A vol de vélo : $b De Paris à Vienne
XI
LE BARBET DU DOCTEUR FAUST OU LA MORT DE MÉPHISTO
Lorsqu’un homme a subi une foule de mécomptes, qu’il s’est vu contrarié par un mauvais sort acharné à le poursuivre, et que soudain il voit arriver la fin de ses ennuis, il se produit en lui une détente immense qui transforme son être, mais il lui reste comme une sorte de rancune contre la destinée, oh! une rancune de peu de durée, il est vrai, mais à laquelle il faut toutefois laisser le temps de se dissiper, sans quoi l’homme la dissipera lui-même en exerçant sa vengeance contre celui, celle ou ceux qu’il croira les auteurs de ses maux.
Dans les mésaventures successives qui avaient traversé mon odyssée depuis mon entrée en Allemagne, ne m’étais-je pas pris à invectiver un prétendu mauvais génie accroché à moi comme à sa proie? Dans les tourments de l’âme, on est si aisément disposé à personnifier le sort adverse, en se le représentant comme un ennemi personnel! Il semble qu’ainsi on puisse se mieux soulager en le prenant directement à partie comme on le ferait avec une créature vivante, ou en tirer, le cas échéant, plus sûrement vengeance.
Tel était donc mon état d’esprit au moment où, arrivant à la crête de la montagne, je compris que mes démêlés avec la Forêt allaient finir; et, quand je commençai à descendre, j’achevais mentalement de lancer à mon ennemi inconnu mes dernières invectives.
Tout à coup, juste au moment où je débouchai dans la clairière où la mystérieuse Kniébis devait se trouver, suivant l’idée que je m’étais faite de sa position, et comme si les pensées dont j’étais plein devaient recevoir leur justification, tout à coup, dis-je, apparut devant moi une créature que ma colère devait naturellement me prédisposer à considérer comme l’incarnation de mon mauvais génie.
Sans doute, dans cette patrie du grand poète Gœthe, l’animal qui, sortant d’un fourré, se dressa devant moi, dut m’apparaître comme le barbet dans le cabinet du docteur Faust, barbet qui n’était autre que Méphistophélès; le diable en personne.
Ce chien malencontreux tombé juste sur ma route dans un pareil moment! Quel sort fâcheux! J’ai dit déjà que la race canine était l’ennemie née des cyclistes. Un représentant de cette race est déjà mal venu quand on voyage à bicyclette. Que dire de celui-ci dans une semblable occurrence?
Dès que je l’aperçus, ce fut une explosion: «Ah! le voilà, m’écriai-je, le génie infernal qui en veut à ma personne; mais c’est lui, c’est le diable en chair et en os! Et voyez c’est un barbet; par tous les chiens de cette forêt ténébreuse, est-ce qu’il va m’apparaître, comme à l’amant de Marguerite, sous les traits de Méphisto? Oui, c’est lui, la cause de tous mes maux. Approche, approche, bête digne de tous les supplices inventés par la fertile imagination du poète florentin, je t’attends.»
Mais le nouveau Méphisto n’avait nul besoin de mon appel pour accourir vers moi. A vrai dire le prétendu «satanisme» de ce malheureux chien ne pouvait naturellement suffire à me le faire considérer comme un ennemi, et bien que son seul caractère de chien aboyant eût été un motif autrement sérieux de m’exciter contre lui, je n’eusse cependant pas encore cédé à l’envie de le traiter en ennemi dangereux, si par son attitude il n’eût justifié ma résolution.
Il s’élança vers moi, dis-je, et s’acharnant après mon innocente personne, il ne voulut pas me lâcher, il semblait furieux.
Je l’ai dit, ce chien tombait tout à fait mal. Vraiment on eût dit qu’il tenait à justifier mes imprécations et que, possédé du diable, il voulait arrêter sa proie prête à lui échapper.
Alors, après avoir essayé vainement de l’éloigner, je signai son arrêt de mort.
«Qui que tu sois, pensai-je, en entendant les aboiements enragés du barbet méphistophélique, un mauvais génie de cette mystérieuse forêt, un bandit dont le dieu de la métempsycose cache sous tes traits l’âme damnée, ou le diable en personne, qui que tu sois, dis-je, chien, femme ou démon, tu vas mourir.»
Et ce disant, je me saisis de mon revolver, arme dont je ne me sépare jamais, surtout dans des expéditions lointaines. Je m’assurai qu’il était chargé.
