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A fond de cale

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[Illustration]

J'attendis mes rats avec confiance.

J'étais bien sûr qu'ils allaient accourir, j'avais placé dans mon sac de quoi les attirer; mon appât consistait en quelques miettes de biscuit, la dernière bouchée qui me restât; j'avais tout risqué sur cette chance suprême. Que les rats vinssent à m'échapper, il ne me restait plus rien, absolument rien pour vivre.

Les rats viendraient, j'en avais la certitude; mais seraient-ils assez nombreux pour que la chasse fût bonne? S'ils allaient venir l'un après l'autre, si le premier se sauvait en emportant l'appât! Dans cette crainte j'avais écrasé mon biscuit, afin que les mangeurs fussent obligés de rester dans le sac, et ne pussent pas s'enfuir avec le morceau qu'ils auraient pris.

Le sort me favorisa; je n'étais pas à genoux depuis cinq minutes, que j'entendis le piétinement des rats et le quic-quic de leur voix aiguë.

L'instant d'après, je sentis le piége s'ébranler entre mes doigts, ce qui annonçait l'arrivée des victimes; les secousses devinrent plus violentes; la foule se pressait dans mon sac pour partager le festin; les convives se heurtaient, se bousculaient pour passer l'un devant l'autre, et se querellaient bruyamment.

C'était le moment d'agir; le sac était plein; j'en serrai la coulisse et rebouchai bien le passage.

Aucun des rats qui étaient dans le piége n'avait pu s'échapper. Sans perdre de temps, j'écartai l'étoffe qui tapissait ma cabine, je posai mon sac par terre, à un endroit où le chêne était parfaitement uni, puis, appliquant sur le sac un morceau de l'une des caisses défoncées, je me mis à genou sur cette planche, et y pesai de tout mon poids et de toute ma force.

Pendant quelques minutes le sac m'opposa une vive résistance; les rats, mordant, criant et se débattant, se démenaient avec furie et vigueur. Je ne m'arrêtai pas à ces démonstrations, et continuai de frapper et de presser jusqu'à ce que toute cette masse grouillante fût immobile et silencieuse.

Je me hasardai alors à prendre le sac et à en examiner le contenu. J'avais lieu d'être satisfait; la prise était bonne; le nombre des rats paraissait considérable, et chacun d'eux était mort; je le pensai du moins, car le piége ne tressaillait même pas.

Malgré cela je n'y fourrai la main qu'avec une extrême précaution, et ne retirai mes rats que l'un après l'autre, ayant soin de refermer le sac à chaque fois. J'en avais dix.

«Ah! ah! m'écriai-je en apostrophant les morts, Je vous tiens donc, odieuses bêtes! Vous expiez les tourments que vous m'avez fait souffrir; c'est de bonne guerre; si tous n'aviez pas engagé la lutte, vous seriez encore sains et saufs dans vos galeries; je n'aurais pas songé à vous détruire; mais en me réduisant à la famine, vous m'avez contraint d'en venir à cette extrémité.»

Tout en faisant ce discours, je dépouillais l'un de mes rats, avec l'intention de le manger immédiatement.

Bien loin de ressentir du dégoût pour le repas que j'allais faire, j'éprouvais la satisfaction que vous avez eue cent fois en face d'un bon dîner, qui chatouillait votre appétit.

J'avais tellement faim, que je pris à peine le temps d'écorcher la bête; et cinq minutes après j'avais avalé mon rat: la chair et les os, tout y avait passé.

Si vous êtes curieux d'en savoir le goût, je vous dirai qu'il n'a rien de désagréable; et que ce mets primitif me parut aussi bon qu'une aile de volaille ou qu'une tranche de gigot. C'était mon premier plat de viande depuis que je me trouvais à bord, c'est-à-dire depuis un mois; et cette circonstance, jointe au jeûne prolongé qu'il m'avait fallu subir, ajoutait certainement à la qualité du gibier. Toujours est-il qu'au moment en question, il me sembla qu'il n'existait rien d'aussi parfait; et je n'étais plus étonné d'avoir lu quelque part que les Lapons et d'autres peuples mangeaient des rats.

CHAPITRE LIII.

Changement de direction.

Mes affaires avaient totalement changé d'aspect; j'avais des vivres pour une dizaine de jours; et que ne peut-on pas faire en dix jours bien employés? Il ne m'en faudrait pas davantage pour arriver sur le pont. Cette entreprise, que je regardais comme impraticable, lorsque j'en étais à ma dernière bouchée, devenait possible depuis que mon garde-manger était plein.

Un rat par jour, me disais-je, aura non-seulement pour effet de me nourrir, mais de me rendre des forces; et en y mettant du zèle, mes dix journées de travail suffiront bien pour me faire traverser la cargaison; il faudrait même qu'il y eût dix rangées de caisses à franchir pour que ces dix journées fussent nécessaires, et je suis persuadé qu'il n'y en a pas plus de sept ou huit.

J'avais retrouvé l'espérance et le courage; il n'est rien de tel qu'un estomac satisfait pour mettre l'esprit dans une heureuse disposition; vous envisagez les choses tout autrement que vous ne les considériez à jour.

Un seul point m'inquiétait: pourrais-je triompher des effluves qui deux fois m'avaient fait perdre connaissance? finirais-je par m'y habituer de manière à m'ouvrir la futaille? L'avenir me l'apprendrait. Bien que je n'en fusse pas à compter les minutes, comme une heure auparavant, je n'avais pas de temps à perdre; et, précipitant mon dîner par une libation d'eau claire, je me dirigeai vers l'ancienne pipe d'eau-de-vie, avec l'intention d'en élargir la bonde.

Mais elle était pleine comme un œuf, j'y avais serré l'étoffe qui encombrait ma cabine: circonstance que j'avais complétement oubliée.

Après tout, rien n'était plus facile que de vider la barrique; et posant mon couteau, je me mis à la débarrasser.

Tandis que je tirais mon étoffe, une idée me vint tout à coup, et je me fis les questions suivantes:

«Pourquoi sortir ces pièces de drap? À quoi bon me donner tant de peine? Pourquoi m'obstiner à passer par cette futaille?»

En effet, il n'y avait aucun motif pour que je prisse cette direction plutôt qu'une autre; c'était bien quand je cherchais seulement à me procurer des vivres; mais, depuis que mon intention était de sortir de la cale, je n'avais pas d'intérêt à franchir ce tonneau; c'était même un tort que d'y penser, puisqu'il n'était pas dans la direction de l'écoutille, et que je devais suivre la voie qui me conduirait à celle-ci. Je me rappelais qu'en entrant dans la cale, c'était près de la futaille d'eau douce qu'il m'avait fallu passer; j'avais ensuite pris à droite, puis tourné la barrique, et je m'étais trouvé dans le vide qui formait ma cellule. Tous ces détails, que j'avais présents à la mémoire, prouvaient que j'étais presque au-dessous de la grande écoutille, dont s'éloignait la pipe d'eau-de-vie; sans compter que le chêne, dont celle-ci était faite, ne se tranchait pas comme le sapin d'une caisse ordinaire; et que cette difficulté se compliquait singulièrement de l'émanation enivrante que renfermait la barrique.

Pourquoi ne pas me retourner vers les caisses? Le drap ne me gênait plus, et une partie de la route m'était déjà ouverte du côté qu'il fallait prendre.

La question fut bien vite résolue; je replaçai dans la barrique le drap que j'en avais ôté, j'en fourrai de nouveau, que je pliai avec soin pour en faire tenir davantage; et, ramassant les neuf rats qui me restaient, je les remis dans mon sac, dont je serrai les cordons. Je n'avais pas pris tous les rats du navire, il s'en fallait de beaucoup; et je craignais que les camarades de mes défunts ne vinssent m'aider à les manger. D'après ce que j'avais entendu dire, la ratophagie est dans les habitudes de cette hideuse engeance, ce qui au fond est très-heureux pour nous, et je me mis en garde contre la voracité de mes voisins.

Après avoir terminé tous ces arrangements, j'avalai une nouvelle ration d'eau claire, et me glissai de nouveau dans l'ancienne caisse au drap.

CHAPITRE LIV.

Conjectures.

La caisse où je venais de rentrer pour la quatrième fois, contiguë à celle qui avait renfermé les biscuits, devait me servir de point de départ pour l'ascension que je méditais; il y avait à cela deux motifs:

1o Je le supposais directement au-dessous de l'écoutille (la boîte aux biscuits s'y trouvait bien, mais elle était plus petite, et cela m'aurait gêné dans mon travail).

2o Je savais, et c'était ma raison déterminante, qu'au-dessus de la caisse au drap il se trouvait une autre caisse, tandis que sur la caisse aux biscuits était un ballot de toile. Or il était bien moins difficile de défaire les pièces de drap que d'arracher la toile du ballot; vous vous rappelez qu'il m'avait été impossible d'en mouvoir une seule pièce.

Peut-être supposez-vous qu'une fois dans le caisse je me mis immédiatement à l'œuvre; vous vous trompez; je restai longtemps sans faire usage ni de mon couteau ni de mes bras; mais mon esprit travaillait, et toutes les forces de mon intelligence étaient activement employées.

Jamais, depuis la première heure de ma réclusion, je n'avais eu autant de courage que je m'en sentais alors: plus je réfléchissais à l'entreprise que j'allais tenter, plus je sentais grandir mes espérances et plus j'étais heureux. Jamais, il est vrai, la perspective n'avait été aussi brillante. Après la découverte de la futaille d'eau douce et la caisse de biscuits, j'avais éprouvé une joie bien vive; mais c'était toujours la prison, les ténèbres, le silence, toutes les tortures de l'isolement; tandis qu'à l'heure dont je vous parle, la perspective était bien plus attrayante.

Dans quelques jours, s'il n'arrivait pas d'obstacle, je reverrais le ciel, je respirerais un air pur, j'entendrais le son le plus doux qu'il y ait au monde: celui de la voix de ses semblables.

