A travers chants: études musicales, adorations, boutades et critiques
LES
INSTRUMENTS AJOUTÉS PAR LES MODERNES
AUX PARTITIONS DES MAITRES ANCIENS
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On remarquait dernièrement à l'un des concerts du Conservatoire que, dans le duo de l'Armide de Gluck (Esprits de haine et de rage), les voix étaient très-souvent couvertes par de grands cris de trombones, et perdaient ainsi beaucoup de leur effet. Ces trombones ont été ajoutés à Paris par je ne sais qui, et d'une manière assez plate; on en a ajouté bien plus encore dans le même ouvrage à Berlin. Or, il n'est pas inutile de dire à ce sujet que, pour Armide comme pour Iphigénie en Aulide, Gluck n'a pas écrit une seule note de trombone. Il ne faut pas répondre que, s'il s'est abstenu d'employer cet instrument dans Armide, c'est qu'il n'y avait pas alors de trombones à l'orchestre de l'Opéra, car ils jouent un grand rôle dans Alceste, il y en a dans Orphée, partitions qui l'une et l'autre furent représentées avant Armide. Il y en a dans Iphigénie en Tauride.
Il est singulier qu'un compositeur, si grand qu'il soit, ne puisse pas écrire son orchestre comme il l'entend, et surtout qu'il ne soit pas libre de s'abstenir de l'emploi de certains instruments quand il le juge convenable. D'illustres maîtres eux-mêmes ont pris maintes fois la liberté de corriger l'instrumentation de leurs prédécesseurs, à qui ils faisaient ainsi l'aumône de leur science et de leur goût. Mozart a instrumenté les oratorios de Handel. La justice divine a voulu que plus tard les opéras de Mozart fussent à leur tour réinstrumentés en Angleterre et qu'on bourrât Figaro et Don Juan de trombones, d'ophicléides et de grosses caisses. Spontini m'avouait un jour avoir ajouté, avec bien de la discrétion il est vrai, des instruments à vent à ceux qui se trouvent déjà dans l'Iphigénie en Tauride de Gluck. Deux ans après, se plaignant avec amertume devant moi des excès de ce genre dont il était témoin, des abominables grossièretés ajoutées à l'orchestre de pauvres morts qui ne pouvaient se défendre contre de telles calomnies, Spontini s'écria: «C'est indigne! affreux! Mais on me corrigera donc aussi, moi, quand je serai mort?...»—Ce à quoi je répondis tristement: «Hélas! cher maître, vous avez bien corrigé Gluck!»
Le plus grand symphoniste qui ait jamais existé n'a pas échappé lui-même à ces inqualifiables outrages. Sans compter l'ouverture de Fidelio, trombonisée d'un bout à l'autre en Angleterre, où l'on trouve que Beethoven dans cette ouverture a employé les trombones avec trop de réserve, on a déjà commencé ailleurs à corriger l'instrumentation de la SYMPHONIE EN UT MINEUR....
Je vous dirai quelque jour, dans un travail spécial, le nom de tous ces ravageurs de chefs-d'œuvre....
LES SONS HAUTS ET LES SONS BAS
LE HAUT ET LE BAS DU CLAVIER
Je remarquais un jour dans un opéra une gamme descendante vocalisée, une roulade, sur ces mots: Je roulais dans l'abîme, dont l'intention imitative est des plus plaisantes.
Il est clair que le musicien a pensé qu'une roulade descendante exprimait parfaitement le mouvement d'un corps roulant de haut en bas. Les notes écrites sur la portée représentent en effet à l'œil cette direction descendante; si le système de la musique chiffrée venait à prévaloir, les signes de l'écriture musicale ne parleraient plus ainsi à l'œil. Bien plus, si, par un caprice de l'exécutant lecteur, il venait à tenir son cahier de musique à rebours, les notes représenteraient au contraire un mouvement ascendant.
N'est-il pas pitoyable que l'on puisse citer en musique de nombreux exemples de ces enfantillages causés par une fausse interprétation des mots?
On dit monter, descendre, pour exprimer le mouvement des corps qui s'éloignent du centre de la terre ou qui s'en rapprochent. Je défie que l'on trouve un autre sens à ces deux verbes. Or, le son, impondérable comme l'électricité, comme la lumière, peut-il, en tant que son plus ou moins grave, se rapprocher ou s'éloigner du centre de la terre?
On appelle son haut ou aigu le son produit par un corps sonore, exécutant, dans un temps donné, un certain nombre de vibrations; le son bas ou grave est celui qui résulte d'un nombre de vibrations moins grand, et par conséquent de vibrations plus lentes exécutées dans le même espace de temps. Voilà pourquoi l'expression de son grave ou lent est plus convenable que celle de son bas, qui ne signifie rien; de même celle de son aigu (qui perce l'oreille comme un corps aigu) est raisonnable, prise au figuré, tandis que celle de son haut est absurde. Car pourquoi le son produit par une corde exécutant trente-deux vibrations par seconde serait-il plus rapproché du centre de la terre que le son produit par une autre corde exécutant par seconde huit cents vibrations?
Comment le côté droit du clavier de l'orgue ou du piano est-il le haut du clavier, ainsi qu'on a l'habitude de l'appeler? Le clavier est horizontal. Quand un violoniste, tenant son violon à la manière ordinaire, veut produire des sons aigus, sa main gauche, en se rapprochant du chevalet, monte en effet; mais un violoncelliste, dont l'instrument est placé d'une façon contraire, se voit obligé de faire descendre sa main pour produire les mêmes sons aigus, dits sons hauts si improprement.
Il est pourtant vrai que ces abus de mots, dont le moindre examen attentif suffit à démontrer le ridicule, ont amené même de grands maîtres à écrire les plus incroyables non-sens, et par contre-coup ensuite des gens d'esprit, impatientés par de telles niaiseries, à confondre dans une réprobation commune toutes les images musicales et à ridiculiser celles même que le bon sens et le goût peuvent avouer et qui parlent le plus clairement à l'imagination de l'auditeur.
Je me souviens de la naïve sincérité avec laquelle un maître de composition faisait admirer à ses élèves l'accompagnement en gammes descendantes d'un passage d'Alceste, où le grand-prêtre, invoquant Apollon le dieu du jour, dit:
Perce d'un rayon éclatant
Le voile affreux qui l'environne.
«Voyez-vous, disait-il, cette gamme obstinée en triples croches descendant d'ut à ut dans les premiers violons? C'est le rayon, le rayon éclatant, qui descend à la voix du grand-prêtre.» Et ce qu'il y a de plus triste encore à avouer, c'est que Gluck évidemment a cru imiter ainsi le rayon.
LE FREYSCHÜTZ
DE WEBER
Le public français comprend et apprécie aujourd'hui dans son ensemble et ses détails cette composition qui naguère encore ne lui paraissait qu'une amusante excentricité. Il voit la raison des choses demeurées obscures pour lui jusqu'ici; il reconnaît dans Weber la plus sévère unité de pensée, le sentiment le plus juste de l'expression, des convenances dramatiques, unis à une surabondance d'idées musicales mises en œuvre avec une réserve pleine de sagesse, à une imagination dont les ailes immenses n'emportent cependant jamais l'auteur hors des limites où finit l'idéal, où l'absurde commence.
Il est difficile, en effet, en cherchant dans l'ancienne et la nouvelle école, de trouver une partition aussi irréprochable de tout point que celle du Freyschütz; aussi constamment intéressante d'un bout à l'autre; dont la mélodie ait plus de fraîcheur dans les formes diverses qu'il lui plaît de revêtir; dont les rhythmes soient plus saisissants, les inventions harmoniques plus nombreuses, plus saillantes, et l'emploi des masses de voix et d'instruments plus énergique sans efforts, plus suave sans afféterie. Depuis le début de l'ouverture jusqu'au dernier accord du chœur final, il m'est impossible de trouver une mesure dont la suppression ou le changement me paraisse désirable. L'intelligence, l'imagination, le génie brillent de toutes parts avec une force de rayonnement dont les yeux d'aigle pourraient seuls n'être point fatigués, si une sensibilité inépuisable, autant que contenue, ne venait en adoucir l'éclat et étendre sur l'auditeur le doux abri de son voile.
L'ouverture est couronnée reine aujourd'hui; personne ne songe à le contester. On la cite comme le modèle du genre. Le thème de l'andante et celui de l'allegro se chantent partout. Il en est un que je dois citer, parce qu'on le remarque moins et qu'il m'émeut incomparablement plus que tout le reste. C'est cette longue mélodie gémissante, jetée par la clarinette au travers du tremolo de l'orchestre, comme une plainte lointaine dispersée par les vents dans les profondeurs des bois. Cela frappe droit au cœur; et, pour moi du moins, ce chant virginal qui semble exhaler vers le ciel un timide reproche, pendant qu'une sombre harmonie frémit et menace au-dessous de lui, est une des oppositions les plus neuves, les plus poétiques et les plus belles qu'ait produites en musique l'art moderne. Dans cette inspiration instrumentale on peut aisément reconnaître déjà un reflet du caractère d'Agathe qui va se développer bientôt avec toute sa candeur passionnée. Elle est pourtant empruntée au rôle de Max. C'est l'exclamation du jeune chasseur au moment où, du haut des rochers, il sonde de l'œil les abîmes de l'infernale vallée. Mais, un peu modifiée dans ses contours, et instrumentée de la sorte, cette phrase change complétement d'aspect et d'accent.
L'auteur possédait au suprême degré l'art d'opérer ces transformations mélodiques.
Il faudrait écrire un volume pour étudier isolément chacune des faces de cette œuvre si riche de beautés diverses. Les principaux traits de sa physionomie sont d'ailleurs à peu près généralement connus. Chacun admire la mordante gaieté des couplets de Kilian, avec le refrain du chœur riant aux éclats; le surprenant effet de ces voix de femmes, groupées en seconde majeure, et le rhythme heurté des voix d'hommes qui complètent ce bizarre concert de railleries. Qui n'a senti l'accablement, la désolation de Max, la bonté touchante qui respire dans le thème du chœur cherchant à le consoler, la joie exubérante de ces robustes paysans partant pour la chasse, la platitude comique de cette marche jouée par les ménétriers villageois en tête du cortége de Kilian triomphant; et cette chanson diabolique de Gaspard, dont le rire grimace, et cette clameur sauvage de son grand air: Triomphe! triomphe! qui prépare d'une façon si menaçante l'explosion finale! Tous à présent, amateurs et artistes, écoutent avec ravissement ce délicieux duo, où se dessinent dès l'abord les caractères contrastants des deux jeunes filles. Cette idée du maître une fois reconnue, on n'a plus de peine à en suivre jusqu'au bout le développement. Toujours Agathe est tendre et rêveuse; toujours Annette, l'heureuse enfant qui n'a point aimé, se plaît en d'innocentes coquetteries; toujours son joyeux babillage, son chant de linotte, viennent jeter d'étincelantes saillies au milieu des entretiens des deux amante inquiets, tristement préoccupés. Rien n'échappe à l'auditeur de ces soupirs de l'orchestre pendant la prière de la jeune vierge attendant son fiancé, de ces bruissements doucement étranges, où l'oreille attentive croit retrouver
Le bruit sourd du noir sapin
Que le vent des nuits balance.
et il semble que l'obscurité devienne tout d'un coup plus intense et plus froide, à cette magique modulation en ut majeur:
Tout s'endort dans le silence.
De quel frémissement sympathique n'est-on pas agité plus loin à cet élan: C'est lui! c'est lui!
Et surtout à ce cri immortel qui ébranle l'âme entière:
C'est le ciel ouvert pour moi!
Non, non, il faut le dire, il n'y a point de si bel air. Jamais aucun maître, allemand, italien ou français, n'a fait ainsi parler successivement dans la même scène la prière sainte, la mélancolie, l'inquiétude, la méditation, le sommeil de la nature, la silencieuse éloquence de la nuit, l'harmonieux mystère des cieux étoilés, le tourment de l'attente, l'espoir, la demi-certitude, la joie, l'ivresse, le transport, l'amour éperdu! Et quel orchestre pour accompagner ces nobles mélodies vocales! Quelles inventions! Quelles recherches ingénieuses! Quels trésors qu'une inspiration soudaine fit découvrir! Ces flûtes dans le grave, ces violons en quatuor, ces dessins d'altos et de violoncelles à la sixte, ce rhythme palpitant des basses, ce crescendo qui monte et éclate au terme de sa lumineuse ascension, ces silences pendant lesquels la passion semble recueillir ses forces pour s'élancer ensuite avec plus de violence. Il n'y a rien de pareil! c'est l'art divin! c'est la poésie! c'est l'amour même! Le jour où Weber entendit pour la première fois cette scène rendue comme il avait rêvé qu'elle pût l'être, s'il l'entendit jamais ainsi, ce jour radieux sans doute, lui montra bien tristes et bien pâles tous les jours qui devaient lui succéder. Il aurait dû mourir! que faire de la vie après des joies pareilles!
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Certains théâtres d'Allemagne, pour aller aussi avant que possible dans une vérité en horreur à l'art, font entendre, dit-on, pendant la scène de la fonte des balles, les plus discordantes rumeurs, cris d'animaux, aboiements, glapissements, hurlements, bruits d'arbres fracassés, etc., etc. Comment entendre la musique au milieu de ce hideux tumulte? Et pourquoi, dans le cas même où on l'entendrait, mettre la réalité auprès de l'imitation? Si j'admire le rauque aboiement des cors à l'orchestre, la voix de vos chiens du théâtre ne peut m'inspirer que le dégoût. La cascade naturelle au contraire n'est point de ces effets scéniques incompatibles avec l'intérêt de la partition; loin de là, elle y ajoute. Ce bruit d'eau égal et continu, porte à la rêverie; il impressionne surtout durant ces longs points d'orgue que le compositeur a si habilement amenés, et s'unit on ne peut mieux avec les sons de la cloche éloignée qui tinte lentement l'heure fatale.
Lorsqu'en 1837 ou 1838 on voulut mettre en scène le Freyschütz à l'Opéra, on sait que j'acceptai la tâche d'écrire les récitatifs pour remplacer le dialogue parlé de l'ouvrage original, dont le règlement de l'Opéra interdit l'usage. Je n'ai pas besoin de dire aux Allemands que dans cette scène étrange et hardie, entre Samiel et Gaspard, je me suis abstenu de faire chanter Samiel. Il y avait là une intention trop formelle; Weber a fait Gaspard chanter, et Samiel parler les quelques mots de sa réponse. Une fois seulement la parole du diable est rhythmée, chacune de ses syllabes portant sur une note de timbales. La rigueur du règlement qui interdit le dialogue parlé à l'Opéra n'est pas telle qu'on ne puisse introduire dans une scène musicale quelques mots prononcés de la sorte; on s'est donc empressé d'user de la latitude qu'il laissait pour conserver aussi cette idée du compositeur.
La partition du Freyschütz, grâce à mon insistance, fut exécutée intégralement et dans l'ordre exact où l'auteur l'a écrite.
Le livret fut traduit et non arrangé par M. Emilien Pacini.
Il résulta de la fidélité, trop rare en tout temps et partout, avec laquelle l'Opéra monta ce chef-d'œuvre, que le finale du troisième acte fut pour les Parisiens à peu près une nouveauté. Quelques-uns l'avaient entendu quatorze ans auparavant aux représentations d'été de la troupe allemande; le plus grand nombre ne le connaissait pas. Ce finale est une magnifique conception. Tout ce que chante Max aux pieds du prince est empreint de repentir et de honte; le premier chœur en ut mineur, après la chute d'Agathe et de Gaspard, est d'une belle couleur tragique et annonce on ne peut mieux la catastrophe qui va s'accomplir. Puis le retour d'Agathe à la vie, sa tendre exclamation ô Max! les vivat du peuple, les menaces d'Ottokar, l'intervention religieuse de l'ermite, l'onction de sa parole conciliatrice, les instances de tous ces paysans et chasseurs pour obtenir la grâce de Max, noble cœur un instant égaré; ce sextuor où l'on voit l'espérance et le bonheur renaître, cette bénédiction du vieux moine qui courbe tous ces fronts émus et, du sein de la foule prosternée, fait jaillir un hymne immense dans son laconisme; et enfin ce chœur final où reparaît pour la troisième fois le thème de l'allegro de l'air d'Agathe, déjà entendu dans l'ouverture; tout cela est beau et digne d'admiration comme ce qui précède, ni plus ni moins. Il n'y a pas une note qui ne soit à sa place, et qui puisse être supprimée sans détruire l'harmonie de l'ensemble. Les esprits superficiels ne seront pas de cet avis peut-être, mais pour tout auditeur attentif la chose est certaine, et plus on entendra ce finale plus ou en sera convaincu.
Quelques années après cette mise en scène du Freyschütz à l'Opéra, pendant que j'étais absent de Paris, le chef-d'œuvre de Weber, raccourci, mutilé de vingt façons, a été transformé en lever de rideau pour les ballets; l'exécution en est devenue détestable, scandaleuse même; se relèvera-t-elle jamais?.... On ne peut que l'espérer.
OBÉRON
OPÉRA FANTASTIQUE DE CH. M. WEBER
SA PREMIÈRE REPRÉSENTATION AU THÉATRE-LYRIQUE
6 mars 1857.
L'atmosphère musicale de Paris est en général brumeuse, humide, sombre, froide, orageuse même parfois. Les saisons y manifestent des caprices étranges. A certains moments il neige des cirons, il pleut des sauterelles, il grêle des crapauds, et il n'y a parapluies de toile ni de tôle qui puissent garantir les honnêtes gens de cette vermine. Puis tout d'un coup le ciel s'éclaircit, il ne tombe pas de la manne, il est vrai, mais on jouit d'un air tiède et pur, on découvre ça et là de splendides fleurs épanouies parmi les chardons, les ronces, les orties, les euphorbes, et l'on court avec ravissement les respirer et les cueillir. Nous jouissons à cette heure des caresses de ce bienfaisant rayon; plusieurs très-belles fleurs de l'art viennent d'éclore et nous sommes dans la joie de les avoir découvertes. Citons d'abord le plus grand événement musical qu'on ait eu à signaler chez nous depuis bien des années, la mise en scène récente de l'Obéron de Weber au Théâtre-Lyrique. Ce chef-d'œuvre (c'est un vrai chef-d'œuvre, pur, radieux, complet) existe depuis trente et un ans. Il fut représenté pour la première fois le 12 avril 1826. Weber l'avait composé en Allemagne sur les paroles d'un librettiste anglais, M. Planchet, à la demande du directeur d'un théâtre lyrique de Londres qui croyait au génie de l'auteur du Freyschütz, et qui comptait sur une belle partition et sur une bonne affaire.
Le rôle principal (Huon) fut écrit pour le célèbre ténor Braham, qui le chanta, dit-on, avec une verve extraordinaire; ce qui n'empêcha pas l'œuvre nouvelle d'éprouver devant le public britannique un échec à peu près complet. Dieu sait ce qu'était alors l'éducation musicale des dilettanti d'outre-Manche!..... Weber venait de subir une autre quasi-défaite dans son propre pays; sa partition d'Euryanthe y avait été froidement reçue. Des gaillards qui vous avalent sans sourciller d'effroyables oratorios capables de changer les hommes en pierre et de congeler l'esprit-de-vin, s'avisèrent de s'ennuyer à Euryanthe. Ils étaient tout fiers d'avoir pu s'ennuyer à quelque chose et de prouver ainsi que leur sang circulait. Cela leur donnait un petit air sémillant, léger, Français, Parisien; et pour y ajouter l'air spirituel, ils inventèrent un calembour par à peu près et nommèrent l'Euryanthe l'Ennuyante, en prononçant l'ennyante. Dire le succès de cette lourde bêtise est impossible; il dure encore. Il y a trente-trois ans que le mot circule en Allemagne, et l'on n'est pas à cette heure parvenu à persuader aux facétieux qu'il n'est pas français, qu'on dit une pièce ennuyeuse et non une pièce ennuyante, et que les garçons épiciers de France eux-mêmes ne commettent pas de cuirs de cette force-là.
L'Euryanthe tomba donc, pour le moment, écrasée sous cette stupide plaisanterie. Weber, triste et découragé quand on lui proposa d'écrire Obéron, ne se décida pas sans hésitation à entreprendre une nouvelle lutte avec le public. Il s'y résigna pourtant, et demanda dix-huit mois pour écrire sa partition. Il n'improvisait pas. Arrivé à Londres, il eut beaucoup à souffrir tout d'abord des idées de quelques-uns de ses chanteurs; il les mit pourtant enfin tant bien que mal à la raison. L'exécution d'Obéron fut satisfaisante. Weber, l'un des plus habiles chefs d'orchestre de son temps, avait été prié de la diriger. Mais l'auditoire resta froid, sérieux, morne (very grave) pour employer encore un jeu de mots qui au moins est anglais. Et Obéron ne fit pas d'argent, et l'entrepreneur ne put couvrir ses frais; il avait obtenu la belle partition et fait une mauvaise affaire. Qui peut savoir ce qui se passa alors dans l'âme de l'artiste, sûr de la valeur de son œuvre?... Afin de le ranimer par un succès qu'ils croyaient facile de lui faire obtenir, ses amis lui persuadèrent de donner un concert, pour lequel Weber composa une grande cantate intitulée, si je ne me trompe, le Triomphe de la paix. Le concert eut lieu, la cantate fut exécutée devant une salle presque vide, et la recette n'égala pas les dépenses de la soirée...
Weber, à son arrivée à Londres, avait accepté l'hospitalité de l'honorable maître de chapelle sir George Smart. Je ne sais si ce fut en rentrant de ce triste concert ou quelques jours plus tard seulement; mais un soir, après avoir causé une heure avec son hôte, Weber, accablé, se mit au lit, où, le lendemain, sir George le trouva déjà froid, la tête appuyée sur l'une de ses mains, mort d'une rupture du cœur.
Aussitôt on annonça une représentation solennelle d'Obéron; toutes les loges furent rapidement louées; les spectateurs se présentèrent tous en deuil; la salle fut pleine d'un public recueilli, dont l'attitude, exprimant des regrets sincères, semblait dire: «Nous sommes désolés de n'avoir pas compris son œuvre, mais nous savons que c'était un homme (He was a man, we shall not look upon his like again) et que nous ne reverrons pas son pareil!.....»
Peu de mois après, l'ouverture d'Obéron fut publiée; le théâtre de l'Odéon de Paris, qui avait fait fortune avec le Freyschütz désossé et écorché, fut curieux de connaître au moins un morceau du dernier ouvrage de Weber. Le directeur ordonna la mise à l'étude de cette merveille symphonique. L'orchestre n'y vit qu'un tissu de bizarreries, de duretés et de non-sens, et je ne sais même si l'ouverture obtint les honneurs d'un égorgement en public.
Dix ou douze ans plus tard, ces mêmes musiciens de l'Odéon, transplantés dans l'orchestre monumental du Conservatoire, exécutaient sous une vraie direction, sous la direction d'Habeneck, cette même ouverture, et mêlaient leurs cris d'admiration aux applaudissements du public... Huit ou neuf autres années ensuite, la Société des concerts du Conservatoire exécuta un chœur de génies et le finale du premier acte d'Obéron que le public acclama avec un enthousiasme égal à celui qui avait accueilli l'ouverture; plus tard encore, deux autres fragments eurent le même bonheur... et ce fut tout.
Une petite troupe allemande venue à Paris perdre son temps et son argent pendant l'été fit seule entendre deux fois, il y a quelque vingt-sept ans, l'Obéron complet au théâtre Favart (aujourd'hui l'Opéra-Comique). Le rôle de Rezia y fut chanté par la célèbre madame Schroeder-Devrient. Mais cette troupe était fort insuffisante; le chœur mesquin, l'orchestre misérable; les décors troués, vermoulus; les costumes délabrés inspiraient la pitié; le public musical un peu intelligent était absent de Paris; Obéron passa inaperçu. Quelques artistes et amateurs clairvoyants adoraient seuls dans le secret, de leur cœur ce divin poëme, et répétaient, en pensant à Weber, les paroles d'Hamlet:
«C'était un homme et nous ne reverrons pas son pareil!»