Pour bien frapper un chien lancé à votre poursuite quand vous êtes à bicyclette, il faut qu’il coure à votre droite, surtout pour ceux qui, comme moi, tiennent plus aisément leur guidon de la main gauche. Ayant le revolver à droite, l’animal courant du même côté se trouve à bout portant. Justement il courait sur ma gauche.
J’attendis un instant pour voir s’il changerait de côté, attente dont j’eusse pu me dispenser, que je donnai à mon ennemi comme dernière minute de grâce, et que je signale enfin aux nombreux amis de ce gardien fidèle de l’homme, pour leur montrer que je ne me laissai pas entraîner par une cruauté irréfléchie.
Mais mon ennemi s’acharnait; il accompagnait ses aboiements d’un grognement de rage en essayant d’approcher de ma jambe sa gueule aux crocs aigus. Maintenant toute espèce d’animosité antidiabolique était tombée; je ne vis plus près de moi qu’un chien stupide qui risquait d’occasionner pour moi une chute dangereuse, ce qui eût été un joli couronnement de mon aventure dans la Montagne Noire, et je n’hésitai pas à me servir de mon arme.
L’infortuné barbet persistait à courir à ma gauche. Je fis donc avec le bras un arc sur le devant de ma poitrine, et j’attendis une seconde afin de viser juste et de ne pas être moi-même victime de ma maladresse. Il y eut aussi dans ce dernier instant d’attente comme un suprême sentiment de pitié pour ce chien qui allait être sacrifié aux mânes de la vengeance. «Peut-être, me dis-je, va-t-il «sentir» l’arme et va-t-il s’enfuir.» Non! il était vissé à ma poursuite comme la queue d’un dromadaire l’est à celle de cet animal.
Je pressai la détente et la forêt silencieuse brusquement retentit du coup de feu.
Le chien avait été touché et bien touché, car un long gémissement suivit la détonation.
Bien qu’à ce moment mon allure, qui n’avait jamais cessé d’être rapide durant cette scène, tant à cause de l’inclinaison du terrain que du désir d’échapper aux crocs de mon ennemi, le fût encore davantage aussitôt après le coup de feu, je me retournai complètement pour voir ce qu’il allait advenir de mon exécution.
L’infortuné barbet s’était, en gémissant, arrêté net, puis, faisant demi-tour sur sa gauche, il s’était dirigé vers la forêt, mais il avait laissé sur la route une traînée de sang. Je commençai à regretter mon action un peu vive, mais il semblait que toutes les circonstances et la fatalité même m’eussent amené à cette regrettable extrémité.
Je suivis encore un instant du regard la trace de ce chien qui s’était présenté à moi comme une évocation de tous les mauvais esprits de la montagne; je le vis, tandis qu’il poussait encore quelques faibles gémissements, s’enfoncer dans le bois en ralentissant son allure chancelante.
Tel est l’événement, tragique, on le voit, qui eut pour principal théâtre la vaste clairière près laquelle Kniébis devait se trouver, et qui contribua sans doute à m’empêcher d’apercevoir les approches de cette ville située, je l’ai dit, au sein de la forêt.
XII
UNE TAVERNE ALLEMANDE
Un désir inouï de marcher, marcher, sans regarder cette fois derrière moi, me resta après la scène de la clairière. Je n’étais plus possédé que d’un besoin de locomotion qui pénétrait tout mon être. Je m’avançais dans la direction de Stuttgard. Cette ville, où suivant mon tableau de marche j’aurais dû arriver ce jour même (25 avril) vers trois heures de l’après-midi, j’espérais y arriver le soir fort tard; je l’espérais sans beaucoup y compter, et en réalité je n’y parvins que le lendemain matin; j’étais donc d’une bonne demi-journée en retard, la demi-journée de la Forêt.
Quant à mes compagnons, ignorance toujours complète de leur situation. Qu’étaient-ils devenus? où étaient-ils? m’avaient-ils attendu? m’attendaient-ils encore quelque part?
On verra bientôt qu’après m’avoir attendu quatre heures à Kniébis, désolés, désespérés, convaincus qu’il m’était arrivé un accident, ils s’étaient séparés, eux aussi en proie aux plus singulières mésaventures. On cherche des combinaisons pour corser l’intérêt d’un roman; on ne tardera pas à se convaincre que la réalité dépasse toujours en déconcertante bizarrerie ce que l’imagination la plus fertile peut inventer.