J'étais comme un voyageur qui, perdu depuis longtemps dans le désert, entrevoit à l'horizon quelque indice d'un endroit habité: un bouquet d'arbres, une colonne de fumée que le vent agite, une lumière lointaine, quelque chose enfin qui lui donne l'espoir de rentrer dans la société des hommes.

Peut-être était-ce la douceur de cette vision qui m'empêchait de procéder à la hâte. L'œuvre que j'allais entreprendre avait trop d'importance pour qu'on s'y livrât sans réfléchir. Quelque difficulté imprévue pouvait s'opposer au succès, un accident pouvait tout perdre au moment de recueillir le prix de tant d'efforts.

Il fallait tout prévoir, s'orienter avec soin, et n'agir qu'avec certitude. Une seule chose paraissait évidente: c'était la grandeur de la tâche que je m'étais imposée; je me trouvais au fond du navire, et je n'ignorais pas la profondeur de la cale; je me rappelais combien j'avais eu de peine à tenir jusqu'au bout, tant elle était longue, la corde à laquelle j'avais glissé pour descendre; et l'écoutille m'avait paru bien loin quand, au moment de quitter cette corde, j'avais relevé les yeux. Si tout cet espace était plein de marchandises, et cela devait être, que de peine j'aurais à me frayer un chemin à travers toutes ces caisses! Je ne pourrais pas aller en ligne droite, je rencontrerais des obstacles, il faudrait les tourner, le travail s'en augmenterait d'autant. J'étais cependant moins inquiet de la distance que de la nature des objets qui se trouvaient sur ma route. Si, par exemple, une fois désemballés, ils acquéraient un volume considérable, qu'il me fût impossible de réduire, comme cela m'était arrivé pour le drap, je ne pourrais plus communiquer avec la futaille, je n'aurais plus d'eau; et c'était l'une de mes appréhensions les plus vives.

J'ai dit combien je redoutais la toile; les quelques ballots que je savais rencontrer m'obligeraient à de longs détours; que deviendrais-je si toute la cargaison en était composée; il fallait espérer que cet article y était rare.

Je pensais à toutes les choses qui devaient se trouver dans le navire; je me demandais ce que pouvait être le Pérou, et quel était le genre d'exportation que pût y faire la Grande-Bretagne; mais, pour me répondre, j'étais trop ignorant en géographie commerciale.

Toutefois la cargaison de notre vaisseau devait être ce qu'on appelle un assortiment, ainsi qu'il arrive en général pour tous les navires que l'on envoie dans la mer du Sud; je devais m'attendre à rencontrer un peu de tous les produits qui se fabriquent dans nos grandes villes.

Après y avoir réfléchi pendant une demi-heure, je finis par me dire que cela n'aboutissait à rien; il était évident que je ne devinerais pas la composition d'une mine avant de l'avoir sondée. Le travail seul pouvait m'apprendre ce que je me demandais en vain; et le moment de l'action étant arrivé, je me mis à la tâche avec ardeur.

CHAPITRE LV.

Joie de pouvoir se tenir debout.

On se rappelle que, lors de ma première expédition dans les caisses d'étoffe, je m'étais assuré de la nature des ballots qui les entouraient; on se rappelle également que s'il y avait de la toile à côté de la première caisse, c'était un autre colis d'étoffe qui se trouvait au-dessus d'elle. Je l'avais ouvert, il ne me restait plus qu'à en ôter le drap pour avoir un étage de franchi; et si l'on considère le temps et la peine que m'évitait cette avance, on comprendra que j'avais lieu de m'en féliciter.

Me voilà donc à tirer l'étoffe, ainsi que j'avais fait la première fois; j'y allais de tout mon cœur, mais la besogne était rude; ces maudites pièces de drap n'étaient pas moins serrées que les autres, et il était bien difficile de les arracher de leur place. Je finis cependant par y réussir, et, les poussant devant moi, je les conduisis dans ma cabine, où je les plaçai au fond de l'ancienne pipe de liqueur. Ne croyez pas que je les y jetai négligemment; je les rangeai au contraire avec la plus grande précision; je remplis tous les coins, toutes les fissures, tous les trous, si bien que les rats n'auraient pas pu s'y loger.

Toutefois, ce n'est pas contre eux que je prenais ces précautions; ils pouvaient aller où bon leur semblerait, je n'avais plus à les craindre. J'en entendais bien encore quelques-uns rôder dans le voisinage; mais la razzia que j'avais faite leur avait inspiré une terreur salutaire. Les cris effroyables des dix que j'avais étouffés avaient retenti dans toute la cale, et averti les survivants de ne plus s'aventurer dans l'endroit périlleux où leurs camarades trouvaient la mort.

Ce n'était donc pas avec la pensée de me fortifier contre l'ennemi que je me calfeutrais si bien, c'était simplement pour économiser l'espace; car, ainsi que je vous le disais, la crainte d'en manquer était maintenant ma plus vive inquiétude.

Grâce à ma patience, jointe à l'activité que j'avais mise dans cette opération, la caisse était vide, et toute l'étoffe qu'elle avait renfermée se trouvait maintenant logée dans ma case, où elle tenait le moins de place possible.

Ce résultat satisfaisant augmentait mon courage, et me donnait une bonne humeur que je n'avais pas eue depuis un mois. L'esprit léger, le corps alerte, je grimpai dans la nouvelle caisse vide. Plaçant en travers l'une des planches qu'il m'avait fallu déclouer, j'en fis un banc, et m'y reposai, les jambes pendantes, les bras à l'aise. J'avais assez de place pour me redresser, et je ne puis vous dire la satisfaction que je ressentais à me tenir droit et à relever la tête. Confiné depuis bientôt cinq semaines dans une cellule d'un mètre d'élévation, moi qui avais trente centimètres de plus, j'étais resté accroupi, les genoux à la hauteur du menton; et, pour aller d'un endroit à l'autre, il avait fallu me courber, malgré la fatigue que j'en éprouvais.

Tout cela est peu de chose dans les premiers instants; mais à la longue c'est excessivement pénible; aussi était-ce pour moi un grand luxe de pouvoir étendre les jambes et de ne plus avoir à me baisser. Mieux que cela, je pouvais me tenir debout: les deux caisses communiquaient entre elles et présentaient une élévation d'au moins deux mètres; j'avais donc au-dessus de la tête un espace considérable; mon plafond était même si élevé que je ne parvenais pas à le toucher du bout du doigt.

J'en profitai aussitôt pour mettre pied à terre, et la jouissance que j'éprouvai à me redresser me fit sentir immédiatement que c'était l'attitude que je devais prendre. Contrairement à l'usage, elle me donnait le repos, tandis qu'en m'asseyant je ressentais une fatigue qui allait jusqu'à la douleur. Cela vous paraît singulier; mais cette bizarrerie apparente n'avait rien que de naturel; j'étais resté si longtemps assis, j'avais passé tant d'heures replié sur moi-même, que j'aspirais à reprendre cette fière attitude qui est particulière à l'homme, et qui le distingue du reste de la création. En un mot, je me trouvais si bien d'être debout que j'y restai pendant une demi-heure, peut-être davantage, sans penser à faire le moindre mouvement.

Pendant ce temps-là, je réfléchissais de nouveau à la direction que j'allais prendre; fallait-il percer le couvercle de la caisse que je venais de désemplir, ou la paroi qui était rapprochée de l'écoutille? En d'autres termes, laquelle devais-je suivre de la ligne horizontale ou de la ligne verticale? Il y avait des avantages et des inconvénients des deux côtés; restait à peser les motifs qui militaient en faveur de ces voies différentes, et à choisir entre elles; mais ce choix était difficile, et d'une telle importance que je fus longtemps à me décider pour l'une ou pour l'autre de ces deux directions.

CHAPITRE LVI.

Forme des navires.

En suivant la verticale, j'aurais moins de besogne à faire, puisque la ligne droite est la plus courte. Une fois arrivé au sommet de la cargaison, je trouverais probablement un vide, je m'y introduirais et je gagnerais l'écoutille. C'était le chemin direct, le seul qui parût indiqué; en effet, tout ce que me ferait gagner la voie horizontale serait entièrement perdu; je franchirais ainsi toute l'épaisseur du navire, sans me rapprocher du pont qui se trouvait au-dessus de ma tête. Il fallait donc ne prendre cette direction que lorsque j'y serais forcé par un obstacle qui m'imposerait de faire un détour.

Malgré cette conclusion toute rationnelle, ce fut horizontalement que je me dirigeai tout d'abord; j'y étais déterminé par trois motifs: le premier, c'est que le bout des planches qui formaient la paroi de la caisse était presque décloué, et n'exigeait qu'un faible effort pour se détacher complétement. Le second, c'est qu'en passant mon couteau dans les fentes du couvercle, je rencontrais un de ces ballot impénétrables qui m'avaient arrêté deux fois, et que j'avais tant maudits.

Ce motif aurait suffi pour me décider à prendre l'autre direction, mais il y en avait un troisième qui n'était pas sans importance.

Pour le bien comprendre, il faut connaître l'intérieur des navires, particulièrement de ceux que l'on construisait à l'époque dont je vous parle, et qui remonte à quelque soixante ans. Dans les vaisseaux d'une forme convenable, tels que les Américains nous ont appris à les faire, l'obstacle dont j'ai à vous entretenir n'aurait pas existé.

Permettez-moi, à cette occasion, d'entrer dans quelques détails indispensables à l'intelligence de mon histoire; ils couperont un instant le fil du récit, mais j'espère que la leçon qu'ils renferment ne sera pas perdue pour vous, et qu'elle profitera un jour à votre pays, lorsque vous serez en âge de la mettre en pratique.

J'ai toujours pensé, ou pour mieux dire je suis depuis longtemps convaincu de ce fait, car ce n'est pas une simple théorie; je suis convaincu, dis-je, que l'étude de la science politique, ainsi que l'appellent les hommes d'État, est la plus importante qui puisse occuper les hommes. Elle embrasse tout ce qui a rapport à l'ordre social et influe sur toutes les existences. Tous les arts, tous les progrès scientifiques ou industriels en dépendent; la morale elle-même n'est que le corollaire de l'état politique d'un pays, et le crime, la conséquence de sa mauvaise organisation, car cet état est la principale cause de sa prospérité ou de sa misère.