Pourtant l'Allemagne avait recueilli la perle éclose dans l'huître britannique et que dédaignait le coq gaulois, si friand de grains de mil. Une traduction allemande de la pièce de M. Planchet se répandit peu à peu dans les théâtres de Berlin, de Dresde, de Hambourg, de Leipzig, de Francfort, de Munich, et la partition d'Obéron fut sauvée. Je ne sais si on l'a jamais exécutée en entier dans la ville spirituelle et malicieuse qui avait trouvé l'œuvre précédente de Weber Ennyante. Cela est probable. Les générations se suivent sans se ressembler.
Enfin, après trente et un ans, le hasard ayant placé à la tête de l'un des théâtres lyriques de Paris un homme qui comprend et sent la musique de style, un homme intelligent, hardi, actif et dévoué à l'idée qu'il a une fois adoptée, le merveilleux poëme de Weber nous a enfin été révélé. Le public n'a fait sur le maître ni sur son œuvre aucun nauséabond jeu de mots, n'est pas resté grave, mais a applaudi avec des transports véritables de plus en plus ardents; bien que cette musique dérange, culbute, bouscule avec un prodigieux mépris ses habitudes les plus chères, les plus enracinées, les plus inhérentes à ses instincts secrets ou avoués.
Le succès d'Obéron au Théâtre-Lyrique est très-grand, très-loyal, très-réel. C'est un succès de bonne compagnie qui attirera même la mauvaise. Tout Paris voudra entendre et voir Obéron, admirer sa délicieuse musique, ses beaux décors, ses riches costumes, et applaudir son nouveau ténor. Car il y en a un qui s'y révèle; M. Carvalho a découvert pour le rôle d'Huon un vrai ténor (Michot), et à chaque représentation la faveur du phénix augmente. Et pour achever d'expliquer la vogue de ce chef-d'œuvre, sachez qu'au dénoûment on rit à se tordre, et que la salle entière entre en convulsions.
On n'a pas cru devoir faire une traduction pure et simple du livret anglais de M. Planchet, mais une sorte d'imitation de ce livret et du poëme d'Obéron de Wieland. Je ne sais si c'est à tort ou à raison que cette liberté a été prise; au moins la partition a-t-elle été à peu près respectée. On ne l'a ni mutilée, ni instrumentée, ni insultée d'aucune façon, selon l'usage. Quelques morceaux seulement ont été transplantés d'une scène dans une autre, mais toujours dans une situation semblable à celle pour laquelle ils furent composés. Voici ce dont il s'agit dans cette féerie. Obéron, le roi des génies, aime tendrement sa reine Titania. Pourtant ces deux époux se disputent souvent. Titania s'obstine à soutenir la cause des femmes coupables (sans doute en souvenir de ses étranges amours avec le savetier Bottom. Un savetier qui porte une tête d'âne et qui s'appelle Bottom!... Je ne vous dirai pas ce que signifie ce nom anglais. Cherchez. Lisez le Songe d'une nuit d'été. L'ironie de Shakspeare a dépassé là de cent coudées celle des plus terribles railleurs). Obéron défend la cause des hommes plus ou moins injustement trompés. Une belle nuit d'été, la patience lui échappe, et il se sépare de Titania en jurant de ne jamais la revoir. Il lui pardonnera seulement, si deux jeunes amants, épris l'un pour l'autre d'un amour chaste et fidèle, résistent à toutes les épreuves où pourront être soumises leur constance et leur vertu. Clause bizarre, car enfin les belles qualités quelconques d'un couple humain ne font rien aux mauvaises qualités de sa féerique majesté la reine Titania, et je ne vois pas ce que le roi des génies pourra gagner, en reprenant sa femme, au triomphe de la vertu de deux étrangers. Mais tel est le nœud de la pièce. Obéron a pour génie familier un petit esprit gracieux, doucement malicieux, espiègle sans méchanceté, adorable, charmant (du moins tel est le lutin de Shakspeare) qui se nomme Puck. Puck voit son maître triste et languissant. Il veut le réunir à Titania; il sait à quelles conditions il y parviendra. A l'œuvre donc. Il a découvert en France un beau chevalier, Huon, de Bordeaux; à Bagdad, une ravissante princesse, Rezia, fille du calife, et à l'aide d'un songe qu'il envoie simultanément à chacun d'eux, il les rend épris l'un de l'autre. Déjà Huon est en marche par monts et par vaux à la recherche de la princesse qu'il adore. Une bonne vieille qu'il rencontre au milieu d'une forêt lui apprend que Rezia habite Bagdad, et propose au chevalier et à son écuyer Chérasmin de les y transporter en une minute, si Huon veut jurer de rester toute sa vie fidèle à sa bien-aimée, et de ne pas lui demander la plus légère faveur jusqu'au moment de leur union. Huon prononce le double serment. Aussitôt la vieille se change en un gracieux esprit. C'est Puck qui reprend sa forme. Obéron survient, confirme les paroles de Puck, et nos voyageurs sont tout d'un coup transportés à cinq cents lieues de là, dans les jardins du harem du calife de Bagdad. Rezia y pleure l'absence de son chevalier inconnu et se désespère d'un mariage odieux auquel son père veut la contraindre. En promenant ses langueurs dans le jardin du palais, elle rencontre les nouveaux débarqués; dans l'un d'eux elle reconnaît le chevalier de son rêve: «O bonheur, c'est donc vous?—Je vous adore.—Je vous sauverai.—Revenez ce soir. Quand l'iman appellera les croyants à la prière, je serai là et nous concerterons tout pour notre fuite.» Le soir, en effet, nos amants se retrouvent, mais les gardes du palais saisissent les deux étrangers, les jettent en prison et le calife ordonne leur mort. La puissance surnaturelle d'Obéron vient à leur aide; ils sont libres; ils enlèvent de vive force un léger navire sur lequel Aboukan (le mari imposé à Rezia) venait chercher sa fiancée, Rezia reparaît avec sa suivante Fatime, ils partent tous les quatre.
Et vogue la nacelle qui porte leurs amours.
Hélas! la chair est faible, et longs sont les ennuis de la navigation. On conçoit que deux amants, tels que les nôtres, enfermés dans un étroit navire, puissent avoir quelque peine à contenir l'élan de leurs pensers d'amour. Obéron lit dans le cœur du chevalier, et furieux des désirs qu'il y découvre, il se résout à le séparer de Rezia. «Souffle, tempête, bouleverse l'Océan, que le vaisseau périsse!» Les vents accourent, Eurus, et Notus, et Borée, et vingt autres, suivis des esprits du feu, des météores, etc.
La nuit noire s'étend sur les eaux. Rezia est jetée seule sur un rocher, un autre écueil reçoit Fatime et Chérasmin. On ne sait ce qu'est devenu le chevalier. Les naufragés ne sont pas au bout de leurs peines. Pris par des pirates barbaresques, ils sont conduits sur la côte d'Afrique et vendus au bey de Tunis. Rezia est exposée aux honneurs du harem; elle a inspiré une passion violente au bey. Les deux autres amants (car Chérasmin et Fatime ont fini, eux aussi, par s'aimer d'amour tendre) sont plus heureux; ils n'ont point été séparés et leur tâche d'esclave se borne à cultiver l'un des jardins de Sa Hautesse.
L'eunuque Aboulifar leur apprend la révolution qui va s'accomplir dans le harem, c'est-à-dire la déchéance de l'ancienne favorite et l'élévation de Rezia.
Mais Rezia repousse avec mépris les hommages du bey, elle restera fidèle jusqu'à la mort à son chevalier. Puck, faisant habilement valoir cette noble constance, obtient d'Obéron qu'une dernière et solennelle épreuve soit accordée au chevalier. Le roi des génies y consent. Aussitôt Puck repêche quelque part le pauvre Huon et le transporte dans le jardin du bey de Tunis. Et nous le voyons entouré d'une foule de houris, toutes plus ravissantes les unes que les autres, qui dansent, qui chantent, qui l'enlacent dans leurs bras, le brûlent de leurs œillades, le dévorent de leurs sourires... Vains efforts, Huon résiste aux séductions; il aime Rezia, il n'aime qu'elle, il lui restera fidèle. Survient le bey qui, trouvant un étranger au milieu de ses femmes, ordonne son empalement immédiat. On va procéder à cette opération. Mais l'épreuve des amants a été décisive: l'amour a triomphé; Obéron est satisfait. Son cor enchanté se fait entendre, et aussitôt le bey, le chef des eunuques, les gardes du harem, tout le harem de céder à une impulsion irrésistible qui les force de danser, de pivoter comme des derviches tourneurs, de tourbillonner enfin dans un mouvement de rotation de plus en plus rapide, sous l'influence de plus en plus vive et impérieuse de l'impitoyable cor; jusqu'à ce que, sur un coup de tamtam, cette foule étourdie tombant à terre à demi-morte, Obéron, sa belle Titania et leur fidèle Puck s'élèvent au ciel dans une gloire. Et le roi des génies s'adressant aux amants: «Vous êtes restés fidèles l'un à l'autre, vous avez résisté à toutes les séductions, soyez heureux! Retourne en France, Huon; va présenter à la cour ta Rezia; ma protection t'y suivra.»
Il faudrait écrire beaucoup trop pour analyser dignement la partition d'Obéron, pour examiner les questions que le style de cet ouvrage fait naître, expliquer les procédés employés par l'auteur et trouver la cause du ravissement dans lequel cette musique plonge des auditeurs même étrangers à toute notion, sinon à tout sentiment de l'art des sons.
Obéron est le pendant du Freyschütz. L'un appartient au fantastique sombre, violent, diabolique; l'autre est du domaine des féeries souriantes, gracieuses, enchanteresses. Le surnaturel dans Obéron se trouve si habilement combiné avec le monde réel, qu'on ne sait précisément où l'un et l'autre commencent et finissent, et que la passion et le sentiment s'y expriment dans un langage et avec des accents qu'il semble qu'on n'ait jamais entendus auparavant.
Cette musique est essentiellement mélodieuse, mais d'une autre façon que celle des plus grands mélodistes. La mélodie s'y exhale des voix et des instruments comme un parfum subtil qu'on respire avec bonheur, sans pouvoir tout d'abord en déterminer le caractère. Une phrase qu'on n'a pas entendu commencer est déjà maîtresse de l'auditeur au moment précis où il la remarque; une autre qu'il n'a pas vu s'évanouir le préoccupe encore quelque temps après qu'il a cessé de l'entendre. Ce qui en fait le charme principal, c'est la grâce, une grâce exquise et un peu étrange. On pourrait dire de l'inspiration de Weber dans Obéron ce que Laërtes dit de sa sœur Ophélia:
Thought and affliction; passion, hell itself,
She turns to favour and to prettiness.
(La rêverie, l'affliction, la passion, l'enfer lui-même, elle change tout en charme et en grâce.)
N'était l'enfer qui n'y figure pas, et qui d'ailleurs, sous la main de Weber, n'a jamais pris des formes gracieuses, mais bien des formes effrayantes et terribles au contraire.
Les enchaînements harmoniques de Weber ont un coloris qu'on ne retrouve chez aucun autre maître, et qui se reflète plus qu'on ne croit sur sa mélodie. Leur effet est dû tantôt à l'altération de quelques notes de l'accord, tantôt à des renversements peu usités, quelquefois même à la suppression de certains sons réputés indispensables. Tel est, par exemple, l'accord final du morceau des nymphes de la mer, où la tonique est supprimée, et dans lequel, bien que le morceau soit en mi, l'auteur n'a voulu laisser entendre que sol dièse et si. De là le vague de cette désinence et la rêverie où elle plonge l'auditeur.
On en peut dire à peu près autant de ses modulations; si étranges qu'elles soient, elles sont toujours amenées avec un grand art, sans duretés, sans secousse, d'une façon presque toujours imprévue, pour concourir à l'expression d'un sentiment et non pour causer à l'oreille une puérile surprise.
Weber admet la liberté absolue des formes rhythmiques; jamais personne autant que lui ne s'est affranchi de la tyrannie de ce qu'on appelle la carrure, et dont l'emploi exclusif et borné aux agglomérations de nombres pairs contribue si cruellement, non-seulement à faire naître la monotonie, mais à produire la platitude. Dans le Freyschütz, il avait déjà donné des exemples nombreux d'une phraséologie nouvelle. Parmi ces exemples, les musiciens français, les plus carrés des mélodistes après les Italiens, furent tout surpris d'applaudir la chanson à boire de Gaspard, qui se compose, dans sa première moitié, d'une succession de phrases de trois mesures, et, dans sa seconde moitié, d'une succession de phrases de quatre. Dans Obéron on trouve divers passages où le tissu mélodique est rhythmé de cinq en cinq. En général, chaque phrase de cinq mesures ou de trois a son pendant qui constitue alors la symétrie, produisant le nombre pair, si cher aux musiciens vulgaires, en dépit du proverbe: Numero Deus impare gaudet. Mais Weber ne se croit point obligé d'établir à tout prix et partout cette symétrie; très-souvent sa phrase impaire n'a pas de pendant. Je m'adresserai aux gens de lettres pour savoir si la Fontaine a employé une forme excellente en jetant un petit vers isolé de deux pieds à la fin d'une de ses fables:
Mais qu'en sort-il souvent?
Du vent,
Leur réponse affirmative, je n'en doute pas, explique et justifie le procédé analogue introduit dans la musique par beaucoup de musiciens, au nombre desquels il faut citer avec Weber, Gluck et Beethoven. Il nous semble aussi absurde de vouloir rhythmer la musique exclusivement de quatre en quatre mesures, que de n'admettre en poésie qu'une seule espèce de vers.
Si, au lieu d'avoir dit si finement:
Mais qu'en sort-il souvent?
Du vent.
le fabuliste eût écrit:
Mais qu'en sort-il souvent?
Il n'en sort que du vent.
il eût terminé sa fable par une insupportable platitude. L'analogie de cet exemple avec la question musicale qui nous occupe est frappante. L'entêtement de la routine peut seul la méconnaître ou en nier les conséquences.
Maintenant s'il nous paraît évident que la musique ne peut ni ne doit se conformer aveuglément à l'usage de certaines écoles qui veulent conserver la plus carrée des carrures en tout et partout, si nous trouvons dans cette persistance ridicule à maintenir un préjugé la cause de la fadeur, de la lâcheté de style, de l'exaspérant vulgarisme d'une foule de productions de tous les temps et de tous les pays, nous n'en reconnaîtrons pas moins qu'il est des irrégularités choquantes et qu'il faut éviter avec soin. Gluck (dans Iphigénie en Aulide surtout) en a commis un grand nombre, il faut l'avouer, qui blessent le sentiment de l'harmonie rhythmique. Weber n'en est pas exempt; nous en trouvons même un exemple très-regrettable dans l'un des plus délicieux morceaux d'Obéron, dans le chant des naïades, dont je parlais tout à l'heure. Après la première grande phrase vocale, composée de quatre fois quatre mesures, l'auteur a voulu donner à la voix un court repos. Ce silence est rempli par l'orchestre. Croyant sans doute que l'oreille ne tiendrait aucun compte du fragment instrumental, l'auteur a repris ensuite son chant vocal, rhythmé carrément, comme si la mesure d'orchestre n'existait pas. Mais, selon nous, il s'est trompé. L'oreille souffre de cette addition d'une mesure dans la mélodie; on s'aperçoit parfaitement que le mouvement d'oscillation a été rompu, que la phrase a perdu la régularité du balancement qui lui donne tant de charme. Revenant à ma comparaison de la mélodie avec la versification, je dirai encore que, dans le cas dont il s'agit, le défaut est aussi évident qu'il le serait dans une strophe de vers de dix pieds dont un seul en aurait onze.
De l'instrumentation de Weber je dirai seulement qu'elle est d'une richesse, d'une variété et d'une nouveauté admirables. La distinction encore est sa qualité dominante; jamais de moyens réprouvés par le goût, de brutalités, de non-sens. Partout un coloris charmant, une sonorité vive mais harmonieuse, une force contenue et une connaissance profonde de la nature de chaque instrument, de ses divers caractères, de ses sympathies ou de ses antipathies avec les autres membres de la famille orchestrale; partout enfin les plus intimes rapports sont conservés entre le théâtre et l'orchestre, nulle part ne se trouve un effet sans but, un accent non motivé.
On reproche à Weber sa manière d'écrire pour les voix; malheureusement le reproche est fondé. Souvent il leur impose des successions d'une difficulté excessive, qui seraient à peine convenables pour tout autre instrument que le piano. Mais ce défaut, qui ne s'étend pas aussi loin qu'on veut bien le dire, n'en est pas un quand la bizarrerie du dessin vocal est motivée par une intention dramatique. C'est alors au contraire une qualité; l'auteur en ce cas n'est blâmable qu'aux yeux des chanteurs, obligés de prendre de la peine et de se livrer à des études que la musique banale ne leur impose pas.
Tels sont plusieurs passages vraiment diaboliques du rôle de Gaspard dans le Freyschütz, passages qui, à mon sens, sont des traits évidents de génie.
Sur les vingt morceaux dont se compose la partition d'Obéron, je n'en vois pas un de faible. L'invention, l'inspiration, le savoir, le bon sens brillent dans tous: et c'est presque à regret que nous citerons de préférence aux autres pièces le chœur mystérieux et suave de l'introduction chanté par les génies autour du lit de fleurs où sommeille Obéron;—l'air chevaleresque d'Huon dans lequel se trouve une ravissante phrase déjà présentée au milieu de l'ouverture;—la merveilleuse marche nocturne des gardes du sérail qui termine le premier acte;—le chœur énergique et si rudement caractérisé: «Gloire au chef des croyants!»—la prière d'Huon accompagnée seulement par les altos, les violoncelles et les contre-basses;—la dramatique scène de Rezia sur le bord de l'Océan;—le chant des nymphes confié aujourd'hui à Puck seul, dans la nouvelle version du livret (à tort, selon moi; il devrait être chanté au fond du théâtre, sur l'un des arrière-plans de la mer, par plusieurs voix de choix à l'unisson, et avec une douceur extrême);—le chœur de danse des esprits terminant le second acte;—l'air si gracieusement gai de Fatime;—le duo suivant avec son trait obstiné d'orchestre revenant à intervalles irréguliers;—le trio si harmonieux, si admirablement modulé qu'accompagnent pianissimo les instruments de cuivre;—et enfin le chœur dansé de la scène de séduction, morceau unique dans son genre. Jamais la mélodie n'eut de pareils sourires, le rhythme des caresses plus irrésistibles. Pour que le chevalier Huon échappe aux enlacements de femmes chantant de telles mélodies, il faut qu'il ait la vertu chevillée dans le corps.
L'auditoire a fait répéter quatre morceaux et l'ouverture; la foule, qui pendant trois heures avait bu avec délices cette musique d'une saveur si nouvelle, est sortie dans un état de véritable enivrement. C'est un succès, je le répète, un noble et grand succès.
Le ténor Michot est doué d'une belle voix, d'un timbre riche et sympathique, que l'étude ne tardera pas à assouplir. On le rappelle chaque soir. Le voilà, comme on dit dans les théâtres, posé. Il deviendra, il est déjà un sujet précieux. Madame Rossi-Caccia, après une longue absence de la scène, y a reparu dans le rôle difficile de Rezia, qu'elle chante avec talent. Mademoiselle Girard est une excellente Fatime; que ne peut-elle corriger le tremblement de sa voix! Mademoiselle Borghèse chante et joue bien le rôle du lutin Puck; seulement elle est trop grande; mais le moyen de remédier à cela?... Grillon s'acquitte fort bien de son rôle de Chérasmin, et Fromant de celui d'Obéron. Quant à l'eunuque Girardot, il excite l'hilarité par son costume, ses poses, sa voix étrange et ses mots.
Désireux de reproduire sans mesquinerie le chef-d'œuvre de Weber, M. Carvalho a ajouté à l'orchestre dix instruments à cordes qu'on n'a pu y introduire qu'en prenant sur les places du public, et enrichi de douze voix de femmes le chœur des génies. La mise en scène d'ailleurs est extrêmement soignée; l'effet de l'apothéose de Titania et d'Obéron est des plus poétiques.
ABOU-HASSAN
OPÉRA EN UN ACTE DU JEUNE WEBER
L'ENLÈVEMENT AU SÉRAIL
OPÉRA EN DEUX ACTES, DU JEUNE MOZART
LEUR PREMIÈRE REPRÉSENTATION AU THÉATRE-LYRIQUE
19 mai 1859.
Abou-Hassan est une sorte de Turc amoureux d'une sorte de jeune Turque; il a mauvaise tête et bon cœur, dit-on; il fait des dettes. Ou lui donne de l'argent; au lieu de l'employer à satisfaire ses créanciers, il achète des présents pour sa belle. Il faut payer enfin; il ne le peut. Or le pacha son maître a pour habitude de donner 1,000 piastres (je ne suis pas sûr de l'espèce de la monnaie) pour les funérailles de chacun de ses serviteurs. Abou-Hassan imagine de contrefaire le mort. Sa maîtresse (c'est peut-être bien sa femme) rivalise de zèle avec lui, et contrefait la morte. Le pacha aura donc à donner deux mille piastres. Cette somme tirera d'affaire nos amoureux. Mais le pacha découvre la ruse, il en rit, il est désarmé, il pardonne. Les amants ou les époux ressuscitent. Tout le monde est content.
Weber avait dix-sept ans, dit-on, quand il écrivit la partition de cette pièce ingénieuse. On dit même que M. Meyerbeer l'aida tant soit peu dans son travail, mais qu'il n'avait alors, lui, que seize ans et demi. De sorte que l'auteur des Huguenots est aujourd'hui dans l'impossibilité la plus absolue de reconnaître les morceaux dont il a orné l'œuvre de son ami, et que si quelque vieux bibliophile venait lui dire avec assurance: «Cet air est de vous,» il serait capable de faire la réponse du bon la Fontaine, à qui on désignait un petit jeune homme comme son fils, et qui répliqua: «C'est bien possible!»
Tant il y a que la partition d'Abou-Hassan contient plusieurs drôleries fort jeunes, d'assez bonne tournure, entre autres un air que Meillet a supérieurement chanté, et qu'on a redemandé avec de grandes acclamations. Meillet d'ailleurs joue son rôle tout entier avec entrain et une verve de bon goût. Il y a obtenu un succès complet de chanteur et d'acteur.
L'opéra de l'Enlèvement au sérail est beaucoup plus vieux que celui d'Abou-Hassan, et Mozart, lorsqu'il l'écrivit, n'avait peut-être pas encore dix sept ans. Les personnes désireuses de savoir au juste ce qu'il en est peuvent consulter le livre de M. Oulibicheff, un Russe qui savait à quelle heure précise l'auteur de Don Giovanni écrivit la dernière note de telle ou telle de ses sonates pour le clavecin, qui tombait pâmé à la renverse en entendant deux clarinettes donner l'accord de tierce majeure (ut mi) dans l'orchestre du premier venu des opéras de Mozart, et qui se levait indigné si ces deux mêmes clarinettes faisaient entendre les deux mêmes notes dans le Fidelio de Beethoven. M. Oulibicheff a conservé toute sa vie un doute cruel, il n'était pas bien sûr que Mozart fût le bon Dieu...
