Vue générale de l'histoire politique de l'Europe
C'est un état d'esprit opposé à la guerre, où se rencontrent un certain idéal nouveau d'ingénieurs et d'inventeurs, la crainte des incommodités et des dangers de la vie militaire, des restes de nobles idées anciennes, chrétiennes ou philosophiques, des sentiments d'humanité.
Les causes de guerre.
Mettons dans l'autre plateau les causes de guerre.
C'est encore l'esprit de la Révolution. Pour que le principe des nationalités fût satisfait, il faudrait qu'il vainquît l'Angleterre, l'Allemagne et la Russie, qu'il détruisît l'Autriche et la Turquie. Il n'obtiendra point toutes ces satisfactions, mais il en cherchera quelques-unes. Supposez qu'il ruine l'Autriche et la Turquie: quels champs de bataille, que les décombres!
C'est encore l'universel progrès du travail, et la concurrence dans la poursuite de la richesse. Il n'est pas vrai que le développement des intérêts matériels promette la paix. Le commerce, messager de paix, est un personnage mythologique. Il a été, à l'origine, un brigandage: dans l'antiquité, au moyen âge, dans les temps modernes, il a produit des guerres. Les hommes se sont battus, sur la Baltique, pour des harengs, sur toutes les mers pour des épices. De nos jours, l'accroissement des industries crée la question des débouchés, où les intérêts des États sont contradictoires. Les rivalités et les rancunes commerciales renforcent les haines nationales.
Les idées et les sentiments pacifiques sont incertains et fragiles. Les ingénieurs et les inventeurs ne refusent pas leurs services à la guerre: ils lui donnent un caractère nouveau, scientifique et monstrueux. Il existe un dédain, une horreur du militarisme et de la caserne, mais la guerre a gardé ses fidèles, et l'opinion générale tend à porter au premier rang des devoirs celui qui implique le péril de mort.
Enfin, les vieux traits d'union entre peuples s'effacent tous les jours.
L'individualisme national.
L'immense développement du va-et-vient commercial, le centuplement des voies et des moyens de communication, la promiscuité des intérêts financiers dans les Bourses de Paris, de Londres et de Berlin, voilà un des phénomènes de notre temps, mais l'individualisme national en est un autre, tout opposé. À mesure que grandissaient les intérêts matériels internationaux, les âmes des peuples se sont davantage séparées les unes des autres.
L'esprit chrétien a essayé jadis de discipliner les hommes par le sentiment de la fraternité en Dieu: de l'esprit chrétien, la politique d'aujourd'hui ne sent plus le moindre souffle. Les philosophes du siècle dernier avaient mis à la mode le sentiment de la fraternité en l'humanité: aujourd'hui la plus répandue des philosophies, celle qui a pénétré les sciences, enseigne la nécessité du combat pour la vie, la légitimité de la sélection qui se fait par œuvre de mort, l'illégitimité de la faiblesse.
Autrefois, il y avait en Europe des littératures dominantes; la nôtre a été presque universelle. Elle est peut-être encore aujourd'hui la plus répandue. Nous fournissons de drames et de comédies les scènes des capitales, mais notre art dramatique, s'il a de la force, de la finesse et de la grâce, est moins impersonnel qu'autrefois: il est plus varié, plus français et plus parisien. Il y a, dans le monde, une grande circulation de romans, mais le roman renonce aux thèses générales pour observer l'immédiat et le réel. Nous nous délectons à trouver chez les écrivains anglais, russes ou allemands, des mœurs différentes des nôtres. Les différences, voilà ce qui apparaît toujours et partout.
Autrefois les lettres classiques étaient dans tous les pays, le principal moyen d'éducation. Les humanités étaient naturellement internationales: tous les hommes, qui comptaient dans la politique et dans la société, avaient été les écoliers des mêmes maîtres. Aujourd'hui, nous contestons aux humanités non seulement le droit exclusif, mais tout droit à l'éducation. Ici encore, l'esprit moderne procède à la destruction du général et de l'universel: il est séparatiste.
