était temps de rentrer, souper d'abord et nous coucher ensuite, car le lendemain le réveil était pressé.
Heureusement nous avions avec nous quelques provisions, car il y avait peu de chose à l'auberge pour assaisonner le pain dur que nous y avions trouvé.
Comme je l'ai dit, les lits avaient triste apparence; mais s'ils étaient durs, au moins ils étaient chauds. Il est vrai que nous nous étions couchés presque tout habillés, et que nous avions pour nous couvrir d'assez confortables édredons; c'est la seule fois de ma vie que je m'en suis servi avec plaisir.
Le lendemain matin, nous eûmes le spectacle inverse du lever du soleil, derrière la chaîne des Alpes, avec des effets fantastiques de lumière, chaque fois qu'une vallée blanche nouvelle était éclairée. Ce beau spectacle n'était pas cependant à comparer à celui que nous avions vu la veille, dont aucune description ne peut rendre compte.
Nous éprouvâmes presque autant de difficultés pour descendre, que nous en avions eues pour monter; bien que les guides ne lâchassent pas les chevaux, nos dames n'étaient pas rassurées en les voyant marcher aux bords des précipices, chose toujours plus effrayante à la descente qu'à la montée.
Arrivés sains et saufs à Grindelwald, nous avons regagné Interlaken en voiture. Pour aller à Lucerne, nous avons d'abord traversé le délicieux lac de Brienz dans une barque à rames couverte d'une tente, car il n'y avait pas encore de bateaux à vapeur.
En route, nous fîmes une pause à la gracieuse cascade du Giesbach, où l'hôtel n'existait pas encore; mais une famille patriarcale recevait cordialement les étrangers, et leur faisait les honneurs des échos du lac, avec la trompe traditionnelle du pays.
Au bout du lac une voiture légère nous conduisit à Meyringen, où nous avons couché.
Le lendemain matin, après avoir admiré la belle cascade du Reienbach, nous prîmes quatre chevaux de selle et deux guides pour traverser le col du Brunig, et cheminer ainsi jusqu'à Alpenach sur le bord du lac de Lucerne.
Au sommet du Brunig, nous entrâmes dans un épais brouillard qui nous cachait presque complètement le chemin; les chevaux des dames étaient conduits à la main par nos guides, et les nôtres suivaient docilement leurs chefs de file.
Nous arrivâmes ainsi sans encombre à Lungern où nous retrouvâmes notre ami le soleil, qui après deux heures d'absence ne nous a plus quittés.
Nous y fîmes halte; après déjeuner, pendant que ces dames se promenaient, du bout de mon crayon, je croquais quelques paysannes en costume pittoresque du canton, jupons courts et cheveux relevés à la chinoise, avec une crête énorme de dentelles sur le chignon.
Après avoir traversé la vallée, et côtoyé le petit lac de Sarnen, aujourd'hui presque desséché, nous quittâmes nos montures près d'Alpenach, pour entrer dans une petite barque à rames que deux vigoureux descendants de Guillaume Tell conduisirent en quelques heures à Lucerne, sur le beau lac des Quatre-Cantons, dont l'aspect abrupte et varié diffère complètement de celui de Genève.
Nous n'eûmes pas la tentation de monter au Righi, ce jour-là couvert de nuages; nous avions assez du Faulhorn, où nous étions montés assez haut pour voir les nuages à l'envers et nous étions persuadés que nous ne pourrions rien voir de plus beau.
Ce qui fait la renommée du Righi, c'est le panorama des Alpes Bernoises, dont nous venions de jouir d'un observatoire beaucoup plus rapproché.
Nous retrouvâmes exactement notre fidèle Antoine, qui depuis deux jours nous attendait avec nos équipages; c'est alors qu'il nous fit la fameuse réponse bien souvent citée depuis, et qui n'en mérite pas moins d'être conservée:
En nous contant les embarras de sa route et les peines qu'il avait eues pour se faire comprendre, lorsqu'il demandait son chemin, il nous disait: Les gens de ce pays sont si bêtes! ils ne comprennent ni le français ni le patois, enfin rien! absolument rien! c'est bien étonnant que j'aie pu m'en tirer.
Enfin il y était, c'était l'essentiel; rien ne manquait dans notre matériel de voyage et, chose surprenante, on ne l'avait pas trop écorché!
Après une journée passée à Lucerne, pour voir la ville, ses églises, le fameux lion commémoratif de la défense du roi Louis XVI par les régiments suisses à Versailles, et les vieux ponts de bois aux curieuses peintures, nous continuons notre voyage par Soleure.
Ma mère était heureuse de faire une visite inattendue à M. Franchet d'Espéray qui s'y était réfugié après la chute des Bourbons en 1830. Cette occasion de le voir était aussi pour moi un plaisir; j'en avais entendu parler si souvent! Il était seul avec ses fils, madame et ses filles étaient absentes. M. Franchet nous reçut comme de vieux amis; il embrassa cordialement ma mère et ma cousine. Les jeunes gens baisèrent respectueusement les mains de ces dames; quoiqu'ils fussent encore bien petits, ils avaient déjà de grandes manières; cela du reste n'avait rien qui pût nous étonner, l'un d'eux était filleul du roi Louis XVIII.
De Soleure nous rentrâmes en France, toujours à petites journées, par Neufchâtel, Pontarlier et Dôle, où nous restâmes un jour chez mon oncle Camille Jordan, qui s'y était fixé après son mariage.
Nous avons été de retour à Lyon exactement pour le Ier octobre, après un voyage d'un mois, par le plus beau temps du monde, car nous n'avions eu qu'une demi-journée de pluie, entre Thun et Interlaken.
Nous étions arrivés en même temps, au bout de notre voyage et au bout de notre argent.
Voici le résumé sommaire et approximatif de nos dépenses:
Le prix des tables d'hôte dans les premiers hôtels ne dépassait jamais 3 francs vin compris, souvent il était inférieur; dans les chambres doubles, le prix d'un lit était en général de 1 franc par jour. Le déjeuner du matin ne coûtait que 50 à 60 cent.
Notre dépense normale par personne était donc de 5 francs par jour à peu près; pour quatre, cela faisait 20 francs, pour trente jours 600 francs. Il nous était donc resté 400 francs pour le domestique, le cheval et les dépenses supplémentaires de l'Oberland.
Aujourd'hui, pour le même temps et le même parcours, il faudrait certainement dépenser le triple. Je le sais par expérience, car je suis retourné bien souvent en Suisse depuis 1834; j'ai revu presque toutes les villes que j'avais alors visitées; j'ai revu l'Oberland, il n'y a pas très longtemps.
De tous mes voyages, le plus ancien, que je viens de raconter, est celui dont je me souviens le mieux; si mon esprit et ma mémoire ont conservé une vive impression des magnificences vues à cette époque lointaine, mon cœur conserve avec plus de charme encore le souvenir de mes compagnes et de mon compagnon.
CHAPITRE V
Voyage en voiturin d'Allemagne en Italie où l'on met quarante jours pour aller de Francfort-sur-le-Mein à Florence, sur l'Arno, et retour en Auvergne par Gênes, Marseille et les Cévennes, en 1839.
es trois voyageurs dont je vais vous parler vous les connaissez déjà,
lecteur, c'étaient ma mère, mon frère et moi.
Depuis notre voyage en Suisse, de 1834, nos situations avaient changé. Poursuivant ma carrière, j'avais été envoyé comme ingénieur du Gouvernement à Clermont, en Auvergne, où j'étais depuis 1836.
Mon père et mon oncle, François Aynard, étaient bien venus, les premiers, pour établir des bateaux à vapeur sur la Saône et sur la Méditerranée, de Marseille à Naples; mais cette application d'une invention nouvelle, encore dans l'enfance, ne leur avait pas donné les résultats qu'ils en attendaient. Il était arrivé ce qui arrive presque toujours, c'est-à-dire, qu'à leurs dépens, ils avaient ouvert la voie pour d'autres, qui, bientôt après eux, devaient y faire des grandes fortunes.
Mon frère, qui désirait suivre la carrière du commerce, avait dû chercher ailleurs. Désirant étudier la banque, il avait obtenu de M. Louis Mas, allié de notre famille, chef d'une grande maison en rapports fréquents avec l'Allemagne, une recommandation pour M. de Neuville, banquier à Francfort-sur-le-Mein; M. de Neuville avait bien voulu le recevoir chez lui, et ma mère l'avait accompagné dans ce noviciat à l'étranger.
Après deux hivers passés à Francfort, ma mère y fut très malade; les médecins déclarèrent, au mois de janvier 1839, que le pays ne lui convenait pas, et qu'il fallait absolument le climat de l'Italie pour la guérir.
Il fut donc décidé que ma mère et mon frère partiraient le plus tôt possible pour Florence, à petites journées, et que, si je pouvais, je ferais avec eux ce voyage.
Diverses circonstances de service m'avaient déjà mis en rapport avec M. Legrand, directeur général des Ponts et Chaussées, alors tout puissant, qui voulut bien m'accorder un congé motivé, de deux mois, pour accompagner ma mère.
Je partis de Clermont au milieu de février; je me rendis à Lyon par la diligence et de Lyon à Strasbourg par la malle de poste. Je ne pouvais pas y passer sans faire les deux choses obligatoires: visiter la cathédrale de la base au sommet de la flèche, et faire une commande à Doyen, rue du Dôme, pâtissier de vieille souche, pour un cadeau de ma mère à M. de Neuville.
Après avoir traversé le Rhin sur un pont de bateaux, j'allai jusqu'à Francfort par les voitures publiques du grand-duché de Bade. Je vis en passant Carlsrhue, ville de résidence ducale, Heidelberg avec son vieux château et Darmstad avec ses larges rues.
Dans cette région, l'industrie du transport des personnes et des lettres faisait l'objet d'une concession, dont le titulaire était le prince La Tour et Taxis; lui seul avait le droit d'établir des voitures publiques suivant un tarif fixé d'avance et modéré; mais en échange de ce privilège, il était obligé de transporter tous les voyageurs, quel qu'en fût le nombre.
Quand il n'y avait plus de places dans les grandes voitures du service régulier, on faisait partir de petites voitures de supplément; ce système avait le grand avantage de ne pas obliger les voyageurs, comme en France, à retenir leurs places longtemps d'avance, sous peine de ne pas partir au moment voulu.
Je trouvai ma mère très changée; sa vie cependant ne paraissait pas en danger; elle souffrait de violents maux d'estomac. L'époque de notre départ fut fixé, et je restai une dizaine de jours à Francfort, assez de temps pour être présenté dans les principales maisons où ma famille était reçue.
Je trouvai des mœurs et des habitudes bien différentes des nôtres.
On était au milieu de l'hiver; il faisait très froid; cependant, dans les appartements, toutes les portes intérieures étaient ouvertes.
Les portes extérieures donnaient toutes sur des tambours qui permettaient toujours d'avoir doubles portes, évitant ainsi l'introduction directe de l'air du dehors.
Sur un grand nombre des portes extérieures, on lisait cette inscription en gros caractères: Man bittet die thuren zuzu machen (on est prié de fermer les portes).
La température était uniforme dans l'intérieur de l'appartement; une fois entré, on n'avait donc plus à se préoccuper de fermer les portes, qui souvent même n'existaient pas; ni d'être exposé aux courants d'air, puisqu'ils ne sont que le résultat de la différence de température entre deux milieux. Cette chaleur uniforme s'obtenait au moyen de grandes poêles de faïence qui chauffaient sans montrer le feu.
De même qu'en Angleterre, on ne reçoit jamais dans une chambre à coucher. Quelquefois, on recevait dans la salle à manger, ou je crois plutôt que l'on mange quelquefois dans la pièce où l'on reçoit les visites.
On met et on enlève les tables et le couvert très rapidement, de sorte que l'espace est entièrement libre quand on ne mange pas.
Aussitôt que nous étions reçus dans une visite, quelle que fût l'heure, on nous apportait des tasses de café et des gâteaux sur une petite table mobile.
Dans beaucoup de maisons, à la fenêtre près de laquelle madame travaillait, une glace inclinée reflétait tout ce qui se passait dans la rue. Quand une visite frappait à la porte, la maîtresse de maison distinguait parfaitement celui qui se présentait.
Avec ma famille, je suis allé dîner chez le vieux M. Gontard (alt Gontard), suivant la façon de parler du pays; c'était une des fortes têtes de la ville, et le chef d'une des premières maisons de banque.
On ne buvait jamais l'eau et le vin mélangés; le grand verre était pour l'eau, les petits pour le vin; les dames n'en buvaient presque pas.
Les pains ordinaires étaient partout des petits pains tendres comme les pains dits viennois, que l'on mange à Paris depuis peu de temps, relativement à Francfort.
C'est là, chez M. alt Gontard, que pour la première fois et la seule jusqu'à présent, j'ai mangé du caviar, œufs d'esturgeons salés; c'était un mets rare, qui venait directement de Russie; il paraît qu'on nous faisait beaucoup d'honneur; je pensais, en me tordant la bouche, que c'était se donner beaucoup de peine et dépenser beaucoup d'argent pour quelque chose de bien mauvais.
Dans une visite chez M. Maurice Betmann, j'ai vu, je crois, la plus belle statue des temps modernes, l'Ariane du sculpteur Dannecker; elle est assise sur un léopard. Ce groupe en marbre blanc, parfaitement équilibré, peut tourner facilement sur un pivot, pour recevoir la lumière sur toutes ses faces.
J'ai assisté, avec mon frère, à un grand bal, dans un des hôtels magnifiques de la Zeil, chez un des principaux banquiers de la ville, dont j'ai oublié le nom. En dehors des grands bals officiels de Paris, aux Tuileries ou à l'Hôtel de Ville, je n'ai jamais vu plus belle fête; elle présentait un aspect particulier pour un Français.
Tout le monde arrivait à l'heure indiquée, neuf heures, je crois.
La réception avait lieu dans de grands salons, où rien n'était disposé pour la danse, mais au contraire, tout était disposé pour s'asseoir.
À un signal donné, chaque cavalier prenait le bras de sa danseuse et suivait la file, qui se dirigeait au travers d'un autre grand salon, garni de chaque côté d'une trentaine de tables de jeux, autour desquelles les joueurs de whist étaient déjà installés.
