A fond de cale
CHAPITRE XXV.
Le fausset.
Comme je bus de cette eau délicieuse! je ne croyais pas pouvoir m'en rassasier. À la fin cependant la quantité d'eau absorbée fut suffisante, et je ne sentis plus la soif.
Comme je bus cette eau délicieuse.
Toutefois ce résultat ne fut pas immédiat; la première libation ne me désaltéra qu'un instant; mes lèvres se rapprochèrent bientôt de la barrique, et j'y revins à plusieurs reprises avant d'être complétement soulagé.
Il est impossible, même à l'imagination la plus puissante, de se figurer les tortures de la soif; il faut les avoir ressenties pour s'en faire une idée; qu'on juge de leur violence par les expédients auxquels ont eu recours ceux qui les ont subies. Et pourtant, malgré cette angoisse indicible, aussitôt qu'on a bu largement, la douleur s'évanouit avec la rapidité d'un songe; il n'est pas de souffrance comparable qui soit aussi vite guérie.
Ma soif était dissipée, et le bien-être succédait à mon supplice. Toutefois, je n'en perdis pas ma prudence habituelle; durant les intervalles que j'avais mis entre mes libations, j'avais eu bien soin de fermer l'ouverture de la barrique, en y fourrant le bout de mon index en guise de fausset. Quelque chose me disait de ne pas gaspiller le précieux liquide, et je résolus d'obéir à cette pensée pleine de prudence.
Mais à la longue je me fatiguai de rester ainsi, le doigt passé dans la douelle, et je cherchai un objet qui pût me servir de bouchon. Impossible de rien trouver, pas la moindre baguette, le plus petit morceau de bois dont on pût faire une cheville, J'avais toujours mon index à la futaille, je n'osais pas l'en ôter, et cela paralysait mes recherches.
Comment faire? Je pensai au fromage qui me restait, et je le tirai de ma poche; il s'émietta dès que je voulus m'en servir; du biscuit n'eût pas été meilleur; c'était fort embarrassant.
Tout à coup je songeai à ma veste. Elle était de gros molleton, et en en déchirant un morceau, je pouvais boucher l'ouverture de la futaille.
À peine avais-je eu cette pensée, que mon couteau enlevait une pièce de mon habit, et que fourrant ce chiffon de laine dans la susdite ouverture, le poussant, le serrant avec la pointe de ma lame, je parvins à arrêter le liquide, bien qu'il suât légèrement à travers mon tampon; mais c'était peu de chose, et je m'en inquiétai d'autant moins, que cet expédient n'était que provisoire; pourvu qu'il me permît de trouver mieux, c'était tout ce que je demandais.
J'avais maintenant tout le loisir de la réflexion, et je n'ai pas besoin d'ajouter que le désespoir en fut bientôt la conséquence. À quoi me servirait d'avoir de l'eau? à me faire vivre quelques heures de plus, c'est-à-dire à prolonger mon agonie, car j'avais la certitude de mourir de faim, mes provisions étaient presque épuisées: deux biscuits et quelques miettes de fromage étaient tout ce qui me restait. À la rigueur cela pouvait suffire pour un repas; mais après?... viendrait la faim, puis la faiblesse, le vertige, l'épuisement complet et la mort.
Chose étrange! cette pensée ne m'était pas venue tant que la soif m'avait dominé. À différents intervalles j'en avais bien eu le soupçon; mais les tortures présentes me faisaient oublier celles de l'avenir.
Une fois que les premières avaient été calmées, je compris que la faim ne serait pas moins impitoyable que la soif, et le sentiment de bien-être que j'éprouvais disparut devant le sort qui m'attendait. Ce n'était pas même, de l'anxiété, qui laisse toujours un peu de place à l'espérance, c'était l'affreuse certitude de ne plus avoir que deux ou trois jours à vivre, et de les passer dans une agonie trop facile à imaginer.
Pas d'alternative: il fallait mourir d'inanition, à moins que je n'eusse recours au suicide. Je pouvais me tuer; je possédais une arme plus que suffisante pour exécuter ce projet; mais l'espèce de délire qui, dans les premiers instants de désespoir, m'aurait poussé immédiatement à cet acte de démence, était dissipé, et j'envisageais la situation avec une tranquillité d'esprit qui m'étonnait.
Trois genres de mort se présentaient d'eux-mêmes: la faim, la soif et un coup de couteau pouvaient également terminer ma vie; la première était inévitable, mais je pouvais choisir entre les trois supplices, et j'examinai quel était celui qui devait me faire le moins souffrir.
Ne soyez pas surpris de me voir livré à cet étrange calcul; songez à la position où je me trouvais, et qui ne me permettait pas d'avoir d'autre idée que celle de la mort.
Le premier résultat de mes réflexions fut d'éliminer la soif; je venais d'en subir les tortures, et je savais par expérience que de toutes les manières de quitter ce monde, c'est l'une des plus affreuses. Restaient la faim et le poignard. Je les pesai longtemps, en les comparant l'une à l'autre, sans savoir auquel des deux accorder la préférence. Malheureusement j'étais dépourvu de tout principe religieux; à cette époque, je ne savais même pas que ce fût un crime d'attenter à ses jours, et cette considération n'entrait pour rien dans mes pensées; la seule chose qui me préoccupait était, comme je l'ai dit plus haut, de choisir le genre de mort qui devait être le moins pénible.
Il faut cependant que le bien et le mal soient instinctifs; malgré mon ignorance de païen, une voix intérieure me disait qu'il était coupable de se détruire, alors même que le supplice vous sauvait du supplice.
Cette pensée triompha dans mon âme, et rappelant tout mon courage, je pris la résolution d'attendre les événements, quelle que pût être la date que Dieu eût fixée pour mettre un terme à mes souffrances.
CHAPITRE XXVI
Une caisse de biscuits.
Je pris non-seulement la résolution de ne pas me suicider, mais celle de vivre le plus longtemps possible. Bien que mes deux biscuits fussent insuffisants pour me faire faire un bon repas, je les partageai en quatre, et me promis de laisser entre chacune de mes collations autant d'intervalles que la faim me le permettrait.
Le désir de prolonger mon existence devenait de plus en plus vif depuis que j'avais ouvert la futaille; j'avais le pressentiment que ce n'était pas la faim qui me tuerait, tout au moins que je ne mourrais pas par inanition; et si léger, si fugitif que fût cet espoir, il soutint mon courage et me rendit un peu de force.
Je ne saurais dire où je puisais cette confiance; mais quelques heures auparavant je ne croyais pas trouver d'eau, et maintenant j'en avais assez pour me noyer; n'était-ce pas la Providence qui m'avait été favorable? Pourquoi me laisserait-elle mourir de faim, après m'avoir sauvé de la soif? Je ne voyais pas comment elle me délivrerait; mais la première chose était de vivre, et, je le répète, j'avais le pressentiment que j'échapperais à la faim.
Je mangeai la moitié d'un biscuit, j'avalai un peu d'eau, car la soif était revenue; puis ayant rebouché la futaille, je m'assis à côté d'elle. Je ne songeais pas à faire d'efforts; à quoi bon? Tout mon espoir reposait sur le hasard, ou plutôt sur la bonté divine, et j'attendis qu'elle voulût bien se manifester.
Néanmoins le silence et les ténèbres avaient quelque chose de si affreux que le murmure intérieur dans lequel résidait ma force devint de plus en plus faible, et fut bientôt étouffé par le découragement. Il y avait à peu près douze heures que j'avais mangé ma première part de biscuit; j'essayai d'attendre plus longtemps, ce fut impossible. Je dévorai le second morceau; bien loin de me rassasier, il m'affama davantage, et la quantité d'eau que je bus remplit mon estomac sans satisfaire mon appétit.
Six heures après, la troisième portion avait disparu, et ma faim croissait toujours; à peine attendis-je vingt minutes pour finir mon biscuit. C'était ma dernière bouchée; j'avais résolu de la faire durer jusqu'au quatrième jour; le premier n'était pas passé qu'il ne me restait plus rien. Que devenir? Je pensai à mes chaussures j'avais lu quelque part que des hommes s'étaient soutenus pendant quelque temps en mâchant leurs bottes, leurs guêtres ou leurs selles. Le cuir, étant un produit animal, conserve quelques propriétés nutritives, même après avoir été travaillé; et je songeai à mes bottines.
Comme je me baissais pour en défaire les cordons, je fus saisi par quelque chose de froid qui me tombait sur la tête; c'était un filet d'eau. Le chiffon que j'avais mis à la futaille en avait été repoussé, et l'eau s'échappait par l'ouverture que j'avais faite. Mon étonnement cessa dès que j'en connus la cause. Je bouchai le trou avec mon doigt, je cherchai ma futaine de l'autre main, et l'ayant retrouvée à tâtons, je la replaçai le mieux que je pus.
L'accident se renouvela, il se perdit beaucoup d'eau, et je pensai avec terreur que si la chose se répétait pendant que je serais endormi, la futaille serait vide à mon réveil; il fallait aviser. Par quel moyen? Cette question me tira de mon abattement; je cherchai autour de moi une bûchette, un copeau; je n'en trouvai pas. Je songeai aux douelles de la futaille dont l'extrémité dépassait le fond: c'était du cœur de chêne, recouvert de peinture, et sa dureté défia tous mes efforts. Avec de la persévérance j'y serais peut-être parvenu, mais il me vint à l'esprit qu'il me serait plus facile d'entamer le bois de la caisse; cela devait être du sapin, et non-seulement j'aurais moins de peine, mais la cheville que j'en tirerais vaudrait mieux comme bouchon.
Me retournant aussitôt vers le colis de bois blanc, j'en tâtai la surface pour l'attaquer au bon endroit. L'une des planches de côté faisait saillie; j'enfonçai mon couteau entre cette planche et la voisine, puis employant toute ma force, j'attirai mon outil vers le bas, en m'en servant comme d'un ciseau, pour détacher les pointes. Je n'avais pas renouvelé mon premier effort que la planche s'écartait déjà de celle où elle était clouée. Probablement que, dans l'arrimage, une secousse violente avait préparé la besogne. Toujours est-il que le haut de cette planche ne tenait plus à la paroi où il avait été fixé; j'enlevai mon couteau, je saisis la planche à deux mains et la tirai tant que je pus. Les planches grincèrent en s'arrachant, le bois éclata où elles me résistèrent; et je redoublai d'efforts, quand un bruit tout diffèrent éveilla mon attention: diverses choses, d'une certaine consistance, s'échappaient de la caisse et tombaient avec fracas sur le plancher.
Curieux de savoir ce que cela pouvait être, je suspendis mon travail, et cherchant à mes pieds, j'y trouvai deux objets d'égal volume, dont le contact me fit pousser un cri de joie.
On se rappelle que j'avais acquis au toucher la délicatesse d'un aveugle; mais alors même que ce sens eût été chez moi plus obtus que chez un autre, je n'en aurais pas moins reconnu ce que j'avais ramassé. Pas moyen de m'y méprendre: c'étaient bien deux biscuits.
CHAPITRE XXVII.
Une pipe d'eau-de-vie.
Deux biscuits! chacun d'eux aussi large que le fond d'une assiette, d'une épaisseur d'un centimètre et demi; ronds et lisses, agréables au toucher et d'une belle couleur brune. J'en connaissais la nuance, car je le sentais avec les doigts, c'étaient de vrais biscuits de mer, biscuits de matelots, comme on les nomme pour les distinguer des biscuits blancs du capitaine qui sont à mon avis bien moins bons et bien moins nourrissants.
Qu'ils étaient savoureux! Jamais je n'avais rien mangé qui me fît autant de plaisir. Un second, un troisième, un quatrième furent engloutis; peut-être le cinquième et le sixième y passèrent-ils; j'avais trop faim pour les compter. Je les arrosai d'une eau copieuse, et c'est le repas dont j'ai gardé le meilleur souvenir.
À la jouissance qu'on éprouve à manger quand on a faim, et Dieu sait comme elle est grande, se joignait le bonheur que me causait ma découverte; plus d'inquiétude, la mort qui me menaçait tout à l'heure m'était bien et dûment épargnée; la Providence m'avait sauvé la vie. Toutefois sans l'effort que j'avais fait pour me procurer une cheville qui pût boucher ma futaille, elle m'aurait laissé périr.
Peu importe, me disais-je, avec ma provision d'eau et ma caisse de biscuits, je peux supporter ma captivité jusqu'au bout du voyage, quand même il durerait plusieurs mois. Je me confirmai dans cette idée par l'inspection de ma caisse: les biscuits roulaient sous ma main en claquant les uns contre les autres, ainsi que des castagnettes.
Quel son plein de charme! Quelle musique pour mes oreilles! J'enfonçai les bras dans ce monceau de biscuits avec autant de délices qu'un avare plonge les siens dans un tas d'or. Je ne me lassais pas de les palper, d'en saisir la dimension, l'épaisseur, de les tirer de la caisse, de les y remettre, de les placer avec ordre pour les déranger de nouveau et les replacer encore. Je m'en servais comme d'un tambour, d'une balle ou d'une toupie, et le plaisir que j'y trouvais fut longtemps à se calmer.
Il est difficile de décrire ce qu'on éprouve lorsqu'on échappe à la mort. Un danger vous laisse toujours de l'espoir, il y a de ces chances imprévues, de ces périls qui, en dépit de leur gravité, n'ont point de dénoûment tragique; on ne sait jamais si l'on n'en reviendra pas. Mais quand on a eu la certitude qu'il n'y avait plus qu'à mourir, et que par impossible on est sauvé, la réaction qui s'opère en nous est inexprimable. On a vu des hommes en perdre la tête, ou bien être foudroyés par la joie.
Je n'en perdis ni la vie ni la raison; mais quiconque m'aurait vu après l'ouverture de la caisse, aurait pu supposer que j'étais fou.
Je ne sais pas combien de temps auraient duré mes transports sans un fait qui les calma tout à coup en me forçant à réfléchir: l'eau s'échappait de la futaille. Le bruit des vagues m'avait empêché de l'entendre à mesure qu'elle tombait; elle glissait entre les planches, et sans doute elle coulait depuis la dernière fois que j'avais bu, car je ne me rappelais pas avoir remis le tampon. Il était possible que je l'eusse oublié dans mon ivresse, et la perte devait être considérable.
Une heure avant je m'en serais moins inquiété; j'aurais toujours eu plus d'eau qu'il m'en fallait pour le peu que j'avais à vivre; mais à présent c'était une chose bien différente. Je pouvais rester plusieurs mois enfermé près de cette futaille; chacune de ses gouttes d'eau m'était indispensable. Que deviendrais-je si elle tarissait avant qu'on fût au port? Je retomberais dans l'affreuse position d'où je m'étais cru sorti, et ne serais préservé de la faim que pour subir une mort plus douloureuse.
J'arrêtai l'eau immédiatement, d'abord avec mes doigts, puis avec le chiffon; et dès que celui-ci fut à sa place je me mis en devoir de le remplacer par une cheville, comme d'abord j'en avais eu le projet.
Il me fut facile de couper un morceau du couvercle de la caisse, de lui donner une forme conique, et d'en faire un bouchon exactement adapté à l'ouverture qu'il devait clore.
Brave matelot! que je le bénissais pour le couteau qu'il m'avait donné.
Mais combien du précieux liquide avais-je perdu?
Je me reprochais amèrement ma négligence, et je regrettais d'avoir percé la futaille aussi bas. C'était cependant une mesure de précaution; d'ailleurs à l'époque où je l'avais prise, je n'avais d'autre pensée que de boire le plus tôt possible.
Il était encore bien heureux que je me fusse aperçu de la fuite de l'eau; si j'avais attendu qu'elle s'arrêtât d'elle-même, il ne m'en serait pas resté pour une semaine.
Je cherchai à connaître l'étendue de la perte que l'avais faite. Il me fut impossible d'y arriver. Je frappai bien le tonneau à différents endroits; mais les craquements du navire et le bruissement de la mer ne me permirent pas déjuger avec exactitude de la différence des sons. Je crus entendre que la futaille sonnait le creux, ce qui annonçait un vide énorme, et j'abandonnai ces recherches qui, sans rien m'apprendre, me causaient une anxiété pénible. Heureusement que l'ouverture de la futaille n'était pas grande; mon petit doigt suffisait pour la fermer, et à cette époque il n'était guère plus gros qu'une plume de cygne. Il fallait beaucoup de temps pour qu'une masse d'eau considérable s'écoulât par un trou de cette dimension; je tâchai de me rappeler quand j'avais bu la dernière fois. Il ne me semblait pas qu'il y eût longtemps; mais dans l'état d'excitation ou plutôt d'ivresse où je me trouvais alors je n'étais pas à même d'apprécier la durée des heures, et j'échouai dans mes calculs.
Je me rappelais avoir entendu dire que les brasseurs, les tonneliers, tous les préposés aux caves des docks savent reconnaître la quantité de liquide renfermée dans un tonneau, sans avoir recours à la jauge; seulement j'ignorais leur procédé.
Il me venait bien à l'esprit un moyen de m'assurer de ce que je voulais apprendre: j'avais assez de connaissances hydrauliques pour savoir, qu'enfermée dans un tube, l'eau remonte toujours à une hauteur égale à celle d'où elle est partie. Si j'avais eu un siphon, je l'aurais attaché à l'ouverture de la futaille et découvert de la sorte jusqu'où cette dernière était pleine.
Mais je ne possédais ni siphon ni tube d'aucune espèce, et ne m'arrêta pas davantage à ce procédé.
Comme je venais de renoncer à cette idée, il m'en vint une autre d'une exécution tellement simple que je fus surpris de ne pas l'avoir eue tout d'abord. C'était de mettre la futaille en perce un peu plus haut qu'elle ne l'était déjà, puis successivement jusqu'à l'endroit où l'eau cesserait de couler. Je saurais alors à quoi m'en tenir. Si je commençais trop bas j'en serais quitte pour boucher ce premier trou avec une cheville, et ainsi des autres.
Cela devait, il est vrai, me donner beaucoup d'ouvrage; mais je n'en étais pas fâché; le travail fait passer le temps, et une fois occupé, je songerais moins à ce qu'il y avait d'affreux dans ma situation.
Je pensai, toutefois, que d'abord il fallait mettre en perce la futaille qui se trouvait au bout de ma cabine. Si par hasard elle était remplie d'eau, je n'avais plus besoin de m'inquiéter; j'en aurais suffisamment pour faire le tour du monde.
Sans plus tarder, je m'approchai de la tonne en question et me mis à l'œuvre. J'étais moins surexcité que la première fois, le résultat n'ayant pas la même importance, et pourtant la déception que j'éprouvai fut bien vive lorsque la douelle, percée d'outre en outre, laissa échapper un jet d'eau-de-vie à la place de l'eau pure que j'avais espérée.
Il fallut revenir à mon premier dessein, reconnaître où en était ma provision d'eau, maintenant ma seule ressource.
Attaquant le chêne près du milieu de la futaille, je procédai comme je l'avais fait pour l'ouverture précédente, et après un travail d'une heure je sentis la mince pellicule de bois céder sous la pointe de mon couteau. Mon cœur battit bien fort: si le danger de mourir de soif n'était plus immédiat comme il l'avait été, il n'en existait pas moins, et je poussai un cri joyeux lorsque je sentis un filet humide me couler sur les doigts. Je m'empressai de clore cette ouverture et d'en pratiquer une autre à la douelle supérieure.
Le bois ne fut ni moins résistant, ni moins épais, mais j'eus la récompense de mes efforts en me sentant mouillé par l'eau qui sortait de la futaille.
Une troisième douelle fut traversée, j'obtins le même résultat. Une quatrième, et cette fois l'eau ne vint pas; cela n'avait rien de surprenant; j'étais presqu'à l'extrémité de la barrique; mais j'avais trouvé le liquide à l'avant dernière ouverture, et la futaille était encore pleine aux trois quarts. Dieu soit loué! j'en avais pour plusieurs mois avant de souffrir de la soif.
Enchanté de ma découverte, j'allai m'asseoir et dégustai un nouveau biscuit avec autant de délices que si j'avais mangé de la soupe à la tortue et de la venaison à la table du lord maire.
CHAPITRE XXVIII.
Rations.
Rien ne me causait plus d'inquiétude; j'étais d'une tranquillité parfaite. L'expectative d'être enfermé pendant six mois aurait été fort pénible en toute autre circonstance; mais après la crainte de la mort, crainte bien plus effroyable, dont j'étais délivré, mon emprisonnement ne me paraissait plus rien, et je résolus de le supporter avec une entière résignation.
J'avais six mois à passer dans mon cachot; il n'était pas probable que j'en sortisse avant la fin de ce terme. Six mois! c'est bien long pour un captif, bien long à passer, même dans une chambre où pénètre la lumière, où l'on trouve un lit, un bon feu, où l'on mange des repas bien préparés, où l'on voit chaque jour quelque figure humaine, où l'on entend sans cesse le bruit des pas, le son des paroles, où soi-même on a l'occasion d'échanger quelques mots avec l'individu qui vous garde.
Mais six mois dans un espace où je ne pouvais ni me redresser ni m'allonger entièrement, sans feu, sans matelas ni hamac, dans l'obscurité la plus profonde, respirant un air fétide, couché sur la planche, ne vivant que de pain sec et d'eau claire, triste régime, suffisant bien juste à l'homme pour l'empêcher de mourir; six mois sans la plus légère distraction, n'entendant rien que les craquements continuels du vaisseau et la plainte monotone des vagues, ou leurs grondements furieux, six mois d'une pareille existence n'offraient certes point une perspective agréable.
