A vol de vélo : $b De Paris à Vienne
The Project Gutenberg eBook of A vol de vélo
Title: A vol de vélo
De Paris à Vienne
Author: Édouard de Perrodil
Release date: June 16, 2023 [eBook #70989]
Language: French
Original publication: France: Flammarion, 1895
Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
A VOL DE VÉLO
A LA MÊME LIBRAIRIE
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DU MÊME AUTEUR
V É L O ! T O R O !
DE PARIS A MADRID EN BICYCLETTE
Illustrations de Farman.
1 volume in-18 3 fr. 50
ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY
ÉDOUARD DE PERRODIL
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A VOL
DE VÉLO
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DE PARIS A VIENNE
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PARIS
ERNEST FLAMMARION, EDITEUR
26, RUE RACINE, PRÈS L’ODÉON
Tous droits réservés.
A VOL DE VÉLO
AVENTURES
DE DEUX RECORDMEN DE PARIS A VIENNE
I
UNE HISTOIRE D’ARROSAGE
Le 23 avril 1894 était la date fixée pour le voyage à bicyclette que j’avais résolu d’accomplir de Paris à Vienne, en Autriche, avec un de mes amis, Louis Willaume, jeune secrétaire de l’ambassade d’Angleterre à Paris. Cette date était certainement mal choisie; en avril, en effet, la bonne saison est encore peu avancée et dans les régions montagneuses de la Bavière, les pluies étaient à craindre; ces pluies n’ont pas manqué et sont venues mettre le comble aux tourments que nos aventures avaient déjà multipliés; mais si je me suis obstiné à partir le 23 avril, c’est que de nombreuses raisons, qu’il serait sans intérêt de rapporter, m’obligeaient à terminer ce voyage de bonne heure.
Quand on s’engage dans une entreprise de ce genre qui oblige à traverser plusieurs contrées étrangères, il est une foule de difficultés qu’il faut aplanir d’avance si l’on veut n’être pas constamment arrêté dans sa marche en avant; parmi ces difficultés celle des douanes n’était assurément pas la moindre.
Dans le voyage de Paris à Madrid, que j’avais accompli en juin-juillet 1893, en compagnie de mon ami Henri Farman et que j’ai raconté sous le titre Vélo! toro! les formalités douanières avaient été réglées d’avance par un cycliste de Bayonne; mais cette fois, je dus m’occuper moi-même de ce détail toujours très épineux, car la douane est assurément l’une des administrations les plus internationalement tracassières et pointilleuses qu’il soit possible d’imaginer.
Je résolus de régler la question sans tarder et j’écrivis aux deux ambassadeurs d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie, le comte de Munster et le comte Hoyos.
Le surlendemain je recevais une lettre de convocation des deux ambassadeurs. A l’ambassade d’Allemagne, je fus reçu par le comte d’Arco, secrétaire, qui se montra extrêmement courtois, et après quelques instants de conversation, déclara qu’il allait en référer tout de suite au comte de Munster; à son avis nul doute que toutes facilités nous seraient accordées pour le passage à la frontière.
Le même jour, je me présentai à l’ambassade d’Autriche-Hongrie, rue de Varennes. C’est le comte Zichy, conseiller d’ambassade, qui me reçut. Son accueil ne fut pas moins aimable que celui du comte d’Arco.
Après quelques questions sur le voyage que nous allions entreprendre Willaume et moi, le comte Zichy me dit:
—Que désirez-vous exactement de nous? Nous sommes à votre entière disposition.
—Je désire, répondis-je, que lorsque nous passerons, nous et nos entraîneurs, à la frontière austro-allemande, à Sembach-Braunau, nous ne perdions pas un temps précieux à la douane. Le mieux serait peut-être de nous donner un mot, nous recommandant tout spécialement aux autorités douanières afin de ne pas être soumis à une foule de formalités plus ou moins longues et désagréables.
Le comte Zichy réfléchit un instant, puis répondit:
—Je vais faire mieux encore. Je vais prévenir le ministre des affaires étrangères à Vienne, qui adressera un avis à la douane à Braunau. Vous pourrez ainsi passer en toute sécurité et sans crainte de retards. Revenez me voir, si vous voulez, dans quelques jours et je vous dirai ce qui a été fait.
Quelques jours après, je retournai rue de Varennes; le comte Zichy était absent; mais un des employés de l’ambassade me dit: «Tout a été fait, ainsi que le comte Zichy vous l’avait promis. Le ministre des affaires étrangères a été prévenu.»
Et le fait était rigoureusement exact. Oui, avec une amabilité et un empressement qui me firent déjà comprendre comment nous serions accueillis à Vienne, l’éminent diplomate avait de point en point exécuté sa promesse. De plus, j’appris à Vienne que le ministère avait, de son côté, prévenu la douane. Eh bien! tel est l’endurcissement imbécile de cette exaspérante administration, que nous eûmes une foule d’ennuis à Braunau, comme on le verra plus tard. Il est vrai qu’à notre retour, quand avec l’Orient-Express, on repassa à la frontière, ladite administration était revenue à de meilleurs sentiments et nous fit presque des excuses.
A l’ambassade d’Allemagne on avait procédé autrement. Ainsi que je l’ai dit, le comte d’Arco devait aviser de l’affaire le comte de Munster. Quelques jours après, en effet, je recevais la lettre suivante signée de la main même de l’ambassadeur d’Allemagne:
«Monsieur Edouard de Perrodil,
»Rédacteur au Petit Journal.
»En réponse à la lettre du 27 de ce mois, j’ai l’honneur de vous transmettre ci-joint, conformément au désir que vous m’en avez exprimé, une recommandation pour les autorités frontières allemandes destinée à vous faciliter le passage de la frontière ainsi que l’accomplissement des formalités douanières.
»Recevez, monsieur, l’assurance de ma considération distinguée.
»L’Ambassadeur d’Allemagne,
»Munster»
Avec cette lettre, plus rien à craindre, et voyez la circonstance singulière: elle nous servit fort peu, tant fut empressé et sympathique l’accueil qui nous fut fait durant toute la traversée de l’Allemagne.
Dans l’itinéraire que j’avais tracé, et qui passait par Château-Thierry, Nancy, Strasbourg, Stüttgard, Ulm et Lintz, j’avais fixé le point de départ place de la Concorde. La raison en était simple. Outre que cette place forme un point aussi central que facilement abordable pour tous les cyclistes, elle est voisine du domicile de mon compagnon Willaume et du mien, tous deux situés à deux pas de la rue Royale. Le départ devant être donné à six heures du matin, nous avions quelques chances de plus d’être exacts au rendez-vous. Mais une question restait à régler: par quelle voie opérerions-nous la traversée de Paris, question importante dans ces sortes d’expéditions, une grande quantité d’amis connus ou inconnus se disposant toujours à vous faire escorte ou à vous attendre au passage. Tout d’abord, j’avais pensé à la rue du Faubourg-Saint-Antoine, mais, je changeai bientôt d’avis, en raison du pavé assez mauvais de ce côté, et en outre, des nombreux maraîchers installés le long de cette rue.
Je songeais au boulevard Saint-Germain, malgré les rails de tramways qui y sont fort gênants, lorsque, un jour longeant les grands boulevards, je résolus catégoriquement de fixer par là l’itinéraire.
Seulement, une difficulté très grande se présentait, et c’est cette difficulté même qui m’avait fait repousser l’idée la première fois qu’elle m’était venue à l’esprit. Mais maintenant, dans l’admiration où j’étais de cette voie superbe, je résolus de vaincre l’obstacle.
Il s’agissait de l’effroyable cloaque qui, chaque matin, juste à l’heure où nous devions passer, remplace la ligne des boulevards, par suite de l’arrosage à outrance qui y est opéré.
Obliger tous les cyclistes à rouler dans ce cloaque, jamais; d’autant que des chutes graves pouvaient se produire. Je n’hésitai pas. On a accordé une faveur au Petit Journal à l’occasion de la grande course Paris-Brest, on en accordera bien une semblable, me dis-je, à l’un de ses rédacteurs.
Et, cette réflexion faite, je me rendis à l’administration de la Ville de Paris, avenue Victoria. Je trouvai M. Mourot, l’un des chefs de service dont je croyais que dépendait l’arrosage de la voie publique et à qui j’étais recommandé par M. Pierre Giffard, le chef des informations du Petit Journal. M. Mourot connaissait déjà mes projets annoncés par les journaux; il me dit, quand je lui eus fait part de mon désir, cette parole que je cite textuellement et dont je certifie l’authenticité. Cette parole montrera que s’il est des hommes quelquefois peu aimables dans l’administration française, il en est d’autres qui savent faire largement oublier cette particularité fâcheuse. M. Mourot me dit donc: «Si ce que vous me demandez dépendait de moi, ce serait déjà une affaire entendue, mais la chose regarde un de mes collègues, M. Morin, chef de bureau, chargé de la voie publique dans le service des travaux de Paris. Je vais vous faire conduire auprès de lui avec un mot de recommandation.» Si j’insiste sur ces détails, c’est que le résultat que j’ai obtenu a excité la verve de plusieurs de mes confrères de la presse parisienne qui en ont fait un sujet de longue dissertation. Il faut bien remplir les colonnes des journaux.
Me voici donc dans le bureau de M. Morin, qui, après avoir pris connaissance de la lettre de son collègue, me demande quel sujet m’amène auprès de lui. J’explique à M. Morin que je dois me rendre de Paris à Vienne à bicyclette, que le départ de Paris étant fixé à 6 heures du matin par les boulevards, l’arrosage, battant son plein à ce moment, pourrait être dangereux en raison du nombre des cyclistes qui ne manqueraient pas de nous faire escorte, et je demandais que, par une faveur toute spéciale, on voulût bien suspendre l’arrosage à cette occasion, ce qui d’ailleurs ne constituerait jamais qu’un retard d’une demi-heure ou une heure au plus dans le fonctionnement du service.
Tout d’abord M. Morin, dont l’accueil ne le cédait en rien à celui que j’avais reçu de son collègue, mais qui semblait préoccupé en ce moment, parut ne pas parfaitement saisir ma proposition:
—Vous désirez, me dit-il, après avoir passé la main sur son front avec l’air d’un homme absorbé par plusieurs affaires à la fois, que les arroseurs cessent de fonctionner au moment de votre passage?
—Pardon, pardon, répondis-je aussitôt, ce n’est pas cela; suspendre purement et simplement l’arrosage au moment où nous passerons serait insuffisant: je désirerais que l’on n’arrosât pas du tout; en d’autres termes que l’arrosage des grands boulevards, qui se fait habituellement, je crois, vers cinq heures ou cinq heures et demie, ne commençât qu’à six heures dix minutes.
M. Morin réfléchit un instant. Il passa de nouveau la main sur son front, puis, brusquement, relevant la tête, il me dit ces simples mots: «C’est entendu, Monsieur, ce sera fait; vous pouvez y compter.»
Je ne savais en quels termes remercier M. Morin de la faveur qui m’était faite. Je partis heureux de pouvoir annoncer aux amis que nous pourrions rouler tranquilles sur les grands boulevards, le 23 avril au matin.
Trois ou quatre jours après, quand la nouvelle fut connue, plusieurs journaux de Paris, je l’ai dit, exercèrent leur verve sur cette faveur exceptionnelle faite par l’administration de la Ville de Paris à un cycliste. Je dois, toutefois, le reconnaître, la critique, quoique railleuse, ne fut nullement mordante. Un seul journal parut vexé. Il déclara qu’on faisait à Edouard de Perrodil une faveur qu’on ne faisait pas au Président de la République!!!
De pareilles réflexions dans de pareilles circonstances étonnent vraiment.
Jamais un journal ne perdra l’occasion de blâmer l’administration française de sa morgue à l’égard des particuliers, et le jour où cette administration accorde une faveur à un de ces particuliers, le même journal le trouve mauvais. Tant, hélas! il est difficile d’être juste et logique dans les appréciations à l’égard des gouvernements ou de ce qui y ressemble.
Toutefois ces critiques eurent un bon côté: elles me montrèrent jusqu’où devait aller la bienveillance administrative à mon égard. Craignant qu’elles eussent provoqué dans l’esprit de l’administration un revirement, j’écrivis une lettre à l’aimable chef de bureau, M. Morin, afin de lui rappeler sa bonne promesse. Par retour du courrier, je reçus la réponse suivante:
«Paris, le 21 avril 1894.
»Monsieur,
»En réponse à la lettre que vous avez bien voulu m’adresser ce matin, j’ai l’honneur de vous informer que, suivant le désir que vous m’en avez exprimé il y a huit jours, des ordres ont été donnés pour que l’arrosage de la place de la Concorde, de la rue Royale, et des boulevards, jusqu’à la Bastille, n’ait lieu, lundi prochain, qu’après le passage des vélocipédistes qui vous accompagneront.
»Recevez, Monsieur, l’assurance de ma considération très distinguée.
»L. Morin,
»Chef des bureaux du service de la
voie publique de Paris.»
Après cette lettre, j’étais tranquille. J’ai dit que le voyage à bicyclette de Paris à Vienne, je devais l’accomplir en compagnie de M. Louis Willaume.
Pour des excursions de ce genre on comprendra qu’il soit difficile de choisir un compagnon, en raison des fatigues énormes qu’elles comportent. Henri Farman, qui déjà avait fait avec moi le voyage de Madrid, n’ayant pu, cette fois, par suite de ses occupations, entreprendre celui de Vienne, Louis Willaume me paraissait, parmi mes amis, désigné pour accomplir ce trajet. Déjà il avait fait avec moi le tour de France à bicyclette et j’avais constaté chez lui une endurance au moins égale, voire même supérieure à la mienne. A la suite de cette équipée, il manifesta un vif désir de recommencer. Mon projet de voyage de Paris à Vienne venait là juste à point.
Louis Willaume est né à Commercy, de parents Français; il n’a donc rien d’un Anglais comme race. Toutefois, circonstance assez singulière, il en a le flegme et même la physionomie. Il s’exprime avec une lenteur qui ne se dément jamais. Il est bien découplé, et de taille moyenne. Son athlétique maigreur lui donne au premier abord l’air un peu rébarbatif que la douceur de son regard et la lenteur de sa conversation toujours simple démentent bien vite. Au demeurant, le plus agréable des compagnons de route.
Louis Willaume était mon compagnon officiel. Deux autres personnages s’étant trouvés mêlés durant la plus grande partie du trajet à nos aventures, je dois ici les faire connaître au lecteur.
Une quinzaine de jours environ avant notre départ, le comte R. d’A..., avec qui j’ai à Paris d’excellentes relations, vint me faire la proposition suivante: «J’ai un ami qui, depuis l’annonce de votre voyage, meurt d’envie de partir avec vous. Voulez-vous l’accepter en votre compagnie? Vous n’aurez pas à vous préoccuper de lui. Il vous suivra, voilà tout.»
J’acceptai de grand cœur la compagnie du jeune homme, M. Blanquies, en manifestant toutefois quelques craintes sur la façon dont il pourrait supporter les fatigues du voyage.
«Je crois qu’il vous suivra, me dit M. R. d’A...; d’ailleurs c’est son affaire.»
Dès le lendemain M. Blanquies me fut présenté. Il me parut, en effet, taillé de manière à pouvoir affronter les fatigues les plus excessives, malgré ses vingt ans seulement.
Grand, large d’épaules et de poitrine, le teint bronzé, M. Blanquies m’apparut comme l’un des héros que le romancier Cooper met si souvent en scène dans ses récits d’expéditions contre les Indiens du Nouveau-Monde.
En réalité un enfant de Paris, un pur-sang de Montmartre, un gavroche légèrement mâtiné de Gascon, blaguant tout ce qui n’est point Parisien, aimant ses aises, mais toujours excellent camarade et prenant la vie par le bon côté.
Enfin un dernier personnage devait compléter le groupe joyeux des quatre anabaptistes.
Dans le courant de l’hiver, un jeune tchèque, du nom de Chalupa, vint me rendre visite au Petit Journal.
«J’ai appris votre voyage, me dit-il; voulez-vous m’accepter en votre compagnie? Voici. Je suis originaire de la Moravie, j’habite Paris depuis trois ans, et je voudrais aller passer quelques jours dans mon pays. Comme je connais parfaitement les deux langues française et allemande et même les patois autrichiens, je pourrai vous être d’un très grand secours.»
J’acceptai. Toutefois l’aspect frêle du pauvre Chalupa m’inspira le conseil suivant que je lui donnai aussitôt:
«Je crains bien que vous ne puissiez suivre notre marche forcément assez rapide. Pourquoi partir de Paris avec nous? En France, nous n’avons nul besoin d’un interprète. Rendez-vous donc à Strasbourg par le train et de là vous partirez avec nous.»
Chalupa, le brave Chalupa, suivit ce conseil, et on verra par la suite de ce récit qu’au moment de notre passage à Strasbourg, au milieu du triomphe qu’on nous y avait préparé, Chalupa se trouva fidèle au poste et, depuis cette ville, partagea une grande partie de nos multiples aventures.
II
LE DÉPART
Le lundi matin 23 avril, à six heures moins dix minutes, j’arrivais sur la place de la Concorde, par la rue Royale, après avoir expédié armes et bagages chez l’homme qui devait suivre la troupe joyeuse par le train durant le parcours entier, M. Suberbie. C’est déjà lui qui, durant mon précédent voyage à Madrid, avait accompli ce métier énervant, et il s’en était acquitté avec un sang-froid et une patience tellement inaltérables que je n’avais pas hésité à solliciter une seconde fois son concours.
Au moment de mon apparition sur la place de la Concorde, une foule de cyclistes et de curieux assiégeaient déjà l’obélisque de Louqsor. Blanquies était à son poste. Willaume y arrivait presque en même temps que moi. Nos costumes étaient fort simples: veste et culotte classiques, avec bas, maillots de laine, et chapeaux de feutre mous. Nul embarras sur les machines.
Nos livrets de recordmen, car des recordmen ne vont pas sans leurs livrets, devaient être signés par MM. Mousset et Peragallo, deux aimables sportsmen que nos lecteurs vélocipédiques connaissent de nom sans nul doute. A six heures moins trois minutes, nous avions les signatures de ces messieurs. J’allai saluer lord Ava, fils de lord Dufferin, ambassadeur d’Angleterre à Paris, dont mon compagnon Willaume venait à l’instant de me signaler la présence. L’ambassadeur d’Angleterre et son fils sont, disons-le en passant, de passionnés amateurs de cyclisme, au point que lord Dufferin a fait établir dans les jardins de l’ambassade une fort coquette piste vélocipédique.
A six heures sonnant, une vigoureuse poignée de main est donnée aux amis, accourus à notre départ, malgré l’heure matinale; puis, en selle!
Près de cent cinquante cyclistes se mobilisent aussitôt et l’armée se dirige vers les grands boulevards par la rue Royale. L’aspect du ciel annonce une journée superbe. L’horizon est estompé de vapeurs grisâtres auxquelles les reflets du soleil donnent par endroits une teinte de rose clair. Le vent roule de l’est. Mauvaise affaire pour nous, car il va nous heurter de front, avec furie, dans la campagne; mais, je n’ai pas un instant la pensée de me plaindre, car je sais que dans toute la région de la Seine ce vent nous assure le beau temps. Hélas! nous ne nous attendions pas au déluge qui devait nous surprendre à notre arrivée sur le territoire autrichien, et que rien alors n’eût pu nous faire prévoir.
Nous nous avançons à une allure très solennelle sur les grands boulevards. Le défilé est magnifique. Cent cinquante machines dont les aciers miroitent au soleil, s’avançant en groupe parfaitement ordonné, constituent toujours un spectacle incomparable. Ce sont des milliers de zébrures scintillantes qui éclatent de toutes parts comme des feux électriques. Flammes papillonnantes et fugitives, aussitôt nées, aussitôt éteintes.
L’administration a tenu sa promesse. Le boulevard est absolument sec. Les arroseurs sont là, mais ils se contentent de regarder. Dans les rues adjacentes, l’inondation s’arrête net au boulevard. Brave administration. Nous pouvons rouler à notre aise. Pas d’accidents à craindre. Néanmoins nous allons à une allure très lente, en raison du nombre des cyclistes présents; Paris est d’ailleurs plongé dans le sommeil. Seuls les arroseurs, des agents de police et quelques loustics contemplent cette marche solennelle du cyclisme triomphant à travers la grande capitale.
Willaume et Blanquies, mes deux compagnons, qui, pas plus que moi ne songeaient alors aux aventures prochaines, marchent à mes côtés, au milieu de l’escadron étincelant de mille feux. Nous traversons la place de la République, les boulevards des Filles-du-Calvaire et Beaumarchais, l’avenue Daumesnil; nous franchissons la porte de Picpus; nous voici dans le bois de Vincennes. Quelques cyclistes se joignent à nous, d’autres nous quittent. Nous longeons le polygone; il faut doubler un escadron de chasseurs. Au sortir de Strasbourg, dès le surlendemain, ce sera un escadron allemand qu’il nous faudra doubler.