Comme je le disais tout à l'heure, les lois d'un pays, en d'autres termes son organisation politique, influent sur les moindres détails de l'existence, sur le navire et la voiture qui nous transportent, sur nos instruments de travail, nos ustensiles de ménage, le confort de notre intérieur, et chose bien autrement grave, sur la forme de notre corps et la disposition de notre âme.

Le trait de plume d'un despote, l'acte insensé d'une chambre législative, qui ne paraissent s'appliquer personnellement à aucun des membres de la société, exercent néanmoins sur chaque individu une influence secrète qui, en une seule génération, corrompt l'esprit de tout un peuple et rend ses traits ignobles.

Je pourrais établir ce fait avec la certitude d'une vérité mathématique, mais je n'ai pas le temps de le faire aujourd'hui; il me suffira de vous en citer un exemple.

À une époque déjà ancienne, le parlement britannique surimposa les navires, car ceux-ci, comme tout le reste, doivent payer leur existence. Ce qu'il y a de plus difficile en pareille occasion c'est toujours la proportionnalité de l'impôt. Il serait injuste d'exiger du propriétaire d'une barque la somme énorme que l'on demande à celui d'un vaisseau de deux mille tonnes. Ce serait absorber tout le bénéfice du premier, et faire échouer son embarcation avant de sortir du port. Comment faire pour résoudre le problème? La solution paraît toute naturelle: il suffit, pour y arriver, de taxer chaque navire proportionnellement à son tonnage.

C'est ce que fit le parlement anglais. Mais une autre difficulté se présenta: comment établir la proportion voulue? Après en avoir délibéré, on décréta que les navires seraient taxés d'après leurs dimensions. Mais le tonnage exprime le poids et non la masse des objets; comment résoudre cette nouvelle difficulté? En établissant le rapport du volume à la pesanteur, et en cherchant combien chaque navire contient de ces unités de volume représentant le poids du tonneau. C'était toujours, en fin de compte, substituer la mesure au poids, et prendre la capacité du navire pour base de la taxe, au lieu de la pesanteur du chargement.

Autre question découlant de la première: Par quel moyen établir les proportions relatives des navires à taxer? En prenant la longueur de la quille, la largeur des baux15 et la profondeur de la cale; multipliez ces trois termes l'un par l'autre, et le total vous donnera la capacité des navires, si toutefois les proportions de ces navire sont exactes.

[15] On appelle baux les solives qui traversent le navire d'un flanc à l'autre, et qui servent à soutenir les tillacs et à rendre le bordage plus ferme.

L'impôt fut établi sur ces bases, la loi fut votée, et si vous avez l'esprit superficiel, vous pensez qu'elle était juste, et ne pouvait être fâcheuse que pour la bourse des gens qui devaient payer la taxe.

Détrompez-vous; cette loi si simple et si juste en apparence a causé plus de perte de temps et d'hommes, gaspillé plus de richesses qu'il n'en faudrait aujourd'hui pour racheter tous les esclaves de la terre.

«Comment cela?» demandez-vous avec surprise.

Non-seulement cette loi innocente retarda les progrès de la construction navale, l'un des arts les plus importants qui existent, mais elle le fit rétrograder de plusieurs siècles. Le propriétaire d'un bâtiment, ou celui qui voulait le devenir, ne pouvant pas éviter la taxe, chercha par tous les moyens à la réduire le plus possible; car la fraude est le premier résultat des charges trop lourdes, et n'en est pas le moins triste. Il alla trouver le constructeur, lui commanda un vaisseau de telle longueur, de telle profondeur, c'est-à-dire de tel tonnage, et qui, par cela même, devait payer un certain impôt. Mais il ne se borna pas à ces indications; il demanda qu'on lui fît un navire dont la cale renfermât un chargement d'un tiers plus fort que ne le ferait supposer le tonnage, d'après la mesure adoptée pour établir celui-ci. De cette façon-là, il ne payerait en réalité que les deux tiers de la taxe, et frauderait ainsi le gouvernement dont la loi entravait ses entreprises.

Était-il possible de construire un vaisseau dans ces conditions frauduleuses? Parfaitement; il suffisait pour cela d'en augmenter l'étendue, d'en faire saillir les côtés, d'en élargir l'avant, en un mot de lui donner une forme absurde qui en ralentît la marche, et en fît la tombe d'une foule de marins et de passagers.

Le constructeur avait donc le moyen de satisfaire l'armateur; il obéit aux ordres qui lui étaient donnés, et s'y conforma pendant si longtemps, que finissant pas croire que cette structure ridicule était la véritable forme du navire, il ne voulut plus en changer. Cette conviction déplorable s'était tellement emparée de son esprit, qu'après l'abrogation de la loi qui l'avait fait naître, il fallut de bien longues années pour déraciner cette erreur. Ce n'est que la génération suivante qui put s'apercevoir de la faute de ses devanciers, et rendra aux navires une forme raisonnable. Encore n'est-ce pas en Angleterre, où l'erreur avait pris racine, mais de l'autre côté de l'Océan, que cette nouvelle génération vint au monde, fort heureusement pour nous, qu'elle fit sortir de l'ornière où nous aurions langui pendant un siècle.

Il n'a pas fallu moins de cinquante ans pour arriver où nous en sommes, c'est-à-dire bien loin de la perfection. Mais, délivrés du cauchemar de la taxe, les constructeurs se sont mis à regarder les poissons; et, s'inspirant de leur mécanisme, ils font chaque jour de nouveaux progrès.

Vous comprenez maintenant ce que je voulais dire en affirmant que la science politique est la plus importante que puisse étudier l'homme.

CHAPITRE LVII.

Un grand obstacle.

L'Inca, ce bon navire dont j'habitais la cale, était construit comme la plupart des bâtiments de son époque. Afin d'éluder une partie de la taxe, il avait la poitrine d'un pigeon, d'énormes flancs qui dépassaient de beaucoup les baux, et qui, vus d'en bas, se refermaient au-dessus de vous comme une toiture. C'était d'ailleurs la forme de tous les navires marchands qui fréquentaient nos parages.

Vous vous rappelez qu'au-dessus de la caisse où j'étais parvenu, il se trouvait un ballot que je supposais rempli de toile; en explorant avec soin toutes les fentes de ma boîte, je découvris que ce ballot, que j'avais cru plus considérable, n'occupait pas tout le dessus du couvercle; il s'en fallait à peu près de trente centimètres, et à l'endroit où il cessait, je ne rencontrais plus rien; c'était le côté de la caisse qui touchait à la membrure du navire, et j'en conclus que cet espace était vide.

La chose est facile à comprendre: le ballot se trouvait à l'endroit où les côtes du bâtiment commençaient à se courber, il les touchait par son extrémité supérieure, et laissait nécessairement un vide de forme triangulaire entre le couvercle qui lui servait de base et le point où il rencontrait la charpente.

Ce fut pour moi un trait de lumière; il est certain que si j'avais continué mon ascension en ligne directe, je serais arrivé, comme le sommet du ballot, à me trouver en contact avec les flancs du navire, dont la courbe se prononçait de plus en plus à mesure qu'ils approchaient du pont. Avant de les rencontrer, j'aurais eu affaire à tous les petits objets qu'on avait dû placer dans les angles formés par la carcasse du navire, et qui m'auraient donné bien plus de peine que les grandes caisses de sapin, ou les ballots plus importants. Cette raison, jointe à celles dont j'ai déjà parlé, me déterminait à quitter la ligne droite pour suivre la diagonale.

Vous êtes peut-être surpris de me voir employer un temps précieux à faire tous ces calculs; mais si vous réfléchissez au travail que j'allais entreprendre, à la difficulté de me frayer un passage à travers les parois de la caisse, de m'ouvrir la voisine, et tous les colis suivants, quand vous songerez qu'il me fallait tout un jour pour avancer d'un échelon, vous comprendrez qu'il était indispensable de ne pas agir à la légère, et de s'orienter avec soin pour ne pas faire fausse route.

Ensuite je fus bien moins long à choisir la direction que je voulais prendre, qu'à vous expliquer les motifs qui m'y déterminèrent; cela ne demanda pas plus de quelques minutes; et si je restai une demi-heure sans travailler, c'est que j'avais besoin de repos, et que je jouissais avec délices de me sentir sur mes jambes et de redresser la tête.

Quand je fus suffisamment reposé, je me hissai dans la caisse supérieure, et me disposai à reprendre ma besogne.

Je tressaillis de joie en me trouvant dans cette caisse; j'avais gagné le second étage de la cargaison, j'étais à plus de deux mètres du fond de la cale, et à un mètre plus haut que je n'avais encore atteint, c'est-à-dire plus près des hommes, du jour et de la liberté.

Comme je l'ai déjà dit, les planches que j'avais en face de moi étaient presque détachées, par suite des efforts que j'avais faits pour ôter les pièces d'étoffe; je sentais en outre que l'objet qui était de l'autre côté de la caisse en était éloigné de sept ou huit centimètres, car c'est tout au plus si je parvenais à le toucher avec la pointe de mon couteau. L'avantage était évident, cela me donnait plus de jeu, partant plus de force, pour démolir la paroi que j'avais à renverser.

Effectivement, botté à cette intention, je me couchai sur le dos et donnai du pied contre la planche.

Des craquements successifs m'annoncèrent que les clous avaient cédé; je continuai mes efforts, la planche se détacha tout à fait et glissa entre les deux caisses.

Aussitôt je passai la main par la brèche qui s'ensuivit, afin de reconnaître ce qui venait ensuite; je ne sentis que le bois rugueux d'une autre caisse d'emballage, et ne pus deviner ce que renfermait ce nouveau colis.