Cependant, je n'en fus pas attristé. Je me sentais trop heureux de ne pas mourir pour me préoccuper du genre de vie qui m'attendait. Ce n'est que plus tard que je devais me fatiguer de cette odieuse réclusion.
J'étais maintenant tout à ma joie et à la confiance qu'elle m'inspirait. Non pas que cette quiétude allât jusqu'à me faire oublier d'être prévoyant; j'en revenais toujours à la question des vivres: il était nécessaire de connaître ce que j'avais en magasin; j'en savais la nature, mais non la quantité, et je repris mes calculs, afin d'être certain que mes provisions dureraient jusqu'au bout du voyage.
Il m'avait semblé d'abord qu'une pareille caisse de biscuits était inépuisable, et que ma futaille ne pouvait pas tarir; mais après un instant de réflexion, j'eus des doutes à cet égard. Il suffit d'une quantité d'eau imperceptible pour emplir une citerne, lorsque cette eau coule sans cesse. Le contraire n'est pas moins vrai: la citerne se vide par une perte continue, quelque légère que soit cette déperdition constante. Et six mois, c'est bien long! cela fait presque deux cents jours.
Plus j'y pensais, plus je sentais s'ébranler ma confiance. Pourquoi ne pas mettre un terme à mon incertitude? me dis-je: mieux vaut savoir à quoi s'en tenir. Si j'ai assez, plus de tourment; si, au contraire, je suis menacé de la disette, je prendrai la seule mesure que la prudence indique, et me rationnerai dès aujourd'hui pour ne pas être pris plus tard au dépourvu.
Quand je me rappelle le passé, je suis surpris de la raison que j'avais alors pour mon âge. On ne sait pas jusqu'où peut arriver la prévoyance d'un enfant, lorsqu'il est en face d'un péril qui éveille l'instinct de conservation, et qui fait appel à toutes ses facultés.
Je pris six mois pour base de mes calculs, c'est-à-dire une période de cent quatre-vingt-trois jours; je ne fis pas même abstraction du temps qui s'était écoulé (à peu près une semaine) depuis que le navire était sorti du port. Cela devait suffire, et au delà, pour que le vaisseau fût arrivé au Pérou; mais en étais-je bien sûr?
On compte six mois pour faire la route que nous avions à franchir; était-ce la durée moyenne du voyage ou le terme le plus long qui lui fût assigné? Cela pouvait être celui d'une traversée rapide. J'étais, à cet égard, d'une ignorance complète.
Nous pouvions avoir un calme plat dans la région des tropiques, des tempêtes dans le voisinage du cap Horn, où les vents sont pleins de violence et de caprices; une foule d'obstacles pouvaient retarder la marche du navire et prolonger le voyage bien au delà des six mois.
C'est avec cette appréhension que je procédai à mon enquête. Il était bien simple de savoir quelles étaient mes ressources nutritives; je n'avais qu'à compter mes biscuits. J'en connaissais le volume, et deux par jours pouvaient me suffire, bien qu'il n'y eût pas de quoi engraisser sous ce régime. À la rigueur, un par jour m'aurait soutenu, et je me promis de les épargner le plus possible. Je n'aurais pas même eu besoin de les sortir pour les compter: la caisse, autant que je pouvais en juger, était de quatre-vingt-dix centimètres de long, soixante de large, et en avait trente de profondeur. Chacun des biscuits, épais d'environ deux centimètres, en avait quinze en diamètre, ce qui aurait donné trente-deux douzaines de ces biscuits pour faire le contenu de la caisse.
Mais ce n'était pas une peine, au contraire, c'était un jeu que de les compter un à un. Je les tirai de la boîte pour les y ranger de nouveau, et je trouvai en fin de compte les trente-deux douzaines, moins huit, dont je connaissais l'emploi.
Ces trente-deux douzaines me donnaient trois cent quatre-vingt-quatre biscuits; ôtez les huit que j'avais mangés, il en restait encore trois cent soixante-seize, qui, divisés par deux pour chaque ration quotidienne, ne dureraient pas moins de cent quatre-vingt-huit jours. C'était un peu plus de six mois; mais dans la crainte où j'étais que le voyage ne durât plus longtemps, il me parut nécessaire de diminuer la ration que je m'étais allouée d'abord.
Toutefois s'il y avait une autre caisse de biscuits derrière celle que j'avais ouverte, cela m'assurerait contre toutes les chances de disette; je me ferais des rations plus copieuses, et serais plus tranquille pour l'avenir. Qu'y avait-il à cela d'impossible? Au contraire, la chose était probable. Je savais que, dans l'arrimage d'un navire, on ne se préoccupe pas de la nature des objets qu'on place, mais de leur forme et de leur volume; d'où il résulte que les choses les plus disparates sont juxtaposées, d'après la dimension de la caisse, de la barrique ou du ballot qui les renferme. Il était donc possible de rencontrer deux caisses de biscuits à côté l'une de l'autre.
Mais comment le savoir? Je ne pouvais pas faire le tour de celle que je venais de vider; j'ai dit plus haut qu'elle fermait complétement l'ouverture par laquelle je m'étais introduit. Me faufiler par-dessus était impraticable, et je ne pouvais pas davantage me glisser par-dessous.
«Ah! m'écriai-je, sous l'inspiration d'une idée subite, je vais passer à travers.»
Ce n'était pas extrêmement difficile: la planche que j'avais arrachée, et qui appartenait au couvercle, laissait une ouverture assez grande pour y fourrer mon corps. Je pouvais donc gagner l'intérieur de la caisse, en percer le fond avec mon couteau, et, par ce nouveau trou, m'assurer de ce qu'il y avait derrière.
Immédiatement je fus à la besogne: j'élargis un peu l'entrée du colis, de manière à y travailler plus à l'aise, et j'attaquai la planche qui était en face de moi. Le sapin dont elle était composée m'offrait peu de résistance; toutefois, je n'avançai pas, et j'eus une autre idée. Je venais de découvrir que le fond était simplement fixé aux parois avec des pointes, et qu'avec un marteau, ou un maillet, il serait facile de l'en déclouer. Je n'avais ni marteau ni mailloche, mais des talons qui pouvaient m'en servir. Je me plaçai horizontalement, saisis de chaque main l'un des montants de la caisse, et donnai de si vigoureux coups de pied, que bientôt l'une des planches du fond se détacha et alla se heurter contre un objet pesant qui l'empêcha d'aller plus loin.
Je me retournai bien vite pour examiner mon succès. Les pointes étaient arrachées, mais la planche se tenait toujours debout, et ne permettait pas de sentir ce qui se trouvait derrière elle.
Après beaucoup d'efforts, je réussis néanmoins à la pousser un peu de côté, puis à la faire descendre, et j'obtins un vide assez grand pour y passer la main.
C'était une caisse que rencontrèrent mes doigts, une caisse d'emballage pareille à celle que j'avais brisée; mais rien ne m'en faisait pressentir le contenu. Je renouvelai mes efforts, et finis par mettre le fond détaché dans une position horizontale, de manière qu'il ne me fît plus obstacle. Il y avait à peine cinq centimètres d'une caisse à l'autre, et, reprenant mon couteau, j'attaquai le nouveau colis avec une ardeur qui ne tarda pas à y pratiquer une brèche.
Hélas! quelle déception! Je trouvai une matière laineuse, des couvertures ou du drap tellement comprimé, qu'il offrait à la main la résistance d'un morceau de bois; mais de biscuits, pas un atome. Je n'avais plus qu'à me contenter de la première caisse, et à diminuer mes rations pour conserver la chance de ne pas mourir de faim.
CHAPITRE XXIX.
Jaugeage du tonneau.
Je rangeai d'abord tous les biscuits, opération indispensable, car j'étais si à l'étroit qu'ils occupaient la moitié de ma cabine et m'empêchaient de me retourner. Pour les faire tenir dans la caisse, je fus obligé d'en faire des piles régulières, et de les remettre avec soin, tels que le fournisseur les y avait placés; lorsque j'eus compté mes trente et une douzaines, plus quatre biscuits, il ne resta d'autre vide que l'espace où avaient été les huit que j'avais fait disparaître.
J'avais maintenant le compte exact de mes provisions de bouche, du moins quant au solide. Je résolus de ne jamais dépasser ma ration (deux biscuits par jour), et de la rogner toutes les fois que, par une cause ou par une autre, je me sentirais plus capable de supporter la faim. Cette disposition économique, si toutefois je l'observais avec fidélité, rejetterait l'époque du dénûment absolu bien au delà des six mois du voyage ordinaire.
Il n'était pas moins indispensable de régler ma portion d'eau quotidienne; mais il restait toujours à établir la quantité contenue dans la futaille, afin de la diviser en autant de rations que j'avais de parts de biscuit. Comment arriver là? C'était une ancienne tonne de vin ou d'eau-de-vie, du moins, je le présumais, car, sur les navires de cette espèce, c'est en général ce qui sert à embarquer la provision d'eau pour l'équipage. Si j'avais pu savoir quelle sorte de liquide elle avait contenu jadis, il m'aurait été facile de faire mon calcul, et d'une façon exacte: je possédais sur le bout du doigt ma table des liquides, la plus difficile de toutes. Elle m'avait valu tant de coups de férule, que j'avais fini par la répéter d'un bout à l'autre sans me tromper d'un gallon11. Pipes, tonneaux, pièces et futailles, barils de liqueurs, tonnes de vin, je savais distinguer tous ces termes, et j'en pouvais dire la capacité, pourvu toutefois qu'ils fussent qualifiés par leur contenu. Était-ce du rhum, de l'eau-de-vie, du gin, ou du porto, du malaga, du ténériffe, du madère, qu'il y avait eu dans ma tonne? Je m'imaginais reconnaître le parfum du xérès; c'eût été alors une belle et bonne pipe de cent huit gallons. Mais ce pouvait être le bouquet du madère, du vin du Cap, ou de Marsala, et ma pipe ne serait plus alors que de quatre-vingt-douze gallons et si c'était du porto, mieux encore du whisky d'Écosse, j'aurais en cent vingt gallons. Quant à cela, je ne m'y serais pas trompé; j'aurais reconnu tout de suite, en buvant, cette saveur particulière que le whisky donne à l'eau, quelle que soit sa dose infinitésimale.
[11] 4 litres et demi.
Après tout, il était possible que je ne m'en fusse pas aperçu; j'avais tellement soif, que je n'avais pensé qu'à boire et à me désaltérer. J'ôtai le fausset et goûtai l'eau avec réflexion: elle avait un zeste liquoreux, cela ne faisait pas le moindre doute; restait à dire lequel; et du madère au xérès, la différence (je parle de la dimension de la pipe) était trop grande pour baser mon calcul sur un soupçon que rien ne venait justifier. Il fallait chercher autre chose.
Heureusement qu'à l'école de mon village, notre bon magister avait joint quelques principes de géométrie à nos leçons d'arithmétique.
Je me suis demandé bien des fois comment il se fait qu'on néglige d'enseigner les éléments scientifiques les plus indispensables, tandis qu'on a grand soin de faire entrer dans la tête de nos malheureux enfants tant de vers irrationnels, pour ne rien dire de plus. J'ai la persuasion, et je le déclare sans hésiter, que la connaissance d'une simple loi mathématique, apprise en huit jours, est plus utile à l'humanité que l'étude complète de toutes les langues mortes de la terre. Le grec et le latin! que d'obstacles n'ont-ils pas mis au progrès scientifique.
Je vous disais donc que mon vieux maître d'école m'avait donné quelques notions de géométrie: je connaissais le cube, la pyramide, le cylindre, le sphéroïde et les sections coniques; je savais qu'un baril est formé de deux cônes tronqués, se rencontrant par la base.
Pour m'assurer de la capacité de mon tonneau, il me suffisait dès lors d'en connaître la longueur, ou même la moitié de cette dernière, plus la circonférence de l'un des bouts, et celle du milieu, ou de la partie la plus grosse. Avec ces trois dimensions, je pouvais dire; à peu de chose près, combien la futaille renfermait de pouces cubes d'eau; je n'aurais ensuite qu'à diviser mon total par la capacité de la mesure que je voulais employer comme étalon.
Il ne me restait plus qu'à prendre les trois dimensions dont j'ai parlé; mais c'était là toute la difficulté: comment faire pour obtenir ces mesures?
La longueur était facile à connaître, puisqu'elle se déployait devant moi; mais les deux circonférences m'échappaient totalement: j'étais trop petit pour atteindre le sommet de la futaille, et les ballots qui le bloquaient de chaque coté m'empêchaient d'en mesurer le bout.
Autre obstacle: je n'avais pas de mètre, pas de ficelle, rien qui pût servir de base à mon opération; comment savoir le chiffre des mesures que j'aurais prises si rien ne me l'indiquait?
J'étais cependant résolu à ne pas abandonner mon problème, avant d'y avoir bien réfléchi. Ce travail de tête me distrairait, chose importante dans ma triste position. Mon vieux maître d'école m'avait encore appris cette vérité précieuse, qu'avec de la persévérance on mène à bien ce qui paraît impossible. Je me rappelais ses conseils à cet égard, et je me promis de ne renoncer à mon entreprise qu'après avoir épuisé toutes les ressources de mon imagination; et en y consacrant moins de temps que je n'en ai mis à vous expliquer tout cela, je trouvai le moyen d'arriver à mon but.
CHAPITRE XXX.
Ma règle métrique.
C'est en examinant la futaille avec la ferme résolution de la mesurer que je fis précisément la découverte que je cherchais. Ce qu'il me fallait, c'était une broche, une baguette de longueur suffisante pour traverser la barrique dans sa partie la plus épaisse. Il était évident que si j'introduisais cette broche dans le tonneau, et que je le fisse toucher les douelles de la paroi opposée, je connaîtrais la mesure exacte du diamètre, puisque la broche serait le diamètre même. Je n'aurais plus qu'à multiplier celui-ci par trois pour avoir la circonférence, qui, du reste, ne m'était pas nécessaire, l'un ou l'autre de ces deux termes ayant absolument les mêmes propriétés arithmétiques: divisez l'un, ou multipliez l'autre par trois, et vous aurez toujours le même chiffre. Rappelons-nous cependant que ce résultat n'est pas d'une exactitude mathématique; mais il suffit pour toutes les opérations usuelles.
Il arrivait justement que l'une des ouvertures que j'avais faites à mon tonneau se trouvait dans la partie la plus convexe de la douelle. En y introduisant un bâton, j'aurais donc mon diamètre, comme je le disais tout à l'heure.
«Vous pouviez, direz-vous, arriver au même résultat en plantant votre baguette à côté de la futaille, et en lui faisant une marque au niveau du point culminant de cette dernière.» J'en conviens; mais il fallait pour cela que mon tonneau reposât sur une surface unie, que rien ne dérangeât ma baguette de sa position verticale, et qu'il y eût assez de lumière pour que je pusse voir l'endroit où elle atteignait le niveau qu'il s'agissait d'y marquer. Mais il n'y fallait pas songer: le bas de la futaille s'enfonçait entre les planches de la cale, et ma règle ne m'aurait plus donné qu'une section du diamètre.
Je fus donc obligé de m'en tenir au moyen que je vous indiquais d'abord, et j'en revins à l'introduction de ma baguette par l'ouverture centrale que j'avais pratiquée à la futaille.
«Mais où trouver cette baguette?» La chose était facile. Le couvercle de la caisse où étaient mes biscuits m'en fournissait la matière, et je me mis à l'œuvre aussitôt que j'y eus pensé.
La planche en question n'avait guère, il est vrai, qu'une longueur de soixante centimètres, et la futaille paraissait bien avoir le double d'épaisseur; mais avec un peu de ressources dans l'esprit, on pouvait y remédier: il ne fallait pour cela que faire trois baguettes, les amincir par le bout et les réunir ensuite, pour former un bâton d'une longueur suffisante.
C'est à quoi je m'appliquai. Il était facile de couper la planche en suivant les fibres du sapin; et avec de l'attention, grâce au peu de dureté du bois blanc, je parvins à entailler mes baguettes sans diminuer plus que de raison l'épaisseur que je devais laisser à la portion amincie.
Une fois mes trois bâtons bien arrondis, bien lisses, et la pointe en biseau, je n'avais qu'à me procurer de la corde pour les attacher. C'était pour moi ce qu'il y avait de plus facile: j'avais des brodequins lacés avec deux petites courroies en veau, ayant un mètre chacune; c'était précisément l'affaire. Je pris mes lacets, je complétai mon ajustage, et me trouvai possesseur d'une jauge d'un mètre et demi, dimension plus que suffisante pour traverser mon tonneau dans sa plus grande largeur.
«Enfin, m'écriai-je, en me levant pour procéder à mon opération, je vais savoir à quoi m'en tenir!» Je m'approchai de la futaille, et je renonce à dépeindre mon désappointement, lorsque tout d'abord je fus arrêté par un obstacle imprévu. Impossible d'introduire ma baguette dans la barrique; non pas que l'ouverture que j'avais pratiquée fût trop étroite, mais l'espace me manquait pour manœuvrer ma jauge. Si ma cabine avait deux mètres de longueur, elle avait tout au plus soixante centimètres de large, et c'était dans le sens de son petit diamètre que je devais fourrer mon bâton dans la futaille. Il n'y avait pas moyen d'y songer. Courber cette baguette inflexible, c'eût été la rompre immédiatement.
J'étais vexé de ne pas m'en être aperçu; j'aurais dû le voir avant de rien entreprendre; mais j'avais encore plus de chagrin que de dépit, en songeant qu'il fallait renoncer à mon entreprise. Toutefois un nouveau plan se dessina bientôt dans ma tête, et vint m'apprendre qu'il ne faut jamais s'arrêter à des conclusions irréfléchies. Je venais de découvrir le moyen de faire entrer ma jauge sans la courber le moins du monde, et sans la raccourcir.
Je n'avais qu'à en démonter les trois morceaux, à passer d'abord le premier dans l'ouverture de la barrique, à y attacher la seconde pièce, que je pousserais ensuite, et à procéder de la même façon pour compléter la jauge, en y ajoutant la dernière partie.
Quand j'eus posé ma dernière courroie, je dirigeai ma baguette de manière à toucher la douelle opposée, bien en face de l'ouverture où je l'avais introduite, et, l'assujettissant d'une main ferme, je lui fis une entaille au niveau de la douelle; je défalquai ensuite l'épaisseur que celle-ci pouvait avoir, et j'eus la mesure exacte dont j'avais besoin pour établir mon calcul.
J'avais retiré ma broche pièce à pièce, comme je l'avais introduite, en ayant soin de marquer l'endroit où se trouvaient les jointures, afin de pouvoir lui rendre absolument la même dimension qu'elle avait dans le tonneau; car une erreur d'un centimètre aurait produit dans mon total une différence considérable, et il était important d'avoir une donnée avant de rien commencer.
Je possédais le diamètre de la base de mon cône, il me fallait maintenant celui du bout de la futaille, qui en faisait le sommet tronqué. Rien n'était plus facile. Je n'aurais pas pu mettre le bras entre le tonneau et les caisses dont il était environné, mais je pouvais y passer ma jauge, l'appuyer contre le rebord du côté opposé, y marquer le petit diamètre, ainsi que j'avais fait précédemment; et ce fut l'affaire d'une minute.
Restait à m'assurer de la longueur de la futaille, et cette opération, très-simple en apparence, ne m'en donna pas moins beaucoup de peine. «Cela se bornait, direz-vous, à placer la baguette parallèlement à la tonne, et à y faire aux deux bouts une entaille qui en indiquât la longueur.» Rien n'est plus vrai; mais il aurait fallu, comme je l'ai dit plus haut, que ma cabine fût assez éclairée pour me permettre de voir à quel endroit de ma baguette correspondait l'extrémité de la barrique, dont je ne distinguais pas même l'ensemble. Dans la nuit profonde où je me trouvais alors, il ne m'était possible de découvrir les objets qu'au moyen de l'attouchement; c'était avec les doigts que je pouvais dire où commençait la futaille, et il n'y avait pas moyen d'en sentir l'extrémité en même temps que celle de la baguette, puisqu'il y avait entre les deux un espace beaucoup plus grand que ma main. Autre difficulté, la jauge pivotait sur le ventre du tonneau, et pouvait, en décrivant une diagonale, me causer une erreur qui annulerait tous mes calculs. Impossible d'opérer sur une base aussi incertaine, et je fus pendant quelques instants fort embarrassé pour résoudre mon problème.
J'étais d'autant plus contrarié de ce nouvel empêchement, que je ne l'avais pas soupçonné. J'avais regardé comme beaucoup plus difficile d'obtenir la base et le sommet que la hauteur de mon cône, et je m'irritais de cet obstacle inattendu.
Mais la réflexion vint encore à mon aide, et je finis par trouver le moyen de vaincre la difficulté. Je n'avais qu'à me fabriquer une autre baguette, en coupant deux longueurs à ma planche de sapin, et en les réunissant comme j'avais déjà fait.
Cette besogne terminée, j'appliquai ma première jauge à l'extrémité de la futaille, de la même manière que si j'avais voulu de nouveau en prendre le diamètre. Elle en dépassa le dernier cercle de trente ou quarante centimètres. Je pris alors ma seconde règle, en appuyai le bout contre la partie saillante de la première, de façon à former un angle droit dont le grand côté se prolongeât parallèlement à la longueur du tonneau; je fis une marque à l'endroit le plus renflé de celui-ci, par conséquent au milieu, et, déduction faite de l'épaisseur du rebord et de celle du fond, j'eus la demi-longueur de la capacité de la futaille, ce qui me suffisait parfaitement, puisque deux demies font un entier.