Nous voici au passage à niveau de Joinville-le-Pont. Il est fermé, naturellement. Quand les cyclistes pressés trouveront libre un passage à niveau, c’est qu’un cataclysme sera sur le point de bouleverser l’univers. Mais voici qui est mieux: un train est passé, et on en attend un autre en sens inverse; le garde-barrière ne veut pas nous ouvrir la voie. Parbleu! tous ces contre-temps sont dans l’ordre. Nous perdons dix minutes, mais le temps est si beau et la route est si belle! Seul le vent va nous causer quelques ennuis.
Nous sommes sur la grande route et nous venons de passer la fourche de Champigny; nous avançons sous un dôme de feuillage, dans la direction de Lagny et de Meaux. L’escadron s’est égrené au point d’être réduit à rien; maintenant nos entraîneurs officiels sont devant nous et le train s’accentue. Ces entraîneurs sont pour la plupart des champions du cycle habitués de nos vélodromes parisiens, notamment MM. Merland et Chabaud, Dreux et Plewinski, montés à tandem. Parmi eux se trouve également un coureur qui devait, quelques jours après notre retour de Vienne, remporter une grande victoire sportive, Lesna, vainqueur de la course Bordeaux-Paris.
Tous, munis de jarrets solides, nous mènent maintenant à une allure rapide; nous arrivons à Meaux où nous faisons un arrêt de quelques secondes à peine; nous roulons vers La Ferté-sous-Jouarre. Le ciel est radieux, le vent souffle toujours violemment de l’est, mais nous sommes entraînés par des hommes du métier, qui combattent pour nous et nous débarrassent de cet ennemi mortel.
La veille de notre départ, plusieurs journalistes de nos amis, redoutant l’allure peut-être un peu rapide de notre marche, avaient décidé de se rendre par le train, les uns sur la route, entre Paris et Château-Thierry, les autres directement dans cette dernière ville où nous devions arriver vers midi pour déjeuner, et où, par suite, on avait fixé le rendez-vous général. C’était une partie de plaisir organisée à l’occasion de notre voyage.
Parmi les aimables confrères qui avaient pris congé pour cette petite excursion, MM. Philippe Dubois et Renault, tous deux rédacteurs au journal l’Intransigeant, avaient décidé de nous attendre au sommet de la côte qui précède la ville de la Ferté-sous-Jouarre. Je ne l’avais pas oublié, certes, car on n’imagine guère à quel point il est agréable pour des cyclistes lancés sur une grande route de se sentir attendus sur tel point par des amis ou connaissances. En arrivant donc en vue de la côte, tandis que Blanquies et Willaume roulent sans desserrer les dents derrière le groupe d’entraîneurs, je fixe d’un regard ardent le sommet de la butte, essayant d’apercevoir la silhouette de nos deux amis. Mais rien ne se dessinait sur le ciel uniformément bleu. «Nous attendre, ah! bien oui, pensai-je, c’est plus facile à dire qu’à faire. Oui, oui, au sommet de la côte, il n’y a pas plus de Philippe Dubois et de Renault que dans le creux de ma main. C’est pourtant surprenant. Me l’ont-ils assez répété qu’ils se trouveraient là, à nous attendre, l’arme au pied? Nous y voici, maintenant, nous y sommes, au sommet en question, et c’est désert.»
Nous roulons très vite à la descente vers la Ferté. Toujours personne. «Ah! ils sont fidèles, au moins ceux-là,» me dis-je une fois encore.
Alors je déclarai à mes compagnons: «J’avais noté un quart d’heure d’arrêt à la Ferté. Eh bien! pas d’arrêt. Pied à terre seulement pour la signature des livrets, puis en route. Nous franchissons la ville, et, à la sortie, nous nous arrêtons pour demander la signature d’un bourgeois complaisant.
Soudain, au moment où le bourgeois qui, par parenthèse, était une bourgeoise, appose sa griffe sur nos livrets, j’entends des cris joyeux: «Vous voilà, oh! mais, vous êtes en avance savez-vous.» C’étaient nos deux amis qui venaient d’arriver à grande vitesse. Philippe Dubois, la physionomie écarlate, ruisselante, et débordant de cette joie que seul procure cet exercice merveilleux de la bicyclette, continue: «Oh! mais oui, vous êtes en avance, nous ne vous attendions pas si tôt; nous nous étions avancés dans la direction de Château-Thierry, puis nous revenions sur nos pas pour aller nous fixer au sommet de la côte!»—«Parfaitement, mon brave, et moi qui vous calomniais odieusement, oh! mais, odieusement! Je vous accusais d’infidélité. Allons, allons, tout va bien, disparaissons.»
Mais avant de disparaître, on voulut livrer à nos gorges légèrement altérées un liquide rafraîchissant. Blanquies, dont l’effroyable estomac semblable au gouffre sans fond des Danaïdes, devait nous causer plus d’une stupéfaction, régla un premier compromis avec le liquide, en absorbant le contenu d’une suite de verres, ce qui le mit en joyeuse humeur; il commençait à exercer sa verve gouailleuse sur le nez du patron de l’établissement, quand le signal du départ fut donné. Le liquide en question devait d’ailleurs exercer une influence fort courte sur les tissus de notre ami, car il nous déclara ensuite être presque tombé en défaillance quelques instants avant notre arrivée à Château-Thierry, tant il était travaillé par une fringale sans exemple dans les annales de ses excursions vélocipédiques.
Aucun incident ne vint troubler notre quiétude, après notre départ de la Ferté-sous-Jouarre. Willaume ne disait pas un mot. C’était d’ailleurs sa manière, à lui, de manifester sa bonne humeur. Nous devions arriver à midi à Château-Thierry, situé à 98 kilomètres de Paris; à onze heures quinze nous faisions notre entrée dans la ville.
Devant l’hôtel de l’Éléphant, où M. Suberbie avait déjà fait préparer un copieux déjeuner, nos amis étaient là: lui, Suberbie, d’abord, qui attire toujours les regards par sa taille formidable, M. de Hermoso, rédacteur au Gil Blas, qui dans ce journal «détient» la rubrique vélocipédique et en a fait l’une des plus intéressantes de la presse parisienne et départementale.
M. de Hermoso avait espéré un moment nous accompagner par le train jusqu’à Vienne; malheureusement ses affaires l’avaient retenu à Paris, mais il n’avait pas voulu nous laisser partir sans venir nous faire ses adieux au cours de notre première étape. Cet aimable confrère, Espagnol de pure race, petit et d’une large carrure, à la barbe et aux cheveux d’un noir de jais, est bien la synthèse vivante de toutes les brillantes qualités qui distinguent le peuple espagnol: d’une franchise et d’une loyauté à toute épreuve; toujours aimable, serviable et chevaleresque, M. de Hermoso semble représenter le type accompli du chevalier sans peur et sans reproche. Chevalier, il l’est du reste, car il porte à la boutonnière le ruban de la Légion d’honneur.
Avec lui, se trouvaient son jeune secrétaire, M. Chérié, puis d’autres personnes dont les noms malheureusement m’échappent. Quelques minutes après, voici venir de fidèles compagnons restés en arrière: MM. Faussier, rédacteur au journal le Vélocipède illustré, et Dreux, retardé par une avarie de machine. A force de pédales, ils nous ont rejoints.
Tout le monde se met à table. Les mets disparaissent dans les estomacs affamés. Blanquies est effrayant pour ses voisins. Il dévore, ce qui ne l’empêche nullement de se divertir, au détriment de la patronne cette fois, à laquelle il trouve l’air absolument ahuri. Le liquide, la joie, les paroles, tout déborde à la fois. Willaume est à ma droite et froidement se contente de me déclarer qu’il mange bien. Oh! il ne se déferre pas facilement, l’excellent ami Willaume; il ne se plaint jamais. Il ne donne jamais le signal du départ, il ne commande jamais; c’est à peine s’il exprime une opinion, il obéit, c’est tout.
S’il est à la moitié de son repas et qu’on lui dise de partir, il part.
Midi et demi. Le temps presse. C’est la seconde séparation. Nous voici déjà en selle, le cap sur Épernay. C’est à peine si quelques minutes viennent de s’écouler que déjà nous voici, roulant vers la Champagne, sous un ciel éclatant de lumière, par la route toujours magnifique de la luxuriante et pittoresque vallée de la Marne.
Nous passons Tréloup, le pétillant village où les vignerons organisèrent une véritable émeute quand on voulut, il y a quelques années, s’occuper de faire subir à leurs vignes un traitement préventif dans la crainte de l’invasion prochaine du phylloxera. Les vignerons ont vu depuis que ce prétendu croquemitaine n’était pas né dans des imaginations de radoteurs. Voici Dormans, berceau délicieux, couché le long de la Marne, au confluent du chemin de Tréloup et de la route nationale.
Ici on s’arrête quelques secondes; c’est le pneumatique d’un de nos entraîneurs qui nous y oblige. La voie ondule de plus en plus; mais tout le monde est dans le plus parfait état, et nous roulons très vite vers Épernay.
Quand un navire aborde dans un port étranger et d’accès difficile, il reçoit à son bord un pilote du pays qui prend la barre pour conduire le bâtiment à travers les obstacles et lui faire éviter les écueils. Les voyages rapides à bicyclette peuvent, sous ce rapport, être comparés aux voyages sur mer, et dans les villes aux abords difficiles, il serait toujours intéressant d’avoir des «pilotes» du pays pour vous faire pénétrer dans la ville par les voies véloçables.
Nous n’avions pas à nous plaindre; les pilotes, nous les avions; ils étaient venus à notre rencontre pour nous faire pénétrer dans Épernay dont l’accès, précisément par la route nationale, est des plus dangereux; c’étaient d’excellents cyclistes du pays, braves camarades qui nous conduisirent à travers la ville et devaient quelque temps nous servir d’entraîneurs. Au passage sur la place principale, l’un de ces vaillants compagnons, M. Masson, nous amena chez lui et on salua Épernay par une formidable rasade de champagne.
Adieux, remercîments chaleureux à nos hôtes aimables, saluts nombreux aux cyclistes nos frères, après quoi nous nous élançons vers Châlons-sur-Marne. Un tandem monté par MM. Ollier et Rémond, de Reims, est devant nous. Ce sont des marcheurs de premier ordre. Plusieurs fois je suis obligé de faire ralentir le train que je trouve trop rapide. Willaume ne dit rien: que l’allure soit lente, qu’elle soit rapide, il suit le mouvement, c’est son état. Blanquies, lui, émet de temps à autre une opinion sur le rôle singulier qu’il est en train de jouer; il pédale joyeusement, et déclare que depuis longtemps il ne s’en était pas administré une pareille «tranche». Mais ce qui le fait éclater de rire, c’est de penser qu’il va se trouver bientôt nez à nez avec des Prussiens.
Le vent n’est pas trop violent; nous pédalons de concert, longeant la route blanche, quand soudain, sans que personne ait pu prévoir le coup, sans que rien d’anormal, du moins en apparence, se soit produit, sans que le moindre choc ait pu expliquer l’événement, Willaume perd l’équilibre et, avec une très grande violence, est précipité sur le sol.
En un clin d’œil, toute la troupe a mis pied à terre. On s’empresse autour du pauvre garçon dont il nous est impossible de nous expliquer la chute. D’ailleurs Willaume s’est relevé rapidement; il a une écorchure légère à la main; lui-même ne comprend absolument rien à ce qui vient de lui arriver: un léger étourdissement sans doute causé par la température devenue lourde et un peu orageuse. La machine n’a aucune avarie. On se remet en selle: «Ne faites plus attention à moi, déclare Willaume, je suis aussi bien que possible; continuons.»
La troupe se remet en marche vers Châlons-sur-Marne, où nous arrivons à cinq heures et demie du soir environ. Nous nous dirigeons aussitôt vers un hôtel où Suberbie a dû faire préparer un dîner.
Nous nous engouffrons dans la cour de l’établissement. Je pose à la patronne, qui se présente aussitôt, la seule question de circonstance:
—Notre dîner est-il prêt?
Je ne sais si ladite patronne comprend bien ma question. Toujours est-il qu’elle répond:
—Oui, monsieur, on va vous servir.
—Très bien, madame, c’est parfait. Mais vous savez, vite, vite, nous sommes pressés, et puis, vous voyez, nous sommes nombreux, un régiment de gaillards qui ont pour le quart d’heure l’estomac aux talons. Où est la salle à manger?
En posant cette nouvelle question: où est la salle à manger? je croyais également formuler une proposition toute naturelle et absolument de circonstance. Je me trompais. La patronne ne répondit pas. Un garçon interpellé à son tour parut ne pas comprendre. Je cherche la patronne qui s’était esquivée:
—Voyons, voyons, excellente dame, vous me dites qu’on va nous servir? Eh bien! où est la salle à manger? On n’a pas l’habitude de se restaurer au milieu de la cour de votre hôtel, je suppose.
Alors cette ventripotente personne me dit, avec un flegme à désorienter l’empire britannique tout entier:
—Mais, monsieur, vous allez attendre trop longtemps; il n’y a rien de prêt; on ne se met à table qu’à six heures et demie ici. En disant: on va vous servir, je voulais dire on va vous servir au moment de la table d’hôte.
En présence de cette formidable réponse, je me tourne vers mes compagnons que domine la gouailleuse physionomie de Blanquies.
—J’ai raconté quelque part qu’en province, passé certaines heures, les estomacs doivent être clos, de par la loi. Me suis-je trompé?
Ainsi, voilà qui est clair, si quelqu’un tombe d’inanition à cinq heures et demie, rien pour lui, rien, absolument rien ici, pas même un misérable bouillon. D’ailleurs on n’a pas l’idée de mourir de faim à cinq heures et demie, c’est évidemment de la démence; ah! ah! tomber d’inanition avant six heures et demie! Oh! oh! quelle histoire! Et, vous savez, vous demanderiez un œuf cru que vous ne l’obtiendriez pas; mais non, on ne se met à table qu’à six heures et demie.
Blanquies, en présence de ce tableau essentiellement nouveau pour lui, fait entendre son rire guttural et déclare avec son accent faubourien, en agitant un de ses bras dont la longueur achève de donner à la tournure générale de mon brave et joyeux compagnon l’aspect bien caractérisé de l’enfant de Paris:
«Eh bien! mes petits agneaux, qu’est-ce que vous dites de celle-là? Ah! ah! ah! elle est bien bonne. Dites donc, à propos, où sommes-nous ici, à Châlons? Où ça perche, ça, sur la carte, Châlons? Ils sont rigolos, les Châlonnais! Eh! dites donc! la mère? la patronne? Eh! là? mais savez-vous qu’à Montmartre on peut se présenter à deux heures du matin, n’importe où, on vous sert et tout de suite encore, et on s’en paye, allez!
Dites-moi, les amis, cet hôtel s’appelle évidemment le Chapon bleu, si nous allions au Chapon vert?»
Cette idée à peine émise, nous nous saisissons de nos machines, et nous voici défilant à la queue-leu-leu dans la direction d’un autre hôtel, où nous arrivons processionnellement et de plus en plus en proie à une faim canine. Dès l’entrée, nous apercevons Suberbie, le malheureux, en train de se débattre avec la nouvelle patronne, du nouvel établissement.
J’entends cette dernière s’écrier, tandis que Suberbie nous fait part de ses déboires: «A-t-on jamais vu, des gens qui ont faim avant six heures et demie. Ah! çà, d’où viennent-ils donc?»
Blanquies, en entendant ces exclamations, est saisi d’un fou rire:
«—Hi! hi! hi! ah! non, oh! laissez-moi rire, comment appelez-vous ce pays-ci, Châlons-sur-Marne? oh! C’est trop drôle!»
Moi, j’étais exaspéré.
«—Mais, mon pauvre Suberbie, m’écriai-je, vous perdez votre temps, vous savez bien qu’il est interdit de se mettre un objet matériel sous la dent avant six heures et demie. Allons! allons! disparaissons!»
Encore une fois, nous prenons nos machines et nous voici défilant de nouveau. On eût dit une scène du Chapeau de paille d’Italie de cet inénarrable Labiche.
Quelqu’un de la troupe émet une idée:
«Si nous allions au buffet de la gare.»
L’idée est saisie au vol.
—C’est cela, au buffet de la gare, lui répond le chœur des affamés.
Nous arrivons au buffet. Je me trouve à ce moment un peu en arrière du peloton, je me présente juste à temps à vingt mètres de la porte pour voir un garçon sortir et s’écrier, en s’adressant au premier de mes compagnons qui a essayé d’introduire sa machine dans le couloir précédant la salle à manger: oh! mais, pas de bicyclette ici, il n’y a pas de place.
—Où voulez-vous que nous les mettions?
—Où vous voudrez, mais pas ici.
Alors, mon exaspération arrive à son comble. Je m’écrie: «Quel pays d’enragés! Allons-nous-en, les amis, suivez-moi, comme dans Guillaume Tell. Fuyons, fuyons.»
Troisième défilé. Cette fois, j’ai pris la tête, je regarde et aperçois en face de la gare un caboulot d’une apparence assez encourageante. J’y entre comme un orage.
—Y a-t-il un patron ici?
—Oui, monsieur.
—Appelez-le.
—Le voici, monsieur.
—Mange-t-on, ici?
—Parfaitement, monsieur.
—Oui, monsieur.
—Pouvez-vous nous donner du bouillon chaud, immédiatement?
—Parfaitement, monsieur.
—Des biftecks?
—Tout de suite, si vous voulez.
—Des œufs?
—Je les commande à l’instant.
—Et allons donc! Vous êtes un brave homme, au moins, vous. En avant, en avant les amis, on peut manger à toute heure ici.
Toute la troupe arrive. Blanquies, dont l’estomac se tord, se présente devant une table, et comme il trouve un morceau de bifteck destiné sans doute à un client attardé, il en fait quatre bouchées en déclarant tout net: «Je commence par m’envoyer ça, moi.»
Enfin, on nous sert, et vite, c’est merveilleux.
Pendant ce dîner rapide, un sportsman que nous connaissions tous, M. Léon Hamelle se présente et, quand il apprend nos déboires, nous adresse un amical reproche: «Si j’avais été prévenu!»
Enfin, rien de cassé.
Le correspondant du Petit Journal à Châlons, averti de notre arrivée, se présente à son tour, et vient prendre de nos nouvelles.
«—Des nouvelles? Excellentes. Vous voyez, tout le monde est dispos.» Sauf Willaume toutefois, que sa chute a fortement bouleversé. Willaume ne peut décidément avaler une seule bouchée, malgré des efforts réitérés.
Quand le signal du départ est donné, mon compagnon de route n’a pu encore rien prendre. Circonstance qui m’eût fortement inquiété, si je n’avais connu l’endurance et le courage surhumains de Willaume. Lui-même déclare d’ailleurs qu’il ne ressent aucune fatigue. Sa chute l’a un peu remué, voilà tout.
Nous partons donc, le cap sur Vitry-le-François, où mon vaillant compagnon allait me plonger dans les plus cruelles perplexités; mais son courage inouï devait surmonter tous les obstacles. Il était près de sept heures. Notre journée devait finir à Bar-le-Duc seulement, à 260 kilomètres de Paris.
III
LES TOURMENTS DE VITRY-LE-FRANÇOIS
Au départ de Châlons-sur-Marne, le soleil s’abaissait à l’horizon et la chaleur du jour faisait place d’instant en instant à la plus délicieuse température. Le vent s’était calmé. Les objets s’estompaient à travers une atmosphère cendrée que les rayons rougissant du soleil pénétraient de lumière. Les lointains, perdus peu à peu dans la transparence vaporeuse de l’air surchargé d’humidité printanière, attiraient encore le regard en absorbant la pensée. Au ciel bleu, quelques rares nimbus couvraient l’horizon dans la direction de l’ouest. Nimbus, fâcheux nimbus qui étaient comme un signe avant-coureur d’un changement dans les courants atmosphériques.
Ainsi qu’il arrive toujours après un ravitaillement bien conditionné, chacun se taisait: en ce moment tous semblaient se complaire dans l’indicible douceur de l’air et le spectacle enivrant de la nature.
Nous n’avions, du reste, les trois compagnons, nulle préoccupation de temps ou d’itinéraire. Nous étions en avance d’une demi-heure environ sur nos prévisions; d’autre part, de nombreux entraîneurs, parmi lesquels de jeunes cyclistes du Club de Vitry, venus à notre rencontre, nous entouraient. Nous n’avions donc qu’à nous confier à eux et à les suivre, en continuant à admirer l’aspect général de la campagne environnante dont le panorama, orné d’une infinie variété de couleurs, se déroulait devant nous.
Nul incident sur cette partie de la route parcourue à un train régulier. Willaume, comme les autres, se taisait. C’était, on le sait, son habitude, à lui. Il pédalait avec son aisance ordinaire. Toutefois, je ne pouvais m’empêcher de me dire: «Comment arrivera-t-il au bout de son étape? On a beau être d’une vigueur herculéenne, il y a une fin à tout. Les forces s’épuisent quand on ne met rien dans l’estomac. Or, ce pauvre ami n’a pu rien absorber depuis Château-Thierry; c’est peu.»