Le reste des planches, qui complétaient la paroi que j'étais en train d'abattre, suivit la précédente; et je pus continuer mon examen: la surface dont j'avais exploré une partie, s'étendait, à ma grande surprise, beaucoup plus loin que mes bras ne pouvaient atteindre, et cela dans tous les sens; elle se dressait comme un mur, bien au delà des limites de la boîte où je me trouvais alors, et il m'était impossible de deviner où elle s'arrêtait.

Que ce fût un colis d'une dimension démesurée, j'en avais la certitude; mais que pouvait-il contenir? Je ne m'en doutais même pas. Était-ce du drap? la caisse aurait été pareille aux autres: néanmoins ce n'était pas de la toile, et j'en étais bien aise.

J'introduisis mon couteau dans les fentes du sapin, et je sentis quelque chose qui ressemblait à du papier; mais ce n'était qu'une enveloppe, car après avoir traversé l'emballage, la pointe de mon couteau s'arrêta sur un objet aussi poli que du marbre. J'appuyai avec force, et je compris que ce n'était pas de la pierre, mais un bois dur et très-lisse. Je donnai un coup violent pour y enfoncer ma lame: un bruit singulier me répondit, un son prolongé qui, cependant, ne m'apprenait pas quel objet cela pouvait être.

La seule chose à faire pour le savoir était d'ouvrir la caisse et d'en examiner le contenu.

Je suivis le procédé qui m'avait déjà servi, et coupai en travers l'une des planches dont cette énorme caisse était faite. J'eus infiniment de peine et fus au moins quatre ou cinq heures à pratiquer cette ouverture; mon couteau ne coupait plus et ma tâche en devenait plus difficile.

Je finis pourtant par compléter la section, et par détacher la partie inférieure de la planche que je fis tomber entre les deux caisses; la seconde moitié suivit la première, et j'eus une ouverture assez grande pour fouiller dans l'intérieur de cette boîte gigantesque.

De monstrueuses feuilles de papier recouvraient la surface d'un corps volumineux et résistant; j'arrachai cette enveloppe, et mes doigts glissèrent le long d'un objet poli comme un miroir; mais ce n'était pas une glace, car ayant frappé cet objet d'un revers de main, il résonna comme il avait fait une première fois; je donnai un coup plus fort et j'entendis une vibration harmonieuse, qui me fit penser à une harpe éolienne.

C'était un piano qui se trouvait dans la grande caisse, cela ne faisait pas l'ombre d'un doute. Il y en avait un dans notre petit parloir; ma mère en tirait des sons mélodieux; c'est encore aujourd'hui l'un de mes plus doux souvenirs, et je reconnaissais les vibrations qui m'avaient ému jadis. Cette grande table unie, où coulaient mes doigts comme sur du verre, n'était ni plus ni moins que la caisse de l'instrument.

CHAPITRE LVIII.

Détour.

La certitude que je venais d'acquérir était loin d'être encourageante: ce piano m'opposait une barrière peut-être insurmontable; je ne pouvais pas le traverser comme une planche de sapin. C'était assurément le plus grand de tous les pianos; quelle différence avec celui que je vois encore dans notre petit parloir, et sur lequel ma mère exécutait cette bonne musique! Il était posé de champ, et me présentait son couvercle de palissandre, où je ne découvrais pas le moindre petit trou, la plus légère fissure.

Jamais la lame de mon couteau ne parviendrait à mordre sur cette boîte glissante, dont le poli augmentait la dureté.

Quand, d'ailleurs, je serais parvenu à faire une trouée dans le couvercle, soit en le coupant, soit en le défonçant, ce qui, avec de la persévérance, n'eût pas été impraticable, où cela m'aurait-il conduit? Je ne connaissais pas la disposition intérieure d'un piano; tout ce que je me rappelais, c'était d'y avoir remarqué beaucoup de petits morceaux d'ivoire et d'ébène, un grand nombre de cordes en acier, des planches, des pédales, une foule de choses qui devaient être bien difficiles à défaire. Puis il y avait un fond solide; et après le fond du piano, restait la caisse d'emballage.

En supposant que je parvinsse à démonter, ou à briser toutes ces pièces, à les retirer de leur étui, à les ranger derrière moi pour déblayer la place, aurais-je assez de terrain pour agir et pour me permettre de faire une entaille qui me permît d'y passer? La chose était douteuse; je me trompe, j'avais la certitude qu'elle était impraticable.

Plus j'y pensais, plus je voyais l'impossibilité de l'entreprise, et, après l'avoir envisagée sous toutes ses faces, j'y renonçai complétement; il était beaucoup plus sage de me détourner que de chercher à m'ouvrir une brèche dans cette muraille de palissandre ou d'acajou.

Ce n'est pas, toutefois, sans chagrin que je pris cette résolution; j'avais eu tant de peine à ouvrir la caisse du piano! Il m'avait fallu une demi-journée de travail pour défoncer la boîte au drap et pour scier la planche voisine; tout cela en pure perte. Mais qu'y faire, sinon réparer le temps perdu? Comme un général qui assiége une ville, et qui voit ses attaques repoussées, je fis une nouvelle reconnaissance des lieux, afin de découvrir la meilleure route à suivre pour tourner la forteresse qui me défendait le passage.

J'étais toujours persuadé que c'était un ballot de toile qui se trouvait au-dessus de ma tête, et cette conviction m'empêchait de me diriger de ce côté-là; il ne me restait plus qu'à choisir entre la droite et la gauche.

Cela ne m'avancerait pas d'un centimètre; je n'en serais jamais qu'au même étage, et par conséquent tout aussi loin du but; mais j'avais si peur de cet affreux ballot de toile!

Mon travail du jour n'était cependant pas tout à fait perdu; en faisant sauter la paroi latérale de la caisse d'étoffe, j'avais trouvé, ainsi que je l'ai dit, un vide entre elle et cette grande boîte qui renfermait le piano, je pouvais y introduire le bras jusqu'au-dessus du coude, et cela me permettait de palper les colis qui se trouvaient dans les environs.

À droite et à gauche étaient deux caisses entièrement pareilles à celles que j'occupais, et qui devaient être remplies d'étoffes de laine, ce qui m'allait assez bien. J'étais habitué à l'effraction de ces sortes de colis; j'avais trouvé la manière de les débarrasser de leur contenu, et cette besogne n'était pour moi qu'une bagatelle. Plût à Dieu que toute la cargaison eût été formée de cet article, pour lequel étaient renommés les comtés de l'ouest de l'Angleterre.

Comme je faisais cette réflexion, tout en explorant la surface de ces colis, je levai le bras pour voir de combien le ballot de toile dépassait le dessus de la caisse vide; à ma grande surprise, il ne débordait pas. J'avais pourtant observé que ces ballots étaient à peu près de la même dimension que les caisses d'étoffe; et comme celui dont il s'agissait n'allait pas jusqu'au bout de l'autre côté, où la courbure de la charpente l'empêchait de se caser, j'en avais conclu qu'il devait déborder à droite de toute la largeur qu'il laissait vide à gauche; mais il n'en était rien, c'était la preuve qu'il était moins grand que les autres.

Cette remarque toute naturelle changea le cours de mes idées: si le ballot en question différait de ceux que j'avais trouvés, sous le rapport du volume, ne pouvait-il pas renfermer autre chose que de la toile? Je l'examinai avec soin, et fus agréablement surpris en découvrant que ce n'était pas du tout un ballot, mais bel et bien une caisse; elle était seulement entourée d'une matière épaisse et molle, d'une sorte de paillasson ou de natte, et c'était là ce qui avait causé mon erreur.

Dès lors il était possible de revenir à mon plan primitif, et de continuer ma route en ligne directe; je viendrais facilement à bout de ce paillasson, la boîte qu'il enveloppait ne serait pas plus dure que les autres, et je l'aurais bientôt défoncée.

Avant d'arriver au paillasson, il fallait découvrir la caisse ou je me trouvais; vous connaissez les détails de cette besogne, et je ne vous les rappellerai pas; il me suffira de vous dire qu'elle fut moins difficile que je ne m'y attendais, en raison du vide qui se trouvait à ma droite; et je fus bientôt en face du paillasson, qui m'offrit peu de résistance.

La boîte qu'il entourait et que j'allais attaquer était bien en sapin; elle me parut moins épaisse que les autres, elle n'était pas bardée de fer comme les grandes caisses d'étoffe, les clous en étaient peu nombreux, toutes circonstances favorables dont je me félicitai. Au lieu de prendre la peine de couper les planches, ce qui était long et difficile, je pourrais les détacher tout d'abord, en me servant d'un objet quelconque pour en arracher les pointes. J'avais vu souvent ouvrir ainsi les caisses, au moyen d'un ciseau qui fait l'office de levier.

Je pensais bien peu, en me félicitant de ces heureuses circonstances, qu'elles seraient pour moi la cause d'un grand malheur, et que la joie qu'elles me donnaient allait se changer en désespoir.

Vous allez le comprendre en quelques mots.

J'avais inséré mon couteau sous l'une des planches, avec l'intention d'éprouver la résistance que celle-ci m'opposerait; j'appuyai trop sans doute, car un craquement sec, plus douloureux pour moi que n'eût été la détonation d'un pistolet, dont le coup m'aurait frappé, m'annonça que je venais de briser la lame de mon couteau.

CHAPITRE LIX.

La lame brisée.

La lame s'était rompue complétement, et restait fixée entre les deux côtés de la caisse; le manche seul me restait à la main; en passant le doigt sur l'extrémité de celui-ci, je ne trouvais plus qu'un tronçon imperceptible, deux ou trois millimètres au-dessus de la charnière.

Je ne puis pas vous dire le chagrin que j'en éprouvai; toutes les conséquences de cet accident m'apparurent: que pouvais-je faire sans instrument?

Plus moyen de gagner l'écoutille, d'arriver sur le pont; il me fallait renoncer à mon entreprise, et je me retrouvais face à face avec la mort.