Je possédais enfin les éléments du problème et n'avais plus qu'à en chercher la solution.
CHAPITRE XXXI.
Quod erat faciendum.
Trouver le contenu de la futaille en pieds ou en pouces, et le réduire ensuite par gallons ou par quarts, n'était qu'une opération arithmétique devant laquelle je ne me serais pas arrêté. Je n'avais pour la faire ni crayon, ni ardoise, ni plume, ni encre; j'en aurais eu, d'ailleurs, qu'il faisait trop noir dans ma cabine pour qu'ils pussent me servir; mais je n'en avais pas besoin. Il m'était souvent arrivé de faire des calculs de tête, et d'additionner, de soustraire, de multiplier ou de diviser des sommes importantes, sans avoir recours au papier; le problème qu'il s'agissait de résoudre aurait employé peu de chiffres, et aurait été pour moi d'une solution facile.
Remarquez-le bien, je parle au conditionnel, ce qui suppose une difficulté quelconque. Effectivement, je rencontrais un nouvel obstacle. Avant de chercher quel pouvait être le contenu de ma barrique, une opération préliminaire était indispensable. J'avais pris trois mesures: la hauteur et les deux diamètres de l'un de mes cônes: mais quelles étaient ces mesures? Il fallait d'abord les ramener à des chiffres, afin de savoir ce qu'elles représentaient. Je les supputais bien d'une manière approximative; mais à quoi bon? les calculs ne se font pas avec des à peu près. Toute la peine que je m'étais donnée resterait donc inutile jusqu'au moment où j'aurais le chiffre exact des mesures que j'avais prises.
Cette difficulté me parut insurmontable. Si l'on considère que je n'avais pas de pied, pas de mètre, pas d'échelle graduée, on en conclura que je devais renoncer à mon problème. Je ne pouvais pas m'établir de règle métrique sans avoir un étalon connu, en rapport avec la solution demandée.
Dans ma position n'était-ce pas s'évertuer à la recherche de l'impossible?
Je l'avais cru d'abord, et maintenant je savais le contraire. Tout le travail que j'avais fait, mes baguettes si bien polies, si soigneusement ajustées, mes trois mesures relevées avec tant d'exactitude, allaient enfin me servir. Au fond, croyez bien que je l'avais su avant de me donner tant de peine. Si j'ai eu l'air d'avoir été inquiet au moment de jouir de mes efforts, c'était simplement pour vous intriguer à cet égard, et parce que, dans le premier instant, j'avais bien eu la crainte de ne pas triompher de cet obstacle.
Vous demandez comment j'ai fait?
La chose était bien simple.
Quand j'ai dit plus haut que je ne possédais pas de mètre, j'exprimais littéralement la vérité; mais j'en étais un moi-même. Vous rappelez-vous que je m'étais mesuré sur le port, et que j'avais quatre pieds juste? De quelle valeur cette connaissance n'était-elle pas dans le cas dont il est question?
Dès que j'étais sûr d'avoir quatre pieds12 je pouvais marquer cette longueur sur l'une de mes baguettes, et en faire la base de mes calculs.
[12] Le pied anglais équivaut à 30 centimètres et demi.
Pour en arriver là, je m'étendis bien par terre, la plante des pieds posée verticalement contre l'une des côtes du vaisseau; après avoir placé la baguette sur moi, je l'appuyai d'un bout à la planche où s'appliquaient mes pieds, de l'autre sur mon front: et de la main qui était libre, indiquant le sommet de ma tête, je marquai avec mon couteau l'endroit qui correspondait sur la baguette avec le dessus de mon crâne.
Mais il se présentait de nouvelles difficultés; ma règle de quatre pieds, ou de cent vingt centimètres, ne me servait pas encore à grand'chose. Il aurait fallu, pour qu'elle me fût utile, que les parties mesurées se fussent trouvées précisément de cette longueur, sans quoi elle ne pouvait m'en indiquer la dimension. Or, en supposant que l'une d'elles fût précisément de quatre pieds, comme elles différaient toutes les trois, il y en avait au moins deux qui me seraient restées inconnues; d'où le besoin de diviser en pouces, et même en fraction de pouces, l'échelle que je venais d'obtenir. Grande affaire que de diviser quatre pieds en quarante-huit pouces et d'en marquer la division sur la baguette qui les représentait!
Cela vous semble facile. La moitié de mes quatre pieds m'en donnaient deux, qui, partagés en deux, m'en donnaient un; la moitié de celui-ci marquait six pouces, que je pouvais diviser encore en deux, puis en trois, pour avoir l'unité, qui devait me suffire, et qu'à la rigueur je pouvais réduire en deux moitiés de quatre lignes13.
[13] Le pouce anglais se compose de huit lignes.
En théorie, cela paraît très-simple; mais il est difficile de le mettre en pratique sur une baguette unie, et dans les ténèbres les plus profondes.
Comment trouver le milieu de cette baguette de quatre pieds, le milieu exact? car il fallait que ce fût juste. Comment ensuite diviser et subdiviser mes deux pieds avec assez de précision pour trouver dans chacun les douze pouces de rigueur, tous égaux, cela va sans dire, ou pas de calcul possible?
J'avoue que cette difficulté m'embarrassa vivement, et que j'eus besoin d'y réfléchir.
Néanmoins, au bout de quelques minutes, voici le moyen que je mis en œuvre.
Je commençai par couper un troisième bâton ayant un peu plus de deux pieds, ce qui m'était facile d'une manière approximative; je l'appliquai sur la baguette de quatre pieds, ainsi qu'on fait pour mesurer quelque chose dont la dimension outrepasse le mètre dont on se sort. La première fois, deux longueurs de ce bâton avaient dépassé l'entaille qui marquait la première mesure. Je raccourcis ma nouvelle baguette, et recommençant l'opération, je m'éloignai moins de l'entaille. Je répétai le procédé, si bien qu'à la cinquième épreuve mes deux longueurs correspondirent exactement avec les quatre pieds de la mesure primitive, et je pus la diviser avec certitude par une coche exactement faite au milieu.
Si le moyen était bon, il faut convenir qu'il exigeait beaucoup de patience; mais le temps ne me manquait pas; j'étais heureux de l'employer, et j'avais trop d'intérêt à ce que mon opération fût précise pour regarder au soin qu'elle demandait.
Cependant, malgré le peu de valeur que le temps avait pour moi, j'en vins à simplifier la besogne, en substituant à la baguette d'essai un cordon qui, une fois à la longueur voulue, n'avait plus besoin que d'être plié en deux pour me fournir la division cherchée.
Rien n'était meilleur pour cet objet que les lacets de cuir de mes bottines, dont le grain serré ne permettait pas qu'on les allongeât. Un pied en ivoire ou en buis n'aurait pas fait une règle plus exacte.
Je les réunis par un nœud solide, afin de contrôler les premières mesures que j'avais prises, et je recommençai mon examen jusqu'à certitude complète. J'ai dit quel préjudice une erreur pouvait porter à mes calculs; toutefois elle était bien moins dangereuse en divisant les quatre pieds qu'en partant de la multiplication des pouces: dans le premier cas l'erreur s'amoindrissait à chaque subdivision, tandis qu'elle se serait doublée à chaque partie de l'opération inverse.
J'étais facilement arrivé à couper ma lanière à la longueur d'un pied; il m'avait suffi de la diviser deux fois en deux parties égales; mais arrivé là, je pliai mon lacet en trois, et ce ne fut pas sans peine: il est beaucoup plus difficile de prendre le tiers que la moitié; cependant j'y parvins à ma satisfaction. J'avais pour but d'obtenir trois morceaux de quatre pouces chacun, afin de n'avoir plus qu'à les plier en deux, puis à les diviser une seconde fois, pour arriver à la mesure exacte du pouce, très-difficile à se procurer, à cause de sa petitesse.
Pour être plus certain de l'exactitude de mon opération, j'en fis la preuve en divisant la moitié de la courroie à laquelle je n'avais pas touché, et ce fut avec une joie bien vive que j'obtins le même résultat, sans qu'il y eût la différence de l'épaisseur d'un cheveu entre les points correspondants.
J'avais donc tout ce qu'il fallait pour compléter la graduation de ma baguette, et, au moyen des morceaux de cuir exactement taillés, je marquai sur ma jauge les quarante-huit divisions de mes quatre pieds, représentant quarante-huit pouces. Cette dernière besogne fut longue et délicate, mais je fus récompensé de mon travail par la possession d'une règle métrique sur laquelle je pouvais enfin compter, chose importante, puisque cela devait me permettre de résoudre un problème qui, pour moi, pouvait être une question de vie ou de mort.
Je fis immédiatement mes calculs, et sus bientôt à quoi m'en tenir. J'avais mesuré mes deux diamètres, pris la moyenne de leur longueur totale, et, de cette moyenne, fait une mesure de surface, en multipliant par huit et divisant par dix. J'eus alors la base d'un cylindre égal à la troncature d'un cône de même altitude; et en multipliant ce résultat par la longueur, j'obtins la masse cubique dont je voulais connaître le volume.
Je divisai cette masse par soixante-neuf, et j'eus le contenu de ma futaille.
Quand celle-ci était pleine, elle renfermait un peu plus de cent gallons, près de cent huit. Je ne m'étais pas trompé, ce devait être une ancienne pipe de xérès.
CHAPITRE XXXII.
Horreur des ténèbres
Le résultat de mon calcul était des plus satisfaisants: déduction faite de l'eau qui s'était répandue, et de celle que j'avais consommée, il en restait encore plus de quatre-vingts gallons, soit une ration quotidienne d'un demi-gallon pendant cent soixante jours, ou d'une quarte pendant trois cent vingt, presque une année entière! Une demi-quarte par repas devait certainement me suffire, et la traversée durerait moins de trois cents jours; c'est plus qu'on ne met pour faire le tour du monde. Ainsi, quelle que fût la durée du voyage, il était certain que je ne souffrirais pas de la soif.
J'avais plus à craindre la disette, mon biscuit me paraissait un peu court; cependant, avec mes projets d'économie, je devais avoir assez pour vivre, et je n'éprouvai plus d'inquiétude à cet égard.
Je restai plusieurs jours sous l'influence de cette heureuse impression; et malgré ce qu'il y avait de pénible dans ma captivité, où chaque heure en paraissait vingt-quatre, je supportais assez bien mon nouveau genre de vie. Je passais une partie de mon temps à compter non-seulement les minutes, mais les secondes. Par bonheur, j'avais ma montre, qui me permettait de me livrer à cette occupation, et me tenait compagnie avec son joyeux tic tac. «Jamais elle n'a battu d'aussi bon cœur; sa voix n'a jamais été si forte,» me disais-je avec surprise. J'avais raison; ma cellule était sonore, et le bruit du mouvement de la petite machine était doublé par les murailles de bois qui entouraient ma case. Avec quelle sollicitude je la remontais avant qu'elle eût dévidé toute sa chaîne, de peur qu'en s'arrêtant elle ne dérangeât mes comptes? Ce n'est pas qu'il me fût important de savoir quelle heure il pouvait être. Que le soleil brillât dans toute sa gloire, ou qu'il se fût effacé à l'horizon, je ne m'en apercevais nullement; la plus mince partie de sa lumière ne pénétrait pas dans mon cachot. Et cependant je savais distinguer la nuit du jour. Cela vous étonne; vous ne comprenez pas comment j'y arrivais après avoir passé les premiers instants de ma réclusion sans m'occuper des heures. Mais depuis des années, j'avais l'habitude de me coucher à dix heures du soir, et de me lever à six heures du matin. C'était la règle dans la maison de mon père, aussi bien que chez mon oncle, et j'y avais été soumis avec une exactitude rigoureuse. Il en résultait qu'aux environs de dix heures j'avais envie de dormir; et l'habitude en était si bien prise, qu'elle persista malgré le changement de situation. Je ne fus pas longtemps à m'en apercevoir: le besoin de sommeil se faisait régulièrement sentir; et j'en conclus qu'il était près de dix heures du soir lorsque j'éprouvais ce besoin irrésistible. J'avais également observé que je me réveillais au bout de huit heures, et qu'alors je n'avais plus la moindre envie de dormir. À mon réveil, il devait être six heures du matin; et je réglai ma montre d'après cette donnée.
Il y avait pour moi, sinon de l'importance à mesurer les jours, du moins une satisfaction réelle à savoir au bout de vingt-quatre heures qu'il y en avait un d'écoulé; c'était le seul moyen de me rendre compte de la marche du navire; et quand l'aiguille avait accompli deux fois le tour du cadran, je le marquais sur une taille que j'avais faite à cette intention. Je n'ai pas besoin de dire avec quel intérêt je tenais ce calendrier, auquel j'avais fait quatre incisions pour marquer les jours qui avaient précédé l'époque où je m'en étais occupé, laps de temps dont plus tard je reconnus l'exactitude.
C'est ainsi que pendant près d'une semaine passèrent les heures; ces heures si longues, si ténébreuses et si lourdes, qui m'accablaient parfois d'un immense ennui, mais que je supportais avec résignation.
Chose singulière, c'était l'obscurité qui m'était le plus pénible; j'avais d'abord souffert de ne pas pouvoir me tenir debout, et de la dureté des planches lorsque j'étais couché; mais j'avais fini par en prendre l'habitude; il m'avait été d'ailleurs facile de remédier au second de ces deux inconvénients. La caisse, vous vous le rappelez, qui se trouvait derrière mes biscuits, était remplie d'une grosse étoffe de laine, formant des rouleaux serrés comme on les fait dans les manufactures. Pourquoi ne m'en serais-je pas servi pour rendre ma couche un peu plus confortable? Aussitôt pensé, aussitôt fait. J'ôtai les biscuits de la première caisse, j'élargis l'ouverture que j'avais pratiquée dans le couvercle de la suivante, et j'arrachai, non sans peine, l'un des rouleaux d'étoffe qui s'y trouvaient contenus. J'en tirai un second, puis un troisième, qui vinrent plus facilement, et qui devaient suffire à ce que j'en voulais faire. Il me fallut deux heures pour en arriver là: mais aussi je fus en possession d'un tapis, moelleux et d'un matelas, peut-être non moins chers que ceux d'un roi, car je sentais, à la main, un tissu d'une qualité superfine.
Après avoir remis les biscuits à leur place, j'étendis sur le plancher plusieurs doubles de cette étoffe, aussi épaisse que douce, et me reposai avec bonheur sur cette couche élastique.
Mais je n'en étais pas moins malheureux de la privation de lumière. Il est impossible d'exprimer combien on souffre au milieu d'une obscurité absolue; et je comprenais pourquoi on avait toujours considéré la mise au cachot comme la peine la plus grave qu'on pût infliger aux captifs. Il n'est pas étonnant que ces infortunés aient blanchi, et perdu l'usage de leurs sens, au fond des caves où ils étaient détenus; car au supplice que vous font endurer les ténèbres, on reconnaît que la lumière est indispensable à la vie.
Il me semblait que si j'avais pu avoir une lampe, quelque faible qu'eût été sa clarté, les heures m'auraient paru moitié moins longues. Cette nuit perpétuelle me faisait l'effet de s'enrouler autour des rouages de ma montre, d'en arrêter la marche, et de suspendre le cours du temps. Cette obscurité, où la forme des objets avait disparu, me causait un mal physique, une souffrance que la lumière eût guéri tout à coup. J'éprouvais ce que ressentent les malades pendant ces nuits fièvreuses, où ils comptent péniblement les heures, en soupirant après l'aurore.
CHAPITRE XXXIII.
Tempête.
Il y avait plus de huit jours que je menais cette existence d'une odieuse monotonie. La seule voix qui frappât mon oreille était la plainte des vagues qui gémissaient au-dessus de ma tête; oui, au-dessus de ma tête, car je plongeais dans l'abîme, à une grande distance de la surface de la mer. De loin en loin je distinguais un bruit sourd, causé par un objet pesant qui tombait sur l'un des ponts. Lorsque le temps était calme, je me figurais entendre le son de la cloche qui appelait les hommes de quart, mais je n'en étais pas sûr; le bruit était si faible et si lointain, que je n'aurais même pas affirmé que ce fût le tintement d'une cloche, encore ne l'entendais-je que pendant une accalmie.
Par contre je saisissais les moindres changements de temps; j'aurais pu dire quand fraîchissait la brise, tout aussi bien que si j'avais été sur le grand mât. Le roulis du vaisseau, les craquements de sa membrure m'indiquaient la force du vent, et si la mer était grosse ou paisible. Le sixième jour de mon calendrier, ce qui faisait le dixième depuis notre départ, il y eut tempête dans toute l'acception du mot. Elle dura quarante heures et me fit croire bien des fois que la bâtiment allait s'ouvrir. Tout craquait autour de moi; les caisses, les tonneaux qui remplissaient la cale se heurtaient avec un bruit terrible contre les murs de ma prison, et de grosses lames, des coups de mer, comme les appellent les matelots, se ruaient avec furie sur les flancs du navire, qu'elles semblaient vouloir mettre en pièces.
J'étais convaincu que nous allions faire naufrage, et il est plus facile de concevoir que de dépeindre quelle était ma situation; je n'ai pas besoin de vous dire que j'étais plein de frayeur. Pouvais-je ne pas trembler quand je pensais que le vaisseau coulerait à fond, et qu'enfermé de toute part dans mon étroit cercueil, je ne pourrais pas faire le moindre effort pour me sauver. Je suis sûr que j'aurais eu moitié moins d'effroi si j'avais été libre.
Pour comble de malheur, je fus repris du mal de mer, ce qui arrive toujours en pareil cas, lors d'une première traversée. Le grand vent ramène l'odieuse maladie, et parfois avec autant de force qu'au moment du départ. Il est facile de le comprendre; c'est la conséquence des mouvements désordonnés du vaisseau, fouetté par la tempête.
Après deux jours et une nuit de péril, le vent tomba, et le calme succéda aux colères de l'ouragan; je n'entendais pas même le murmure que produit la course du navire qui fend les vagues. Mais le roulis n'avait pas cessé, et les caisses et les futailles se heurtaient avec le même fracas. C'était le soulèvement des flots qui persiste après une tempête violente, et qui parfois est aussi dangereux pour le navire que la fureur du vent. On a vu se rompre les mâts en pareille circonstance, et le vaisseau être engagé, catastrophe redoutée des marins.
Cependant la mer s'apaisa graduellement, et au bout de vingt-quatre heures, le navire glissa sur l'onde avec plus de facilité que jamais. Les nausées disparurent, et la réaction qui en résulta me rendit un peu de courage. Il m'avait été impossible de dormir pendant tout le temps de la crise: le bruit du vent, le fracas du vaisseau, et par-dessus tout la frayeur, m'avaient empêché de fermer l'œil; j'étais de plus épuisé par le mal de mer, et sitôt que les choses furent rentrées dans leur état normal, je tombai dans un profond sommeil.
Les rêves que j'eus alors furent presque aussi affreux que le péril auquel je venais d'échapper. C'était la réalisation de ce que m'avait fait craindre la tempête: je rêvais que j'étais en train de me noyer, sans la moindre chance de salut. Mieux que cela, je me trouvais au fond de la mer, j'étais mort, et j'en avais conscience. Je distinguais tout ce dont j'étais environné; je voyais entre autres choses, d'horribles monstres, des homards et des crabes gigantesques, s'approcher de moi en rampant, comme pour me déchirer de leurs tenailles aiguës et se repaître de ma chair. L'un d'eux surtout captivait mon attention: il était plus grand que les autres, avait l'air plus féroce, et me menaçait de plus près. Chaque seconde le rapprochait encore; il atteignit ma main, je sentis sa carapace se traîner sur mes doigts, et je ne pus faire aucun mouvement.
Il me gagna le poignet, et me monta sur le bras gauche, qui était éloigné de mon corps. Son dessein était de me sauter à la gorge ou à la figure; je le voyais au regard avide qu'il lançait tour à tour sur mon cou et sur ma face, et malgré l'horreur que je ressentais, il m'était impossible de le repousser. Aucun de mes muscles ne voulait m'obéir; c'était tout naturel puisque j'étais noyé. «Ah! le voilà sur ma poitrine... à ma gorge... il va m'étrangler!...»
Je m'éveillai en poussant un cri, et en me dressant avec force; je me serais trouvé debout s'il y avait eu assez d'élévation pour le permettre; j'allai donner de la tête contre les douelles de mon tonneau, et je retombai sur ma couche, où il me fallut quelques instants pour rappeler mes esprits.
CHAPITRE XXXIV.
La coupe.
Ce n'était qu'un rêve, il était matériellement impossible qu'un crabe me fût monté sur le bras; j'en avais la certitude, et cependant je ne pouvais m'empêcher de croire que je l'avais bien réellement senti. J'éprouvais encore à ma main, et sur ma poitrine qui était nue, cette sensation particulière que vous produit un animal dont les griffes se traînent sur vous; et je pensais, en dépit de moi-même, qu'il y avait dans mon rêve quelque chose de réel.
L'impression avait été si vive, qu'en m'éveillant, J'avais étendu les bras, et tâtonné sur ma couverture, pour y saisir le monstre qui avait failli m'étrangler.