Une fois j’interrogeai mon excellent compagnon de route; il me répondit que sa santé était parfaite. Cette réponse ne me rassurait encore qu’à moitié sur son état véritable, car je savais que l’énergie de Willaume allait jusqu’aux dernières limites imaginables, et que tant qu’il lui resterait de la force pour pédaler, il irait de l’avant. J’en connaissais un exemple. Dans une course donnée l’année précédente de Paris à Trouville, Willaume suivait un entraîneur dont la machine effraya un cheval non attelé. L’entraîneur put éviter la ruade de l’animal; c’est Willaume qui fut atteint. Il fut précipité sur le sol et se releva affreusement blessé, le visage ensanglanté. Dans un pareil état, le valeureux champion eut le courage de continuer la course alors qu’il restait encore plus de cent kilomètres à faire par un temps affreux, et arriva premier. Quand je le vis le soir même, il était méconnaissable. La partie gauche du visage ne formait qu’une plaie.
Cet exemple connu de moi suffisait à me prouver l’endurance incroyable de mon compagnon, et jusqu’à quel degré de souffrance il irait sans se plaindre. Il était environ huit heures trois quarts, quand les entraîneurs nous annoncèrent que nous entrions dans Vitry-le-François. La nuit était venue. Encore quelques coups de pédale et nous arrivions dans le café, siège du Véloce-Club de Vitry où un grand nombre de personnes se trouvaient réunies, parmi lesquelles le président entouré de la plupart des membres du Club.
Depuis que le sport a reçu en France, et même dans le monde entier, la formidable impulsion qui a eu pour point de départ la campagne du Petit Journal restée célèbre, il s’est formé partout des sociétés cyclistes, quelques-unes peu développées encore, d’autres extrêmement prospères. Ces sociétés ont créé une sorte de vaste fédération du cyclisme qui a abouti à une véritable Internationale, ou, si l’on préfère, à une franc-maçonnerie d’autant plus active et efficace qu’elle a été spontanée: fédération douée aujourd’hui d’une vitalité sans exemple. Une fraternité, dont on a presque peine à s’expliquer la vivacité, règne entre tous les adeptes. L’un d’eux, quelle que soit la nationalité à laquelle il appartienne, quelle que soit sa patrie, quelles que soient ses opinions, est reçu par ses frères en cyclisme avec tout l’empressement et toute la sympathie qui accueilleraient un ami ou même un parent dont une absence prolongée eût fait désirer le retour.
Quand j’annonçai mon projet de voyage à Vienne, le Club de Vitry ne fut pas l’un des moins empressés à me prévenir qu’il attendait les voyageurs à leur passage. Au moment de notre entrée au siège de la société, il semblait que nous arrivions au sein de notre famille. Le président et plusieurs des membres qui l’entouraient, immédiatement s’empressèrent auprès de nous. Tout ce dont nous pouvions avoir besoin fut aussitôt servi: du lait, du bouillon, des biscuits, etc.
En présence de ces réconfortants, Blanquies, dont la mine ne semblait ressentir que fort peu encore les atteintes de la fatigue, essaya une fois de plus de combler son «tonneau des Danaïdes». Je ne sais s’il y réussit. Le fait le plus clair de l’histoire, c’est qu’un certain nombre de verres de vin et de lait disparurent. Pain, bouillon, gâteaux furent plongés à tout jamais dans l’oubli. Au reste vous eussiez présenté à notre intéressant compagnon un mets d’une espèce quelconque qu’il l’eût saisi adroitement entre le pouce et l’index, ou autrement suivant sa nature, et qu’il l’eût prestement envoyé aussitôt rejoindre le reste au plus profond de son estomac.
Je ne m’acquittai pas trop mal moi-même de ma besogne.
Nous en étions sur la fin de notre repas rapide, quand je m’aperçus tout à coup que Willaume n’était pas auprès de nous. Je demandai de ses nouvelles.
—M. Willaume est indisposé, me dit-on; ce qu’il a pris, il n’a pu le conserver. Il semble assez souffrant. Croyez-vous qu’il pourra continuer?
—Comment! le pauvre garçon ne va pouvoir encore se réconforter ici! Mais par quelle grâce d’état parvient-il à se tenir debout, grand Dieu!
Willaume arrivait au même moment; son visage était décomposé. Très maigre déjà, les os saillants, il paraissait plus amaigri encore; sa pâleur était extrême. Cette fois mon inquiétude était à son comble.
—Les forces humaines, me dis-je, ont une limite. Quel que soit son courage, mon malheureux compagnon va avoir une faiblesse subite en chemin si nous partons.
Nous avions accompli en ce moment jusqu’à Vitry deux cent dix kilomètres; il nous en restait cinquante à parcourir pour arriver à Bar-le-Duc.
—Maudite chute, c’est elle qui est cause de tout le mal. Faudra-t-il rester à Vitry et être arrêté ainsi dès la première journée? Il le faudra bien, car je ne veux pas me séparer ainsi de mon compagnon de route, surtout dans l’état où il est.
Toutes ces réflexions, cet excellent ami Willaume les lut sur mon visage, car sans que j’eusse prononcé une parole, il me dit, avec son impassibilité coutumière:
—Oh! nous allons partir, ne vous inquiétez pas.
Il s’était assis de nouveau à table, et avait avalé quelques cuillerées de bouillon. Mais, dès les premières gorgées, il eut un haut-le-cœur, et, une fois encore, dut rendre ce qu’il venait d’absorber.
Je lui dis:—Ne vous forcez pas, mon ami, il n’y a rien de perdu; je vais télégraphier à Bar-le-Duc que nous sommes retenus à Vitry. Nous partirons deux heures plus tôt demain, voilà tout.
—Nous allons partir, répondit-il, je marcherai jusqu’à Bar-le-Duc. Soyez sans crainte; ce n’est rien, c’est cet accident qui m’a complètement bouleversé. Mais je ne suis pas malade.
J’étais dans la plus affreuse anxiété sans le laisser paraître, anxiété que l’énergie de mon compagnon augmentait encore, car je le savais capable de marcher jusqu’au moment où il tomberait de faiblesse. Or c’était pour moi un insoluble problème qu’une course pareille accomplie sans nourriture. «La faiblesse le prendra brusquement, au milieu de la nuit, pensai-je. Et quelle situation alors!»
Enfin, Willaume se leva et déclara qu’on allait se mettre en route.
Circonstance fort heureuse: ces braves camarades du Véloce-Club avaient tout prévu: un masseur nous attendait. A tour de rôle, il nous fit subir des frictions énergiques, ce qui acheva pour ma part de remettre mes membres en état pour les cinquante kilomètres qu’il nous restait à parcourir.
Willaume, après l’opération, fit, sur mon conseil, une nouvelle tentative. Pour la dernière fois il essaya d’absorber un liquide réconfortant.
Mais tout est décidément inutile. Toujours les traits étirés, pâle et défait, il éprouve des nausées chaque fois qu’un mets quelconque est approché de sa bouche.
Les entraîneurs sont prêts. Quelques minutes avant de partir, l’un d’eux me dit:
—Plusieurs routes conduisent à Bar-le-Duc, avez-vous une préférence pour l’itinéraire?
—Absolument aucune. Conduisez-nous par le chemin le plus court et le meilleur, voilà qui est net.
—Très bien, vous n’avez qu’à nous suivre. Deux d’entre nous vont marcher en avant; ne vous occupez de rien.
Et l’on se mit en route. La nuit était d’un noir d’encre. Je sondai l’horizon du regard. Pas la moindre clarté lunaire, pas la plus infime lueur sidérale.
Deux de nos compagnons étaient heureusement munis de lanternes. On les suivit et, dans le silence profond de la nuit, troublé seulement par le frôlement de nos machines, on roula vers Bar-le-Duc.
Nul incident ne signala notre marche.
De temps à autre, un de nos compagnons, venus de Bar-le-Duc à notre rencontre, nous indiquait les pays traversés, avec un accent méridional des plus caractérisés. Je le questionnai sur son pays d’origine. Il était de Mont-de-Marsan. Coïncidence assez curieuse et qui me fit lui rappeler la cordiale réception qui m’avait été faite dans cette ville, lors de mon voyage en Espagne.
Quant à Willaume, il était merveilleux. Pas la moindre faiblesse. Jamais une plainte, jamais une réflexion pour demander de ralentir le train.
Bien au contraire, à partir de ce moment, il devait, recouvrant toute sa vigueur, marcher d’une manière superbe, toujours prêt à aller de l’avant, tant la machine humaine tient du prodige et peut se plier parfois aux efforts les plus excessifs.
A onze heures trente, nous arrivions à Bar-le-Duc, où, là encore, un grand nombre de personnes, une foule d’amis connus ou inconnus nous attendaient, parmi lesquels Suberbie, l’éternel mentor, et M. Arnould, le correspondant du Petit Journal, que plusieurs voyages à Bar-le-Duc m’avaient déjà fait connaître.
A minuit trente, nous avions tous disparu dans nos chambres respectives.
IV
NANCY
Le sommeil d’un cycliste, après une marche de deux cent soixante kilomètres, est souvent agité, surtout dans les débuts. Le mien ne l’est plus guère, sans doute à cause de ma très grande habitude de la route, sans doute aussi parce que j’ai soin de ne pas trop livrer de combustible à mon estomac avant de me coucher, précaution que je recommande en passant à ceux qui pourront se trouver dans mon cas. Il faut autant que possible faire du chemin après son dernier gros repas; c’est le meilleur moyen de s’assurer un sommeil tranquille.
Willaume dormit bien, lui aussi. Quant à Blanquies, le conseil donné plus haut lui eût paru sans doute un radotage antédiluvien. En présence d’un objet matériel susceptible d’être absorbé, Blanquies n’avait jamais une minute d’hésitation. Il faisait jouer ses mandibules et l’objet passait le plus mauvais quart d’heure qu’il soit possible à un être, même appartenant à la nature inorganique, de passer. En arrivant à Bar-le-Duc, bien qu’il eût déjà fait honneur à la table servie dans le restaurant de Châlons-sur-Marne, il consulta son appétit et, constatant qu’il était en merveilleux état, il se mit en devoir de le satisfaire une fois de plus. Voilà pourquoi, sans nul doute, notre ami fut le seul des trois qui eut un sommeil quelque peu agité. Il eut force rêves violents.
«C’est curieux, me raconta-t-il lui-même le matin, j’ai rêvé qu’une corde avait été tendue de l’église du Sacré-Cœur à Montmartre au sommet du Panthéon et que moi, planté sur une bicyclette, je devais rouler sur cette corde. Il fallait que j’exécutasse ce métier singulier. Au-dessous de moi, Paris, mais Paris tout petit, tout petit, presque microscopique. Puis la scène changea: je me trouvai soudain rapproché de la ville; la corde avait disparu, mais je devais rouler sur les toits des maisons en sautant de l’un à l’autre. C’était affreux. C’est vraiment à dégoûter un homme de jamais rouler sur une bicyclette. A un moment je m’éveillai, du moins je crus que je m’éveillais, et je consultai ma montre: il était cinq heures. Alors assommé je m’écriai: Oh! oh! les enfants, assez, assez, je m’arrête ici, moi, je ne continue pas; merci, par exemple. Après tout, je ne suis pas payé pour ça. Ah! bien oui, je vais prendre le train. Les trains n’ont pas été inventés pour des prunes.—Et tout en prononçant ces paroles j’éprouvais un engourdissement affreux, j’étais ankylosé des pieds à la tête. Je ne pouvais faire un mouvement; alors je tentai un effort suprême, et, cette fois, je m’éveillai réellement. Le garçon de l’hôtel venait de frapper à la porte et m’annonçait qu’il fallait se lever.»
Ainsi parla Blanquies, dont la physionomie rentrée n’allait pas tarder à s’épanouir à nouveau sous l’influence d’un café au lait d’une taille au-dessus de la moyenne.
La gaieté générale laissait fort à désirer, certes, car on n’imagine guère l’état d’affaissement dans lequel on se trouve le matin, aussitôt après son lever, quand la veille on a accompli à bicyclette une marche comme la nôtre. Willaume seul, circonstance singulière, se prit à éclater de rire en considérant nos mines déconfites. «Allons, déclara-t-il avec sa lenteur de prononciation que le diable en personne ne fût pas parvenu à activer, tout va bien, nous allons marcher dur.»
Six heures allaient sonner; il fallait se mettre en route. Dans la cour de l’hôtel, Suberbie achevait de faire préparer les machines. En route!
Le temps est toujours magnifique, mais le vent a décidément tourné à l’ouest. Nous allons donc l’avoir dans le dos, chance suprême pour nous, mais qui, en permettant de prendre une forte avance sur notre tableau de marche, allait nous priver de la compagnie de quelques amis arrivés seulement après notre passage.
Nous partons poussés par le vent. Nous franchissons rapidement Longeville, Ligny, Boviolle, Reffroy, Naives-en-Bois.
Ici Willaume nous dit: «Je vais de l’avant sur Pagny, où je connais beaucoup l’instituteur de la commune, et où je vais lui annoncer votre arrivée.»
Nous sommes, en effet, dans le pays de mon compagnon. Nous arrivons à Pagny. Déjà Willaume est installé chez l’excellent homme chargé des jeunes âmes de la commune et ce brave des braves ne veut nous laisser partir; il faut avant tout goûter une truculente omelette au lard que la bonne vient de faire et donner notre avis sur le vin que nous trouvons tous trois à notre goût. Pendant cette petite scène les jeunes écoliers sont réunis en classe et nous les apercevons frétillants sur leurs bancs, chuchotant, se trémoussant. L’arrivée inopinée de ces bicyclistes, la réception qui leur est faite par l’instituteur, intrigue au plus haut point ces jeunes cervelles. Deux ou trois des plus malins de la bande, sous un prétexte inventé par leur malice, sortent de classe et passent successivement devant notre porte en jetant un coup d’œil dans la petite salle à manger où nous sommes installés. L’instituteur, en bon papa, les laisse faire. Il a bien raison. Ce sera un petit épisode de leur vie d’écolier, le passage des bicyclistes à Pagny, et si un jour ces lignes tombent sous les yeux de l’un d’eux, il racontera avec un plaisir toujours nouveau qu’il était là, lui, et qu’il «les a vus,» les bicyclistes.
Sans trop tarder, nous reprenons la route. Nous arrivons à Lay, à onze kilomètres de Pagny, puis à Foug, nous roulons sur la route de plus en plus belle, toujours poussés par le vent d’ouest, quand tout à coup nous entendons la voix de Blanquies. Elle semble désespérée, sa voix; il crie, il tempête; il agite un de ses grands bras, ce qui est toujours chez lui le signe d’une émotion violente, gaie ou triste, peu importe.
—Ça y est, s’écrie-t-il, ça y est!
—Quoi, qu’avez-vous, mon garçon? qu’est-ce qui y est?
—Satanée histoire! Que le diable emporte la bicyclette! J’étais sûr que cette malechance allait tomber sur moi. Dieu, quelle invention de malheur!
—Ah çà! mais parlez, qu’est-ce qui vous arrive?
—Parler, parler, mais je ne fais que ça. Oh! c’est fini, maintenant, c’est désastreux, je vous le dis; j’en étais sûr, absolument sûr.
—Vous devenez dément, mon garçon; dites-nous, je vous en prie, quelle partie de votre individu vient de se détraquer?
—La partie de mon individu? Ah! oh! hi! vous êtes encore amusant, vous! La partie de mon individu, mais, c’est mon pneumatique qui est crevé. Puisque je vous dis que j’en étais sûr.
Pneumatique crevé! Diable! Voilà qui était sérieux. Un pneu qui crève, c’est une hélice qui se fausse; impossible d’avancer. Blanquies toujours hurlant, toujours tempêtant, poussait sur ses pédales tant qu’il pouvait, dans sa colère, mais c’était du temps perdu. On s’arrêta.
Heureusement, nous n’étions plus qu’à cinq kilomètres de Toul. Je dis à Blanquies:
—Mon ami, nous ne pouvons vous attendre, vous savez quelles sont nos conditions. J’ai un compagnon officiel, Willaume; vous, c’est différent; vous nous suivez en amateur, n’est-ce pas? Nous ne pouvons être retardés de votre fait sans compromettre notre expédition, et sans sortir de notre programme. Mais ne vous désolez pas. Nous allons nous avancer rapidement vers Toul, où un arrêt de quelques minutes vous permettra peut-être de nous rejoindre. Là, un marchand de vélocipèdes réparera le pneumatique, car je ne vous vois pas très bien le réparant vous-même.
A cette réflexion, Blanquies fit entendre un de ses rires prolongés qui cette fois semblait dire: «En effet, vous avez raison, moi réparant un pneu, ce serait bien le spectacle le plus désopilant que tous mes copains de Montmartre eussent jamais été appelés à contempler.»
Je continuai: «Si nous arrivons à Nancy avant vous et que votre pneumatique ne fonctionne pas, Suberbie, qui doit nous y attendre, s’occupera de vous, car vous savez qu’il traîne après lui tout un matériel de guerre.
»Enfin, si vous n’arrivez pas à arranger votre affaire, prenez le train, et rejoignez-nous plus loin, à Strasbourg par exemple.»
Blanquies, saisi d’une noble indignation, s’écrie: «Le train moi, jamais. Et mon Club qui me regarde? Mon Club, mon Club de Montmartre, que dirait-il?»
Il fallut se séparer. Je roulai avec Willaume vers Toul, avec trois quarts d’heure d’avance environ sur nos prévisions. Il était à peine dix heures du matin.
C’est à Toul que nous devions ressentir l’inconvénient d’une avance trop forte sur les heures auxquelles nous avions annoncé notre passage probable. Dans cette ville, en effet, nous devions être attendus par un jeune Parisien de nos amis, excellent cycliste, vainqueur de nombreuses courses, le jeune Marcellin qui faisait à ce moment son service militaire à Toul. Je me faisais une fête de le revoir dans ces circonstances; d’autant plus qu’il devait être pour nous un parfait entraîneur. Excellent garçon, à la physionomie ouverte et agréable, enjoué et fort intelligent, Marcellin devait être aussi pour nous d’une compagnie charmante.
Nous traversons la ville de Toul. Personne. Nous arrivons chez un marchand de vélocipèdes, station toute naturelle pour des cyclistes en train d’accomplir un grand voyage. On y était, en effet, au courant de notre expédition. A peine avons-nous fini d’expliquer l’aventure de notre compagnon Blanquies que déjà des cyclistes arrivent.
—Comment, mais vous êtes affreusement en avance! nous dit-on partout.
—Connaissez-vous Marcellin, demandai-je aussitôt; où est Marcellin?
—Mais Marcellin ne vous attend pas si tôt. Il est à la caserne. On va aller le prévenir.
Nous nous dirigeons vers un café tandis qu’on va prévenir Marcellin.
Dix minutes après, le jeune fantassin accourt. Il est tout souriant, mais il n’en peut revenir de la rapidité de notre marche.
—Bonjour, bonjour, les amis, mais vous allez comme des dératés. Quel malheur! Figurez-vous qu’au mess des sous-officiers on vous avait préparé une superbe réception, tout le monde vous attendait, car nous faisons tous de la bicyclette ici. Enfin le malheur n’est pas grand.
—Et vous venez avec nous, jusqu’où?
—Jusqu’à la frontière. Avec mon uniforme, je ne puis aller plus loin.
Pendant cette conversation, voici Blanquies. Il a roulé sur la jante, ce qui a fortement avarié le pneu; mais on le lui répare, tant bien que mal. Les nouveaux entraîneurs, Marcellin en tête, se mettent en selle, et la troupe entièrement reconstituée roule vers Nancy.
Parmi les nombreux entraîneurs, se trouvait le sergent-major Parison, fils du général de ce nom. Lui aussi portait l’uniforme.
La journée est magnifique, les cumulus nagent dans le ciel. Notre groupe se grossit bientôt de cyclistes arrivés de Nancy, MM. Blahay, Pierson, Rousseau. Marcellin marche en tête et mène un train rapide.
Nous avançons par moments à une allure de trente-deux kilomètres à l’heure. C’est beaucoup trop vite pour des hommes qui ont à accomplir chaque jour de formidables étapes. Mais nos aimables compagnons sont tout bouillants et, chaque fois que, sur ma demande, on ralentit l’allure, c’est pour repartir de plus belle quelques instants après. C’est une course échevelée, nous semblons un bataillon de poulains en liberté; nous pédalons débordants de gaieté, à la suite de Marcellin, vers la grande ville de Nancy. Un nouveau cycliste nous rejoint, M. Pierre, de Nancy. Mes prudentes recommandations ne servent de rien; on roule à grande vitesse; Willaume semble enragé. Ah! elle est loin l’indisposition de la veille. Les descentes, les côtes, la plaine, tout disparaît dans une nuée de poussière soulevée par l’escadron roulant.
Mais nous sentons les approches de la grande ville. Le terrain se bouleverse à vue d’œil; les fondrières apparaissent de tous côtés, et les sauts de carpe commencent, à mesure que se présentent les premières maisons d’un des faubourgs de Nancy. Comment retenir une troupe de cyclistes dans les circonstances où nous nous trouvions? Conduits par les «pilotes», nous roulons toujours très vite, tantôt sur l’accotement, tantôt sur la route devenue de plus en plus affreuse. Nous voltigeons par instants sur les cailloux pointus.