Au bout du salon de jeux, une grande porte cintrée s'ouvrait devant les danseurs, qui pénétraient alors dans une grande galerie formant salle de bal; ici tout était préparé pour la danse; il y avait de la place pour soixante groupes de valseurs au moins. La valse était l'exercice dominant; elle commençait toujours par une promenade au pas rythmé, pendant laquelle on pouvait causer avec sa danseuse et faire une espèce de connaissance. On jouait les valses de Strauss, alors dans toute leur nouveauté.
Il n'y avait là que des jeunes filles; on me montra, comme chose extraordinaire et peu convenable, deux jeunes femmes.
Les mères étaient restées dans les salons de conversation; il y en avait même plusieurs qui étaient restées chez elles, confiant leurs filles à leurs amies. Toutes parlaient bien le français.
Ayant témoigné à une de mes danseuses ma surprise de trouver des habitudes si différentes de celles de la France, où les jeunes filles alors allaient peu dans les grands bals, elle me répondit par cette question: «Comment les jeunes filles peuvent-elles se marier?» Lui ayant dit qu'en France, les parents se chargeaient le plus souvent d'arranger les choses, elle ajouta: «Oh! ici, nous aimons mieux faire nous-mêmes cette besogne.»
Dans ce pays, les filles, en général, avaient très peu de dot; tout jeune homme admis dans une maison pouvait concourir pour obtenir la jeune fille qui lui plairait davantage et de laquelle il serait agréé. L'admission dans une société ne se faisait pas à la légère; il fallait être connu ou avoir de bons répondants. Il résultait de ces habitudes une grande liberté d'allures entre les jeunes gens et les jeunes filles, surprenant les Français qui n'y étaient pas accoutumés.
Ma qualité de Français était alors, dans ce pays d'outre-Rhin, un titre particulier à la considération; hélas! aujourd'hui, il n'en serait plus de même.
On sut bientôt que j'étais ingénieur des Ponts et Chaussées; on s'empressa de me montrer ce qui pouvait m'intéresser, sans attendre que j'en fisse la demande.
On venait d'établir une distribution d'eau, au moyen de captage de sources, au Taunus, près de la Forêt-Noire, par des galeries souterraines; on m'y conduisit avec empressement. Les employés firent jouer exprès pour moi quelques-uns des jets d'eau réservés pour les cas d'incendie. Ainsi, déjà en 1839, on jouissait à Francfort d'un établissement qui n'a été installé à Lyon que vingt ans plus tard.
La maladie de ma mère nous obligeait aux plus grandes précautions, et de plus à une alimentation particulière. Les médecins, qu'elle avait consultés, lui avaient ordonné de se nourrir uniquement de jambon. Nous en fîmes donc provision, c'étaient des jambons fumés de Mayence; nous étions dans le pays. Nous les avions fait cuire chez le boulanger, dans une enveloppe de pâte, recette alors en France inconnue. On les mettait dans le four aussitôt après la cuisson du pain.
Nous nous sommes si bien trouvés pour ma mère de ce régime thérapeutique, et pour tous de ce procédé culinaire, qui eût fait le bonheur de Brillat-Savarin, que je considère cette double communication à mes lecteurs, comme une indemnité suffisante de la peine qu'ils ont prise de me lire jusqu'ici.
Nous devions faire le voyage en voiturin à petites journées; c'est-à-dire, prendre une voiture particulière d'une ville à l'autre, en séjournant un peu dans chacune, suivant son importance et surtout suivant les forces de ma mère.
Nous sommes partis à la fin de février, dans une calèche qui nous conduisit d'abord à Aschaffenbourg, puis à Wurtzbourg, ville assez curieuse; j'ai conservé particulièrement le souvenir du pont dit: Pont-aux-Évêques, ainsi nommé à cause des statues qui le décorent.
Nous arrivâmes le Ier mars à Nuremberg, ville ancienne, située sur la Pegnitz, affluent du Danube, et des plus intéressantes. On y trouve un grand nombre de maisons du Moyen Age bien entretenues et bien conservées.
On voit un château des Kaisers (Césars), beaucoup de tableaux d'Holbein, d'Hemeling et surtout d'Albert Durer et de son maître Lucas Krannach.
Albert Durer, né en 1471, était nurembergeois; plusieurs de ces peintures m'ont laissé le souvenir d'œuvres bien supérieures à celles que nous avons en France, des mêmes auteurs.
Il y a dans le même château, une chapelle byzantine de 1100, et des sculptures en bois très remarquables de Wreit-Stoss. L'hôtel de ville (Rathhaus) est fort curieux, il date de 1340; il faut voir le plafond de la galerie du deuxième étage.
Les églises les plus importantes sont:
Saint-Laurent dit Munster ou dôme de style gothique, remarquable par le nombre des statues et de belles stalles sculptées; Fraunkirche, vieux gothique, avec de très beaux vitraux; enfin, Saint-Sébalde, transition du saxon au gothique.
C'est là qu'est le tombeau en bronze de saint Sébalde, fait par Pétrus Fischer; il est orné de nombreuses petites statuettes, dont j'ai trouvé par hasard, à Paris, deux reproductions en plâtre, que j'ai toujours précieusement conservées: l'une représente saint Sébalde portant dans sa main, le modèle de son église et l'autre Pétrus Fischer lui-même, en costume de travail. Ce tombeau est un chef-d'œuvre tout à fait hors ligne.
Dans la chapelle de Saint-Maurice, près de Saint-Sébalde il y a un musée de tableaux remarquables; le plus beau de tous est un Ecce homo, de grandeur naturelle, par Albert Durer.
Pour les amateurs du Moyen Age, je doute qu'il existe au monde une ville plus curieuse que Nuremberg pour elle-même et pour ses collections de tableaux, etc., elle mérite à elle seule le voyage de Bavière.
Chose assez étrange aujourd'hui le grand commerce de Nuremberg, ville gothique, est la fabrication des jouets d'enfants.
Nous avons passé à Augsbourg les 5, 6 et 7 mars. Il y a de belles choses à voir: l'hôtel de ville avec sa grande salle dite salle d'or et de superbes églises où sont de beaux tableaux de l'ancienne école allemande et autres, ainsi que dans la galerie royale.
Dans une petite ville ignorée, entre Augsbourg et Nuremberg, où nous avions couché, je demandai à la servante qui préparait nos chambres, si elle voyait beaucoup de voyageurs; elle me répondit que la veille on avait logé dans l'hôtel, des Anglais comme nous. Comment connaissez-vous que nous sommes des Anglais? À ma question elle s'empressa de répondre: Parce que vous parlez français.
La conclusion naturelle de ce petit entretien, c'est que le français est la langue étrangère la plus répandue en Allemagne, puisqu'elle sert de moyen de communication entre les Anglais et les Allemands. Dans tous les hôtels nous trouvions des domestiques parlant français et dans presque dans toutes les boutiques nous pouvions nous faire comprendre.
Avant d'arriver à Augsbourg, nous avions traversé le Danube, presque sans nous en douter, à Donnauworth, non loin de sa source.
En quelques heures nous sommes allés d'Augsbourg à Munich, toujours de la même manière en voiturin de location; nous y avons passé plusieurs jours, car la ville le mérite. Nous étions très bien logés à l'hôtel du Cerf-d'Or. Je n'entreprendrai pas d'en faire la description, cela serait beaucoup trop long.
Les musées connus sous les noms de Glyplothèque (sculpture) et de Pynacothèque (peinture) méritent particulièrement l'attention. Dans une seule et magnifique salle j'ai vu quatre-vingts tableaux de Rubens.
La bibliothèque est construite sur le modèle des palais italiens du Moyen Age.
Il y a beaucoup d'églises très belles et tout à fait modernes copiées sur les différents styles anciens.
On visitait alors à Munich la célèbre fabrique de verre et d'instruments d'optique de Erthel. Nous vîmes aussi l'Isaar-Thor, porte de l'Isaar, près de la rivière de ce nom, sur laquelle se trouvait une fresque très curieuse de Neher et Koegel, représentant une entrée triomphale.
Dans ces différentes villes, ma mère se reposait en se levant tard; mon frère et moi nous voyons dans la matinée tout ce que nous pouvions, et nous conduisons ensuite ma mère en voiture sur les lieux remarquables.
Nous nous dirigeâmes sur l'Italie par Innsbruck (pont sur l'Inn). Cette ville est au fond d'une vallée profonde entourée de montagnes très élevées alors couvertes de neige. Nous avons eu très froid, et nous avions beaucoup de peine à en préserver ma mère, malgré de nombreuses couvertures et des bouillottes dont nous changions l'eau dans chaque village.
Ce qu'il y a de plus curieux à Innsbruck après sa position, c'est le tombeau de Maximilien Ier, empereur en 1493, dans l'église de la cour; il est orné de bas-reliefs en marbre blanc et entouré de vingt-huit statues de guerriers colossaux en bronze, qui font un effet des plus surprenants.
Il y avait encore à cette époque, des hommes et des femmes portant le costume tyrolien, dont j'ai conservé le souvenir dans mon album.
De là nous nous sommes dirigés sur Vérone, en traversant le Brenner, montagne qui sépare la vallée de l'Inn, affluent du Danube, de la vallée de l'Adige, affluent du Pô.
Il y a donc quarante-neuf ans que dans le même mois de mars, je suivais mais en sens inverse, la route que suivent aujourd'hui le 11 mars 1888, le malheureux Kronprinz et l'impératrice Victoria allant de San Remo à Berlin recevoir la couronne laissée par Guillaume à Frédéric III.
C'est plus que jamais le cas de dire devant cette tombe, ce que dit Lamartine pour Napoléon: Dieu l'a jugé, silence!
Quant à nous pauvres Français de 1888! que nous préparent ces grandes catastrophes de l'histoire? Sans nous laisser abattre par les tristesses de notre malheureux pays, écoutons encore du côté de Rome les échos du 1er janvier 1888, dans la basilique de Saint-Pierre; prions, espérons et disons: Dieu seul le sait, courage!
Le kronprinz doit aller en trente-six heures de San-Remo à Berlin, sans quitter le chemin de fer, et même sans changer de voiture ou de salon; notre voyage ne se faisait pas précisément dans les mêmes conditions.
Le Brenner était tout blanc de neige; la route était impraticable aux voitures; on fut obligé de démonter la nôtre, et de mettre la caisse sur un traîneau, après avoir enlevé les roues.
Nous étions le 16 mars 1839 au col du Brenner. On faisait des travaux considérables et fort ingénieux, pour empêcher les encombrements. La neige était assez dure pour qu'on pût la couper en blocs cubiques de 0m30 à 0m40 de côté; avec ces blocs on construisait des murailles très épaisses et très hautes, perpendiculaires à la direction du vent; derrière ces murs, la neige s'accumulait, au lieu de venir encombrer la route.
En descendant du Brenner, nous avons traversé Brixen, Botzen et Trente dans la vallée de l'Adige.
La route était bonne, mais souvent trop étroite; dans certains passages deux voitures pouvaient à peine s'y croiser; avant Vérone à l'entrée de la Lombardie, elle est très escarpée; l'Adige coule entre deux massifs de rochers taillés à pic.
À Trente, capitale du Tyrol italien, nous avons visité la cathédrale où s'est tenu le célèbre concile; elle est de style roman. Le souvenir particulier que j'en ai conservé, est une porte latérale, dont les colonnes extérieures reposent par leurs bases sur des animaux fantastiques.
Après un voyage aussi mouvementé, ma mère avait besoin de repos. Elle s'arrêta quelques jours à Vérone avec mon frère; ils devaient aller plus tard à Venise. Je profitai de cette halte pour y faire tout seul une excursion, chose qui ne me serait pas possible de faire plus tard; je n'en étais qu'à une journée. Je m'en applaudis d'autant plus que je n'ai pas eu l'occasion d'y retourner.
Après avoir visité les arènes, monument romain très bien conservé, je quittai la patrie de Paul Véronèse pour me diriger sur Venise, en passant par Vicence, où j'admirai, de la diligence, un beau monument de Palladio (xvie siècle).
J'arrivai à Venise pendant la nuit, à une heure du matin, le 20 mars. Il n'y avait alors aucune voie de communication entre la ville et la terre ferme; on ne pouvait donc y aborder qu'en bateau.
Les voitures déchargeaient au bord de la mer les voyageurs et les bagages; là on entrait dans des gondoles couvertes pouvant contenir huit ou dix personnes, conduites par deux rameurs qui se tenaient debout aux deux extrémités du bateau, en dehors de la partie couverte, manœuvrant chacun avec une seule rame. C'est ainsi que nous arrivâmes au bout de trois quarts d'heure au quai des Esclavons, à l'hôtel de l'Europe (buona locanda).
Tout le monde aujourd'hui connaît assez Venise la belle, ou pour l'avoir vue, ou par des photographies, pour qu'il soit nécessaire d'en faire la description. En consultant mes notes de voyage j'y trouve cette phrase à la page de Venise: Niente dire, bisogna vedere et ricordarsi. Ce mauvais italien peut ainsi se traduire: On ne peut rien dire, il faut voir et se souvenir.
Je ne parlerai donc pas de Saint-Marc, du Palais des Doges, du grand canal, du Rialto, que le lecteur connaît aussi bien que moi.
J'étais descendu à l'hôtel de l'Europe; l'expression n'est pas juste, j'aurais dû dire monté; car de la gondole au quai, je n'étais pas descendu, et j'avais dû monter bien davantage pour aller au bureau de l'hôtel.
À Venise, les étages supérieurs étaient alors les plus recherchés, à cause de l'humidité et de la mauvaise odeur des canaux. La table d'hôte et les meilleures chambres, y compris la mienne, étaient au quatrième étage. En 1839, il en était ainsi partout; on m'a dit que, maintenant, cet usage est moins général.
Mon voyage à Venise était tout à fait improvisé; je n'avais donc aucune espèce de recommandation; mais j'avais déjà assez l'expérience des hommes et des choses pour me tirer d'affaire, même en pays étranger.
Il est vrai que si je n'avais pas la modestie d'Antoine, de notre voyage de Suisse, j'avais ma carte de visite qui portait ma double qualité de Français et d'ingénieur des Ponts et Chaussées, établie du reste par mon passeport, dont il était tout à fait indispensable d'être porteur, quand on voyageait hors de France, surtout dans les États autrichiens, dont Venise faisait partie.
Je pus constater que cette double qualité pouvait facilement, comme à Francfort, m'ouvrir toutes les portes.