Encore tout endormi, j'avais cru que c'était un crabe; à mesure que j'avais repris mes sens, je m'étais prouvé que la chose n'était pas possible. Et pourquoi cela? un crabe pouvait très-bien se loger dans la cale d'un vaisseau; il avait pu être apporté avec le lest, ou par un matelot, comme objet de curiosité; avoir échappé à celui qui l'avait pris, et s'être réfugié dans les fentes du bois, dans les trous, dans les coins nombreux que présente un navire. Il pouvait trouver sa nourriture dans l'eau qui s'accumule sous la cale; ou peut-être les crabes ont-ils la faculté de vivre simplement d'air comme les caméléons?
Toutefois en y réfléchissant je repoussai de nouveau cette idée, que je qualifiai d'absurde; c'était mon rêve qui me l'avait mise dans la tête; sans lui je n'aurais jamais songé qu'il y eût des crabes autour de moi, et s'il s'en était trouvé, j'aurais mis la main dessus. Il y avait, il est vrai, dans ma cabine, deux crevasses assez larges pour qu'il pût y passer un crabe de n'importe quelle taille; mais j'y avais couru tout de suite, et un animal d'une pareille lenteur n'avait pas eu le temps de s'échapper. C'était impossible, il n'y avait pas de bête dans ma cellule, et pourtant quoique chose avait rampé sur moi, j'en étais moralement sûr.
Quant à mon rêve, il n'y avait là rien d'étonnant: c'était la suite des impressions que j'avais ressenties pendant la tempête; et plus j'y pensais, plus je le trouvais naturel.
En consultant ma montre, je m'aperçus qu'au lieu de dormir huit heures, comme je le faisais d'habitude, mon sommeil en avait duré seize, et je ne m'étonnai plus d'avoir tant d'appétit. Impossible de me contenter de la ration que je m'étais prescrite; c'était au-dessus de mes forces, et je ne cessai de manger qu'après avoir fait disparaître quatre biscuits bien comptés. J'avais entendu dire que rien n'aiguise la faim comme le mal de mer, et j'en avais la preuve; mes quatre biscuits empêchaient à peine mon estomac de crier, et si je n'avais pas redouté la famine, j'en aurais mangé trois fois plus.
J'avais également soif, et bus deux ou trois rations; mais cette petite débauche n'avait rien d'inquiétant; j'avais plus d'eau qu'il n'en fallait pour terminer le voyage. Toutefois à condition de ne pas la gaspiller; et si j'en buvais peu, il s'en perdait beaucoup. Je n'avais rien pour la recevoir, ni verre, ni tasse; quand j'ôtais mon fausset, le liquide jaillissait avec force, bien plus vite que je n'y mettais les lèvres, bien plus vite que je ne pouvais l'avaler; il m'étranglait, j'étais forcé de reprendre haleine, je m'inondais le visage, et trempais mes habits, à mon grand déplaisir et au grand préjudice de mes rations.
Il me fallait un vase quelconque. J'avais bien pensé à l'une de mes bottines, dont je n'avais pas besoin; mais il me répugnait de m'en servir pour cet usage.
Pressé par la soif, comme je l'avais été, j'y aurais bu sans scrupule; mais à présent que j'avais de l'eau, je pouvais boire à mon aise, et faire le délicat. Cependant j'en vins à me dire qu'on peut nettoyer une chose quand elle est sale, et qu'il valait mieux sacrifier un peu d'eau pour laver ma bottine, que d'en perdre une quantité chaque fois qu'il fallait boire.
J'allais mettre ce projet à exécution, lorsqu'une idée bien meilleure me passa par la tête; pourquoi ne pas faire une tasse avec le drap qui me servait de couverture? Il était imperméable, je l'avais déjà remarqué; l'eau qui jaillissait de ma futaille restait sur ma couche sans en pénétrer l'étoffe; et j'étais obligé de l'en ôter comme j'aurais fait d'un vase. Je pouvais en tailler un morceau, lui donner une forme quelconque, et m'en servir au besoin.
Je coupai donc une bande assez large de mon drap, j'en fis un cornet auquel je donnai plusieurs tours pour en augmenter l'épaisseur, et dont je fermai la pointe en l'attachant avec un reste de mes lacets de bottines. J'eus alors une coupe d'un nouveau genre, qui me rendit autant de service qu'un verre de Bohême ou qu'une tasse du Japon; désormais je bus tranquillement, sans avaler de travers, sans m'inonder, et sans perdre une goutte du précieux liquide dont ma vie dépendait.
CHAPITRE XXXV.
Disparition mystérieuse.
J'avais déjeuné si copieusement, que je résolus de ne pas dîner ce jour-là; mais la faim m'empêcha d'accomplir cette bonne résolution. Trois heures ne s'étaient pas écoulées, que je me surpris tâtonnant aux environs de ma caisse, et me trouvai bientôt un biscuit à la main. Toutefois, je m'imposai l'obligation de n'en manger qu'une partie et de garder le reste pour mon souper.
Je fis deux parts de mon biscuit; j'en mis une de côté, et je mangeai la seconde, que j'arrosai d'un peu d'eau.
Vous trouvez peut-être singulier que je ne prisse pas une goutte d'eau-de-vie, ce qui m'aurait été facile, puisque j'en avais une tonne à ma disposition. Mais elle aurait pu contenir tout aussi bien du vitriol sans que je m'en fusse moins inquiété; généralement je n'aimais pas les liqueurs; et celle-ci en particulier m'avait paru si mauvaise, que je n'avais pas envie d'y revenir; c'était sans doute une pipe de cette eau-de-vie de qualité inférieure que l'on embarque pour les matelots. J'en avais pris une fois; et non-seulement elle m'avait donné des nausées, mais tellement enflammé la bouche et l'estomac, que j'avais bu deux quartes d'eau sans apaiser ma soif. Cette épreuve m'avait suffi pour me mettre en garde contre les spiritueux, et je n'avais nulle envie de recommencer.
Lorsque vint le soir, ce que m'annoncèrent ma montre et mon envie de dormir, je voulus naturellement souper avant de me mettre au lit.
Ce dernier acte de ma journée consistait à changer de position, et à tirer sur moi deux plis du drap qui me servait de couverture, afin de me préserver du froid.
J'avais été gelé pendant la première semaine, car nous étions partis en hiver, et la découverte de cette bonne grosse étoffe m'avait été fort précieuse; toutefois au bout de quelque temps, elle me devint moins utile; l'air de la cale s'atiédissait de jour en jour; et le lendemain de la tempête j'eus à peine besoin de me couvrir.
Ce brusque changement de température me surprit tout d'abord; mais avec un peu de réflexion, je me l'expliquai d'une manière satisfaisante. Sans aucun doute, pensai-je, nous nous dirigeons vers le Sud, et nous approchons de la zone torride.
Je ne comprenais pas bien ce que signifiait cette expression; mais j'avais entendu dire que la zone torride, ou les tropiques, se trouvait au midi de l'Angleterre, et qu'il y faisait plus chaud qu'aux heures les plus brûlantes de nos plus beaux étés. On m'avait dit également que le Pérou était une contrée méridionale; et pour y arriver il fallait sans aucun doute franchir cette zone ardente.
Cela m'expliquait la chaleur qu'il faisait maintenant dans la cale; il y avait à peu près une quinzaine que nous étions sortis du port; en supposant que nous eussions fait deux cents milles par jour, et il n'est pas rare qu'un navire fasse davantage, nous devions être bien loin des côtes de la Grande-Bretagne, et par conséquent avoir changé de climat.
Ce raisonnement, et toutes les pensées qu'il avait fait naître, m'avaient occupé toute la soirée; j'étais enfin arrivé à la conclusion que je viens de dire, lorsque les aiguilles de ma montre annonçant qu'il était dix heures, je me disposai à souper.
Je tirai d'abord ma ration d'eau pour ne pas manger mon pain sec, et j'étendis la main pour saisir la part de biscuit que j'avais mise de côté. Il y avait parallèlement à la grande poutre qui soutenait la cale, et qui passait au-dessus de ma tête, une sorte de tablette où je plaçais mon couteau, ma tasse et le bâton qui me servait d'almanach. Je connaissais tellement bien cette planchette que je n'avais pas besoin de lumière pour y trouver ce que j'y mettais.
Vous comprenez dès lors quelle dut être ma surprise lorsqu'en étendant la main, je ne trouvai pas le biscuit que j'étais sûr d'avoir gardé.
J'avais ma tasse; mon couteau était à sa place; mon calendrier s'y trouvait également, ainsi que les bouts de cuir dont je m'étais servi pour diviser ma jauge; mais pas vestige du précieux morceau que je conservais pour ma collation du soir.
L'aurais-je mis autre part? je ne croyais pas. Afin d'en être sûr, j'explorai tous les coins de ma cellule, je secouai l'étoffe qui me servait de matelas, je fouillai dans mes poches, dans mes bottines que je ne portais plus et qui gisaient à côté de mon lit; je ne laissai pas un pouce de ma cellule sans l'avoir tâté soigneusement; et je ne trouvai de biscuit nulle part.
C'était moins la valeur de l'objet que l'étrangeté de sa disparition, qui me faisait mettre tant d'activité dans mes recherches. Qu'avait pu devenir ce biscuit?
Est-ce que je l'avais mangé? Il y avait des instants où je commençais à le croire. Peut-être, dans un moment de distraction, l'avais-je avalé sans y penser. Dans ce cas-là j'en avais totalement perdu le souvenir; et la chose ne m'avait pas profité; car mon estomac n'était pas moins vide que si je n'avais rien mangé depuis le matin.
Je me souvenais parfaitement d'avoir rompu mon biscuit, d'en avoir réservé pour le soir une moitié que j'avais mise entre ma tasse et mon couteau. Il fallait bien que je l'en eusse ôtée, puisqu'elle n'y était plus. Je ne l'avais pas fait tomber par accident, car je ne me rappelais pas avoir fouillé sur la tablette, jusqu'au moment où j'avais voulu prendre l'objet dont la disparition m'avait frappé. En outre, s'il fût tombé de sa place, je l'aurais trouvé en cherchant sur mon tapis. Il n'avait pu rouler sous le tonneau; car j'avais rempli tous les vides de ce côté-là, en y fourrant des morceaux de drap pour que ma couche fût plus unie.
Toujours est-il que mon biscuit avait disparu, soit par ma faute, soit autrement. Si je l'avais mangé, il était dommage de l'avoir fait avec si peu de réflexion; car ce moment d'absence m'avait privé de tout le bénéfice du repas.
Je fus longtemps à me demander si je tirerais un autre biscuit de la caisse, ou si je me coucherais sans souper. La faim était vive, la tentation bien forte; mais la crainte de l'avenir décida la question, et, appelant toute ma fermeté à mon aide, j'avalai mon eau claire, replaçai ma tasse sur la tablette, et m'étendis sur ma couche.
CHAPITRE XXXVI.
Un odieux intrus.
Je fus longtemps sans pouvoir m'endormir, j'étais préoccupé de la disparition mystérieuse de mon biscuit. Je dis mystérieuse, parce que j'étais convaincu de ne l'avoir pas mangé; il fallait s'expliquer le fait d'une autre manière. Je n'y pouvais rien comprendre; j'étais seul dans la cale; personne n'y pénétrait; qui donc aurait pu toucher à mon biscuit? Mais j'y pensais maintenant: et le crabe de mon rêve? peut-être avait-il existé. Je n'étais pas allé au fond de la mer, pas plus que je n'étais mort, je l'avais rêvé, c'était incontestable; mais ce n'était pas une raison pour que le reste de mon cauchemar fût un mensonge, et le crabe qui avait rampé sur moi, avait pu manger mon souper.
Ce n'était pas sa nourriture habituelle, je le savais bien; mais à fond de cale, et n'ayant pas de choix, il avait pu se nourrir de biscuit à défaut d'autre chose.
Ces réflexions, et la faim qui me dévorait, me tinrent éveillé pendant longtemps; je finis toutefois par m'endormir, mais d'un mauvais sommeil, d'où je me réveillais en sursaut toutes les quatre ou cinq minutes.
Dans l'un des intervalles où j'étais éveillé, il me sembla percevoir un bruit qui n'avait rien de commun avec tous ceux que j'entendais ordinairement. La mer était paisible, et ce bruit inaccoutumé, non-seulement résonnait au-dessus du murmure des vagues, mais se distinguait à merveille du tic tac de ma montre, qui n'avait jamais été plus sonore.
C'était un léger grattement, il était facile de s'en rendre compte, et il provenait du coin où gisaient mes bottines; quelque chose en grignotait le cuir; était-ce le crabe?
Cette pensée me réveilla tout à fait; je me mis sur mon séant; et l'oreille au guet, je me préparai à tomber sur le voleur; car j'avais maintenant la certitude que la créature que j'entendais, que ce fût un crabe ou non, était celle qui m'avait pris mon souper.
Le grignotement cessa, puis il revint plus fort; et certes il partait de mes bottines.
Je me levai tout doucement afin de saisir le coupable, dès que le bruit allait reprendre, car il avait cessé.
Mais j'eus beau retenir mon haleine, y mettre de la patience, rien ne se fit plus entendre. Je passai la main sur mes bottines, elles étaient à leur place; je cherchai dans le voisinage, tout s'y trouvait comme à l'ordinaire; je tâtonnai sur mon tapis, je fouillai dans tous les coins: pas le moindre vestige d'un animal quelconque.
Fort intrigué, comme on peut croire, je prêtai l'oreille pendant longtemps; mais le bruit mystérieux ne se renouvela pas, et je me rendormis pour me réveiller sans cesse, comme j'avais fait d'abord.
On gratta, on grignota de plus belle, et j'écoutai de nouveau. Plus que jamais j'étais certain que le bruit avait lieu dans mes bottines; mais, au moindre mouvement que j'essayais de faire, le bruit s'arrêtait, et je ne rencontrais que le vide.
«Ah! m'y voilà, me dis-je à moi-même; ce n'est pas un crabe; celui-ci a des allures trop lentes pour m'échapper aussi vite; cela ne peut être qu'une souris. Il est bizarre que je ne l'aie pas deviné plus tôt; c'est mon rêve qui m'a fourré le crabe dans la tête; sans cela j'aurais su tout de suite à quoi m'en tenir, et me serais épargné bien de l'inquiétude.»
Là-dessus je me recouchai, avec l'intention de me rendormir, et de ne plus me préoccuper de mon petit rongeur.
Mais à peine avais-je posé la tête sur le rouleau d'étoffe qui me servait de traversin, que les grignotements redoublèrent; la souris dévorait mon brodequin, et à l'ardeur qu'elle y mettait, le dommage ne tarderait pas à être sérieux. Bien que mes chaussures me fussent inutiles pour le moment, je ne pouvais pas permettre qu'on les rongeât de la sorte, et me levant tout à coup, je me précipitai sur la bête.
Je n'en touchai pas même la queue, mais je crus entendre que la fine créature s'esquivait en passant derrière la pipe d'eau-de-vie, qui laissait un vide entre sa paroi extérieure et les flancs du vaisseau.
Je tenais mes bottines, et je découvris avec chagrin que presque toute la tige en avait été rongée. Il fallait que la souris eût été bien active pour avoir fait tant de dégât en aussi peu de temps; car au moment où j'avais cherché mon biscuit, les bottines étaient encore intactes; et cela ne remontait pas à plus de quatre ou cinq heures. Peut-être plusieurs souris s'en étaient-elles mêlées; la chose était probable.
Autant pour n'être plus troublé dans mon sommeil que pour préserver mes chaussures d'une entière destruction, j'ôtai ces dernières de l'endroit où elles étaient, et, les plaçant auprès de ma tête, je les couvris d'un pan de l'étoffe sur laquelle j'étais couché; puis, cette opération faite, je me retournai pour dormir à mon aise.
Cette fois, j'étais plongé dans un profond sommeil, lorsque je fus réveillé par une singulière sensation: il me semblait que de petites pattes me couraient sur les jambes avec rapidité.
Réveillé complétement par cette impression désagréable, je n'en restai pas moins immobile, pour savoir si la chose se renouvellerait.
Je pensais bien que c'était ma souris qui cherchait mes bottines; et, sans en être plus content, je résolus de la laisser venir jusqu'à portée de mes doigts, sachant bien qu'il était inutile de courir après elle. Mon intention n'était pas même de la tuer; je voulais seulement lui pincer l'oreille ou la serrer un peu fort, de manière à lui ôter l'envie de venir m'importuner.
Il se passa longtemps sans que rien se fît sentir; mais à la fin j'espérai que ma patience allait être récompensée: un léger mouvement de la couverture annonçait que l'animal avait repris sa course, et je crus même entendre le frôlement de ses griffettes. La couverture s'ébranla davantage, quelque chose se trouva sur mes chevilles et bientôt sur ma cuisse. Il me sembla que c'était plus lourd qu'une souris; mais je ne pris pas le temps d'y penser, car c'était le moment, ou jamais, de s'emparer de l'animal. Mes mains s'abattirent, et mes doigts se refermèrent.... quelle méprise, et quelle horreur!
Au lieu d'une petite souris, je rencontrai une bête de la grosseur d'un chaton; il n'y avait pas à s'y tromper, c'était un énorme rat.
C'était un énorme rat.
CHAPITRE XXXVII.
Réflexions.
Oui, c'était bien un rat; le monstre ne me permit pas d'en douter; je l'avais reconnu à son poil fin et soyeux, dès que mes doigts l'avaient saisi, et l'affreuse créature s'empressa de confirmer ce témoignage; je n'avais pas eu le temps de rouvrir la main, que ses dents aiguës m'avaient traversé le pouce de part en part, et que son cri perçant m'avait rempli d'effroi.
Je lançai l'horrible bête à l'autre bout de ma cellule, je me blottis dans le coin opposé, afin de m'éloigner le plus possible de cet odieux visiteur, et j'écoutai, tout palpitant, s'il avait pris la fuite. Je l'entendis rien, d'où je conclus qu'il s'était caché dans son trou; il était sans doute aussi effrayé que moi, bien que ce fut difficile, et je crois même que de nous deux, c'était lui qui avait éprouvé le moins de terreur; la preuve, c'est qu'il avait pensé à me mordre, tandis que j'avais perdu toute ma présence d'esprit.
Dans ce combat rapide, c'était mon adversaire qui avait eu la victoire. À l'effroi qu'il m'avait causé, se joignait une blessure qui devenait de plus en plus douloureuse, et par où coulait mon sang.
J'aurais encore supporté ma défaite avec calme, en dépit de la douleur; mais ce qui me préoccupait, c'était de savoir si l'affreuse bête avait fui pour toujours, ou si, restant dans le voisinage, elle reviendrait à l'assaut.
L'idée qu'elle allait reparaître, furieuse qu'on l'eût arrêtée dans sa course, et enhardie par le succès, me causait un malaise indicible.
Cela vous étonne mais rien n'était plus vrai. Les rats m'ont toujours inspiré une profonde antipathie, je pourrais dire une peur instinctive. Ce sentiment était alors dans toute sa force; et bien que, depuis cette époque, je me sois trouvé en face d'animaux beaucoup plus redoutables, je ne me souviens pas d'avoir éprouvé une terreur pareille à celle que j'ai ressentie au contact du rat. Dans cette occasion, la crainte est mêlée de dégoût; cette crainte elle-même n'est pas dépourvue de sens: je connais bon nombre de cas authentiques où les rats ont attaqué des enfants, voire des hommes; et il est avéré que des blessés, des infirmes ou des vieillards ont été dévorés par ces hideux omnivores.
J'avais entendu raconter beaucoup de ces histoires dans mon enfance, et il était naturel qu'elles me revinssent à l'esprit au moment dont nous nous occupons. Je me souvenais de tous leurs détails, et ce n'était pas de la crainte, mais de la terreur que j'éprouvais. Il faut dire que celui dont je parle était l'un des rats les plus énormes qu'on pût trouver; je suis certain qu'il était aussi gros qu'un chat parvenu à moitié de sa croissance.
Dès que je fus un peu revenu de ma première émotion, je déchirai une petite bande de ma chemise pour en envelopper mon pouce. Il avait suffi de quelques minutes pour que la blessure me fît énormément souffrir; car la dent du rat n'est guère moins venimeuse que la queue du scorpion.
Je n'ai pas besoin d'ajouter qu'après cet épisode, il ne fut plus question de sommeil. Vers le matin je m'assoupis un instant, mais pour retomber dans le plus affreux cauchemar, où j'étais saisi à la gorge tantôt par un rat, tantôt par un crabe, dont les dents ou les pinces me réveillaient en sursaut.
Pendant tout le temps que je ne dormais pas, j'écoutais si l'ignoble bête faisait mine de revenir; mais elle ne donna aucun signe de sa présence pendant tout le reste de la nuit. Peut-être l'avais-je serrée plus fort que je ne croyais, et il était possible que cet empoignement héroïque suffît à l'éloigner de ma personne. J'en acceptai l'augure; et ce fut bien heureux pour moi que cet espoir me soutint, car, sans lui, j'aurais été longtemps sans dormir.
Il n'était plus besoin de chercher ce qu'était devenu mon biscuit; la présence du rongeur l'expliquait à merveille, ainsi que les ravages causés à ma bottine, et dont j'avais accusé la souris avec tant d'injustice. Le rat, pendant quelque temps, s'était donc repu autour de moi sans que j'en eusse connaissance.