Nous entrons dans la ville, comme en pays conquis, et nous arrivons à l’Hôtel de Paris, où cette fois nous nous présentions «à l’heure où l’on mange.» Tout était prêt. Suberbie, le mentor, était à son poste.
Avant de me mettre à table toutefois, je demandai à aller prendre une douche. Willaume me suivit. Comme nous étions encore fort en avance sur notre tableau de marche, j’en profitai pour aller, après la douche, chez un coiffeur, afin de me faire rafraîchir l’épiderme de la face, précaution toujours bonne à prendre à l’occasion, si l’on ne veut, en raison surtout de la fatigue qui amaigrit toujours un peu le visage au cours d’une expédition aussi précipitée, avoir l’air de relever de maladie.
Quant à Blanquies, le malheureux avait eu encore à se débattre avec son pneumatique très mal réparé. Il avait dû ralentir sa marche durant le trajet de Toul à Nancy. Il allait arriver au moment du déjeuner.
A l’instant où je me présentai à nouveau devant l’Hôtel de Paris, voici les membres du Véloce-Club nancéen, conduits par leur président, qui se présentent et nous souhaitent la bienvenue dans leur ville. Ravissant, vraiment; partout un accueil chaleureux.
Le déjeuner se ressent de la gaieté générale. Tout le monde est en proie à un appétit féroce: Blanquies vient d’apparaître au moment psychologique et se dispose à exercer sur la cuisine de l’hôtel la plus éclatante vengeance.
A mesure qu’il plonge dans l’abîme tous les mets qui lui sont présentés, on l’entend articuler entre deux bouchées: «Moi, prendre le train, jamais. Que dirait le Club de Montmartre? Suberbie, il me faudrait une machine.»
Suberbie accepte de donner une machine, mais il faudra aller la chercher à la gare. Le malheureux Blanquies partira encore après nous. Mais il s’en moque; avec un bon pneu, il nous rejoindra.
Le déjeuner se termine dans la joie de la plus brillante journée. Là commençait, on peut le dire, cette marche superbe qui devait à la fin de cette seconde étape se terminer par le triomphe de Strasbourg, triomphe suivi, bientôt après, de tant de mésaventures inattendues.
V
UNE MARCHE TRIOMPHALE
J’ai dit plus haut que nous devions éprouver les inconvénients d’une trop forte avance sur notre tableau de marche, comme on l’a vu à Toul, où nous avions dû faire prévenir Marcellin, qui, nous attendant beaucoup plus tard, était resté naturellement à son quartier, tandis que nous arrivions, poussés par le vent arrière. Cette avance sur le temps prévu avait également été cause que nous étions entrés à Nancy, comme par surprise, je parle au point de vue de la population, généralement si friande des grandes épreuves vélocipédiques.
Nul curieux sur notre passage à notre entrée dans la ville. Personne ne nous attendait à une pareille heure. On nous en fit même des reproches, tant, en réalité, on se préoccupe peu du plus ou moins de vitesse d’un cycliste dans ce genre d’expédition. Ce qu’on veut voir c’est l’homme, dont on connaît le nom déjà, et qui, partant d’un point éloigné, arrive sur tel autre point à l’heure dite.
Mais si nul curieux ne s’était porté sur notre passage à notre arrivée, il ne devait pas en être de même au départ. Le temps de notre déjeuner avait suffi pour que la nouvelle du passage des cyclistes parisiens se répandît, et quand on se mit en selle, au sortir de l’hôtel, une haie s’était déjà formée des deux côtés de la rue. Comme j’en faisais la remarque à l’un de nos compagnons, ce dernier me répondit: «Oui, et nous partons même trop vite. On croit généralement que vous ne vous mettrez en route qu’à une heure et quart ou une heure et demie (or il n’était guère que midi quarante-cinq). Une demi-heure plus tard la foule eût été considérable sur votre passage.»
D’où peut venir cet empressement des populations de presque tous les pays vers les épreuves vélocipédiques, c’est ce que peuvent seuls expliquer, à mon avis, l’attrait de la nouveauté d’abord, et ensuite une très vive curiosité pour une machine qui permet d’accomplir ce que l’on croit être un tour de force et qui n’a que l’apparence du merveilleux. La seule chose merveilleuse en l’affaire, c’est la machine.
Par un bonheur qui ne devait pas, hélas! durer toujours, le ciel continuait à favoriser notre voyage. Le soleil rayonnait sans que la chaleur nous incommodât. Le nombre des cyclistes s’était encore accru. La route était toujours belle.
Quelques instants après avoir quitté la ville, je m’informai de Blanquies. Il n’était pas avec nous; il avait décidément la guigne, le brave. Ainsi qu’il avait été convenu durant le déjeuner, il devait prendre une nouvelle machine afin d’être débarrassé de la question de pneumatique; mais il avait fallu aller la chercher à la gare, ce qui avait pris un temps assez considérable et avait empêché notre compagnon de se trouver présent au départ de la troupe. On s’étonnera peut-être de ce manque de courtoisie à l’égard du plus joyeux et du plus excellent des camarades, mais cet étonnement ne se produira que chez le lecteur peu familiarisé avec le sport vélocipédique. Il avait été parfaitement entendu que Willaume seul était mon compagnon vraiment officiel, celui qui accomplissait avec moi ce que nous appelons dans le langage technique le «record» de Paris-Vienne. Tous les autres compagnons, quels qu’ils fussent, n’étaient que des «suivants» qui marchaient pour leur propre compte et sous leur propre direction. Je ne pus donc que regretter très vivement de voir encore le joyeux Blanquies séparé de nous, mais il fallait avancer d’autant plus vite que nous étions attendus à heure fixe à Strasbourg, où toute une population nous préparait une réception monstre.
Nous marchons vers Lunéville, situé à vingt-sept kilomètres de Nancy. Il est une heure de l’après-midi; des cyclistes nous arrivent de temps à autre isolément. Parmi eux se trouve M. Berntheisel, l’un des fonctionnaires provinciaux de l’Union vélocipédique de France. En cette qualité, M. Berntheisel s’était beaucoup occupé de notre voyage; il m’avait envoyé des renseignements sur l’itinéraire et, toujours en sa qualité de zélé fonctionnaire de l’une de nos deux grandes fédérations françaises, il se trouvait à son poste.
Nous faisons encore quelques kilomètres quand j’aperçois un jeune cycliste qui s’avance vers moi: il est revêtu de l’uniforme de fantassin; c’est le troisième, car Marcellin et le sergent-major Parison sont toujours avec nous. Il s’approche et me salue en me nommant. C’était encore un jeune coureur que j’avais vu maintes fois dans les Vélodromes de Paris et qui, lui aussi, faisait son service militaire; on l’appelait Fred et je ne l’ai jamais connu que sous ce nom.
—Comment! Comment! C’est vous, mon brave. Quelle surprise!
—Mais oui. Oh! j’y pense depuis assez longtemps à votre voyage, allez! On a si peu de distraction ici.
—Avez-vous le temps de monter beaucoup à bicyclette?
—Beaucoup, non, mais suffisamment cependant; les soldats cyclistes sont même très nombreux ici. Ah! on a parlé de votre passage, et beaucoup de vélocipédistes militaires seraient venus à votre rencontre s’ils l’avaient pu.
Notre troupe est maintenant devenue un escadron, magnifique d’allure et d’entrain. Les trois soldats français sont en tête, mais c’est le brillant Marcellin qui nous conduit à un train rapide; nous nous avançons en rangs serrés, comme un seul homme, vers Lunéville, où, cette fois, la population nous attend, car le bruit de notre arrivée s’y est déjà répandu.
Voici les premières maisons de Lunéville. L’allure splendide du bataillon roulant ne se ralentit pas. Nous entrons, comme des triomphateurs, l’acier de nos machines éclatant en millions de petites flammes blanches, et soulevant sur notre passage une épaisse poussière.
Partout la population est aux portes; on dirait un jour de fête; nous arrivons sur la place centrale de la ville; la foule est amassée devant une maison où, au-dessus de la porte d’entrée, flottent des drapeaux. C’est pour nous. Les rangs de la foule s’entrouvrent pour nous laisser passer. Willaume et moi, descendons de machine; on a préparé des rafraîchissements pour nous et nous buvons en portant la santé du cyclisme, de Lunéville, de tous les braves compagnons qui nous entourent, pendant qu’on signe nos livrets.
Nous remontons sur nos «chevaux.» Les rangs des curieux s’entrouvrent à nouveau, tandis que le bataillon se remet en mouvement, et de nouveau nous nous élançons à la suite de Marcellin, saluant cette sympathique population et cette ville souriante que nous venons de traverser comme dans un rayonnement de lumière.
Près de Lunéville, le bataillon s’était encore augmenté de deux nouveaux entraîneurs, dont, avant notre départ de Paris, on nous avait annoncé le précieux concours, MM. Patin et Châtel, deux Alsaciens-Lorrains, l’un de Metz, l’autre de Mulhouse, deux célèbres champions, vainqueurs de nombreuses courses de vitesse et même de fond.
On verra par la suite comme quoi l’un d’eux, Châtel, fut atteint par la mauvaise chance qui nous poursuivit dans la seconde partie de notre voyage avec un acharnement aussi intense que la bonne fortune dans la première partie; mauvaise chance qui faillit même coûter la vie à notre infortuné compagnon.
Parmi ceux qui cultivent la bicyclette, il n’en est pas un seul, j’en suis sûr, qui n’éprouve un sentiment d’émulation immédiat et des plus vifs, à la rencontre d’un autre cycliste pédalant sur une route dans le même sens que lui. Tous l’éprouvent, ce sentiment, et beaucoup y cèdent. L’enivrement produit par l’exercice de cette rapide locomotion illusionne au point que chacun se croit, en augmentant légèrement son effort, capable de donner une vitesse à laquelle le concurrent improvisé ne saurait résister.
Pour ma part, je l’ai ressentie, cette impression, comme bien on pense, mais le raisonnement d’abord, car enfin on ne saurait contester qu’une forte dose d’enfantillage entre dans ce désir de jouer à la course avec un étranger qui passe à bicyclette dans le même sens que vous, l’habitude des routes ensuite, ont peu à peu combattu chez moi ce sentiment d’émulation. En revanche, il est resté des plus violents quand l’adversaire improvisé, au lieu d’être un cycliste, est un cheval. Alors, je ne puis me combattre. Il faut partir. Le trot d’un cheval derrière moi, impression singulière, agit directement sur mes nerfs. La prétention du monsieur qui, avec sa bête, veut me tenir tête, m’exaspère, et je m’élance en avant à toutes pédales.
Le magnifique escadron qui nous escortait au sortir de Lunéville venait à peine de faire un kilomètre. Nous allions toujours comme un rutilant bataillon carré, avançant en une masse compacte et à une allure superbe, Marcellin toujours en tête. Du rang que j’occupais, au centre de l’escorte, j’apercevais d’ailleurs le coup de pédale du jeune Parisien; telle était sa régularité, qu’on eût dit le mouvement automatique de la bielle dans une locomotive.
Soudain, le galop d’un cheval attelé à un cabriolet se fit entendre derrière nous. On n’y prêta pas grande attention tout d’abord, mais bientôt le bruit alla s’accentuant. Il était évident que le conducteur du cabriolet suivait la troupe avec l’intention de se faire ouvrir les rangs et de lui brûler la politesse en passant sous son nez. Du moins c’était l’avis commun d’après l’allure de l’animal.
Je ne sais exactement si telle était bien l’idée de «l’homme à la voiture»; c’est probable; mais quoi qu’il en soit, si ses intentions n’étaient point telles au moment où l’on entendit pour la première fois le galop de son cheval, elles le devinrent bientôt, car plusieurs des cyclistes qui nous accompagnaient ne tardèrent pas à se détacher du groupe pour se rapprocher du voiturier et lui lancer un défi. «Tu peux y aller, crièrent-ils, avec ta rossinante, nous t’attendons.»
Alors, la lutte se déclara. On entendit un clic! clac! énergique et l’animal commença un galop furieux.
Marcellin menait le train, je l’ai dit. Lui aussi, comme les autres, entendait le galop bruyant du cheval derrière nous; mais comme notre allure était rapide et d’une régularité de chronomètre, il dédaigna de forcer le train. «Continuons, dit-il, nous verrons bien.»
La phalange sacrée s’avançait, sans mot dire. J’en occupais toujours le centre, et je sentais mon épiderme me démanger fortement, car le bruit du galop augmentait. Le cabriolet gagnait du terrain. Je n’osais parler toutefois. «Laissons, pensais-je, Marcellin agir à sa guise.»
Nous marchions à vingt-six kilomètres à l’heure, mais le cheval approchait toujours. Le bruit grandissait d’une manière extrêmement sensible. Marcellin, d’une impassibilité de statue, n’avait pas modifié d’une ligne son allure. Il continuait à croire que ce train était suffisant pour «crever» l’adversaire.
Mais ce dernier, encouragé par ses progrès, avançait de plus en plus vite. De temps à autre un clic-clac nouveau donnait à l’animal un nouvel élan. Maintenant, le cabriolet n’était plus qu’à une trentaine de mètres. Il me semblait même entendre le souffle précipité du cheval derrière nous. J’étais énervé au dernier point. Mes jarrets me démangeaient. En somme, encore deux minutes, et le cabriolet était sur nous. Je ne comprenais rien à l’impassibilité de l’entraîneur en chef. Je me l’expliquai en me disant que Marcellin, occupant la tête du peloton, entendait moins bien que moi et que ceux qui étaient à mes côtés, le bruit de la voiture. Le cheval était à dix mètres. On eut dit un soufflet de forge. Le conducteur chantait victoire et commençait à lancer quelques quolibets aux cyclistes, en fouettant la bête pour achever son triomphe.
Alors je n’y tins plus. J’élevai la voix fortement, criant ces simples mots, qui indiquaient une volonté absolue et presque un ordre de ma part: «Marcellin, en avant, forcez le train.»
Comme si un simple déclanchement s’était produit dans l’organisme du brave, sans que rien dans son corps indiquât un effort quelconque, mécaniquement, il activa le mouvement de ses «bielles».
La masse compacte des cyclistes suivit et, brusquement, regagna du terrain.
Ce subit changement de position causa une désagréable surprise à notre concurrent. Il se voyait enlever la victoire au moment même où il croyait la tenir. Il devint enragé. Il frappa son cheval à tour de bras. La malheureuse bête, un instant ralentie, repartit à une allure folle. De nouveau l’attelage se rapprochait de nous.
Je ne me sentais plus. Le désir de la lutte à outrance devenait aigu. Je criai à Marcellin: «Allez, allez, activez le train.» Marcellin obéit.
A ce moment, le théâtre du combat se modifiait. Devant nous une côte apparut. Une fois encore je rompis le silence: «Allez, franchissez la côte sans ralentir, puis à toutes pédales à la descente.»
La tête de colonne obéissait toujours sans mot dire. Marcellin entreprit la côte à une allure de vingt-neuf à trente kilomètres à l’heure. Mais le train devint trop fort pour plusieurs de nos compagnons. Quelques-uns lâchèrent et furent dépassés par le cabriolet. C’était un commencement de défaite pour nous.
Un instant je craignis que l’adversaire ne se déclarât satisfait et ne s’attribuât la victoire; mais non, il voulait le triomphe complet: «Heup! heup! cria-t-il en assommant sa bête à coups de fouet.»
Mais nous gravissions la côte à l’allure, je l’ai dit, de près de trente kilomètres à l’heure.
C’était la fin. Le bruit du galop soudain diminua, puis, s’effaçant peu à peu, devint imperceptible. Je n’avais plus qu’à crier à Marcellin: «Ralentissez!» En un clin d’œil les retardataires nous avaient rejoints et nous rapportaient des nouvelles de notre victoire.
«C’est fini, dirent-ils, le cheval est fourbu. Il s’est arrêté, et refuse d’avancer.»
La victoire nous restait, avec un seul regret, celui d’avoir crevé le malheureux animal, que son maître avait voulu lancer dans une lutte évidemment impossible.
Le bataillon reconstitué avait repris sa marche en avant, quand un nouveau bruit se fit entendre.
—Ah çà! on veut donc notre mort? On est encore à notre poursuite!
Ce n’était plus un cabriolet mais toute une cavalerie qui cette fois arrivait à grande vitesse derrière nous.
Pour ma part, j’étais calmé par notre première victoire, puis je ne voyais nullement la nécessité de continuer ces luttes qui, tout bien considéré, ne nous menaient à rien et pouvaient à la fin nous briser les jambes.
—Ouvrez les rangs, dis-je à mes compagnons, et laissez passer les cavaliers.
Mais on me répondit aussitôt:«—Ce sont des officiers de Lunéville qui nous suivent et n’ont nullement l’intention de nous dépasser. Ils veulent voir marcher les recordmen, voilà tout.»
Dans ces conditions-là, c’est une autre affaire.
Et l’on continua, toujours avec un superbe entrain, la course vers la terre d’Alsace où tant d’émotions, tant d’acclamations, tant de triomphes devaient nous accueillir; mais je dois auparavant rapporter un petit incident que la rapidité de notre marche provoqua durant la traversée du village de Saint-Blaize, l’un des premiers rencontrés après Raon-l’Étape, dans le département des Vosges.
VI.
LA POULE DE SAINT-BLAIZE
Un fait assez curieux à noter, c’est combien se perpétuent dans quelques esprits certaines erreurs, de peu d’importance assurément, mais qu’il serait pourtant si facile de rectifier, et que malgré tout on néglige à cause précisément de leur peu d’importance. C’est ainsi notamment que des textes d’auteurs classiques, appris de mémoire durant l’enfance et plus ou moins estropiés, vous restent dans l’esprit tels que vous les avez toujours sus et récités, sans les comprendre, et ce n’est que plus tard que sous le coup d’une subite réflexion, vous vous apercevez que vous n’avez jamais récité qu’un non-sens.
A un âge un peu plus avancé, surtout chez les esprits quelque peu rêveurs, ce genre d’erreur se reproduit parfois. On se fait tout d’abord une idée sur une chose, puis comme ladite chose tient d’ailleurs peu de place dans vos préoccupations, et que vous avez l’esprit enclin à une distraction perpétuelle, cette idée s’infiltre dans votre cerveau, s’y installe, et devient à la fin une conviction jusqu’au jour où à votre grande stupéfaction, vous constatez toute l’étendue de votre erreur.
C’est ce qui m’arriva, lorsque la troupe joyeuse fit son entrée dans la ville de Raon-l’Étape. Grande fut ma surprise quand une fois dans Raon-l’Étape, on m’apprit que la frontière était à environ 25 ou 30 kilomètres plus loin. J’avais vécu longtemps avec la plus absolue conviction que Raon-l’Étape touchait à la frontière allemande, comme Hendaye touche à la frontière espagnole, ignorance qui doit paraître singulière, et qu’il peut sembler plus singulier encore de signaler ici; mais pourquoi passer sous silence un fait d’une rigoureuse exactitude? Une vérité dans l’ordre psychologique est toujours bonne à constater, d’autant plus que cette vérité n’étant précisément que la constatation d’une erreur, c’est un excellent moyen de rectifier ladite erreur pour l’avenir.
Au cours de la traversée de Raon, on s’arrêta quelques minutes. La poussière de la route, la lutte improvisée survenue après Lunéville, avaient assoiffé les gosiers de toute la troupe. Willaume se déridait. Plusieurs fois il déclara que sa santé n’avait jamais été aussi florissante. On regretta l’absence de Blanquies. Il nous eût, en la circonstance, diverti par son absorption à dose formidable des divers liquides auxquels tout le monde fit honneur. On se remit en route toujours pleins d’entrain, malgré un commencement de fatigue chez plusieurs d’entre nous. Cette partie du chemin fut signalée par un accident heureusement sans gravité, mais non sans une fâcheuse conséquence pour l’entraîneur qui en fut victime. Un chien, un maudit chien, se jeta dans nos rangs et provoqua la chute de Patin. Ce dernier se releva sans blessure, mais bientôt après il devait s’apercevoir de la perte de son chronomètre, un fort beau bijou qu’il ne fallait pas espérer retrouver, la chute s’étant produite au milieu d’un bourg assez populeux; Patin n’y songea même pas.
On arrivait au village de Saint-Blaise, village de deux cents et quelques habitants. Durant la traversée du village, la route est en pente rapide; on marcha donc à grande allure.
Parmi les nombreuses remarques que l’habitude de la route a provoquées dans l’esprit d’un cycliste, il en est une fort curieuse relative à l’impression produite par la bicyclette sur les animaux domestiques, et surtout aux conséquences de cette impression. Les chevaux ont peur, je parle bien entendu des animaux non accoutumés à la vue de notre outil fin-de-siècle, mais cette peur chez la race chevaline est modérée et provoque rarement des facéties désordonnées. Les chiens, eux, deviennent enragés! Ce sont les plus grands ennemis des cyclistes, ainsi du reste qu’on vient de le voir. La plupart d’entre eux s’acharnent au point de devenir absolument dangereux.