J’allai donc ainsi, ignorant ce qui avait pu advenir après la séparation d’Oppenau; le soir arrivait, le ciel prenait à l’horizon des teintes couleur orange avec un prolongement d’opale annonçant que le temps ne voulait pas se gâter encore. Quelques nuées basses pourtant et sombres se profilaient en grimaçant sur ce fond clair. Les courants d’air allaient diminuant, comme il arrive presque toujours à mesure que le soleil s’abaisse sur l’horizon. La température avait cette tiédeur des soirs d’été, tiédeur un peu lourde et orageuse que je ressentais vivement à cause de la rapidité de mon allure. La forêt était silencieuse; le sommet des massifs de pins, d’un vert foncé, prenait sous le rayonnement céleste des teintes mordorées, tandis qu’au-dessous la nuit complète se faisait. J’allai de plus en plus vite, tant la route était belle, la température délicieuse, la nature resplendissante et calme; j’arrivai à Frendenstadt, commençant à ressentir violemment dans mon gosier les effets d’une marche rapide. Je m’arrêtai dans Frendenstadt une seconde pour absorber une formidable chope de bière, boisson peu recommandée aux cyclistes, mais que les circonstances, mon état physique, sa qualité en somme me faisaient toujours trouver incomparable.
En avant! je m’élançai sur la route qui m’était indiquée, et hors de la forêt cette fois, me retrouvant enfin dans la vaste campagne; penché sur mon guidon, je roulai, à toute vitesse, essayant de dévorer l’espace.
Maintenant, je savais parfaitement exprimer ces mots en allemand: «Suis-je bien sur la route de telle ville?» Aussi je ne pouvais rencontrer un être vivant sans lui adresser cette question, tant la crainte de me perdre une seconde fois était vive. Pourtant, à la ville suivante, où j’arrivai en coup de vent, je me trompai, mais dans les rues seulement. Dix fois, j’allai, je revins, je retournai. Plusieurs habitants, à la fin, se lançant dans des explications, m’indiquèrent une avenue. Paf! j’allai me heurter à la gare du chemin de fer qui formait cul-de-sac. Alors, apercevant un officier prussien, je m’adressai à lui, me disant: «Celui-là me renseignera.»
Avec une courtoisie extrême, voyant que j’étais Français et que je ne comprenais pas un mot d’allemand, il m’expliqua longuement, au moyen d’une mimique très expressive, le chemin que je devais suivre pour me rendre à Stuttgard. Je le remerciai vigoureusement et, suivant les indications très précises de l’officier, je me retrouvai sur la route. Le jour baissait de plus en plus. Il était sept heures et demie. Je roulais toujours à la plus grande vitesse possible, convaincu que je n’arriverais jamais ce même soir à Stuttgard. J’avais devant moi Altensteig, Nagold, Herremberg, enfin Stuttgard.
«Après avoir dîné dans le premier village, pensai-je, je continuerai ma route et je m’arrêterai où je pourrai.» Le côté désagréable de l’affaire, c’est que les massifs de pins recommençaient et allaient maintenant achever de rendre affreusement épaisse l’obscurité de la nuit.
Il était tard quand j’entrai dans le premier village. Un four, un vrai four. Ma faim était ardente. Je me demandai un instant si je pourrais la satisfaire dans ce bourg d’une très faible importance. Pourtant j’avais déjà constaté à quel point toutes ces bourgades de l’Allemagne sont civilisées et, contrairement aux villages espagnols, assez bien montées comme auberges.
Me voici sur la place principale du village où on patauge dans un fumier épais. J’erre un instant au milieu de ce trou noir, quand, tout à coup, je me trouve face à face avec un gars du pays, de dix-huit à vingt ans. Il n’a pas l’air d’avoir inventé le fil à couper le beurre, ce fils des Teutons. Il me regarde sans mot dire.
—Hôtel? lui dis-je, sur un ton très interrogateur.
Je ferai remarquer en passant que si je me suis servi en l’occurrence de plusieurs mots français, c’est que je savais leur quasi-intronisation dans le langage courant, en Allemagne.
A cette interpellation, le jeune Teuton resta aussi muet que le prophète hébreu quand il vit l’âne de Balaam se mettre à parler.
Je répétai:—Hôtel?
Même mutisme absolu. Je dévisageai mon bon jeune homme en allongeant quelque peu ma phrase:
—Hôtel? restaurant? restauration?
Je me serais adressé au premier caillou rencontré sur mon chemin que mon interpellation eût obtenu exactement le même succès. Jamais navire blindé n’avait conservé pareille impassibilité en présence d’un avorton d’obus.
