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A travers chants: études musicales, adorations, boutades et critiques

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«Ferme tes épais rideaux, ô nuit, reine des amoureux mystères; dérobe-les aux yeux indiscrets, et que Roméo s'élance dans mes bras, inaperçu, invisible!—Le bonheur des amants n'a besoin d'être éclairé que par la présence radieuse de l'objet aimé, et c'est la nuit qui lui convient le mieux.—Viens donc, nuit solennelle, matrone au maintien grave, au noir vêtement, guide mes pas dans la lice où je dois trouver mon vainqueur.»

Il faut signaler encore dans l'œuvre de Steibelt un air avec chœur du vieux Capulet, plein de mouvement et d'un caractère farouche:

Oui, la fureur de se venger
Est un premier besoin de l'âme!

La marche funèbre:

Grâces, vertus, soyez en deuil!

et l'air de Juliette, quand elle va boire le narcotique. C'est dramatique, c'est même fort émouvant; mais quelle distance, grand Dieu! de cette inspiration musicale, si bien ménagé qu'en soit l'intérêt jusqu'à la fin, au prodigieux crescendo de Shakspeare (qui fut le véritable inventeur du crescendo), morceau dont le pendant ne se trouve qu'à la quatrième scène du troisième acte d'Hamlet, commençant par ces mots: «Eh bien! ma mère, que me voulez-vous?» Quelle marée montante de terreurs que ce long monologue de Juliette:

What if it be a poison which the friar
Subtily hath minister'd to have me dead...

«Mais si c'est du poison que le moine m'a remis pour me donner la mort, dans la crainte du déshonneur qu'attirerait sur lui ce mariage, parce qu'il m'a déjà mariée à Roméo? J'ai peur! Non, cela ne saurait être; c'est un homme d'une sainteté éprouvée: rejetons loin de moi cette odieuse pensée.—Mais si, une fois enfermée dans la tombe, je m'éveille avant que Roméo vienne me délivrer? Oh! ce serait horrible! nul air pur ne pénètre dans ce redoutable caveau, et j'y serais infailliblement suffoquée avant l'arrivée de mon Roméo. Ou, si je vis, que deviendrai-je dans les ténèbres de la nuit et de la mort, au milieu des terreurs de ce funèbre séjour, qui depuis tant de siècles a reçu les ossements de mes ancêtres; où Tybalt, saignant encore, fraîchement inhumé, pourrit dans son linceul; où, à certaines heures de la nuit, on prétend que les esprits reviennent? Hélas! hélas! si je me réveille avant l'heure, au milieu d'exhalaisons infectes, de gémissements comme ceux de la mandragore qu'on déracine, voix étranges qu'un mortel ne peut entendre sans être frappé de démence! O mon Dieu! entourée de ces épouvantables terreurs, j'en deviendrai folle; mes mains insensées joueront avec les squelettes de mes ancêtres! J'arracherai de son linceul le cadavre sanglant de Tybalt, et dans mon aveugle frénésie, transformant en massue l'un des ossements de mes pères, je m'en servirai pour me briser le crâne.—Oh! il me semble voir l'ombre de Tybalt; il cherche Roméo, dont la fatale épée a percé sa poitrine.—Arrête, Tybalt; arrête! Roméo! Roméo! Roméo! voilà le breuvage! Je bois à toi!»

La musique, j'ose le croire, peut aller jusque-là; mais quand y est-elle allée, je ne sais. En entendant à la représentation ces deux terribles scènes, il m'a toujours semblé sentir mon cerveau tournoyer dans mon crâne et mes os craquer dans ma chair... et je n'oublierai jamais ce cri prodigieux d'amour et d'angoisse qu'une seule fois j'entendis:

Romeo! Romeo!—Here's drink!—I drink to thee!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et vous voulez qu'après avoir connu de telles œuvres, éprouvé de telles impressions, on prenne au sérieux vos petites passions tièdes, vos petits amours de cire à mettre sous un bocal... Vous voulez que ceux qui ont vécu toute leur vie dans les contrées où rêvent ces grands lacs océaniens, où s'élèvent fières et verdoyantes ces forêts vierges de l'art, puissent s'accommoder de vos petits parterres, de vos bordures de buis taillées carrément, de vos bocaux où nagent de petits poissons rouges, ou de vos mares remplies de crapauds! Pauvres faiseurs de petits opéras!...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L'autre partition française portant le titre de Roméo et Juliette, et presque inconnue aujourd'hui, est, malheureusement pour notre amour-propre national, de Dalayrac. L'auteur de l'abominable livret eut l'esprit de ne pas se nommer. Cela est misérable, plat, bête, en tout et partout. On dirait d'une œuvre composée par deux imbéciles qui ne connaissent ni la passion, ni le sentiment, ni le bon sens, ni le français, ni la musique.

Dans ces deux opéras, au moins le rôle de Roméo est écrit pour un homme. Les trois maestri italiens ont, au contraire, voulu que l'amant de Juliette fût représenté par une femme. C'est un reste des anciennes mœurs musicales de l'école italienne. C'est le résultat de la préoccupation constante d'un sensualisme enfantin. On voulait des femmes pour chanter des rôles d'amants, parce que dans les duos deux voix féminines produisent plus aisément les séries de tierces, chères à l'oreille italienne. Dans les anciens opéras de cette école, on ne trouve presque pas de rôles de basses; les voix graves étaient en horreur à ce public de sybarites, friands des douceurs sonores comme les enfants le sont des sucreries.

L'opéra de Zingarelli a joui d'une vogue assez longue en France et en Italie. C'est une musique tranquille et gracieuse; on n'y voit pas plus de traces des caractères shakspeariens, pas plus de prétentions à exprimer les passions des personnages que si le compositeur n'eût pas compris la langue à laquelle il adaptait ses mélodies. On cite toujours un air de Roméo: «Ombra adorata,» air célèbre qui suffit pendant longtemps pour attirer le public au Théâtre-Italien de Paris et pour lui faire supporter le froid ennui de tout le reste de l'œuvre. Ce morceau est gracieux, élégant et fort bien conduit dans son ensemble; la flûte y fait entendre de jolis petits traits qui dialoguent heureusement avec des fragments de la phrase vocale. Tout est presque souriant dans cet air. Roméo qui va mourir y exprime sa joie de retrouver bientôt Juliette, et de jouir des pures délices de l'amour au séjour bienheureux:

Nel fortunato Eliso
Avrà contenti il cor.

Juliette chante des morceaux mélangés d'accents vrais et de bouffonneries musicales. Dans un grand air, par exemple, elle s'écrie: «Qu'il n'est pas une âme aussi accablée de maux que la sienne.»

Non v'é un alma a questo eccesso
Sventurata al par di me.

Puis elle se recueille un instant, et partant con brio, vocalise sans paroles de longues séries de triolets de l'effet le plus joyeux, et dont les facéties des premiers violons augmentent encore l'allegria.

Quant au duo final, à la scène terrible où Juliette, qui croyait toucher au bonheur, apprend que Roméo est empoisonné, assiste à son agonie, et meurt enfin sur son corps, rien de plus calme que ces angoisses, rien de plus charmant que ces convulsions; c'est le cas ou jamais de dire, comme Hamlet: «They do but jest, poison in jest. Ils ne font que plaisanter, c'est du poison pour rire.»

Du Roméo de Vaccaï ou n'exécute plus guère que le troisième acte, généralement cité comme un morceau plein de passion et d'une belle couleur dramatique. Je l'ai entendu à Londres, et je n'y ai vu, je l'avoue, ni couleur ni passion. Les deux amants s'y désespèrent encore d'une façon fort calme. They do but jest, poison in jest. Je ne sais s'il est vrai que ce troisième acte soit celui qui forme maintenant le quatrième de l'opéra de Bellini qu'on vient de représenter à l'Opéra, je ne l'ai pas reconnu. On trouvait, disait-on il y a quelques semaines, le dernier acte de Bellini trop faible. Le poison y semblait trop in jest... Il faut que cela soit prodigieux. Je l'entendis à Florence il y a vingt-cinq ans, et je n'ai conservé du dénoûment aucun souvenir.