A la campagne, les troupeaux de bœufs ou de moutons manifestent en général la plus solennelle indifférence.
Reste une autre catégorie d’animaux dont la manière de manifester sa violente émotion à la vue d’une bicyclette est extraordinairement curieuse, catégorie essentiellement campagnarde: je veux parler des poules. C’est probablement la conséquence de leur optique particulière, résultant de la position de l’œil. Quand on rencontre une poule sur une grande route, au lieu de fuir, l’animal se précipite au-devant du danger. S’il est à droite du cycliste, par exemple, l’animal fuira en avant, mais pour traverser bientôt la route devant la machine et passer ensuite sur la gauche. Une fois dans cette position, si la poule infortunée aperçoit de nouveau la machine, elle exécute le même mouvement, en sens inverse. On juge du nombre des pauvres volailles qui ont dû être les victimes innocentes du cyclisme.
Au moment donc où s’opéra à grande vitesse la traversée du village de Saint-Blaize, soudain, j’entendis des cris aigus, tandis que le désordre se mettait dans les rangs, et que plusieurs de nos compagnons s’arrêtaient et mettaient pied à terre.
J’étais tout à fait au dernier rang et avant même que j’aie eu besoin de m’informer de ce qui se passait, j’étais renseigné sur les causes du tumulte: au milieu du cercle qu’en un clin d’œil tous mes compagnons avaient formé, une poule gisait lamentablement. Pas de doute sur son état, elle était morte, tragiquement morte, écrasée horriblement par l’un de nous.
Mais elle devait avoir, la poule de Saint-Blaize, une bruyante oraison funèbre. A peine le cercle était-il formé qu’un paysan et sa femme y entrèrent. C’étaient les propriétaires de la victime. Le paysan était légèrement courbé et secouait sa tête en proie à la plus violente émotion. Il voulait parler, mais la colère lui était montée à la gorge et il balbutiait, de sorte que la tête du brave homme continuant à suivre le mouvement que ses sentiments provoquaient, il ressemblait à ces poupées mécaniques entrevues aux devantures de certains bazars.
La paysanne, elle, avait la tête toute droite et la face écarlate. De plus elle était dans une position intéressante, ce qui rejetait son buste en arrière, et avait profité de l’ampleur de ses hanches pour y poser ses mains. Elle ressemblait à une des Gorgones en furie.
Ah! elle ne balbutiait pas, la paysanne. Elle n’avait pas la langue dans une boîte, ni la gorge obstruée.
—Vous la payerez ma poule, s’écria-t-elle au milieu des trente gaillards en contemplation devant ce spectacle singulier. Oui, vous la payerez. En voilà des chenapans, des propres à rien; mais oui, vous la payerez, c’est moi qui vous le dis.
Un de nous ayant hasardé une timide observation relativement à la possibilité de mettre le soir même l’animal à la broche, ce qui était pour les paysans lésés une manière de tirer dans une certaine mesure parti de l’accident, la Gorgone redoubla de violence.
—La mettre à la broche, la mettre à la broche! Ah! les insolents! Ah! les bandits, s’écria-t-elle exaspérée. Elle n’est plus bonne à rien, la poule, et moi je dis que vous la payerez. Ça ne sait que faire, ces vauriens-là, et ça rôde sur les routes.
Le paysan continuait à faire trembloter sa tête, mouvement qui, en présence des invectives de la paysanne, semblait un acquiescement pur et simple.
Quand on songeait aux moyens de contrainte dont ces pauvres gens disposaient en présence de trente prétendus chenapans, ces violentes apostrophes de la femme étaient du plus haut comique.
Mais voici, par exemple, qui acheva de me divertir:
Nous étions donc tous en cercle, écoutant l’effroyable torrent de paroles sortant de la bouche de la paysanne. Mais il fallait que cette séance eût une fin, et déjà plusieurs d’entre nous faisaient un mouvement annonçant qu’ils se disposaient à remonter sur leurs machines. La furie, comprenant que tout espoir de recouvrer le prix de sa poule était à jamais perdu, se pencha lentement en continuant à vociférer et se saisit du corps de la pauvre bête.
Or, devinerait-on bien ce qu’en enlevant la poule, la paysanne découvrit? Un jaune d’œuf.
L’infortunée volatile avait pondu, dans l’épouvantable émotion que lui avait causée l’arrivée de la machine sur elle.
On juge si cette singulière apparition, en augmentant la fureur de la femme, redoubla l’hilarité de la troupe. Nous étions dans la frénésie du rire quand, enfourchant les machines, la troupe joyeuse s’éloigna du village de Saint-Blaize.
VII
LE SALUT DE L’ALSACE-LORRAINE
Le chemin parcouru du village de Saint-Blaize à la première rampe des Vosges vit disparaître un à un la plupart de nos compagnons de route. Nous restaient encore ceux qui avaient résolu de pousser jusqu’à Strasbourg, nos deux entraîneurs officiels Châtel et Patin, enfin Marcellin et ses camarades militaires qui eussent bien voulu venir jusqu’à Strasbourg, eux aussi, mais à qui leur uniforme interdisait une pareille expédition.
Maintenant les Vosges commençaient. La chaleur était forte; toutefois on entreprit la côte à bicyclette. Willaume marchait en avant conduit par Marcellin. Il était toujours dans un état de santé parfaite. L’indisposition du début semblait décidément avoir opéré plutôt une révolution bienfaisante en son organisme.
A mesure que nous avancions, la côte s’accentuait, mais le paysage, en se développant de plus en plus, allait en s’embellissant. La végétation s’épaississait autour de nous et au loin les sommets se dégageaient, environnés de massifs d’un vert sombre.
Comme toujours, dans les côtes de plusieurs kilomètres gravissant des montagnes, la pente se déroule en lacets, qui nous paraissaient ici d’autant plus nombreux et interminables, que la fatigue commençait à se faire sérieusement sentir, et que nous savions être attendus au sommet de la montagne où se trouve la ligne frontière séparant l’Allemagne de la France.
A plusieurs reprises j’ai eu l’occasion d’annoncer les réceptions qui nous attendaient à notre arrivée en Alsace-Lorraine. Ces réceptions, nous en étions informés par avance, et il est juste de dire ici pourquoi.
Dès la nouvelle de notre voyage à Vienne, un journal cycliste qui s’est fondé à Mulhouse et dont le succès est allé grandissant depuis sa fondation, le Vélo-Sport d’Alsace-Lorraine, avait résolu de fêter le passage des deux voyageurs parisiens à Strasbourg et sur la terre d’Alsace, afin d’affirmer hautement l’internationalisme du sport, et aussi pour montrer une fois de plus la solidarité intime qui unit tous les cyclistes, solidarité dont j’ai déjà cité un magnifique exemple dans la réception de Vitry. Naturellement la direction du Vélo-Sport se mit en correspondance avec moi à ce sujet et, dans son journal, organisa une active propagande en vue de donner le plus d’éclat possible à cette manifestation sportive et cycliste. Les adhésions ne tardèrent pas à affluer au journal et on put juger bientôt ce que serait la manifestation de Strasbourg, au passage des Parisiens, si, en outre, on se rend compte des sentiments encore sympathiques à la France qui sont restés vivaces au fond de bien des cœurs alsaciens, et qui devaient profiter de cette occasion pour se manifester.
Voici d’ailleurs le programme fort simple qui avait été tracé par avance: réception des voyageurs par une délégation sur la ligne frontière; nouvelle réception en avant de Strasbourg par les cyclistes alsaciens-lorrains; enfin, à Strasbourg, banquet à l’hôtel de la Couronne.
Inutile de faire observer à propos du banquet que tout en l’acceptant, j’avais sollicité la faveur de n’y faire qu’une courte apparition, en raison de l’état de fatigue où nous serions fatalement, et de l’heure tardive à laquelle nous nous verrions forcés de nous y présenter, notre premier soin en arrivant à notre hôtel devant être de nous reconstituer le moral et le physique par une de ces séances hydrothérapiques inventées par la civilisation pour remettre sur pied les organismes détraqués par le surmenage à outrance.
Voilà donc pourquoi la montée des Vosges nous paraissait longue, d’une longueur démesurée. Nous avions hâte d’arriver au sommet où devaient commencer pour nous tant de scènes émotionnantes.
Châtel et Patin marchaient à mes côtés. De temps à autre ils m’excitaient de la voix, car je manifestais une fatigue de plus en plus grande. Patin avait déjà fait cette route dans la course Lunéville-Strasbourg, course restée célèbre dans la région et qu’il avait, du reste, gagnée. Soit que les souvenirs ne fussent pas bien présents à sa mémoire, soit dans le but de me faire passer le temps en me trompant, il me dit à plusieurs reprises: «Nous arrivons. Encore quelques centaines de mètres et nous y sommes.»
Mais les lacets se déroulaient toujours. D’autres tournants nous apparaissaient sans cesse. Alors je marchai à pied; la côte était très dure par endroits. Oh! nous étions loin encore. D’ailleurs je savais que la côte avait plusieurs kilomètres, une dizaine peut-être.
Voici un tournant. Châtel ne manque pas de donner son avertissement. «Nous y sommes, dit-il, vous allez apercevoir la ligne frontière.» Mais le tournant passé, une nouvelle et longue échappée de route se développe à nos yeux, toujours terminée en spirale.
Décidément, c’est trop long. Il faut remonter sur nos machines, on ira plus vite, malgré la raideur de la pente. On remonte. Châtel et Patin, les deux vigoureux champions, continuent à m’exciter de la voix, mais je commence à faire des efforts mal récompensés, car je n’avance qu’avec une désespérante lenteur. De temps à autre, je demande à m’arrêter pour me reposer d’abord, puis pour pouvoir, un instant, admirer le paysage, dont l’horizon s’éloigne à mesure que notre ascension s’accomplit; maintenant c’est un panorama d’une étendue immense embrassant une partie des départements des Vosges et de Meurthe-et-Moselle, campagne populeuse où il semble que les habitations ont été semées partout au milieu d’un amas de végétation, l’ensemble zébré de routes blanches.
Voici un nouveau tournant. «Cette fois nous arrivons,» déclare Châtel. Erreur complète. Le tournant est passé et la côte continue. Mais la frontière approche, car voici deux douaniers français qui sont au courant de notre passage, mais qui, apercevant les uniformes, nous disent: «Messieurs les militaires peuvent aller encore quelques instants, mais nous leur recommandons de ne pas aller trop avant; vous allez arriver à la frontière.»
C’est entendu. Nous poursuivons notre marche. Après cinq cents mètres, Châtel dit que le moment de s’arrêter est venu pour nos braves camarades.
«Oui, oui, déclarai-je, allons, il faut se séparer; diable, il serait fâcheux que notre voyage de Paris-Vienne fût l’occasion d’un incident de frontière et donnât lieu à des difficultés diplomatiques; tel ne serait pas le but de notre expédition essentiellement internationaliste.»
Je tendis la main à notre cher Marcellin, en le remerciant du précieux concours qu’il nous avait apporté; on dit également un adieu cordial à ses camarades, et ils s’éloignèrent. Un instant je les regardai descendre la côte, retournant vers la France, non sans une violente émotion que seules les circonstances où je me trouvais purent effacer assez vite, car les idées se pressaient tumultueuses dans ma cervelle.
On montait toujours; la végétation s’épaississait à vue d’œil, les lacets devenaient plus courts, on arrivait; mais en raison même de ces virages multipliés, aucun être vivant n’apparaissait à nos regards, tant était peu étendu l’horizon que nous avions devant nous.
Encore un tournant. Cette fois, Châtel est plus catégorique. «C’est le dernier, nous dit-il; une fois ce tournant franchi, nous sommes au sommet.»
Maintenant c’était sûr. En effet, en face de nous, derrière l’épais rideau d’arbres, le ciel montrait des échancrures bleues. Nous arrivions à la crête des Vosges.
L’apparition fut extrêmement brusque, par suite de la brièveté de la courbe: le dernier «virage» venait d’être passé, quand, au sommet du dernier raidillon, à une cinquantaine de mètres à peine, comme si un rideau venait de s’entr’ouvrir, un peloton de cyclistes, formant la haie, en travers de la route, à l’emplacement même où passe la ligne frontière, se dressa devant nos yeux. Ils étaient là, muets et immobiles, l’arme au pied. Ils n’avaient pas à s’avancer vers nous. Ils se trouvaient là sur le sol de l’Alsace, et ne voulaient pas que la semelle de leurs souliers touchât la terre de France. Leur cœur sans doute eût battu à se rompre, et comme le prisonnier au seuil de son cachot, ils regardaient la patrie de leurs rêves, sans oser y pénétrer, se disant que le jour de leur délivrance n’avait pas sonné encore, et que la chaîne paraît moins dure quand on conserve son étreinte, que lorsqu’on la brise pour quelques instants.
Ces réflexions pourront causer quelque étonnement, après ce que j’ai dit sur le caractère exclusivement international de notre manifestation, ce qui pouvait laisser supposer que des cyclistes allemands se trouvaient devant nous au moment de notre arrivée sur le seuil de l’Alsace; mais on pardonnera à un Français l’expression de ces sentiments, quand surtout on saura que par une attention bien naturelle et tout à fait significative, la délégation n’avait été composée que d’Alsaciens, ce dont j’avais été informé.
A peine arrivés en présence des membres de la délégation, la ligne fut rompue, et au milieu des acclamations, le président me remit un bouquet magnifique, attaché de deux rubans blanc et rouge, sur lesquels ces mots étaient écrits: Le Vélo-Sport d’Alsace-Lorraine à Édouard de Perrodil.
Quelle intensité d’émotion doit-on supposer chez celui que des circonstances singulières ont conduit ainsi à être l’objet d’une manifestation bien peu en rapport avec ses mérites, et combien j’en étonnerai peu en disant que je ne fus capable que de quelques mots de remerciements balbutiés d’une voix troublée! D’ailleurs, devions-nous oublier que nous faisions un voyage à grande vitesse et que nous étions toujours attendus plus loin?
Une sorte de taverne moitié française moitié allemande se trouvait là, sur le point frontière. On y entra bruyamment pour fêter par une large rasade la bienheureuse rencontre et, une fois encore reconstitués en brillant escadron, on partit rapidement, lancés à toute vitesse sur le versant alsacien des Vosges.
La route était encore magnifique. Quant à la douane allemande, ni vue ni connue. Circonstance qui s’explique, je dois le dire, par ce fait que la seule marchandise que nous transportions avec nous, la bicyclette, celle du moins qui est en cours d’usage, ne paye aucun droit d’entrée en Allemagne.
Les ramifications des Vosges nous apparaissaient du côté de l’Allemagne maintenant. Elles se détachaient plus nombreuses de la chaîne principale, et formaient des vallées qu’on devinait plutôt, par suite de la configuration générale du pays. On roulait à toutes pédales, avec d’autant plus d’entrain que l’heure s’avançait et que nos estomacs criaient famine. A mesure que l’on dégringolait dans la vallée, le jour baissait rapidement au point que la nuit était à peu près tombée quand, virant sur la gauche, on longea le pied de la montagne.
On arriva à Schirmeck pour se mettre à table. C’était notre première station hors de France. Il était huit heures du soir environ. Ma fatigue était extrême.
Mais j’étais pressé d’arriver à Strasbourg et je recommandai à la patronne de bien activer le service: «Nous sommes pressés, lui dis-je, allons, faites-nous servir. Vous voyez, nous sommes tous en présence de sérieux apéritifs. Quand nous aurons fini d’envoyer par devers nos estomacs ces liqueurs qui n’ont rien de bienfaisant, nous nous mettrons à table. Pas une minute à perdre. Servez-nous ce qui est prêt, le reste nous est égal.» Pourquoi des apéritifs dans une circonstance où nous n’avions guère besoin d’un pareil élixir pour faire hurler nos muqueuses? Je ne sais, mais comment attendre dans un café, grand ou petit, élégant ou modeste, sans avoir devant soi un garçon qui vous demande: «Que faut-il vous servir? Qu’est-ce que monsieur désire prendre?»
Pendant que nous sommes là attablés, moi plongé dans un fauteuil qu’on m’avait fait l’extrême honneur de «m’avancer», Willaume assis à ma droite, une scène quasi muette se déroule. Nous n’avions point vu encore d’uniforme prussien; soudain, pendant que nous conversons ainsi, en proie à la joie de ce repos momentané, deux gendarmes prussiens entrent dans le café-restaurant et passent près de nous; ils portent naturellement le légendaire casque à pointe.
Pour moi, je ne les ai pas tout d’abord aperçus, car je me trouve placé à l’extrémité d’une table, le dossier de mon fauteuil tourné vers la salle du café, moi regardant le mur. Mais Willaume les a vus, et il me pousse du coude, sans mot dire. J’aperçois les gendarmes et presque aussitôt je reporte mes regards sur la physionomie de mon brave compagnon. Je la vois absolument décomposée.
J’avoue que la vue des gendarmes ne m’avait causé qu’une émotion légère et, au premier abord, je ne saisis pas bien le bouleversement auquel semble en proie mon jeune camarade; mais je me rends compte bien vite de l’impression vive qu’il doit ressentir quand je me souviens quel est son pays de naissance, et que ce pays a vu toutes les horreurs de l’invasion. Alors, je me contente, toujours sans prononcer une parole, de hausser les épaules, en ayant l’air de dire: «Oh! ma foi, nous en verrons bien d’autres.»
Mais un de nos compagnons alsaciens a vu en son entier la scène qui vient de se dérouler, il a vu l’émotion violente peinte subitement sur le visage de Willaume; alors, sur un ton qui m’alla jusqu’au fond de l’âme, ce brave garçon, qui a dû les ressentir, lui aussi, ces émotions-là, mais dont les sensations se sont émoussées par une longue habitude, s’adressant à mon compagnon, lui dit: «N’y faites pas attention, monsieur Willaume, ne les regardez pas.»
Le dîner était servi. Il fut plein d’entrain, comme toujours; car si Willaume et moi ressentions un énervement causé par la fatigue jointe à nos vives émotions, il n’en était pas de même de nos joyeux compagnons. Même l’un d’eux, au dessert, constatant la présence d’un piano, se mit à exécuter de brillantes sérénades, ce qui acheva de porter la réunion à son maximum de gaieté.
Je regrettai une fois de plus l’absence de l’excellent Blanquies, me demandant ce qu’il avait pu devenir.
«Je suis vraiment surpris, déclarai-je, qu’il ne nous ai pas rejoints. Pourtant nous avons fait ici une halte sérieuse. Peut-être se sera-t-il décidé à prendre le train, malgré la déplorable opinion que cette fâcheuse conjoncture aura pu donner de son endurance à ses amis du Club montmartrois. Nous verrons bien. Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé de nouvelle anicroche, seul, sur la route, par la nuit épaisse! Il y a des gens qui ont une telle guigne!»
Ces réflexions faites, on se remet en selle. Le centre principal avant d’arriver à Strasbourg était la ville de Mutzig.
La nuit est noire, comme de l’encre, naturellement. Comme au sortir de Vitry-le-François, j’essaye de suivre pas à pas un compagnon muni de lanterne, mais la marche ne m’en est pas moins très pénible, à cause de ma vue déplorable, d’autant plus que la route devient de plus en plus houleuse. Hélas! combien elle était belle encore auprès de celles qui nous attendaient dans la Bavière.
De temps à autre le peloton se disloque, mais on se concentre vite, car on tient à arriver en groupe. Nous approchons de Mutzig.
A ce moment, je ne songeais qu’à Strasbourg. C’était là que tout le monde nous attendait; là, ou du moins à quelques kilomètres en avant de la ville. C’est l’idée que j’avais alors dans l’esprit et quand un de mes compagnons me dit: «Encore quelques instants et nous sommes à Mutzig,» je ne pris cet avis que comme un simple renseignement destiné à me faire savoir d’une manière précise à quelle distance nous étions de Strasbourg.
Aussi on doit juger de ma stupéfaction quand, arrivant au centre de la petite ville, le spectacle que je vais dire frappa mes regards.
Une foule considérable se pressait sur la place, puis au centre, au milieu de la population formant un vaste cercle, un bataillon magnifique de cinquante, soixante, quatre-vingts cyclistes, je ne sais, attendaient, avec, suspendus à leurs guidons, des ballons lumineux, couleur orange. La réunion de ces ballons tremblotants en une masse compacte formait un foyer scintillant qui illuminait l’atmosphère. Je prie de croire que la scène d’arrivée ne fut pas longue. A peine au centre de la place, à peine noyé dans ce flot de cyclistes, je fus pris, enlevé, et porté vers une salle étincelante de lumière et où s’était entassée une foule énorme. Le changement fut tellement rapide, toute cette scène d’arrivée dans Mutzig fut tellement brusque, que mes yeux faits à l’obscurité furent éblouis et que je restai quelques secondes à recouvrer mes sens. Sur une table, des verres à champagne étaient rangés. Après un instant, dès que le silence fut établi, le président du Club de Mutzig, car c’était lui qui avait organisé cette superbe réception, prit la parole et souhaita la bienvenue aux deux voyageurs.