L'Enlèvement est précédé d'une petite ouverture en ut majeur, d'une impayable naïveté et qui a produit peu de sensation; c'est à peine si le parterre y a pris garde. Cela fait, ne vous en déplaise, l'éloge du parterre; car en vérité, si tant est qu'on puisse dire à peu près la vérité là-dessus, le père Léopold Mozart, au lieu de pleurer d'admiration, comme à l'ordinaire, devant cette œuvre de son fils, eût mieux fait de la brûler et de dire au jeune compositeur: «Mon garçon, tu viens de produire là une ouverture bien ridicule; tu as dit ton chapelet avant de la commencer, je n'en doute pas, mais tu vas m'en faire une autre, et cette fois tu diras ton rosaire pour obtenir des saints qu'ils t'inspirent mieux.» Raca! abomination! blasphème! vont s'écrier tous les Oulibicheff, en déchirant leurs vêtements et en se couvrant la tête de cendres, blasphème! abomination! raca!—Holà! calmez-vous, hommes vénérables, ne déchirez pas vos vêtements, couvrez-vous la tête de poudre à poudrer, s'il vous plaît, mais non de cendres, car il n'y a pas de blasphème ni d'abomination dans l'énoncé de notre opinion; il est aujourd'hui tout à fait prouvé que Mozart, à quinze ans surtout, n'était pas le bon Dieu. Sachez en outre que nous l'admirons plus que vous, que nous le connaissons mieux que vous, mais que notre admiration est d'autant plus vive qu'elle n'est le résultat ni d'impressions puériles ni d'absurdes préjugés.
La pièce de l'Enlèvement est encore une pièce turque. Il y a l'éternelle esclave européenne qui résiste à l'éternel pacha. Cette esclave a une jolie suivante; elles ont l'une et l'autre de jeunes amants. Ces malheureux s'exposent à se faire empaler pour délivrer leurs belles. Ils s'introduisent dans le sérail, ils y apportent une échelle, voire même deux échelles.
Mais Osmin, un magot turc, homme de confiance du pacha, déjoue leurs projets, enlève une des échelles, arrête les quatre personnages et va les livrer à la fureur du pal, quand le pacha, qui est un faux Turc d'origine espagnole, apprenant que Belmont, l'amant de Constance, est le fils d'un Espagnol de ses amis qui, jadis, lui sauva la vie, se hâte de délivrer nos amoureux et de les renvoyer en Europe, où il est probable qu'ils ont ensuite beaucoup d'enfants.
C'est aussi fort que cela.
Vous dire que Mozart a écrit là-dessus une merveille d'inspiration serait encore plus fort. Il y a une foule de jolis petits morceaux de chant sans doute, mais aussi une foule de formules qu'on regrette d'autant plus d'entendre là que Mozart les a employées plus tard dans ses chefs-d'œuvre, et qu'elles sont aujourd'hui pour nous une véritable obsession.
En général la mélodie de cet opéra est simple, douce, peu originale, les accompagnements sont discrets, agréables, peu variés, enfantins; l'instrumentation est celle de l'époque, mais déjà mieux ordonnée que dans les œuvres des contemporains de l'auteur. L'orchestre contient souvent ce qu'on appelait alors la musique turque, c'est-à-dire la grosse caisse, les cymbales et le triangle, employés d'une façon toute primitive. En outre, Mozart y a fait usage d'une petite flûte quinte, en sol (dite en la à l'époque où les flûtes ordinaires étaient appelées en ré). Quelquefois cet instrument y est réuni en trio aux deux grandes flûtes.
Si le premier air d'Osmin portait le nom d'un compositeur vivant, on aurait le droit de le trouver assez dépourvu d'intérêt; si les trois couplets chantés ensuite par ce personnage étaient dans le même cas, à coup sûr on ne les eût pas bissés. Le chœur, avec accompagnement de musique turque, a le caractère indiqué par le sujet. Le duo à six-huit entre Osmin et la suivante, peu coloré, peu saillant, contenant beaucoup de notes aiguës que le soprano doit lancer à ses risques et périls, est d'un effet assez disgracieux. L'allegro de l'air suivant offre une fâcheuse ressemblance avec l'air populaire parisien, En avant, Fanfan la Tulipe! que Mozart, à coup sûr, n'a jamais connu. Il faut donc retourner la phrase, faire du blâme un éloge, et dire: Le pont-neuf populaire parisien a l'honneur de ressembler au thème d'un allegro de Mozart.
L'air de Belmont, au contraire, est mélodieux, expressif, charmant. Le quatuor, d'une naïveté extrême, prend vers la coda un peu d'animation, grâce à l'intervention d'un trait de violon rapide. Une marche avec sourdines termine bien le premier acte.
L'air de la soubrette est malheureusement entaché de ces traits et de ces vocalisations grotesques employés par Mozart, même dans ses plus magnifiques ouvrages. C'était le goût du temps, dira-t-on; tant pis pour le temps et tant pis pour nous maintenant. Mozart, à coup sûr, eût mieux fait de consulter son goût à lui. La partie de soprano de ce morceau est, d'ailleurs, écrite trop constamment dans le haut. Ce défaut dut être moins sensible à l'époque où le diapason était d'un grand demi-ton plus bas que le diapason actuel.
Les couplets fort plaisants chantés par Bataille et Froment, ont eu les honneurs du bis. L'air en ré d'Osmin, qui leur succède, offre cette particularité, très-remarquable chez Mozart, d'un thème rhythmé de trois en trois mesures, suivi d'une phrase rhythmée de quatre en quatre. Mozart lui-même ne croyait pas qu'il fût insensé de rhythmer une mélodie autrement que dans la forme dite carrée?... Tout un système se trouve dérangé par ce fait. Le rôle de Belmont contient encore une gracieuse romance; la chanson du signal, avec son accompagnement de violons en pizzicato, est piquante; mais, à mon sens, le meilleur morceau de la partition serait le duo entre Constance et Belmont, qui la termine. Le sentiment en est fort beau, le style beaucoup plus élevé que tout ce qui précède, la forme plus grande, et les idées en sont magistralement développées.
L'Enlèvement, au dire de presque tous nos confrères de la critique musicale, a été exécuté au Théâtre-Lyrique avec la plus scrupuleuse fidélité. On a seulement mis en deux actes la pièce qui était en trois, interverti l'ordre de succession de quelques morceaux, retiré un grand air du rôle de madame Meillet pour le faire passer dans celui de madame Ugalde, et placé entre les deux actes la fameuse marche turque si connue des pianistes qui jouent Mozart.
Allons! à la bonne heure! voilà ce qu'on doit appeler une scrupuleuse fidélité!...
MOYEN TROUVÉ PAR M. DELSARTE
D'ACCORDER LES INSTRUMENTS A CORDES
SANS LE SECOURS DE L'OREILLE
Entendez-vous, pianistes, guitaristes, violonistes, violoncellistes, contre-bassistes, harpistes, accordeurs, et vous donc, chefs d'orchestre! sans le secours de l'oreille!!! Voilà une découverte immense, incomparable, sans prix, pour nous autres surtout, tristes auditeurs de pianos discordants, de violons, de violoncelles discordants; de harpes discordantes; d'orchestres discordants. L'invention de M. Delsarte va vous mettre dans l'obligation de ne plus nous torturer, de ne plus nous faire suer de douleur, de ne plus nous pousser au suicide. Sans le secours de l'oreille!!! Non-seulement l'oreille devient inutile pour accorder les instruments, mais il est dangereux de la consulter, mais il faut à toute force ne pas la consulter. Quel avantage pour ceux qui n'en ont pas! Jusqu'à présent c'était le contraire, et nous vous pardonnions les tourments que vous nous infligiez; mais à l'avenir, si vos instruments, si vos orchestres ne sont pas d'accord, vous n'aurez point d'excuses, et nous vous dénoncerons à la vindicte publique. Sans le secours de l'oreille!!! secours si souvent inutile et trompeur, et fatal! La découverte de M. Delsarte n'a d'action que sur les instruments à cordes, et c'est beaucoup, c'est énorme. D'où il suit que dans les orchestres dirigés et accordés sans le secours de l'oreille, il n'y aura plus de discordance maintenant qu'entre les flûtes, les hautbois, les clarinettes, les bassons, les cors, les cornets, les trompettes, les trombones, l'ophicléide, le tuba et les timbales. Le triangle pourrait, à la rigueur, être accordé par le nouveau procédé, mais il est généralement reconnu que cela n'est pas nécessaire; de même que pour les cloches, la discordance entre le triangle et les autres instruments fait bien, on aime cela dans tous les théâtres lyriques.
Et les chanteurs, dont vous ne parlez pas, me dira-t-on, sera-t-il possible de les faire chanter juste, de les faire s'accorder?—Les chanteurs? Deux ou trois d'entre eux sont naturellement d'accord. Quelques-uns, avec de bons soins et de la rigueur, pourront être à peu près accordés; mais tous les autres ne furent, ne sont et ne seront d'accord ni individuellement, ni entre eux, ni avec les instruments, ni avec le chef d'orchestre, ni avec le rhythme, ni avec l'harmonie, ni avec l'accent, ni avec l'expression, ni avec le diapason, ni avec la langue, ni avec rien qui ressemble à la précision et au bon sens. Depuis quelque temps ils ne sont même plus d'accord avec les claqueurs, qui menacent de les abandonner. Ce sera bien fait; mais quelle catastrophe!
M. Delsarte a rendu aisément praticable l'accord du piano surtout, au moyen d'un instrument qu'il appelle le phonoptique, et dont il serait trop long de faire ici la description. Il nous suffira de dire qu'il contient une aiguille indiquant le moment précis où deux ou plusieurs cordes sont exactement à l'unisson; en ajoutant que le résultat invariable de l'opération est, pour quiconque en veut prendre la peine, une justesse telle que l'oreille la plus exercée n'en saurait atteindre la perfection.
Les acousticiens ne manqueront pas de s'occuper prochainement de la précieuse invention que nous signalons et dont l'emploi ne saurait tarder à devenir populaire.
LA MUSIQUE A L'ÉGLISE
PAR M. JOSEPH D'ORTIGUE
L'auteur a la probité littéraire et la modestie bien rares aujourd'hui de déclarer dans sa préface qu'il nous présente un volume et non pas un livre. «C'est, dit-il, un choix d'articles relatifs au plain-chant et à la musique d'Église, publiés dans les journaux et les revues depuis environ vingt-cinq ans. Ces articles, écrits souvent à de longs intervalles les uns des autres, disséminés çà et là dans des feuilles fort différentes entre elles de tendance et d'esprit, et s'adressant à diverses classes de lecteurs, soumis en outre à une révision complète, quelques-uns même à une refonte sévère, ces articles pourront être, ainsi réunis, considérés comme voyant le jour pour la première fois. Tel est ce volume. Si les matériaux en sont vieux, l'ensemble pourra présenter quelque nouveauté.» Il en présente beaucoup, en effet, et il joint à cet attrait de la nouveauté l'intérêt de tous les livres vraiment utiles, écrits d'ailleurs d'une façon élégante, correcte et parfaitement claire. Cette dernière qualité pour bien des gens, et je suis du nombre, est d'un prix considérable, rien ne leur étant plus odieux que ce style amphigourique, dont la prétendue profondeur a pour effet bien moins encore de voiler la pensée de l'auteur, d'en rendre la perception difficile, que d'en cacher l'absence. Ce sont des livres que le lecteur ferme d'ordinaire à la quatrième page, en disant: «Je ne sais ce que l'écrivain a voulu dire, et sans doute lui-même ne le sait pas davantage.» Ceci me rappelle un traité d'harmonie composé dans un système fort ingénieux, disait-on, par un savant mathématicien. Je le lus avec une attention qui faillit me rendre malade, sans y rien comprendre. L'auteur, à qui j'avais avoué que le sens de son œuvre m'échappait complétement, m'offrit de venir me l'expliquer. Nous eûmes un long entretien à ce sujet, et les explications verbales ne parvinrent pas plus que la prose écrite à me faire pénétrer la signification de ce traité mystérieux. «Je suis sans doute mal disposé aujourd'hui, dis-je à l'auteur; si vous vouliez bien m'accorder une autre heure d'études, je serais peut-être à cette seconde épreuve plus intelligent.» Nouveau rendez-vous pris. Je m'obstinais, j'étais curieux de savoir si je parviendrais à comprendre. Le théoricien revint, recommença l'exposé de sa doctrine, de ses exemples, l'explication de son système, etc., etc. Je faisais des efforts surhumains d'attention; mon cerveau semblait se tordre dans mon crâne; quant à l'auteur, il suait à grosses gouttes, voyant combien je mettais à l'écouter de bonne volonté sans résultats. Enfin il fallut renoncer à prolonger l'expérience, et je dus dire au démonstrateur: «C'est inutile, monsieur, je n'ai pas la moindre idée de ce que vous voulez me faire entendre. C'est absolument comme si vous me parliez chinois!» Et ce savant avait fait un gros livre pour enseigner l'harmonie à ceux qui ne la savent pas...
Rien de pareil, ai-je besoin de le répéter, dans l'ouvrage de M. d'Ortigue; et si je diffère avec lui d'opinion sur quelques points, au moins sais-je bien en quoi et pourquoi cette différence existe. Son ouvrage a pour but principal d'étudier et de faire comprendre la nature de l'art musical religieux, c'est-à-dire de l'art des sons appliqué au service religieux, à chanter les textes sacrés dans les églises catholiques; de démontrer les aberrations des musiciens qui, sans en apprécier l'importance, ont osé entreprendre cette tâche, ainsi que la tolérance coupable des membres du clergé à leur égard, tolérance expliquée par une profonde ignorance du sens expressif de l'art des sons et l'absence de goût. L'ouvrage de M. d'Ortigue se propose, en outre, d'exalter le système musical du plain-chant aux dépens de la musique moderne, aux dépens de la musique, en déclarant le plain-chant seul capable d'exprimer dignement le sentiment religieux. L'auteur, en conséquence, cherche d'une part les moyens de remédier aux innombrables abus de la musique introduite à l'église, et, de l'autre, à tirer le plain-chant de la corruption dans laquelle il est tombé.
Ces abus révoltants, dont il donne des exemples, ne sont pas, il est vrai, propres à notre temps; on sait jusqu'à quel degré de cynisme et d'imbécillité étaient parvenus les anciens contre-pointistes qui prenaient pour thèmes de leurs compositions dites religieuses des chansons populaires dont les paroles grivoises et même obscènes étaient connues de tous et qu'ils faisaient servir de fond à leur trame harmonique pendant le service divin. On connaît la messe de l'Homme armé.
La gloire de Palestrina est d'avoir fait disparaître cette barbarie.
Nous avons pourtant vu, il y a trente-cinq ans à peine, de quoi nos prêtres missionnaires étaient capables dans leur niaise affection pour la musique et leur zèle aveugle et sourd. Ils faisaient chanter dans l'église de Sainte-Geneviève, pendant les cérémonies, des cantiques dont les airs étaient empruntés aux vaudevilles du théâtre des Variétés, tels que celui-ci:
C'est l'amour, l'amour, l'amour,
Qui fait le monde
A la ronde!
Mais le chef-d'œuvre du genre a été fourni plus récemment par un musicien d'une certaine notoriété et qui a osé faire imprimer ledit chef-d'œuvre pour l'édification des âmes religieuses et des gens de bon sens. Ceci n'est pas un conte fait à plaisir; j'ai lu cette monstrueuse partition.
Voici en quels termes en parle M. d'Ortigue:
«J'ai dit dans un précédent article que les Concerts spirituels, publiés à Avignon en 1835, avaient été dépassés par une production plus étrange encore. Ils ont été dépassés en effet, et de beaucoup, par la Messe de Rossini, mise au jour il y a quelques années par ce spirituel, mais trop jovial Castil-Blaze, qui semble avoir voulu couronner sa carrière d'arrangeur par l'arrangement le plus inouï qu'on puisse imaginer, comme s'il avait juré de se porter un défi à lui-même. Je ne ferai qu'indiquer les principaux morceaux de cette Messe de Rossini. Le Kyrie est sur la marche de l'entrée d'Otello. Le Gloria débute par le chœur d'introduction du même ouvrage, qui fournit encore quelques autres fragments jusqu'à la seconde moitié du verset final: Cum Sancto Spiritu, in gloria Dei patris, amen, paroles que l'arrangeur a ajustées sur la strette du quintette de la Cenerentola, morceau bouffe d'une gaieté désopilante, allegro rapide à trois temps. On ne peut se représenter l'effet extravagant et grotesque de ce texte, Cum Sancto Spiritu, débité syllabiquement, une syllabe par croche, sur ce mouvement accéléré. Le reste est à l'avenant. Le Credo s'ouvre par la romance du Barbier de Séville: Ecco ridente il cielo; puis viennent les duos guerriers de Tancrède, d'Otello, un Resurrexit sur des roulades à grands ramages, et enfin l'Et vitam venturi seculi, sur le motif d'Arsace du finale de Semiramide: Atro evento prodigio. Un mot encore. Le Dona nobis pacem est martelé en accords frappés par le chœur sur une cabalette de Tancrède, la plus jolie et la plus pimpante du monde.»
M. d'Ortigue, bien entendu, ne rend pas Rossini responsable de toutes ces extravagances, c'est sur l'arrangeur seul que tombe sa critique. Il blâme vivement l'illustre maître, au contraire, d'avoir écrit certaines parties de son Stabat, qu'il trouve avec raison, ce me semble, plus théâtral dans son ensemble que religieux. Mais ce n'est pas la faute de la musique, de l'art mondain, comme il l'appelle, et il a tort de se laisser entraîner peu à peu à rendre ce bel art responsable des erreurs des musiciens, au point de déclarer qu'il ne saurait exister de véritable musique religieuse hors de la tonalité ecclésiastique. De sorte que l'Ave verum de Mozart, cette expression sublime de l'adoration extatique, qui n'est point dans la tonalité ecclésiastique, ne devrait pas être considéré comme de la vraie musique religieuse. Et c'est là que se décèle chez M. d'Ortigue une partialité pour le plain-chant que nous avouons ne pas partager. Bien plus, il nous est absolument impossible de comprendre comment ce plain-chant, fils de la musique grecque, de la musique des païens, peut lui paraître digne de chanter les louanges du Dieu des chrétiens, quand la musique, découverte moderne des chrétiens eux-mêmes, avec ses richesses de toute espèce que le plain-chant ne possède pas, ne peut y prétendre. C'est précisément la simplicité, le vague, la tonalité indécise, l'impersonnalité, l'inexpression qui font, aux yeux de M. d'Ortigue, le mérite principal du plain-chant. Il me semble qu'une statue récitant avec sa froide impassibilité, et sur une seule note, les paroles liturgiques, devrait alors réaliser l'idéal de la musique religieuse. M. d'Ortigue ne va pas jusque-là, bien que sa théorie eût dû l'y conduire.
Il blâme, au contraire, l'exécution du plain-chant, toujours chanté ou plutôt beuglé dans nos églises par des voix de taureau, accompagnées d'un serpent ou d'un ophicléide. Certes il a grandement raison. A entendre de telles successions de notes hideuses, et à l'accent menaçant, on se croirait transporté dans un antre de druides préparant un sacrifice humain. C'est affreux, mais je dois encore avouer que tous les morceaux de plain-chant que j'ai entendus étaient ainsi exécutés et avaient à peu près ce caractère.
Une discussion approfondie sur ce sujet et sur les questions qui s'y rattachent nous mènerait fort loin, et je crois qu'il serait aisé, tout en partageant l'indignation de notre savant confrère et ami contre les abus qui se sont introduits dans la musique d'Église et les erreurs révoltantes où sont tombés presque tous les grands maîtres en traitant ce genre difficile, je crois, dis-je, qu'il serait aisé de réhabiliter la musique. Elle n'est point coupable du mauvais usage qu'on a fait de sa puissance et de ses richesses. Elle produira d'ailleurs les effets du plain-chant tant qu'elle voudra, quand le plain-chant demeurer a forcément incapable de produire les effets de la musique. Quoiqu'il en soit, il faut louer beaucoup le livre de la Musique à l'église, il faut le recommander à tous les lecteurs qui s'intéressent à la dignité du culte comme à la dignité de l'art. Les membres du clergé surtout, qui par leur position ont à exercer une influence directe sur les mœurs musicales des églises, ne peuvent que gagner à le méditer.
Nocturnâ versate manu, versate diurnâ.
MŒURS MUSICALES DE LA CHINE
On s'occupe beaucoup des Chinois, depuis quelque temps, et c'est toujours d'une façon peu flatteuse pour eux. Nous ne nous contentons pas de les battre, de tout bousculer dans leurs boutiques, de mettre en fuite leur empereur, de prendre le palais de sa céleste Majesté, de nous partager ses lingots, ses diamants, ses pierreries, ses soieries, il faut encore que nous nous moquions de ce grand peuple, que nous l'appellions peuple de vieillards, de maniaques, peuple de fous et d'imbéciles, peuple amoureux de l'absurde, de l'horrible, du grotesque. Nous rions de ses croyances, de ses mœurs, de ses arts, de sa science, de ses usages familiers même, sous prétexte qu'il mange son riz grain à grain avec des bâtonnets, et qu'il lui faut presque autant de temps pour apprendre à se servir de ces ridicules ustensiles que pour apprendre à écrire (chose qu'il ne sait jamais complétement), comme si, disons-nous, il n'était pas plus simple de manger du riz avec une cuiller. Et de ses armes, et de ses armées, et de ses étendards à dragons peints, pour effrayer l'ennemi, et de ses vieux fusils à mèche, et de ses canons dont les boulets vont dans la lune, nous en moquons-nous! et de ses instruments de musique, et de ses femmes aux pieds contrefaits, et de tout enfin! Pourtant il a du bon, le peuple chinois, beaucoup de bon, et ce n'est pas tout à fait sans raison qu'il nous appelle, nous autres Européens, les diables rouges, les barbares. Par exemple: soixante mille Chinois sont mis en déroute complète par quatre ou cinq mille Anglo-Français, c'est vrai; mais leur général en chef, voyant la bataille perdue, se scie le cou avec son sabre, très-bien, lui-même, sans recourir pour cela à son domestique, comme faisaient les Romains, et il n'est content que quand sa tête est à bas. C'est courageux cela; essayez donc d'en faire autant.
Il écrase les pieds de ses femmes de façon à les empêcher de marcher, mais de façon aussi à les empêcher bien plus encore d'aller au bal, de danser la polka, de valser, de rester, par conséquent, des nuits entières aux bras de jeunes hommes qui leur serrent la taille, respirent leur haleine, leur parlent à l'oreille, sous les yeux des pères, des mères, des maris et des amants.
Il a une musique que nous trouvons abominable, atroce, il chante comme les chiens bâillent, comme les chats vomissent quand ils ont avalé une arête; les instruments dont il se sert pour accompagner les voix nous semblent de véritables instruments de torture. Mais il respecte au moins sa musique, telle quelle, il protége les œuvres remarquables que le génie chinois a produites; tandis que nous n'avons pas plus de protection pour nos chefs-d'œuvre que d'horreur pour les monstruosités, et que chez nous le beau et l'horrible sont également abandonnés à l'indifférence publique.
Chez eux tout est réglé suivant un code immuable, jusqu'à l'instrumentation des opéras. La grandeur des tamtams et des gongs est déterminée d'après le sujet du drame et le style musical qu'il comporte. Il n'est pas permis d'employer pour un opéra-comique des tamtams aussi grands que pour un opéra sérieux. Chez nous, au contraire, pour le moindre opuscule lyrique maintenant, on emploie des grosses caisses aussi vastes que les grosses caisses du grand Opéra. Il n'en était pas ainsi il y a vingt-cinq ans, et c'est encore une preuve des avantages de l'immutabilité du code musical chinois.