Notre consul, que j'allai voir, m'offrit une lettre d'introduction pour l'ingénieur en chef. Elle portait sur l'enveloppe cette inscription: À l'illustrissimo signor Bisognini ingégniere in capo. (Au très illustre seigneur Bisognini ingénieur en chef.) En Italie il suffisait d'avoir une position pour être décoré du titre d'illustre ou même très illustre.
Le signor ingénieur en chef était un fort brave homme qui me témoigna beaucoup d'intérêt, mit tous ses bureaux à ma disposition et me fournit beaucoup de renseignements sur les travaux du port de Venise, dont il s'occupait particulièrement.
Il me donna beaucoup de documents imprimés, plans devis, cahiers des charges employés dans son service, et je pus constater que les Italiens avaient précieusement conservé toutes les traditions de ce qui avait été établi par les ingénieurs des Ponts et Chaussées français, à l'époque où la Lombardie nous appartenait par droit de conquête, ou peut-être simplement par conquête.
Le matin de mon arrivée, un gondolier m'avait fait ses offres de service sur le quai des Esclavons. Pour la somme de 3 francs par jour, pour lui et sa gondole, il me servit de gondolier et de guide pendant tout mon séjour, soit dans les canaux, soit dans les rues de Venise.
Mon temps était très limité; je ne pouvais y passer que trois jours; c'était assez pour voir l'extérieur de la ville, mais pas assez pour voir l'intérieur des palais et leurs collections. Mais on ne verrait que Saint-Marc et le Palais des Doges que ce serait assez.
Dans toutes les villes étrangères que j'ai visitées, il y en a deux qui ont un cachet particulier, mais bien différent, qui les distingue de toutes les autres: Venise, et Edimbourg dont je parlerai plus tard; toutes deux m'ont laissé un profond souvenir.
Je retrouvai ma mère assez bien pour continuer notre voyage; nous étions déjà en Italie, mais nous n'avions pas encore retrouvé la chaleur. Pendant tout mon séjour à Venise, je n'avais pas quitté mon manteau.
Notre projet était de conduire ma mère à Florence, où elle devait séjourner quelque temps.
Nous trouvâmes à Vérone, un voiturin de retour qui, pour un prix modéré, se chargeait de nous transporter à Florence (80 ou 100 francs). Dans le prix du voyage, tout était compris, le transport, le logement et la nourriture dans les auberges où nous devions coucher, au sommet des Apennins et ailleurs.
La voiture avait quatre bonnes places d'intérieur.
Le conducteur nous dit qu'un autre voyageur était disposé à venir avec nous, si nous voulions l'admettre, et que naturellement, il payerait un quart de la dépense.
La personne en question s'étant présentée, nous vîmes un Français d'assez bonne figure, de trente-cinq à quarante ans, qui n'avait pas la tournure d'un commis-voyageur; mais, je crois cependant que ce n'était pas autre chose. Il n'y avait pas de raison apparente pour refuser sa société, il y en avait deux pour l'admettre:
La première, c'est que nous étions un peu inquiets de traverser ces montagnes à la discrétion d'un conducteur inconnu, qui devait nous faire passer la nuit dans son auberge; tout naturellement, les histoires de brigands italiens nous venaient à l'esprit, et nous ne pouvions pas nous empêcher de fredonner les airs de Fra Diavolo. Le nouveau voyageur nous paraissait donc un renfort, qui n'était pas à dédaigner.
Le second motif était d'une autre nature: la bourse de ma mère n'était pas inépuisable; une économie n'était donc pas à refuser.
L'équipage était des plus engageants; nous partîmes de Vérone au bruit réjouissant des grelots de quatre petits chevaux noirs comme le jais, harnachés d'une manière brillante, à la mode italienne, avec des pompons du rouge le plus éclatant, en têtes et queues.
Au moment où nous sortions de la ville, deux jeunes filles se présentèrent et firent signe au cocher d'arrêter. Il descendit de son siège et nous dit fort poliment, en italien, bien entendu (depuis que nous avions quitté l'Allemagne personne ne nous parlait plus français), que ces Donne demandaient la faveur de monter dans la voiture, c'est-à-dire à côté de lui sur le siège couvert, qui formait un compartiment tout à fait séparé.
Les Donne étaient d'un extérieur agréable et très décent; nous n'avions pas de motifs sérieux pour refuser le service qu'on nous demandait; les voilà donc bien vite installées à côté de notre conducteur; nous supposâmes que ce coup de théâtre était préparé d'avance.
À peine fûmes-nous arrivés en dehors des dernières maisons, qu'une de ces jeunes filles se mit à chanter; elle avait une voix très belle et savait parfaitement s'en servir. Nous eûmes cette distraction pendant une grande partie du voyage.
Au moment des repas, nous fîmes plus ample connaissance, bien qu'elles n'entendissent pas un mot de français. Elles étaient fort convenables; cependant, quelque chose dans leurs allures, si elles eussent été françaises, aurait pu nous faire supposer que nous avions rencontré des actrices. Elles se nommaient Maria Biffi et Camilla Beltromelli, Bolognese, ambe due: nous n'en sûmes jamais davantage.
Malgré nos apprêts de défense, en cas d'attaque pendant la nuit par les brigands, dont notre aubergiste devait faire partie, et il faut convenir que les apparences de la locanda pouvaient donner lieu à cette supposition, le jour arriva sans le moindre incident; et nous constatâmes avec plaisir qu'on pouvait dormir paisiblement au sommet des Apennins comme ailleurs.
Avant d'y arriver, nous avions traversé Mantoue, place très fortifiée, entourée d'eau, formant une île au milieu du Mincio; ces fortifications sont l'ouvrage des Français.
Après Mantoue, nous eûmes le Pô à traverser; il n'y avait aucun pont, ni même de bac à traille, mais un simple bac amarré à une très longue corde, supportée de distance en distance par de petits batelets.
Le fleuve étant très sinueux, la corde était attachée sur une des rives, en un point qui formait le centre d'un très grand cercle, dont le bateau décrivait une partie de la circonférence, en passant d'une rive à l'autre.
Tout cela était si mal organisé, qu'en s'embarquant, un de nos chevaux tomba dans l'eau; ce n'est pas sans peine qu'on put l'en retirer sain et sauf.
Nous avons traversé rapidement Modène et Bologne; nous y avons séjourné à peine le temps nécessaire pour que je pus y prendre quelques croquis.
Mon frère savait naturellement très bien l'allemand; quant à moi, j'étais censé savoir l'italien, que j'avais appris en quarante leçons pendant mon année de philosophie, d'un professeur qui donnait en même temps des leçons à ma mère, il signor Cardelli, qui avait la désinvolture d'un évêque habillé en bourgeois (on m'a dit depuis, que si ce n'était pas un évêque, c'était au moins un abbé défroqué). Je constatai avec peine que mes quarante leçons, qui me permettaient de lire à peu près l'italien (Dante excepté), étaient bien loin de me mettre en état de bien parler, et surtout de bien comprendre la langue parlée. Deux mois en Italie auraient mieux fait que mes quarante leçons.
Nous arrivâmes sans encombre à Florence; nous descendîmes à l'hôtel de l'Europe, chez Mme Humbert (elle vivait encore, en 1880, quand j'ai passé à Florence, en allant à Rome avec mon fils, mais elle avait quitté l'hôtel de l'Europe).
Je ne devais y passer que quelques jours. Je n'entreprendrai pas de faire la description des beautés de Florence, si remarquable par ses palais, son site, ses riches collections de tableaux et de statues, ses églises et ses jardins.
Il y avait alors dans le palais degli Ufficii une petite salle appelée la Tribuna, dans laquelle se trouvaient les statues antiques: la Vénus de Médicis, l'Apolline, le Faune dansant, les Lutteurs et l'Émouleur. Dans une grande et belle salle, nous vîmes les dix-sept statues du groupe de Niobé.
Je pus rester six jours à Florence, pendant lesquels je ne perdis pas mon temps. Il me faudrait plusieurs pages pour nommer seulement les richesses artistiques des palais degli Ufficii, Vecchio et Pitti; c'est dans ce dernier que se trouve la célèbre Vierge à la Chaise de Raphaël, si souvent reproduite.
Je ne puis quitter Florence sans citer ses églises: le Dôme avec son campanile, le Baptistère, dont les portes de bronze ont servi de type pour celles de la Magdeleine à Paris, la chapelle San-Lorenzo, enrichie par les Médicis, où l'on admire la fameuse statue dite du Penseroso (le penseur), et les magnifiques tables en mosaïque du palais Pitti.
Il faisait encore très froid, et nous avions de la peine à nous chauffer; il y avait bien quelques cheminées, mais quelle différence avec les poêles allemands! Il est vrai que dans ces cheminées toutes petites et imparfaites on avait du feu tout de suite, avec quelques fagots et des bûches que l'on était obligé de placer verticalement comme des fusils dans un faisceau, tandis que dans les auberges d'Allemagne où nous arrivions pour souper et nous coucher, nous avions très chaud, mais seulement le lendemain matin, au moment de notre départ: cela pouvait être très commode pour les voyageurs arrivant après nous.
Malgré tout le plaisir que j'aurais eu de rester plus longtemps, il fallait penser à revenir; j'avais deux mois de congé, il me restait juste le temps pour le retour. Le chemin le moins long demandait au moins huit jours par Livourne, Gênes, Marseille, Nîmes et Mende. Il fallait changer souvent de moyen de transport.
Lorsque je la quittai, ma mère était déjà beaucoup mieux; elle devait rester à Florence jusqu'à son rétablissement complet. Cette nouvelle séparation était dure pour moi; mais que faire? Sinon mon devoir, sur lequel je n'avais pas la moindre incertitude.
Après avoir fait mes adieux à ma mère et à mon frère, que je ne devais pas revoir d'une année, je pris une place dans la voiture publique de Florence à Livourne.
Après avoir entrevu Pise, je pris à Livourne le bateau à vapeur qui faisait le service de Naples à Marseille, en s'arrêtant dans les villes principales du littoral.
Nous étions dans les premiers jours d'avril; c'était le moment du retour des Anglais qui ont passé l'hiver en Italie, le bateau était surchargé de voyageurs, je ne trouvai pas de cabine disponible, on me donna pour lit un canapé du salon avec un matelas. Nous avions deux nuits à passer en mer. Si aujourd'hui j'aime assez mes aises en voyage, je peux dire qu'à cette époque la chose m'était à peu près indifférente.
Nous partîmes de Livourne le soir, entre quatre et cinq heures, on se mit à table presque immédiatement; nous étions cent vingt voyageurs aux premières, ou à peu près; il y avait beaucoup de dames anglaises; c'était un coup d'œil très beau et très animé.
Quand la nuit fut venue et le couvert enlevé, je procédai à mon campement. Il faisait si chaud, qu'il me fut impossible de dormir, j'eus alors l'idée de transporter mon matelas sur le pont; la nuit était magnifique; deux ou trois de mes compagnons firent de même. Là en plein air, enveloppés dans nos couvertures, nous étions beaucoup mieux qu'en bas.
Au milieu de la nuit, quand j'avais déjà fait un somme, je fus réveillé tout à coup par un grand bruit et beaucoup de mouvement sur le pont: on courait, on criait en italien et en anglais!
Dans l'obscurité où nous étions, j'eus quelque peine à comprendre ce qui causait tout ce tumulte, augmenté de la terreur des Anglaises qui, sorties précipitamment de leurs cabines, n'ayant pas eu le temps ni le soin de reprendre leurs vêtements de dessus, circulaient dans tous les sens comme des fantômes blancs éperdus, ou comme les nonnes de Palerme dans l'opéra de Robert.
Nous marchions à toute vitesse, un petit bateau pêcheur, à l'ancre, s'était trouvé sur notre route; son équipage s'était endormi, sans avoir allumé le fanal réglementaire. Par une fatalité, qui arrive bien plus souvent qu'on ne pourrait le croire, la proue de notre navire l'avait rencontré; ces pauvres gens avaient eu un réveil encore plus pénible que le nôtre.
On s'empressa d'aller à leur secours; il fallut mettre une chaloupe à la mer et leur tendre une corde pour s'amarrer.
Tout cela prit du temps, et nous étions fort inquiets des conséquences de l'accident. Enfin nous apprîmes avec plaisir qu'il n'y avait personne de noyé; et notre navire se remit en marche.
À peine la machine avait-elle donné quelques coups de piston, que j'entendis distinctement crier: acqua! acqua! ces cris venaient de la mer; le bâtiment pêcheur prenait l'eau et menaçait d'être submergé. On s'arrêta de nouveau; dans l'obscurité où nous étions, je ne pus pas me rendre compte parfaitement de la manœuvre qui fut opérée; je crois cependant que tout le personnel du petit bateau monta sur le nôtre, et que nous continuâmes à remorquer la barque chavirée jusqu'au port le plus voisin.
Le calme se rétablit peu à peu; les dames anglaises qui, pour la seconde fois étaient sorties affolées de leurs cabines, y rentrèrent rassurées, et je repris ma position horizontale sur mon matelas étendu sur le pont, où il avait conservé sa place, remerciant Dieu d'en être quitte pour si peu. Notre voyage se continua sans encombre et nous arrivâmes à Gênes de très bonne heure le lendemain matin.
Par une disposition de service, heureuse pour moi, le bateau devait s'y arrêter toute la journée et repartir à cinq heures du soir pour Marseille. Je pouvais donc voir un peu Gênes que je ne connaissais pas.
Comme mon grand-père Henri Jordan, je trouvai qu'en arrivant par mer, on est frappé de l'aspect magnifique de Gênes. La ville contient quelques belles rues, les autres sont épouvantables.
Dans les belles rues, il y a des palais splendides dont j'ai pu visiter les intérieurs, ainsi que leurs superbes collections de tableaux, en donnant une légère rétribution qui souvent, disent les mauvaises langues, serait partagée entre les propriétaires et les gardiens. Gênes contient aussi de très belles églises.
Après avoir vu tout ce que je pouvais voir en un jour, je remontais sur mon navire, faisant à l'Italie mes adieux pour longtemps.
D'après notre programme nous devions arriver à Marseille le lendemain matin, mais nous avions certainement négligé la prière qu'Horace adressait au maître des vents, pour le vaisseau qui portait Virgile: Ventorumque regat pater. (Que le maître des vents le dirige.)