A la table sur laquelle les verres à champagne étaient rangés, un sous-officier prussien était installé. Il regardait, impassible, mais l’air plutôt sympathique, cette scène.
Le président du Club, terminant son allocution, s’écria: «Vive Perrodil! vive Willaume! vivent les cyclistes français!...»
D’après le ton de la voix, il était facile de comprendre qu’un dernier vivat allait venir, et, pour tous ceux qui avaient le regard fixé sur le visage de l’orateur on pouvait se rendre parfaitement compte de ce que ce vivat allait être; mais au moment même où le président achevait les mots «cyclistes français» et commençait un nouveau vive... le mot suivant s’étouffa dans sa gorge, car son regard avait rencontré celui du sous-officier prussien.
D’ailleurs, tout cela s’exécuta avec une très grande promptitude et les applaudissements frénétiques de l’assistance vinrent tirer tout de suite l’orateur de l’embarras qui eût pu naître pour lui de cette scène rapide.
Après quelques mots de remerciements pour mon compagnon et pour moi, le champagne coula à flots, tellement à flots que j’en fis l’observation à une des personnes qui se tenaient à mes côtés. Cette personne me répondit que les dernières bouteilles apportées constituaient la tournée du sous-officier qui, lui aussi, avait voulu souhaiter la bienvenue aux cyclistes français. En signe de remerciement, je lui fis un salut significatif, à lui spécialement adressé. Une politesse en valait bien une autre.
Nous voici de nouveau sur nos machines, mais cette fois ce n’est plus un peloton, ce n’est plus même un escadron, c’est une armée en marche, une armée étincelante de mille feux aux reflets orange, qui roule tantôt silencieuse, tantôt bruyante dans la nuit tranquille, sous le ciel faiblement éclairé de lueurs sidérales.
La route est de plus en plus houleuse, ce sont parfois des sauts inattendus qui me causent les plus grandes craintes à cause de notre nombre. Quelle salade, si des chutes venaient à se produire!
De temps à autre, assez énervé par ces événements aussi émotionnants que précipités, et par la fatigue de cette nouvelle journée de marche, je ne cesse de m’inquiéter, je ne sais vraiment pourquoi, de mon compagnon et, à plusieurs reprises, je crie: «Willaume, vous êtes là?»
Avec la régularité d’un instrument de précision, Willaume me répond du milieu d’un groupe derrière moi: «Oui, je suis là, ne vous inquiétez pas. Tout va bien.»
Nous sommes encore à plus de dix kilomètres de notre but quand une vaste lueur apparaît sur notre gauche à l’horizon. C’est la ville de Strasbourg. La lueur augmente d’intensité rapidement à mesure que nous avançons, mais combien les instants paraissent d’une longueur démesurée dans de pareilles circonstances! La route me semble d’autant plus interminable, que je marche avec difficulté à cause de ma vue, toujours, de l’état de la voie, du nombre des compagnons qui nous entourent, enfin de mon impatience d’arriver. Suivant l’habitude un cycliste annonce les kilomètres, mais comme il le fait par à peu près, le temps ne nous paraît que plus long. Enfin, nous voici aux approches d’un faubourg. Décrire l’aspect des lieux, c’est impossible, car si la route est éclairée par les ballons orange de mes compagnons, les objets échappent complètement à ma vue. Puis je ne me préoccupe de rien, maintenant, je me laisse conduire.
Un de mes voisins vient d’annoncer: «voici Strasbourg». Je regarde fort en avant de notre armée, c’est le coup de théâtre de Mutzig qui recommence, mais cette fois moins inattendu, et moins précipité. Massés à droite de la route, d’autres à gauche, puis disséminés un peu partout, des ballons orange annoncent la présence d’une nouvelle armée. Çà et là, dans la nuit rendue plus épaisse à la vue par le contraste, les curieux se pressent. Il faut marcher avec une très grande lenteur. La rencontre des deux armées cyclistes se produit et c’est alors un énorme remous de machines, de cyclistes, de lanternes tremblotantes. On pousse des acclamations, mais qui donc doit m’apercevoir dans cette masse roulante! Un instant je suis saisi, on arrête ma bicyclette: c’est Châtel et Patin qui sont toujours à mes côtés et qui me font descendre une seconde afin de pouvoir paraître dans le groupe principal où se trouve Suberbie et qui attend d’avoir constaté ma présence et celle de Willaume afin de se remettre en marche.
Là, avec la rapidité de l’éclair, je reconnais une physionomie qui ne m’était pas inconnue. Je fais un geste de reconnaissance et je repars après avoir serré toutes les mains tendues, en me disant: «Il a été fidèle au poste, le petit gaillard!» C’était Chalupa, le brave Chalupa, le jeune Tchèque, dont j’ai parlé au début de ce récit, celui qui était venu au Petit Journal se proposer comme compagnon de route et interprète et à qui j’avais dit: «Allez nous attendre à Strasbourg, vous partirez de là, le trajet complet me paraissant bien long pour vous.»
On repart. Les deux armées n’en formant plus qu’une seule, mais vraiment magnifique, entrent dans Strasbourg. Il est onze heures du soir. Je suis noyé au milieu de cette immense escorte triomphale, et la ville, à cette heure avancée, disparaît à ma vue. Je n’entends que des acclamations, toujours des vivats ou des bruits de machines; à mes regards n’apparaît que la nuée perpétuellement tremblotante des ballons orange qui zigzaguent dans la nuit comme des serpentins. Il en vient de partout. Comme le but vers lequel nous tendons n’est pas bien déterminé, car d’une part on nous attend à l’hôtel de la Couronne où le banquet est préparé, et d’autre part nous voudrions prendre quelques secondes de repos à l’hôtel d’Angleterre où des chambres nous ont été préparées, les cyclistes de tête, ne sachant par quel chemin exact se diriger, se trompent, reviennent sur leurs pas, et de nouveaux remous se produisent. Les ballons lumineux s’entre-croisent dans une sarabande magnifique. C’est une danse échevelée de feux follets que reflètent les aciers des machines, dans un enchevêtrement sans fin.
Enfin, on s’est décidé pour l’hôtel d’Angleterre. Nous y arrivons. A peine descendus de machine, nous sommes, Willaume et moi, enlevés, et, en un clin d’œil, emportés dans une chambre, où entourés seulement de Suberbie, Châtel et Patin, nous pouvons enfin recouvrer nos sens, légèrement troublés par cette entrée digne de Marcellus, l’illustre triomphateur romain.
Notre séjour dans la chambre d’hôtel ne fut pas long. Après quelques minutes on annonça que la salle d’hydrothérapie était préparée. On s’y porta en bloc, Suberbie, Patin, Châtel, Willaume et moi, car nous étions pour l’instant les cinq compères de cette brillante aventure. En quelques secondes mon compagnon et moi avions débarrassé nos personnes de nos vêtements respectifs, et comme les baignoires étaient à l’état d’unité, force nous fut bien de nous caser face à face dans l’unique récipient que nous avions à notre disposition. Châtel et Patin, tous deux fatigués aussi, et désireux de plonger à leur tour leurs membres dans l’onde tiède de la baignoire, s’étaient allégés de leur vêtement, circonstance qui loin de nous surprendre, dans une conjoncture aussi exceptionnelle, jetait une note des plus comiques et faisait penser malgré soi à l’état primitif de l’espèce humaine quand, sortie depuis peu des mains du Créateur, cette espèce faisait bon ménage avec les différentes variétés animales.
Je venais de quitter la baignoire quand je fus saisi par Châtel qui, armé d’un gant de crin et soucieux de remplir d’une façon consciencieuse sa fonction d’entraîneur, me fit subir une de ces frictions tellement énergique que je poussai un hurlement de douleur.
—Ça va bien, ça va bien, s’écria-t-il, c’est ce qu’il faut. Tournez-vous.
—Assez! assez! m’écriai-je, vous voulez me faire passer à l’état d’anguille qu’on écorche. Par tous les diables des régions infernales, vous n’avez pas froid aux yeux, vous. On voit bien que vous ne sentez pas votre satané outil sur votre épiderme.
—Ça va bien, ça va bien, criait l’enragé.
—Comment! ça va bien, mais vous voulez me rendre fou!
J’en étais d’un rouge écrevisse. Willaume s’était déridé; il commençait à faire entendre un rire prolongé, mais que retenait cependant un peu l’idée qu’il allait recevoir la même raclée à travers l’échine.
Pourtant il la supporta gaillardement. Toujours patient, Willaume. C’est à croire qu’on eût pu lui arracher successivement tous les cheveux qui ornaient son crâne, sans lui soutirer une plainte.
Châtel et Patin se rencontrèrent face à face, eux aussi, dans la baignoire, après nous, tant il est dans la vie sportive et aventureuse des circonstances où trop de délicatesse serait mal à sa place.
Cette «réfection» extérieure opérée, on se dirigea vers la salle du banquet, où devait s’opérer pour nous une légère réfection intérieure, car j’avais demandé, on s’en souvient, de ne paraître là que quelques instants.
Au moment de sortir de l’hôtel d’Angleterre, je reçus une nouvelle délégation qui me présenta un bouquet superbe, orné comme la première fois de deux rubans blanc et rouge. Je ne savais plus quels termes employer pour tant de marques de sympathie. Et encore l’on m’avait prévenu qu’une masse de cyclistes venus de tous les points de l’Alsace-Lorraine avaient dû repartir avant notre arrivée à cause de l’heure trop tardive. Citer des noms, hélas, c’est s’exposer à en omettre beaucoup. Que ceux que j’oublierai me le pardonnent. Parmi les aimables cyclistes venus à la frontière, se trouvaient MM. Verly, Gutknecht, Weiss, Bauer, Bietch, Schaumann et, parmi les sociétés qui avaient envoyé des délégations à Strasbourg, la Céléritas de Strasbourg, le Vélo-Club de Mulhouse, le Vélo-Club de Metz, le Vélo-Club de Schiltigheim, le Vélo-Club de Bischwiller.
Enfin, un détail vraiment touchant et que je ne puis passer sous silence: M. Paul Weil, rédacteur du Vélo-Sport d’Alsace-Lorraine, et l’un des principaux organisateurs de cette fête inoubliable, tombé subitement malade la veille de notre arrivée, s’était, enveloppé de couvertures et grelottant de fièvre, assis à sa fenêtre pour nous voir passer et pouvoir crier: Vivent les cyclistes français!
Dans la salle du banquet, tout le monde était à son poste. La réunion était présidée par M. Riss, directeur du Vélo-Sport d’Alsace-Lorraine, aux côtés duquel on nous fit prendre place. Tout, banquet et discours, se passa dans les règles. Les applaudissements, on le pense, ne furent ménagés à personne.
Nous étions installés depuis cinq ou six minutes et nous nous disposions d’ailleurs, une fois les discours prononcés, à disparaître au plus tôt quand un petit événement qui, en raison du va-et-vient général, passa inaperçu pour les convives, sauf pour Willaume et moi, se produisit.
Nous étions en devoir de nous ravitailler l’estomac dans la mesure d’un appétit fortement amoindri par notre énervement, quand tout à coup, dans l’encadrement de la porte, apparut, en son costume jaune foncé, couvert de poussière, les traits élargis par un ahurissement pareil sans doute à celui de toute l’armée romaine quand elle se vit en présence des éléphants de Pyrrhus, Blanquies, l’ami Blanquies, le joyeux compagnon, le Montmartrois échappé de ses cafés nocturnes, Blanquies lui-même qui jeta d’abord un regard immense à travers la salle, puis catégoriquement, mais sans se hâter, vint prendre place auprès de nous.
Où avait-il l’estomac, l’infortuné? Pas mangé depuis Nancy! Horrible! Un instant je frémis pour les plats de l’hôtel de la Couronne.
Il ne disait rien, du reste. Blanquies avait la langue raidie par la faim.
A la sortie, lorsque les discours furent terminés et que l’on eut adressé un dernier salut avec de nouveaux et cordiaux remerciements à ceux qui nous avaient ménagé cette splendide réception, notre ami put parler enfin:
—Figurez-vous bien, dit-il, en commençant à agiter ses bras en forme de fléaux à battre le blé, que j’ai cru devenir dément. J’étais sur vos talons depuis Nancy; depuis Nancy, entendez-vous. Ah! les gredins! ces satanés paysans me disaient, les uns: Ils viennent de passer, les autres: Il y a cinq minutes qu’ils sont partis; d’autres encore: Ils sont à deux kilomètres devant vous. Ah! les enfants du diable! et la distance variait toujours, et plus je pédalais, plus parfois la distance augmentait. Non! c’était à perdre la tête. Et les routes sont dans un état, faut voir. Et une fois en Alsace, je demande mon chemin, ces idiots-là me répondent dans un charabia incompréhensible. Ah! c’est du propre! J’étais éreinté. Je me suis arrêté pour boire, je mourais littéralement, je mourais. Juste je me suis arrêté dans le restaurant où vous avez dîné. On m’a dit: Mais ils viennent de partir. Oui, oui, impossible de vous rejoindre, vous étiez toujours à cinq minutes. Oh! pour rigolo, c’est rigolo, les records! Enfin je vous ai rattrapés, sans prendre le train.
Pendant cette avalanche, nous arrivions à notre hôtel, enfin! Il était une heure de la nuit.
VIII
EN TERRE ALLEMANDE
Willaume et moi, avions pris une chambre à deux lits, système assez commode pour deux hommes en proie aux mêmes fatigues, un peu aux mêmes émotions et tendant ensemble au même but. Notre heure de départ était toujours la même, six heures du matin. A cinq heures le garçon de l’hôtel nous réveillait.
Je restai un instant ahuri par suite de la journée très fatigante de la veille. Après dix minutes au moins de réflexion, je me décidai à me placer sur mon séant en travers du lit, la physionomie toujours dans un même état d’ahurissement complet, sans doute, car Willaume qui était déjà debout me dit en riant: «Quel air vous avez! Allons, il faut se lever, vous ne serez pas prêt pour le départ.»
Je dois faire ici un aveu: je suis souvent d’humeur assez maussade, le matin, à mon lever; affaire d’estomac évidemment, car cette particularité est fréquente chez les personnes qui souffrent de ce viscère rétif. Je répondis donc à l’ami Willaume:
—Ah! ma foi, nous partons à six heures, et il n’est que cinq heures et quart; j’ai le temps, ne vous occupez pas de ma personne, je serai prêt, soyez sans inquiétude.
C’est égal, quel métier de voleur! Plus de deux cents kilomètres chaque jour et à peine cinq heures de sommeil, c’est à vous faire tourner en bourrique. Au fait! c’est bien moi qui l’ai voulu, par tous les saints du Paradis.
Puis je retombai dans mon mutisme. Willaume était froidement inquiet.
—Et les autres, lui dis-je, est-ce qu’ils se lèvent, au moins?
—Mais oui, ils doivent être prêts, c’est sûr.
Il fallut sortir de ma torpeur.
Je sonnai le garçon afin de faire retomber sur sa tête l’agacement dans lequel je me trouvais. On eût dit vraiment que je pressentais les mésaventures auxquelles nous étions destinés dès le commencement de cette troisième et néfaste journée.
—Le chocolat est-il prêt? dis-je au garçon dès son arrivée pendant que je passais mes vêtements peu compliqués.
—Oui, monsieur, c’est tout prêt.
—Oui, c’est tout prêt, je la connais, et quand je descendrai, j’attendrai encore vingt-cinq minutes. Ecoutez, vous allez supposer que je suis habillé, que je suis descendu à la salle à manger et que je suis installé devant une table. On n’a plus qu’à me servir. Allez me faire servir. Et vous entendez ce que je vous dis, n’est-ce pas, vous avez entendu? Eh bien! je suis sûr que je poserai encore un quart d’heure avant d’être servi. C’est ce qui m’est arrivé, malgré de semblables recommandations dans tous les hôtels de France, de Navarre et d’Europe où j’ai eu le malheur de me trouver.
Après cette tempête de paroles, le garçon s’esquiva.
Quelques instants après je descendais en compagnie de Willaume. L’attente ne fut pas longue, je dois le reconnaître. La présence de Blanquies, déjà attablé, commença d’ailleurs à agir favorablement sur mes nerfs tendus ce matin-là outre mesure. Blanquies éclatait de rire parce qu’un des garçons écorchait quelques mots français et qu’un autre ne comprenait absolument rien à ce qu’il lui disait.
Le déjeuner terminé, tout le monde était à son poste.
Suberbie avait fait préparer les machines. On se disposa à partir. Nous étions au nombre de six. Châtel et Patin, nos deux entraîneurs, Blanquies, Willaume et moi et enfin Chalupa, le jeune tchèque, qui, on l’a vu, avait été fidèle au rendez-vous et qui était arrivé au déjeuner, prêt à se mettre en route avec nous.
A six heures précises, le signal du départ était donné. Notre étape devait être de deux cent cinquante-deux kilomètres. Suberbie allait naturellement prendre le train et nous comptions le voir à mi-chemin de notre étape, c’est-à-dire vers Herremberg, ou au plus loin à Stuttgard, que nous espérions traverser vers cinq ou six heures du soir.
Hélas, hélas! nous avions compté sans les défilés de la Forêt-Noire que je m’étais fait une joie de traverser, mais qui allait être la cause de nos principales mésaventures. Ce n’est que le lendemain soir, après une foule d’incidents, que je retrouvai Suberbie à Ulm, ainsi que mes principaux compagnons de route.
Peu de monde dans Strasbourg à six heures du matin. La traversée fut courte.
Nous venions de quitter la ville et déjà on arrivait à la porte des fortifications, quand une sentinelle nous inonda de son baragouin allemand. Je n’y compris rien du tout, comme de juste, mais nous avions d’excellents interprètes. Châtel, l’Alsacien, me dit qu’il fallait descendre de machine durant la traversée de la zone militaire. On s’exécuta. La zone franchie, ce ne fut pas long, on se remit en selle.
Etant arrivés la veille à onze heures du soir à Strasbourg, nous n’avions pas encore vu de troupes allemandes. A peine remontés sur nos machines, j’aperçus, à deux cents mètres devant moi, un escadron prussien. Il fut rejoint en quelques instants.
Il s’avançait dans le même sens que nous, dans la direction du magnifique pont de Kehl, sur le Rhin.
Comme l’escadron allait au grand trot, on le suivit durant quelques minutes; mais bientôt la poussière soulevée par les chevaux nous gêna beaucoup, et bien que l’espace resté libre sur la route fût fort restreint, je priai Châtel, l’homme de tête, de forcer l’allure et de doubler l’escadron, ce qui fut exécuté aussitôt.
On longea donc le flanc de la troupe. En passant ainsi tout près de cette cavalerie allemande, malgré moi je la considérai longuement, en proie à des sentiments que tous mes compatriotes comprendront. Je ne pouvais détacher mes regards de ces soldats que jeune témoin des sanglants désastres de la dernière guerre, j’avais si souvent revus en des songes affreux.
C’étaient de solides gaillards qui nous regardèrent d’ailleurs sans surprise, mais plutôt avec un air de profonde pitié.
Peu à peu les premières pensées qui m’avaient assailli, s’effacèrent, et, en moi, le cycliste reparut.
Je fis un rapprochement entre cette lourde cavalerie et la nôtre, entre ces énormes chevaux et nos rapides et frêles bicyclettes.
«C’est égal, pensai-je, le cyclisme est peut-être la cavalerie de l’avenir, mais nous n’y sommes pas encore. Je vois mal ces gaillards balourds avec leurs armes pesantes sur les fines gazelles d’acier. Non! non, nous n’y sommes pas encore.»
Nous arrivions en tête de l’escadron. Je contemplai un instant, l’officier qui le commandait.
Il était formidable!
En nous apercevant il tourna légèrement la tête de notre côté. Oh! avait-il l’air, celui-là, de nous prendre en pitié!
Je me répétai aussitôt ma réflexion: «En voilà un, par tous les saints du ciel, que je vois mal sur une bicyclette. Ouf! quel homme! mais il l’écrabouillerait.»
Maintenant l’escadron était derrière nous. Le bruit sourd produit par le trot des chevaux s’effaçait peu à peu. Je continuai à ruminer cette même pensée: «Oui, certainement, il l’écrabouillerait...» quand, brusquement, comme je redressais la tête, un spectacle inouï, et à coup sûr inattendu, s’offrit à mes regards stupéfiés:
C’était, à trente mètres devant moi, épanoui en sa large carrure, l’air rayonnant et jovial, un énorme officier prussien à bicyclette.
A cette apparition, la rate de Blanquies se dilata avec la même virulence que celle des Athéniens quand ils virent le chien d’Alcibiade ayant la queue coupée.
—Oh! oh! oh! non, s’écria-t-il, c’est trop fort! Non, mais voyez-vous cet homme-là se promenant sur les boulevards, à Paris! Oh! oh! oh! mes côtes! mes côtes! j’en suis malade. Non! non! arrêtez-vous. Ils en feraient une tête les badauds! Non, mais, a, é, ou, u? comme dirait l’autre.