Il y avait quelque chose de terrifiant dans la réaction que je subissais: la douleur effroyable qu'elle me causait était rendue plus vive par la soudaineté du choc. Une minute avant, j'étais plein de confiance, tout semblait seconder mes vœux, et ce malheur imprévu me replongeait dans l'abîme.

J'étais foudroyé, je ne pensais plus. À quoi bon réfléchir? je ne pouvais plus rien faire, puisque je n'avais plus d'outil.

Mon esprit s'égarait; je passai machinalement les doigts sur le manche de mon couteau, et restai le pouce appuyé sur le tronçon de la lame; je ne pouvais pas croire qu'elle fût brisée; cela me paraissait un rêve; je doutais de mes sens, je ne me possédais plus.

Peu à peu la réalité se fit jour dans mon esprit: c'était bien vrai; j'avais perdu tout moyen de me sauver. Mais lorsque j'avais compris toute l'étendue de mon malheur, je cherchai instinctivement à lui échapper.

Les paroles d'un grand poëte, que j'avais entendu lire à l'école, me revinrent à la mémoire:

Mieux vaut se servir de ses armes brisées, que de faire usage de ses mains nues.

Personne plus que moi ne devait mettre à profit la sagesse de ces paroles. Je songeais à reprendre ma lame; elle gisait toujours entre les planches, à l'endroit où elle s'était cassée.

Je l'en retirai avec soin pour qu'elle ne tombât pas: elle restait tout entière; mais, hélas! à quoi pouvait-elle me servir, maintenant qu'elle était séparée du manche?

Par bonheur, elle était forte et longue; j'essayai d'en faire usage, et vis avec joie qu'elle coupait encore un peu; en l'entourant d'un chiffon, qui en envelopperait la base, elle pouvait me rendre du nouveaux services; mais il ne fallait pas compter sur elle pour ouvrir des caisses, comme elle l'avait fait jusqu'ici.

Il ne pouvait pas être question de la remmancher, bien que l'idée m'en fût déjà venue; l'impossibilité de faire sortir de la charnière la partie qui s'y trouvait engagée ne permettait pas qu'on y songeât.

Certes, si j'avais pu enlever ce tronçon de la place qu'il occupait, le manche aurait pu me resservir; j'aurais introduit la partie brisée de la lame entre les deux lèvres qui le terminaient, et, comme je ne manquais pas de ficelle, j'aurais lié solidement les deux parties du couteau, de manière à rétablir celui-ci. Mais comment arracher ce tronçon, maintenu par un clou rivé?

Le manche ne m'était pas plus utile qu'un simple morceau de bois: beaucoup moins, pensai-je; avec un morceau de bois pur et simple, je ferais à ma lame une poignée qui me permettrait de m'en servir.

Il n'en fallut pas davantage pour rendre à mon esprit toute son activité, et je ne pensai plus qu'à remmancher mon couteau.

Sous l'empire des circonstances qui tenaient toutes mes facultés en éveil, j'eus bientôt une idée; l'exécution en fut rapide, et, quelques heures après l'incident qui m'avait mis au désespoir, j'étais en possession d'un couteau complet, dont le manche était grossier, je l'avoue, mais qui n'en était pas moins commode; et j'avais retrouvé toute ma confiance.

Comment aviez-vous fait? direz-vous. Ce fut bien simple: toutes ces caisses que j'avais démolies, et dont les planches avaient deux ou trois centimètres d'épaisseur, me fournissaient les matériaux nécessaires. Je pris l'un des éclats de bois qui m'entouraient, et lui donnai la dimension, et à peu près la forme que devait avoir mon manche; la lame, garnie d'étoffe à la base, comme je l'ai dit plus haut, avait suffi à ce léger ouvrage; une fois le manche terminé, j'avais pratiqué une fente à l'extrémité supérieure, et j'y avais enfoncé ma lame. Il ne restait plus qu'à l'attacher solidement; je pensais d'abord à la ficelle que vous savez, mais je changeai bientôt d'avis. Cette ficelle pouvait se desserrer, se trancher ou se défaire, la lame sortir du manche, et tomber entre les colis, où elle serait perdue sans retour; c'était un accident trop grave pour que je ne prisse pas le moyen de l'éviter.

Avec quoi, cependant, attacher cette lame et la fixer au manche, si ce n'est avec de la ficelle, quand on n'a pas autre chose? Je me le demandais comme vous. Un bout de fil d'archal aurait bien fait mon affaire; mais il fallait en avoir, et je n'en possédais pas. Quelle sottise! et les cordes du piano!

Je me retournai vers l'instrument, qui absorba de nouveau mon attention. S'il avait été ouvert, j'y aurais pris, sans retard, le fil de métal dont j'avais besoin; mais il fallait l'ouvrir, et c'était là le difficile; je n'y avais pas songé. Même avec un bon couteau parfaitement emmanché, il n'est pas sûr que j'y fusse parvenu; avec une lame pure et simple, il ne fallait pas y penser, et j'abandonnai mon expédient.

Il fut bientôt remplacé par un autre; les bandes de fer, qui reliaient entre elles les différentes parties des caisses, pouvaient parfaitement me servir; elles étaient souples et minces, et deux ou trois tours de ces bandelettes feraient une excellente virole; je maintiendrais celle-ci au moyen d'une ficelle, qui, cette fois, se trouverait bien suffisante.

La chose se fit comme je viens de vous le dire, et mon couteau fut restauré. La lame en était un peu plus courte, mais ce n'était pas un inconvénient pour ce que j'en voulais faire, et cette pensée mit le comble à ma satisfaction.

Il y avait alors près de vingt heures que j'étais éveillé. Je songeais à quitter l'ouvrage au moment où j'avais cassé mon couteau; après ce malheur, il m'aurait été impossible de fermer l'œil; et je n'avais pas dormi.

Une fois que j'eus retrouvé mes espérances, je me dirigeai vers ma cabine avec l'intention de me reposer de corps et d'esprit. Il est inutile d'ajouter que la faim me poussa vers le buffet; j'en sortis un rat que je mangeai avec un plaisir dont vous vous étonnez, et qui aujourd'hui ne me surprend pas moins que vous.

CHAPITRE LX.

Espace triangulaire.

Je passai la nuit dans mon ancienne cabine; il serait plus juste de dire que j'y restai pendant mon sommeil, car il pouvait être grand jour; mais peu importe, je n'en dormis pas moins bien, et me réveillai plein de vigueur. C'était mon nouveau régime qui, sans aucun doute, produisait cet heureux effet; car, en dépit de la répugnance qu'il vous inspire, il faut reconnaître qu'il était nourrissant.

Je n'hésitai pas à déjeuner de la même chère; et après avoir bu ma ration d'eau je retournai dans la caisse où j'avais passé la journée précédente et une partie de la nuit.

En me retrouvant à la même place que la veille, je ne pus pas me dissimuler que j'avais fait peu de chemin pendant cette longue séance; mais quelque chose me faisait pressentir que j'allais être plus heureux.

Vous vous rappelez qu'au moment où la rupture de ma lame était venue me plonger dans la douleur, j'étais placé dans les circonstances les plus favorables où je me fusse encore trouvé: la caisse à laquelle j'avais affaire semblait facile à ouvrir; et je me revis dans la même situation en reprenant mon travail.

Cette fois, comme vous pensez, je n'eus pas la témérité de me servir de mon couteau pour soulever les planches et les enlever de leur point d'attache. Je connaissais trop la valeur de cet instrument, qui était celui de ma délivrance, et je cherchai un autre levier.

«Il me faudrait un morceau de bois très-dur,» pensai-je.

Je me souvins tout à coup des douelles de la barrique d'eau-de-vie.

Je fus aussitôt dans ma cabine; où je me rappelais les avoir laissées. Effectivement, après avoir dérangé quelques pièces de drap, et tâtonné pendant quelques minutes, je me trouvai possesseur d'une planche étroite et solide qui me sembla remplir toutes les conditions voulues.

De nouveau à la besogne, j'amincis le bout de ma planchette, et l'introduisant avec un peu de peine, il est vrai, sous les planches qui formaient l'un des côtés de la caisse, je l'y enfonçai le plus possible en frappant dessus avec un morceau de bois.

Lorsqu'elle fut solidement ancrée, je pesai de toutes mes forces sur le bout qui était libre, et après de nombreuses secousses, j'eus la satisfaction d'entendre craquer les pointes qui se détachaient. Mes doigts prirent alors la place du levier, j'attirai la planche vers moi, et la brèche fut ouverte.

La planche voisine se détacha plus facilement; il en résulta une ouverture bien assez large pour me permettre de vider la boîte de ce qu'elle pouvait contenir.

C'étaient des paquets oblongs, ayant la forme des pièces de toile ou de drap, mais bien plus légers, surtout plus élastiques, ils n'en sortiraient que plus facilement, et je n'aurais pas besoin de les défaire pour les ôter de la caisse.

Quant à m'assurer de leur nature, je n'en eus pas même la curiosité; et il me serait impossible de vous dire ce qu'il y avait dans ces paquets, si en tirant l'un d'eux, qui était plus serré que les autres, l'enveloppe ne s'en était déchirée: au moelleux du tissu que mes doigts rencontrèrent, ils reconnurent que c'était du velours.

La caisse fut bientôt vide, son contenu rangé avec soin derrière moi; et le cœur palpitant, je me hissai dans l'espace que je venais de m'ouvrir: j'étais d'un étage plus près de la liberté.

Il ne m'avait fallu que deux heures pour faire ce pas énorme; c'était d'un bon augure; la journée commençait bien, et je résolus de ne pas perdre une minute, puisque le sort se montrait si favorable.

Après avoir été me rafraîchir à mon tonneau, je remontai dans la caisse au velours, et je commençai une nouvelle série d'explorations. Comme il était arrivé pour la caisse au drap, la partie supérieure, également appuyée contre le piano, pouvait se détacher avec un peu d'effort; et sans pousser au delà mon examen, j'appuyai mes talons contre les planches et les frappai vigoureusement.