Je n'avais plus qu'une seule et unique pensée: comment faire pour empêcher l'ennemi de revenir? Comment s'emparer de lui, ou tout au moins l'éloigner? J'aurais donné deux ans de mon existence pour avoir une ratière, un piége quelconque; mais puisque personne ne pouvait me fournir ce précieux engin, c'était à moi d'inventer quelque chose qui pût me délivrer de mon odieux voisinage. J'emploie ce mot à dessein, car j'étais persuadé que le rat n'était pas loin de ma cabine; peut-être avait-il son repaire à un mètre de ma couche; il logeait probablement sous la caisse de biscuit.
Toutefois, j'avais beau me mettre l'esprit à la torture, je ne trouvais pas le moyen de m'emparer de l'animal. Certes il était possible de le saisir de nouveau, en supposant qu'il revînt grimper sur moi; mais je n'étais pas d'humeur à le retrouver sous ma main. Je savais qu'en s'enfuyant il avait passé entre les deux tonneaux; je supposai que s'il devait revenir, ce serait par la même route; et il me sembla qu'en bouchant tous les autres passages, ce qui m'était facile avec mon étoffe de laine, il repasserait nécessairement par l'unique ouverture que je lui aurais ménagée. Une fois qu'il serait entré, je fermerais cette dernière issue, et mon rat se trouverait pris comme dans une souricière. Mais quelle sotte position pour moi! Je serais dans le même piége que le rat, et ne pourrais en finir avec lui que par un combat corps à corps. Le résultat de la lutte ne faisait pas l'ombre d'un doute; j'étais bien assez vigoureux pour étouffer la bête; mais au prix de combien de morsures? et celle que j'avais déjà me dégoûtait de l'entreprise.
Comment alors se passer de piége? telle était la question que je m'adressais au lieu de dormir; car la peur du rat m'empêchait de fermer l'œil.
J'y avais pensé toute la nuit, lorsque, n'en pouvant plus, je retombai dans cet assoupissement qui tient le milieu entre la veille et le sommeil; et je refis les plus mauvais rêves, sans que rien me suggérât une idée quelconque pour me débarrasser de l'ignoble bête qui me causait tant d'effroi.
CHAPITRE XXXVIII.
Tout pour une ratière.
Je ne tardai pas à me réveiller en pensant au rat, et sans pouvoir me rendormir. Il est vrai que la souffrance qui provenait de ma blessure était suffisante pour cela; non-seulement le pouce, mais toute la main était enflée, et me causait une douleur aiguë. Je n'avais pas autre chose à faire que de la supporter patiemment; et sachant que l'inflammation disparaîtrait peu à peu je fis un effort pour la subir avec courage. Parfois de grands maux s'endurent plus facilement qu'un ennui; c'était là mon histoire: la peur que le rat ne me fît une nouvelle visite me tourmentait d'une bien autre manière que ma blessure; et comme en absorbant mon attention, elle la détournait de celle-ci, j'avais presque oublié que mon pouce me faisait mal.
Dès mon réveil, je me remis à chercher le moyen de frapper mon persécuteur; j'étais sûr qu'il reviendrait me tourmenter, car j'avais de nouveaux indices de sa présence. La mer était toujours calme, et j'entendais de temps en temps des sons caractéristiques: un bruit de pattes légères trottinant sur le couvercle d'une caisse, et parfois un cri bref, strident, pareil à ceux que les rats ont l'habitude de pousser. Je ne connais pas de voix plus désagréable que celle du rat; dans la position où je me trouvais alors, cette voix me paraissait doublement déplaisante. Vous souriez de mes terreurs; mais je ne pouvais pas m'en délivrer; je pressentais que d'une manière ou d'une autre la présence de ce maudit rat mettait ma vie en danger; et vous verrez que cette crainte n'était pas chimérique.
Ce que je redoutais alors, c'était que le monstre ne m'attaquât pendant que je dormirais; tant que j'étais éveillé, je n'en avais pas grand'peur; il pouvait me mordre, voilà tout; je me défendrais, et il était impossible que dans la lutte je ne finisse pas par le tuer; mais penser que dans mon sommeil l'horrible bête pouvait me sauter à la gorge, c'était pour moi une torture incessante. Je ne pouvais pas toujours être sur le qui-vive; plus j'aurais veillé longtemps plus mon sommeil serait profond, et plus le danger serait grave. Pour m'endormir avec sécurité, il fallait avoir détruit mon rat; et c'est à en trouver le moyen que j'occupais toutes mes pensées.
Mais j'avais beau réfléchir, je ne voyais d'autre expédient que de tomber sur l'ennemi, et de l'étouffer entre mes mains. Si j'avais été sûr de le saisir à la gorge, de façon qu'il ne pût pas me mordre, je me serais décidé à l'étrangler. Mais c'était là le difficile; je ne pouvais, dans les ténèbres, que l'attaquer à l'aventure; et il en profiterait pour me déchirer à belles dents. Et puis j'avais le pouce dans un tel état que j'étais loin d'avoir la certitude de prendre ma bête, encore moins de l'écraser.
Je pensai au moyen de me protéger les doigts avec une paire de gants solides; je n'en avais pas: c'était inutile d'y songer.
Mais non; j'en eus bientôt la preuve: l'idée de la paire de gants m'en suggéra une autre; elle me rappela mes chaussures que j'avais oubliées. En me fourrant les mains dans mes bottines je serais à l'abri des dents tranchantes de mon rat, et quand je tiendrais ma bête sous la semelle, j'étais bien sûr de ne pas la lâcher qu'elle ne fût morte. Une fameuse idée que j'avais là, et je me disposai à la mettre à exécution.
Plaçant mes bottines à côté de moi, je me blottis auprès de l'issue par laquelle devait arriver l'animal; vous vous rappelez que j'avais eu soin de boucher tous les autres passages; au moment où le rat se présenterait dans ma cellule, je fermerais avec ma jaquette l'ouverture qu'il laisserait derrière lui; et me hâtant d'enfiler mes bottines, je frapperais comme un sourd jusqu'à ce que la besogne fût terminée.
On aurait dit que le rat, voulant me braver, s'empressait d'accepter le défi. Était-ce hardiesse de sa part, ou la fatalité qui l'entraînait à sa perte?
Toujours est-il que j'étais à peine en mesure de le recevoir, qu'un léger piétinement sur mon tapis, accompagné d'un petit éclat de voix bien reconnaissable, m'annonça que le rongeur avait quitté sa retraite, et qu'il était dans ma cellule. Je l'entendais courir; deux fois il me passa sur les jambes. Mais avant de faire attention à lui, je commençai par calfeutrer la seule issue qui lui restât pour fuir; et plantant mes bras dans les bottines, je me mis avec activité à la recherche de l'ennemi.
Comme je connaissais parfaitement la forme de ma cellule, et que les moindres anfractuosités m'en étaient familières, je ne tardai pas à rencontrer mon antagoniste. Je m'étais dit qu'une fois que je serais tombé sur une partie de son corps, j'aurais bientôt fait d'appliquer sur lui ma seconde semelle, et qu'il ne me resterait plus qu'à peser de toutes mes forces pour l'écraser. Tel était mon plan; mais si bon qu'il pût être, il ne me donna pas le résultat que j'espérais.
Je réussis bien à poser l'une de mes bottines sur le rat; mais l'étoffe moelleuse dont les plis nombreux tapissaient mon plancher céda sous la pression, et le monstre s'esquiva en poussant un cri que j'entends encore.
La première fois que je le sentis de nouveau il grimpait le long de ma jambe; et, ce que vous ne croirez pas, en dedans de mon pantalon!
Un frisson d'horreur me courut dans les veines; cependant, exaspéré de tant d'audace, je me débarrassai de mes bottines, qui ne pouvaient plus me servir, et je saisis le monstre à deux mains, juste au moment où il arrivait au genou. Je l'empêchai de monter plus haut, bien qu'il mît à se débattre une force qui m'étonna, et que ses cris perçants me causassent une impression des plus désagréables.
L'épaisseur de mon pantalon protégeait mes doigts contre de nouvelles morsures; mais le rat tourna ses dents contre ma jambe et m'en laboura les chairs tant qu'il lui resta la faculté de se mouvoir. Ce n'est que lorsque je fus parvenu à lui saisir la gorge, et à l'étrangler tout à fait, que je sentis la mâchoire de l'animai se détacher peu à peu, et que je compris que mon adversaire était mort.
Je lâchai bien vite le cadavre, et secouai la jambe pour le faire sortir de ma culotte; j'enlevai ma vareuse de l'ouverture où je l'avais mise, et je poussai le rat dans la direction qu'il avait prise pour venir.
Soulagé d'un poids énorme, depuis que j'avais la certitude de n'être plus troublé dans mon sommeil, je me disposai à dormir avec l'intention bien formelle de réparer la nuit précédente.
CHAPITRE XXXIX.
Légion d'intrus.
C'était une fausse sécurité que la mienne; je ne dormais pas depuis un quart d'heure, lorsque je fus réveillé brusquement par quelque chose qui me courait sur la poitrine. Était-ce un nouveau rat? Si ce n'en était pas un, l'animal en question avait les mêmes allures.
Je restai immobile et prêtai une oreille attentive; pas le moindre bruit ne se fit entendre. Avais-je rêvé? Non pas; car au moment où je me faisais cette question, je crus sentir de petites pattes sur la couverture, et bientôt sur ma cuisse.
Je me levai tout à coup, portai la main à la place où remuait la bête.—Nouvelle horreur! Je touchai un énorme rat, qui fit un bond, et que j'entendis s'enfuir entre les deux tonneaux.
Serait-ce le même par hasard? On m'avait raconté des histoires où certains rats avaient reparu après qu'on les avait enterrés. Mais il aurait fallu que le mien eût la vie terriblement dure; j'avais serré de manière à en étrangler dix comme lui; il était bien mort quand je l'avais rejeté dans son trou, et ce ne pouvait pas être le même.
Pourtant, si absurde que cela paraisse, je ne pouvais pas m'empêcher de croire, dans l'état d'assoupissement où je retombais malgré moi, que c'était bien mon rat qui était revenu. Une fois complétement réveillé, je compris que cela devait être impossible; il était plus probable que j'avais affaire au mâle ou à la femelle du précédent, car ils étaient fort bien assortis pour la grosseur.
Il cherche son compagnon, supposai-je; mais puisqu'il a suivi le même passage, il a trouvé le corps du défunt, et doit savoir à quoi s'en tenir. Venait-il pour venger celui qui n'est plus?
Cette pensée chassa complétement le sommeil de mes paupières. Pouvais-je dormir avec ce hideux animal rôdant autour de moi?
Quels que fussent ma fatigue et le besoin de dormir que m'eût donnés la veillée précédente, je ne pouvais avoir de repos qu'après m'être délivré de ce nouvel ennemi.
J'étais persuadé qu'il ne tarderait pas à reparaître, mes doigts n'avaient fait que lui toucher le poil, et comme il n'en avait ressenti aucun mal, il était presque certain qu'il reviendrait sans crainte.
Dans cette conviction je repris mon poste à l'entrée du passage, ma jaquette à la main, et l'oreille attentive, pour entendre le bruit des pas de l'animal, et pour lui couper la retraite dès qu'il serait arrivé.
Quelques minutes après, je distinguai la voix d'un rat qui murmurait au dehors, et des craquements particuliers, que j'avais déjà entendus. J'imaginai qu'ils étaient produits par le frottement d'une planche sur une caisse vide, ne supposant pas qu'une aussi petite bête pût faire un pareil vacarme. En outre il me semblait que l'animal parcourait ma cellule, et comme les bruits en question continuaient au dehors, il était impossible que mon rat en fût l'auteur, puisqu'il ne pouvait pas être à deux places à la fois.
Tout à coup il passa sur ma jambe, tandis que sa voix m'arrivait de l'extérieur; j'étais bien sûr de l'avoir senti; et cependant je ne bouchai pas l'ouverture, dans la crainte de lui fermer le passage.
À la fin j'entendis nettement pousser un cri à ma droite; il n'y avait pas à s'y tromper, l'animal était dans ma cabine, et sans plus attendre je calfeutrai l'issue près de laquelle j'étais à genoux.
Cette besogne accomplie, je me retournai pour frapper mon nouvel adversaire, après avoir ganté mes bottines, ainsi que j'avais fait la première fois. De plus j'avais pris soin de lier chacune des jambières de mon pantalon, afin d'empêcher le rat de s'y introduire, comme son prédécesseur.
Je ne trouvais aucun plaisir à ce genre de chasse; mais j'étais bien résolu à me délivrer de cette engeance, afin de me reposer sans inquiétude et de goûter le sommeil qui m'était si nécessaire.
À l'œuvre donc! et j'y fus bientôt avec courage. Mais horreur des horreurs! Figurez-vous mon effroi quand, au lieu d'un rat, je m'aperçus qu'il y en avait une légion dans ma cabine; mes mains ne retombaient pas sans en toucher plusieurs. Ils foisonnaient littéralement; je les sentais me courir sur les jambes, sur les bras, sur le dos, partout, en poussant des cris affreux qui semblaient me menacer.
Ma frayeur devint si vive que je faillis en perdre la tête. Je ne pensai plus à combattre, je ne savais plus ce que je faisais; toutefois j'eus l'instinct de déboucher l'ouverture qu'obstruait ma jaquette, et de frapper avec celle-ci dans toutes les directions, tandis que je criais de toute la puissance de ma voix.
La violence de mes coups et de mes clameurs produisit l'effet que j'en attendais: tous les rats prirent la fuite. Au bout de quelques instants, le bruit de leurs pas ayant cessé, je me hasardai à faire l'exploration des lieux, et je reconnus avec joie qu'il ne restait plus aucun de ces affreux animaux.
CHAPITRE XL.
La rat scandinave ou rat normand.
Si la présence d'un seul rat avait suffi pour me priver de repos, jugez un peu de ce que je devais ressentir après avoir acquis la certitude qu'il y avait dans mon voisinage une bande entière de ces rongeurs. Il y en avait beaucoup plus que je n'en avais chassé de ma cellule, car je me rappelais qu'en fermant l'issue par laquelle une partie de la légion était entrée, j'avais distingué bien d'autres cris et bien d'autres grattements. Quel pouvait être leur nombre? J'avais entendu dire que, dans certains vaisseaux, la quantité de rats qui se réfugient à fond de cale est surprenante. On m'avait dit également que ces rats de navire sont de l'espèce la plus féroce, et que poussés par la faim, ce qui leur arrive souvent, ils n'hésitent pas à se jeter sur des créatures vivantes, et ne redoutent ni les chats ni les chiens.
Ils commettent de grands dégâts parmi les objets de la cargaison, et constituent pour l'armateur un véritable fléau, surtout quand on n'a pas eu soin de bien nettoyer le navire avant d'en faire l'arrimage.
Cette espèce est désignée en Angleterre sous le nom de rat de Norvége, parce qu'elle y a été introduite par les vaisseaux norvégiens. Mais qu'elle soit originaire de la Scandinavie ou d'ailleurs, peu importe, car elle est maintenant répandue sur toute la surface de la terre. Je ne crois pas qu'il y ait un point du globe où un vaisseau quelconque ayant touché, ce rongeur ne s'y rencontre en abondance. S'il est vraiment sorti du Nord, il faut que tous les climats lui soient également favorables, puisqu'il pullule dans les régions les plus chaudes de l'Amérique, où il prospère d'une façon toute spéciale. Dans les Indes occidentales, aussi bien que dans les autres parties du nouveau monde, tous les ports en sont tellement infestés, qu'en certains endroits leur destruction est l'objet d'une lutte constante; et malgré la prime qui est offerte par les municipalités, malgré le carnage qui s'en fait quotidiennement, ces rats n'existent pas moins par légions innombrables dans les ports d'Amérique, dont les quais en bois paraissent être leur asile ordinaire.
En général cette espèce n'est pas très-grosse; on y trouve d'énormes individus, mais ce n'est jamais qu'un fait exceptionnel. C'est moins par la taille que par l'audace qu'elle se distingue; et son appétit féroce joint à sa fécondité, la rend, comme je le disais tout à l'heure, un véritable fléau. Chose remarquable: dès que le rat normand apparaît dans un endroit, il n'en reste plus d'autres au bout de quelques années; d'où l'on a conclu avec raison qu'il détruit ses congénères14. Il ne craint ni les belettes ni les fouines; s'il est moins fort que ces derniers animaux, il compense cette infériorité par le nombre, qui est chez lui de cent contre un, relativement à celui de ses adversaires. Les chats eux-mêmes en ont peur, et choisissent une victime de meilleure composition; jusqu'aux chiens qui s'éloignent du rat de Norvége, à moins d'avoir été dressés d'une manière spéciale à son attaque.
[14] Le rat normand, qui a détruit en France, comme partout, les races qui ont pu l'y précéder, et qui dévore les individus de sa propre famille, est à son tour exterminé par le rat tartare ou surmulot.—Voir l'Esprit des bêtes, Toussenel, pages 272 et suivantes, t. I, deuxième édition. (Note du traducteur.)
Un fait particulier au rat normand est la science innée de ses intérêts, qui l'empêche de se commettre chaque fois qu'il n'est pas sûr d'un avantage. Est-il peu nombreux dans un endroit, ce rapace effronté devient timide; se croit-il en danger, il se claquemure dans son trou et se tient sur la réserve. Mais dans les pays neufs, où il a ses coudées franches, il pousse la hardiesse jusqu'à braver la présence de l'homme. Sous les tropiques il agit à ciel ouvert, et ne prend pas la peine de se cacher. À la vive clarté de la lune équatoriale, on voit ces rats normands se diriger par cohortes nombreuses vers l'endroit de leurs rapines, sans s'inquiéter des passants. Ils se dérangent un peu à votre approche, et reforment leurs colonies derrière vos talons, avec la même tranquillité que s'ils exerçaient une industrie légale.
J'ignorais tous ces détails à l'époque de ma lutte avec les rats de l'Inca; mais j'en savais assez pour être fort inquiet de cet odieux voisinage; et lorsque j'eus renvoyé de ma cabine cette légion de bêtes maudites, je fus très-loin de me sentir l'esprit léger. «Ils reviendront, me disais-je, peut-être en plus grand nombre; et si le malheur veut qu'ils aient faim, ils seront peut-être assez féroces pour m'attaquer. Je n'ai pas vu tout à l'heure que ma personne les effrayât; ils montaient sur moi avec une audace qui n'est pas rassurante.» Malgré la violence avec laquelle je les avais éconduits, je les entendais trotter près de ma cellule et crier avec rage. On aurait dit qu'ils se battaient. Que deviendrais-je si dans leur fureur ils allaient m'assaillir? D'après ce qu'on m'avait raconté, la chose était possible; je vous laisse à penser quelle était mon impression. L'idée que je pouvais servir de pâture à cette bande vorace me causait une frayeur bien plus grande que celle que j'avais eue d'être noyé au moment de la tempête. Il n'est pas de genre de mort que je n'eusse préféré à celui-là; rien que d'y songer, mon sang se figeait dans mes veines, et mes cheveux se hérissaient.
Je restai à genoux, dans la position que j'avais prise pour chasser les rats en frappant avec ma jaquette; et je me demandais vainement ce qu'il me restait à faire. La première chose était de combattre le sommeil, qui aurait été ma perte. Mais comment faire pour rester éveillé? Je sentais déjà les dents de cette légion infernale pénétrer dans mes chairs; l'agonie était affreuse, et cependant j'avais de la peine à m'empêcher de dormir.
L'excès de fatigue, l'émotion elle-même, qui épuisait mes forces, m'empêchaient de prolonger la lutte. Mes yeux se fermaient déjà; et si je m'endormais, ce serait d'un sommeil de plomb. Je pourrais être victime d'un cauchemar qui paralyserait mes membres, et ne me réveiller que lorsqu'il ne serait plus temps.
J'en étais là, souffrant mille tortures de cette effroyable inquiétude, quand une idée bien simple me traversa l'esprit: c'était de replacer ma jaquette à l'entrée du vide par où pénétraient les rats, ce qui fermerait le passage.
Il n'y avait plus à combattre l'ennemi, plus à espérer de le détruire; j'avais pu y compter lorsque je pensais n'avoir à faire qu'à un ou deux antagonistes; mais à présent qu'il s'agissait d'une légion il fallait y renoncer. Le meilleur parti à prendre était de visiter ma cabine avec soin, et d'en boucher les fissures qui pourraient permettre à un rat de s'y introduire; de cette manière je serais à l'abri d'une invasion, et je pourrais céder au sommeil qui m'accablait.
Sans plus tarder, j'enfonçai ma veste dans l'ouverture que laissaient entre elles les deux futailles; je bouchai les fentes du plancher, en y fourrant mon étoffe de laine; et tout surpris de n'avoir pas eu plus tôt cette bonne idée, je m'étendis sur ma couche, cette fois avec l'assurance de pouvoir dormir sans crainte.
CHAPITRE XLI.
Rêve et réalité.
À peine avais-je posé la joue sur mon traversin, que je me trouvai dans la terre des songes; quand je dis la terre, c'était de la mer que je rêvais. Ainsi qu'à mon premier cauchemar, j'étais au fond de l'Océan, et d'horribles monstres crabiformes se disposaient à me dévorer.
De temps en temps ces crabes fantastiques étaient changés en rats, et je me croyais en pleine réalité; il me semblait qu'une multitude de ces ignobles créatures se pressait autour de moi dans une attitude belliqueuse; je n'avais que ma jaquette pour me défendre, et j'en usais pour éloigner l'ennemi, en frappant de tous côtés; mes coups tombaient comme grêle, et cependant sans atteindre les rats. Ceux-ci, voyant que tous mes efforts ne leur faisaient aucun mal, en devenaient plus hardis; et l'un d'eux, beaucoup plus gros que les autres, encourageait ses compagnons et commandait l'attaque. Ce n'était pas même un rat, c'était le spectre de celui que j'avais tué, qui excitait ses camarades en leur criant vengeance.