Malgré les désastreux résultats de nos mœurs changeantes et déréglées, nous l'emportons néanmoins en musique, sous certains rapports, sur les habitants du Céleste-Empire. Ainsi, de l'aveu même des mandarins directeurs de la mélodie, les chanteurs et chanteuses de la Chine chantent souvent faux, ce qui prouve à quel point ils sont inférieurs aux nôtres, qui chantent si souvent juste. Mais les chanteurs chinois savent presque tous leur langue; ils n'en violent pas l'accentuation, ils en observent la prosodie. Il en était aussi de même chez nous il y a vingt-cinq ans; aujourd'hui, par suite de notre manie de tout bouleverser selon le caprice de chacun, il semble que la plupart des chanteurs d'Europe chantent du chinois.
Ce que l'on doit trouver vraiment beau et digne d'admiration, ce sont les règlements et les lois en vigueur dans l'Empire-Céleste depuis un temps immémorial pour protéger les chefs-d'œuvre des compositeurs. Il n'est pas permis de les défigurer, de les interpréter d'une façon infidèle, d'en altérer le texte, le sentiment ou l'esprit. Ces lois ne sont pas préventives, on n'empêche personne d'essayer l'exécution d'un ouvrage consacré, mais l'individu convaincu de l'avoir dénaturé est puni d'une façon d'autant plus sévère que l'auteur est plus illustre et plus admiré. Ainsi les peines encourues par les profanateurs des œuvres de Confucius paraîtront cruelles à nous autres barbares habitués à tout outrager impunément. Ce Confucius est appelé par les Chinois Koang-fu-tsée; c'est encore une jolie habitude que nous avons d'arranger les noms propres, comme on arrange les ouvrages que l'on traduit d'une langue dans une autre, ou que l'on transporte seulement d'une scène sur une autre scène. Nous ne pouvons conserver intégralement, ni le nom des grands hommes, ni celui des grandes villes des peuples étrangers. En France, nous appelons Ratisbonne la ville d'Allemagne que les Allemands nomment Regensburg, et les Italiens nomment Parigi la ville de Paris. Cette syllabe ajoutée, gi (prononcez dgi), leur plaît infiniment, et leur oreille serait choquée s'ils disaient, comme les Français, Paris tout court. Il n'est donc pas surprenant que nous disions en France Confucius pour Koang-fu-tsée, d'abord parce que la désinence latine en us est fort en honneur dans la langue philosophique; ensuite parce que nous avons pour principe de ne pas nous gêner quand il s'agit d'un nom difficile à prononcer. De là cette précaution tant admirée d'un artiste d'origine allemande, qui, dans la crainte de voir substituer à son nom tudesque un autre nom qui ne lui plairait pas, mit sur ses cartes de visite: Schneitzoeffer, prononcez Bertrand. Donc Koang-fu-tsée, ou Confucius, ou Bertrand, fut un grand philosophe, on le sait, et il unit à sa philosophie un grand fonds de science musicale; tellement qu'ayant composé des variations sur l'air célèbre de Li-po, il les exécuta sur une guitare ornée d'ivoire, d'un bout à l'autre du Céleste-Empire, dont il moralisa ainsi l'immense population. Et c'est depuis ce temps que le peuple chinois est si profondément moral. Mais l'œuvre de Koang-fu-tsée ne se borne pas à ces fameuses variations pour la guitare ornée d'ivoire; non, le grand philosophe musicien écrivit en outre bon nombre de cantates morales et d'opéras moraux dont le mérite principal, au dire de tous les lettrés et de tous les musiciens de la Chine, est une simplicité et une beauté de style mélodique unies à la plus profonde expression des passions et des sentiments. On cite ce fait remarquable d'une femme chinoise qui, assistant à un opéra dans lequel Koang-fu-tsée a peint avec la plus touchante vérité les joies de l'amour maternel, se prit, dès le septième acte, à pleurer amèrement. Comme ses voisins lui demandaient la cause de ses larmes: «Hélas! répondit-elle, j'ai donné le jour à neuf enfants, je les ai tous noyés, et je regrette maintenant de n'en avoir pas gardé au moins un; je l'aimerais tant!» Les législateurs chinois ont donc, et avec grande raison, selon moi, prononcé des peines sévères, non-seulement contre les directeurs de théâtre qui représenteraient mal les belles œuvres lyriques de Koang-fu-tsée, mais encore contre les chanteurs et les chanteuses qui se permettraient, dans les concerts, d'en chanter des fragments indignement. Chaque semaine un rapport est fait par la police musicale au mandarin directeur des arts; et si une chanteuse s'est rendue coupable du délit de profanation que je viens d'indiquer, on lui adresse un avertissement en lui coupant l'oreille gauche. Si elle retombe dans la même faute, on lui coupe l'oreille droite pour second avertissement; après quoi, si elle récidive encore, vient l'application de la peine: on lui coupe le nez. Ce cas est fort rare, et la législation chinoise, d'ailleurs, se montre là un peu sévère, car on ne peut pas exiger une exécution irréprochable d'une cantatrice qui n'a pas d'oreilles. Les pénalités de certains peuples ont quelque chose de comique qui nous étonne toujours. Je me rappelle avoir vu à Moscou une grande dame de l'aristocratie russe balayer une rue en plein jour au moment du dégel. «C'est l'usage, me dit un Russe; on l'a condamnée à balayer la rue pendant deux heures, pour la punir de s'être laissé prendre en flagrant délit de vol dans un magasin de nouveautés.»
A Taïti, cette charmante province française, les belles insulaires convaincues d'avoir eu des sourires pour un trop grand nombre d'hommes, Français ou Taïtiens, sont condamnées à exécuter de leurs mains un bout de grande route plus ou moins long, pavé ou non pavé; et la galanterie tourne ainsi à l'avantage des voies de communication. Que de femmes à Paris qui n'arrivent à rien, et qui, dans ce pays-là, feraient joliment leur chemin!
On a dû trouver fort étrange le titre de directeur des arts que j'ai employé tout à l'heure pour un mandarin. On ne peut en effet concevoir l'utilité d'une telle direction, chez nous, où l'art est si libre de s'égarer, où il peut se faire mendiant, voleur, assassin, icoglan; où il peut mourir de faim, ou parcourir ivre les rues de nos cités; où chanteurs et cantatrices ont tous leur nez et leurs oreilles, où la première condition requise pour être administrateur d'un théâtre musical est de ne savoir pas la musique; où des lettrés sont les arbitres du sort des musiciens; où les prix de composition musicale sont donnés par des peintres, les prix de peinture par des architectes, les prix de statuaire par des graveurs. Si les Chinois savaient cela! Pauvres Chinois! Eh bien! pourtant, je vous l'ai dit, ils ont du bon. Ils ont des directeurs des arts qui connaissent ce qu'ils dirigent; ils ont même des colléges entiers de mandarins artistes, dont l'influence pourrait être immense et s'exercer, pour le plus grand avantage de l'art, sur l'empire tout entier. Il ne se publie pas dans toute la Chine un livre sur la musique, la peinture, l'architecture, etc., que l'auteur ne soumette son travail à l'examen des mandarins artistes, afin, s'ils l'approuvent, de pouvoir inscrire sur la seconde édition de l'ouvrage: Approuvé par le collége. Malheureusement les membres respectés de cette institution, qui auraient souvent le droit de faire infliger aux auteurs le supplice de la cangue, ont toujours été, à l'inverse des directeurs spéciaux de l'art musical, animés d'une telle bienveillance, qu'ils approuvent généralement tout ce qu'on leur présente. Aujourd'hui ils loueront un auteur d'avoir exposé telle ou telle doctrine, préconisé telle ou telle méthode de tamtam, demain un autre exposera la doctrine contraire, prônera la méthode opposée, et le collége ne manquera pas de l'approuver encore. Ils en sont venus à un tel degré de bonhomie et d'indulgence, que maintenant la plupart des auteurs, dès la première édition de leurs livres, y placent la formule «approuvé par le collége» avant même de le lui avoir présenté, tant ils sont certains d'obtenir son suffrage.
Ah! pauvres Chinois! il ne faut plus s'étonner de voir chez eux l'art rester obstinément stationnaire!
Mais je leur pardonne tout en faveur de leur règlement sur les tamtams et de leurs lois contre les profanateurs.
Alors, direz-vous, s'ils coupent le nez et les oreilles aux chanteurs qui profanent les chefs-d'œuvre, que font-ils pour ceux qui les interprètent avec fidélité, avec grandeur, avec inspiration?—Ce qu'ils font? Ils les comblent de distinctions honorifiques de toute espèce, ils leur donnent des bâtonnets en argent pour manger le riz, ils accordent aux uns le bouton jaune, à d'autres le boulon bleu; à celui-ci le bouton de cristal, à celui-là les trois boutons; on voit en Chine des virtuoses qui sont couverts de boutons. Ce n'est pas comme en France, où l'on ne donne la croix à un chanteur que s'il a quitté le théâtre, s'il a perdu sa voix, s'il n'est plus bon à rien.
Les mœurs chinoises, si différentes des nôtres en tout ce qui touche aux beaux-arts en général, et à la musique en particulier, s'en rapprochent sur un seul point: pour diriger les flottes, ils prennent des marins. Si nous continuons, à la vérité, nous finirons par leur ressembler tout à fait.
A MM.
LES MEMBRES DE L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS
DE L'INSTITUT
11 septembre 1861
Messieurs et chers confrères,
Vous pensez que le récit de ce que je fais à Bade en ce moment pourra intéresser l'auditoire d'une séance publique de l'Institut. Je ne partage pas votre opinion[7]; mais, puisque vous le voulez, je me résigne et je vous écris.
N'imaginez pas pourtant que je me fourvoie au point de paraphraser tant de descriptions de Bade, faites avec un si rare talent par MM. Eugène Guinot, Achard et quelques autres écrivains. Non, je parlerai de musique, de géologie, de zoologie, de ruines, de palais splendides, de philosophie, de morale; nous évoquerons l'antiquité, le moyen âge; nous examinerons le temps présent; je citerai l'Apocalypse, et Homère, et Shakspeare, peut-être M. Paul de Kock; je critiquerai çà et là, par habitude; je désapprouverai même quelques-unes de vos approbations, et vous serez obligés néanmoins de tout entendre. Vous l'aurez voulu.
Que de choses dans un menuet! disait le grand Vestris. Que de choses dans une lettre! allez-vous dire. Rassurez-vous, ma lettre sera peut-être fort convenable, claire et nette comme une lettre de faire part. Cela va dépendre de ma santé, qui est détestable et des caprices de ma névralgie. Je lâche ce mot à dessein, afin que vous puissiez dire, quand je serai par trop ennuyeux:—C'est sa névralgie!
En effet, beaucoup de gens sont dépourvus d'esprit et de bon sens quand ils se portent bien; pour moi c'est tout le contraire, et mon défaut d'esprit n'est jamais si évident que dans l'état de maladie. Je suis de la seconde catégorie; trop heureux de me figurer que je n'appartiens pas à la troisième, à celle des gens qui n'ont pas le sens commun dans tous les cas.
Ce que je fais à Bade?... J'y fais de la musique; chose qui m'est absolument interdite à Paris, faute d'une bonne salle, faute d'argent pour payer les répétitions, faute de temps pour les bien faire, faute de public, faute de tout.
M. Benazet, qui, pendant cinq mois, est le véritable souverain de Bade, et qui exerce sa souveraineté pour la plus grande gloire de l'art et le bonheur des artistes, me tint, il y a huit ans, à peu près ce langage: «Mon cher monsieur, je donne beaucoup de concerts dans les petits salons du palais de la Conversation. Tous les pianistes du monde y viennent successivement et plusieurs y viennent simultanément faire leurs exercices. On y entend les plus grands artistes et les virtuoses les plus excentriques; on y voit des violonistes jouer de la flûte, des flûtistes jouer du violon, des basses chanter en voix de soprano, des soprani chanter en voix de basse; on y entend même des chanteurs qui ne se servent d'aucune espèce de voix. Ce sont donc, en somme, de beaux concerts. Pourtant, quoiqu'on prétende que le mieux est ennemi du bien, j'ambitionne le mieux. Voulez-vous venir à Bade organiser annuellement un grand concert festival? Je mettrai à votre disposition tout ce que vous demanderez en chanteurs et en instrumentistes, pour former un ensemble en rapport avec les dimensions de la grande salle du palais de la Conversation, et surtout en rapport avec le style des œuvres que vous ferez exécuter. Vous composerez vos programmes, vous désignerez les jours de répétition; s'il nous manque certains artistes spéciaux dont le concours soit nécessaire, faites-les venir, promettez-leur de ma part ce qu'ils demanderont, j'ai confiance en vous, je ne me mêlerai de rien... que de payer!—O Richard, ô mon roi! m'écriai-je éperdu, en entendant ces sublimes paroles. Quoi! il y a un souverain capable de cela? Quoi! vous me laisserez faire? Vous choisissez un musicien pour diriger une institution musicale, une entreprise musicale, une fête musicale! Vous abandonnez les errements de toute l'Europe! Vous ne prenez pas pour directeur de vos concerts un capitaine de vaisseau, un colonel de cavalerie, un avocat, un orfèvre? Il est donc vrai; Dieu a dit: Que la lumière soit! et la lumière... est. Voilà le renversement des usages les plus sacrés. Vous êtes un ultra-romantique, on va crier haro! sur vous. On cassera vos vitres! Vous allez être horriblement compromis; les autres souverains retireront leurs ambassadeurs.—N'importe, répliqua M. Benazet; dût le concert européen en être bouleversé, j'y suis résolu, c'est entendu! Je compte sur vous.»
Depuis ce temps, tous les ans, à l'approche du mois d'août, une certaine inquiétude que je ressens dans le bras droit m'annonce que je vais bientôt avoir un orchestre à conduire. Aussitôt je m'occupe du programme, s'il n'est pas (ce qui arrive presque toujours) composé dès la saison précédente. Il me reste alors seulement à m'entendre avec les dieux et les déesses du chant engagés pour le festival, sur le choix de leurs morceaux. Quant à désigner moi-même ce qu'ils devront chanter, je m'en garde, je sais trop le respect que les simples mortels doivent aux divinités. Au bout de six semaines on parvient, en général, à découvrir qu'on ne peut pas s'entendre, les cantatrices surtout ayant pour habitude de changer dix fois d'avis avant le moment du concert.
A l'heure qu'il est, pour le festival qui aura lieu dans quelques jours, je ne sais pas encore quel duo le ténor et la prima donna chanteront; il y a trois mois que je les supplie de me l'indiquer.
Pour l'air du ténor seulement, nous nous sommes entendus tout de suite. C'est un air admirable que la modestie d'un de nos confrères ne me permet pas de désigner autrement.
Je saisis cette occasion, messieurs, pour vous adresser une question. Vous avez, m'a-t-on dit, approuvé dernièrement un ouvrage sur l'art du chant dont l'auteur, homme de talent et d'esprit, par malheur, déclare que c'est non-seulement le droit, mais le devoir du chanteur de broder les airs d'expression, d'en changer à son gré certains passages, de les modifier de cent façons, de se poser en collaborateur du compositeur et de venir en aide à son insuffisance. Que croyez-vous que ferait le musicien auteur de ce bel air, dites-le-moi franchement, si, mettant en pratique cette incroyable théorie, un ténor s'avisait, en le chantant devant lui, d'en dénaturer toutes les phrases dont l'expression est si absolument vraie, le sentiment si profond, le style mélodique si naturel? De quelle façon ses entrailles de père seraient-elles émues, si le traditore s'avisait d'ajouter seulement des apoggiatures au passage sublime où respirent à la fois la candeur, l'innocence, une grâce ingénue et la terreur naïve de la mort?
Il n'est pas partisan du suicide, je le sais, mais s'il avait un pistolet à la main, à coup sûr il lui brûlerait la cervelle.
Soyez tranquilles, cela n'arrivera pas à Bade. Mon ténor est un artiste sérieux; il ne rêva jamais de monstruosités pareilles. D'ailleurs je serai là, et s'il était assez abandonné de son ange gardien pour commettre à la répétition générale un tel crime de lèse-majesté de l'art et du génie, je dirais aussitôt à l'orchestre ce que je lui ai dit une fois à Londres, en semblable circonstance: «Messieurs, quand nous en serons à ce passage, regardez-moi bien; si le chanteur ose le défigurer comme il vient de le faire, je vous ferai signe de vous arrêter court; je vous défends de jouer, il chantera sans accompagnement.»
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et vous approuveriez de pareilles incartades et la théorie qui les consacre!... Vous!... quand vous mourriez pour revenir ensuite me l'affirmer avec une voix d'outre-tombe, je ne le croirais pas.
Et tenez, voici une jolie anecdote qui se rattache au sujet par tous les points. Elle est vraie; j'en prends à témoin un autre de nos confrères qui y figure comme victime d'un virtuose. Il s'agit ici d'un traditore instrumentiste. Car nous autres compositeurs nous avons la chance d'être assassinés par tout le monde, par les chanteurs sans talent, par les méchants virtuoses, par les mauvais orchestres, par les choristes sans voix, par les chefs d'orchestre incapables, lymphatiques ou bilieux, par les machinistes, par les metteurs en scène, par les copistes, par les graveurs, par les marchands de cordes, par les fabricants d'instruments, par les architectes qui construisent les salles, enfin par les claqueurs qui nous applaudissent. Tellement que jamais, depuis qu'on exécute en France le Don Juan de Mozart, il n'a été possible d'entendre la belle phrase instrumentale qui termine le trio des masques; elle est toujours couverte par les applaudissements.
En Allemagne, les applaudisseurs (il n'y a pas dans ce pays-là de claqueurs de profession) sont plus avisés; ils n'applaudissent point ainsi à tort et à travers; ils écoutent d'abord. Je me souviens d'avoir assisté à Francfort à une représentation de Fidelio pendant laquelle le public ne donna pas une marque d'approbation. Arrivé là avec mes idées et mes habitudes parisiennes, je m'indignais. Mais, après le dernier accord du dernier acte, toute la salle se leva et salua l'œuvre de Beethoven d'une foudroyante salve d'applaudissements. A la bonne heure! mais il était temps. Je me trompe: il était temps, mais à la bonne heure!
Que vous disais-je? O névralgie! m'y voilà. Il s'agit d'une anecdote sur ces virtuoses brigands qui égorgent les grands compositeurs. Celui de mon histoire fit bien pis, il égorgea un membre de l'Institut! Je vous vois frémir. Voici le fait:
Il y a cinq ans, on donnait à Bade un nouvel et charmant opéra composé exprès pour la saison, intitulé le Sylphe. On avait fait venir un harpiste de Paris pour accompagner dans l'orchestre un morceau de chant très-important. Persuadé qu'un homme de sa valeur se devait de faire parler de lui en Allemagne, puisqu'il avait daigné y venir, et que l'auteur de l'opéra ne voudrait pas écrire pour la harpe un solo que l'action du drame lyrique ne comportait pas, notre homme se servit lui-même; il écrivit clandestinement un petit concerto de harpe, et le soir de la première représentation du Sylphe, au moment où, après la ritournelle de l'orchestre, la cantatrice se disposait à commencer son air, le virtuose, profitant d'un moment de silence, se mit tranquillement à exécuter son concerto, au grand ébahissement du chef d'orchestre, de tous les musiciens, de la cantatrice et du malheureux compositeur, qui, suant d'anxiété et d'indignation, croyait faire un mauvais rêve. J'y étais. L'auteur est philosophe, il n'a pas perdu du coup trop de son embonpoint; mais j'en ai maigri pour lui. Dites, messieurs, approuvez-vous aussi le concerto de harpe et la collaboration forcée des virtuoses et des compositeurs?
Je dois dire encore que ce même harpiste, quelques jours auparavant, avait fait partie de l'orchestre du festival; il était placé tout près de moi. Le voyant cesser de jouer dans un tutti: «Pourquoi ne jouez-vous pas? lui dis-je.—C'est inutile, on ne pourrait m'entendre.» Il n'admettait pas qu'il fût utile à l'ensemble ni convenable pour lui de jouer quand sa harpe ne pouvait se faire remarquer parmi les autres instruments. De sorte que si cette doctrine était en vigueur, à chaque instant, presque toujours, dans les ensembles, la seconde flûte, le second hautbois, la seconde clarinette, les troisième et quatrième cors, et tous les altos auraient raison de s'abstenir... Ai-je besoin de vous dire que ce noble ambitieux n'a pas remis et ne remettra jamais le pied dans un orchestre placé sous ma direction?
Ce système de suppressions est assez rarement pratiqué; celui des additions, au contraire, est fort répandu. Rendons-en les désastres plus frappants en le supposant appliqué à la littérature.
Il y a des gens qui récitent en public des fragments de poésie et les mettent plus ou moins en relief par leur manière de les dire; la plupart du temps ils se font applaudir en outrant leur diction, en exagérant les accents, en soulignant les mots, en prononçant avec emphase les expressions simples, etc. Que l'un d'eux, en récitant la fable de La Fontaine, la Mort et le Mourant, ait l'idée d'y introduire des vers de sa façon pour obtenir plus d'effet, il se peut, il faut malheureusement le reconnaître, qu'il y ait des esprits assez mal faits pour l'absoudre de cette insolence et pour trouver même très-ingénieuse l'addition de ses vers à ceux de l'immortel fabuliste. Qu'il dise ainsi:
La mort ne surprend point le sage:
Il est toujours prêt à partir
Sans gémir.
En effet, remarquera-t-on, pourquoi gémir, quand il est sûr que toute plainte sera vaine, que rien au monde ne peut retarder l'instant fatal? La Fontaine n'avait pas songé à cela.
Donc:
Il est toujours prêt à partir
Sans gémir,
S'étant su lui-même avertir
Du temps où l'on se doit résoudre à ce passage
D'usage.
«Ah! ceci est admirable, diront encore nos Philintes, rien n'est, à coup sûr, plus en usage que la mort, et ce petit vers, ainsi jeté après un alexandrin, est d'une intention excellente que La Fontaine eût approuvée sans doute, si quelqu'un l'avait eue de son vivant.»
Avouez, avouez, avouez donc que, témoins d'une pareille abomination littéraire, bien loin de faire comme ces juges complaisants, toujours prêts à soutenir les insulteurs contre l'insulté, vous demanderiez pour ce lecteur de la Fontaine
Un cabanon
A Charenton.
Eh bien, c'est cela, et plus encore que l'on fait journellement en musique.
Ce n'est pas que tous les compositeurs s'indignent ouvertement d'être corrigés par leurs interprètes. Rossini, par exemple, semble heureux d'entendre parler des changements, des broderies et des mille vilenies que les chanteurs introduisent dans ses airs.
«Ma musique n'est pas encore faite, disait un jour le terrible railleur; on y travaille. Mais ce n'est que le jour où il n'y restera plus rien de moi qu'elle aura acquis toute sa valeur.»
A la dernière répétition d'un opéra nouveau:
«Ce passage ne me va pas, dit naïvement un chanteur, il faut que je le change.—Oui, répliqua l'auteur, mettez quelque autre chose à la place. Chantez la Marseillaise.» Ces ironies, si âcres qu'elles soient, ne remédieront pas au mal. Les compositeurs ont tort de plaisanter à ce sujet; les chanteurs ne manquant pas alors de dire: «Il a ri, il est désarmé.» Il faut être armé, au contraire, et ne pas rire.......
Autre exemple en sens inverse et pourtant analogue.
Un célèbre chef d'orchestre, qui passait pour vénérer profondément Beethoven, prenait néanmoins avec ses œuvres de déplorables libertés.
Un jour il entra le visage très-animé dans un café où je me trouvais.