Jusque-là nous avions navigué comme sur un lac tranquille, au calme le plus complet avait succédé, non pas une tempête, car le ciel était toujours splendide, mais un vent très violent directement contraire; notre bateau était fortement secoué et notre marche considérablement ralentie. Bien que ce fut mon premier essai de la mer, j'avais fait jusque-là très bonne contenance, mais après la seconde nuit je fus terriblement malade.
Je n'étais pas du reste le seul; au déjeuner la table d'hôte si nombreuse la veille, était presque déserte; chacun restait dans sa cabine, quand il avait la chance d'en avoir une; ceux qui, comme moi, en étaient privés, avaient la triste nécessité d'exposer en public toute leur misère; du reste comme tout le monde, ou à peu près, en était réduit au même état d'infortune, chacun s'occupait de sa pauvre personne, sans trop de pudeur et surtout sans avoir le temps de se moquer des autres.
Les dames suppliaient le capitaine de relâcher en route, sans aller jusqu'à Marseille; le capitaine aurait peut-être cédé, mais nous avions devant nous un autre navire, la Concurrence; comme les marins le désignaient, qui continuait bravement sa route, malgré le mauvais temps; son honneur était engagé, il prétendait ne pas pouvoir s'arrêter, si la Concurrence ne s'arrêtait pas; et l'infâme Concurrence marchait toujours!
Nous passâmes en vue de la rade de Toulon; nous apercevions les sommets des mâts par-dessus les rochers. Un nouveau groupe de dames éplorées fit encore une démarche inutile auprès du capitaine, pour qu'il nous conduisît au port.
Le sort en était jeté, nous avions en perspective plusieurs heures de mal de cœur, et de vomissement général; horreur! nous étions affreusement ballotés; cependant, nous marchions tout de même; nous approchions en même temps de la nuit et du port de Marseille.
Je n'ai jamais éprouvé, je crois, un plus grand plaisir physique que le soulagement ressenti ce jour-là, en mettant le pied sur la terre ferme.
Quand nous entrâmes dans le port, il était huit heures du soir, la douane était fermée; il fallut laisser tous nos bagages au bateau jusqu'au lendemain, ce qui était gênant; mais nous étions à terre, le reste nous parut peu de chose.
(Je ferai remarquer ici, que malgré la révolution de 89, les habitudes de la douane n'avaient pas beaucoup changé depuis le voyage de mon grand-père en 1787; c'est à l'établissement des chemins de fer que l'on doit pour les douanes, l'organisation d'un service de nuit.)
Je ne pouvais pas passer à Marseille sans voir nos bons amis Magneval et Salavy; je n'avais pas vu A... depuis l'époque où je l'avais trouvée à Lyon avec sa famille, fuyant le choléra qui fut si violent à Marseille en 1835. La jeune fille d'alors était devenue Mme de F...; quand je la vis dans la maison de sa mère, elle tenait dans ses bras son fils aîné, qui n'avait pas un an. Tous me reçurent avec un cordial empressement, je quittai cependant cette famille avec un sentiment de tristesse dont je ne me rendais pas compte alors, et que plus tard les événements ont pleinement justifié.
De Marseille pour aller à Clermont, ma résidence, je pouvais suivre deux routes: par Lyon ou par Nismes qui étaient à peu près de même longueur. Je choisis celle de Nismes qui me permettrait peut-être de revoir quelques-unes de mes anciennes connaissances de ma mission de 1835; je m'arrangeai pour y passer une journée.
Je trouvai là mon brave ingénieur en chef, qu'entre camarades, on appelait le père Vinard; il n'était pas trop changé. Didion et Talabot étaient absents et fort occupés de leur premier chemin de fer d'Alais à Tarascon.
Le père Vinard était toujours très conteur; avec sa bonhomie ordinaire, il me raconta que Didion faisait très mal son service, parce qu'il s'occupait de tout autre chose; que plusieurs fois il était allé chez lui, exprès pour lui en faire très sérieusement le reproche, mais que ce garçon-là était si aimable, que jamais il n'avait eu le courage de lui rien dire à ce sujet.
Je n'avais pas trop le temps de faire d'autres visites; le hasard me fit rencontrer à la promenade de Lafontaine, la séduisante Mme d'Au..., la reine des matinées artistiques de 1835, dont j'ai parlé dans mes salons d'autrefois; hélas! tout cela avait disparu; les maîtres de postes n'ont jamais été plus montés contre les chemins de fer, que ne l'était alors cette pauvre Mme d'Au....
Didion et Talabot avaient été accaparés, et les fameuses matinées en étaient mortes; Nismes n'était plus tenable, aussi elle n'y resta pas longtemps.
Je désirais bien aussi m'arrêter à Anduze et au Pont-de-Salindre, où j'avais passé quelques mois comme élève en mission; mais la chose ne me paraissait pas possible. Je pris ma place dans une diligence qui, en trois jours et quatre nuits, devait me rendre à Clermont. En route, il me vint une idée qui me permit de réaliser cette visite d'Anduze, jugée d'abord impossible.
Les diligences prenaient toujours une heure de repos pour dîner; on devait s'arrêter à Saint-Jean-du-Gard, plus loin que le Pont-de-Salindre; pendant le temps du relai à Anduze, je m'informai rapidement si je pouvais trouver une petite voiture qui me conduirait à Saint-Jean-du-Gard, et me ferait rejoindre la diligence à la fin du dîner. Ma combinaison put s'arranger, je prévins le conducteur; j'avais une heure pour revoir Anduze et mes anciennes connaissances.
Un homme de loisir, qui n'a presque rien à faire, trouve qu'une heure c'est bien peu de temps pour entreprendre quelque chose; quand on est très pressé et qu'on sait s'y prendre, c'est étonnant ce qu'on peut faire en une heure!
Je n'avais pas oublié le chemin de la poste aux lettres, je n'avais pas oublié non plus, que tenue par des dames, c'était un bureau de renseignements.
Rien n'était changé depuis quatre ans; je m'empressai de le dire à Mlle P..., jolie brune, qui le prit pour un compliment, comme c'était du reste mon intention, en me disant, de son côté, qu'elle m'avait reconnu sans peine. Je lui demandai des nouvelles de tout le monde.
Elle s'empressa d'appeler sa mère pour prendre sa place, et comprenant tout de suite que je n'avais pas de temps à perdre, elle prit mon bras et me conduisit à côté dans un grand jardin, où nous trouvâmes Mlle F..., la blonde; au lieu de tenir comme autrefois sa guitare, elle portait dans ses bras un petit enfant qui lui appartenait; depuis mon départ, elle avait su charmer un capitaine de la ligne, qui avait donné sa démission pour l'épouser.
Ma voiture m'attendait au moment convenu, je pris congé de ces dames et je m'acheminai vers la petite ville de Saint-Jean-du-Gard, après m'être muni de pain et de fromage pour remplacer mon dîner.
En arrivant à Salindre, j'eus le plaisir de traverser le Gardon sur le pont neuf, dont quatre ans auparavant j'avais commencé les fondations; je me rappelle avoir vu cette rivière, torrentielle s'il en fut, s'élever, par une crue subite, de 7 mètres de hauteur en une seule nuit. Je pus m'arrêter quelques minutes chez mes anciens hôtes, qui habitaient toujours la même maison; je les remerciai de nouveau de leur ancienne hospitalité presque écossaise, car ils m'en avaient donné pour beaucoup plus que mon argent.
Quand j'arrivai à Saint-Jean-du-Gard, on faisait l'appel des voyageurs, mon programme était donc très exactement rempli.
Avant de m'endormir dans la diligence qui devait lentement me conduire à Clermont, il me revint en mémoire un épisode assez original de mon séjour au Pont-de-Salindre, en 1835.
Pour surveiller mes travaux, j'étais logé dans l'unique maison qui se trouvait sur les lieux, dans une famille aux trois quarts bourgeoise et pour le reste campagnarde, celle que je venais de revoir, qui moyennant 2 francs par jour, voulait bien me donner le logement, la nourriture, le blanchissage, du café au lait de chèvre et des figues à discrétion, de plus la permission de monter sur son cheval blanc, quand je prenais la fantaisie d'aller à Anduze situé à 3 kilomètres.
Un de ces voyages fut agrémenté d'une manière assez pittoresque.
Au moment de partir, mon hôte vint me demander si je pouvais me charger de conduire sa fille chez sa marraine, tout près d'Anduze; je m'empressai d'accepter, pensant qu'on allait atteler la carriole. Mais quel fut mon étonnement, quand je vis que rien n'était changé dans les préparatifs ordinaires de mon voyage, si ce n'est qu'on avait ajouté un petit coussin derrière ma selle.
Le sort en était jeté, j'avais dit oui, il n'y avait pas moyen de reculer. Du reste, après tout, il paraît que dans ce pays, il n'y avait rien de bien ridicule pour un jeune homme de paraître enlever une jeune fille; mais je m'empresse de le dire, ce n'était qu'une petite fille d'une douzaine d'années.
Dans ce coin des Cévennes, les mœurs étaient si patriarcales, qu'on m'aurait demandé, je crois, avec la même simplicité, d'emmener en croupe la fille aînée, qui avait dix-huit ans.
Notre équipée se fit sans autre aventure que la rencontre de la voiture publique, où les voyageurs ont pu faire sur mon compte toutes les suppositions qu'ils ont voulu, dont alors je ne fus pas plus ému que je ne le suis aujourd'hui après cinquante-trois ans.
En rêvant aux chevaliers de l'Arioste, qui prenaient en croupe des princesses errantes, je finis par m'endormir profondément pour la nuit et presque tout le reste du parcours jusqu'à Clermont.
Il se fit sans incident, ne m'ayant laissé le moindre souvenir, si ce n'est le passage au milieu de la ville de Mende, qui me parut affreuse, sans former contraste avec le reste du département de la Lozère.
Il y a près d'un demi-siècle que j'ai fait ce grand et beau voyage, il faut qu'il ait produit sur moi une bien profonde impression pour que je puisse me le rappeler, ainsi que je viens de le décrire, presque jour par jour; il est vrai, qu'en route, j'avais pris des notes et quelques dessins que je retrouve sur mes albums, toujours avec un plus vif plaisir.
En arrivant à Clermont, au moment de la fonte des neiges, je m'empressai de reprendre les études dont j'étais chargé pour la rectification de la route, alors très escarpée de Lyon à Bordeaux, dans la traversée des monts Dômes.
Ces études passionnaient le pays et la députation: le projet dont je soutenais la supériorité avait mis contre moi la moitié du département, mais j'avais pour moi le bon sens d'abord, puis MM. Chabrol de Volvic et Combarel de Leyval, deux députés légitimistes, parce que mon projet se trouvait favorable à leurs propriétés ainsi qu'à leur réélection.
J'avais naturellement contre moi le Préfet, qui sous Louis-Philippe ne pouvait pas faire cause commune avec les députés légitimistes.
Quant à moi, il va sans dire que je m'étais laissé guider par mon niveau et non par l'opinion; ce que je dis est si vrai que quelques années plus tard mes études ont servi pour l'établissement du chemin de fer de Bordeaux qui passe au-dessus de Volvic, à Pontgibaud et remonte par la vallée de la Sioule, exactement en suivant mon tracé préféré de 1840.
Ces études m'avaient mis en rapport avec M. le comte de Pontgibaud, que j'ai vu plusieurs fois sur les lieux et à Paris. C'était alors (1838-1840) un homme de cinquante-cinq à soixante ans; il devait être le fils de celui qui, pendant la Révolution, avait pris le nom de Joseph Labrosse, dont parle M. Léon Galle dans la Revue du Lyonnais (février 1888).
D'après la légende qui avait cours dans le pays, on racontait que pendant l'émigration, obligé de chercher comme tant d'autres un moyen de ne pas mourir de faim, M. de Pontgibaud s'était fait d'abord colporteur, mais ne voulant pas exercer ce métier sous le nom de M. le comte de Pontgibaud, colporteur, il avait été indécis pour savoir celui qu'il prendrait, et que sa femme alors l'avait décidé, par reconnaissance ou pour que cela portât bonheur à leur commerce, de prendre le nom du premier objet qu'ils vendraient ou qu'ils avaient vendu.
Il paraît que ce fut, ou que c'était une brosse. C'est de là que viendrait le nom de Joseph Labrosse, sous lequel M. le comte de Pontgibaud refit sa fortune.
À cette époque, on commençait à attaquer en grand le gisement de plomb argentifère de Pontgibaud. On exploitait alors beaucoup d'espérances, et je crois, en définitive, que là comme ailleurs, on a surtout récolté beaucoup... de déceptions.
Dans mon titre général, j'indique comme anciens modes de transport le cheval et la patache; pour être fidèle à mon programme, je vais citer un petit voyage qui s'applique à la fois à tous deux:
Lorsque j'étais débutant dans la carrière, un article du règlement disait, que chaque ingénieur ordinaire devait avoir un cheval de selle; mais déjà cet article n'était pas rigoureusement observé, car à Lyon, en 1834, les ingénieurs ordinaires avaient bien un cheval, mais c'était le même pour tous les trois; ils ne trouvaient pas, du reste, que ce fût une manière commode de se conformer audit règlement; à Clermont, pour moi, c'était presque une nécessité et de plus un plaisir, j'avais donc mon cheval à moi tout seul.
Dans les salons d'autrefois, j'ai parlé des dames Blot et Baudin, dont la maison des plus hospitalières était ouverte aux ingénieurs. Mme Blot était veuve, elle vivait avec sa sœur, qui avait épousé l'ingénieur des mines; on les désignait plus ordinairement sous le nom des dames (Adèle et Sophie) de Tours, qui était celui de leur famille très bien posée à Clermont.
Ma liaison avec elles n'avait pas été immédiate comme avec les Kermaingant; ce n'est qu'à la longue que notre intimité s'était formée, si bien qu'à la fin de mon séjour j'y passais toutes mes soirées, quand je n'avais pas d'invitation positive ailleurs. Une circonstance particulière avait contribué à me mettre très bien avec elles.
Elles devaient aller à la campagne toutes seules, chez un de leurs parents assez loin de Clermont; il fallait une grande journée de voiture. Il se trouva que le même jour je devais partir à cheval, dans la même direction; je les rencontrai sur la route, au départ, sur le versant du Puy-de-Dôme, où l'on ne pouvait marcher qu'au pas; pour être dans le vrai, j'ai prévenu que c'était mon habitude, je dois dire que cette rencontre n'était pas imprévue.
Pendant quelque temps nous cheminâmes ensemble, elles dans leur voiture et moi sur mon coursier; une conversation suivie n'était pas des plus faciles.