Et Blanquies se frappait la cuisse droite à coups redoublés, comme si ce geste devait calmer son fou rire impossible à contenir.
Notre désopilant compagnon riait encore, quand nous arrivons au magnifique pont de Kehl. Ici Châtel et Patin nous font une déclaration désagréable.
Patin nous annonce qu’il nous quitte parce qu’il est obligé de retourner à Metz où ses affaires l’appellent. Châtel nous abandonne également, car il ne se sent pas très bien disposé. Il va, lui, rejoindre Suberbie avec qui il voyagera, pour nous retrouver plus loin et nous entraîner, au besoin.
On se serre la main, puis la troupe réduite aux quatre compagnons, on se sent envie d’écrire: aux quatre mousquetaires, traverse le pont de Kehl, sur le Rhin; nous voici sur la véritable et antique terre allemande: nous sommes dans le grand-duché de Bade.
La route est déjà détestable. Ce sont de petits cailloux pointus sur lesquels on trépide d’une manière exaspérante. Déjà je ressens à la jambe droite une douleur qui ne devait plus me quitter et devait arriver à certains moments à un état aigu. A un croisement de routes, grand embarras. Un paysan est là. Chalupa, l’interprète, dont l’utilité se fait déjà sentir, demande notre chemin. Le paysan nous l’indique.
J’ai déjà appris comment on dit en allemand: mauvais chemin et je ne me fais pas faute de servir le mot au brave homme, qui trouve, lui, le chemin très ordinaire. Parbleu! il ne connaissait pas nos routes de France, lui.
Devant nous, à l’horizon, la montagne se déroule.
Nous arrivons sans encombre dans un coquet village; c’est Oberkirch; la machine de Chalupa s’est légèrement détraquée, et, comme la faim nous talonne déjà,—oh! elle talonne vite quand on marche à bicyclette,—nous faisons halte et, pour la première fois, nous pénétrons dans une auberge allemande.
Elle est d’une propreté admirable. L’air solennel et doctoral du patron excite le rire de Blanquies. Comme personne ne comprend le français dans l’établissement, il en profite pour se «payer la tête» des gens qui sont là et qui n’ont, à vrai dire, rien d’extraordinaire. Seul, le patron a une tournure singulière; un véritable docteur en Sorbonne, je l’ai dit.
Après quelques instants, un des clients que notre apparition a semblé intriguer au plus haut degré, après beaucoup d’hésitation a fini par s’approcher de nous. Il ne parle pas un mot de français, aussi il gesticule beaucoup; enfin il nous montre un journal sur lequel je m’empresse de jeter les yeux. Quoique ne comprenant pas moi-même un mot d’allemand, je devine ce dont il est question; le journal annonce tout simplement notre voyage à bicyclette de Paris à Vienne, et cet excellent homme, qui a lu cette nouvelle, se demande si nous sommes les voyageurs.
—Ya, ya, dis-je, en désignant la troupe; ce qui rend le client tout heureux. D’ailleurs Chalupa est là pour achever de satisfaire sa curiosité. Nous sommes prêts. En route.
Au village suivant, nous croisons une procession. Il n’en fallait pas moins pour mettre en joie Blanquies. Voici que son rire guttural se donne à nouveau carrière.
—Oh! oh! oh! Croyez-vous que ces malheureux en ont une couche sur leur cervelle. Mais regardez-les donc, les uns derrière les autres; où vont-ils comme ça, ces pauvres gens? C’est une maladie du cerveau.
Et le gavroche, déchaîné, dévisage chacune des personnes qui passent devant lui, en me faisant remarquer jusqu’à leurs moindres défauts physiques, ce qui a le don d’augmenter l’hilarité gouailleuse du Montmartrois, dont les hanches n’y tiennent plus.
Toutefois, comme ses réflexions sont naturellement faites dans une langue dont les braves campagnards ne sauraient comprendre un mot, ils peuvent croire que leur personne n’est nullement en jeu, et ils ne font pas la moindre attention à ce cycliste, dont le rire désordonné manque à un certain moment de le faire tomber dans le fossé, car nous avons dû naturellement nous ranger sur l’accotement pour laisser passer la procession.
Pour ma part, je dois le dire, je ne goûte que fort peu, en cette circonstance, les réflexions de mon compagnon, et je lui dis:
—Mon brave, ces campagnards sont peut-être d’une intelligence fort ordinaire, mais je ne vois guère que le fait d’aller en procession constitue un acte moquable, et si je fais quelques comparaisons entre les diverses espèces animales et la nôtre, je constate que les premières n’ont jamais l’idée d’aller ainsi, pour se rassembler ensuite dans un temple afin d’y prier un être supérieur. Si la faculté rudimentaire dont jouissent les animaux est de même nature que l’intelligence de l’homme, ce que je conteste absolument, il est une particularité que les animaux ne partagent pas avec l’espèce humaine: c’est celle de «l’idée religieuse». Et si un jour, mon brave ami, il vous était donné de voir des animaux rassemblés dans une enceinte et placés dans une attitude indiquant chez eux qu’ils rendent hommage à la divinité, vous feriez la réflexion diamétralement inverse de celle que vous avez émise tout à l’heure: vous manifesteriez votre stupéfaction de l’intelligence inouïe de ces animaux qui, comme les hommes, ont «l’idée du Créateur».
Cette dissertation n’a pas le don de convaincre le Montmartrois, qui se saisit de l’idée des animaux réunis et chantant les louanges de Dieu pour rire de plus en plus fort. Mais voici où le rire commence à me gagner à mon tour. Au moment où Blanquies, se livrant à une joie folle à l’idée des chiens réunis pour chanter des cantiques, commençait à gesticuler, patatras! il s’étale dans le fossé, les quatre fers en l’air. La procession était passée, heureusement pour lui.
La chute était d’ailleurs sans la moindre gravité. Rien, absolument rien, ni à l’homme, ni à la machine.
Nous continuons notre voyage vers Oppenau. La route est un peu moins mauvaise.
Il est près de neuf heures du matin. Nous sommes à environ cinq cents mètres d’Oppenau, lorsque se produit un incident absolument insignifiant en apparence; et pourtant c’est cet incident qui va être la cause de la plus fâcheuse mésaventure, de ma séparation d’avec mes compagnons de route et de ma perte pendant plus de six heures dans la Montagne-Noire à laquelle nous touchions. Si le lecteur veut savoir par quelle suite de circonstances inouïes j’ai pu me trouver séparé du groupe avec lequel je marchais, et comment j’ai pu le perdre, il l’apprendra au chapitre suivant.
IX
ÉGARÉ DANS LA FORÊT-NOIRE
Le caractère d’une froideur britannique de mon excellent compagnon Willaume ne s’était guère démenti, on l’a vu. Son obéissance était aveugle et muette. Qualité fort heureuse et qui était faite pour épargner bien des ennuis au cours d’un pareil voyage.
Et la meilleure preuve de la vérité de cette observation, c’est que Willaume, le pauvre Willaume, étant pour une fois sorti de son caractère, a été la cause première, mais bien innocente au fond, de l’incident qui allait nous séparer.
Cette séparation a paru si étrange, si singulière, si stupéfiante même à tous ceux qui, par les journaux, se tenaient au courant de notre voyage, elle a donné lieu à tant de commentaires, que je prie mon lecteur d’en suivre les détails, d’ailleurs très brefs, avec une scrupuleuse attention. On verra ainsi avec quelle simplicité peuvent se produire les événements les plus invraisemblables en apparence.
Nous voici donc en marche, Chalupa, Blanquies, Willaume et moi, vers la ville d’Oppenau, située au pied du mont de la Forêt-Noire.
A cinq cents mètres environ avant l’entrée en ville, je dis à mes compagnons: «Nous allons descendre à Oppenau afin de faire signer nos livrets.» Pour la première fois, Willaume, qui craint une trop grande perte de temps, glisse une observation fort naturelle, en somme: «Pourquoi faire signer nos livrets? dit-il; c’est inutile. Nous allons nous trouver en retard. Il vaudrait mieux ne pas s’arrêter.» Observation fort naturelle, dis-je, ou du moins qu’il lui était à coup sûr permis d’émettre; mais elle a cependant le don de me piquer un peu et je réponds vivement à mon compagnon: «Eh bien, puisque vous ne voulez pas perdre de temps, c’est bien; voici mon livret, partez en avant avec Chalupa, faites signer les livrets, et nous nous retrouverons dans Oppenau, que nous traverserons, Blanquies et moi, sans nous arrêter.» Willaume et Chalupa partent donc en avant, pendant que nous continuons tranquillement notre marche. Après quatre cents mètres environ, soudain nous apercevons, appuyées contre une maison isolée, un peu avant l’entrée dans Oppenau, les machines de nos deux amis: «Tiens, s’écrie Blanquies, ils sont allés là faire signer les livrets. Continuez votre chemin, je vais bien vite les prévenir que nous passons.» Et tandis que je pousse vers la ville, Blanquies descend et disparaît à son tour dans la maison isolée.
Ici, pour la clarté du récit, je dois ouvrir une parenthèse.
La ville d’Oppenau est, comme je l’ai dit, située au pied de la montagne. A cet endroit, la route venant de Strasbourg se divise en trois tronçons qui, tous trois, pour notre malheur, conduisent au même point, à Kniébis, en pleine Forêt-Noire. Cette ville de Kniébis est celle que mon itinéraire nous indiquait à la suite de celle d’Oppenau; car j’avais, avant de partir, dressé une liste des localités de quelque importance par où nous devions passer, système fort commode et dont je me suis toujours assez bien trouvé. J’avais déjà, naturellement, renseigné mes compagnons sur la ville où nous devions diriger notre marche, car j’étais le seul au courant de l’itinéraire, en ma qualité de chef de l’expédition.
Tous les quatre nous savions donc que, après Oppenau, nous avions à marcher sur Kniébis. Mais ce que nous ignorions totalement, hélas! c’est précisément que trois routes, au lieu d’une, pouvaient nous y conduire. Or, voici la situation de ces trois routes. La première, à droite, se détache de la route principale, avant l’entrée dans la ville d’Oppenau. C’est la plus longue et la meilleure; c’est, en réalité, celle que nous eussions dû prendre tous les quatre; les deux autres se trouvent à la sortie d’Oppenau, formant une fourche à angle aigu. De ces deux dernières, celle de droite est moins longue que la première, mais elle est plus mauvaise, c’est celle que prirent mes compagnons; enfin, la troisième, celle de gauche, qui est la plus courte, mais qui devient un vrai sentier à travers la forêt, est celle où je m’engageai, et voici comment le fait arriva.
Tandis que Blanquies était descendu pour prévenir Willaume et Chalupa de notre passage, je m’avançais avec une très grande lenteur à travers Oppenau, n’ayant pas aperçu la première route à droite, la vraie, que mes compagnons ne virent pas non plus, du reste. Je continuai ainsi mon chemin jusqu’à la sortie de la ville, où se trouve le croisement des deux nouvelles routes. En présence de ce croisement, je restai une minute hésitant, puis, comme je constatai que le fil du télégraphe suit la route de gauche, je me décidai et m’embarquai sur cette route; décision fâcheuse, car, s’il est imprudent de rester séparé de ses compagnons dans les voyages à bicyclette, l’imprudence devient une faute grave quand elle se produit à une bifurcation.
J’avais à peine fait cent mètres sur ma route qui, déjà, montait en pente raide, quand un scrupule me prit. J’interrogeai un paysan, tant bien que mal, moitié par gestes, moitié baragouinant deux mots d’allemand. Toute ma singerie voulait dire: «Suis-je bien sur la route de Kniébis?» Le paysan répondit nettement: «Ya, mein herr.»
Fatalité! car c’était exactement la même réponse qu’on allait faire à mes compagnons, sur l’autre route, celle de droite, et qui allait les pousser plus avant.
Il est certain qu’ici, ne voyant pas venir la troupe, j’aurais dû retourner en arrière. Mais pour quoi faire? pensai-je, puisque je suis sur la route de Kniébis. Tous les trois savent que nous allons sur cette ville, ils sont forcés d’arriver. Raisonnement tout simple pour moi, dans la conviction où j’étais que ma route était la seule conduisant à Kniébis.
Plusieurs fois, je me retourne. Personne. C’est vraiment un peu fort, je ne puis comprendre ce qui les retient.
Maintenant, c’est fini. La route, montant toujours, je ne veux pas perdre le bénéfice de ma peine, et je poursuis mon chemin.
Le spectacle est d’ailleurs magnifique. La forêt se déroule déjà à mes regards. Pourtant ma vive préoccupation m’empêche encore de jouir de la vue. J’interroge de nouveau un passant, toujours de la même manière. La réponse est affirmative. Je suis sur la bonne route. Je grimpe à coups de pédales lents et mesurés. Et je finis par me dire: Après tout, qu’est-ce que je risque? Du moment que nous nous rendons tous à Kniébis, nous sommes bien obligés de nous y retrouver. Ce sera le rendez-vous général. Il était dix heures trente environ. Temps magnifique toujours, mais orageux. Le ciel était d’un bleu foncé avec quelques gros cumulus cotonneux.
Je vais de l’avant sans me retourner davantage. Mon parti est pris. Je retrouverai mes amis à Kniébis.
De plus en plus je m’absorbe dans la contemplation du spectacle offert par la forêt, qui se développe en un gigantesque amphithéâtre. Bien nommée, cette forêt célèbre. Les hauts sapins, en un massif épais, paraissent d’un noir d’encre. Dans la vallée, au-dessous de moi, on entend, imperceptible, le bruit d’un cours d’eau qui roule dans la rocaille; quelques maisons isolées apparaissent çà et là, au milieu de terrains découverts; mais à mesure que j’avance, en gravissant la montagne, les massifs d’arbres vont s’épaississant. Le sol est superbe, heureusement. Les routes, on m’en avait prévenu, sont, paraît-il, magnifiques durant toute l’étendue de la Forêt-Noire. Suivant l’impression généralement ressentie dans les pays de montagne, plus je vais de l’avant plus les sommets se découvrant dans le lointain semblent s’élever. Maintenant le spectacle de cette forêt grandiose dont j’aperçois, des hauteurs où je me trouve, une formidable étendue, me plonge dans le ravissement.
Etait-ce donc, me dis-je, ce tableau merveilleux qui m’attirait, par un instinct secret, par une suggestion du beau, car si je ne suis pas sur le bon chemin et le rétrécissement de la route commence à me le faire croire, sans doute je n’eusse pas contemplé ce paysage des «Mille et une nuits».
Alors continuant mes réflexions, j’évoquai les souvenirs de mes lectures d’autrefois, lectures de romans dont les héros fabuleux accomplissaient leurs exploits dans ces monts fameux de la Forêt-Noire. C’est ici, me dis-je, en fixant mes regards ardents sur cette forêt titanique, le théâtre de ces héroïques légendes dont la littérature de l’Allemagne est remplie. Je le vois, je le contemple, je le touche. Et en quelles circonstances?
Où sont mes compagnons, pensai-je tout-à-coup, que doivent-ils dire? Quelle doit être leur inquiétude?
Tout est désert. Je continue ma marche en avant. La forêt, ai-je dit, se présentait à ma vue en gigantesque amphithéâtre; je m’avançais en suivant le flanc de l’une des chaînes vers le fond du demi-cercle ainsi formé par ce vaste massif montagneux. La route s’étant fort aplanie, il était évident que j’allais me heurter à ce fond noir qui se dressait d’une vertigineuse hauteur. Comment franchir cette muraille, pensai-je. Quelle côte, juste ciel! doit-il y avoir là. Si c’est ici la route royale de Paris à Vienne, je veux bien que tous les crabes de l’Atlantique me déchirent l’épiderme pendant plusieurs tours de cadran. Je m’enfonce de plus en plus dans cette forêt infernale, et je n’aperçois devant moi que de vertigineux sommets.
Mais je ne désespère pas. J’avance toujours: «Enfin, on m’a dit pourtant que j’étais sur la route de Kniébis. J’y parviendrai bien puisqu’on m’a fait comprendre que je n’avais qu’à continuer.»
Le chemin était vraiment magnifique comme sol; il était de la largeur d’un de nos chemins vicinaux. Je le suivais donc allègrement, me disant: tant que je puis rouler avec facilité, rien de perdu. Et je roulais avec une aisance d’autant plus grande que cette route était devenue à peu près plane et par endroits était en pente descendante. Elle se dirigeait vers la muraille sombre, comme une voie ferrée vers un tunnel.
Soudain, comme j’arrivais au pied de la chaîne en fer à cheval, un spectacle inattendu se présenta. La route s’arrêtait net. Et à sa place s’étalait, bien en rapport avec ce pays de légendes antiques, un chantier de rochers où, vrais fils des vieux Teutons, des ouvriers à taille d’hercule, travaillaient.
Je contemplai, stupéfait, l’aspect de ces lieux. A mon flanc gauche, se dressait la montagne; devant moi, le chantier de rochers et par delà le chantier un torrent qui se canalisait en un ruisseau assez large mais peu profond, qui coulait à ma droite. Au-dessus du torrent, un pont de bois. C’était ce pont misérable qui évidemment formait la suite de la route. Oh! ce pont formant la route de Paris-Vienne! Enfin, tout à fait à main droite, de l’autre côté du ruisseau, mais sans que le moindre pont en permît les approches, un chemin commençait, se dirigeant vers l’autre chaîne de montagnes. Le chemin que j’avais suivi se divisait donc en deux parties: la première devant moi continuait à travers les rochers par le petit pont de bois situé au-dessus du torrent; la seconde se trouvait de l’autre côté du ruisseau, à main droite, et allait se perdre dans la forêt.
En présence d’un pareil tableau: Impossible, me dis-je, oui, impossible que ma route soit celle de droite, puisque j’en suis séparé par un ruisseau torrentueux. Sans doute je pourrais, de rocher en rocher, arriver à franchir cette passe dangereuse, mais je ne suppose pas que le commun des mortels consente en général à se soumettre à cette émouvante acrobatie. Mon chemin véritable est en face, évidemment.
Notez que toutes ces réflexions furent faites en un clin d’œil, et que quelques secondes s’étaient à peine écoulées, lorsque, ces idées ayant roulé dans ma cervelle j’interrogeai l’un des ouvriers qui travaillaient au milieu des rochers. Ce ne fut pas une question, ce fut, comme à l’ordinaire, un glapissement germanico-chinois qui signifiait: Suis-je bien sur le chemin de Kniébis? Les travailleurs de la forêt me regardaient tous d’un air beaucoup plus surpris par mon langage étrange que par ma tenue de cycliste. La bicyclette, ils avaient déjà vu ça, c’était certain, mais à mon langage bizarre, oh! non, ils ne comprenaient rien. Ils continuaient à me considérer comme un enfant contemple un animal sorti brusquement de sa cachette et qu’il ne connaît pas encore. Ils semblaient dire: Enfin, que diable nous baragouinez-vous là?
Tout à coup l’un de ces hommes à l’aspect rude mais bon enfant, entendant le mot Kniébis, Kniébis, répété à plusieurs reprises et accompagné d’un geste significatif, finit par comprendre et répondit: Ya, ya, me désignant d’un geste, lui aussi, le petit pont de bois situé au-dessus du torrent.
Alors, je n’hésitai pas une seconde. Je m’emparai de ma machine et, marchant de rocher en rocher, je franchis le chantier pour aboutir à la passerelle étroite d’où l’on pouvait voir les eaux mousseuses de la cataracte se précipiter par le ruisseau dans la vallée.
Maintenant, le pont franchi, ce n’était plus une route, mais un sentier de chamois, longeant le flanc de la montagne rocheuse. Obligé d’aller à pied, inutile de le dire. Le sentier s’allongeait entre deux chaînons élevés et j’étais comme au fond d’un entonnoir d’où j’apercevais, fort au-dessus de moi, la voûte céleste d’un bleu foncé. Le sentier étroit, allait se rétrécissant toujours. Brusquement, il cessa, et mon chemin, qui déjà avait changé d’aspect, se transforma une seconde fois. Je me trouvai en présence d’un escalier de bois vermoulu.
Retourner en arrière? Non, je me suis trop avancé, il faut poursuivre. Je pris résolument ma légère bicyclette, ma chère petite compagne sur les épaules et je commençai l’ascension.
Je gravis lentement ces escaliers de bois, la machine sur mes épaules, non sans une certaine inquiétude, car j’entendais le torrent gronder au-dessous de moi, et pour avoir voulu me pencher au-dessus de la faible rampe de l’escalier, je fus pris d’un dangereux vertige. Je m’arrêtai une seconde pour reprendre haleine, la main gauche contre le rocher et la main droite soutenant la machine. Je relevai la tête. Une faible étendue de ciel bleu couronnait les arbres de la forêt, et perdu dans l’azur foncé, j’aperçus un aigle planant en spirales au-dessus de la montagne. Une seconde fois j’abaissai le regard vers le torrent: «Grand Dieu! me dis-je, pris d’un frémissement, si j’allais, saisi par le vertige, me fracasser le crâne dans ces rochers, que diraient-ils là-bas, dans mon cher pays de France, tous ceux qui suivent les péripéties de cette étrange expédition? Retrouverait-on jamais mon cadavre roulé par le torrent et que l’oiseau vorace, là-haut, semble épier?»