«Ah! parbleu, dit-il en m'apercevant, vous venez de me faire avoir une belle algarade!—Comment cela?—Je sors de la répétition de notre premier concert; quand nous avons commencé le scherzo de la symphonie en ut mineur, ne voilà-t-il pas nos contre-bassistes qui se sont mis à jouer; et comme je les arrêtais, ils ont invoqué votre opinion pour blâmer la suppression que j'ai faite des contre-basses dans ce passage.—Comment, répliquai-je, ces malheureux ont eu l'audace de vous désapprouver et celle plus grande encore d'exécuter les parties de contre-basse écrites par Beethoven! Cela crie vengeance!—Bah! bah! vous raillez! Les contre-basses ne produisent pas là un bon effet; je les ai retranchées il y a plus de vingt ans; j'aime mieux les violoncelles seuls. Vous savez que lorsqu'on monte un ouvrage nouveau il faut toujours que le chef d'orchestre y arrange quelque chose.—Moi? je n'entendis jamais parler de cela. Je sais seulement que quand on étudie pour la première fois un ouvrage, le chef d'orchestre et ses musiciens doivent s'efforcer d'abord de le bien comprendre, et l'exécuter ensuite avec une fidélité scrupuleuse unie à de l'inspiration, s'il se peut. Voilà tout ce que je sais. Ayant écrit une symphonie, si vous aviez prié Beethoven de la corriger, et s'il eût consenti à la retoucher de haut en bas pour vous être agréable, cela paraîtrait tout naturel; mais vous, sans autorisation, sans autorité, porter ainsi de bas en haut la main sur une symphonie de Beethoven et en corriger l'orchestre, c'est bien l'exemple le plus extravagant de témérité et d'irrévérence que l'on puisse citer dans l'histoire de l'art. Quant à l'effet produit par les contre-basses dans cet endroit, et qui est mauvais, dites-vous, cela ne regarde ni vous, ni moi, ni personne. Les parties de contre-basse sont écrites par l'auteur, on doit les exécuter. D'ailleurs votre sentiment ne sera certainement pas celui de tous les chefs d'orchestre, autorisés par votre exemple à vous imiter. Vous aimez mieux faire dire le thème du scherzo par les violoncelles, un autre aimera mieux le faire chanter par les bassons, celui-ci voudra des clarinettes, celui-là des altos; il n'y aura que l'auteur qui n'aura pas voix au chapitre. N'est-ce pas le désordre à son comble, une débâcle générale, la fin de l'art? Si Beethoven revenait au monde, et si, en entendant sa symphonie ainsi arrangée, il demandait qui s'est avisé de lui donner là une leçon d'instrumentation, vous feriez en sa présence une singulière figure, convenez-en. Oseriez-vous lui répondre: C'est moi? Lulli cassa un jour un violon sur la tête d'un musicien de l'Opéra qui lui manquait de respect; ce n'est pas un violon, mais une contre-basse que Beethoven casserait sur la vôtre, en se voyant insulté et bravé de la sorte.» Mon homme réfléchit un instant, puis, frappant du poing sur une table: «C'est égal, dit-il, les contre-basses ne joueront pas!—Oh! quant à cela, les gens qui vous connaissent n'en sauraient douter. Nous attendrons.» Il mourut. Son successeur crut devoir réintégrer dans leurs fonctions les contre-basses du scherzo. Mais ce changement n'était pas le seul commis dans la splendide symphonie. Au final se trouve une reprise indiquant que la première partie du morceau doit se dire deux fois. Trouvant que cette répétition faisait longueur, on avait supprimé la reprise. Le nouveau chef d'orchestre, qui, pour les contre-basses, venait de donner raison à Beethoven contre son prédécesseur, donna raison à celui-ci contre Beethoven et maintint la suppression de la reprise. (Voyez l'exercice du libre arbitre de ces messieurs! n'est-ce pas admirable?) Le nouveau chef mourut. Si M. T..., qui le remplace, donne maintenant, comme il est probable, complétement raison à Beethoven, il réinstallera la reprise, et il aura fallu en conséquence trois générations de chefs d'orchestre et trente-cinq ans d'efforts des admirateurs de Beethoven pour que cette œuvre merveilleuse du plus grand des compositeurs de musique instrumentale ait pu être exécutée à Paris telle que l'auteur l'a conçue.
Certes, messieurs, vous n'approuverez pas cela.
Voilà pourtant où conduit la tolérance de l'insubordination de certain exécutants et du droit insensé qu'ils s'arrogent de corriger les auteurs.
L'un de nos plus illustres virtuoses a dit à ce sujet: «Nous ne sommes pas le clou auquel ou suspend le tableau, nous sommes le soleil qui l'éclaire.»—Ce à quoi on peut répondre: D'accord, nous admettons cette modeste comparaison. Mais le soleil, en rayonnant sur un tableau, en dévoile exactement le dessin et le coloris; il n'y fait pas pousser des arbres ni de mauvaises herbes, apparaître des oiseaux ou des serpents là où le peintre n'en a pas mis; il ne change pas l'expression des figures, il ne rend pas tristes les visages gais, ni gais les visages tristes; il n'élargit pas certains contours pour en rétrécir d'autres; il ne rend pas blanc ce qui est noir, ou noir ce qui est blanc, il montre enfin le tableau tel que le peintre l'a fait. Eh! que voulons-nous autre chose? C'est justement ce que nous demandons. Soyez donc des soleils, mesdames et messieurs, on sera heureux de vous adorer; soyez des soleils, et tâchez de ne jamais être des rats-de-cave ou des lanternes de chiffonnier.
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Je suis monté au vieux château, à grands pas, en enrageant de toute mon âme, forcé de reconnaître que les grands poëtes, comme les grands artistes, sont fatalement destinés à être outragés de mille manières; que, si l'on met en vaudeville l'Iliade, en ballets l'Odyssée, si l'on place une pipe à la bouche de l'Hercule Farnèse, si l'on dessine des moustaches sur la lèvre de la Vénus de Milo, si les praticiens corrigent le travail des statuaires, si l'on mutile et déforme les chefs-d'œuvre de l'art musical, il n'y aura personne pour les venger, et les gouvernants ne daigneront pas s'en occuper.
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Le vieux château de Bade est une ruine colossale du moyen âge, un nid de vautours construit au sommet d'une montagne qui domine toute la vallée de l'Oos. Au milieu d'une forêt de sapins gigantesques pendent de toutes parts des pans de murs noirs et durs comme les rochers, des pans de rochers droits comme les murs. Dans les cours président des chênes séculaires; de vieux hêtres curieux passent par les fenêtres leurs têtes chevelues; d'interminables escaliers, des puits sans fond se présentent à chaque instant devant les pas de l'explorateur étonné, qui ne peut se défendre d'une terreur secrète. Là, vécurent, on ne sait quand, on ne sait quels landgraves, margraves ou burgraves, gens de proie et de brigandage, de meurtre et de rapine, que la civilisation a fait disparaître. Que de crimes ont été commis sous ces voûtes formidables, que de cris de désespoir, que de sanglantes orgies en ont fait retentir les lambris!... Aujourd'hui, ô prose! ô plate utilité! un restaurateur les habite, on n'y entend que le bruit des fourneaux d'une vaste cuisine, que les explosions des bouteilles de vin de Champagne, que les éclats de rire des bourgeois allemands et des touristes français en pointe de gaieté. Pourtant, si l'on a le courage d'entreprendre l'ascension du faîte déchiré du monument, on retrouve peu à peu la solitude, le silence et la poésie. Du haut de la dernière plate-forme on aperçoit dans la plaine, de l'autre côté de la montagne, plusieurs riantes petites villes allemandes, des champs bien cultivés, une végétation luxuriante, et le Rhin, morne et silencieux, déroulant son interminable ruban d'argent à l'horizon.
C'est là que je suis parvenu, toujours grondant, comme une locomotive impatiente. Peu à peu le calme et l'indifférence m'ont été rendus, en écoutant les voix mystérieuses qui parlent là avec tant d'indifférence et de calme des hommes et des temps qui ne sont plus.
L'amour de la musique a semblé lui-même se ranimer en moi, en écoutant les harmonies ineffables des harpes éoliennes, placées par quelque charitable Allemand dans les anfractuosités des ruines, où les vents leur font rendre de si poétiques plaintes. Ces accords vaporeux donnent une idée de l'infini; on ne sait quand ils commencent ni quand ils cessent... On croit les entendre encore quand ils ne vibrent plus. Cela éveille de vagues souvenirs de jeunesse enfuie, d'amours éteintes, d'espérances déçues... et l'on pleure tristement... si l'on n'est pas trop vieux, car alors l'œil reste sec, il se ferme, et l'on s'endort.
Il paraît qu'on ne doit pas encore me ranger parmi les vieux... je ne me suis pas endormi. Loin de là, après l'averse le soleil est revenu, et j'ai pensé à un petit ouvrage dont je m'occupe en ce moment. Assis sur un créneau, le crayon à la main, je me suis mis à écrire les vers d'une scène de nuit dont je tâcherai ces jours-ci de trouver la musique, et que voici:
Nuit paisible et sereine!
La lune, douce reine
Qui plane en souriant,
L'insecte des prairies
Dans les herbes fleuries
En secret bruissant,
Philomèle,
Qui mêle
Au murmure du bois
Les splendeurs de sa voix;
L'hirondelle
Fidèle
Caressant sous nos toits
Sa nichée en émois;
Dans sa coupe de marbre
Ce jet d'eau retombant
Écumant;
L'ombre de ce grand arbre
En spectre se mouvant
Sous le vent;
Harmonies
Infinies,
Que vous avez d'attraits
Et de charmes secrets
Pour les âmes attendries!
J'en étais là de mon nocturne, quand un de ces oisons si nombreux à Bade, à l'époque où nous sommes, est venu brusquement me replonger dans la prose: «Tiens, c'est vous, m'a-t-il dit avec sa voix de sauveur du Capitole, que diable faites-vous là tout seul, sur ce donjon perché? Ah! des vers! voyons! Je parie que vous travaillez à l'opéra que M. Benazet vous a commandé pour l'ouverture du théâtre de Bade. Eh! eh! il avance, le nouveau théâtre, il sera fini l'an prochain. L'ouvrier qui le bâtit est un peu âgé, il est vrai, mais encore vert; c'est le même qui, avant 1830, à Paris, travaillait avec tant d'ardeur à l'arc de Triomphe de l'Étoile.—Précisément, mon très-cher, je m'occupe de ce petit opéra. Mais n'employez donc pas, s'il vous plaît, des expressions aussi inconvenantes. M. Benazet ne m'a rien commandé; on ne commande rien aux artistes, vous devriez le savoir. Ou commande à un régiment français d'aller se faire tuer, et il y va; à l'équipage d'un vaisseau français de se faire sauter, il le fait; à un critique français d'entendre un opéra-comique dont il doit rendre compte, et il l'entend; mais c'est tout; et si l'on commandait à certains acteurs de déranger seulement leurs habitudes, d'être simples, naturels, nobles, également éloignés de la platitude et de l'enflure; si l'on commandait à certains chanteurs d'avoir de l'âme et de bien rhythmer leur chant, à certains critiques de connaître ce dont ils parlent, à certains écrivains de respecter la grammaire, à certains compositeurs de savoir le contre-point, les artistes sont fiers, ils n'obéiraient pas. Pour moi, dès qu'on me commande quelque chose, on peut être assuré de l'effet de ce commandement, il me paralyse, il me rend inerte et stupide; et comme je vous crois organisé de la même façon, je vous prie très-instamment (il est inutile de vous le commander), je vous conjure de redescendre à Bade et de me laisser rêver sur mon donjon.» Et l'oison repartit en ricanant. Mais le fil de mes idées était rompu; après d'inutiles efforts pour le renouer, je suis resté là sans penser, écoutant l'hymne à l'empereur d'Autriche, exécuté à une grande distance, dans le kiosque de la Conversation, par la musique militaire prussienne, et que le vent du sud m'apportait par lambeaux des profondeurs de la vallée. Que cette mélodie du bon Haydn est touchante! Comme on y sent une sorte d'affectuosité religieuse! C'est bien le chant d'un peuple qui aime son souverain. Notez que je ne dis pas le bon Haydn avec une intention railleuse; non, Dieu m'en garde! Je me suis toujours indigné contre Horace, ce poëte parisien de l'ancienne Rome, qui a osé dire:
Aliquando bonus dormitat Homerus.
Certes Haydn n'était pas un bonhomme, mais un homme bon; et la preuve, c'est qu'il avait une femme insupportable qu'il n'a jamais battue, et par qui, dit-on, il s'est quelquefois laissé battre.
Enfin il a fallu redescendre; la nuit était venue,
La lune, douce reine,
Planait en souriant.
J'ai retraversé la forêt de sapins, plus sonore et d'une meilleure sonorité que la plupart de nos salles de concerts. On y pourrait faire des quatuor. J'ai souvent pensé à une admirable chose que l'on devrait y exécuter par une belle nuit d'été, c'est l'acte des champs Élysées de l'Orphée de Gluck. Je crois entendre, sous ce dôme de verdure, dans une demi-obscurité, ce chœur des ombres heureuses dont les paroles italiennes augmentent le charme mélodieux:
Torna o bella all tuo consorte,
Che non vuol che più diviso
Sia di te pietoso il ciel.
Mais quand on a des velléités de musique dans les bois, c'est toujours à la suite d'un déjeuner où l'on a mangé du pâté; ce sont alors des fanfares qu'on y exécute, fanfares de cors, de trompes de chasse, n'éveillant d'autres idées que celles des chiens, des piqueurs et des marchands de vin...
Au milieu de la montagne se trouve une fontaine qui coule avec un petit bruit; je suis allé m'asseoir près de son bassin. J'y serais resté jusqu'au lendemain à écouter son tranquille murmure s'il ne m'eût rappelé celui des fontaines du corridor intérieur de la Grande-Chartreuse, que j'entendis pour la première fois il y a trente-cinq ans (hélas! trente-cinq ans!). La Grande-Chartreuse m'a fait penser aux trappistes et à leur phrase obligée:
Frère, il faut mourir!
La lugubre phrase m'a rappelé que je devais aller le lendemain de bonne heure à Carlsruhe faire répéter les chœurs de mon Requiem, dont le programme de cette année contient deux morceaux. Et j'ai regagné mon gîte pour préparer ce voyage.
«Où a-t-il la tête, allez-vous dire, de faire entendre aux gens de plaisir réunis à Bade des morceaux d'une messe de morts?—C'est précisément cette antithèse qui m'a séduit en faisant le programme. Cela me semble la réalisation en musique de l'idée d'Hamlet tenant le crâne d'Yorick: «Allez maintenant dans le boudoir d'une belle dame, dites-lui que, quand elle se mettrait un pouce de fard sur le visage, il faudra qu'elle en vienne à faire cette figure-là. Faites-la rire à cette idée.»
Oui, faisons-les rire, me suis-je dit aussi, toutes ces beautés crinolinées, si fières de leurs jeunes charmes, de leur vieux nom et de leurs nombreux millions; faisons-les rire, ces femmes hardies qui souillent et déchirent; faisons-les rire, ces marchands de corps et d'âmes, ces abuseurs de la souffrance et de la pauvreté, en leur chantant le redoutable poëme d'un poëte inconnu, dont le barbare latin rimé du moyeu âge semble donner à ses menaces un accent plus effrayant:
Dies iræ, dies illa.
«Jour de colère, ce jour-là réduira l'univers en poudre.
«Quel tremblement, quelle terreur alors, quand le juge viendra tout scruter sévèrement.
«Le livre où tout est écrit sera apporté, et son contenu motivera la sentence.
«La trompette, répandant un son terrible parmi les tombeaux des contrées diverses, rassemblera l'humanité tout entière devant son trône.
«Lors donc que le juge sera assis, tout ce qui était caché apparaîtra, rien ne demeurera sans vengeance.
«Stupéfaction de la mort et de la nature.»
Faisons-les rires à ces idées!
Comme la grande majorité de l'auditoire ne sait pas le latin, j'aurai soin que la traduction française soit imprimée sur le programme. Faisons-les rire.
Quel poëme! quel texte pour un musicien! Je ne saurais exprimer le bouleversement de cœur que j'éprouve quand, dirigeant un orchestre immense, j'arrive au verset:
Judex ergo cum sedebit.
Alors tout se fait noir autour de moi; je n'y vois plus, je crois tomber dans la nuit éternelle.
—Ah çà, vous avez donc affaire à un auditoire de prédestinés de l'enfer? direz-vous.—Il est vrai, ma tirade apocalyptique pourrait le faire croire, c'est le courant des idées shakspeariennes qui m'avait entraîné; au contraire, la belle société de Bade se compose d'honnêtes gens qui ne doivent avoir aucun sujet de crainte en songeant à l'autre vie. On n'y compte qu'un petit nombre de scélérats, ceux qui ne vont pas au concert.
Vous allez aussi me demander comment, dans une si petite ville, je pourrai trouver l'appareil musical nécessaire à l'exécution de ce Dies iræ, appareil dont les éléments sont si difficiles à réunir à Paris, comment on pourra les placer dans la salle du festival et comment on supportera cette sonorité ébranlante. D'abord vous saurez que j'ai arrangé la partition des timbales pour trois timbaliers seulement; quant aux orchestres d'instruments de cuivre,
Mirum spargentes sonum,
nous les avons aisément formés avec les artistes de Carlsruhe réunis à ceux de Bade et aux musiciens prussiens en garnison à Rastadt, forteresse voisine de Carlsruhe. Le chœur a été rassemblé par les soins de MM. Strauss et Krug, maître de chapelle et directeur des chœurs du grand-duc. Les choristes répètent depuis quinze jours. Je fais ici des répétitions instrumentales trois fois par semaine. Tout se prépare tranquillement avec une régularité parfaite. La veille et l'avant-veille du concert, j'emmènerai par le chemin de fer nos artistes à Carlsruhe; ils y répéteront avec ceux de la chapelle grand-ducale. Le jour du concert, au contraire, de grand matin, M. Strauss m'amènera les artistes de Carlsruhe pour les faire répéter avec ceux de Bade, sur une vaste estrade élevée pendant la nuit à l'un des bouts de la salle de Conversation. Les jeux sont suspendus ce jour-là. Derrière l'orchestre se trouve une tribune assez vaste; c'est là que je placerai mon attirail de timbales et les groupes d'instruments de cuivre. M. Kenneman, le chef d'orchestre intelligent et dévoué de Bade, les conduira. Ces voix formidables, ces bruits de tonnerre ne perdront rien de leur puissance musicale, je l'espère, pour être lancés à cette distance. En outre le mouvement du tuba mirum est si large, que les deux chefs d'orchestre pourront, en se suivant de l'œil et de l'oreille, marcher ensemble sans accident.
Vous voyez que je vais avoir une rude journée. De neuf heures du matin à midi, dernière répétition générale; à trois heures, remise en ordre de l'orchestre et de la musique plus ou moins bouleversés par la répétition du matin, travail que je n'ose confier à personne; à huit heures du soir, le concert.
A minuit, en pareil cas, j'ai peu envie de danser. Mais madame la princesse de Prusse (aujourd'hui reine) assiste ordinairement à cette fête; souvent elle daigne me retenir quelques instants pour me faire ses observations, toujours bienveillantes malgré leur finesse, sur les principaux morceaux du programme. Elle cause avec tant de charme, elle comprend si intimement la musique, elle a tant de sensibilité unie à un si rare esprit, elle a si bien l'art de vous encourager, de vous donner confiance, qu'après cinq minutes de son charmant entretien toute ma fatigue disparaît, je serais prêt à recommencer.
Voilà, messieurs, ce que je fais à Bade. J'aurais encore d'autres détails à vous donner; Dieu me garde néanmoins de poursuivre; je vois d'ici la moitié de votre auditoire... qui dort.
LE DIAPASON
M. le ministre d'État, inquiet sur l'avenir de plus en plus alarmant de l'exécution musicale dans les théâtres lyriques, étonné du peu de durée de la carrière des chanteurs, et persuadé avec raison que l'élévation progressive du diapason est une cause de ruine pour les plus belles voix, vient de nommer une commission pour examiner avec soin cette question, déterminer l'étendue du mal et en découvrir le remède.
En attendant que cette réunion d'hommes spéciaux, compositeurs, physiciens et savants amateurs de musique, reprenne ses travaux suspendus pendant le mois qui s'achève, nous allons tâcher de jeter quelque jour sur l'ensemble des faits, et, sans rien préjuger du parti que prendra la commission, lui soumettre d'avance nos observations et nos idées.
LE DIAPASON A-T-IL RÉELLEMENT MONTÉ[8], ET DANS QUELLES PROPORTIONS DEPUIS CENT ANS.
Oui, sans doute, le fait de son ascension est reconnu de tous les musiciens, de tous les chanteurs, et dans le monde musical tout entier. La progression suivie par cet exhaussement semble avoir été à peu près la même partout. La différence qui existe aujourd'hui entre le ton des divers orchestres d'une même ville et entre celui des orchestres de pays séparés par des distances considérables ne constitue en général que des nuances qui n'empêchent point de réunir quelquefois ces orchestres et d'en former, au moyen de certaines précautions, une grande masse instrumentale dont l'accord est satisfaisant. S'il y avait, ainsi qu'on le répète souvent à Paris, une grande dissemblance entre les diapasons de l'Opéra, de l'Opéra-Comique, du Théâtre-Italien et des musiques militaires, comment eussent été possibles les orchestres de sept à huit cents musiciens qu'il m'est arrivé si souvent de diriger dans les vastes locaux des Champs-Elysées, après les expositions de 1844 et de 1855, et dans l'église de Saint-Eustache, puisque les éléments de ces congrès musicaux se composaient nécessairement de presque tous les instrumentistes disséminés dans les nombreux corps de musique de Paris?
Les festivals d'Allemagne et d'Angleterre, où les orchestres de plusieurs villes se réunissent fréquemment, prouvent que les différences de diapason y sont également peu sensibles et que la précaution de tirer la coulisse des instruments à vent trop hauts suffit pour les faire disparaître.
Ces différences existent cependant, si petites qu'elles soient. On en aura bientôt la preuve, la commission ayant écrit à presque tous les maîtres de chapelle, maîtres de concert et chefs d'orchestre des villes d'Europe et d'Amérique où l'art musical est cultivé, pour leur demander un exemplaire de l'instrument d'acier dont on se sert chez eux comme chez nous, sous divers noms, pour donner le la aux orchestres et accorder les orgues et les pianos. Ces diapasons contemporains, comparés aux diapasons anciens (de 1790, de 1806, etc.) que nous possédons, rendront évidente et précise la différence qui existe entre le ton d'aujourd'hui et celui de la fin du siècle dernier. En outre les vieilles orgues de plusieurs églises, à cause de la nature toute spéciale des fonctions dans lesquelles le service religieux les a renfermées, n'ayant jamais été mises en relations avec les instruments à vent des théâtres, ont conservé le diapason de l'époque où elles furent construites; or ce diapason est en général d'un ton plus bas que celui d'aujourd'hui.
De là l'usage d'appeler ces orgues en si bémol, parce que leur ut en effet, étant d'un ton plus bas que le nôtre, se trouve à l'unisson de noire si bémol. Ces orgues ont au moins un siècle d'existence. Il faudrait donc conclure de ces faits divers, mais concordants entre eux, que le diapason ayant monté d'un ton en cent ans ou d'un demi-ton en un demi-siècle, si sa marche ascendante continuait, il parcourrait en six cents ans les douze demi-tons de la gamme, et serait nécessairement en l'an 2458 haussé d'une octave.
L'absurdité d'un pareil résultat suffit à démontrer l'importance de la mesure prise par M. le ministre d'État, et il est fort regrettable que l'un de ses prédécesseurs n'ait pas songé à la prendre longtemps avant lui.