Leur domestique était un ancien cuirassier, qui montait naturellement bien à cheval; au bout de quelques kilomètres, nous échangeâmes nos positions, à la satisfaction générale; d'autant plus que la voiture était une patache, où le conducteur se trouve assis tout à fait à côté des autres voyageurs.
Après avoir déjeuné dans une modeste auberge, à Rochefort, sur l'autre versant des monts Dômes, nous arrivâmes vers quatre heures du soir à Laqueuille, qui était le terme de mon voyage à cheval; j'y avais donné rendez-vous pour le lendemain à une brigade d'opérateurs pour commencer des nivellements dans la vallée de la Sioule.
Ces dames étaient arrivées de même à l'endroit où elles devaient changer de voiture, en quittant la grande route, pour aller par des chemins de traverse, dans la montagne jusqu'à la propriété de leur cousin, à une assez grande distance.
Un nouveau conducteur était venu les attendre, avec une autre patache; c'était alors la seule voiture couverte du pays. Quand tout fut prêt, ces dames montèrent dans leur nouvel équipage, et partirent sous la conduite de leur nouveau guide, avec mes vœux de bon voyage, qui dans la circonstance ne paraissaient pas une politesse banale.
Il ne s'était pas écoulé une demi-heure qu'en me promenant sur la route, j'aperçois de loin, dans la direction qu'elles avaient suivies; une de ces dames qui me faisait avec son mouchoir des signaux de détresse.
Je m'empresse de répondre à son appel; je trouve Mme Sophie toute pâle, haletante, qui m'explique dans les termes les plus vifs, que leur conducteur est un jeune innocent dans lequel elles n'ont pas la moindre confiance; que déjà deux fois, il avait failli les verser, et qu'il leur est tout à fait impossible de continuer ainsi. Bref, elle me demandait avec instance de vouloir bien les accompagner jusqu'à leur destination.
Pour moi, la proposition n'avait rien que de très acceptable au premier abord, car j'étais à un âge où je ne pouvais pas considérer sans un certain plaisir, l'occasion qui s'offrait de passer quelques heures dans l'intimité de deux charmantes jeunes femmes et peut-être de partager leurs danger, si elles devaient en courir.
Toute la question était de savoir comment je pourrais être de retour le lendemain matin, assez tôt pour le rendez-vous donné à ma brigade d'employés, que je ne voulais pas faire attendre; j'avais ma conscience professionnelle!
Ces dames m'assurèrent que l'on pourrait me donner une voiture pour revenir le lendemain matin, de très bonne heure, à Laqueuille; c'était, comme je l'ai dit, le nom du village d'où nous allions partir.
J'eus bientôt donné quelques ordres et me voilà de nouveau installé près de ces dames, mais cette fois à titre de protecteur, je pourrais même dire de sauveur, en voyant la reconnaissance qu'on me témoignait.
Toutes ces allées et toutes ces venues avaient pris du temps, il y avait près d'une heure de perdue. La nuit venait à grands pas, et le cheval était bien loin de marcher avec la même vitesse.
Les chemins devenaient de plus en plus mauvais, et ce qui est plus grave, de plus en plus incertains; le pays m'était tout à fait inconnu; la pluie commençait à tomber; on n'y voyait absolument rien, et nous n'avions point de lanterne. Après quelques indécisions, nous nous abandonnâmes complètement à notre rustique conducteur, et surtout à la grâce de Dieu.
Nous étions tous trois dans la patache, faisant tous nos efforts pour adoucir les effets des cahots par des manœuvres de position de plus en plus ingénieuses, tandis que notre guide tenait le cheval par la bride, se laissant mener par lui, encore plus qu'il ne le conduisait; à chaque instant les roues de notre voiture passaient sur des monticules qui nous exposaient à verser.
La situation était critique; mais elle avait en même temps son côté comique; aussi nous avions pris franchement le parti d'en rire, pour ne pas nous en effrayer.
Après plus d'une heure de cet exercice obscur et champêtre, nous aperçûmes dans le lointain des lumières en mouvement.
On nous attendait, et l'on s'étonnait de ne voir rien venir.
On avait donc envoyé des hommes avec des torches de sapin, production naturelle du pays, à la recherche de la patache et de son contenu.
Enfin nous arrivâmes à 9 heures du soir, sains et saufs, et nous plaisantâmes gaîment de notre aventure, en faisant un bon souper avec M. et Mme de Fontenille.
Je repartis le lendemain matin à la pointe du jour et je pus voir que nous n'avions pas couru de très grands dangers, si ce n'est celui de nous égarer et peut-être de verser sur un vaste plateau couvert de grandes herbes et de beaucoup d'aspérités, mais qui ne présentait pas de précipices dans le voisinage immédiat; car nous étions encore loin de la Dordogne, dont les rives sont très escarpées et couvertes de sapins.
La propriété de M. de Fontenille était à Savenne, sur la ligne de faîte qui sépare le bassin de cette rivière de celui de l'Allier, dont la Sioule est un affluent. Nous n'étions pas loin des bains du Mont-d'Or.
Je retrouvai ma brigade de niveleurs, qui ne m'avaient pas attendu longtemps; je les mis à l'œuvre en leur donnant le programme de leurs opérations.
Pas plus que les hôtes aimables que je venais de quitter, je ne me doutais alors que j'allais planter les premiers jalons du chemin de fer de Bordeaux, qui mettrait vingt ans plus tard leur vieux château de Savenne à quelques heures de Clermont.
CHAPITRE VI
Souvenirs d'Angleterre et d'Écosse (1844).
nfin nous sommes arrivés au dernier des voyages avant l'établissement
complet des chemins de fer, dont j'ai annoncé le récit.
Je dis enfin! pour vous lecteurs, car jamais je ne me lasse de penser à ceux que j'aimais autrefois, que j'aime encore, dont je raconte l'histoire; pour moi, c'est une manière de revivre avec eux. Tous m'ont quitté depuis longtemps, et j'espère que dans l'autre monde où ils nous attendent, ils m'approuvent d'essayer de perpétuer leur souvenir chez leurs descendants.
Et puis, la lecture des journaux qui nous disent l'histoire d'aujourd'hui est si navrante, que j'aime mieux, autant que cela m'est possible, me rajeunir dans le calme du passé, que de vieillir dans l'agitation si triste et si stérile du présent.
À la fin du chapitre V, j'étais rentré à Clermont pour reprendre paisiblement mon service et ma vie de province, qui, soit dit entre nous, ne manquait pas de charme (sous le nom de province, je désigne les villes, petites ou moyennes, qui permettent une intimité difficile dans les grandes, surtout maintenant).
Avant d'aller en Angleterre en partant de Paris, pour être un historien correct, je dois dire comment j'y étais arrivé.
Ma famille était venue s'y fixer au commencement de 1840, et j'avais demandé au Ministère de quitter l'Auvergne pour me rapprocher d'elle.
M. Legrand, notre directeur général, ne m'avait pas dissimulé que la résidence de Paris était fort difficile à obtenir pour un jeune ingénieur; cependant, il avait parfaitement reçu ma mère; elle lui avait été présentée par mon ancien ingénieur en chef de Lyon, M. Kermaingant, devenu inspecteur général, qui lui témoignait beaucoup d'affection, comme du reste tous ceux qui la connaissaient.
Je venais de terminer les études pour la traversée des monts Dômes, et de poser la dernière pierre du grand pont de Menat sur la Sioule, mon premier ouvrage, lorsqu'un beau jour, le 14 septembre 1840, au moment où je m'y attendais le moins, je reçus l'ordre de me rendre immédiatement à Paris dans le cabinet de M. Legrand. Je partis le lendemain par la malle de poste, assez intrigué de savoir ce qui m'attendait. Ma famille ne le savait pas plus que moi.
À mon entrée dans son cabinet, M. Legrand me dit à brûle-pourpoint:
«Je vous ai fait officier du génie, cela vous va-t-il?»
Si je n'avais pas déjà su par les journaux qu'il était sérieusement question de la guerre d'Orient, et si je n'avais pas senti la poudre dans l'antichambre ministérielle, où l'on ne parlait pas d'autre chose, j'aurais été surpris de cette question.
Je pensais en moi-même, que si c'était pour fortifier Beyrouth cela ne m'allait guère; je répondis donc, que si c'était pour fortifier Paris, cela m'allait tout à fait.
Par extraordinaire, il en était ainsi: voici comment c'était arrivé:
Des complications survenues dans l'éternelle question d'Orient faisaient craindre la guerre à bref délai; M. Thiers était président du Conseil des Ministres; il venait peu de jours avant d'entrer dans la salle du Conseil, en disant qu'il fallait que Paris fût complètement fortifié en dix-huit mois.
Le maréchal Soult, ministre de la guerre, lui avait répondu que la chose était impossible, à moins de dégarnir les places fortes, où les officiers du génie étaient fort occupés.
M. le comte Jaubert, alors ministre des travaux publics, d'un caractère ardent, s'empressa d'offrir à M. Thiers des ingénieurs des Ponts et Chaussées en aussi grand nombre qu'on voudrait pour exécuter les travaux de fortification, dont les projets seraient faits par le génie militaire.
Cette proposition fut acceptée séance tenante, et douze ingénieurs furent désignés immédiatement pour la construction de l'enceinte.
C'était pour moi une chance inouïe de voir réaliser aussi vite ma plus chère espérance de rejoindre ma famille. En créant à la fois un si grand nombre de places à Paris, le hasard, qui est un des noms de la Providence, me donnait le moyen d'y arriver, quelques mois après ma demande.
Pour les ingénieurs des Ponts et Chaussées ce service dura peu: les chances de guerre ayant diminué, il n'y avait plus urgence; les officiers du génie, un peu jaloux d'avoir vu des civils prendre leur place, s'empressèrent de reprendre tous les travaux qui nous avaient été donnés.
Je fus replacé dans un service si voisin de Paris, la navigation de l'Oise, que j'avais l'autorisation d'y résider. J'étais dans cette position en 1844, lorsqu'une de mes tantes me proposa de l'accompagner en Angleterre et en Écosse. Naturellement j'acceptai sa proposition avec enthousiasme.
L'Administration ne demandait pas mieux que de voir les jeunes ingénieurs compléter leur instruction à l'étranger, j'obtins donc facilement un congé.
La sœur de ma mère, Jenny Jordan, Mme Magneunin, était, par son mari, belle-sœur de Mme Lacène et du grand Camille Jordan; elle avait alors quarante-huit ans, une très bonne santé, beaucoup d'entrain, un caractère bon et dévoué, qui faisait le charme de sa famille et de ses amis; et de plus, elle possédait la chose tout à fait indispensable pour voyager, en Angleterre particulièrement.
Comme ma mère, élève des dames Harent, elle avait une instruction solide, augmentée par beaucoup de lectures.
N'ayant pas d'enfant et jouissant d'une entière liberté, elle avait déjà beaucoup voyagé sur le continent, soit avec une femme de chambre, soit avec un vieux domestique de mon grand-père, que nous appelions le petit François, et qu'en Italie on appelait son chapelain, à cause de sa tournure surannée et légèrement monastique. Lui aussi cependant avait été jeune; on ne l'aurait pas pris pour un chapelain lorsqu'il accompagnait autrefois mon grand-père dans ses fréquents voyages à cheval.
Par suite d'un usage assez général en France après la Révolution, j'avais conservé l'habitude de tutoyer ma tante, sans que cette preuve d'intimité et d'affection nuisît en rien au respect que j'avais pour elle.
À la fin du mois de mai 1844, nous partîmes par la diligence jusqu'à Boulogne. De là un paquebot devait nous conduire à Londres même, en remontant la Tamise. Nous fîmes la plus grande partie du trajet pendant la nuit et nous entrâmes dans la Tamise au grand jour; c'est une arrivée magnifique qui donne une haute idée de la marine anglaise.
Le fleuve était sillonné par un nombre considérable de vaisseaux qui augmentait toujours à mesure que nous avancions.
Dans Londres, la circulation des navires à vapeur pouvait se comparer à celle des omnibus sur le boulevard des Italiens.
Je ne ferai pas plus la description de Londres que celle des villes d'Allemagne ou d'Italie; cela serait trop long et pour vous et pour moi.
Ce qui vous frappe le plus quand on débarque, c'est le mouvement que l'on trouve; celui de Paris est peu de chose en comparaison.
Il y avait alors la même différence entre la circulation de Londres et celle de Paris, qu'entre celles de Paris et de Lyon.
Le pont dit pont de Londres (London-Bridge) vers lequel s'arrêtent les grands bateaux à vapeur est le premier que l'on rencontre en venant de France; si l'on n'en a point construit en aval, c'est dans l'intérêt de la navigation des grands vaisseaux qui arrivent ainsi jusqu'au centre de la ville.
C'est pour remplacer un pont qu'on a fait le tunnel sous la Tamise, ouvrage si difficile, qui a immortalisé le nom de son auteur, le célèbre Brunel, ingénieur français. Le tunnel fut l'objet d'une de nos premières visites.
Ma tante savait parfaitement lire l'anglais, mais elle n'osait pas le parler. Je l'avais un peu étudié et d'après ses indications, c'est moi qui me risquais à être le porte-parole; mais à nous deux nous étions loin de pouvoir nous tirer d'affaire facilement.
Nous étions logés à Leicester-Square; là se trouvaient quelques hôtels où l'on était censé parler français. Dans ce temps-là déjà c'était un quartier qui ne passait pas pour un des plus aristocratiques. Il est devenu, dit-on, tout à fait inhabitable, depuis qu'il a été envahi par les réfugiés politiques.
Matériellement, nous n'étions pas mal. Nous avions deux chambres à coucher et un beau salon éclairé au gaz (sitting room), pièce pour se tenir, qu'on donne toujours aux voyageurs, quand il y a des dames. D'après les usages, jamais une dame ne doit recevoir dans la chambre où elle couche; cela augmente beaucoup la dépense des hôtels.
Notre salon était en communication avec nos chambres.
Ailleurs, plusieurs fois notre salon s'est trouvé au premier et nos chambres à d'autres étages, ce qui était peu commode.
Toutes les fenêtres étaient faites dans le système dit à guillotine, c'est à dire qu'elles se composaient de deux chassis dans le sens de la hauteur. Le chassis inférieur se relevait contre le chassis supérieur en glissant entre deux rainures latérales; des contrepoids placés dans les embrasures, facilitaient ce mouvement, qui s'opérait très bien; on dit qu'il en existe encore beaucoup dans Londres.