Ce Roméo, cinquième du nom, bien qu'il soit l'une des plus médiocres partitions de Bellini, contient de jolies choses et un finale plein d'élan, où se déploie une belle phrase chantée à l'unisson par les deux amants. Ce passage me frappa le jour où je l'entendis pour la première fois au théâtre de la Pergola. Il était bien rendu de toutes façons. Les deux amants étaient séparés de force par leurs parents furieux; les Montaigus retenaient Roméo, les Capulets Juliette; mais au dernier retour de la belle phrase:

Nous nous reverrons au ciel!

s'échappant tous les deux des mains de leurs persécuteurs, ils s'élançaient dans les bras l'un de l'autre et s'embrassaient avec une fureur toute shakspearienne. A ce moment on commençait à croire à leur amour. On s'est bien gardé à l'Opéra de risquer cette hardiesse; il n'est pas décent en France que deux amants sur un théâtre s'embrassent ainsi à corps perdu. Cela n'est pas convenable. Autant qu'il m'en souvienne, le doux Bellini n'avait employé dans son Roméo qu'une instrumentation modérée. Il n'y avait mis ni tambour ni grosse caisse; son orchestre a été pourvu à l'Opéra de ces deux auxiliaires de première nécessité. Puisqu'il y a des scènes de guerre civile dans le drame, l'orchestre peut-il se passer de tambour? et peut-on chanter et danser aujourd'hui sans grosse caisse? Pourtant, au moment où Juliette se traîne aux pieds de son père en poussant des cris de désespoir, la grosse caisse, frappant imperturbablement les temps forts de la mesure avec une pompeuse régularité, produit, il faut l'avouer, un effet d'un comique irrésistible. Comme son bruit domine tout et attire l'attention, on ne pense plus à Juliette, et l'on croit entendre une musique militaire marchant en tête d'une légion de la garde nationale.

Les airs de danse intercalés dans la partition de Bellini n'ont pas une bien grande valeur; ils manquent de charme et d'entrain. Un andante pourtant a fait plaisir: c'est celui qui a pour thème l'air de la Straniera:

Meco tu vieni, ô misera.

l'une des plus touchantes inspirations de Bellini. On danse là-dessus... Mais quoi! on danse sur tout. On fait tout sur tout.

Les costumes n'offrent rien de remarquable; celui de Lorenzo seul a été fort remarqué; c'est une houppelande fourrée de martre. Le bon Lorenzo est vêtu comme un Polonais. Il faisait donc bien froid à Vérone dans ce temps-là?... Marié, qui remplissait ce rôle fourré, était enrhumé (it is the cause). Il a eu plusieurs accidents vocaux. Gueymard est un Thybald très-énergique. Madame Gueymard a chanté d'une façon musicale et avec sa voix d'or le rôle de Juliette. La débutante, madame Vestvali, est une grande et belle personne dont la voix de contralto, très-étendue au grave, est dépourvue d'éclat dans le médium. Sa vocalisation est peu aisée, et l'attaque du son, dans l'octave supérieure surtout, manque parfois de justesse. Elle a joué Roméo avec beaucoup de... dignité.