Je me disposais à continuer l’ascension quand je vis venir un habitant de ces lieux, sans doute. Il avait la physionomie intelligente et le regard vif; une mise de bon petit commerçant. Il ne parut pas très surpris de me rencontrer. Les progrès de la vélocipédie ont amené des cyclistes partout. Interrogé, il répondit, comme les autres, en me désignant d’un geste le sommet de la montagne. Il me fit comprendre que je n’en étais pas très éloigné.
Encore quelques instants et me voici à la dernière marche. Un tableau digne des rêves d’Abou-Hassan se découvrit à mes regards. C’était, encadré par les arbres de la forêt, un jardin d’une délicieuse fraîcheur. Des corbeilles d’où les fleurs débordaient s’étageaient sur la pente de la montagne. Je vis à la distance où j’étais, un entrelacement de géraniums, de pétunias, de jacinthes et de lauriers-roses, avec çà et là des rosiers de Bengale et au centre un bassin semé de nénuphars. Au fond du tableau, un vaste chalet à l’aspect régulier des maisons parisiennes. Je traversai ce féerique Eden, et je me retrouvai cette fois sur une route assez large et très montante. L’ascension continuait. Je dus aller à pied et parvins à un vaste carrefour d’où s’éloignaient six chemins en forme de soleil. J’y rencontrai un bûcheron et sa femme.
—Kniébis? demandai-je.
Le bûcheron fit un geste empreint d’une superbe indifférence et me montra l’un des chemins. Hélas! c’était bien fini. J’étais complètement égaré.
Le bûcheron voulut-il me tromper, ignorait-il lui-même la route véritable? Je ne sais, mais j’étais perdu, et bien perdu.
Le chemin qui m’était indiqué par l’habitant de la forêt descendait le flanc opposé de la montagne. Me voici maintenant sur ma machine qui a retrouvé ses ailes et roulant à une vertigineuse vitesse. Je vais trop vite même; parfois je suis obligé, par une manœuvre difficile, de retenir vigoureusement en faisant frein dans les cailloux pour ne pas emballer. Je fais ainsi plusieurs kilomètres tandis que de nouveaux panoramas de cette forêt immense se déroulent à ma vue. Il est midi; je meurs de soif et de faim. Au fond de la vallée, je rencontre au centre d’une large clairière, illuminée par le soleil à son zénith, une auberge. Un paysan travaille devant la porte.
«Je vais enfin éclaircir la situation, pensai-je; il faut que je sache où j’en suis. Dussé-je employer un quart d’heure à m’expliquer avec cet homme, j’arriverai bien à savoir où j’en suis.»
Alors, m’approchant du brave, je commence mon baragouin, accompagné de gestes désespérés. Une idée me vient, d’ailleurs. Je savais que la ville où nous devions nous rendre après cette damnée Kniébis était Frendenstadt. Alors, pour plus de clarté, je demande où se trouvent Kniébis et Frendenstadt, deux noms qui paraissent tout de suite éclairer le cerveau de mon interlocuteur, car il fait un geste de vif étonnement en me disant ce que je traduis ainsi: «Ah! mon pauvre monsieur, mais vous en êtes loin.» Et il me désigne l’autre flanc de la montagne par où je suis venu. Il faut rebrousser chemin. Et il est midi.
Ce coup violent m’enlève toute envie de manger mais non celle de boire. Je pénètre dans l’auberge où une ravissante jeune fille, fort surprise à l’aspect de l’étranger, me sert une chope de bière qu’en la circonstance présente, je trouve tellement exquise que jamais nectar servi aux dieux de l’Olympe ne pourrait être comparé à ce breuvage. Mais je suis pressé de partir. Je salue la jeune nymphe de ce lieu bienfaisant et reprends la route que je venais de descendre à toute vitesse.
Pendant cette montée faite en proie aux sentiments les plus divers, sentiments d’inquiétude surtout à cause du retard occasionné par cette singulière aventure, dont je n’entrevois pas encore la fin, je rencontre un brave homme, seul dans sa carriole et qui descend vers la vallée. A ma vue, il semble me reconnaître.
«Quoi, me dis-je, qu’est-ce qui se passe? Est-ce qu’au milieu de la Forêt-Noire, je me trouverais en pays de connaissance? Qu’est-ce qu’il a cet inconnu? Par la barbe du grand saint vélo, il me reconnaît, oui, sans aucun doute.»
L’homme à la carriole continuait ses gestes de vive surprise en me dévisageant.
Je m’approchai alors, et, moi aussi je le reconnus. C’était le noble étranger que j’avais croisé sur l’escalier de bois au-dessus du torrent, dans la montagne. Il semblait me dire: «Comment, malheureux, mais vous en êtes encore là? Oh! mais, vous vous êtes donc totalement trompé?»
Alors il s’efforça de me remettre dans la bonne voie en m’indiquant, avec sa montre, que j’en avais pour une heure et demie de chemin.
Une heure et demie de chemin, me dis-je! Délicieux, vraiment! Mes pauvres compagnons, dans quel état de mortelle inquiétude doivent-ils être? Voilà un record, certes, qui n’est pas ordinaire.
Je prends congé de mon hôte sympathique et, poursuivant la montée, je me retrouve au carrefour-soleil où le bûcheron m’avait si gaillardement trompé. Il n’y était plus, le damné compère. A sa place, un vieillard accompagné d’une fillette d’une dizaine d’années conduisait une charrette à bœufs.
Consulté sur le chemin de Kniébis, le nouveau personnage m’indiqua une autre des nombreuses voies qui s’éloignaient du carrefour en ajoutant une foule d’explications auxquelles, hélas! je ne pus absolument rien comprendre.
Le sol était bon, j’enfourchai de nouveau ma machine et je m’élançai en avant.
J’étais irrémédiablement perdu en pleine forêt; plus rien comme point de repère, nul poteau, nulle borne, nul être humain pour me renseigner sur ma route. La voie, toujours très véloçable, n’était plus réellement qu’un sentier, assez large il est vrai, mais pas assez cependant pour pouvoir prendre le nom même de chemin vicinal; c’était une sorte d’allée assez semblable à celles de nos jardins publics, je parle des plus étroites, de celles réservées aux seuls piétons. Un dôme épais d’un vert sombre la recouvrait. Certes, si l’inquiétude, qui allait maintenant jusqu’au tourment moral, si la soif redevenue ardente et la faim ne m’avaient en ce moment bouleversé, j’aurais pu me dire un heureux mortel en présence de spectacles naturels aussi beaux et qui eussent à eux seuls justifié un voyage comme le nôtre.
J’allai longtemps le long de cette allée ombreuse; les minutes semblaient des heures.
Soudain, une nouvelle clairière, avec croisement de sentiers, apparut. Une tente y avait été dressée et sur une sorte de banc de pierre assez mal équilibré deux hommes et une femme, assis, procédaient à un maigre repas. Leur aspect? celui de mendiants, comme nous en voyons dans nos campagnes françaises aux abords des villages.
Pas le moindre mouvement de leur part à la vue de ce cycliste étranger tombé brusquement au milieu de leur domaine. Je les interrogeai. Pas de réponse; un instant, ils me dévisagèrent, et ce fut tout.
J’aurais pu à coup sûr ressentir quelque crainte en présence de ces êtres à l’extérieur peu catholique, au milieu de cette forêt, et il est certain qu’ils eussent pu me faire disparaître de la scène du monde sans que nulle justice humaine songeât à leur demander compte de cette disparition; en effet, je m’assurai bien de la présence de mon revolver dans la poche de mon dolman, et à portée de ma main. Pourtant, je fis le geste sans conviction, car à vrai dire, je n’étais pas réellement inquiet sur les intentions des trois habitants de ces lieux solitaires à mon sujet.
Je me décidai à user, vis-à-vis d’eux, du procédé interrogatoire déjà employé avec les autres indigènes rencontrés depuis notre arrivée sur le sol étranger. Ils commencèrent par me considérer absolument comme une bête curieuse, moins curieuse sans doute par sa forme extérieure que par sa manière d’articuler des sons. Voyant que je n’obtenais pas plus de réponse que si je m’étais adressé à un tronc d’arbre de la forêt, je renouvelai ma pseudo-pantomime en accentuant les gestes et en augmentant l’intensité des sons émis par mon gosier teutonisant. Les trois personnages parurent avoir compris, car ils s’entre-regardèrent comme pour se consulter, mais en conservant toujours leur air de profonde indifférence, presque de mépris.
La consultation ne les avait pas beaucoup éclairés; pendant quelques secondes, et avant de me faire part du résultat de la délibération, ils s’interrogèrent encore du regard. Enfin l’un d’eux finit par m’indiquer l’un des deux sentiers vers lequel je partis aussitôt, en saluant mes hôtes singuliers.
Maintenant, je ne conserve plus aucun espoir de me retrouver à Kniébis, car à mesure que j’avance les chemins, les sentiers, se croisent et s’entre-croisent. Je prends l’énergique résolution de rouler droit devant moi, toujours droit, en me disant: «Quand toutes les divinités de ces bois sauvages me voudraient mal de mort, j’arriverai bien dans un lieu habité. Alors je me ferai définitivement éclairer sur ma route et au besoin je paierai un guide pour me tirer de ce mauvais pas. En avant.»
Et je roulai à toute vitesse. Combien de kilomètres ai-je parcourus, je l’ignore. Mais en proie à la faim la plus ardente,—il était une heure et demie, et j’étais égaré dans cette forêt depuis neuf heures et quart du matin,—aux tourments les plus vifs sur les résultats de mon voyage, je roulais avec la rage du désespoir et sans plus me préoccuper des bifurcations rencontrées tantôt à droite, tantôt à gauche.
Soudain, un vrai coup de théâtre se produisit.
Ayant roulé toujours devant moi, dans la direction que l’on m’avait indiquée comme étant celle de Kniébis, je me demandais à quelle distance je pouvais bien être de mon point de départ, lorsque tout à coup, un spectacle inattendu s’offrit à mes yeux, spectacle qui provoqua chez moi évidemment la même sensation que durent ressentir ceux qui, croyant la terre plate et allant toujours devant eux, se sont brusquement retrouvés à leur point de départ. La route que je suivais brusquement s’arrêta net, coupée par un ruisseau, et de l’autre côté du ruisseau m’apparut le chantier de rochers où les ouvriers à la taille d’hercule continuaient leurs travaux. Ainsi, je revenais par cette route que j’avais aperçue en arrivant d’Oppenau, en même temps que le petit pont de bois bâti sur le torrent, et que je n’avais pas voulu prendre en me disant: «Il est impossible que l’on oblige le commun des mortels à franchir ce cours d’eau pour se retrouver sur la route.»
On juge si, en présence de ce tableau, j’éprouvai, moi, une minute d’hésitation. Je m’emparai de ma machine et m’élançai dans le ruisseau, où de rocher en rocher, jetant devant moi ma pauvre et fidèle Gladiator, afin de ne pas m’inonder, me heurtant, trébuchant, m’écorchant, je pus sortir enfin de cette magnifique mais infernale partie de la forêt. Reprenant alors la route déjà parcourue et que je connaissais maintenant, je roulai à une vitesse folle vers mon point de départ, vers cette ville d’Oppenau où s’était produite la malheureuse séparation d’avec mes braves camarades, et où j’arrivai à deux heures et demie de l’après-midi.
X
KNIÉBIS, LA VILLE MYSTÉRIEUSE
Quand je me retrouvai dans la ville d’Oppenau, j’éprouvai un soulagement facile à comprendre, mais mon énervement n’en resta pas moins très vif à cause du désir ardent que je ressentais de m’élancer bien vite à la suite de mes compagnons et de tâcher de regagner, dans la mesure du possible, le temps perdu.
J’entrai donc dans le premier hôtel venu; mais hélas! comment me faire servir promptement dans un lieu où il m’était impossible de me faire comprendre, et où je ne pouvais saisir un mot de ce que la patronne de l’établissement me disait? Car j’étais absolument seul dans la modeste salle où je m’étais présenté, une salle de café plutôt que d’hôtel, et la patronne était seule aussi, ce qui s’explique parfaitement vu l’heure singulière à laquelle je me faisais servir à déjeuner. J’étais en proie à une agitation fébrile, et c’était chez moi un effroyable salmigondis de gestes, de signes, de mouvements épileptiques et de sons inarticulés.
L’excellente dame que le hasard mit ainsi en rapport avec moi était pleine de bonne volonté et, en réalité, elle ne fut pas longue à comprendre l’objet de mes désirs, car dans tous les pays du monde, il n’est nul besoin de gestes compliqués pour exprimer que l’on aspire à satisfaire son appétit, tant au point de vue de la faim que de la soif. Mais c’est quand je voulais lui expliquer la situation où je me trouvais et combien j’avais peu de temps à consacrer à la réfection de mon estomac, que la difficulté était insurmontable. Mes mouvements épileptiques ne lui disaient rien. Enfin je fus servi.
Pendant mon déjeuner précipité, un client arriva. Il ne comprenait toujours pas le français; pourtant j’arrivai assez vite à le mettre au courant de la situation, et lui-même parvint à me faire comprendre, détail que je ne sus qu’à ce moment, que trois routes conduisaient d’Oppenau à Kniébis, et que si je voulais prendre la plus longue et la meilleure, je devais prendre celle qui se trouve à l’entrée de la ville et dont j’ai parlé au début du chapitre précédent.
Je profitai également de ma présence dans l’hôtel pour donner de mes nouvelles à tous ceux qui n’allaient pas tarder à apprendre ma mésaventure.
Je pensai bien à envoyer un télégramme à Suberbie, car à mes compagnons, il n’y fallait pas songer. Où étaient-ils? à quel hôtel descendraient-ils? Mais, hélas! à Suberbie lui-même je ne pouvais rien dire. Par un oubli incompréhensible nous nous étions séparés à Strasbourg sans nous donner le nom de l’hôtel où il devait descendre à la fin de l’étape.
Alors je me tins le raisonnement suivant que la suite des événements devait pleinement justifier: «Suberbie et mes compagnons continueront, malgré mon absence, à envoyer des télégrammes au journal le Vélo. De mon côté, je vais télégraphier au Vélo où je suis et ainsi ce journal, sachant la position respective de chacun de nous, servira d’intermédiaire et pourra renseigner Suberbie; c’est ce qui arriva.
J’envoyai aussi un télégramme à ma famille qui se trouvait à Marseille, afin que lorsque les journaux raconteraient ma perte dans la Forêt, elle fût déjà au courant de l’heureuse issue de l’aventure. C’est également ce qui arriva, de point en point, sans quoi on juge de l’inquiétude où elle eût pu se trouver, malgré le caractère un peu drôlatique de l’histoire; mais c’est un point sur lequel une mère ne saurait s’arrêter en présence du moindre danger possible pour l’un des siens.
Toutes ces opérations terminées, je pris congé de mon aimable hôtesse et je quittai définitivement cette fois la ville d’Oppenau, non sans avoir pris la précaution de me faire conduire par un jeune garçon du pays sur la route même qui m’était indiquée. Il était trois heures et demie environ. La route était belle et le temps toujours magnifique. Je pus donc calmer mon système nerveux en pédalant à toute vitesse vers Kniébis. J’avais encore une fois à franchir la montagne à travers la forêt, mais je n’avais plus aucun doute sur le chemin à suivre, d’autant que ma route était d’une largeur rappelant les plus superbes de nos routes nationales françaises. Longtemps je pus rouler sur ma machine, car la pente était faible encore; mais elle ne tarda pas à s’accentuer et force me fut d’aller à pied.
Cette fois plus de variations dans l’inclinaison du terrain: c’était une côte de douze kilomètres que je dus faire à pied, sans que le moindre adoucissement de la pente me permît même un repos de quelques instants sur ma bicyclette et par suite une accélération du mouvement.
Jamais, je crois, marche ne me fut plus pénible. Pas de préoccupations de route, heureusement, mais obligé d’aller avec une énervante lenteur pendant deux heures et demie qui me parurent des siècles, quel énervement!
De temps à autre un passant, un bûcheron, un cantonnier rencontréssur mon chemin m’annonçaient les kilomètresqu’il me restait à faire pour parvenir au sommet de la montagne. Hélas! jamais ce sommet n’arrivait. Ma situation était à ce moment douloureusement compliquée d’une souffrance de l’estomac, causée par le retard apporté à mon déjeuner à la suite de mes mésaventures. J’en étais à me dire: «Arriverai-je jamais au sommet de cette montagne que je voue de toute mon âme aux dieux infernaux? Fatale montagne, forêt méphistophélique, cause de tout le mal. Et cette ville maudite, cette ville de Kniébis, je n’y parviendrai donc pas? Je la croyais à vingt kilomètres d’Oppenau, nous devions y arriver à dix heures ce matin; il est quatre heures de l’après-midi et je n’y suis pas encore. J’ai tourné autour d’elle, là-bas, dans ce labyrinthe inextricable; oui, j’ai dû l’approcher, à quelques centaines de mètres peut-être, qui sait? et je n’ai pu l’atteindre. Quel esprit animé de toutes les haines des anges déchus a donc juré de dérober à ma vue cette ville damnée?»
Et je montais toujours, en proie à ces réflexions bizarres, traînant la jambe et poussant ma petite Gladiator. Ainsi que dans les Vosges, la route montait en lacets; il y en avait toujours.
Le murmure d’une source attira mon attention; je m’arrêtai, bus à longs traits, m’inondai le visage et les mains. Ce fut une résurrection, mais il fallait monter sans fin, monter encore, monter toujours. Une charrette passa, descendant la montagne. J’étais en proie à des sentiments si affreusement pénibles, à un malaise physique si insupportable qu’un instant, la pensée me vint de demander au charretier la permission de me jeter dans sa charrette pour retourner encore une fois vers Oppenau. «Mais non, mais non, me dis-je, dans un moment de réaction, cette marche endiablée aura une fin. Du courage! Par la barbe des sapeurs de la Grande Armée, qui jadis franchirent cette forêt obscure, je parviendrai au sommet et à cette ville de Kniébis, où le diable en personne doit habiter, c’est certain.»
Je montais à pas lents. Un cantonnier m’assura que j’en avais encore pour cinq kilomètres. Hélas! la côte se déroulait toujours, tandis que le soleil s’abaissait à l’horizon.
J’étais bien sur la route de Kniébis, nul doute à ce sujet; un dernier cantonnier, rencontré au moment où la voie s’aplanissant m’annonçait enfin que j’arrivais au sommet de la montagne, me le déclara très clairement. Même, ce qui acheva de rendre à mon âme affaissée toute son ardeur, une borne kilométrique m’apparut, sur laquelle, pour la première fois depuis ma séparation d’avec mes compagnons de route, se détacha en lettres magnifiques, oh! combien magnifiques elles me semblèrent, ce mot: Kniébis.
Je m’élançai, ressuscité, en proie à une folle ardeur, sur ma frémissante machine; en quelques coups de pédale, j’arrivai au centre d’une immense clairière en forme d’esplanade où s’élevait un vaste bâtiment de gardes forestiers, sans doute. J’étais bien au sommet. En effet, au delà de l’esplanade, devant moi, j’aperçus la route qui commençait à suivre une pente descendante. Je m’y élançai aussitôt, les mains placées au milieu du guidon, au sommet de la direction, dans une position analogue à celle du jockey au moment où le cheval va prendre son élan.
J’ai dit, je crois, qu’après Kniébis la ville que j’avais à traverser se nommait Frendenstadt. Or voici ce qui arriva, événement fort explicable sans doute, mais qui après tout ce que j’ai rapporté dut, tous le comprendront, me paraître absolument extraordinaire et sembla justifier toutes mes imprécations sur cette ville de Kniébis que j’accusai d’être la ville du diable.
Je m’élançai donc vers la route descendante que j’avais aperçue, la seule existante, du reste, et qui faisait suite à celle par où j’étais arrivé; une nouvelle borne kilométrique m’apparut portant le nom de Kniébis à un kilomètre.
«Cette fois, pensai-je, ce séjour infernal, je le tiens.»
Je continuai ma route à grande vitesse. J’allai quelque temps ainsi, je traversai une nouvelle clairière où se produisit un petit événement que je rapporterai tout à l’heure, puis une nouvelle borne m’apparut. Cette fois, la borne kilométrique portait «Frendenstadt» à dix kilomètres.
«Pour le coup, me dis-je, c’est trop fort. Ainsi Kniébis est passé, et je n’ai rien aperçu. Quand je disais qu’un génie malfaisant voulait dérober cette ville à ma vue!»
Et je poursuivis ma route sans avoir vu cette ville mystérieuse. Mais, comme si le diabolique devait remplir cette partie de mon voyage, en réfléchissant, je calculai, d’après les bornes kilométriques, que la position de Kniébis avait dû être juste à l’endroit de la clairière où s’était déroulé le petit événement auquel j’ai fait allusion, et que le chapitre suivant va faire connaître. Sans doute un chemin de traverse partant de là devait conduire à Kniébis qu’un simple rideau d’arbres cachait, je le suppose, à mes regards.