Nous mangions à la table commune; on déjeunait quand on voulait. Le déjeuner se composait régulièrement d'énormes pièces de viandes froides: bœuf, veau, jambon, sur lesquelles on coupait à sa convenance; des œufs, des pommes de terre à l'eau et du beurre complétaient le repas, le thé et la bière étaient à discrétion; le vin était tout à fait un extra.
Le dîner, comme à Paris, était à six heures; en même temps que de la très bonne viande rôtie, il y avait toujours du poisson de mer, en très grande abondance et très bon.
Entre les repas, nous nous arrêtions chez les pâtissiers, qui étaient fort nombreux. Partout il y avait des dames au comptoir, qui fort discrètement proposaient à ma tante de la conduire dans une pièce retirée à l'arrière-boutique (and gentleman) où l'on trouvait une chose qui, à cette époque était fort rare dans les rues de Londres, ou du moins fort cachée pour les étrangers.
Sans l'attention délicate des pâtissières, je ne sais pas trop comment nous aurions pu nous tirer d'affaire, pendant toutes nos journées hors de l'hôtel.
En arrivant, j'avais été frappé de la forme du pavé qui différait beaucoup du nôtre. C'est chez eux que nous avons pris les pavés plus larges que longs, tels que nous les employons maintenant et qui ont remplacé presque partout l'ancien gros pavé de Paris, dont toutes les faces étaient égales. La théorie du pavé d'échantillon appliquée par les Anglais bien longtemps avant nous est celle-ci:
«Dans le sens de la marche, la longueur du pavé doit être assez petite pour que le pied du cheval, en se posant, puisse toujours tomber sur un joint.»
La première chose que nous avions faite avait été d'acheter un bon plan de la ville et un bon guide. Cela nous a parfaitement suffi pour nous diriger seuls, sans avoir besoin de personne et même sans être obligé de demander. D'ailleurs personne ne parlait français en dehors de notre hôtel; quand nous avons voulu faire quelque emplette il nous a été indispensable de prendre un interprète.
Les monuments qui m'ont laissé particulièrement un souvenir sont: l'église Saint-Paul, dont la coupole est plus grande que celle de Sainte-Geneviève; c'est un monument magnifique, mais placé d'une manière peu convenable. L'air manque autour; il gagnerait beaucoup à être placé sur un point plus élevé.
Westminster abbey, en français, l'abbaye de Westminster, a été pendant longtemps un lieu de sépulture des souverains, des grands hommes politiques et des littérateurs; c'est aujourd'hui une église protestante, aussi remarquable par sa belle architecture gothique que par les tombeaux qu'elle renferme.
Le palais de Westminster, construction moderne, dans le même style, est peut-être le plus vaste qui existe au monde; il contient les deux chambres du Parlement, les hautes Cours de justice avec toutes leurs dépendances.
La tour de Londres, dont les constructions les plus anciennes datent de Guillaume le Conquérant, 1070, a joué un très grand rôle dans l'histoire d'Angleterre. Elle contenait un musée très curieux d'armes anciennes, de chevaliers du Moyen Age, en grand nombre, à cheval, couverts de leurs armures complètes.
Les gardiens de la tour de Londres conservaient encore le costume traditionnel du temps de la reine Élisabeth, fille de Henry VIII (1533 à 1603). Pour les étrangers qui les voient pour la première fois, cela ressemble à une mascarade. (Les costumes de nos suisses d'église nous feraient le même effet si nous n'y étions pas accoutumés.)
L'Hôtel de Ville, dit Guide-hall, est le lieu où se fait l'élection du Lord Maire (lord mayor). Dans la première salle, ouverte aux étrangers, sont deux statues colossales en bois, double plus grandes que nature au moins, dites Gog et Magog, qui représentent un ancien Breton et un ancien Saxon; lors de l'élection du Lord Maire, on promenait ces statues dans la ville (ou des mannequins qui les représentent), au grand contentement du petit peuple. Cela se faisait il y a quelques années; cela doit se faire encore, car les Anglais conservent pieusement leurs vieilles coutumes.
La ville de Londres diffère de la ville de Paris par plusieurs côtés: Londres est beaucoup plus étendu; il n'y a ni enceinte ni octroi. Dans l'intérieur sont plusieurs parcs considérables; le plus grand est Hyde-Park, c'est là que se rend régulièrement pendant l'été toute la société aristocratique, pour se promener en voiture ou à cheval, les voitures de place ne peuvent pas y entrer.
Le mois de juin, où nous étions, était le meilleur moment pour voir ce mouvement dans tout son éclat. Pendant l'hiver, l'aristocratie reste dans ses châteaux; elle ne revient à Londres qu'au mois de mai.
Il est impossible de se rendre compte, si on ne l'a pas vu, du coup d'œil que présente l'allée dite des Cavaliers, dans laquelle la circulation des voitures et des piétons est interdite. Les piétons peuvent se promener dans une contre-allée parallèle qui n'en est séparée que par une barrière.
Cavaliers, hommes et femmes, montés sur de très beaux chevaux, marchent au pas par groupes de cinq ou six de front, les amazones sont peut-être les plus nombreuses; jamais je n'ai vu une aussi belle réunion d'élégantes et jolies femmes et de superbes chevaux, et c'est le cas de le dire, les uns portant les autres.
Près d'Hyde Park (Hyde Park corner), se trouvait une exposition chinoise (Chinise Exhibition). On entrait dans un vaste bâtiment complètement chinois, par la décoration et l'ameublement. À droite et à gauche de la galerie principale, comme les chapelles dans nos églises, se trouvaient de grandes pièces séparées contenant des personnages de grandeur naturelle, habillés de vêtements chinois, occupés aux différentes fonctions ordinaires de leur pays, entourés de tous les meubles et ustensiles qui leur sont propres. Il est probable que cela n'existe plus, au moins sur le même emplacement.
Londres a beaucoup de squares, chose presque inconnue dans nos grandes villes. Ce qui peut en donner une idée, c'est à Paris, la place Royale; les jardins qui se trouvent ainsi au milieu des places ne sont pas des jardins tout à fait publics; ils sont réservés à l'usage des habitants des maisons qui les bordent.
Il y en a cependant de publics; un des plus beaux est Trafalgar-Square, où l'on voit une colonne monumentale en l'honneur de l'amiral Nelson.
Belgrave-Square est un des plus beaux quartiers; il est difficile, avec nos habitudes françaises, de faire comprendre l'aspect que présentent ces aristocratiques hôtels et le luxe avec lequel ils sont tenus. Ils sont loin de la cité; c'est-à-dire loin du centre des affaires et du grand mouvement de la circulation. On ne voit point de boutiques dans le voisinage.
De temps en temps, un magnifique équipage venait s'arrêter au bas d'un perron; la porte de l'hôtel s'ouvrait, et deux laquais en grande livrée déroulaient un tapis sur toutes les marches de l'escalier; quand cette opération de la pose des tapis était terminée, et ce n'était pas long, une ou plusieurs belles dames descendaient de la voiture, et le tapis était relevé derrière elles avec la même rapidité; la porte se refermait, la voiture partait et tout rentrait dans le silence.
Derrière ces splendides demeures, il y a des rues secondaires, qui sont destinées aux écuries et au remisage des voitures.
C'est à Belgrave-Square qu'était logé Henri V, lorsqu'en 1843 il reçut la visite des députés français qui allèrent publiquement lui porter l'hommage de leur fidélité et de leur dévouement et furent si glorieusement flétris; de ce nombre était le célèbre Berryer; ils donnèrent leur démission et furent immédiatement réélus.
Toutes les affaires sont concentrées dans ce qu'on appelle la Cité, c'est-à-dire le centre de la ville et les quartiers voisins.
C'est là que se trouvent tous les comptoirs, les magasins, les cafés, les hôtels, les boutiques, les administrations publiques, mais ce n'est pas là qu'on habite.
Au lieu de faire comme nous dans nos grandes villes, c'est-à-dire de nous entasser les uns au-dessus des autres, dans de vastes maisons à six étages, les Anglais préfèrent se loger plus loin de leurs affaires et avoir chacun leur maison.
La maison anglaise ordinaire se compose d'un bâtiment à trois étages au plus, y compris le rez-de-chaussée, qui s'élève de quelques marches au-dessus du sol. Entre la maison et la rue se trouve une petite cour basse, qui donne de l'air et du jour au sous-sol contenant la cuisine et les dépendances. Cette petite cour a une entrée directe sur la rue pour le service.
On arrive de la rue à la porte du rez-de-chaussée, par un petit escalier porté sur une voûte, qui traverse la cour basse; la longueur de cette cour est celle de la façade de la maison; sa largeur est de 3 mètres environ.
Au rez-de-chaussée se trouvent le parloir et la pièce où l'on mange; les étages supérieurs sont pour les chambres à coucher où l'on ne reçoit personne.
On dit même que les lits, découverts le matin, ne se font que le soir, afin de les mettre à l'air pendant toute la journée.
Ces maisons n'ont en général que trois fenêtres de façade; il va sans dire qu'il y en a de plus grandes; mais elles sont toutes à peu près sur le même type, avec petite cour devant, éloignant le voisinage direct de la rue. La cour basse est séparée de la rue par une petite grille en fer posée sur un parapet en maçonnerie.
Avec cette disposition qui place les familles loin des marchés et des boutiques, la vie serait difficile, si les fournisseurs ne portaient pas à chacun tout ce qui est nécessaire pour le ménage, à peu près du reste comme cela se fait en France, lorsque nous sommes à la campagne, près des grandes villes.
Les services des eaux, du gaz et des égouts sont admirablement entendus.
Depuis longtemps les fosses d'aisances sont supprimées dans toute la ville de Londres; tout se rend directement aux égouts qui sont lavés largement. À la sortie de la ville, les eaux sont reprises et utilisées pour l'arrosage et la fertilisation de vastes étendues de terrains, à une assez grande distance.
Quand j'ai fait ce voyage, je portais la barbe entière comme je la porte aujourd'hui, avec cette différence qu'elle était brune; personne alors en Angleterre ne la portait ainsi. Dans les rues, on voyait très peu de Français; on me regardait comme une curiosité. Souvent des jeunes filles ne pouvaient pas s'empêcher de se retourner en riant; j'étais bien loin de m'en offusquer, nous en rions aussi de notre côté; n'était-ce pas ce qu'il y avait de mieux?
Nous avons fait quelques excursions dans le voisinage. Nous avons visité en détail Hampton-Court, où l'on conservait de très beaux cartons de Raphaël.
Il y avait de très beaux jardins et de belles serres; dans l'une d'elles, un seul pied de vigne couvrait une surface de 100 mètres carrés.
Les cartons de Raphaël, commandés par Léon X pour faire des tapisseries de la chapelle Sixtine, furent achetés au nombre de sept, par Charles Ier.
Les tapisseries faites sur ces dessins sont maintenant au Vatican dans la galerie dite: Dei Arazzi, parce que la ville d'Arras a eu pendant longtemps la supériorité de cette fabrication.
À Wolwich, sur le bord de la Tamise, nous avons vu l'arsenal et des régiments d'artillerie tenus avec un luxe et un soin auxquels nous ne sommes pas accoutumés.
Au château de Windsor, fondé par Guillaume le Conquérant, duc de Normandie, à la fin du xie siècle, nous visitâmes la chapelle et l'extérieur. Il n'était pas possible d'y entrer à cause de la présence de la reine Victoria. Bien que notre visite fût incomplète, nous n'avons pas regretté notre peine; car ce que nous avons vu méritait bien le voyage.
Ayant été prévenu peu de temps d'avance, je n'avais que deux lettres de recommandation pour des ingénieurs; ne les ayant pas rencontrés une première fois, je n'y étais pas retourné, ne voulant pas laisser ma tante toute seule. Je n'ai donc pas pu pénétrer dans des intérieurs anglais, chose que j'ai regrettée, car ce n'est qu'ainsi qu'on peut bien étudier les mœurs.
Ne voulant pas cependant me trouver à Londres sans une référence, j'étais allé voir en arrivant l'ambassadeur de France, M. de Saint-Aulaire. Je lui avais fait passer une carte avec mon titre et j'avais été reçu tout de suite. Il ne me connaissait pas, mais je pouvais lui parler d'un de ses attachés d'ambassade à Vienne, Aimé Des Fayères, le cousin de ma tante Henri Jordan; cela rendit notre conversation un peu moins banale.
Il me rassura sur le séjour de Londres, en me disant que personne ne nous demanderait rien, et que nous jouirions dans toute l'Angleterre d'une plus grande liberté qu'en France. Il n'y a rien de tel que de voyager pour rabaisser l'orgueil national.
Par une chance extraordinaire, nous avions trouvé sur le paquebot de Boulogne, un prêtre dont j'ai oublié la nationalité; il revenait d'Italie; nous l'avions abordé les premiers, et nous avions pu gagner sa confiance, car il nous proposa de nous faire partager la faveur des recommandations qu'il pourrait avoir pour assister aux séances des deux assemblées du parlement. Avec lui ou sans lui, je ne me le rappelle pas, mais grâce à lui, nous avons pu entrer à la chambre des Lords et à la chambre des Communes qui siégeaient alors toutes deux au palais de Westminster.
Nous ne pouvions rien comprendre à ce qui se disait; l'aspect général était digne, malgré la simplicité des costumes. À cette époque (1844), presque tous les Lords anglais portaient des pantalons gris de fantaisie, bariolés comme ceux qui sont à la mode en France depuis quelques années, et qui nous sont venus d'Outre-Manche. Les présidents seuls avaient un costume officiel, la robe noire de nos magistrats, avec la perruque poudrée du siècle dernier.
Je ne peux pas quitter Londres, sans dire un mot de l'immensité des bassins et des docks destinés aux marchandises du monde entier, qui donnent une haute idée de la puissance commerciale de cette nation.
C'est là que pour la première fois j'ai vu le fer employé pour soutenir de vastes toitures, dans le genre de celles qui depuis ont été appliquées à nos gares de chemins de fer; c'est là aussi pour la première fois que j'ai remarqué l'emploi de ces chariots mobiles sur des rails, suspendus à de grandes hauteurs, qui servaient à transporter facilement les plus lourds fardeaux d'une extrémité à l'autre et à tous les étages de ces prodigieux entrepôts.