Pendant quelque temps, je réussis à éloigner mes adversaires (je parle toujours de mon rêve); mais je sentais mes forces défaillir, et si l'on ne venait pas m'assister, j'allais être vaincu. Je regardai autour de moi, en appelant au secours de toutes mes forces; mais j'étais seul, personne ne pouvait m'entendre.
Mes assaillants s'aperçurent que mes coups se ralentissaient, qu'ils étaient moins nombreux et moins forts; et, à un signal donné par le spectre de ma victime, la légion sauta sur ma couverture: j'avais des rats en face de moi, à gauche, à droite, par derrière; ils me serraient de tous côtés. Je fis un nouvel effort pour me servir de ma jaquette, mais sans aucun avantage; la place des rats que j'avais repoussés était reprise immédiatement, et par un plus grand nombre, qui surgissaient des ténèbres.
Je laissai retomber mon bras; toute résistance était vaine. Je sentis les odieuses créatures me ramper sur les jambes et sur le corps; elles se groupèrent sur moi comme un essaim d'abeilles qui s'attache à une branche; et leur pesanteur, après m'avoir fait chanceler, m'entraîna lourdement. Toutefois cette chute parut devoir me sauver. Aussitôt que je fus par terre, les rats s'enfuirent, tout effrayés de l'effet qu'ils avaient produit.
Enchanté de ce dénoûment, je fus quelques minutes sans pouvoir me l'expliquer; mais bientôt mes idées s'éclaircirent, et je vis avec bonheur que toute la scène précédente n'avait été qu'un rêve. Il s'était dissipé sous l'impression de la chute qu'il me semblait avoir faite, et qui m'avait réveillé si à propos.
Cependant ma joie fut de très-courte durée: tout dans mon rêve n'était pas illusion; des rats s'étaient promenés sur moi; il y en avait encore dans ma cellule; je les entendais courir, et avant que je pusse me lever, l'un d'eux me passa sur la figure.
Comment avaient-ils fait pour entrer? Le mystère de leur apparition était une nouvelle cause de terreur. Avaient-ils repoussé la veste pour s'ouvrir un passage? Non; celle-ci était à sa place, telle que je l'y avais mise. Je la retirai pour en frapper autour de moi et chasser l'horrible engeance. À force de cris et de coups, j'y parvins comme la première fois; mais je restai plus abattu que jamais, car je ne m'expliquais pas comment ils avaient pu entrer dans ma cellule, malgré mes précautions.
Je fus d'abord très-intrigué; puis je finis par trouver le mot de l'énigme. Ce n'était pas par l'ouverture que fermait l'habit qu'ils avaient pénétré, c'était par une autre dont ils avaient rongé le tampon, sans doute insuffisant.
Ma curiosité pouvait être satisfaite; mais mes alarmes n'en étaient pas moins grandes; au contraire, elles n'en devenaient que plus vives. Quelle obstination chez ces rats! Qu'est-ce qui pouvait les attirer dans ma cabine, où ils ne recevaient que des coups, et où l'un d'eux avait trouvé la mort? Cela ne pouvait être que l'envie de me dévorer.
J'avais beau me creuser l'esprit, je ne voyais pas d'autre motif à leur entêtement.
Cette conviction réveilla tout mon courage; je n'avais dormi qu'une heure; mais il fallait avant tout réparer ma forteresse et augmenter mes moyens de défense. J'enlevai l'un après l'autre tous les morceaux d'étoffe qui bouchaient les fentes, les ouvertures de ma cabine, et je les remis avec plus de solidité; j'allai même jusqu'à tirer de la caisse, où elles étaient renfermées, deux pièces de drap, pour augmenter l'épaisseur de mes tampons. Il y avait précisément à côté de cette caisse une multitude de crevasses qui me donnèrent beaucoup de peine, et qu'après avoir remplies du mieux possible, je fortifiai d'un rouleau d'étoffe, posé debout et violemment enfoncé dans une encoignure qui se trouvait là: celle qui résultait du vide par où je m'étais introduit dans ma triste cachette. Une fois ma nouvelle redoute érigée, il n'y avait plus moyen, même pour un rat, de pénétrer dans ma cellule; je pouvais dormir tranquille. Le seul désavantage de ce bastion, était de me masquer la boîte où j'avais mon biscuit, et de m'empêcher d'y arriver facilement. Toutefois je m'en étais aperçu avant la complète érection du fort, et j'avais sorti de la caisse une quantité de biscuits suffisante pour vivre pendant quinze jours. Lorsqu'elle serait épuisée, je dérangerais ma pièce d'étoffe, et avant que les rats aient pu venir, je serais approvisionné pour la quinzaine suivante.
Il s'écoula deux heures avant que j'eusse terminé ces nouvelles dispositions; car je mettais le plus grand soin à réparer mes murailles; c'était une affaire sérieuse, non pas un jeu, que de se défendre contre un pareil ennemi.
Lorsque ma clôture fut aussi rassurante que possible, je me disposai à dormir, bien certain cette fois que ce serait pour un long somme.
CHAPITRE XLII.
Profond sommeil.
Mon espoir ne fut pas trompé; je dormis pendant douze heures, non pas toutefois sans faire d'horribles rêves; je me battis avec les rats, avec les crabes, et mon sommeil fut bien loin de me donner le repos que j'en attendais. J'aurais à cet égard aussi bien fait de ne pas dormir, je ne crois pas que ma fatigue en eût été plus grande; mais j'eus à mon réveil une satisfaction bien vive, en ne trouvant dans ma cellule aucun des intrus qui avaient rempli mes rêves, et en m'assurant que mes fortifications n'avaient souffert aucune atteinte.
Les jours suivants se passèrent dans la même quiétude; sous le rapport de mes dangereux voisins, et j'en éprouvai une sorte de bien-être qui ne fut pas sans douceur.
Quand la mer était calme, j'entendais mes rats courir au dehors en créatures affairées, trottiner sur les caisses, grignoter les marchandises et pousser de temps en temps des cris de rage, comme s'ils s'étaient dévorés entre eux. Mais leur voix et leurs pas ne me causaient plus de terreur, depuis que j'avais le certitude qu'ils ne viendraient plus dans ma cabine.
Lorsque par hasard j'étais forcé de déranger mes tampons, j'avais bien soin de les replacer au plus vite, pour que les fines créatures ne pussent pas même se douter qu'une issue avait été libre. Mais s'il me rassurait contre l'invasion étrangère, ce calfeutrage était, d'autre part, une cause de grande souffrance. La chaleur était excessive, et comme pas un souffle d'air ne pénétrait dans ma cellule, j'étais comme dans un four. Nous étions probablement sous l'équateur, tout au moins dans la région des tropiques, et c'est à cela que nous devions notre atmosphère paisible; car sous cette latitude le vent est bien plus calme que dans la zone tempérée. Une fois cependant nous y éprouvâmes une tempête qui dura vingt-quatre heures; elle fut suivie comme à l'ordinaire du soulèvement des flots, et je crus encore que nous allions faire naufrage.
Cette fois je n'eus pas le mal de mer; j'étais habitué au mouvement des vagues, mais je fus horriblement bousculé par le roulis, poussé contre la futaille, rejeté contre le flanc du navire, et meurtri comme si j'avais reçu la bastonnade. Les secousses du bâtiment faisaient jouer les caisses et les barriques; mes tampons se dérangeaient et finissaient par tomber; la peur de l'invasion me reprenait aussitôt, et je passais tout mon temps à me relever de mes chutes, pour boucher les crevasses qui se renouvelaient sans cesse.
Mieux valait, après tout, s'occuper à cela que de n'avoir rien à faire; la nécessité d'entretenir mes remparts m'aida à passer le temps; et les deux jours que dura la tempête, y compris le soulèvement des flots qui en est la suite, me parurent beaucoup moins longs que les autres. Je souffrais bien davantage quand il me fallait rester oisif, en proie aux tortures que l'isolement et les ténèbres me causaient alors, et qui devenaient si vives que je craignais d'en perdre la raison.
Vingt jours s'étaient écoulés depuis que j'avais établi mon bilan; je le voyais à la taille qui me servait d'almanach. Sans cette indication, j'aurais pensé qu'ils y avait bien trois mois, pour ne pas dire trois ans, tant les journées m'avaient paru longues.
Pendant ce temps-là, j'avais strictement observé la loi que je m'étais faite à l'égard de ma nourriture. Malgré la faim que j'avais eue, et qui souvent m'aurait permis d'absorber en une fois la part de toute la semaine, je n'avais jamais excédé ma ration. Que d'efforts cette observance rigoureuse m'avait coûtés! Combien chaque jour il me fallait de courage pour diviser mon biscuit, et pour mettre à part la moitié qui s'attachait à mes doigts, et que réclamait mon estomac! Mais j'avais triomphé de moi-même, à l'exception du lendemain de la première tempête, où, il vous en souvient, j'avais mangé quatre biscuits en un seul repas; et je me félicitais d'avoir bravé les exigences d'un appétit dévorant.
Quant à la soif, je n'en avais pas souffert; ma ration d'eau était suffisante, et plus d'une fois je ne l'avais pas même absorbée complétement.
J'en étais là, quand la provision de biscuits que j'avais faite, se trouva enfin épuisée. «Tant mieux, pensais-je, c'est une preuve que le vaisseau marche, puisqu'il y en avait pour quinze jours, autant de moins à passer dans mon cachot.» Il fallait retourner au magasin, reprendre des biscuits pour une nouvelle quinzaine, et tout d'abord retirer la pièce de drap qui me fortifiait de ce côté.
Chose bizarre! tandis que je procédais à cette opération, une anxiété singulière s'empara de mon esprit, ma poitrine se serra: c'était le pressentiment d'un grand malheur, ou plutôt l'effroi causé par un bruit que je ne pouvais attribuer qu'à mes odieux voisins. Bien souvent, et même près qui toujours, des bruits semblables avaient résonné autour de ma cabine; mais aucun ne m'avait fait cette impression, et vous allez le comprendre: les grignotements que j'entendais alors m'arrivaient de la caisse où étaient mes biscuits.
C'est en tremblant que je retirai l'étoffe qui masquait mon garde-manger; en tremblant de plus en plus que j'étendis les mains pour les plonger dans la boîte.
Miséricorde!... elle était vide!
Pas tout à fait cependant, mes doigts en y fouillant s'étaient posés sur un objet lisse et moelleux qui avait fui tout à coup: c'était un rat; je retirai ma main prestement. À côté de lui, j'en avais senti un autre, puis un troisième, une tablée tout entière.
Ils s'échappèrent dans toutes les directions; quelques-uns rebondirent contre ma poitrine, tandis que les autres, se heurtant aux parois de la caisse, poussaient des cris aigus.
Ils furent bientôt dispersés; mais, hélas! de toute ma réserve de biscuits, je ne trouvai plus qu'un tas de miettes que les rats étaient en train de faire disparaître lors de mon arrivée.
Cette découverte me foudroya, et je restai quelque temps sans avoir conscience de moi-même.
Les conséquences d'un pareil événement étaient faciles à prévoir: la faim, avec toutes ses horreurs, était en face de moi. Les débris qu'avaient laissés les hideux convives, et qui auraient été dévorés comme le reste, si j'étais venu seulement une heure plus tard, ne suffiraient pas pour me soutenir pendant huit jours; qu'arriverait-il ensuite?
Plus d'espoir! la mort était certaine, et quelle mort!
Terrifié par cette horrible perspective, je ne pris pas même les précautions nécessaires pour empêcher les rats de remonter dans la caisse. J'étais condamné à mourir de faim, j'en avais la certitude, à quoi bon différer l'exécution de l'arrêt? Autant mourir tout de suite que d'attendre la fin de la semaine. Vivre quelques jours en pensant à un supplice inévitable, était plus affreux que la mort; et la pensée du suicide me vint de nouveau à l'esprit.
Néanmoins elle ne me troubla qu'un instant; je me rappelais qu'à l'époque où je l'avais eue pour la première fois, ma position était encore plus affreuse, la mort plus imminente; que j'y avais cependant échappé comme par miracle; et je me disais que le salut était encore possible. Je n'en voyais pas le moyen, mais la Providence me l'indiquerait, et en appelant toutes mes forces à mon aide je pourrais peut-être sortir de cette épreuve. Toujours est-il que le souvenir du passé, et les réflexions qui en découlaient, me rendirent un peu d'espoir; c'était une lueur bien vague, bien faible assurément, mais qui suffit à réveiller mon courage et à me tirer de mon état de prostration. Les rats commençaient à se rapprocher de la caisse pour y continuer leur repas, et la nécessité de leur en défendre l'accès me rendit mon énergie.
Ils n'avaient pas touché à mes fortifications; c'était par derrière qu'ils avaient pénétré dans le magasin, en passant sur la caisse d'étoffe que je leur avais ouverte. Il était fort heureux qu'ils eussent rencontré la planche que j'avais mise au fond de la boîte pour empêcher mes vivres de tomber, car sans cela je n'aurais pas retrouvé une miette de biscuits; mais ce n'était qu'une question de temps: dès que les rats savaient que derrière cette planche il y avait à faire bombance, ils n'avaient pas hésité à la ronger pour en venir aux biscuits, et nul doute que ce ne fût avec la connaissance du contenu de la caisse et l'intention d'en profiter, qu'ils avaient mis tant d'ardeur à pénétrer dans ma cellule, d'où ils pouvaient d'un bond s'installer dans la boîte.
Combien je regrettais de n'avoir pas mieux protégé mon magasin! J'en avais eu la pensée; mais je ne me figurais pas que ces maudits rongeurs s'y introduiraient par derrière; et tant qu'ils n'entraient pas dans ma cabine, je croyais n'avoir rien à craindre de leur voracité.
Il était trop tard pour y songer; comme tous les regrets, les miens étaient inutiles; et poussé par l'instinct qui vous porte à prolonger votre existence, en dépit des idées de suicide que vous avez pu concevoir, je rangeai sur la tablette qui était dans ma cabine les débris que les rats avaient laissés dans la caisse. Je me calfeutrai de nouveau, et me couchai pour réfléchir à ma situation, que ce nouveau malheur rendait plus sombre que jamais.
CHAPITRE XLIII.
À la recherche d'une autre caisse de biscuit.
Je réfléchis pendant quelques heures au déplorable état de mes affaires, sans qu'il se présentât une idée consolante. Je tombai dans le désespoir où m'avait plongé au début la perspective d'une mort certaine; je calculai, sans pouvoir en détourner ma pensée, qu'il me restait tout au plus de quoi vivre pendant dix ou douze jours, et cela, en usant de mes débris avec une extrême avarice. J'avais déjà souffert de la faim; j'en connaissais les tortures; et l'avenir m'effrayait d'autant plus que je ne voyais pas comment y échapper.
L'ébranlement que produisaient chez moi ces tristes réflexions paralysait mon esprit; je me sentais pusillanime; toutes mes idées me fuyaient, et quand je parvenais à les réunir, c'était pour les concentrer sur l'horrible sort, qui m'attendait, et qu'elles étaient impuissantes à conjurer.
À la fin cependant, la réaction s'opéra; et je fis ce raisonnement bien simple: «J'ai déjà trouvé une caisse de biscuit, on peut en découvrir une seconde. S'il n'y en a pas à côté de la première, il est possible qu'il y en ait dans le voisinage.» Comme je l'ai dit plus haut, c'est d'après leur dimension, et non suivant les articles qu'ils renferment, que les colis sont rangés dans un navire. J'en avais la preuve dans la diversité des objets qui entouraient ma cellule; n'y avais-je pas rencontré côte à côte, du drap, de l'eau, de biscuit et de la liqueur? Pourquoi n'y aurait-il pas une autre caisse de biscuit derrière celle où j'avais pris l'étoffe? Ce n'était pas impossible; et dans ma position, la moindre chance de succès devait être accueillie avec empressement.
Aussitôt que j'eus cette pensée je retrouvai mon énergie, et ne songeai plus qu'au moyen de découvrir ce que je cherchais.
Mon plan de campagne fut bientôt établi. Quant à la manière d'y procéder, je n'avais pas à choisir; pour instrument je ne possédais que mon couteau, et je n'avais d'autre parti à prendre que de m'ouvrir un passage à travers les caisses et les balles qui me séparaient du biscuit. Plus j'y réfléchissais, plus cette entreprise me semblait praticable; il est bien différent d'envisager un fait au milieu des circonstances ordinaires, ou sous l'empire d'un danger qui vous menace de mort, quand surtout le fait en question est le seul moyen de vous sauver. Les essais les plus téméraires paraissent alors tout naturels.
C'est de ce point de vue que j'examinais l'opération que j'allais tenter et les efforts qu'elle exigerait. La peine, la fatigue disparaissent d'un côté devant la perspective de mourir de faim, et de l'autre en face de l'espoir de trouver des vivres.
«Si j'allais réussir!» me disais-je; et mon cœur bondissait. Dans tous les cas, mieux valait employer mon temps à cette recherche libératrice, que de me livrer au désespoir. Si mes efforts n'étaient pas récompensés, la lutte m'épargnerait toujours les terreurs de l'agonie; du moins elle en raccourcirait la durée, en me distrayant d'une part, et en me laissant espérer jusqu'au dernier moment.
J'étais à genoux, mon couteau à la main, bien résolu à m'en servir avec courage. Lame précieuse! combien j'en estimais la valeur? Je ne l'aurais pas échangée pour tous les lingots du Pérou.
J'étais donc agenouillé; j'aurais voulu être debout que les proportions de ma case ne me l'auraient pas permis; vous vous rappelez que le plafond en était trop bas.
Est-ce l'attitude que j'avais alors qui m'en suggéra l'idée, je ne saurais pas vous le dire, mais je me rappelle qu'avant de me mettre à la besogne, j'élevai mon cœur vers Dieu, et que je lui adressai une prière fervente; je le suppliai d'être mon guide, de soutenir mes forces, et de me permettre le succès.
Je n'ai pas besoin d'ajouter que ma supplique fut exaucée. Comment vous raconterais-je cette épreuve si je n'y avais pas survécu?
Mon intention était de voir d'abord ce qu'il y avait derrière la caisse où était l'étoffe de laine. Celle qui avait contenu les biscuits étant vide, il m'était facile de pénétrer jusque-là; on se rappelle que c'est en passant par celle-ci que j'étais arrivé aux pièces de drap qui me rendaient tant de services. Pour franchir la seconde caisse, il fallait tout bonnement en enlever quelques rouleaux d'étoffe, puisqu'elle était ouverte. Je n'avais pas besoin de mon couteau pour cette opération, je le mis de côté, afin d'avoir les mains libres; je fourrai ma tête dans l'ancienne caisse à biscuit, et ne tardai pas à m'y trouver tout entier.
L'instant d'après je tirais à moi les rouleaux de drap, et je m'efforçais de les arracher de la boîte.
CHAPITRE XLIV.
Conservation des miettes.
Cette besogne me donna beaucoup plus de peine et me prit beaucoup plus de temps que vous ne pourriez l'imaginer. Le drap avait été emballé de manière à tenir le moins de place possible, et les rouleaux qu'il formait se trouvaient pressés dans la boîte comme si on les y eût serrés à la mécanique. Ceux que j'avais tirés d'abord, et qui se trouvaient en face de l'ouverture de la caisse, étaient venus sans me donner trop de fatigue; mais il n'en fut pas de même pour les autres, il fallut toute ma force, et en user longtemps pour en arracher quelques-uns. Tout à coup j'eus affaire à des pièces trop volumineuses pour passer par l'ouverture que j'avais faite. J'en fus vivement contrarié; je ne pouvais agrandir cette ouverture qu'avec beaucoup de travail: la situation des deux caisses m'empêchait de faire sauter une nouvelle planche; il fallait, pour élargir le trou, faire usage de mon couteau, et le même motif rendait la coupe du bois extrêmement difficile.
J'eus alors une idée qui me parut excellente, mais dont les conséquences devaient être désastreuses; ce fut de couper les liens qui attachaient la pièce, de prendre l'étoffe par un bout, et de la faire sortir en la déroulant. Je réussis, comme je m'y attendais, à déblayer le passage; mais il avait fallu consacrer plus de deux heures à cette opération, encore n'avais-je pas terminé, lorsqu'un événement des plus sérieux me força d'interrompre mon travail. Comme je rentrais dans ma cabine, les deux bras chargés d'étoffe, j'y trouvai quinze ou vingt rats qui avaient profité de mon absence pour en prendre possession.
Je laissai tomber le drap que je portais, et me mis à chasser les intrus, que je parvins à renvoyer; mais, ainsi que je l'avais auguré de leur présence, mes quelques miettes de biscuit avaient encore diminué. Si je n'avais pas été contraint d'apporter l'étoffe dans ma cellule, et que j'eusse continué ma besogne jusqu'à la dernière pièce de drap, je n'aurais plus rien trouvé.
La nouvelle part que les rats avaient prise, était peu considérable; toutefois, dans ma position, la chose était fort grave, et je déplorai ma négligence à l'égard de ces reliefs qui m'étaient si précieux; il fallait au moins sauver les derniers débris qui me restaient; et les mettant dans un morceau d'étoffe, je roulai celui-ci comme un porte-manteau que j'attachai avec un fragment de lisière; je le plaçai dans un coin; puis le croyant en sûreté, j'allai me remettre à l'ouvrage.