Mais la musique a rarement jusqu'ici obtenu une protection éclairée, officielle, bien que de tous les arts elle soit celui qui on a le plus besoin. Presque toujours, presque partout, son sort a été remis aux mains d'agents qui n'avaient pas le sentiment de son pouvoir, de sa grandeur, de sa noblesse, et qui ne possédaient aucune connaissance de sa nature et de ses moyens d'action. Presque toujours et presque partout jusqu'à présent elle a été traitée comme une fille bohème qu'on faisait chanter et danser sur les places publiques en compagnie des singes et des chiens savants, qu'on couvrait d'oripeaux pour attirer sur elle l'attention de la foule et qu'on ne demandait qu'à vendre à tout venant.
La décision prise par M. le ministre d'État donne lieu d'espérer que la musique aura prochainement en France la protection qui lui manquait, et que d'autres réformes importantes dans la pratique et dans l'enseignement de l'art musical suivront de près la réforme du diapason.
MAUVAIS EFFETS PRODUITS PAR L'EXHAUSSEMENT DU DIAPASON.
A l'époque où l'on commença en France à écrire de la musique dramatique, à produire des opéras, au temps de Lulli par exemple, le diapason étant établi, mais non fixé (on le verra tout à l'heure), les chanteurs quels qu'ils fussent n'éprouvèrent aucune peine à chanter des rôles écrits dans les limites alors adoptées pour les voix. Quand ensuite le diapason eut subi une élévation sensible, il eût été du devoir et de l'intérêt des compositeurs d'en tenir compte et d'écrire un peu moins haut; ils ne le firent pas. Cependant les rôles écrits pour les théâtres de Paris par Rameau, Monsigny, Grétry, Glück, Piccini et Sacchini, dans un temps où le diapason était de près d'un ton moins élevé qu'aujourd'hui, restèrent longtemps chantables: la plupart le sont même encore, tant ces maîtres ont mis de prudence et de réserve dans l'emploi des voix, à l'exception de certains passages de Monsigny surtout, dont le tissu mélodique est disposé dans une région de la voix déjà un peu haute pour son époque, et qui l'est beaucoup trop pour la nôtre.
Spontini dans la Vestale, dans Cortez et Olympie, écrivit même des rôles de ténor que les chanteurs actuels trouvent trop bas.
Vingt-cinq ans plus tard (pendant lesquels le diapason avait rapidement monté), on multiplia les notes hautes pour les soprani et les ténors; on vit paraître les ut naturels aigus, en voix de tête et en voix de poitrine dans les rôles de ténor; l'ut dièse aigu dans ces mêmes rôles en voix de tête, il est vrai, mais que les anciens compositeurs n'eurent jamais l'idée d'employer. On exigea de plus en plus souvent des ténors le si naturel aigu lancé avec force en voix de poitrine (qui eût été pour l'ancien diapason un ut dièse dont il n'y a pas trace dans les partitions du siècle dernier), les ut aigus attaqués et soutenus par les soprani, et l'on sema les rôles de basse de mi naturels hauts. Ce dernier son, trop souvent employé par les vieux maîtres sous le nom de fa dièse haut, à l'époque du diapason bas, le fut pourtant beaucoup moins qu'il ne l'est généralement aujourd'hui sous le nom de mi naturel.
Enfin on multiplia tellement les intonations excessivement élevées, les sons que le chanteur ne peut plus émettre mais qu'il doit extraire avec violence, comme un opérateur vigoureux extrait une dent cariée, que, tout bien considéré, nous sommes obligés de céder à l'évidence et de tirer cette étrange conclusion: on a écrit en France pour le grand opéra de plus en plus haut au fur et à mesure que le diapason montait. On s'en convaincra aisément en comparant les partitions du siècle dernier à celles de nos jours.
Achille, dans Iphigénie en Aulide (l'un des rôles de ténor les plus hauts de Glück), ne monte qu'au si naturel, lequel si était alors ce qu'est aujourd'hui le la et se trouvait en conséquence d'un ton plus bas que le si actuel. Une seule fois il écrivit dans Orphée un re aigu; mais cette note unique, qui était le même son que l'ut employé trois fois dans Guillaume Tell, est présentée dans une vocalise lente en voix de tête, de façon à être effleurée plutôt qu'entonnée, et ne présente ni danger ni fatigue pour le chanteur. L'un des grands rôles de femme de Glück contient le si bémol haut lancé et soutenu avec force: c'est celui d'Alceste. Ce si bémol correspondait à notre la bémol actuel. Qui hésite maintenant à écrire pour une prima donna le la bémol et le la naturel, et le si bémol, et même le si naturel, et même l'ut?
Le rôle de femme écrit le plus haut par Glück est celui de Daphné, dans Cythère assiégée. Un air de ce personnage, «Ah quel bonheur d'aimer!» monte par un trait rapide jusqu'à l'ut (notre si bémol d'aujourd'hui), et l'inspection de l'ensemble du rôle démontre qu'il fut composé pour une de ces cantatrices exceptionnelles, comme on en trouve dans tous les temps, qu'on appelle chanteuses légères, et dont la voix est d'une étendue extraordinaire dans le haut. Telles sont de nos jours mesdames Cabel, Carvalho, Lagrange, Zerr et quelques autres. Encore l'ut aigu de Daphné, je le répète, correspondait-il à notre si bémol, note vulgaire aujourd'hui. Madame Cabel et mademoiselle Zerr donnent le contre-fa haut, madame Carvalho aborde sans peur le contre-mi, et madame Lagrange ne recule pas devant le contre-sol de la flûte.
Les anciens compositeurs (écrivant pour les théâtres de Paris) s'obstinèrent seulement, je ne sais pourquoi, à pousser toujours dans le haut les voix graves. Dans leurs rôles de basse, on ne rencontre presque que des notes de baryton. Ils n'osèrent jamais faire descendre les basses au-dessous du si bémol; encore n'écrivirent-ils que bien rarement cette note. Il passait pour avéré à l'Opéra, encore en 1827, que les sons plus graves n'avaient pas de timbre et ne pouvaient être entendus dans un grand théâtre. Les voix de basses furent ainsi dénaturées, et les rôles de Thoas, d'Oreste, de Calchas, d'Agamemnon, de Sylvain, que j'ai entendu chanter par Dérivis père, semblent avoir été écrits par Glück et par Grétry pour des barytons. Ceux-là donc, bien qu'ils fussent alors néanmoins chantables par de vraies basses, ne le sont plus aujourd'hui.
Mais jamais Glück ni ses émules n'eussent osé demander à leurs ténors ou à leurs soprani dramatiques les sons hauts que je citais tout à l'heure et dont on abuse de nos jours.
Ces excès des plus savants maîtres de l'école moderne ont eu, certes, de très-fâcheux résultats. Combien de ténors se sont brisé la voix sur les ut et les si naturels de poitrine! combien de soprani ont poussé des cris d'horreur et de détresse, au lieu de chanter, dans une foule de passages du répertoire moderne qu'il serait trop long de citer ici! Ajoutons que la violence des situations dramatiques motivant souvent l'énergie (sinon les brutalités de l'orchestre) la sonorité excessive des instruments, en pareil cas, excite encore les chanteurs, sans qu'ils s'en doutent, à redoubler d'efforts pour se faire entendre et à produire des hurlements qui n'ont plus rien d'humain. Certains maîtres ont eu au moins l'adresse de ne pas employer les grands accords forts du plein orchestre, en même temps que les sons importants des voix, laissant, au moyen d'une espèce de dialogue, le chant à découvert; mais beaucoup d'autres l'écrasent littéralement sous un monceau d'instruments de cuivre et d'instruments à percussion. Quelques-uns de ceux-là pourtant passent pour des modèles dans l'art d'accompagner les voix... Quel accompagnement!...
Ces défauts grossiers, palpables, évidents, aggravés par l'élévation du diapason, ne pouvaient manquer d'amener le triste résultat qui frappe aujourd'hui dans nos théâtres les auditeurs les moins attentifs.
Mais l'exhaussement du la en a encore produit un autre assez fâcheux: les musiciens chargés des parties de cor, de trompette et de cornet ne peuvent plus maintenant aborder sans danger, la plupart même ne peuvent plus du tout attaquer certaines notes d'un usage général autrefois. Tels sont le sol haut de la trompette en ré, le mi de la trompette en fa (ces deux notes produisent à l'oreille le son la), le sol haut du cor en sol, l'ut haut de ce même cor en sol (note employée par Handel et par Glück, et qui est devenue impraticable), et l'ut haut du cornet en la. A chaque instant des sons éraillés, brisés, qu'on nomme vulgairement couacs, viennent déparer un ensemble instrumental composé quelquefois des plus excellents artistes. Et l'on dit: «Les joueurs de trompette et de cor n'ont donc plus de lèvres? D'où cela vient-il? La nature humaine pourtant n'a pas changé.» Non la nature humaine n'a pas changé, c'est le diapason. Et beaucoup de compositeurs modernes semblent ignorer ce changement.
CAUSES QUI ONT AMENÉ L'EXHAUSSEMENT DU DIAPASON.
Il paraît prouvé maintenant que les facteurs d'instruments à vent sont les seuls coupables du fait dont nous déplorons les conséquences. Afin de donner un peu plus d'éclat aux flûtes, aux hautbois et aux clarinettes, certains facteurs en ont clandestinement haussé le ton. Les jeunes virtuoses entre les mains desquels ces instruments sont arrivés ont dû d'abord, lorsqu'ils sont entrés dans un orchestre, en tirer un peu la coulisse pour les mettre d'accord avec les autres. Mais comme cet allongement du tube (des flûtes surtout) en dérange plus ou moins les proportions, et par suite en altère la justesse, ces artistes se sont peu à peu abstenus d'y recourir. Toute la masse des instruments à cordes a suivi alors, peut-être à son insu, l'impulsion donnée par ces instruments à vent aigus; les violons, les altos, les basses, en tendant un peu plus leurs cordes, ont ainsi adopté facilement un diapason plus haut. Les autres musiciens, les anciens de l'orchestre, chargés des parties de basson, de cor, de trompette, de second hautbois, etc., fatigués de ne pouvoir, malgré tous leurs efforts, se hausser jusqu'au ton devenu le ton dominant, ont alors fini par porter leurs instruments chez le facteur, pour en faire adroitement raccourcir le tube, pour le faire couper (c'est le terme adopté) et atteindre ainsi le ton nouveau. Et voilà le diapason haut installé dans cet orchestre, et bientôt après dans les concerts par des pianos accordés sur des diapasons d'acier, dont les branches raccourcies à coups de lime avaient pris le ton nouveau.
Le même fait, plus ou moins avoué, mais réel, se reproduit à peu près partout tous les vingt ans.
Aujourd'hui les facteurs d'orgues eux-mêmes suivent le mouvement et accordent leurs instruments au diapason haut. Nous ignorons certainement celui pour lequel saint Grégoire et saint Ambroise composèrent les plains-chants qu'ils ont légués à la liturgie ecclésiastique; mais il est bien évident que plus le diapason des églises monte, et plus, si c'est l'orgue qui donne le ton aux chantres et s'il ne transpose pas, le système entier du plain-chant est altéré, plus aussi l'économie vocale des hymnes sacrées se trouve dérangée. Les orgues devraient ou transposer, quand elles accompagnent le plain-chant, si elles sont au diapason moderne, ou être fixées au ton des plus anciennes; seulement elles devraient l'être dans des rapports avec le ton moderne qui n'empêcheraient point de leur adjoindre, en transposant, les instruments d'orchestre. Ainsi, fussent-elles d'un ton et demi au-dessous du diapason d'aujourd'hui, les instruments d'orchestre pourraient néanmoins s'accorder parfaitement avec les orgues, en jouant, par exemple, en fa quand les orgues joueraient en la bémol.
Malheureusement quelques facteurs prennent le pire de tous les moyens termes; ils construisent des orgues d'un quart de ton au-dessous du diapason des théâtres. J'en ai fait il y a quelques années la cruelle expérience dans l'église de Saint-Eustache, où, pour l'exécution d'un Te Deum, il fut impossible, malgré l'allongement de tous les tubes sonores de l'orchestre, de mettre la masse instrumentale d'accord avec le nouvel orgue, achevé depuis trois ans à peine.
FAUT-IL BAISSER LE DIAPASON?
Il ne pourrait, je crois, résulter de cet abaissement qu'un bien pour l'art musical, pour l'art du chant surtout; mais il me semble impraticable si l'on veut étendre la réforme sur la France entière. Un abus produit par une longue succession d'années ne se détruit pas en quelques jours; les musiciens, chanteurs et autres, les plus intéressés à l'introduction d'un diapason moins haut seraient peut-être même les premiers à s'y opposer; cela dérangerait leurs habitudes; et Dieu sait s'il est en France quelque chose de plus irrésistible que des habitudes. En supposant même qu'une volonté toute-puissante intervînt pour faire adopter la réforme, il en coûterait des sommes énormes pour la réaliser. Il faudrait, sans compter les orgues, acheter de nouveaux instruments à vent pour tous les théâtres et pour les musiques militaires, et interdire absolument l'emploi des anciens. Et si, la réforme une fois opérée, le reste du monde ne suivait pas notre exemple, la France resterait isolée avec son diapason bas et sans relations musicales possibles avec les autres peuples.
IL FAUT DONC SEULEMENT FIXER LE DIAPASON ACTUEL?
C'est, je pense, le parti le plus sage, et les moyens d'y parvenir, nous les possédons. Grâce à l'ingénieux instrument dont l'acoustique a été dotée il y a peu d'années, et qu'on nomme sirène, on peut compter avec une précision mathématique le nombre de vibrations qu'exécute par seconde un corps sonore.
En adoptant le la de l'Opéra de Paris comme le son type, comme l'étalon sonore officiel, ce la étant de 898 vibrations par seconde, je suppose, on n'aura qu'à placer dans le foyer de tous les orchestres de concert et de théâtre un tuyau d'orgue donnant exactement le son désigné. Ce tuyau sera seul consulté pour le la, et l'orchestre ne s'accordera plus, selon l'usage, sur le hautbois où sur la flûte, qui peuvent aisément, soit l'un en pinçant son anche avec les lèvres, soit l'autre en tournant son embouchure en dehors, faire monter le son.
Les instruments à vent devront en conséquence être parfaitement d'accord avec le tuyau d'orgue. Ils resteront en outre, dans l'intervalle des représentations et des concerts, enfermés dans le foyer où se trouve ce tuyau, lequel foyer sera, comme une serre, constamment maintenu à la température moyenne d'une salle de spectacle remplie par le public. Grâce à cette précaution, les instruments à vent n'arriveront point froids à l'orchestre, et ne monteront point au bout d'une heure, par le fait du souffle des exécutants et de leur immersion dans une atmosphère plus chaude que celle d'où ils sortent. C'est dire aussi que les instruments à vent d'un théâtre (d'un théâtre du gouvernement du moins) ne devront jamais en sortir, sous aucun prétexte. Ils resteront dans leur serre, comme les décors restent dans les magasins. Au reste, si quelque instrumentiste s'avisait, en emportant au dehors sa flûte où sa clarinette, de la faire couper, le méfait serait aussitôt reconnu, puisque le la de l'instrument coupé différerait de celui du tuyau d'orgue, qui, je le répète, devra seul être consulté pour accorder l'orchestre. Enfin le gouvernement, adoptant officiellement le la de 898 vibrations, tout fabricant qui aura mis en circulation des instruments à vent, des orgues, des pianos accordés au-dessus de ce la, sera passible de certaines peines, comme les marchands qui vendent à fausse mesure et à faux poids.
De telles précautions une fois prises, et ces règlements étant rigoureusement exécutés et maintenus, à coup sûr le diapason ne montera plus.
Mais le remède sera inutile pour conserver les voix, si les compositeurs continuent à écrire les notes dangereuses que j'ai citées tout à l'heure.
L'autorité devrait donc encore intervenir et interdire aux compositeurs (à ceux qui écrivent pour les théâtres subventionnés tout au moins) l'emploi des sons exceptionnels qui ont détruit tant de beaux organes, et leur conseiller (une partition échappant nécessairement sous ce rapport à toute censure) plus d'à-propos et plus d'adresse dans l'emploi des moyens violents de l'instrumentation.
LES TEMPS SONT PROCHES
L'art musical est en bon train à cette heure à Paris. On va l'élever à une haute dignité. Il sera fait Mamamouchi. Voler far un paladina. Ioc! Dar turbanta con galera. Ioc, Ioc! Hou la ba, ba la chou, ba la ba, ba la da! Puis madame Jourdain, la raison publique, viendra quand il n'en sera plus temps s'écrier: Hélas! mon Dieu, il est devenu fou.
Heureusement il a quelquefois, quand on ne le mène pas au théâtre, des éclairs d'intelligence qui pourraient rassurer ses amis. Nous avons encore à Paris des concerts où l'on fait de la musique; nous avons des virtuoses qui comprennent les chefs-d'œuvre et les exécutent dignement; des auditeurs qui les écoutent avec respect et les adorent avec sincérité. Il faut se dire cela pour ne pas aller se jeter dans un puits la tête la première.
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Le surlendemain de la représentation au théâtre de l'Opéra-Comique d'une œuvre inqualifiable qui exaspéra le public, nous nous trouvions avec quelques amis dans un salon musical. On venait de parler de la nouvelle et effrayante partition exécutée l'avant-veille. Et l'on avait dit: De quel messie ce compositeur est-il donc le Jean-Baptiste?—On songeait à la maladie dont l'art musical est en ce moment atteint, aux étranges médecins qu'on lui donne, aux entrepreneurs des pompes funèbres qui déjà frappent à sa porte, aux marbriers qui sont occupés à graver son épitaphe... quand quelqu'un s'avisa de se mettre aux pieds de madame Massart et de la conjurer de vouloir bien jouer la grande sonate en fa mineur de Beethoven. La virtuose se rendit gracieusement à la prière qu'on lui adressait, et bientôt toute l'assistance entra sous le charme terrible et sublime de cette œuvre incomparable. En écoutant cette musique de Titan exécutée avec une inspiration entraînante, avec une fougue bien ordonnée et si habilement contenue, on oublia bien vite toutes les défaillances, les misères, les hontes, les horreurs de la musique contemporaine. On se sentait frémir et trembler d'admiration en présence de la pensée profonde, de la passion impétueuse qui animent l'œuvre de Beethoven; œuvre plus grande que ses plus grandes symphonies, plus grande que tout ce qu'il a fait, supérieure en conséquence à tout ce que l'art musical a jamais produit.
Et la virtuose, épuisée après la dernière mesure du final, restait haletante au piano, et nous pressions ses mains devenues froides, et l'on se taisait... Que dire? Et nous formions dans ce salon, perdu au centre de Paris, où l'antiharmonie ne pénétra jamais, un groupe comparable à celui du tableau du Décaméron, où l'on voit des cavaliers et de belles jeunes femmes respirant l'air embaumé d'une villa délicieuse, pendant qu'à l'entour de cette oasis Florence est dévastée par la peste noire.
CONCERTS DE RICHARD WAGNER
LA MUSIQUE DE L'AVENIR
Après des peines excessives, des dépenses énormes, des répétitions nombreuses, mais fort insuffisantes encore, Richard Wagner est parvenu à faire entendre au Théâtre-Italien quelques-unes de ses compositions. Les fragments empruntés à des ouvrages dramatiques perdent plus ou moins à être ainsi exécutés hors du cadre qui leur fut destiné; les ouvertures et introductions instrumentales y gagnent au contraire, parce qu'elles sont rendues avec plus de pompe et d'éclat qu'elles ne le seraient par un orchestre d'opéra ordinaire, bien moins nombreux et moins avantageusement disposé qu'un orchestre de concert.
Le résultat de l'expérience tentée sur le public parisien par le compositeur allemand était facile à prévoir. Un certain nombre d'auditeurs sans préventions ni préjugés a bien vite reconnu les puissantes qualités de l'artiste et les fâcheuses tendances de son système; un plus grand nombre n'a rien semblé reconnaître en Wagner qu'une volonté violente, et dans sa musique qu'un bruit fastidieux et irritant. Le foyer du Théâtre-Italien était curieux à observer le soir du premier concert: c'étaient des fureurs, des cris, des discussions, qui semblaient toujours sur le point de dégénérer en voies de fait. En pareil cas, l'artiste qui a provoquée l'émotion du public voudrait la voir aller plus loin encore, et ne serait pas fâché d'assister à une lutte corps à corps entre ses partisans et ses détracteurs, à la condition pourtant que ses partisans eussent le dessus. Victoire improbable cette fois, Dieu étant toujours du côté des gros bataillons. Ce qui se débite alors de non-sens, d'absurdités et même de mensonges, est vraiment prodigieux, et prouve avec évidence que, chez nous au moins, lorsqu'il s'agit d'apprécier une musique différente de celle qui court les rues, la passion, le parti pris, prennent seuls la parole, et empêchent le bon sens et le goût de parler.
Les préventions, favorables ou hostiles, dictent même la plupart des jugements sur les œuvres des maîtres reconnus et consacrés. Tel, acclamé comme un grand mélodiste, écrira un jour une œuvre entièrement dépourvue de mélodie, et n'en sera pas moins admiré pour cette même œuvre par des gens qui l'eussent sifflée si elle eût porté un autre nom. La grande, la sublime, l'entraînante ouverture d'Éléonore, de Beethoven, passe auprès de beaucoup de critiques pour une composition dépourvue de mélodie, bien qu'elle en soit pleine, bien que tout chante, que tout pleure mélodieusement dans l'allégro comme dans l'andante; et ces mêmes juges qui la dénigrent applaudissent et crient bis fort souvent après l'ouverture de Don Juan de Mozart, où il n'y a pas trace de ce qu'ils appellent mélodie; mais c'est de Mozart, le grand mélodiste!...
Ils adorent à juste titre, dans ce même opéra de Don Juan, la sublime expression des sentiments, des passions et des caractères; et, quand vient l'allegro du dernier air de dona Anna, pas un de ces aristarques si sensibles en apparence à la musique expressive, si chatouilleux sur les convenances dramatiques, n'est choqué des abominables vocalises que Mozart, poussé par quelque démon dont le nom est demeuré un mystère, a eu le malheur de laisser tomber de sa plume. La pauvre fille outragée s'écrie: Peut-être un jour le ciel encore sentira quelque pitié pour moi. Et c'est là-dessus que le compositeur a placé une série de notes aiguës, vocalisées, piquées, caquetantes, sautillantes, qui n'ont pas même le mérite de faire applaudir la cantatrice. S'il y avait jamais eu quelque part en Europe un public vraiment intelligent et sensible, ce crime (car c'en est un) ne fût pas demeuré impuni, et le coupable allegro ne serait pas resté dans la partition de Mozart.
Je pourrais citer une multitude d'exemples semblables pour prouver qu'à de très-rares exceptions près on juge la musique par prévention seulement et sous l'empire des plus déplorables préjugés.
Ce sera mon excuse pour la liberté que je vais prendre de parler de Richard Wagner d'après mon sentiment personnel et sans tenir aucun compte des diverses opinions émises à son sujet.
Il a osé composer le programme de sa première soirée exclusivement de morceaux d'ensemble, chœurs ou symphonies. C'était déjà un défi jeté aux habitudes de notre public, qui, sous prétexte d'aimer la variété, se montre toujours prêt à manifester le plus bruyant enthousiasme pour une chansonnette bien dite, pour une fade cavatine bien vocalisée, pour un solo de violon bien dansé sur la quatrième corde, ou pour des variations bien sifflotées sur quelque instrument à vent, après avoir fait un accueil honnête, mais froid, à quelque grande œuvre de génie. Ce public-là pense que le roi et le berger sont égaux pendant leur vie.
Rien de tel que de faire hardiment les choses faisables. Wagner vient de le prouver; son programme, dépourvu des sucreries qui allèchent les enfants de tout âge dans les festins musicaux, n'en a pas moins été écouté avec une attention constante et un très-vif intérêt.