Nous aurions bien voulu rester à Londres plus longtemps, mais je n'avais qu'un congé limité. D'un autre côté la question d'argent était à considérer; le prix de toutes choses était à peu près dans le rapport de 25 à 20 avec les prix de Paris.
Comme tout le monde alors, ma tante avait lu et relu Walter Scott; elle l'aimait beaucoup et désirait voir l'Écosse. Nous n'avions pas de temps à perdre; nous partîmes de Londres au bout de dix jours à peu près, laissant nos malles et n'emportant avec nous, que des sacs de cuirs noirs que nous venions d'acheter (et que j'ai encore).
Il y avait déjà quelques chemins de fer, mais pas partout, nous ne pûmes pas aller de cette manière plus loin qu'York. Nous nous y arrêtâmes le temps nécessaire pour admirer sa célèbre cathédrale gothique.
Là nous avons pris une voiture publique, pour aller dans la direction d'Edimbourg. Cette voiture n'avait pas du tout l'aspect de nos lourdes diligences; c'était tout simplement une grande berline n'ayant que quatre bonnes places d'intérieur; tous les autres voyageurs, au nombre de huit ou dix, montaient sur des banquettes à découvert, devant, dessus et derrière (outside) c'est là que vont, ou plutôt allaient, les gens du pays; l'intérieur (inside) était beaucoup plus cher et fréquenté uniquement par les étrangers.
Au départ, ma tante et moi nous étions seuls dans l'intérieur; l'impériale (outside) était complète; il y avait même des dames.
Cette voiture, comparativement très légère, était emportée par quatre magnifiques chevaux bais toujours au galop; à chaque relai quatre chevaux semblables attendaient sur la route même, et sous leurs couvertures.
Chaque cheval était tenu par un palefrenier. Immédiatement les chevaux arrivants étaient remplacés par les chevaux frais; au signal donné les quatre palefreniers, placés à gauche et à droite, enlevaient ensemble les quatre couvertures; la voiture partait sans avoir perdu plus de deux minutes pour le relai.
Le temps était devenu mauvais, la pluie tombait en abondance; une jeune de fille de l'outside se décide à venir avec nous dans l'intérieur. Elle était fort bien de toutes manières; elle n'aurait pas mieux demandé et nous non plus, de faire la conversation, mais elle n'avait jamais voyagé en Allemagne, elle ne parlait donc pas mieux le français que nous l'anglais. Nous en étions réduits pour échanger nos idées, de nous montrer les mots sur le dictionnaire. Fort heureusement nous en avions le temps, et quoique que ce mode de converser ne fût pas vif et animé, il n'en était pas moins fort gai.
Nous étions rendus à Newcastle de bonne heure; c'était le moment des plus longs jours, la seconde moitié de juin; après dîner, vers 7 heures du soir, nous allâmes en chemin de fer à l'embouchure de la Tyne visiter un pont en fer d'une seule arche qui passait pour une merveille (je ne pensais pas alors que quelques années plus tard j'aurais la chance d'en construire une encore plus grande, la travée métallique de la Vézeronce sur la ligne de Genève); nous étions de retour le même soir à Newcastle, et nous avons pu nous coucher à 11 heures sans aucune lumière; en s'approchant de la fenêtre, on y voyait assez pour lire facilement.
Le lendemain matin nous partîmes de la même manière, c'est-à-dire en voiture publique pour Edimbourg; le voyage n'eut pas d'autre incident que de nous permettre de voir de loin sans nous y arrêter, le château d'Abbotsford, résidence favorite de Walter Scott, situé sur la rive droite de la Twed; autant que nous avons pu juger c'était un château gothique très bien restauré, au milieu d'un parc du plus bel aspect.
Nous arrivâmes le soir même à Edimbourg; comme je l'ai dit déjà, j'ai conservé de cette ville un précieux souvenir; elle ne ressemble à rien de ce que j'avais vu jusque-là; des sites excessivement variés lui donnent un cachet particulier.
Au centre de la ville une petite montagne nommée Calton-Hill, forme un point culminant, d'où l'on domine de tout côté les paysages environnants.
Ce sommet est occupé par un petit monument dans le style grec.
En regardant à l'est, on a une belle vue de la mer; un peu vers le nord, on voit l'embouchure du Forth, avec le port, les vaisseaux et tous les grands établissements de la marine et du commerce.
En tournant au nord et à l'ouest on découvre toute la nouvelle ville magnifiquement construite avec ses rues larges, ses squares nombreux, ses monuments et ses jardins; tous ces quartiers neufs se terminent à Princess-Street, rue splendide dont un seul côté est bâti, l'autre est formé par des jardins; c'est là que nous étions logés, près du monument élevé à la mémoire de Walter Scott, mort en 1832. Le monument venait d'être terminé.
En continuant le panorama de Calton-Hill, on trouve: au sud-ouest, le vieux château et la vieille ville; un peu plus loin, des forêts et de magnifiques rochers; au sud toute la vieille ville, la Canongate; enfin, au sud-est, le château d'Holyrood, ancienne demeure royale, célèbre par les malheurs de Marie Stuart, et pour nous Français, célèbre aussi parce qu'elle a servi de résidence pendant plusieurs années à notre vieux roi Charles X exilé, et à son petit-fils Henri V, qui fut hélas! pendant longtemps notre espérance de salut.
Nous étions très bien logés à Royal-Hôtel dans Princess-Street; personne n'y parlait français; nous avions bien quelques embarras pour nous faire comprendre, mais notre hôte était fort complaisant et faisait tout pour nous être agréable. Nous arrivions en définitive par faire d'assez bons dîners, bien que la commande ne se fît pas sans peine; on s'étonnait beaucoup de nous voir apprécier le saumon, si vulgaire pour les Écossais.
De tous les pays que je connais, ce qui me rappelle le mieux un des aspects d'Edimbourg, c'est la vue du cours des Chartreux, près de la place Rouville; notez bien que je dis: un seul des aspects de ce magnifique panorama circulaire de Calton-Hill, unique au monde.
Nous aurions bien désiré rester plus de trois jours, mais là comme ailleurs le temps nous pressait. Le chemin de fer nouvellement construit nous transporta d'Edimbourg à Glascow, parallèlement au canal de jonction du Forth à la Clyde; sans nous arrêter, nous montâmes tout de suite sur le paquebot qui devait nous amener à Liverpool.
Il faisait très mauvais temps, je n'ai pas conservé un agréable souvenir de cette très grande ville, traversée au milieu du brouillard. Glascow contenait 350,000 habitants; Edimbourg seulement 200,000.
Nous nous étions embarqués sur la Clyde; à partir de Glascow, elle peut porter de très gros navires. Le chenal navigable est maintenu à la profondeur suffisante, au moyen de digues latérales construites avec d'énormes blocs de pierre sur plusieurs kilomètres de longueur. Ces digues avaient d'autant plus d'intérêt pour moi, que j'en avais beaucoup entendu parler dans mes cours des Ponts et Chaussées.
Le trajet de Glascow à Liverpool se fit partie le jour, partie la nuit, au travers de la mer d'Irlande, sans présenter aucune particularité qui m'ait laissé un souvenir, outre que celui du malaise physique que j'ai éprouvé.
Je restai presque tout le temps couché dans ma cabine au fond du navire, séparé de ma tante, qui était, de son côté, toute seule dans le salon des dames, où elle ne se trouvait pas dans un bien meilleur état.
J'étais fort tourmenté par le mal de mer; en entendant contre mon oreille le mugissement des vagues de l'Océan, dont je n'étais séparé que par une mince cloison; je faisais d'assez tristes réflexions quand la douleur m'en laissait le loisir, je maudissais mon sort, en répétant pour me consoler la célèbre imprécation d'Horace:
Circa pectus erat, qui fragilem truci
Commisit pelago ratem
Primus........
(Il avait un cœur de chêne, doublé d'un triple airain, celui qui le premier s'exposa sur un bateau fragile aux fureurs de l'Océan.)
Il faisait un très mauvais temps quand nous avons traversé Liverpool sans nous y arrêter; c'est une grande ville, de date récente, qui doit toute son importance au commerce. Un chemin de fer nous ramena directement à Londres.
D'York à Edimbourg, nous avions voyagé dans les dernières diligences anglaises, car on achevait le chemin de fer qui devait les remplacer dans quelques mois.
Nous restâmes encore deux jours à Londres avant de partir pour Southampton où nous devions trouver un paquebot pour la France.
Le trajet par mer jusqu'au Havre et du Havre à Rouen, par la diligence, se fit sans aucun incident.
Pour rentrer à Paris, nous trouvâmes le chemin de fer de Rouen, inauguré en 1843.
Nous avions retrouvé la France avec le plus grand plaisir et surtout, nous avons éprouvé un grand soulagement, lorsqu'en arrivant au Havre, nous avons compris ce qui se disait autour de nous. Ce qu'on éprouve dans un pays dont on ne sait pas la langue, doit ressembler au supplice des sourds-muets.
Notre voyage de près d'un mois s'était accompli sans le moindre accident. J'en rendis grâce à Dieu d'abord, puis, je remerciai cordialement ma tante de m'avoir pris pour son chevalier.
De mon voyage, j'ai rapporté ces impressions: j'avais déjà voyagé en Suisse, en Italie, en Allemagne et dans les pays autrichiens; partout j'avais constaté l'influence française, partout la tendance était de faire à l'instar de Paris; en Angleterre c'était autrement; on sent quand on y est, que les Anglais sont tout à fait chez eux, et qu'ils ne veulent prendre modèle sur personne.
Les Anglais sont des gens excessivement pratiques, leurs maisons en général, simples à l'extérieur, sont très bien distribuées à l'intérieur pour les usages ordinaires de la vie de famille. On ne voit pas comme chez nous, dans des positions modestes, des salons somptueux qui servent très peu, dont l'espace est volé sur l'ensemble de l'appartement, presque sans utilité, et dont les meubles se fanent sous des housses immobilisées.
Au lieu de recevoir ordinairement dans leurs chambres à coucher, et dans les grands jours, dans un salon d'apparat, ils ont près de l'entrée, leur sitting room, qui est pourvue de tout ce qui est nécessaire pour les besoins ordinaires de la vie: chaises, fauteuils, canapé, piano, table pour écrire, bibliothèque, etc.; qui est le lieu de rendez-vous général et de réception.
Au lieu de s'entasser dans des quartiers où les loyers sont chers, ils préfèrent pour leur famille, de l'air et de l'espace, et surtout l'indépendance des commérages que donne une maison complète, toute petite qu'elle soit, comparée à nos ruches françaises.
La forme de leurs fauteuils ne suit pas la mode; les coussins sont placés là où il faut pour bien appuyer.
Leurs chevaux marchent bien et leurs voitures roulent parfaitement sur un pavé ou sur un macadam bien préparés et bien entretenus pour ce double effet.
Leurs couteaux, leurs ciseaux, leurs rasoirs, coupent bien et longtemps, non seulement parce que l'acier est bon, mais parce que les lames sont disposées en biseau bombé, au lieu d'être en creux; elles présentent ainsi, bien plus de résistance à la dentelure.
Leurs livres s'ouvrent bien et restent ouverts facilement; leurs cuirs sont d'une grande souplesse et d'une grande solidité.
Leurs souliers ne blessent pas, sont imperméables et leur forme ne varie pas, ni pour les bouts qui sont toujours larges, ni pour les talons qui sont toujours bas.
Leurs serrures sont petites et incrochetables, et leurs clés microscopiques; leurs outils sont faits en général pour la main, bien plus que pour les yeux, et toujours disposés de la manière la plus convenable pour leur usage.
C'est de Londres que j'ai rapporté mon premier paletot léger et imperméable.
Dans tout ce qu'ils font en général les Anglais cherchent avant tout, l'effet utile, sans se préoccuper de l'effet secondaire, du manque de symétrie ou d'élégance.
J'ai prouvé que les femmes elles-mêmes comprennent bien les choses de la vie; rappelez-vous les pâtissières?
En résumé c'est le peuple pratique par excellence; il le montre du reste par ses institutions et le grand respect qu'il conserve pour ses traditions.
CHAPITRE VII
Service des postes et des diligences en 1790, 1810 et 1850. Comparaison des moyens de transport à la disposition des voyageurs, sous les rapports de la fréquence des départs, du nombre de places offertes et de la durée du voyage, par les diligences et les chemins de fer, en 1790, 1810, 1850 et 1888.
es renseignements que nous donnons dans ce chapitre sur les transports
des lettres et des personnes sont extraits en partie des almanachs
officiels de Lyon en 1790 et 1810.
service des postes en 1790
En 1790, le bureau général des postes était dans la rue Saint-Dominique, M. Tabareau était directeur.
Pour Paris, par le Bourbonnais, les villes sur la ligne et l'Auvergne, les départs avaient lieu les mardi, jeudi et samedi.
Pour Paris, par la Bourgogne et les villes sur la ligne, l'Alsace et la haute Allemagne, les départs avaient lieu les lundi, mercredi et vendredi.
Le dimanche, il n'y avait pas de départ.
Pour le Dauphiné et la Provence, tous les jours excepté le mercredi.
Pour la Gascogne et le Béarn, les mardi, vendredi et dimanche.
Pour le Forez, tous les jours excepté le mercredi.
Pour Genève et la Suisse, mardi, jeudi, vendredi et dimanche.
Pour Milan, Savoie et Piémont, mardi et vendredi.
Pour Gênes, la Toscane, Rome, Naples et la Sicile, le vendredi.
On invitait le public à mettre ses lettres à la poste la veille du jour du départ, pour éviter la remise au départ suivant.
Il y avait six boîtes dans la ville où l'on faisait la levée tous les jours à 7 heures du matin. À la boîte de la rue Saint-Dominique, la levée se faisait une fois par jour à 11 heures du matin.
Quant à l'arrivée, on ne fixait point de date; elle dépendait du temps et de la saison.
On voit dans les lettres du président de Brosses, de 1739, que les lettres de France pour Rome avaient quelquefois neuf jours de retard, parce que le courrier, qui était payé pour suivre la route de la Corniche, s'embarquait par économie sur une felouque qui arrivait quand le vent était favorable.
diligences pour paris en 1790
Le bureau général des diligences et coches de Lyon pour Paris, par les routes de Bourgogne et du Bourbonnais, était situé au Port-Neuville.
Les diligences d'eau de Lyon à Châlon partent régulièrement cinq fois par semaine. Les dimanche, lundi, mercredi, jeudi, vendredi à 5 heures du matin et arrivent en deux jours à Châlon.