La scène du tombeau, représentée par les grands artistes anglais, restera comme la plus sublime merveille de l'art dramatique. A ce nom de Roméo, qui s'exhale faiblement des lèvres de Juliette renaissante, le jeune Montaigu, frappé de stupeur, demeure un instant immobile; un second appel plus tendre attire son regard vers le monument, un mouvement de Juliette dissipe son doute. Elle vit! il s'élance sur la couche funèbre, en arrache le corps adoré en déchirant voiles et linceul, l'apporte sur l'avant-scène, le soutient debout entre ses bras. Juliette tourne languissamment ses yeux ternes autour d'elle, Roméo l'interpelle, la presse dans une étreinte éperdue, écarte les cheveux qui cachent son front pâle, couvre son visage de baisers furieux, éclate en rires convulsifs; dans sa joie déchirante, il a oublié qu'il va mourir. Juliette respire. Juliette! Juliette!... Mais une douleur affreuse l'avertit; le poison est à l'œuvre et lui ronge les entrailles!... «O potent poison! Capulet! Capulet! grâce!» Il se traîne à genoux, délirant, croyant voir le père de Juliette qui vient la lui ravir encore...

Cette même scène, dans l'opéra nouveau devient ceci:

Des gradins sont pratiqués de chaque côté du tombeau de Juliette, afin qu'elle puisse en descendre commodément et décemment. Elle en descend en effet, et s'avance à pas comptés vers son amant immobile. Et les voilà qui s'entretiennent de leurs petites affaires, et s'expliquent bien des choses fort tranquillement.


ROMÉO.

Que vois-je!

JULIETTE.

Roméo!

ROMÉO.

Juliette vivante!

JULIETTE.

    D'une mort apparente
    Le réveil en ce jour
A ton amour va donc me rendre!

ROMÉO.

Dis-tu vrai?

JULIETTE.

Lorenzo n'a-t-il pu te l'apprendre?

ROMÉO.

Sans rien savoir, sans rien comprendre,
J'ai cru pour mon malheur te perdre sans retour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Are there no stones in heaven?

Non, il n'y a pas de carreaux au ciel. La question d'Othello est oiseuse. Non, il n'y a rien de beau, il n'y a rien de laid, il n'y a ni vrai, ni faux, ni sublime, ni absurde: tout est égal. Le public le sait bien, lui, ce modèle d'indifférence impassible.

Calmons-nous... Au point de vue de l'art... (il n'est pas question d'art) au point de vue des intérêts pécuniaires de l'Opéra, nous croyons que le directeur de ce beau grand théâtre, en engageant madame Vestvali et en mettant en scène le Roméo de Bellini, a fait une mauvaise affaire.

Let us sleep!
I can no more...

A PROPOS D'UN BALLET DE FAUST

UN MOT DE BEETHOVEN

L'idée de faire danser Faust est bien la plus prodigieuse qui soit jamais entrée dans la tête sans cervelle d'un de ces hommes qui touchent à tout, profanent tout sans méchante intention, comme font les merles et les moineaux des grands jardins publics, prenant pour perchoir les chefs-d'œuvre de la statuaire. L'auteur du ballet de Faust me paraît cent fois plus étonnant que le marquis de Molière occupé à mettre en madrigaux toute l'histoire romaine. Quant aux musiciens qui ont voulu faire chanter les personnages du célèbre poëme, il faut leur pardonner beaucoup, parce qu'ils ont beaucoup aimé et aussi parce que ces personnages appartiennent de droit à l'art de la rêverie, de la passion, à l'art du vague, de l'infini, à l'art immense des sons.

De combien de dédicaces Goethe l'olympien a été affligé! Combien de musiciens lui ont écrit: «O toi!» ou simplement: «O!» auxquels il a répondu ou dû répondre: «Je suis bien reconnaissant, monsieur, que vous ayez daigné illustrer un poëme qui, sans vous, fût demeuré dans l'obscurité, etc.» Il était railleur, le dieu de Weimar, si mal nommé pourtant par je ne sais qui le Voltaire de l'Allemagne. Une seule fois il trouva son maître dans un musicien. Car, cela paraît prouvé maintenant, l'art musical n'est pas aussi abrutissant que les gens de lettres ont longtemps voulu le faire croire, et depuis un siècle il y a eu, dit-on, presque autant de musiciens spirituels que de sots lettrés.