Je commençai à renforcer mon explication orale d’une mimique indiquant bien l’objet de mes désirs. En répétant: hôtel? restauration? je fis, de la main, le geste d’un homme qui mange, puis qui va dormir.
Le jeune campagnard, dont l’intelligence avait été sans doute jugée pour lui par le Créateur un meuble inutile, continuait à me considérer d’un air tellement ahuri que je me demandai si réellement il jouissait de toutes ses facultés. Puis je réfléchis: «Qui sait? Peut-être se fait-il à mon sujet juste le même raisonnement, et me trouve-t-il parfaitement grotesque, tant nous sommes portés à considérer notre propre entendement comme le grand, universel et infaillible critérium.» J’insistai toutefois, mais en me laissant aller à une vive impatience, que j’exprimai en français; je n’eusse pu m’impatienter autrement:
—Enfin, mon garçon, dis-je au rocher qui s’était présenté à moi sous la forme d’un être humain, c’est pourtant clair ce que je dis là: hôtel, restauration, auberge, quoi, un endroit où on mange et où on dort (je refaisais toujours ma mimique; ces gestes-là se comprennent dans tous les pays). Pas un, ici? non, rien, rien du tout, on couche dehors, dans votre diable de pays!
Toujours aussi bruyant qu’une motte de terre congelée, le Teuton!
Mais le bruit de ma voix avait attiré une jeune fille qui semblait souffrir beaucoup à porter un énorme seau d’eau. Elle s’approcha et, d’un seul coup d’œil, comprit ce que je désirais. Elle me désigna du doigt une auberge: elle n’était pas située à plus de quarante mètres. Le garçon, voyant ce que la jeune fille me désignait, avait compris, lui aussi—il était un peu tard—et esquissant lourdement un geste, il confirma celui de la jeune paysanne, geste fâcheux pour l’opinion que je me formai de son auteur, dont le mutisme était bel et bien dû à l’état pitoyable de ses facultés intellectuelles et non de ses facultés physiques.
J’entrai dans l’auberge, après avoir introduit ma petite bicyclette dans un couloir étroit et obscur donnant sur le dehors. Puis je grimpai des escaliers conduisant au premier étage.
On me fit entrer dans une salle mal éclairée, assez vaste, rectangulaire, bien carrelée, mais au plafond bas et aux murs sales. Contre un des murs une table allongée, en bois, avec un banc, comme dans nos auberges de province. Ailleurs des tables plus petites, carrées. Dans toute la pièce une odeur de bonne cuisine, de cuisine saine, campagnarde, bien nourrie.
Autour d’une des tables carrées, quatre solides paysans buvaient de la bière dans leurs chopes énormes, au couvercle d’étain rivé au verre. Ils étaient là, sans rien dire, sans rien faire; ils semblaient accomplir un devoir civique. Ils buvaient de temps à autre, par gorgée, c’était tout. Les soucoupes s’empilaient devant eux, mais ce détail les inquiétait peu, évidemment; ils savaient bien que toutes ces soucoupes entassées ne représentaient qu’une somme modique. A une autre table, deux autres campagnards et une femme, mais plus jeunes.
La même besogne les occupait; toutefois, ils parlaient par instants, on entendait leur voix sourde et gutturale de Teuton, sans emportement, toujours égale.
De minute en minute, le patron, comme un mécanicien qui régulièrement fait un mouvement pour exécuter son office, apportait sans commandement, car le client n’a qu’à laisser le couvercle de sa chope relevé pour faire connaître son intention de continuer la manœuvre.
A mon entrée dans cette taverne villageoise, il n’y eut qu’un insignifiant mouvement.
Deux ou trois des clients tournèrent légèrement la tête de mon côté. Ils me regardèrent assez longtemps, mais là, simplement, par nonchalance, avec ce regard atone et indifférent de vache fatiguée.
Le patron, plus alerte, s’occupa tout de suite et avec empressement de ma personne. Je m’assis à la table longue et aussitôt je fis comprendre à mon hôte l’objet de mon désir. Il parlait un peu le français, mais mal, et me pria de m’exprimer avec beaucoup de lenteur, afin qu’il pût saisir vite le sens des phrases. Je lui dis qui j’étais, où j’allais, comment j’avais perdu mes compagnons, ce qui parut l’intéresser fort, et j’ajoutai que je désirais être servi très vite afin de repartir dans le plus bref délai possible.
—Qu’avez-vous à me donner? lui dis-je.
Mais, à peine avais-je posé cette interrogation que, comprenant à la manière dont le brave homme se comportait, que je risquais de coucher dans l’établissement, je me levai et déclarai:
—Attendez! je vais vous dire ce qu’il faut me donner.