De nos jours, la longue évolution, commencée sur la ruine de l'empire romain, contrariée et par moments arrêtée par des sentiments, des idées et des habitudes, s'achève: l'individualisme national est un fait accompli.
Il y avait, aux siècles derniers, un vernis répandu à la surface de l'Europe, des façons communes de gouvernement et de cour, une apparence de similitude. Les révolutions ont fait craquer le vernis; la substitution des peuples aux gouvernements a dissipé l'illusion de la ressemblance. L'Europe apparaît comme elle est, avec ses inconciliables contrastes nationaux, ethnographiques et chronologiques. Nous le voyons aujourd'hui très nettement: de Paris, où siège le gouvernement de la République française, à Berlin, où règne le général en chef héréditaire de l'armée prussienne; de Berlin, au Kremlin, où est couronné le père de la sainte Russie, la distance est marquée, non seulement par des kilomètres, quantité négligeable, mais par des siècles.
Là où l'individualisme est de substance ethnographique, il a des naïvetés d'intransigeance. La Hongrie est mise en fureur parce qu'un drapeau a été placé où il n'avait pas le droit d'être. Nulle part, le Tchèque ne veut entendre la langue allemande, ni à l'école, ni à l'église, ni au tribunal. Se replier sur soi-même, se contempler, s'aimer, et, quand on est orgueilleux de naissance, s'admirer: voilà l'état psychologique du peuple moderne.
Le total.
Ainsi, même les nouveautés du siècle, l'esprit de la Révolution, le progrès du travail humain ont mis un poids dans l'un et l'autre plateau. Et, du passé, persiste la vieille cause de guerre, la politique d'agrandissement et de conquêtes. Celle-ci est très claire et très précise: elle agit en des endroits déterminés et visibles. Les Balkans et la flèche de Strasbourg dominent aujourd'hui la politique de l'Europe.
C'est pourquoi l'attente de la guerre est un des phénomènes principaux de la civilisation contemporaine. Il se manifeste dans le système de la paix armée. Autrefois, la paix ne portait que demi-armure: aujourd'hui, elle est armée de pied en cap. Sans efforts, sur un coup de télégraphe, après quelques sifflements de locomotives, elle est la guerre, et quelle guerre! Comme la politique des siècles derniers paraît chose presque légère en comparaison de celle d'aujourd'hui, les armées de Turenne et de Condé, auprès des nôtres, semblent des jouets. Nous notions tout à l'heure que les guerres deviennent plus rares, mais elles emploient mieux leur temps. Jadis, on se battait des années pour se prendre quelques villes. Il a fallu six semaines à la France, trois à la Prusse pour précipiter les révolutions italienne et allemande. Nous, la France, nous nous faisons gloire d'avoir tenu six mois, pour sauver notre honneur. Le sentiment que quelques levers de soleil suffiront peut-être pour éclairer la lutte désespérée, et la mort d'une patrie pèse sur l'Europe. Il y a des pays où l'inhumain cri: Væ victis! attend sa minute dans les poitrines.
À la vérité, il n'est pas tout à fait impossible que l'appréhension de la guerre ne retarde la guerre. Personne n'est assuré de vaincre, et tout le monde sait que la défaite peut être mortelle. C'est de quoi faire hésiter la main qui a le pouvoir de donner le coup de télégraphe. Il se peut que la paix armée, en se prolongeant, paraisse à la fois par trop lourde et par trop absurde et que la raison et l'humanité exercent leurs droits. Peut-être encore faudra-t-il écouter les plaintes des «déshérités» et réduire les budgets de guerre, pour permettre aux mineurs de Flandre, de Westphalie et de Silésie de rester un peu plus longtemps à table, et de dormir deux heures de plus. Mais voilà de bien vagues espérances.
C'est, du reste, une question de savoir si la paix universelle est un objet désirable, si elle ne diminuerait pas l'énergie originale des génies nationaux, si la meilleure façon de servir l'humanité serait de créer une banalité humaine, si de nouvelles vertus surgiraient pour remplacer les vertus de guerre. C'est une autre question de savoir si la paix universelle et perpétuelle n'est pas radicalement, naturellement impossible. Questions très hautes, solubles seulement pour qui saurait le principe et la fin des choses, insolubles par conséquent. Laissons donc cette métaphysique, si poignante qu'elle soit; mais alors il faut résolument considérer les possibilités de l'avenir.