Or donc, Goethe était venu passer quelques semaines à Vienne. Il aimait la société de Beethoven, qui venait d'illustrer réellement sa tragédie d'Egmont. Errant un jour au Prater avec le Titan mélancolique, les passants s'inclinaient avec respect devant les deux promeneurs, et Goethe seul répondait à leurs salutations. Impatienté à la fin d'être obligé de porter si souvent la main à son chapeau: «Que ces braves gens, dit Goethe, sont fatigants avec leurs courbettes!—Ne vous fâchez pas, Excellence, répliqua doucement Beethoven, c'est peut-être moi qu'ils saluent.»

TO BE OR NOT TO BE

PARAPHRASE

Être ou ne pas être, voilà la question. Une âme courageuse doit-elle supporter les méchants opéras, les concerts ridicules, les virtuoses médiocres, les compositeurs enragés, ou s'armer contre ce torrent de maux, et, en le combattant, y mettre un terme? Mourir,—dormir,—rien de plus. Et dire que par ce sommeil nous mettons fin aux déchirements de l'oreille, aux souffrances du cœur et de la raison, aux mille douleurs imposées par l'exercice de la critique à notre intelligence et à nos sens!—C'est là un résultat qu'on doit appeler de tous ses vœux.—Mourir,—dormir,—dormir,—avoir le cauchemar peut-être.—Oui, voilà le point embarrassant. Savons-nous quelles tortures nous éprouverons en songe, dans ce sommeil de la mort, après que nous aurons déposé le lourd fardeau de l'existence, quelles folles théories nous aurons à examiner, quelles partitions discordantes à entendre, quels imbéciles à louer, quels outrages nous verrons infliger aux chefs-d'œuvre, quelles extravagances seront prônées, quels moulins à vent pris pour des colosses?

Il y a là de quoi faire réfléchir; c'est cette pensée qui rend les feuilletons si nombreux et prolonge la vie des malheureux qui les écrivent.