De Châlon, il part une diligence pour Paris, à huit places, qui fait la route en trois jours.
Lorsque la Saône n'est pas navigable, les diligences partent directement de Lyon.
carrosses pour paris par le bourbonnais
Les carrosses de Lyon pour Paris, par le Bourbonnais, partent régulièrement le jeudi de chaque semaine et font la route en dix jours (on couchait en route probablement).
Ces mêmes carrosses correspondent avec celui de Roanne pour Clermont.
diligences de lyon a avignon, Marseille, Nîmes et le Languedoc en 1790
Les carrosses partent de Lyon deux fois la semaine, mercredi et samedi à 4 heures du matin, et mettent quatre jours et demi de Lyon à Avignon.
Les hardes des voyageurs ainsi que les marchandises doivent être portées au bureau la veille du départ avant 5 heures du soir.
Le lendemain de leur arrivée d'autres carrosses partent d'Avignon pour Marseille, Montpellier et Toulouse.
De cette façon, les personnes et les marchandises sont rendues à Marseille et à Montpellier le septième jour, sauf les retards causés par des cas extraordinaires, comme les rivières débordantes, etc.
Les dits carrosses ont quatre places, on n'a rien épargné pour qu'ils soient propres et commodes, on les a suspendus en berline pour qu'ils soient excessivement doux.
Il y avait aussi des coches sur le bas Rhône.
Les diligences d'eau, à la descente, vont en deux jours en été et deux jours et demi en hiver de Lyon à Avignon, à moins de temps contraire.
Les hardes des voyageurs doivent être portées la veille.
coches d'eau sur le haut rhône de lyon à seyssel en 1790
Un coche part tous les lundis et met sept jours de Lyon à Seyssel, on embarque les voyageurs dans une chambre particulière.
On charge, par ce coche, des marchandises pour la Savoie, la Suisse et l'Allemagne.
carrosses pour genève en 1790
Les carrosses partent de Lyon le vendredi à 4 heures du matin, font la route en trois jours quand il fait beau, par Montluel, Meximieux, Saint-Jean-le-Vieux, Nantua et Châtillon-de-Michaille, Collonge et Saint-Genis.
Ils repartent de Genève le mardi.
messageries générales du comté de bourgogne en 1790
Le fermier des carrosses et messageries du comté de Bourgogne et des routes de Lyon à Strasbourg, passant par Besançon, a des carrosses pour conduire les voyageurs et les marchandises.
Les carrosses de Lyon partent les mardi et samedi, et se rendent en dix jours à Strasbourg et cinq jours à Besançon quand le temps le permet.
Outre les carrosses, il a des chaises de poste qu'il fournira tous les jours de la semaine en avertissant une demi-journée d'avance.
messageries royales du forez en 1790
Carrosses de Lyon à Saint-Etienne, trois fois par semaine, six places.
Carrosses de Lyon au Puy, une fois par semaine.
Carrosses de Lyon à Roanne, une fois par semaine.
SERVICE DES POSTES
en 1810
Bureau général des postes, rue Saint-Dominique, directeur, M. Monicault.
Pour Paris, par le Bourbonnais, Limoges et Bordeaux, les départs ont lieu les dimanche, mardi, jeudi et samedi.
Pour Paris, par la Bourgogne, les lundi, mercredi, vendredi.
Pour Grenoble, Gap, Turin, Milan, tous les jours.
Pour Marseille et route, tous les jours.
Pour Nîmes et Montpellier, tous les jours excepté le jeudi.
Pour Narbonne et Toulouse, dimanche, mardi et vendredi.
Pour Strasbourg, Bâle, Allemagne, lundi, mercredi, vendredi.
Pour Rome, Naples et la Sicile, lundi et vendredi.
Pour l'Espagne et le Portugal, dimanche, mardi, vendredi.
Dans les quatre boîtes de la place Saint-Jean, de la rue des Augustins, du corridor de la Comédie et de la place de la Fromagerie, la levée des lettres se fait une fois par jour, à 11 heures du matin.
Dans celle de la rue Saint-Dominique, à une heure du soir.
La lettre simple était taxée à 30 cent. pour 100 kilomètres, 40 cent. pour 200 kilomètres, 50 cent. pour 300 kilomètres, 60 cent. pour 400 kilomètres, 70 cent. pour 500 kilomètres, etc.
On payait ce prix-là pour Paris encore en 1840, etc., avec augmentation pour le poids et la distance.
Le public était prévenu que l'on ne pouvait recevoir aucune lettre pour l'Angleterre ou pour les pays occupés par les Anglais (par suite du blocus continental).
SERVICE DES DILIGENCES
en 1810
entreprise des messageries
À Paris, rue Notre-Dame-des-Victoires, À Lyon, quai Saint-Benoît.
Il part tous les jours de Lyon et de Paris une diligence à six places d'intérieur et deux de cabriolet passant par la Bourgogne et faisant le trajet en cent heures.
À Lyon, de la place des Terreaux, maison Antonio, côté des cafés.
Il part tous les jours de Lyon et de Paris une diligence à six places d'intérieur et deux de cabriolet passant par le Bourbonnais, faisant le trajet en cent heures.
Le trajet de Lyon à Châlon-sur-Saône et retour se fait également tous les jours dans une diligence d'eau très propre, dans laquelle les voyageurs pour Paris ont leur chambre particulière: sauf le cas où la navigation de la Saône est interrompue.
établissement de mm. gaillard frères en 1810
Quai Saint-Clair, maison basse des coches (aujourd'hui nº 11).
Les voitures qui partent de cet établissement desservent la route de Lyon à Genève, le trajet se fait en vingt-quatre ou vingt-six heures.
Les départs ont lieu régulièrement de deux jours l'un.
Voitures à huit places (comme pour Paris probablement).
Messieurs Gaillard frères ont aussi une voiture pour Strasbourg qui part tous les deux jours; avec correspondance sur toute la ligne.
MM. Allard et Cie ont des voitures de Lyon à Genève, qui font le même service en concurrence aussi de deux jours l'un (cette entreprise n'a pas duré longtemps).
entreprise des coches du bas rhône et messageries du midi, de mm. richard, galline et cie en 1810
Quai Saint-Antoine.
La messagerie part tous les jours à minuit pendant neuf mois de l'année et à 5 heures du matin pendant les trois mois d'hiver.
Fait le trajet en deux jours en été et trois jours en hiver jusqu'à Avignon et quatre jours jusqu'à Marseille.
Six places dans l'intérieur et deux au cabriolet.
coches du bas rhône en 1810
Ils partent les lundi, mercredi et vendredi au point du jour, font le trajet de Lyon à Avignon en deux ou trois jours.
On y embarque les voitures et chevaux des voyageurs et les marchandises; en temps de foire, ils vont jusqu'à Beaucaire.
entreprise descours et récamier en 1810
Place des Célestins.
Il part tous les jours de Lyon, à 7 heures du matin une voiture qui arrive à Saint-Etienne à 5 heures du soir.
Tous les jours il en part une autre de Saint-Etienne pour Montbrison et tous les deux jours une autre pour le Puy.
AMÉLIORATION ET TRANSFORMATION
du service, de 1830 à 1852
Sous la Restauration, les routes furent améliorées; cependant en 1830 les choses avaient peu changé; il y avait cependant quelques progrès.
Les routes étant meilleures on avait fait des voitures plus grandes; les deux diligences qui partaient tous les jours pour Paris pouvaient contenir dix-huit voyageurs chacune, trois dans le coupé, six dans l'intérieur, six dans la rotonde et trois sur l'impériale.
Le trajet se faisait assez régulièrement en trois jours et trois nuits dans la belle saison de Lyon à Paris.
Pour Genève on ne mettait plus que dix-huit heures.
Pendant plus de vingt ans les choses restèrent à peu près dans cet état.
L'invention des bateaux à vapeur apporta cependant une amélioration dans le trajet de Lyon à Châlon et dans celui de Lyon à Avignon à la descente seulement.
C'est en 1852 que l'ouverture complète du chemin de Paris à Lyon transforma radicalement les moyens de communication entre ces deux villes.
Pour Marseille, ce fut en 1857 et pour Genève en 1858.
Il faut avoir fait le voyage de Paris dans les anciennes diligences pour comprendre les avantages des chemins de fer. Il est impossible d'expliquer à ceux qui ne l'ont pas éprouvé, le supplice de rester trois jours et trois nuits et quelquefois quatre, dans une espèce de boîte où l'on était condamné à une immobilité complète, d'où l'on ne pouvait sortir que deux fois par jour, pour le déjeuner et le dîner, côte à côte avec des voyageurs inconnus, quelquefois aimables, il est vrai, mais le plus souvent le contraire, ou du moins indifférents.
Combien de fois m'est-il arrivé de n'avoir pas de place ailleurs que dans la rotonde particulièrement fréquentée par les nourrices; je ne peux pas dire combien j'ai souffert dans mon voyage de Marseille à Lyon, en 1835, où nous étouffions, suffoqués par la chaleur et la poussière.
Les personnes qui pouvaient se le permettre avaient la malle de poste qui abrégeait le voyage de moitié et coûtait le double. Par la malle, on partait de Lyon à une heure du soir et l'on arrivait à Paris le surlendemain matin.
À l'époque où j'allais aux Écoles, je partais seul, je savais d'avance le jour de mon départ, je pouvais presque toujours prendre la malle, j'ai fait ainsi plus de vingt fois le trajet de Lyon à Paris ou de Paris à Lyon.
C'était relativement une manière agréable de voyager à cause de la rapidité de la marche, la commodité des voitures et la société qu'on y rencontrait.
Mais de toutes les manières de voyager, la seule alors qui fût agréable et véritablement commode, c'était la chaise de poste ou plutôt la grande berline ou la grande calèche conduite à quatre chevaux avec deux postillons et avant-courrier, comme voyageaient autrefois les princes et le conseil d'administration du chemin de fer de Genève, lorsqu'il venait inspecter les travaux de ses ingénieurs.
C'était une manière de voyager bien préférable au train ordinaire des chemins de fer. Il n'y a que les trains de luxe, où l'on a toutes ses aises, qui puissent les remplacer avec avantage.
Espérons pour les futures générations que, peu à peu, ce qu'on appelle aujourd'hui des trains de luxe finiront par devenir les trains ordinaires; de cette manière, on évitera beaucoup des inconvénients des voyages actuels où les voyageurs sont traités un peu trop comme sur les anciens bateaux à vapeur du Rhône, où ils étaient classés dans la catégorie des colis qui se transbordaient tous seuls et qui avaient ainsi l'avantage de ne pas être sujets aux avaries dont l'Administration était responsable.
———
TABLEAU RÉSUMÉ COMPARATIF
à différentes époques,
des moyens de transport pour les voyageurs dans la direction
de lyon à paris, marseille et genève,
sous les rapports de la fréquence des départs,
du nombre de places offertes au public
et de la durée des voyages par les diligences et les chemins
de fer.
| LYON À PARIS ET ROUTE | ||||
| 1790 | 1810 | 1850 | 1888 | |
| Départs et arrivées. | 6 jours par semaine | Tous les jours | Tous les jours | 12 trains par jours |
| (1 départ). | (1 départ). | (2 départs). | dans chaque sens. | |
| Nombre moyen de places par jour dans chaque sens. | 7 places. | 16 places. | 44 places. | Plus de 4,000. |
| Durée minima du voyage. | 7 jours. | 4 jours. | 3 jours. | 8 à 16 heures. |
| ou 175 heures. | ou 100 heures. | ou 75 heures. | ||
| LYON À MARSEILLE ET ROUTE | ||||
| 1790 | 1810 | 1850 | 1888 | |
| Départs et arrivées. | 2 jours par semaine | Tous les jours | Tous les jours | 10 trains par jours |
| (1 départ). | (1 départ). | (1 départ). | dans chaque sens. | |
| Nombre moyen de places par jour dans chaque sens. | 2 places. | 8 places. | 22 places. | Plus de 1,000. |
| Durée minima du voyage. | 7 jours. | 4 jours. | 3 jours. | 6 à 11 heures. |
| ou 175 heures. | ou 100 heures. | ou 75 heures. | ||
| LYON À GENÈVE ET ROUTE | ||||
| 1790 | 1810 | 1850 | 1888 | |
| Départs et arrivées. | 2 jours par semaine | Tous les jours | Tous les jours | 7 trains par jours |
| (1 départ). | (1 départ). | (1 départ). | dans chaque sens. | |
| Nombre moyen de places par jour dans chaque sens. | 2 places. | 4 places. | 16 places. | Plus de 2,000. |
| Durée minima du voyage. | 3 jours. | 26 heures. | 18 heures. | 4 à 5 heures. |
| ou 75 heures. | ||||
notes sur le tableau précédent
En 1790, on ne voyageait pas la nuit, on couchait dans les auberges et l'on partait de très grand matin.
En 1790, 1810 et 1850, on compte les voitures de Paris par la Bourgogne et le Bourbonnais.
En 1888, pour la direction de Paris on ne compte que les voyageurs par la Bourgogne.
On n'a pas tenu compte des voyageurs par les coches du Rhône et de la Saône avant les bateaux à vapeur; non plus que des voyageurs par bateaux à vapeur entre Lyon, Avignon et Châlon, de 1830 à 1850.
EPILOGUE
Au moment où je termine ces récits, 2 mai 1888, je viens de faire avec mon fils le voyage de Paris, de la manière la plus commode qui ait été appliquée en France jusqu'à présent.
Partis de Lyon à 2 heures et demie du soir, nous sommes arrivés à Paris avant minuit.
Si l'on supprimait l'arrêt pour le dîner au buffet de Tonnerre; on pourrait faire le trajet en huit heures.
Nous étions dans un très confortable salon, en communication avec un wagon restaurant, un fumoir et des cabinets de toilette et autres.
Il n'y a probablement que moi à Lyon et peut-être en France, qui puisse à soixante-treize ans de distance, faire par expérience la comparaison de cette manière de voyager avec celle de 1815.
Quelles que soient les améliorations futures qui pourront être apportées dans les moyens de communication, on peut dire, je crois, sans crainte de se tromper, que l'on ne verra jamais de changements aussi radicaux que ceux dont je suis aujourd'hui peut-être le seul témoin.
Lyon, 2 mai 1888.
L'Inspecteur général honoraire des Ponts et Chaussées,
Théodore Aynard.