Il commençait par l'ouverture du Vaisseau-Fantôme, opéra en deux actes, que je vis représenter à Dresde, sous la direction de l'auteur, en 1841, et dans lequel madame Schroeder-Devrient remplissait le principal rôle. Ce morceau me fit alors l'impression qu'il m'a faite récemment. Il débute par un foudroyant éclat d'orchestre où l'on croit reconnaître tout d'abord les hurlements de la tempête, les cris des matelots, les sifflements des cordages et les bruits orageux de la mer en furie. Ce début est magnifique; il s'empare impérieusement de l'auditeur et l'entraîne; mais, le même procédé de composition étant ensuite constamment employé, le tremolo succédant au tremolo, les gammes chromatiques n'aboutissant qu'à d'autres gammes chromatiques, sans qu'un seul rayon de soleil vienne se faire jour au travers de ces sombres nuées gorgées de fluide électrique et versant sans fin ni trêve leurs torrents, sans que le moindre dessin mélodieux vienne colorer ces noires harmonies, l'attention de l'auditeur se lasse, se décourage et finit par succomber. Déjà se manifeste dans cette ouverture, dont le développement me paraît en outre excessif, la tendance de Wagner et de son école à ne pas tenir compte de la sensation, à ne voir que l'idée poétique ou dramatique qu'il s'agit d'exprimer, sans s'inquiéter si l'expression de cette idée oblige ou non le compositeur à sortir des conditions musicales.
L'ouverture du Vaisseau-Fantôme est vigoureusement instrumentée, et l'auteur a su tirer au début un parti extraordinaire de l'accord de quinte nue. Cette sonorité ainsi présentée prend un aspect étrange et sauvage qui fait frissonner.
La grande scène du Tanhauser (marche et chœur) est d'un éclat et d'une pompe superbes, qu'augmente encore la sonorité spéciale du ton si naturel majeur. Le rhythme, qui ne se trouve jamais tourmenté ni gêné dans son action par la juxtaposition d'autres rhythmes de nature contraire, y prend des allures chevaleresques, fières, robustes. On est bien sûr, sans voir la représentation de cette scène, qu'une telle musique accompagne les mouvements d'hommes vaillants et forts et couverts de brillantes armures. Ce morceau contient une mélodie clairement dessinée, élégante, mais peu originale, qui rappelle par sa forme, sinon par son accent, un thème célèbre du Freyschütz.
Le dernier retour de la phrase vocale, au grand tutti, est plus énergique encore que tout ce qui précède, grâce à l'intervention d'un dessin des basses exécutant huit notes par mesure et contrastant avec la partie supérieure qui n'en fait entendre que deux ou trois. Il y a bien quelques modulations un peu dures et trop serrées les unes contre les autres, mais l'orchestre les impose avec une telle vigueur, une telle autorité, que l'oreille les accepte de prime abord sans résistance. En somme, il faut reconnaître là une page magistrale, instrumentée, comme tout le reste, par une main habile. Les instruments à vent et les voix y sont animés par un souffle puissant, et les violons, écrits avec une admirable aisance dans le haut de leur échelle, semblent lancer sur l'ensemble d'éblouissantes étincelles.
L'ouverture de Tanhauser est en Allemagne le plus populaire des morceaux d'orchestre de Wagner. La force et la grandeur y dominent encore; mais il résulte, pour moi du moins, du parti pris de l'auteur dans cette composition, une fatigue extrême. Elle débute par un andante maestoso, sorte de choral d'un beau caractère, qui plus tard, vers la fin de l'allegro, reparaît accompagné dans le haut par un trait obstiné de violons. Le thème de cet allegro, composé de deux mesures seulement, est en soi peu intéressant. Les développements auxquels il sert ensuite de prétexte sont, comme dans l'ouverture du Vaisseau-Fantôme, hérissés de successions chromatiques, de modulations et d'harmonies d'une extrême dureté. Quand enfin le choral reparaît, ce thème étant lent et d'une dimension considérable, le trait de violons qui doit l'accompagner jusqu'au bout se répète nécessairement avec une persistance terrible pour l'auditeur. Il a déjà été entendu vingt-quatre fois dans l'andante; on l'entend dans la péroraison de l'allégro cent dix-huit fois. Ce dessin obstiné, ou plutôt acharné, figure donc en somme cent quarante-deux fois dans l'ouverture. N'est-ce pas trop? il reparaît encore souvent dans le cours de l'opéra; ce qui me ferait supposer que l'auteur lui attribue un sens expressif relatif à l'action et que je ne devine pas.
Les fragments de Lohengrin brillent par des qualités plus saillantes que les œuvres précédentes. Il y a là, ce me semble, plus de nouveauté que dans le Tanhauser; l'introduction, qui tient lieu d'ouverture à cet opéra, est une invention de Wagner de l'effet le plus saisissant. On pourrait en donner une idée en parlant aux yeux par cette figure <>. C'est en réalité un immense crescendo lent, qui, après avoir atteint le dernier degré de la force sonore, suivant la progression inverse, retourne au point d'où il était parti et finit dans un murmure harmonieux presque imperceptible. Je ne sais quels rapports existent entre cette forme d'ouverture et l'idée dramatique de l'opéra; mais, sans me préoccuper de cette question et en considérant le morceau comme une pièce symphonique seulement, je le trouve admirable de tout point. Il n'y a pas de phrase proprement dite, il est vrai, mais les enchaînements harmoniques en sont mélodieux, charmants, et l'intérêt ne languit pas un instant, malgré la lenteur du crescendo et celle de la décroissance. Ajoutons que c'est une merveille d'instrumentation dans les teintes douces comme dans le coloris éclatant, et qu'on y remarque, vers la fin, une basse montant toujours diatoniquement pendant que les autres parties descendent, dont l'idée est fort ingénieuse. Ce beau morceau d'ailleurs ne contient aucune espèce de duretés; c'est suave, harmonieux autant que grand, fort et retentissant: pour moi, c'est un chef-d'œuvre.
La grande marche en sol, qui ouvre le second acte, a produit à Paris, comme en Allemagne, une véritable commotion, malgré le vague de la pensée au commencement et l'indécision froide du passage épisodique du milieu. Ces mesures incolores où l'auteur semble tâtonner, chercher son chemin, ne sont qu'une sorte de préparation pour arriver à une idée formidable, irrésistible, où l'on doit voir le vrai thème de la marche. Une phrase de quatre mesures, répétée deux fois en montant d'une tierce, constitue la véhémente période à laquelle on ne trouverait peut-être rien en musique qui pût lui être comparé pour l'emportement grandiose, la force et l'éclat, et, qui, lancée par les instruments de cuivre à l'unisson, fait des accents forts (ut, mi, sol) qui commencent les trois phrases autant de coups de canon qui ébranlent la poitrine de l'auditeur.
Je crois que l'effet serait plus extraordinaire encore si l'auteur eût évité les conflits de sons comme ceux qu'on a à subir dans la seconde phrase, où le quatrième renversement de l'accord de neuvième majeure et le retard de la quinte par la sixte produisent des dissonances doubles que beaucoup de gens (et je suis du nombre) ne peuvent ici supporter. Cette marche amène le chœur à deux temps (Freulich geführt zichet dahin), qu'on est consterné de trouver là, tant le style en est petit, je dirai même enfantin. L'effet en a été d'autant moins bon sur l'auditoire de la salle Ventadour, que les premières mesures rappellent un pauvre morceau des Deux Nuits de Boïeldieu: «La belle nuit, la belle fête!» introduit dans les vaudevilles, et que tout le monde connaît à Paris.
Je n'ai pas encore parlé de l'introduction instrumentale du dernier opéra de Wagner, Tristan et Iseult. Il est singulier que l'auteur l'ait fait exécuter au même concert que l'introduction de Lohengrin, car il a suivi le même plan dans l'une et dans l'autre. Il s'agit de nouveau d'un morceau lent, commencé pianissimo, s'élevant peu à peu jusqu'au fortissimo, et retombant à la nuance de son point de départ, sans autre thème qu'une sorte de gémissement chromatique, mais rempli d'accords dissonants dont de longues appoggiatures, remplaçant la note réelle de l'harmonie, augmentent encore la cruauté.
J'ai lu et relu cette page étrange; je l'ai écoutée avec l'attention la plus profonde et un vif désir d'en découvrir le sens; eh bien, il faut l'avouer, je n'ai pas encore la moindre idée de ce que l'auteur a voulu faire.
Ce compte rendu sincère met assez en évidence les grandes qualités musicales de Wagner. On doit en conclure, ce me semble, qu'il possède cette rare intensité de sentiment, cette ardeur intérieure, cette puissance de volonté, cette foi qui subjuguent, émeuvent et entraînent; mais que ces qualités auraient bien plus d'éclat si elles étaient unies à plus d'invention, à moins de recherche et à une plus juste appréciation de certains éléments constitutifs de l'art. Voilà pour la pratique.
Maintenant, examinons les théories qu'on dit être celles de son école, école généralement désignée aujourd'hui sous le nom d'école de la musique de l'avenir, parce qu'on la suppose en opposition directe avec le goût musical du temps présent, et certaine au contraire de se trouver en parfaite concordance avec celui d'une époque future.
On m'a longtemps attribué à ce sujet, en Allemagne et ailleurs, des opinions qui ne sont pas les miennes; par suite, on m'a souvent adressé des louanges où je pouvais voir de véritables injures; j'ai constamment gardé le silence. Aujourd'hui, mis en demeure de m'expliquer catégoriquement, puis-je me taire encore, ou dois-je faire une profession de foi mensongère? Personne, je l'espère, ne sera de cet avis.
Parlons donc, et parlons avec une entière franchise. Si l'école de l'avenir dit ceci:
«La musique, aujourd'hui dans la force de sa jeunesse, est émancipée, libre; elle fait ce qu'elle veut.
«Beaucoup de vieilles règles n'ont plus cours; elles furent faites par des observateurs inattentifs ou par des esprits routiniers, pour d'autres esprits routiniers.
«De nouveaux besoins de l'esprit, du cœur et du sens de l'ouïe imposent de nouvelles tentatives, et même dans certains cas l'infraction des anciennes lois.
«Diverses formes sont par trop usées pour être encore admises.
«Tout est bon d'ailleurs, ou tout est mauvais, suivant l'usage qu'on en fait et la raison qui en amène l'usage.
«Dans son union avec le drame, ou seulement avec la parole chantée, la musique doit toujours être en rapport direct avec le sentiment exprimé par la parole, avec le caractère du personnage qui chante, souvent même avec l'accent et les inflexions vocales que l'on sent devoir être les plus naturels du langage parlé.
«Les opéras ne doivent pas être écrits pour des chanteurs; les chanteurs, au contraire, doivent être formés pour les opéras.
«Les œuvres écrites uniquement pour faire briller les talents de certains virtuoses ne peuvent être que des compositions d'un ordre secondaire et d'assez peu de valeur.
«Les exécutants ne sont que des instruments plus ou moins intelligents destinés à mettre en lumière la forme et le sens intime des œuvres: leur despotisme est fini;
«Le maître reste le maître; c'est à lui de commander.
«Le son et la sonorité sont au-dessous de l'idée.
«L'idée est au-dessous du sentiment et de la passion.
«Les longues vocalisations rapides, les ornements du chant, le trille vocal, une multitude de rhythmes, sont inconciliables avec l'expression de la plupart des sentiments sérieux, nobles et profonds.
«Il est en conséquence insensé d'écrire pour un Kyrie eleison (la prière la plus humble de l'Église catholique) des traits qui ressemblent à s'y méprendre aux vociférations d'une troupe d'ivrognes attablés dans un cabaret.
«Il ne l'est peut-être pas moins d'appliquer la même musique à une invocation à Baal par des idolâtres et à la prière adressée à Jehovah par les enfants d'Israël.
«Il est plus odieux encore de prendre une créature idéale, fille du plus grand des poëtes, un ange de pureté et d'amour, et de la faire chanter comme une fille de joie, etc., etc.
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Si tel est le code musical de l'école de l'avenir, nous sommes de cette école, nous lui appartenons corps et âme, avec la conviction la plus profonde et les plus chaleureuses sympathies.
Mais tout le monde en est; chacun aujourd'hui professe plus ou moins ouvertement cette doctrine, en tout ou en partie. Y a-t-il un grand maître qui n'écrive ce qu'il veut? Qui donc croit à l'infaillibilité des règles scolastiques, sinon quelques bonshommes timides qu'épouvanterait l'ombre de leur nez, s'ils en avaient un?...
Je vais plus loin: il en est ainsi depuis longtemps. Gluck lui-même fut en ce sens de l'école de l'avenir; il dit dans sa fameuse préface d'Alceste: «Il n'est aucune règle que je n'aie cru devoir sacrifier de bonne grâce en faveur de l'effet.»
Et Beethoven, que fut-il, sinon de tous les musiciens connus le plus hardi, le plus indépendant, le plus impatient de tout frein? Longtemps même avant Beethoven, Gluck avait admis l'emploi des pédales supérieures (notes tenues à l'aigu) qui n'entrent pas dans l'harmonie et produisent de doubles et triples dissonances. Il a su tirer des effets sublimes de cette hardiesse, dans l'introduction de la scène des enfers d'Orphée, dans un chœur d'Iphigénie en Aulide, et surtout dans ce passage de l'air immortel d'Iphigénie en Tauride:
Mêlez vos cris plaintifs à mes gémissements.
M. Auber en a fait autant dans la tarentelle de la Muette. Quelles libertés Gluck n'a-t-il pas prises aussi avec le rhythme? Mendelsohn, qui passe pourtant dans l'école de l'avenir pour un classique, ne s'est-il pas moqué de l'unité tonale dans sa belle ouverture d'Athalie, qui commence en fa et finit en ré majeur, tout comme Gluck, qui commence un chœur d'Iphigénie en Tauride en mi mineur pour le finir en la mineur?
Donc nous sommes tous, sous ce rapport, de l'école de l'avenir.
«Il faut faire le contraire de ce qu'enseignent les règles.
«On est las de la mélodie; on est las des dessins mélodiques; on est las des airs, des duos, des trios, des morceaux dont le thème se développe régulièrement; on est rassasié des harmonies consonnantes, des dissonances simples, préparées et résolues, des modulations naturelles et ménagées avec art.
«Il ne faut tenir compte que de l'idée, ne pas faire le moindre cas de la sensation.
«Il faut mépriser l'oreille, cette guenille, la brutaliser pour la dompter: la musique n'a pas pour objet de lui être agréable. Il faut qu'elle s'accoutume à tout, aux séries de septièmes diminuées ascendantes ou descendantes, semblables à une troupe de serpents qui se tordent et s'entre-déchirent en sifflant; aux triples dissonances sans préparation ni résolution; aux parties intermédiaires qu'on force de marcher ensemble sans qu'elles s'accordent ni par l'harmonie ni par le rhythme, et qui s'écorchent mutuellement; aux modulations atroces, qui introduisent une tonalité dans un coin de l'orchestre avant que dans l'autre la précédente soit sortie.
«Il ne faut accorder aucune estime à l'art du chant, ne songer ni à sa nature ni à ses exigences.
«Il faut, dans un opéra, se borner à noter la déclamation, dût-on employer les intervalles les plus inchantables, les plus saugrenus, les plus laids.
«Il n'y a point de différence à établir entre la musique destinée à être lue par un musicien tranquillement assis devant son pupitre et celle qui doit être chantée par cœur, en scène, par un artiste obligé de se préoccuper en même temps de son action dramatique et de celle des autres acteurs.
«Il ne faut jamais s'inquiéter des possibilités de l'exécution.
«Si les chanteurs éprouvent à retenir un rôle, à se le mettre dans la voix, autant de peine qu'à apprendre par cœur une page de sanscrit ou à avaler une poignée de coquilles de noix, tant pis pour eux; on les paye pour travailler: ce sont des esclaves.
«Les sorcières de Macbeth ont raison: le beau est horrible, l'horrible est beau.»
Si telle est cette religion, très-nouvelle en effet, je suis fort loin de la professer; je n'en ai jamais été, je n'en suis pas, je n'en serai jamais.
Je lève la main et je le jure: Non credo.
Je le crois, au contraire, fermement: le beau n'est pas horrible, l'horrible n'est pas beau. La musique, sans doute, n'a pas pour objet exclusif d'être agréable à l'oreille, mais elle a mille fois moins encore pour objet de lui être désagréable, de la torturer, de l'assassiner.
Je suis de chair comme tout le monde; je veux qu'on tienne compte de mes sensations, qu'on traite avec ménagement mon oreille, cette guenille.
Guenille, si l'on veut; ma guenille m'est chère.
Je répondrai donc imperturbablement dans l'occasion ce que je répondis un jour à une dame d'un grand cœur et d'un grand esprit, que l'idée de la liberté dans l'art, poussée jusqu'à l'absurde, a un peu séduite. Elle me disait, à propos d'un morceau où les moyens charivariques se trouvent employés, et sur lequel je m'abstenais d'émettre une opinion: «Vous devez pourtant aimer cela, vous?—Oui, j'aime cela, comme on aime à boire du vitriol et à manger de l'arsenic.»
Plus tard, un célèbre chanteur, qu'on cite aujourd'hui comme l'un des plus ardents antagonistes de la musique de l'avenir, me fit le même compliment. Il a écrit un opéra où, dans une scène importante, la canaille juive insulte un captif. Pour mieux rendre l'effet des huées populaires, ce réaliste a écrit un orchestre et un chœur charivariques en discordances continues. Enchanté de sa noble audace, l'auteur, ouvrant un jour sa partition à l'endroit de la cacophonie, me dit, sans malice aucune, je me plais à le reconnaître: «Il faut que je vous montre cette scène; elle doit vous plaire.» Je ne répondis rien, et il ne fut question ni de vitriol ni d'arsenic. Mais, puisque aujourd'hui je parle et que j'ai encore le singulier compliment sur le cœur, je lui dirai:
«Non, mon cher D***, cela ne doit pas me plaire, et cela me déplaît au contraire horriblement. En me traitant de réaliste charivariseur, vous m'avez calomnié. Vous vous prononcez à cette heure, dit-on, contre Wagner et ses adeptes, et ils ont plus de droit de vous classer parmi les serpents à sonnettes de la musique de l'avenir, vous le musicien aux trois quarts italien, capable et coupable de cette horreur, que vous n'en avez de me placer même parmi les aigles de cette école, moi, le musicien aux trois quarts Allemand, qui n'ai jamais rien écrit de pareil, non, jamais, et je vous défie de me prouver le contraire. Allons, invitez un de vos condisciples; faites apporter des coupes de cuivre oxydé; versez du vitriol et buvez: moi, j'aime mieux de l'eau, fût-elle tiède, ou un opéra de Cimarosa.»
SUNT LACRYMÆ RERUM
On ne sait pas assez, en général, au prix de quels labeurs la partition d'un grand opéra est produite, et par quelle autre série d'efforts, bien plus pénibles et bien plus douloureux encore, sa présentation au public est obtenue. Le compositeur, obligé de recourir à deux ou trois cents intermédiaires, est un homme prédestiné à souffrir. Ni les influences morales, ni la puissance réelle déguisée sous toutes les formes,
Ni l'or ni la grandeur ne le rendent heureux,
Et ces divinités n'accordent à ses vœux
Que des biens peu certains, des plaisirs peu tranquilles.
On ne voit à l'abri des mille tourments qu'entraîne la composition d'une œuvre musicale que le grand virtuose assez doué pour pouvoir interpréter lui-même ses inspirations. C'est dire assez qu'en un certain genre de musique cet auteur est presque un phénix, et qu'en musique dramatique ou symphonique ou religieuse, exigeant le concours d'une foule d'intelligences animées d'un bon vouloir, ce phénix ne peut exister. Sophocle, dit-on, récitait ses poëmes aux solennités olympiques de la Grèce, et par cette simple récitation exaltait jusqu'à l'enthousiasme, attendrissait jusqu'aux larmes son immense auditoire. Voilà un exemple de l'auteur heureux, puissant, radieux, presque divin! On l'écoutait, on l'applaudissait, on le devinait à tel point, que les quatre cinquièmes de ses auditeurs l'applaudissaient même sans l'entendre.
Essayez donc aujourd'hui de chanter un opéra que vous aurez composé devant le moindre petit auditoire de six mille personnes (car un pareil public, qu'est-il, comparé aux multitudes que les jeux olympiques attiraient?), aujourd'hui que les compositeurs chantent encore plus mal que les chanteurs de profession; maintenant que l'on se moque de la lyre à quatre cordes, que l'on exige des orchestres de quatre-vingts musiciens, des chœurs de quatre-vingts voix, à cette heure de communisme insensé où le dernier paltoquet, ayant payé ou sans avoir payé sa place au parterre, prétend avoir le droit (j'aime ce vieux mot plus bouffon qu'il n'est long) d'entendre tout ce qui se dit, tout ce qui se chante ou se crie sur la scène, tout ce qui se joue dans les plus mystérieuses catacombes de l'orchestre, tout ce qui se hurle et se vagit dans les replis les plus cachés des chœurs; aujourd'hui que la foi dans l'art n'existe plus, dans un temps où non-seulement elle ne saurait transporter des hommes, mais où les montagnes elles-mêmes restent sourdes à sa voix et ne répondent à ses pressants appels que par la plus insolente inertie, la plus blasphématoire immobilité!
Non, il faut payer comptant maintenant pour obtenir un succès, et payer cher et souvent. Demandez à nos grands maîtres ce que leur coûte la gloire bon an, mal an, ils ne vous le diront pas, mais ils le savent. Et cette gloire une fois acquise, devenue une propriété incontestée, presque incontestable, croyez-vous qu'elle va leur servir à l'implantation de la foi? Croyez-vous qu'on va imiter les Athéniens et dire en applaudissant: «Je n'entends rien, mais Sophocle parle, et ce qu'il dit doit être sublime?» Tout au contraire, à chaque nouvel ouvrage que produisent les Sophocles modernes, c'est à recommencer. Nos modernes Athéniens, qui n'écoutent guère, mais qui entendent néanmoins de toute la longueur de leurs oreilles, n'ont garde, en pareil cas, d'applaudir avec les connaisseurs du parterre, et rient même, les malheureux! de l'ardeur de ces savants applaudissements. On a beau leur dire: C'est du Sophocle! Ils restent immobiles comme des collines ou folâtrent autour du succès comme des agneaux.
Et ce sont ces folâtreries surtout qui sont à craindre. J'aimerais mieux, si j'étais un Sophocle, voir le mont Athos rester ferme et froid devant moi, sourd à toutes mes conjurations, qu'être le centre des rondes joyeuses d'un troupeau d'agneaux parisiens. Que serait-ce s'il s'agissait des béliers et des boucs?... Il n'y a donc, pour dédommager de tant de soins les artistes qui produisent sans songer au prix commercial de leur œuvre, que la satisfaction intime de leur conscience et leur joie profonde en mesurant l'espace qu'ils ont parcouru sur la route du beau. Celui-là fait des centaines de kilomètres et tombe au moment où il croit obtenir le prix; celui-ci avance davantage sans arriver (car l'idéal ne saurait être atteint), cet autre s'avance moins; mais tous progressent cependant, et tous préfèrent ce progrès tel quel sous le soleil, et la soif et la fatigue qu'il cause, aux frais abris ouverts, aux boissons enivrantes versées par la popularité, pour les coureurs insoucieux du but inaccessible et qui lui tournent le dos........