Qui, en effet, voudrait supporter la fréquentation d'un monde insensé, le spectacle de sa démence, les mépris et les méprises de son ignorance, l'injustice de sa justice, la glaciale indifférence des gouvernants? Qui voudrait tourbillonner au souffle du vent des passions les moins nobles, des intérêts les plus mesquins prenant le nom d'amour de l'art, s'abaisser jusqu'à la discussion de l'absurde, être soldat et apprendre à son général à commander l'exercice, voyageur et guider son guide qui s'égare néanmoins, lorsqu'il suffirait pour se délivrer de cette tâche humiliante d'un flacon de chloroforme ou d'une balle à pointe d'acier? Qui voudrait se résigner à voir dans ce bas monde le désespoir naître de l'espoir, la lassitude de l'inaction, la colère de la patience, n'était la crainte de quelque chose de pire par delà le trépas, ce pays ignoré d'où nul critique n'est encore revenu?... Voilà ce qui ébranle et trouble la volonté...—Allons, il n'est pas même permis de méditer pendant quelques instants; voici la jeune cantatrice Ophélie, armée d'une partition et grimaçant un sourire.—Que voulez-vous de moi? des flatteries, n'est-ce pas? toujours, toujours.—Non, monseigneur; j'ai de vous une partition que depuis longtemps je désirais vous rendre. Veuillez la recevoir, je vous prie.—Moi! non certes, je ne vous ai jamais rien donné.—Monseigneur, vous savez très-bien que c'est vous qui m'avez fait ce don, et les paroles gracieuses dont vous l'avez accompagné en ont encore relevé le prix. Reprenez-le, car, pour un noble cœur, les dons les plus précieux deviennent sans valeur du moment où celui qui les a faits n'a plus pour nous que de l'indifférence. Tenez, monseigneur.—Ah! vous avez du cœur?—Monseigneur?—Et vous êtes cantatrice?—Que veut dire Votre Altesse?—Que si vous avez du cœur et si vous êtes cantatrice, vous devez interdire toute communication entre la cantatrice et la femme de cœur.—Quel commerce sied mieux pourtant à l'une que celui de l'autre?—Tant s'en faut; car l'influence d'un talent comme le vôtre aura plutôt perverti les plus nobles élans du cœur, que le cœur n'aura donné de la noblesse aux aspirations du talent. Ceci passait autrefois pour un paradoxe; mais c'est aujourd'hui un fait dont la preuve est acquise. Il fut un temps où je vous admirais.—En effet, monseigneur, vous me l'avez fait croire.—Vous avez eu tort de me croire. Mon admiration n'avait rien de réel.—Je n'en ai été que plus trompée.—Allez vous enfermer dans un cloître. Quelle est votre ambition? Un nom célèbre, beaucoup d'argent, les applaudissements des sots, un époux titré, le nom de duchesse. Oui, oui, elles rêvent toutes d'épouser un prince. Pourquoi vouloir donner le jour à une race d'idiots?—Ayez pitié de lui, ciel miséricordieux!—Si vous vous mariez, je vous donnerai pour dot cette vérité désolante: qu'une femme artiste soit froide comme la glace, pure comme la neige, elle n'échappera point à la calomnie. Allez au couvent. Adieu; ou s'il vous faut absolument un mari, épousez un crétin, c'est ce que vous avez de mieux à faire; car les hommes d'esprit savent trop bien les tourments que vous leur réservez. Allez au couvent, sans tarder. Adieu.—Puissances célestes, rendez-lui la raison!—J'ai aussi entendu parler de toutes vos coquetteries vocales, de vos plaisantes prétentions, de votre sotte vanité. Dieu vous a donné une voix, vous vous en faites une autre. On vous confie un chef-d'œuvre, vous le dénaturez, vous le mutilez, vous en changez le caractère, vous l'affublez de misérables ornements, vous y faites d'insolentes coupures, vous y introduisez des traits grotesques, des arpéges risibles, des trilles facétieux; vous insultez le maître, les gens de goût, et l'art, et le bon sens. Allez, qu'on ne m'en parle plus. Au couvent! au couvent!» (Il sort.)

La jeune Ophélie n'a pas tout à fait tort, Hamlet a bien un peu perdu la tête. Mais on ne s'en apercevra pas dans notre monde musical, où tout le monde à cette heure est complétement fou. D'ailleurs, il a des instants lucides, ce pauvre prince de Danemark; il n'est fou que lorsque le vent souffle du nord-nord-ouest; quand le vent est au sud, il sait très-bien distinguer un aigle d'une buse.

L'ÉCOLE DU PETIT CHIEN

L'école du petit chien est celle des chanteuses dont la voix extraordinairement étendue dans le haut, leur permet de lancer à tout bout de chant des contre-mi et des contre-fa aigus, semblables, pour le caractère et le plaisir qu'ils font à l'auditeur, au cri d'un king's-charles dont on écrase la patte. Madame Cabel, il faut le reconnaître, à l'époque où elle pratiquait ce système de chant, atteignait toujours son but. Quand elle visait un mi ou un fa, et même un sol suraigu, c'était un sol, un fa ou un mi qu'elle touchait; mais on ne lui en savait aucun gré; tandis que ses élèves, ou imitatrices ne parvenant d'ordinaire qu'au dièze s'il s'agit du mi, ou au mi s'il s'agit du fa, excitent toujours ainsi des transports d'admiration frénétiques. Cette injustice et cette injustesse ont fini par dégoûter madame Cabel de son école. C'était fait pour cela. Maintenant elle se borne à chanter comme une femme charmante qu'elle est, et ne songe plus à imiter ni les petits chiens ni les oiseaux.