Me traînant sur les genoux, tantôt les mains vides, tantôt chargé d'étoffe, je ne ressemblais pas mal à une fourmi qui fait ses provisions; et pendant quelques heures je ne fus ni moins actif ni moins courageux que cette laborieuse créature. La chaleur était toujours excessive, l'air ne circulait pas plus qu'autrefois dans ma cabine; la sueur me jaillissait de tous les pores. Je m'essuyais le visage avec un morceau de drap, et il y avait des instants où j'étais presque suffoqué. Mais le puissant mobile qui me poussait au travail m'éperonnait vigoureusement, et je continuai ma besogne, sans même songer à me reposer.
Mes voisins, pendant ce temps-là, me rappelaient sans cesse leur présence; il y avait des rats partout; dans les interstices que les futailles laissent entre les caisses, dans les encoignures formées par la charpente de la cale, dans toutes les crevasses, dans tous les vides. Je les rencontrais sur ma route, et plus d'une fois je les sentis courir sur mes jambes. Chose singulière, ils m'effrayèrent beaucoup moins depuis que je savais que c'était pour mon biscuit, non pour moi, qu'ils venaient dans ma cabine; cependant je ne me serais pas endormi sans m'être d'abord protégé contre leurs attaques.
Il y avait encore un autre motif à l'indifférence relative qu'ils m'inspiraient: la nécessité d'agir était si impérieuse, que je n'avais pas le temps de m'abandonner à des plaintes plus ou moins chimériques; et le danger qui me menaçait d'une mort presque certaine faisait pâlir tous les autres.
Lorsque j'eus vidé la caisse, je me décidai à prendre un peu de repos et à faire un léger repas. J'avais tellement soif, que je me sentais de force à boire un demi-gallon; et comme j'étais sûr que l'eau ne me manquerait pas, je me désaltérai complétement; le précieux liquide me semblait avoir une douceur inaccoutumée, il surpassait l'ambroisie, jamais nectar ne fut préférable, et quand j'eus avalé mon dernier verre, je me sentis allègre et fort depuis la racine des cheveux jusqu'à la plante des pieds.
«Je vais maintenant, pensais-je, m'affermir dans cet état de bien-être en mangeant un morceau.» Mes mains s'avancèrent dans la direction du chiffon de drap qui me servait de garde-manger, trésor d'une valeur.... Mais un cri d'effroi sortit de ma bouche: «Encore les rats!» Ces bandits infatigables étaient revenus, avaient percé l'étoffe et dévoré une nouvelle part de ma réserve; il avait disparu de mon reliquat au moins une livre de biscuit, et cela en quelques minutes. J'étais venu dans ce coin-là un instant auparavant; j'avais touché le précieux ballot, et ne m'étais aperçu de rien.
Cette découverte fut accablante; je ne pouvais pas m'éloigner de mes provisions sans m'attendre à ne plus rien trouver ensuite.
Depuis que je les avais retirés de la caisse, mes reliefs de biscuits étaient diminués de moitié; j'en avais alors pour dix jours, douze au plus, en comptant la chapelure que j'avais soigneusement recueillie; il n'y en avait pas assez maintenant pour aller au bout de la semaine.
Ma position devenait de plus en plus critique; néanmoins, je ne cédai pas au désespoir; plus le terme fatal se rapprochait, plus il fallait se hâter de découvrir d'autres vivres; et je me remis à travailler avec un redoublement d'ardeur.
Quant au moyen de conserver le peu de débris que j'avais encore, il n'y en avait pas d'autre que de les prendre avec moi, et de ne pas les quitter d'un instant. J'aurais pu augmenter l'épaisseur de l'enveloppe, en multipliant les tours d'étoffe; à quoi bon? les rats seraient toujours parvenus à la ronger, ils y auraient mis plus de temps; mais en fin de compte le résultat aurait été le même.
Je fermai le trou qu'ils venaient de faire, et je déposai mon ballot de miettes dans la caisse ou je travaillais, avec la détermination de le défendre envers et contre tous. Je le plaçai entre mes genoux, et bien certain que les rats n'y toucheraient plus, je me disposai à défoncer la boîte aux étoffes, à ouvrir celle qui se trouvait derrière, et à en examiner le contenu.
CHAPITRE XLV.
Nouvelle mesure.
Je voulus d'abord détacher les planches, en les repoussant avec la main, je n'y parvins pas. Je me couchai sur le dos, et me servant de mes talons en guise de maillet, je frappai à coups redoublés, mais sans être plus heureux. J'avais mis mes bottines pour avoir plus de force; et cependant après avoir cogné longtemps il fallut y renoncer. J'attribuai cette résistance à la solidité des clous; mais je vis plus tard qu'on ne s'en était pas rapporté à la longueur des pointes, et que le fond de la caisse était protégé par des bandes de fer dont tous mes efforts ne pouvaient triompher. Coups de poing et coups de pied devaient donc être inutiles. Lorsque j'en eus la certitude, je me décidai à reprendre mon couteau.
J'avais l'intention de couper l'une des planches à l'un de ses bouts, de manière à la détacher en cognant dessus, et à n'avoir pas besoin de la trancher en deux endroits.
Le bois n'était pas dur, c'était simplement du sapin; et je l'aurais facilement coupé, même en travers, si j'avais été dans une meilleure position. Mais j'étais pressé de toutes parts, gêné dans tous mes mouvements; outre la fatigue et le peu de force que j'avais dans une pareille attitude, le pouce de ma main droite, que le rat avait mordu, me faisait toujours beaucoup de mal. L'inquiétude la frayeur et l'insomnie m'avaient donné la fièvre, et ma blessure, au lieu de guérir, s'était vivement enflammée: d'autant plus que j'avais été condamné à un travail perpétuel pour me défendre, et que ne sachant pas me servir de la main gauche, il avait fallu employer la main malade, en dépit de la douleur.
Il en résulta que je mis un temps énorme à couper une planche de vingt-cinq centimètres de largeur sur deux et demi d'épaisseur. Je finis cependant par réussir, et j'eus la satisfaction, en m'appuyant contre cette planche, de sentir qu'elle cédait sous mes efforts.
Il ne faut pas croire cependant que mon succès fut décisif. Comme cela m'était arrivé en défonçant la caisse de biscuit, je me heurtai cette fois contre un obstacle qui ne me permettait de donner à mon ouverture qu'un écartement de deux ou trois pouces. Était-ce une barrique, ou une autre caisse? je ne pouvais pas le savoir; toujours est-il que je m'attendais à cette déconvenue, et que je poursuivis mon œuvre sans m'y arrêter. On s'imagine combien il fallut pousser, tirer, secouer dans tous les sens pour détacher cette planche des liens de fer qui la retenaient à ses voisines.
Avant de venir à bout, je savais quel était l'objet contre lequel mes efforts allaient se briser. J'avais passé la main dans l'ouverture que j'obtenais en appuyant sur ma planche, et mes doigts, hélas! avaient rencontré une nouvelle caisse, pareille à celle où je m'escrimais; c'était le même bois, la même taille, sans doute la même épaisseur, les mêmes liens de fer et le même contenu.
Cette découverte me désolait: Qu'avais-je besoin d'ouvrir cette caisse d'étoffe? Mais était-ce bien du drap? il fallait s'en assurer. Je recommençai le même travail, qui me donna bien plus de peine que la fois précédente: les difficultés se compliquaient, la position était plus mauvaise; et je travaillais avec moins d'ardeur, n'ayant plus guère d'espoir. Dès que mon couteau fut entré dans le sapin, et l'eut traversé, dans toute son épaisseur, je sentis quelque chose de moelleux qui fuyait devant l'acier, et dont la souplesse indiquait la nature. C'était perdre son temps que d'aller plus loin; mais j'obéissais malgré moi au besoin d'acquérir une preuve matérielle de ce que mon esprit ne révoquait pas en doute, et je poursuivis ma tâche sous l'influence d'une curiosité pour ainsi dire physique.
Le résultat fut celui que j'attendais: c'était bien du lainage qui se trouvait dans la caisse.
Mon couteau m'échappa; et vaincu par la fatigue, accablé par le chagrin, je tombai à la renverse, dans un état d'insensibilité presque absolue.
Cette léthargie se prolongea quelque temps; je ne sais pas au juste quelle en fut la durée; mais j'en fus tiré tout à coup par une douleur subite, pareille à celle que m'aurait causée une aiguille rougie, ou le tranchant d'un canif qui se serait enfoncé dans l'un de mes doigts.
Je me levai en secouant brusquement la main, persuadé que j'avais saisi mon couteau par la lame, car je me rappelai qu'il était resté ouvert en tombant.
Mais quand je fus réveillé tout à fait, je compris que ce n'était pas le tranchant de l'acier qui m'avait causé cette douleur; à la sensation toute particulière qui accompagnait ma blessure, je reconnaissais qu'un rat m'avait mordu.
Mon engourdissement léthargique fut bientôt dissipé, et je retrouvai toutes mes terreurs; cette fois l'attaque m'était bien personnelle, et avait eu lieu sans provocation aucune. Au brusque mouvement que j'avais fait, l'agresseur s'était sauvé; mais il reviendrait, cela ne faisait pas le moindre doute.
Plus de sommeil; il fallait se mettre sur ses gardes, et recommencer la lutte. Bien que l'espoir de sortir de mon cachot fût bien faible à présent, je me révoltais à la seule pensée d'être dévoré tout vif; je devais mourir de faim, c'était affreux; mais cela m'effrayait moins que d'être mangé par les rats.
La caisse où je me trouvais alors était assez grande pour que je pusse y dormir, et j'avais un tel besoin de repos que je fus obligé de faire un grand effort pour la quitter. Mais l'intérieur de ma cabine était plus sûr, je pouvais m'y barricader plus aisément, et j'y avais moins à craindre mes odieux adversaires. Je ramassai mon couteau, le paquet où était mon biscuit, et je retournai dans ma cellule.
Elle était devenue bien étroite, j'avais été contraint d'y placer l'étoffe qui se trouvait dans la caisse, et j'eus de la peine à m'y loger avec mes miettes. Ce n'était plus une cabine, c'était un nid.
Les pièces de drap, empilées contre les tonnes d'eau et de liqueur, me défendaient parfaitement de ce côté; il ne restait plus qu'à fortifier l'autre bout comme il l'était auparavant. La chose faite, je mangeai l'une de mes parcelles de biscuit, je l'arrosai de libations copieuses, et je cherchai le repos d'esprit et de corps qui m'était si nécessaire.
CHAPITRE XLVI.
Une balle de linge.
Mon sommeil ne fut ni profond ni agréable; aux terreurs de l'avenir se joignaient les souffrances du présent; j'étouffais dans ma cabine, et l'oppression, causée par le manque d'air, augmentait les atrocités de mon cauchemar. Il fallut néanmoins se contenter de cet assoupissement, à la fois court et pénible.
À mon réveil, je fis l'ombre d'un repas, qui ne méritait guère de s'appeler déjeuner, car le jeûne n'en persista pas moins. Mais si la chère était rare, j'avais l'eau à discrétion, et j'en profitai largement; le feu était dans mes veines, et ma tête me semblait embrasée.
Tout cela ne m'empêcha pas de retourner à l'ouvrage. Si deux caisses ne renfermaient que du drap, il ne s'ensuivait pas que toute la cargaison fût de même nature, et je résolus de persévérer dans mes recherches. Toutefois, il me parut prudent de suivre une autre direction: les deux caisses d'étoffe se trouvaient exactement l'une devant l'autre, il était possible qu'une troisième fût placée derrière la seconde. Mais il n'était pas nécessaire de continuer en ligne droite; je pouvais traverser l'une des parois latérales, et me frayer un passage de côté, au lieu de sortir par le fond même de la caisse.
Emportant donc mon pain, comme j'avais fait la veille, je me remis à la besogne avec un nouvel espoir; et après un rude labeur, que le peu d'emplacement, la fatigue précédente, les blessures de ma pauvre main rendaient excessivement pénible, je parvins à détacher le bout du colis.
Quelque chose se trouvait derrière; c'était tout naturel, mais cela ne résonnait pas sous le choc. Ce fait me rendit un peu de courage: ce n'était pas une caisse de drap. Lorsque la planche fut assez écartée pour y passer la main, je fourrai mes doigts par l'ouverture; ils rencontrèrent de la grosse toile d'emballage; que pouvait-elle recouvrir?
Je n'en sus rien, tant que je n'eus pas ouvert un coin de ce ballot, et mis à nu ce qu'il renfermait. Je le fis avec ardeur, et ce fut une nouvelle déception. Le ballot contenait de la toile fine, roulée comme le drap, mais tellement serrée, que, malgré tous mes efforts, il me fut impossible d'en arracher une seule pièce.
Je regrettais maintenant que ce ne fût pas une caisse de drap; avec de la patience, j'aurais pu la vider et la franchir; mais je ne pouvais rien contre ce bloc de toile, aussi dur que le marbre, qui ne se laissait ni entamer ni mouvoir; la trancher avec mon couteau, c'était le travail de plus de huit jours, et mes provisions ne dureraient pas jusque-là.
Je restai quelque temps inactif, me demandant ce que j'allais faire. Mais les minutes étaient trop précieuses pour les employer à réfléchir; l'action seule pouvait me sauver, et je fus bientôt remis à l'œuvre.
J'avais résolu de vider la seconde caisse de draperie, de la défoncer, et de voir ce qu'il y avait derrière elle.
La boîte était ouverte, il ne fallait qu'en retirer l'étoffe. Par malheur c'était le bout des pièces qui était tourné vers moi, et je crus un instant que j'échouerais dans mon entreprise. Néanmoins, à force de tirer, d'ébranler, de secouer ces rouleaux qui se présentaient de profil, je parvins à en arracher deux, et les autres suivirent plus facilement.
Comme dans la caisse précédente, je trouvai au fond de celle-ci des pièces plus volumineuses que les premières, et qui ne pouvaient plus sortir par le trou du couvercle. Pour m'éviter la peine d'agrandir l'ouverture, j'adoptai le moyen qui m'avait déjà servi: je déroulai mon étoffe comme j'avais fait la première fois.
Cela me parut d'abord facile. Je me félicitai de mon expédient; mais il fut bientôt la cause d'un embarras que j'aurais dû prévoir, et qui vint singulièrement compliquer mes ennuis.
Mon travail se ralentissait peu à peu; il devenait pénible, et cependant l'étoffe se déroulait avec d'autant plus de facilité que la caisse était moins pleine. Il fallut enfin m'arrêter; je fus quelque temps sans deviner à quel obstacle j'avais affaire; un instant de réflexion me fit tout comprendre.
Il était évident que je ne pouvais plus rien retirer de la caisse avant d'avoir ôté l'étoffe que j'avais accumulée derrière moi.
Comment faire pour me désencombrer? Je ne pouvais pas détruire cette masse de drap, y mettre le feu, ni la diminuer; je l'avais déjà foulée de toutes mes forces, et il n'y avait pas moyen de la presser davantage.
Je m'apercevais maintenant de l'imprudence que j'avais commise en déployant l'étoffe, j'en avais augmenté le volume, et il n'était pas moins impossible de la replacer dans la caisse que de la retirer de l'endroit qu'elle occupait. Elle gisait en flots serrés jusque dans ma cabine, qu'elle remplissait tout entière; je n'aurais pas même pu la replier, car l'espace me manquait pour me mouvoir; et je me sentis gagner par l'abattement.
«Oh! non, pensai-je, il ne sera pas dit que je me serai découragé, tant qu'il me restera à faire un dernier effort. En gagnant seulement assez de place pour sortir une dernière pièce, je pourrai traverser la caisse.» L'espérance était encore au fond de la botte. Si après cela je ne rencontrais que de la toile ou du lainage, il serait temps de m'abandonner à mon sort.
Tant qu'il y a de la vie, on ne doit pas désespérer; et soutenu par cette idée consolante, je me remis à la tache avec une nouvelle ardeur.
Je trouvai le moyen déplacer deux autres pièces de drap; la caisse était à peu près vide; je finis par m'y introduire, et, prenant mon couteau, je me disposai à m'ouvrir un passage.
Il me fallait, cette fois, couper la planche au milieu, car l'étoffe m'en cachait les deux extrémités. Cela faisait peu de différence; l'ouverture que je pratiquai ne m'en suffit pas moins pour atteindre mon but: c'est-à-dire qu'elle me permit d'y fourrer la main, et de reconnaître ce dont la planche me séparait. Triste résultat de mes efforts: c'était un second ballot de toile.
Je serais tombé si le fait avait été possible; mais j'étais pressé de toute part, et ne pus que m'affaisser sur moi-même, n'ayant plus ni force ni courage.
CHAPITRE XLVII.
Excelsior!
Ce fut encore la faim qui me tira de ma torpeur; l'estomac réclamait sa nourriture quotidienne, il fallait lui obéir. J'aurais pu manger sans bouger de place, ayant mon biscuit avec moi; mais la soif m'obligeait à retourner dans ma cabine. C'était là que se trouvait ma cave, s'il importait peu que je fusse ailleurs, soit pour manger, soit pour dormir, j'étais contraint pour boire d'aller retrouver mon tonneau.
Ce n'était pas une chose facile que de rentrer dans ma case; il fallait déranger cette masse d'étoffe qui s'élevait comme un mur entre elle et moi. Je devais le faire avec soin pour ménager la place; autrement je refoulais cette masse de laine dans la cabine, et je ne pouvais pas pénétrer jusqu'au fond.
Il me fallut beaucoup de temps pour gagner la futaille. Enfin j'y arrivai; et lorsque ma soif fut apaisée, ma tête s'inclina, puis je m'endormis, soutenu par le monceau d'étoffe qui se trouvait derrière moi.
J'avais eu soin de fermer la porte aux rats; et cette fois rien ne troubla mon sommeil.
Le matin, c'est-à-dire quand je m'éveillai; cela pouvait être le soir aussi bien que le milieu du jour, car je n'avais pas remonté ma montre; mes habitudes étaient détruites, et je ne savais plus rien des heures. Enfin, à mon réveil, je mangeai quelques miettes et bus énormément; j'étais désaltéré, mais l'estomac criait famine; j'aurais avalé sans peine ce qui me restait de biscuit, et j'eus besoin d'un courage extrême pour m'arrêter au début; il fallut me dire que ce serait mon dernier repas; sans la crainte de la mort je n'aurais pas eu la force de supporter cette abstinence.
Après avoir fait ce très-maigre déjeuner, l'estomac rempli d'eau, et le découragement au cœur, je retournai dans ma caisse avec l'intention de faire de nouvelles recherches. Ma faiblesse était grande, les côtes me perçaient la peau, et c'est tout ce que je pus faire que de remuer les pièces de drap pour me frayer un passage.
L'un des bouts de la caisse s'appuyait aux flancs du navire, je n'avais donc pas à m'en occuper; mais celui qui était en face regardait l'intérieur de la cale, et ce fut de ce côté-là que je poussai mes travaux.
Il est inutile de vous les raconter; l'opération fut la même que les trois précédentes; elle dura plus longtemps et me conduisit au même résultat. Je ne pouvais plus avancer, ni dans un sens, ni dans l'autre; le drap et la toile me bloquaient de toute part, nul moyen de me soustraire à mon sort, et cette conclusion me replongea dans la stupeur.
Mais ce nouvel accès de désespoir fut bientôt dissipé. J'avais lu un récit palpitant où était racontée la lutte héroïque d'un petit garçon qui, enseveli sous des ruines, avait fini par triompher de tous les obstacles, et littéralement vaincu la mort. Je me rappelais qu'il avait pris pour devise un mot latin qui voulait dire: «Plus haut, toujours plus haut!»
Ce fut un trait de lumière: «Plus haut! pensai-je; mais c'est là que je dois aller.» En suivant cette direction, je pouvais trouver un aliment quelconque; d'ailleurs je n'avais pas à choisir: c'était la seule voie qui me fût ouverte.
Une minute après j'étais couché sur un échafaudage de drap, et cherchant l'un des interstices que les planches laissaient entre elles, j'y fourrais mon couteau. Dès que l'entaille me parut assez grande, je saisis la planche à deux mains et l'attirai vers moi; elle céda.... Juste ciel! ne devais-je rencontrer que déception sur déception?
Hélas! j'en acquérais la preuve; ces balles de toile, ces monceaux d'étoffe qui m'opposaient leur masse impénétrable, ou leurs plis moelleux, me répondaient affirmativement.
Il me restait la première caisse, où j'avais trouvé du drap, et celle où avaient été les biscuits. La partie supérieure en était encore intacte; je ne savais pas ce qu'il y avait au dessus d'elles; et cette ignorance me permettait d'espérer.
Je m'ouvris ces deux issues avec courage, mais sans être plus heureux: la première me fit trouver une caisse de drap, la seconde un ballot de toile.
«Seigneur! m'avez-vous abandonné?» m'écriai-je avec désespoir.
CHAPITRE XLVIII.
Un torrent d'eau-de-vie.
L'excès de fatigue avait amené le sommeil, je dormis longtemps, et me réveillai beaucoup plus fort que je ne l'avais été depuis quelques jours. Singulière chose! maintenant qu'il n'y avait plus d'espoir, le courage m'était revenu. Il semblait qu'une influence surnaturelle eût rendu à mon esprit toute sa vigueur. Était-ce une inspiration divine qui m'engageait à persévérer? Malgré l'amertume de mes déceptions, j'avais supporté le malheur sans murmurer, et ne m'étais pas révolté contre Dieu.