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Ajoutons une assez triste observation au sujet de l'indifférence actuelle du public élégant, je ne dirai pas pour l'art, mais pour les entreprises les plus sérieuses du théâtre de l'Opéra. Pas plus à la première qu'à la centième représentation d'un ouvrage, pas plus à huit heures qu'à sept, les propriétaires des premières loges ne sont à leur poste. La curiosité même, ce vulgaire sentiment si puissant sur la plupart des esprits, est impuissante à les entraîner aujourd'hui. L'affiche annoncerait pour le premier acte d'un opéra nouveau un trio chanté par l'ange Gabriel, l'archange Michel et sainte Madeleine en personne, que l'affiche aurait tort, et la sainte et les deux esprits célestes chanteraient leur trio devant des loges vides et un parterre inattentif, comme de simples mortels. Un autre symptôme non moins inquiétant se manifeste encore; autrefois, dans les entr'actes, le foyer du public était assez généralement préoccupé de l'œuvre nouvelle, qu'il jugeait toujours fort sévèrement; tout le monde disait: C'est détestable, ce n'est pas de la musique, c'est assommant, etc., etc. Aujourd'hui on n'en dit rien du tout; il n'est pas plus question de la partition que de la pièce. On cause à bâtons rompus de la Bourse, des courses du Champ de Mars, des tables tournantes, du succès de Tamberlick à Londres, de ceux de mademoiselle Hayes à San-Francisco, du dernier hôpital construit par Jenny Lind, du printemps, de la pousse des feuilles; l'on dit: Je pars pour Bade, je vais en Angleterre, ou à Nice, ou tout simplement à Fontainebleau. Et si quelque spectateur primitif, quelque homme de l'âge d'or s'en vient étourdiment jeter au milieu d'une conversation cette question saugrenue: Eh bien! qu'en pensez-vous?—De quoi? lui répond-on.—De l'opéra nouveau!—Ah!... mais, je n'en pense rien, ou du moins je ne me souviens plus de ce que j'en pensais tout à l'heure. Je n'y ai pas fait grande attention.
Le public semble, à l'égard de l'Opéra, avoir donné sa démission. C'est le tambour-major découragé d'entendre toujours ses virtuoses faire des ra pour des fla; il a envoyé sa canne au ministre...........
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Parfois pourtant il se ranime, il se passionne même, et alors c'est avec fureur que ses préventions, ses préjugés, ses engouements, se donnent carrière. A la première représentation d'Hernani, de Victor Hugo, au moment où le héros du drame s'écrie: «O vieillard stupide! il l'aime!» un classique, bondissant d'indignation, s'écria: «Est-il possible? vieil as de pique! peut-on se moquer à ce point du public?» Aussitôt un romantique, qui avait tout aussi bien entendu, rebondissant d'admiration, répliqua: «Eh bien, vieil as de pique, qu'y a-t-il là? C'est magnifique, c'est la nature prise sur le fait. Vieil as de pique, bravo! c'est superbe!»
Voilà comment on juge la musique au théâtre.
SYMPHONIES DE H. REBER
STEPHEN HELLER
En ce temps d'opéras-comiques, d'opérettes, d'opéras de salon, d'opéras en plein air, de musique qui va sur l'eau, d'œuvres utiles enfin destinées à soulager de leur labeur quotidien les gens fatigués de gagner de l'argent, c'est une singulière idée, n'est-ce pas, que de s'occuper d'un compositeur de symphonies? Mais la fantaisie qu'il a eue, lui, ce compositeur, d'écrire des symphonies, est bien plus singulière encore; car où des travaux de ce genre peuvent-ils, chez nous, conduire un musicien? J'ai peur de le savoir. Voici en général ce qui arrive à l'artiste qui a le malheur de succomber à la tentation de produire des œuvres de cette nature. S'il a des idées (et il en faut absolument pour écrire de la musique pure, sans paroles pour suggérer des semblants de phrases, des lieux communs mélodiques, sans aucun accessoire pour amuser les yeux de l'auditeur); donc, s'il a des idées, il doit passer un long temps à les trier, à les mettre en ordre, à bien examiner leur valeur; puis il fait un choix, et il développe avec tout son art celles qui lui ont paru les plus saillantes, les plus dignes de figurer dans son tableau musical.
Le voilà à l'œuvre, le voilà acharné à tisser sa trame musicale; son imagination s'allume, son cœur se gonfle; il tombe en des distractions étranges: quand il a travaillé toute la journée et qu'à une heure avancée du soir il sent le besoin de respirer l'air, il lui arrive de sortir sans chapeau et une bougie allumée dans la main. Il se couche et ne peut dormir; le peuple harmonieux des instruments de son orchestre se livre dans son cerveau à des ébats inconciliables avec le sommeil. Alors il trouve ses combinaisons les plus hardies, les plus neuves; il invente des phrases originales, il imagine les contrastes les plus impossibles à prévoir. C'est l'heure des véritables inspirations, c'est quelquefois aussi celle des déceptions. Si, en effet, après avoir eu une belle idée, après l'avoir bien envisagée sous toutes ses faces, l'avoir ruminée à loisir, il a, comptant sur sa mémoire, la faiblesse de se laisser aller au sommeil, remettant au lendemain le soin de l'écrire, presque toujours il arrive qu'au réveil tout souvenir de la belle idée a disparu. Le malheureux compositeur éprouve alors une torture qu'il faut renoncer à décrire; il cherche à ressaisir ce fantôme mélodique ou harmonique dont l'apparition l'avait tant charmé, mais c'est en vain, et, s'il en retrouve en sa pensée quelques traits épars, ils sont difformes, sans lien entre eux, et semblent être le résultat d'un cauchemar et non d'un rêve poétique. Il maudit le sommeil: «Si je m'étais levé pour écrire, se dit-il, le fantôme ne m'eût pas échappé; c'est une fatalité, n'y pensons plus, sortons.» Le voilà marchant tranquillement à quelque distance de sa demeure; il ne songe pas à sa symphonie, il fredonne en regardant couler l'eau de la rivière, en suivant de l'œil le vol capricieux des oiseaux, quand tout à coup le mouvement de ses pas, coïncidant par hasard avec le rhythme de la phrase musicale qu'il avait oubliée, cette phrase lui revient, il la reconnaît. «Ah! grand Dieu! s'écrie-t-il, la voilà! Cette fois, je ne la perdrai pas!» Il porte vivement la main à sa poche: malheur! il n'a sur lui ni album ni crayon; impossible d'écrire. Il chante sa phrase; tremblant de l'oublier encore, il la rechante, et prend sa course vers sa maison en chantonnant toujours, se heurte contre les passants, se fait dire des injures, redouble de vitesse, poursuivi par les chiens aboyant sur sa trace, arrive enfin, toujours chantant et avec un air égaré qui épouvante son portier; il ouvre la porte de son appartement, saisit une feuille de papier, écrit d'une main frémissante la maudite phrase, et tombe, accablé de fatigue et d'anxiété, mais plein de joie; l'idée est à lui, il l'a prise par les ailes. C'est qu'il faut bien le reconnaître, pour la plupart des compositeurs, il semble qu'ils soient seulement les secrétaires d'un lutin musical qu'ils portent en eux, qui leur dicte ses pensées quand il lui plaît, et dont les plus ardentes sollicitations ne pourraient vaincre le silence quand il a résolu de le garder. De là tant d'irrégularités dans le travail de la composition, tant de caprices de la pensée; de là ces moments où le secrétaire ne peut écrire assez vite, et ceux où le lutin semble le railler en ne lui dictant que des sottises qu'il n'ose confier au papier.
Je me souviens que, m'étant mis en tête de faire une cantate avec chœurs sur le petit poëme de Déranger intitulé le Cinq mai, je trouvai assez aisément la musique des premiers vers, mais que je fus arrêté court par les deux derniers, les plus importants, puisqu'ils sont le refrain de toutes les strophes:
Pauvre soldat, je reverrai la France,
La main d'un fils me fermera les yeux.
Je m'obstinai en vain pendant plusieurs semaines à chercher une mélodie convenable pour ce refrain; je ne trouvais toujours que des banalités sans style et sans expression. Enfin j'y renonçai; et par suite la composition de la cantate fut abandonnée. Deux ans après, n'y pensant plus, je me promenais un jour à Rome sur une rive escarpée du Tibre qu'on nomme la promenade du Poussin; m'étant trop approché du bord, la terre manqua sous mes pieds, et je tombai dans le fleuve. En tombant, l'idée que j'allais me noyer me traversa l'esprit; mais, en m'apercevant après la chute que j'en serais quitte pour un bain de pieds et que j'étais tout bonnement tombé dans la vase, je me mis à rire et je sortis du Tibre en chantant:
Pauvre soldat, je reverrai la France,
précisément sur la phrase si longuement et si inutilement cherchée deux ans auparavant: «Ah! m'écriai-je, voilà mon affaire; mieux vaut tard que jamais!» Et la cantate s'acheva.
Je reviens à mon symphoniste. Supposons son œuvre terminée: il la relit, l'examine avec attention; il en est content; il trouve, lui aussi, que cela est bon. A partir de ce moment, le désir d'en faire copier les parties l'obsède, et, après une résistance plus on moins longue, il finit toujours par y céder. Il dépense en conséquence, pour ces copies, une assez forte somme; mais quoi! il faut bien semer pour recueillir! Cherchons maintenant une occasion pour faire entendre la nouvelle symphonie. Il y a des sociétés musicales possédant toutes un orchestre vaillant et fort capable de bien exécuter de telles œuvres. Hélas! l'occasion peut-être ne viendra jamais. La symphonie n'est pas demandée; si l'auteur la propose, elle n'est pas acceptée; si elle est acceptée, on la trouve trop difficile, le temps manque pour la bien étudier; si on peut la répéter assez et l'exécuter dignement, le public la trouve d'un style trop sévère et n'y comprend rien; si, au contraire, le public lui fait bon accueil, deux jours après néanmoins elle est oubliée, et le compositeur demeure Gros-Jean comme devant. S'il s'avise de donner un concert, c'est bien pis: il doit supporter des frais énormes pour la salle, les exécutants, les affiches, etc., et payer en outre un impôt considérable au fermier du droit des hospices. Sa symphonie, entendue une fois, n'en est pas moins rapidement oubliée; il s'est donné des peines infinies et il a perdu beaucoup d'argent.
S'il ose proposer ensuite à un éditeur de publier sa partition, celui-ci le regarde d'un air étonné, se demandant si le compositeur a perdu la tête, et répond: Nous avons beaucoup de choses importantes à publier en ce moment; la musique d'orchestre se vend fort peu... nous ne pouvons pas...» etc., etc. Alors intervient quelquefois un éditeur hardi qui croit à l'avenir du compositeur, qui court des risques pour arracher une belle œuvre au néant. Cet éditeur se nomme Brandus ou Richaut; il publie la symphonie, il la sauve, elle ne périra pas tout à fait: elle sera placée dans dix ou douze bibliothèques musicales en Europe, cinq ou six artistes dévoués l'achèteront, elle sera quelque jour écorchée par une société philharmonique de province, et puis... et puis... et puis voilà!
Telles sont les raisons, sans doute, pour lesquelles le nombre des symphonies nouvelles va toujours diminuant. Haydn en écrivit plus de cent, Mozart en laissa dix-sept, Beethoven neuf, Mendelssohn trois, Schubert une. M. Reber a eu un peu plus de courage que ces derniers; il en a écrit quatre, que l'honorable éditeur Richaut vient de publier en grande partition. Ce sont des symphonies dans la forme classique adoptée par Haydn et par Mozart; chacune se compose de quatre morceaux, un allegro, un adagio, un scherzo ou un menuet, et un final d'un mouvement vif. Il faut signaler cependant la diversité de caractère des troisièmes morceaux de ces quatre symphonies. Celui de la première (en ré mineur) est un scherzo à deux temps, vif, léger, étincelant, dans le genre de ceux de Mendelssohn. Dans la seconde (en ut), le scherzo est remplacé par un morceau d'un mouvement un peu animé, à trois temps, de la famille des menuets de Mozart et de Haydn. Le menuet de la troisième (en mi bémol) est au contraire un menuet grave, dont le mouvement et le caractère sont précisément ceux de l'air de danse qui dans l'origine porta ce nom. Enfin le troisième morceau de la quatrième (en sol majeur) est un scherzo à trois temps brefs, comme les scherzi de Beethoven. De sorte que M. Reber, dans ses symphonies, a donné un spécimen des divers genres de troisièmes morceaux adoptés successivement par les quatre grands maîtres, Haydn, Mozart, Beethoven et Mendelssohn. Il a de plus réintégré dans la symphonie (et nous l'en félicitons) le menuet lent, le vrai menuet, essentiellement différent du menuet à mouvement rapide de Haydn et de Mozart, et dont celui de l'Armide, de Gluck, restera l'admirable modèle. On raconte, à propos de ce morceau, que, Vestris ayant dit à Gluck, au moment des répétitions générales d'Armide: «Eh bien, chevalier, avez-vous fait mon menuet?» Gluck lui répondit: «Oui, mais il est d'un style si grand, que vous serez obligé de le danser sur la place du Carrousel.»
Le style mélodique de M. Reber est toujours distingué et pur; dans quelques parties de ses trios de piano avec instruments à cordes, il offre une tendance à l'archaïsme, il rappelle les formes des maîtres anciens tels que Rameau, Couperin, mais avec une ampleur et une richesse de développements que ces vieux maîtres n'ont pas connues. Il est plus moderne dans ses symphonies. Son harmonie est plus hardie que celle de Haydn et de Mozart, sans indiquer pourtant le moindre penchant pour les discordances féroces, pour le style charivarique systématiquement adopté depuis quatre ou cinq ans par quelques musiciens allemands dont la raison n'est pas bien saine, et qui fait à cette heure l'épouvante et l'horreur de la civilisation musicale.
Quant à l'instrumentation de ses symphonies, elle est soignée, fine, souvent ingénieuse et tout à fait exempte de brutalités. Chaque partie est dessinée avec un soin et un art exquis. L'orchestre est composé comme celui de Mozart; les instruments à grande voix, tels que les trombones, en sont exclus; on n'y trouve pas non plus les instruments à percussion, autres que les timbales, ni les modernes instruments à vent. Inutile d'ajouter que la main de l'habile contre-pointiste se décèle partout, et que les diverses parties de l'orchestre se croisent, se poursuivent, s'imitent avec une aisance et une liberté d'allures dont la clarté de l'ensemble n'a jamais rien à souffrir. Enfin il me semble qu'un des mérites les plus évidents de M. Reber est dans la disposition générale de ses morceaux, dans le ménagement des effets et dans l'art si rare de s'arrêter à temps. Sans se renfermer dans des proportions mesquines, il ne va pourtant jamais au delà du point où l'auditeur peut se fatiguer à le suivre, et il semble avoir toujours présent à la pensée l'aphorisme de Boileau:
Qui ne sut se borner ne sut jamais écrire.
Je ne sais si les quatre symphonies de M. Reber ont été exécutées aux concerts du Conservatoire, mais j'en ai entendu deux il y a quelques années dans ces solennités où il est si difficile d'être admis, et l'une et l'autre y obtinrent un brillant succès.
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Stephen Heller me semble appartenir, lui aussi, à la famille peu nombreuse des musiciens résignés qui aiment et respectent leur art. Il a un grand talent, beaucoup d'esprit, une patience à toute épreuve, une ambition modeste, et des convictions que ses études, ses observations de chaque jour et son bon sens, rendent inébranlables. Pianiste très-habile, il compose pour le piano et ne fait point valoir lui-même ses œuvres, ne jouant jamais en public; il ne leur donne point cet aspect brillanté uni à une facilité lâche et plate qui assure le succès de la plupart des œuvres destinées aux salons; ses productions, où toutes les ressources de l'art moderne du piano sont employées, ne présentent point non plus ce grimoire inabordable qui fait acheter certaines études par des gens incapables d'en exécuter quatre mesures, mais désireux de les étaler sur leur piano pour faire croire qu'ils peuvent les jouer. On ne peut reprocher à Heller aucun genre de charlatanisme. Il a même renoncé depuis quelques années à donner des leçons, se privant ainsi de l'avantage, plus grand qu'on ne pense, d'avoir des élèves pour le prôner. Il écrit tranquillement, à son heure, de belles œuvres, riches d'idées, d'un coloris suave en général, quelquefois aussi très-vif, qui se répandent peu à peu partout où l'art du piano est cultivé d'une façon sérieuse; sa réputation grandit, il vit tranquille, et les ridicules du monde musical le font à peine sourire. O trop heureux homme!
ROMÉO ET JULIETTE
OPÉRA EN QUATRE ACTES DE BELLINI
SA PREMIÈRE REPRÉSENTATION AU THÉATRE DE L'OPÉRA
DÉBUTS DE MADAME VESTVALI
Il existe à cette heure cinq opéras de ce nom dont le drame immortel de Shakspeare est censé avoir fourni le sujet. Rien cependant ne ressemble moins au chef-d'œuvre du poëte anglais que les libretti, pour la plupart difformes, mesquins, et quelquefois niais jusqu'à l'imbécillité, que divers compositeurs ont mis en musique. Tous les librettistes ont prétendu néanmoins s'inspirer de Shakspeare et allumer leur flambeau à son soleil d'amour. Pâles flambeaux dont trois sont à peine de petites bougies roses, dont un seul jeta en fumant quelque éclat, et dont l'autre ne peut être comparé qu'au bout de chandelle d'un chiffonnier!
Ce que les tailleurs de libretti français et italiens, à l'exception de M. Romani (qui est, je crois, l'auteur de celui de Bellini), ont fait de l'œuvre shakspearienne dépasse tout ce qu'on peut imaginer de puéril et d'insensé. Ce n'est pas qu'il soit possible de transformer un drame quelconque en opéra sans le modifier, le déranger, le gâter plus ou moins. Je le sais. Mais il y a tant de manières intelligentes de faire ce travail profanateur, imposé par les exigences de la musique! Par exemple, bien qu'on n'ait pas pu conserver tous les personnages du Roméo de Shakspeare, comment n'est-il jamais venu à la pensée de l'un des auteurs arrangeurs de garder au moins un de ceux que tous ils ont supprimés? Dans les deux opéras français qui se jouaient sur des théâtres où régnait l'opéra-comique, comment ne s'est-on pas avisé de faire paraître ou Mercutio, ou la nourrice, deux personnages si différents des acteurs principaux et qui eussent donné au musicien l'occasion de placer dans sa partition de si piquants contrastes? En revanche, dans ces deux productions, de mérites si inégaux, plusieurs personnages nouveaux furent introduits. Ou y trouve un Antonio, un Alberti, un Cébas, un Gennaro, un Adriani, une Nisa, une Cécile, etc.; et pour quels emplois, pour arriver à quels résultats?...
Dans les deux opéras français le dénoûment est heureux. Les dénoûments funestes étaient alors repoussés sur tous nos théâtres lyriques; on y avait interdit le spectacle de la mort par égard pour l'extrême sensibilité du public. Dans les trois opéras italiens, au contraire, la catastrophe finale est admise. Roméo s'empoisonne, Juliette se donne un petit coup avec un joli petit poignard en vermeil; elle s'assied doucement sur le théâtre, à côté du corps de Roméo, pousse un petit «ah!» bien gentil qui représente son dernier soupir, et tout est dit.
Bien entendu que ni Français ni Italiens, pas plus que les Anglais eux-mêmes sur leurs théâtres consacrés au drame légitime, n'ont osé conserver dans son intégrité le caractère de Roméo et laisser seulement soupçonner son premier amour pour Rosaline. Fi donc? supposer que le jeune Montaigu ait pu aimer d'abord une autre que la fille de Capulet! ce serait indigne de l'idée que l'on se fait de ce modèle des amants, cela le dépoétiserait tout à fait; le public n'est composé que d'âmes si constantes et si pures!...
Et pourtant combien est profonde la leçon qu'a voulu donner le poëte! Combien de fois ne croit-on pas aimer avant de connaître le véritable amour! Combien de Roméo sont morts sans l'avoir connu! Combien d'autres ont senti leur cœur saigner durant de longues années pour une Rosaline séparée de leur âme par des abîmes dont ils ne voulaient pas voir la profondeur!... Combien d'entre eux ont dit à un ami: «Je me cherche et ne me trouve plus; ce n'est pas Roméo que tu vois, il est ailleurs. Adieu, tu ne saurais m'apprendre le secret d'oublier!» Combien de fois l'amoureux de Rosaline entend-il Mercutio lui dire: «Viens, nous saurons bien te tirer de ce bourbier d'amour,» et répond-il par un sourire d'incrédulité au joyeux philosophe, qui s'éloigne fatigué de la tristesse de Roméo, en disant: «Cette Rosaline au visage pâle et au cœur de marbre le tourmente à tel point qu'il en deviendra fou.» Jusqu'au moment où, parmi les splendeurs de la fête donnée par le riche Capulet, il aperçoit Juliette, et à peine a-t-il entendu quelques mots de cette voix émue, qu'il reconnaît l'être tant cherché, que son cœur bondit et se dilate en aspirant la poétique flamme, et que l'image de Rosaline s'évanouit comme un spectre au lever du soleil. Et après la fête, errant à l'entour de la maison de Capulet, en proie à une angoisse divine, pressentant l'immense révolution qui va s'opérer en lui, il entend l'aveu de la noble fille, il tremble d'étonnement et de joie; et alors commence l'immortel dialogue digne des anges du ciel:
JULIETTE.
Je t'ai donné mon cœur avant que tu me l'aies demandé, et je voudrais qu'il fût encore à donner.
ROMÉO.
Pour me le refuser? Est-ce pour cela, mon amour?
JULIETTE.
Non, pour être franche avec toi et te le donner de nouveau...
ROMÉO.
O nuit fortunée! nuit divine! j'ai peur que tout ceci ne soit qu'un rêve; je n'ose croire à la réalité de tant de bonheur!
Mais il faut se quitter, et le cœur de Roméo sent l'étreinte d'une douleur intense, et il dit à l'aimée: «Je ne conçois pas qu'on puisse nous séparer, j'ai peine à comprendre que je doive te quitter, même pour quelques heures seulement. Entends, parmi les harmonies qui jaillissent au loin, ce long cri douloureux qui s'élève... Il semble sortir de ma poitrine... Vois ces splendeurs du ciel, vois toutes ces lumières brillantes, ne dirait-on pas que les fées ont illuminé leur palais pour y fêter notre amour?...» Et Juliette palpitante ne répond que par des larmes. Et le vrai grand amour est né, immense, inexprimable, armé de toutes les puissances de l'imagination, du cœur et des sens. Roméo et Juliette, qui existaient seulement, vivent aujourd'hui, ils s'aiment...
Shakspeare! Father!
Et quand on connaît le merveilleux poëme écrit en caractères de flamme, et qu'on lui compare tant de grotesques libretti appelés opéras, qu'on en a tirés, froides rapsodies écrites avec les sucs du concombre et du nénufar, il faut dire:
Shakspeare! God!
et songer que l'outrage ne peut l'atteindre.
Des cinq opéras dont j'ai parlé en commençant, le Roméo de Steibelt, représenté pour la première fois sur le théâtre Feydeau, le 10 septembre 1793, est immensément supérieur aux autres. C'est une partition, cela existe; il y a du style, du sentiment, de l'invention, des nouveautés d'harmonie et d'instrumentation même fort remarquables, et qui durent paraître à cette époque de véritables hardiesses. Il y a une ouverture bien dessinée, pleine d'accents pathétiques et énergiques, savamment traitée, un très-bel air précédé d'un beau récitatif:
Du calme de la nuit tout ressent les doux charmes,
dont l'andante est d'un tour mélodique expressif et distingué, et que l'auteur a eu l'incroyable audace de finir sur la troisième note du ton sans rabâcher la cadence finale, ainsi que la plupart de ses contemporains.
Cet air a pour sujet la seconde scène du troisième acte du Roméo de Shakspeare, où Juliette, seule dans sa chambre, et mariée dans la journée à Roméo, attend son jeune époux.