FIN

TABLE DES MATIÈRES
Musique 1
Étude critique des symphonies de Beethoven15
Quelques mots sur les trios et les sonates de Beethoven60
Fidelio, opéra en trois actes de Beethoven; sa représentation au Théâtre-Lyrique65
Beethoven dans l'anneau de Saturne, les médiums83
Les appointements des chanteurs88
Sur l'état actuel de l'art du chant dans les théâtres lyriques de France et d'Italie, et sur les causes qui l'ont amené; les grandes salles, les claqueurs, les instruments à percussion89
Les mauvais chanteurs, les bons chanteurs, le public, les claqueurs105
L'Orphée de Gluck, au Théâtre-Lyrique108
Lignes écrites quelque temps après la première représentation d'Orphée122
L'Alceste d'Euripide, celles de Quinault et de Calsabigi; les partitions de Lulli, de Gluck, de Schweizer, de Guglielmi et de Handel sur ce sujet130
Reprise de l'Alceste de Gluck, à l'Opéra198
Les instruments ajoutés par les modernes aux partitions des maîtres anciens214
Les sons hauts et les sons bas, le haut et le bas du clavier216
Le Freyschütz de Weber219
Obéron, opéra fantastique de Ch. M. Weber; sa première représentation au Théâtre-Lyrique225
Abou-Hassan, opéra en un acte du jeune Weber; l'Enlèvement au sérail, opéra en deux actes du jeune Mozart; leur première représentation au Théâtre-Lyrique239
Moyen trouvé par M. Delsarte d'accorder les instruments à cordes sans le secours de l'oreille244
La Musique à l'église, par M. Joseph d'Ortigue246
Mœurs musicales de la Chine252
A MM. les membres de l'Académie des beaux-arts de l'Institut259
Le diapason278
Les temps sont proches289
Concerts de Richard Wagner, la musique de l'avenir291
Sunt Lacrymæ rerum304
Symphonies de H. Reber, Stephen Heller309
Roméo et Juliette, opéra en quatre actes de Bellini; sa première représentation au théâtre de l'Opéra; débuts de madame Vestvali317
A propos d'un ballet de Faust; un mot de Beethoven328
To be or not to be, paraphrase330
L'école du petit chien334
 
 
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.



PARIS.—IMPRIMERIE SIMON RAÇON ET Cie. RUE D'ERFURTH, 1.

NOTES:

[1] Ce chapitre fut publié il y a une vingtaine d'années dans un livre qui n'existe plus et dont divers fragments sont reproduits dans ce volume. Le lecteur ne sera peut-être pas fâché de le retrouver avant de nous suivre dans l'étude analytique, que nous allons entreprendre, de quelques chefs-d'œuvre célèbres de l'art musical.

H. B.

[2] Depuis que ces lignes furent écrites nous avons eu l'occasion en France et en Angleterre, d'entendre des musiciens arabes, chinois et persans, et toutes les expériences qu'il nous a été permis de l'aire sur leurs chants, sur leurs instruments, comme aussi les questions que nous avons adressées à quelques-uns d'entre eux qui parlaient français, tout nous a confirmé dans cette opinion.

[3] A quelque point de vue que l'on se place, si c'est là réellement une intention de Beethoven, et s'il y a quelque chose de vrai dans les anecdotes qui circulent à ce sujet, il faut convenir que ce caprice est une absurdité.

[4] Qu'on appelle toujours l'adagio ou l'andante.

[5] Cet air, dans la partition, appartient au rôle d'Eurydice.

[6] Ajoutons qu'elle n'a pris avec le texte de son rôle aucune des libertés qu'on a dû lui reprocher dans Orphée.

[7] La lettre, en effet, a paru d'un style trop en dehors des habitudes académiques et n'a pas été lue en séance publique.

[8] J'emploie ici les termes adoptés généralement de sons hauts et bas, et les verbes monter, descendre, qui n'ont point de sens réel, et qu'un usage absurde a pu seul introduire dans la langue musicale pour distinguer les sons à vibrations rapides des sons à vibrations lentes.


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