Je n'avais pas beaucoup de force, en raison de la gêne que j'éprouvais dans ma nouvelle boîte, dont la dimension était beaucoup moindre que celle de la caisse aux étoffes. À la fin, cependant, les planches se détachèrent, et tombèrent les unes après les autres dans le vide que j'ai signalé.

Je pus, dès lors, continuer mon examen des lieux, et je me penchai pour sentir ce qu'il y avait autour de moi; je m'attendais à trouver le grand piano, se dressant toujours comme un mur, et j'avais bien peur qu'il ne fermât tout l'espace. Il est certain que l'énorme caisse n'avait pas changé de position, c'est elle que je rencontrai tout de suite; mais je ne pus retenir un cri de joie en m'apercevant qu'elle ne bouchait pas la moitié de l'ouverture; et, chose qui me rendait encore plus heureux, c'est qu'en suivant le bord avec la main, je découvris que dans l'endroit où elle n'arrivait pas, il se trouvait un vide, presque aussi large que la caisse au velours.

Quelle agréable surprise! autant d'avance pour mon tunnel. J'étendis le bras, et ma joie devint de plus en plus grande: le vide existait non-seulement en largeur, mais il montait jusqu'à l'extrémité du piano, et formait une cellule triangulaire dont la pointe était précisément tournée vers le bas. Cela tenait à la forme du piano qui, au lieu d'être carré, allait en diminuant de largeur; il était placé de champ, et comme il reposait sur le côté le plus large, il y avait nécessairement un vide à partir de son échancrure.

Apparemment qu'il n'y avait pas eu de caisse ou de ballot qui pût se caser dans cet espace triangulaire, puisqu'il était inoccupé. «Tant mieux,» pensai-je en m'introduisant dans cette logette, avec l'intention de l'examiner.

CHAPITRE LXI.

Nouvelle caisse.

L'examen ne fut pas long; j'eus bientôt découvert que le fond de ce vide était formé par une grande caisse. À droite il y en avait une pareille; à gauche se trouvait l'obliquité du piano, qui, par son écartement, donnait à la base du triangle une largeur de cinquante centimètres.

Mais je me souciais fort peu de ce qu'il y avait au fond, à droite et à gauche de cet espace vide; c'était le dessus de la logette qui m'intéressait, puisque c'était perpendiculairement que je voulais percer mon tunnel. L'obliquité du piano avait encore pour moi l'avantage de me faire arriver diamétralement au-dessous de la grande écoutille. Je n'avais plus à m'occuper de ce qui était sur les parties latérales, à moins de rencontrer un obstacle imprévu. Quant à présent, je ne pensais qu'à monter. «Excelsior! excelsior!» me répétais-je avec ivresse. Deux ou trois étages à franchir, peut-être moins, et je serais libre! Cette pensée me faisait battre le cœur.

Ce fut avec une vive anxiété que je portai la main au plafond de la logette; mes doigts tremblèrent tout à coup et reculèrent involontairement. Bonté divine! encore un ballot de toile.

En étais-je bien sûr? Je m'y étais déjà trompé lors de la caisse de velours. Avant de se désoler il fallait examiner de plus près.

Je fermai le poing et frappai la base du prétendu ballot. Quel son agréable me répondit! c'était une caisse recouverte de son emballage. Un bloc de toile ou d'étoffe m'aurait donné un son mat, à peine sensible, tandis que cette nouvelle caisse résonnait comme si elle eût été vide.

Il devait cependant se trouver quelque chose; elle n'aurait pas été là si elle n'avait rien contenu; mais que pouvait-elle renfermer?

Je la frappai plusieurs fois avec le manche de mon couteau, elle rendit toujours le même bruit: un son creux annonçant le vide.

«On aura peut-être oublié de la remplir; de mieux en mieux: pensai-je. Dans tous les cas, c'est quelque chose de léger dont je me débarrasserai facilement.»

Mais à quoi bon ces conjectures? Il valait mieux défoncer la boîte que de perdre son temps à deviner une énigme; et en deux tours de main j'eus arraché la toile.

Je n'ai pas besoin de vous dire au moyen de quel procédé j'ouvris cette caisse; vous le connaissez aussi bien que moi: une planche fut coupée en travers, puis arrachée, ainsi qu'une seconde, et le passage fut libre.

Ma surprise fut extrême; je ne comprenais pas ce qu'il y avait dans cette boîte. Cependant, lorsque je fus parvenu à détacher l'un des objets bizarres qui m'intriguaient, je finis par découvrir que c'étaient des chapeaux.

Mon Dieu oui! des chapeaux de femme tout garnis de rubans, de fleurs et de panaches.

Si j'avais connu, à cette époque, le costume péruvien, j'aurais encore été bien plus surpris. J'aurais su qu'on ne voit jamais pareille coiffure charger la tête d'une Péruvienne. Mais je l'ignorais complétement, et n'étais étonné que de voir un article aussi futile faire partie de la cargaison d'un vaisseau.

On me donna plus tard l'explication de cette bizarrerie, en me disant qu'il y avait beaucoup de Françaises et d'Anglaises dans l'Amérique du Sud: les femmes et les filles des négociants établis dans cette partie du monde, celles des consuls, etc., et que malgré la distance qui les séparait de l'Europe ces dames n'en persistaient pas moins à suivre les modes de Paris ou de Londres, en dépit du mauvais effet que leur coiffure absurde produit aux yeux des indigènes.

C'était donc à ces élégantes qu'était destinée la caisse de modes où je venais de m'introduire.

Il faut avouer que ces dames furent trompées dans leur espoir; les chapeaux n'arrivèrent pas à leur destination, ou plutôt ils y parvinrent dans un état qui ne permettait plus d'en faire un objet de parure. Je les saisis tous d'une main impitoyable, et dans la nécessité où je me trouvais de les réduire au moindre volume possible, on comprend ce qui advint de la grâce et de la fraîcheur de ces objets délicats.

Par suite de cette manœuvre, une foule de malédictions a dû retomber sur ma tête; et la seule chose que je puisse répondre, c'est qu'il s'agissait pour moi d'une question de vie ou de mort devant laquelle s'effaçait l'importance des chapeaux. Il n'est pas probable que cette excuse fut trouvée bonne à l'endroit où on les attendait. Je n'en ai jamais rien su. Tout ce que je puis dire, c'est que plus tard j'eus la satisfaction de décharger ma conscience en payant l'indemnité que réclamait la marchande de modes.

CHAPITRE LXII.

À demi suffoqué.

Une fois débarrassé des chapeaux, et installé à leur place, j'avais l'intention de faire sauter le couvercle de la caisse, si la chose était possible, ou d'y pratiquer l'ouverture de rigueur. Mais d'abord il fallait procéder à mon examen habituel pour savoir à quoi j'aurais affaire ensuite, afin de ne pas m'exposer à prendre une peine inutile.

Je passai donc la pointe de mon couteau entre les fentes du couvercle, pour tâter l'objet qui se trouvait au-dessus de moi. C'était un ballot, car je sentais de la toile; mais un ballot qui me parut élastique; du moins il ne m'offrait pas grande résistance, la lame de mon couteau s'y enfonça jusqu'à la garde, et je ne sentis pas de caisse intérieure.

Ce n'était pas de la toile, pas même du drap; mon couteau y entrait comme dans du beurre; et la moindre étoffe m'aurait toujours un peu résisté. Mais ce pouvait être un vide; je sondai à plusieurs endroits, et partout je pénétrais sans effort; c'était une matière molle, une substance inconnue dont je ne me faisais pas la moindre idée.

Il était à peu près sûr qu'elle ne m'opposerait pas d'obstacle sérieux; je n'en demandais pas davantage, et sous l'impression agréable que me donnait cette probabilité, je me mis en devoir d'enlever les planches qui me séparaient de ce singulier ballot, afin de le miner à son tour.

Je me livrai de nouveau à cette fastidieuse besogne de couper en travers l'une des planches qui s'opposaient à mon passage; je n'avais pas d'autre moyen de procéder perpendiculairement: le poids des objets qui se trouvaient sur les caisses m'empêchait d'en ébranler le couvercle, dont la section devenait indispensable.

Toutefois, le dessus de la boîte à chapeaux fut moins difficile à couper que les autres, le bois en était plus mince, et en moins d'une heure j'eus achevé mon opération.

Je coupai la toile qui enveloppait cette caisse de modes précieuses, et je pus avec la main sentir le mystérieux ballot: c'était un sac à blé; je le reconnus immédiatement, j'en avais assez palpé à la ferme.

Mais qu'est-ce qui le remplissait? était-ce de l'orge, du froment ou de l'avoine? Non, c'était quelque chose de plus doux.

Il était facile de s'en assurer; au moyen de mon couteau je fis au sac une ouverture suffisante pour y passer la main. Ce ne fut pas nécessaire: à peine avais-je fendu la toile, qu'une substance poudreuse s'en échappa, et que mes doigts, en se refermant, saisirent une poignée de farine. Je la portai à ma bouche: c'était de la farine de froment, j'en avais l'assurance.

Quelle heureuse découverte! je n'avais plus peur de mourir de faim, plus besoin de manger des rats. Avec de la farine et de l'eau je pouvais vivre comme un prince. Elle était crue, direz-vous? Qu'importe, elle n'en était pas moins agréable et saine.

«Dieu soit loué!» m'écriai-je en pensant à la valeur de cette découverte.

Je travaillais depuis longtemps, j'étais fatigué, j'avais grand'faim, et ne pus résister au désir de faire immédiatement un bon repas. Je remplis mes poches de farine et me disposai à retourner près de mon tonneau. Avant de partir j'eus toutefois la précaution de fermer la plaie que j'avais faite à mon sac, en y fourrant des morceaux de toile, et j'opérai ma descente.

Les rats, y compris le sac de laine qui me servait de garde-manger, furent placés dans un coin; j'espérais bien n'avoir plus à les en sortir; et faisant une pâte avec ma farine, je la mangeai d'aussi bon cœur que s'il se fût agi d'un tôt-fait ou d'un pouding à la minute.