À la fin du siècle dernier, nous avons distingué en Europe trois régions: Centre et Occident, Angleterre, Russie, pour montrer que les guerres perpétuelles entre les États de la première avaient fait la fortune des deux autres. L'Angleterre, au cours de la période contemporaine, a étendu considérablement son domaine colonial; elle y ajoute tous les jours, et elle parle, à l'heure présente, de l'organiser en empire. La Russie, en même temps qu'elle s'agrandit, se fortifie. Chaque année y voit un progrès nouveau: le champ de blé multiplie les grains, et la vigne, les raisins; la fécondité de l'homme égale celle de la terre; les industries s'acclimatent et prospèrent, le crédit de l'État s'affermit, tout cela régulièrement, sans bruit, avec la tranquillité que mettent dans leurs œuvres les forces calmes de la nature. Or il n'est pas une discorde du continent qui ne serve l'Angleterre et la Russie: le conflit franco-allemand et les malentendus entre la France et l'Italie assurent à l'Angleterre la sécurité de sa domination. La question d'Alsace équivaut pour la Russie au doublement de son armée. Les puissances centrales travaillent donc au développement des deux ailes de l'Europe. Ce doit être, à tout le moins, un sujet de réflexions pour l'Allemagne, que le progrès continu de ses voisins de l'Est. Si elle a encore des philosophes en politique, ceux-ci ont un beau sujet à étudier dans «le devenir» russe. Le phénomène d'une si grande nation, où la richesse et les forces modernes croissent, tandis que l'état d'esprit demeure celui de l'Occident au temps des croisades, mérite leur méditation.
Considérons à présent la situation de l'Europe dans l'univers. Il y a un siècle, elle était le seul personnage historique: il y en a un second aujourd'hui. Les conséquences les plus graves des découvertes du quinzième siècle commencent à apparaître. L'Amérique n'est plus une annexe de l'ancien continent: une série de révolutions a transformé les colonies en peuples. Comme l'Europe, l'Amérique est pleine de nations. Nous disons «l'Europe» pour désigner une sorte de communauté politique; l'Américain dit, avec la même intention «l'Amérique». L'Amérique a le sentiment du contraste qu'elle fait avec l'Europe politique et militaire; elle en a l'orgueil. Ce contraste même lui donne une sorte d'unité. Il permet à des esprits aventureux de parler de panaméricanisme.
D'ancien à nouveau monde, les relations ne sont pas nécessairement pacifiques. Jusqu'à présent, celui-ci n'a pas eu de politique extérieure, mais la doctrine de Monroe, «l'Amérique aux Américains», est une politique. Si jamais elle est appliquée aux continents, aux îles (les signes précurseurs ne manquent point), elle mettra aux prises les deux mondes.
La civilisation américaine est pacifique: toutes ces nations nouvelles croissent et multiplient dans la paix. La paix semble donc être leur vocation; mais, comme si elle était contraire à l'ordre éternel des choses, les États-Unis commencent à employer les excédents de leurs recettes à construire des vaisseaux de guerre. Les armements ruinent l'Europe, et la richesse américaine produit des armements.
Il ne s'agit pas de chercher, en terminant, l'originalité facile du paradoxe. Après avoir descendu le cours du temps, il est naturel de vouloir le précéder du regard dans l'avenir. Après avoir pris son élan si loin dans le passé, il est impossible de s'arrêter net au seuil des temps futurs. Après qu'on a vu tant de changements, des États naître et mourir; des empires crouler, qui s'étaient promis l'éternité, il faut bien prévoir de nouvelles révolutions, des morts et des naissances.
Toute force s'épuise; la faculté de conduire l'histoire, n'est point une propriété perpétuelle. L'Europe, qui l'a héritée de l'Asie, il y a trois mille ans, ne la gardera peut-être pas toujours.
Janvier 1890.