Je priai de nouveau le Seigneur de bénir mes efforts, et me confiai en sa miséricorde. Je suis persuadé que c'est à ce sentiment que je dois ma délivrance; car c'est lui qui m'empêcha de me livrer au désespoir, et qui me donna la force de poursuivre ma tâche. J'avais donc l'esprit plus léger, sans pouvoir l'attribuer à autre chose qu'à une influence céleste. Rien n'était changé autour de moi, si ce n'est que ma faim était plus vive, et mon espérance moins fondée.
Je ne pouvais pas pénétrer au delà de cette nouvelle caisse d'étoffe, puisque je n'avais pas de place pour en loger le contenu. Il y avait bien encore deux directions que je n'avais pas tenté de prendre: l'une était fermée par la futaille d'eau douce, l'autre conduisait aux flancs du navire. Pouvais-je traverser ma barrique sans perdre l'eau qu'elle renfermait? J'eus un instant la pensée d'y faire un trou dans la partie supérieure, de me hisser par ce trou, et d'en faire un second de l'autre côté; mais j'abandonnai ce projet avant de l'avoir terminé: une ouverture assez grande pour que je pusse m'y introduire causerait la perte du liquide; un coup de mer, une brise un peu plus forte, qui augmenterait le roulis, répandrait toute ma boisson.
Je renonçai d'autant plus vite à cette folle idée, qu'elle m'en suggéra une autre beaucoup plus avantageuse: c'était de traverser la pipe d'eau-de-vie; elle était placée de manière à rendre l'opération moins difficile, et je me souciais fort peu de la perte de sa liqueur. Peut-être y avait-il derrière elle une provision de biscuit; rien ne le prouvait; mais ce n'était pas impossible, et le doute c'est encore de l'espoir.
Couper en travers les douelles de chêne qui formaient le fond de la barrique, c'était bien autre chose que de trancher le sapin d'un emballage; et mon couteau n'avançait guère. Toutefois, j'y avais déjà fait une incision, lorsque j'étais à la recherche d'une seconde pipe d'eau douce, et passant ma lame dans cette première entaille, je continuai celle-ci jusqu'à ce que la planche fût entièrement coupée; je me mis alors sur le dos, je m'arc-boutai contre l'étoffe qui remplissait ma cellule, en appliquant le talon de ma bottine à la douelle, je m'en servis comme d'un bélier pour enfoncer le tonneau. La besogne était rude, et la planche de chêne fit une longue résistance; à force de cogner, je parvins cependant à briser l'un de ses joints; elle céda, et, redoublant de vigueur, je finis par la repousser dans la futaille.
Le résultat immédiat de cette prouesse fut un jet d'eau-de-vie qui m'inonda. La nappe était si volumineuse qu'avant que je fusse debout, la liqueur ruisselait autour de moi, et je craignis d'être noyé. Il m'était sauté de l'eau-de-vie dans la gorge et dans les yeux; j'en étais aveuglé, je fus pris d'une toux convulsive, et d'éternuments qui menaçaient de ne pas finir.
Je ne me sentais pas d'humeur à plaisanter; et cependant je pensai malgré moi au duc de Clarence, et au singulier genre de mort qu'il avait été choisir, en demandant qu'on le noyât dans un tonneau de Malvoisie.
Quant à moi, le flot qui me menaçait disparut presque aussi vite qu'il avait monté; il y avait plus d'espace qu'il ne lui en fallait sous la cale, et au bout de quinze à vingt secondes il avait été rejoindre l'eau de mer qui gargouillait sous mes pieds. Sans l'état de mes habits, qui étaient trempés, et l'odeur qui remplissait ma case, on ne se serait pas douté de l'inondation; mais cette odeur était si forte qu'elle m'empêchait de respirer.
Le mouvement du navire, en secouant la futaille, eut bientôt vidé cette dernière, et dix minutes après l'irruption du spiritueux, il n'en restait pas une pinte dans la barrique.
Mais je n'avais pas attendu jusque-là; l'ouverture que j'avais pratiquée suffisait pour que je pusse m'y introduire,—il n'y avait pas besoin qu'elle fût bien grande pour cela,—et aussitôt que mon accès de toux avait été calmé, je m'étais glissé dans la barrique.
Je cherchai la bonde, afin d'y passer mon couteau; quelle que fût sa dimension, c'était autant de besogne faite, et il est plus facile de continuer à couper une planche que d'y faire la première entaille. Je trouvai l'ouverture que je cherchais, non pas à l'endroit que je supposais qu'elle devait être, mais sur le côté de la barrique, et juste à un point convenable.
J'avais fait sauter le bondon, et je travaillais avec ardeur. Mes forces me paraissaient décuplées, c'était merveilleux; quelques minutes avant j'étais fatigué, et maintenant je me sentais capable de défoncer le tonneau, sans en couper les douelles.
Était-ce le bien-être que j'éprouvais de cette vigueur, ou la satisfaction qu'elle me donnait? Mais j'étais plein de gaieté, moi qui ne la connaissais plus; on aurait dit qu'au lieu de faire une besogne pénible, je me livrais au plaisir; et je ne me souciais pas mal du succès de l'entreprise.
Je me rappelle que je sifflais en travaillant, et que je me mis à chanter comme un pinson. Plus d'idées noires; celle de la mort était à cent lieues; tout ce que j'avais souffert me paraissait un rêve; je ne savais plus que j'avais besoin de manger; la faim était partie avec le souvenir de mes douleurs.
Tout à coup je fus pris d'une soif violente; je me souviens d'avoir fait un effort pour aller boire. Je parvins à sortir de la futaille, j'en ai la certitude; mais je ne sais pas si j'ai bu; à compter du moment où j'ai quitté mon travail, je ne me rappelle plus rien, si ce n'est que je tombai dans un état d'insensibilité voisin de la mort.
CHAPITRE XLIX
Nouveau danger.
Pas un rêve ne troubla cette profonde léthargie qui dura quelques heures. Mais quand je revins à moi, je me trouvai sous l'influence d'une crainte indéfinissable; j'éprouvais une sensation étrange; comme si, lancé dans l'espace, j'avais flotté dans l'atmosphère, ou que je fusse tombé d'une étoile, et que, ne pouvant trouver un point d'appui, ma chute se continuât toujours. Cette hallucination, des plus désagréables, me causait le vertige et me saisissait d'épouvante.
Elle devint moins pénible à mesure que je repris mes sens, et finit par se dissiper tout à fait dès que je fus complétement réveillé. Mais il me resta une affreuse douleur de tête, et des nausées qui menaçaient de me faire vomir. Ce n'était pas la mer qui me faisait mal; j'y étais maintenant habitué; je supportais, sans m'en apercevoir, le roulis ordinaire du vaisseau.
Était-ce la fièvre qui m'avait saisi brusquement, ou m'étais-je évanoui par défaillance? Mais j'avais éprouvé l'un et l'autre, et cela ne ressemblait en rien à la sensation qui me dominait.
Je me demandais, sans pouvoir me répondre, ce qui avait pu me mettre dans un pareil état, lorsque la vérité se révéla tout à coup.
N'allez pas croire que j'avais bu de l'eau-de-vie; je n'y avais même pas goûté. Il était possible qu'il m'en fût entré dans la bouche au moment où elle avait jailli de la futaille; mais cette quantité n'aurait pas suffi pour m'enivrer, quand même il se fut agi d'une liqueur beaucoup plus pure que celle dont il est question. Ce n'était pas cela qui m'avait grisé; qu'est-ce que cela pouvait être? Je n'avais jamais ressenti de pareils symptômes; mais je les avais remarqués chez les autres, et j'étais bien certain d'avoir éprouvé tous les phénomènes de l'ivresse.
J'y réfléchis quelque temps, et le mystère se dévoila: ce n'était pas l'eau-de-vie elle-même qui m'avait enivré, c'en était l'émanation.
Avant de me mettre à la besogne, je me rappelais avoir non-seulement beaucoup éternué, mais senti quelque chose d'inexprimable, un revirement subit dans toutes mes pensées, une transformation de tout mon être, qui fut bien autrement sensible quand j'entrai dans la futaille.
Je crus d'abord que j'allais suffoquer; puis je m'y accoutumai graduellement, et cette sensation nouvelle me parut agréable. Je ne m'étonnais plus d'avoir été si fort et si joyeux.
En me rappelant tous les détails de ce singulier épisode, je compris le service que la soif m'avait rendu, et je me félicitai de lui avoir obéi. Ainsi que je l'ai dit plus haut, je ne savais pas si je m'étais désaltéré; je n'avais aucun souvenir de m'être approché de ma fontaine, surtout d'y avoir puisé. Je ne crois pas avoir été jusque-là; si j'avais ôté le fausset, il est probable que je n'aurais pas su le remettre, et la futaille se serait vidée, tout au moins jusqu'au niveau de l'ouverture, ce qui, grâces à Dieu, n'était pas arrivé. Je n'avais donc point à regretter d'avoir eu soif; bien au contraire, sans cela je serais resté dans la pipe d'eau-de-vie; mon ivresse eût été d'autant plus grande; et selon toute probabilité, la mort en aurait été la conséquence.
Était-ce à un effet du hasard que je devais mon salut? J'y voulus voir un fait providentiel; et si la prière peut exprimer la gratitude, la mienne porta au Seigneur l'élan de ma reconnaissance.
J'ignorais donc si j'avais été boire. Dans tous les cas ma soif était ardente, et l'eau que j'avais prise m'avait peu profité; je cherchai bien vite ma tasse, et ne la remis sur la tablette qu'après avoir bu au moins deux quartes.
Le mal de cœur disparut, et les fumées, qui obscurcissaient mon esprit, s'évanouirent sous l'influence de cette libation copieuse. Mais avec la possession de moi-même revint le sentiment des périls dont j'étais environné.
Mon premier mouvement fut de reprendre ma besogne au point où je l'avais interrompue; mais aurais-je la force de la poursuivre? Qu'arriverait-il si je retombais dans le même état, si la torpeur me gagnait avant que je pusse sortir de la futaille, si je manquais de présence d'esprit, ou de courage pour le faire?
Peut-être pourrais-je travailler quelque temps sans éprouver d'ivresse, et m'éloigner aussitôt que j'en ressentirais l'effet. Peut-être; mais s'il en était autrement? si j'étais foudroyé par ces effluves alcooliques? Savais-je combien de temps je leur avais résisté? je le cherchai dans ma mémoire, et ne pus pas m'en souvenir.
Je me rappelais comment l'étrange influence s'était emparée de moi, la douceur que je lui avais trouvée, la force qu'elle m'avait prêtée un instant, l'agréable vertige où elle m'avait plongé, la gaieté qu'elle m'avait rendue, en face de la plus horrible des situations; mais je ne savais pas la durée de ce moment d'oubli, qui me paraissait un songe.
Que tout cela vint à se renouveler, moins la circonstance favorable à laquelle je devais mon salut; qu'au lieu de sortir pour aller boire, je m'évanouisse dans la futaille, et le dénoûment était facile à prédire. Je pouvais cette fois ne pas avoir soif, ou ne pas l'éprouver d'une manière assez violente pour triompher de l'engourdissement qui m'aurait saisi. Bref, l'entreprise était si chanceuse que je n'osai pas m'aventurer.
Cependant il le fallait, sous peine de m'éteindre à la place où j'étais alors. Mourir pour mourir, il valait cent fois mieux ne pas se réveiller de son ivresse, que d'avoir à supporter les horreurs de la faim.
Cette réflexion me rendit toute mon audace. Il n'y avait pas à hésiter; je fis une nouvelle prière, et me glissai dans la pipe où avait été l'eau-de-vie.
CHAPITRE L.
Où est mon couteau?
En entrant dans le futaille, j'y cherchai mon couteau; je ne savais plus quand je l'avais quitté, ni à quel endroit je l'avais mis. Avant de m'introduire dans la barrique, je l'avais cherché dans ma cabine; et ne l'ayant pas trouvé, je pensai qu'il était resté dans le tonneau; mais j'avais beau tâter partout, mes doigts ne rencontraient rien.
Cela commençait à m'alarmer; si j'avais perdu mon outil, il ne me restait aucun espoir. Où mon couteau pouvait-il être? Est-ce que les rats l'avaient emporté?
Je sortis de la futaille, et fis de nouvelles recherches; elles ne furent pas plus fructueuses. Je rentrai dans la barrique, et en explorai de nouveau toutes les parties, du moins celle où mon couteau pouvait se trouver, c'est-à-dire le fond de la pipe.
J'allais sortir une seconde fois, quand l'idée me vint d'examiner la bonde; c'était là que je travaillais, lorsque j'avais eu soif, et il était possible que j'y eusse laissé mon couteau; il s'y trouvait effectivement, la lame enfoncée dans la douelle que j'étais en train de couper.
Il vous est plus facile de vous figurer ma joie qu'à moi de vous la dépeindre; mes forces et mon courage s'augmentèrent de cet incident; et sans perdre une minute je me remis à la besogne. Mais, à force de servir, mon couteau s'était émoussé; il avait plus d'une brèche, et mes progrès étaient bien lents à travers cette planche de chêne, qui me semblait dure comme la pierre. Il y avait un quart d'heure que je travaillais de toutes mes forces; à peine avais-je prolongé mon entaille de trois millimètres, et je commençais à me dire que je ne couperais pas toute la douelle.
L'étrange influence se faisait de nouveau sentir; je m'en aperçus alors. J'en connaissais le péril, et cependant je m'y serais abandonné sans peur, car l'insouciance est l'un des effets de l'ivresse. Néanmoins, je m'étais promis de sortir du tonneau dès les premiers symptômes de vertige, quelque pénible que cela pût être, et j'en eus heureusement la force. Quelques minutes de plus, je perdais connaissance dans la futaille, ce qui aurait été le prélude de mon dernier sommeil.
Toutefois, lorsque les premières atteintes de l'ivresse se dissipèrent, j'en vins presque à regretter de leur survivre: à quoi bon prolonger la lutte? Je ne pouvais séjourner dans la futaille qu'un instant, n'y rentrer qu'après un long intervalle; le bois était dur, mon outil ne coupait plus; combien de jours me faudrait-il pour pratiquer une ouverture suffisante? et les heures m'étaient comptées?
Si j'avais pu m'ouvrir cette futaille, espérer de la franchir, le courage ne m'aurait pas abandonné; mais c'était impossible; et quand j'y serais parvenu, j'avais dix chances contre une d'arriver à autre chose qu'à un aliment quelconque.
Le seul bénéfice que m'eût donné la peine que j'avais prise à l'égard de cette futaille, c'est qu'en la défonçant j'avais gagné de l'espace. Quel dommage de ne pas pouvoir la traverser! En supposant qu'il y eût au-dessus d'elle une caisse d'étoffe, j'aurais pu vider celle ci comme j'avais fait la première, et m'avancer d'un degré.
Cette réflexion, qui me paraissait oiseuse, et que je faisais en désespoir de cause, me fit envisager la situation sous un nouvel aspect: m'avancer d'un degré; c'est à cela que tous mes efforts devaient tendre. Au lieu de m'escrimer inutilement contre ces douelles de chêne, pourquoi ne pas traverser les caisses de sapin, dont le bois ne m'opposait qu'un faible obstacle, les déblayer successivement, gravir de l'une à l'autre, et arriver sur le pont?
L'idée était neuve. Si étrange que cela paraisse, elle ne m'avait point encore frappé; je ne puis expliquer le fait que par le trouble où j'étais depuis longtemps.
Il devait y avoir au-dessus de ma tête bien des colis entassés les uns sur les autres; la cale en était pleine, et je me trouvais presque au fond. L'arrimage avait continué pendant deux jours, à dater du moment où je m'étais glissé dans le vaisseau; toute la cargaison était donc au-dessus du vide qui m'avait permis de descendre. Peut-être y avait-il dix ou douze caisses à franchir avant d'arriver à la dernière? «Eh bien! me dis-je, il suffirait d'en traverser une par vingt-quatre heures pour gagner le faîte en dix jours.
«Quelle bonne idée, si elle m'était venue plus tôt! j'aurais eu le temps de la mettre à exécution; mais il est trop tard. Si je l'avais eue tout d'abord, quand la caisse était pleine de biscuit, je serais sauvé actuellement.» Et des regrets amers se joignaient à mon désespoir.
Impossible néanmoins de renoncer à cette idée: c'était la vie, la liberté, la lumière. J'y songeais malgré moi; et n'écoutant pas mes regrets, j'envisageai le nouveau plan qui s'offrait à mon esprit.
Des vivres pour quelques jours, et le succès était certain! mais ils me manquaient d'une manière absolue; je n'aurais pas escaladé le premier échelon qu'il faudrait mourir sur la brèche, faute d'un peu de nourriture.
Les idées s'enchaînent, et cette dernière pensée en fit naître une excellente, bien qu'elle puisse paraître odieuse à ceux qui ne meurent pas d'inanition. Mais la faim simplifie énormément le menu d'un repas, et triomphe de toutes les répugnances. Quand il a bien jeûné, l'estomac n'a plus de délicatesse; et le mien avait perdu tous ses scrupules. Je le sentais capable de tout; pourvu qu'il mangeât, peu lui importait l'aliment; et je vous assure qu'il trouva parfaite l'idée que je vais vous dire.
CHAPITRE LI.
Souricière.
Il y a longtemps que je ne vous ai parlé de mes rats; mais il ne faut pas croire qu'ils m'eussent abandonné. Ils rôdaient toujours dans mon voisinage, et ne se montraient ni moins actifs ni moins bruyants; j'ai la certitude qu'ils seraient tombés sur moi s'ils en avaient eu le moyen.
Je ne bougeais pas, sans d'abord me fortifier contre leurs attaques, en fermant avec soin les moindres issues de l'endroit où je me trouvais. Malgré cela je les entendais continuellement; et deux ou trois fois, en réparant mes murailles, j'avais été de nouveau mordu par cette maudite engeance.
Cette parenthèse vous fait deviner quel était mon projet. N'était-il pas bien simple? je m'étais dit qu'au lieu de me laisser dévorer par les rats, je ferais bien mieux de les manger.
«Quelle horreur!» vous écrierez-vous.
Quant à moi, je n'éprouvais aucune répugnance pour ce genre de nourriture, et à ma place vous n'en auriez pas eu davantage. De la répugnance? Au contraire, j'accueillis cette idée avec empressement, et la saluai avec bonheur. Elle me permettait d'exécuter mon dessein, d'arriver sur le pont; en d'autres termes, elle me sauvait la vie. Depuis qu'elle m'était venue, je me sentais hors de danger; il ne restait plus qu'à le mettre à exécution.
Jadis les rats m'avaient paru trop nombreux; peu m'importait maintenant qu'il y en eût des centaines. Je ne m'occupais que d'une chose, c'était de savoir comment les prendre.
Vous vous rappelez celui que j'avais tué en gantant mes bottines, et en l'assommant à coups de semelle; je pouvais employer le même procédé, mais à l'étude il me parut mauvais. En supposant qu'il me réussît la première et la seconde fois, quand j'aurais tué deux rats, les autres s'éloigneraient de ma cabine; je n'avais plus de biscuit pour les y attirer; les fines bêtes s'en seraient bientôt aperçues, et n'auraient pas remis la patte dans un endroit où il n'y avait que des coups à recevoir. Il valait mieux tout de suite s'approvisionner pour dix jours, et n'avoir plus qu'à m'occuper de mon travail. Peut-être la chair en deviendrait-elle meilleure; le gibier gagne à être attendu. C'était du reste le parti le plus sage, puisque c'était le plus sûr; je m'y arrêtai et cherchai le moyen de prendre mes rats en masse.
Nécessité est mère de l'industrie; c'est à elle, bien plus qu'à ma propre imagination, que je dus le plan de ma ratière. Celle-ci n'avait rien de très-ingénieux, mais elle me permettrait d'arriver à mon but, et c'était l'important. Il s'agissait de faire un grand sac; la chose était facile, puisque j'avais de l'étoffe: un morceau de drap plié en deux, cousu avec de la ficelle, ferait parfaitement l'affaire. La corde ne me manquait pas; j'avais tous les liens qui avaient attaché les pièces de drap; mon couteau me servirait d'aiguille, je terminerais le sac par une coulisse, et mes rats seraient pris au piége.
Ce ne fut pas seulement un projet; en moins d'une heure mon sac était cousu, la ficelle passée dans les trous qui en formaient la coulisse, et le piége tout prêt à fonctionner.
CHAPITRE LII.
À l'affût.
Tout en passant ma ficelle j'avais mûri mon plan. Avant que le piége fût terminé, la manière de m'en servir était arrêtée dans mon esprit.
Je débarrassai d'abord ma cabine de toute l'étoffe qui l'encombrait; la chose était praticable, depuis qu'en vidant la pipe d'eau-de-vie je m'en étais fait une armoire. J'examinai ensuite avec soin toutes les issues de ma case; je remis des tampons neufs où les anciens me parurent mauvais, j'augmentai l'épaisseur de ceux qui étaient insuffisants, et ne laissai d'autre ouverture que celle du passage qui se trouvait entre les deux futailles, passage que les rats avaient l'habitude de suivre pour arriver chez moi.
Ce fut à l'entrée de ce défilé que je posai la bouche de mon sac, dont l'écartement fut maintenu au moyen de petits bâtons, coupés de la longueur nécessaire.
M'agenouillant alors à côté de mon piége, et tenant à la main les cordons qui devaient le fermer aussitôt qu'il serait rempli, j'attendis mes rats avec confiance.