Quelques heures d'un profond sommeil réparèrent mes forces; un nouveau plat de bouillie fut avalé prestement, et je revins à mon tunnel.

En arrivant au second étage, c'est-à-dire à la seconde caisse, je fus surpris de trouver sur toutes les planches une couche épaisse de poussière. Dans la logette, à côté du piano, cette couche était si forte que j'y enfonçais jusqu'à la cheville; quelque chose me tombait sur les épaules; je levai la tête, un nuage de poudre m'entra dans la bouche, dans les yeux et me fit tousser, éternuer, pleurer de la façon la plus violente. Mon premier mouvement fut de battre en retraite, pour me réfugier au fond de ma cellule; mais je n'eus pas besoin d'aller jusque-là; une fois dans l'ancienne boîte aux biscuits, je fus à l'abri de cette ondée pulvérulente, et je respirai librement.

[Illustration]

Un nuage de poudre m'entra dans la bouche.

Il était facile de s'expliquer ce phénomène: le mouvement du vaisseau avait fait tomber les chiffons qui bouchaient l'ouverture du sac; et c'était ma farine que j'avais prise pour de la poussière.

La perte pouvait être considérable; dans tous les cas il fallait refermer le sac. Malgré la peur que j'avais d'une nouvelle suffocation, je n'hésitai pas à escalader mon tunnel; et fermant la bouche et les yeux, je fus bientôt dans l'ancienne caisse de modes.

Mais il me sembla qu'il ne tombait plus de farine. Je levai d'abord la main, puis la figure, et me convainquis du fait: la pluie de farine avait complétement cessé, et par une bonne raison, c'est que le sac était vide.

J'aurais regardé cet événement comme un malheur, si je n'avais compris tout de suite qu'on pouvait y remédier. Certes une grande partie de la farine avait glissé entre les caisses, et de là s'était perdue à fond de cale; mais il en restait une quantité plus que suffisante dans tous les coins où il y avait un bout de planche; principalement dans la logette triangulaire, que j'avais tapissée d'étoffe.

Cela importait peu du reste; car une nouvelle découverte, que je fis presque aussitôt, absorba toutes mes pensées, et je ne m'inquiétai plus de farine ni de provisions quelconques.

J'avais allongé le bras pour voir si vraiment la poche était vide; elle l'était complétement; dès lors je n'avais plus qu'à tirer le sac pour profiter de la place qu'il occupait, et la prendre à mon tour. «Encore un étage de gagné,» me dis-je, en saisissant la toile et en la jetant derrière moi.

Je passai la tête dans la caisse pour me hisser à la place du sac:

Ô mon Dieu, je revoyais la lumière!

CHAPITRE LXIII.

Vie et clarté.

Je ne peux pas vous décrire mon bonheur. Toute appréhension m'abandonna: j'étais sauvé, j'oubliais que j'avais souffert.

La clarté qui me réjouissait ainsi n'était qu'un faible rayon qui passait entre deux planches. Elle m'arrivait en ligne oblique, et me paraissait à peine à deux ou trois mètres de distance.

[Illustration]

C'était un faible rayon qui passait entre deux planches.

Elle ne pouvait pas venir du pont; il n'existe pas la moindre fissure au plancher d'un navire; et la fente qui laissait pénétrer cette lueur ne pouvait être qu'au volet de l'écoutille, dont le prélart était sans doute enlevé, ou déchiré à cet endroit.

J'avais les yeux rivés sur cette lueur imperceptible, qui me semblait rayonner comme une étoile brillante. Jamais rien ne me parut si doux à contempler; c'était comme le regard d'un ange qui me souriait, et me félicitait de me voir revenir à la vie.

Je m'arrachai cependant à mon extase; j'étais à la fin de mon travail, j'allais recueillir le prix de mes efforts, et ne pouvais m'arrêter au seuil de la délivrance. Plus on est près du but, plus on est impatient de l'atteindre; et je me hâtai d'arracher le reste du dessus de la caisse de modes, où je me trouvais encore.

Puisque cette clarté m'arrivait, j'étais donc au dernier étage de la cargaison; puisqu'elle me venait obliquement, c'est qu'il n'y avait rien entre elle et moi. L'espace qu'elle traversait ne pouvait être qu'au-dessus des caisses et des ballots; rien ne devait le remplir.

Cette conjecture fut bientôt vérifiée. Je sortis de ma case, j'étendis les bras dans tous les sens et ne rencontrai que le vide. Assis au bord de la caisse, j'y restai quelque temps, n'osant pas m'aventurer dans l'espace qui était devant moi, de peur de trouver sous mes pas quelque abîme, et de ne m'en apercevoir qu'en y tombant.

Je regardais la clarté qui me servait de phare, et dont je m'étais rapproché. Mes yeux s'habituaient à la lumière, et malgré la faiblesse du rayon qui m'éclairait, je finis par distinguer tous les objets qu'il y avait autour de moi. Je vis bientôt que le vide au lieu de régner sur toute la cargaison, ainsi que je l'avais cru, ne s'étendait qu'à peu de distance de ma caisse. C'était un creux circulaire, une sorte d'amphithéâtre fermé de tous côtés par les marchandises empilées dans la cale, un espace laissé au-dessous de l'écoutille, et où gisaient des barils et des sacs, destinés sans doute à l'approvisionnement de l'équipage, et placés de manière qu'on pût les prendre facilement, à mesure que le besoin s'en ferait sentir.

C'était sur l'un des côtés de cette espèce d'entonnoir que j'étais sorti de ma galerie. Sans aucun doute j'étais sur le pont. Je n'avais plus qu'à faire quelque pas, à frapper aux planches qui se trouvaient au-dessus de ma tête; et l'on venait à mon secours.

Mais, bien qu'il ne me fallût qu'un simple effort, un seul cri pour recouvrer la liberté, je fus longtemps sans avoir le courage de faire cet effort libérateur.

Je n'ai pas besoin de vous dire pourquoi. Rappelez-vous tous mes ravages. Les dégâts s'élevaient peut-être à des centaines de livres. Songez à l'impossibilité où je me trouvais de faire la plus légère restitution, de dédommager qui que ce fût de la perte dont j'étais cause, et vous comprendrez pourquoi je restais immobile sur la caisse aux chapeaux. Une inquiétude affreuse s'était emparée de mon esprit. Le dénoûment que pouvait avoir ce drame me remplissait de terreur, et j'hésitais à le faire naître.

Comment regarder en face le capitaine, affronter la colère du lieutenant? Je frissonnais rien que d'y penser. Quel châtiment allais-je avoir à subir? Peut-être me jetterait-on à la mer.

Un tressaillement d'horreur parcourut toutes mes veines; la disposition de mon âme avait brusquement changé; cette lumière tremblante, qui l'instant d'avant m'inondait de joie, ne m'inspirait plus qu'une horrible crainte; et ma poitrine se serrait tandis que mes yeux la regardaient avec stupeur.

CHAPITRE LXIV.

Un équipage surpris.

Je cherchai un moyen de réparer le mal que j'avais fait; mais ces réflexions ne firent qu'augmenter mon amertume. Je ne possédais pas une obole: tout mon avoir consistait dans ma vieille montre. Si je l'offrais à ceux.... Quelle dérision! Elle ne payerait pas le biscuit que j'avais mangé.

Il me restait bien autre chose, et je l'ai toujours, car je l'ai conservé jusqu'à présent; mais cet objet, qui pour moi avait tant de prix, ne valait pas six pence. Vous devinez que je parle de mon vieux couteau.

Mon oncle n'interviendrait pas dans cette affaire; il s'intéressait fort peu à moi, et n'était pas responsable de mes actes, il ne fallait donc pas compter sur lui pour payer mes dégâts.

Une seule pensée me donnait de l'espoir; je pouvais m'engager au service du capitaine pour un nombre d'années considérable; je pouvais travailler en qualité de mousse, de garçon de cabine, de domestique; je ferais tout ce qu'il lui plairait de m'imposer pour éteindre ma dette.

S'il acceptait ma proposition, et je ne voyais pas qu'il eût autre chose à faire, à moins de me jeter par-dessus le bord, tout s'arrangerait pour le mieux.

Cette idée me rendit un peu de courage, et, après l'avoir envisagée sous toutes ses faces, je résolus de m'offrir au capitaine, aussitôt que je pourrais le voir.

Comme je venais de prendre cette décision, et d'en fixer les termes, j'entendis faire un grand bruit au-dessus de ma tête; c'étaient les pas pesants des matelots qui allaient et venaient sur le pont; ils se dirigeaient des deux extrémités du navire, et s'arrêtèrent précisément autour de l'écoutille.

Au bruit des pas succéda celui des voix;—qu'il fut doux à mon oreille!—Deux ou trois acclamations retentirent, quelques paroles brèves furent prononcées, puis des chants s'élevèrent en chœur. Les voix étaient rudes; mais je n'ai jamais rien entendu qui pour moi fût aussi harmonieux que ce chant de matelots.

Il m'inspira de la confiance; je retrouvai toute mon énergie; la captivité n'était plus possible. Dès que les chants cessèrent, je m'élançai vers l'écoutille, et frappai vivement les planches qui étaient au-dessus de ma tête.

Je prêtai l'oreille: on m'avait entendu. Les voix parlementaient, elles semblaient exprimer l'étonnement. Les paroles continuèrent, le nombre des voix s'accrut, et cependant on ne m'ouvrait pas.

Je frappai de nouveau, en m'efforçant de crier; mais je fus surpris de la faiblesse de ma voix, et je supposai que personne ne pourrait l'entendre.

Je me trompais: une volée d'exclamations me répondit, et à leur multitude il me fut aisé de comprendre que tout l'équipage entourait l'écoutille.

Je frappai une troisième fois, et me mis un peu à l'écart, en attendant avec émotion ce qui allait arriver.

Quelque chose frotta sur le pont; c'était le prélart qu'on écartait, et la lumière pénétra aussitôt par toutes les fentes du plancher.

L'instant d'après le ciel s'entr'ouvrit à mes regards, un flot lumineux s'en échappa et m'éblouit complétement; je chancelai, pris de vertige, et tombai sur une caisse, où je ne tardai pas à m'évanouir.

Au moment où l'écoutille s'était ouverte, j'avais entrevu un cercle de têtes penchées au-dessus du couloir, et qui s'étaient reculées tout à coup avec une expression de terreur. Les cris que j'avais entendus témoignaient du même effroi; puis ils s'étaient dissipés peu à peu, en même temps que la lumière s'effaçait à mes regards, c'est-à-dire à mesure que je perdais connaissance.

Complétement étranger à tout ce qui se passait autour de moi, je ne vis pas le cercle de têtes se reformer au-dessus de l'écoutille, et me considérer de nouveau; je ne vis pas l'un des hommes s'élancer sur les caisses, où il fut suivi de quelques autres; je n'entendis pas leurs conjectures; je ne m'aperçus pas de la douceur avec laquelle ils me relevèrent, me soutinrent dans leurs bras, me posèrent leurs mains calleuses sur la poitrine, pour voir si mon cœur battait encore; je ne vis pas le bon matelot me prendre comme un enfant, monter avec précaution l'échelle qu'on lui tendait, et me déposer tout doucement sur le pont. Je ne vis et ne sentis rien, jusqu'au moment où le choc violent d'un seau d'eau me tira de ma torpeur, et vint m'apprendre que je respirais encore.

CHAPITRE LXV.

Dénoûment.

Lorsque j'eus repris connaissance, je me trouvais sur le pont; la foule se pressait autour de moi, et dans quelque direction que je pusse regarder, mes yeux ne rencontraient que des figures humaines! des traits rudes, mais où je ne voyais pas de sévérité: au contraire, je n'y trouvais qu'attendrissement et sympathie.

Tous les matelots m'entouraient; l'un d'eux, penché au-dessus de mon visage, m'humectait les lèvres, et me bassinait les tempes avec un linge mouillé. Je le reconnus immédiatement: c'était Waters, celui qui m'avait donné son couteau; il ne se doutait guère alors du service qu'il me rendait; moi-même je n'en avais pas l'idée.

«Waters, me reconnaissez-vous? lui dis-je.

—Mille sabords! s'écria-t-il, je veux être pendu si ce n'est pas le petit qui est venu nous trouver la surveille d'embarquer!

—Ce petit épissoir qui voulait être marin? cria la foule avec ensemble.

—Lui-même, pour le sûr.

—Oui, répliquai-je: c'est bien moi.»

Une autre volée de phrases exclamatives suivit cette déclaration, puis il y eut un instant de silence.

«Où est le capitaine? demandai-je.

—Tu veux lui parler? me dit Waters, à qui je m'étais adressé; le voilà justement,» ajouta le bon matelot en étendant le bras pour écarter la foule.

Je jetai les yeux du côté où le cercle s'était ouvert, et j'aperçus le monsieur, dont le costume m'avait déjà fait reconnaître le grade. Il était devant la porte de sa cabine à peu de distance de l'endroit où je me trouvais moi-même. Sa figure était sérieuse, mais elle ne m'effraya pas, il me sembla qu'il se laisserait toucher.

J'eus encore un instant d'hésitation; puis, appelant tout mon courage à mon aide, je me dirigeai vers le capitaine en chancelant, et m'agenouillai devant lui.

«Oh! monsieur! m'écriai-je, vous ne pourrez jamais me pardonner.»

Il me fut impossible de trouver autre chose à dire, et, les yeux baissés, j'attendis ma sentence.

«Allons, mon enfant, dit une voix pleine de douceur, relève-toi, et viens dans ma cabine.»

Une main avait pris la mienne et soutenait mes pas chancelants; celui qui me donnait cet appui, c'était le capitaine en personne. Il n'était pas probable qu'il voulût ensuite me faire jeter aux requins; était-il possible que tout cela finit par un entier pardon? Mais il ne savait pas les dégâts que j'avais commis.

En entrant dans la chambre mes regards tombèrent sur un miroir; je ne me serais pas reconnu; j'étais tout blanc, comme si on m'eût passé à la chaux; toutefois je me rappelai la farine; quant à ma figure, elle était aussi blanche que mes habits, et décharnée comme la face d'un squelette. L'absence de lumière et d'espace, les privations et les tortures morales avaient fait de grands ravages dans ma chair.

Le capitaine me fit asseoir, appela son intendant, et dit à celui-ci de me donner un verre de porto. Il garda le silence tant que je n'eus pas fini de boire; lorsque j'eus avalé ma dernière goutte, il prit la parole, en tournant vers moi une figure qui n'avait rien de sévère, et me dit qu'il fallait tout lui raconter.

C'était une longue histoire; cependant je ne lui cachai ni les motifs qui m'avaient poussé à fuir de chez mon oncle, ni les dommages que j'avais causés à la cargaison. Il en connaissait une partie, car plus d'un matelot avait déjà visité ma cellule, et fait le rapport de ce qu'il avait trouvé.

Lorsque j'eus terminé mon récit, avec tous ses détails, je fis au capitaine la proposition de le servir pour acquitter ma dette, et j'attendis sa réponse avec un serrement de cœur; mais mon inquiétude fut bientôt dissipée.

«Bravo garçon! dit le capitaine en se levant, tu es digne d'entrer dans la marine; et par la mémoire de ton noble père, que j'ai connu, tu seras marin, je te le promets. Waters: ajouta-t-il en s'adressant au matelot qui attendait à la porte, emmène ce garçon-là, fais-lui donner un gréement neuf; dès qu'il aura recouvré toute sa force, veille à ce qu'on lui apprenne le nom et le maniement des cordages.»

Waters veilla soigneusement à mon éducation maritime, et je demeurai sous ses ordres jusqu'au jour où, de simple apprenti, je fus couché sur le livre de bord en qualité de marin.

Mais je ne devais pas en rester là: «Excelsior» était toujours ma devise, et avec l'assistance du généreux capitaine, je ne tardai pas à devenir contre-maître, puis second, puis premier lieutenant, et je finis par commander à mon tour.

Avec les années, ma position devenant toujours meilleure, je fus capitaine de mon propre navire.

C'était l'ambition de toute ma vie; dès lors, j'avais la liberté de choisir ma route, de labourer l'Océan dans tous les sens, et de commercer avec la partie du monde qui m'attirait vers ses côtes.

L'un des premiers voyages que je fis à cette époque fut celui du Pérou; et je n'oubliai pas d'emporter une caisse de modes pour les Européennes de Callao et de Lima. Elle arriva saine et sauve, et nul doute que son contenu n'ait enchanté les belles créoles qu'il était destiné à ravir.

Les chapeaux écrasés étaient payés depuis longtemps, ainsi que l'eau-de-vie répandue, et les dommages causés aux pièces de drap et de velours. Après tout, la somme que j'eus à débourser ne fut pas très-considérable; les propriétaires des marchandises, qui tous étaient des hommes généreux, prenant en considération les circonstances où les dégâts avaient été commis, se montrèrent faciles avec le capitaine, qui à son tour me fit des conditions très-douces. Quelques années suffirent pour régler tous mes comptes, ou, dans la langue des matelots, pour brasser carrément les vergues.

J'ai longtemps navigué depuis lors; mais quand après quelques opérations fructueuses, et beaucoup d'ordre, je me suis trouvé de quoi vivre pour le reste de mes jours, j'ai commencé à me fatiguer de la tempête et à soupirer après une existence plus calme. Ce désir devint de plus en plus fort; et finissant par ne pas pouvoir lui résister, je résolus de terminer la lutte, et de jeter l'ancre une dernière fois à la côte.

Pour réaliser ce dessein, je vendis mon brick, tout ce qui concernait la mer; et je revins me fixer dans ce village; c'est ici que je suis né, c'est ici que je veux mourir.

Au revoir, enfants; et que Dieu vous garde et vous protége.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

  1. Mon auditoire
  2. Sauvé par des cygnes
  3. Nouveau péril
  4. En mer
  5. Le récif
  6. Les mouettes
  7. À la recherche d'un oursin
  8. Perte du petit canot
  9. Sur l'écueil
  10. Escalade
  11. Marée montante
  12. Le poteau
  13. Suspension
  14. En partance pour le Pérou
  15. Fuite
  16. L'Inca et son équipage
  17. Pas assez grand!
  18. Entrée furtive
  19. Hourra! nous sommes partis!
  20. Mal de mer
  21. Enseveli tout vivant!
  22. Soif
  23. Son plein de charme
  24. La barrique est mise en perce
  25. Le fausset
  26. Une caisse de biscuit
  27. Une pipe d'eau-de-vie
  28. Rations
  29. Jaugeage du tonneau
  30. Ma règle métrique
  31. Quod erat faciendum
  32. Horreur des ténèbres
  33. Tempête
  34. La coupe
  35. Disparition mystérieuse
  36. Un odieux Intrus
  37. Réflexions
  38. Tout pour une ratière
  39. Légion d'intrus
  40. Le rat scandinave ou rat normand
  41. Rêve et réalité
  42. Profond sommeil
  43. À la recherche d'une autre caisse de biscuit
  44. Conservation des miettes
  45. Nouvelle morsure
  46. Une balle de linge
  47. Excelsior!
  48. Un torrent d'eau-de-vie
  49. Nouveau danger
  50. Où est mon couteau?
  51. Souricière
  52. À l'affût
  53. Changement de direction
  54. Conjectures
  55. Joie de pouvoir se tenir debout
  56. Forme des navires
  57. Un grand obstacle
  58. Détour
  59. La lame brisée
  60. Espace triangulaire
  61. Nouvelle caisse
  62. À demi suffoqué
  63. Vie et clarté
  64. Un équipage surpris
  65. Dénoûment

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.

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