Et sans autre préambule, je me dirigeai vers la cuisine que j’avais entrevue au moment de mon entrée dans la salle d’auberge.
Elle était, la cuisine, remplie presque en son entier d’un énorme fourneau d’hôtel où tout chauffait, cuisait, bouillonnait, remplissant l’atmosphère d’une épaisse buée très chaude et d’une odeur en la circonstance des plus agréables. Au-dessus du fourneau une marmite formidable, une cuve, débordait en gros bouillons alourdis par une appétissante écume.
—Voyez-vous, dis-je au patron, donnez-moi de cette soupe-là pour quatre. Je ne sais de quoi elle est faite, ça m’est égal; puis une omelette, du jambon et du pain. Tout de suite, tout de suite.
La patronne du lieu, qui présidait à cette ronflante cuisine, avait compris à mes gestes et même à ma parole, car omelette est un mot allemand et français, et se démenant aussitôt avec vigueur, m’apporta rapidement ce que j’avais demandé. Connaissant même ma nationalité, ces braves gens m’avaient apporté un carafon de vin rouge, que je conservai pour mon dessert; mais je leur réclamai leur excellente bière, en les complimentant même sur la qualité vraiment exceptionnelle de cette boisson en Allemagne.
Pendant ce dîner rapide, le patron s’était assis près de moi. J’en profitai pour lui demander la distance des villes prochaines.
—Herremberg, demandai-je, est-ce bien loin?
—A une quarantaine de kilomètres, me répondit-il.
Cette distance m’effraya, seul le soir, avec ma mauvaise vue, par des chemins qui commençaient à redevenir médiocres. Un instant, dans la douce résurrection de mon individu sous l’influence de cette bienfaisante nourriture, engourdi dans l’atmosphère pénétrée de parfums appétissants de cette salle d’auberge, je me dis:
«Si je restais ici! Je repartirai demain matin, dès les premières heures de l’aurore.»
—C’est bien loin, Herremberg, dis-je au patron, comme pour chercher un conseil; puis les routes sont mauvaises.
—Ah! c’est loin, pour s’en aller le soir; les routes ne sont pas trop mauvaises pourtant, non, mais vous n’êtes pas encore arrivé.
Pourtant, rester là m’ennuyait fortement. Quelle pitoyable journée de marche! Cinquante kilomètres de Strasbourg à Oppenau, trente-cinq kilomètres d’Oppenau à Frendenstadt, je ne parle pas de mon odyssée dans la Forêt Noire, comme marche ça ne comptait pas, puis quoi! peut-être vingt-cinq ou trente kilomètres depuis Frendenstadt. C’était lamentable.
Alors je me dis: «Mais au fait, tant pis, je coucherai dans une localité moins importante, voilà tout! Si je partageais la poire en deux?»
Et le patron m’ayant indiqué Nagold comme situé à une vingtaine de kilomètres, je payai mon écot, saisis ma machine toujours prête à marcher, elle, toujours pimpante et frémissante, et je m’élançai à nouveau sur la route.
Mes vingt kilomètres me parurent quelques secondes à peine. Aucun incident à signaler. De temps en temps toutefois, des passants, assez nombreux sur ce parcours, surpris par mon passage en manière de chauve-souris, poussaient une violente exclamation ou me lançaient quelque apostrophe, que je ne comprenais pas naturellement, mais que, par comparaison avec les saillies de mes concitoyens, je devais juger extraordinairement spirituelle!
Dès mon arrivée à Nagold, un groupe de jeunes gens attardés à causer à l’entrée du village m’indiquent un hôtel. Au rez-de-chaussée, un petit café assez coquet. Le patron, plus empressé encore que l’autre, me sert quelques biscuits, et, circonstance assez curieuse, il semble me servir comme s’il me connaissait ou m’attendait. Je fais cette remarque sans toutefois y attacher d’importance, supposant simplement chez ce patron un air particulier que j’interprétais mal, car je ne pouvais imaginer autre chose pour le moment.
Cette fois je suis décidé à me coucher. On me fait monter au premier étage et je déclare vouloir être réveillé à trois heures du matin.
A peine seul dans ma chambre, je fais une constatation désagréable: «Tiens, mais le lit n’est pas fait! Pas de draps, rien!»
Je crus réellement que le lit n’était pas fait; j’ai su par la suite qu’il en était ainsi dans les auberges allemandes. On couche entre deux couvertures. Pas difficiles, les Teutons!
«Bah! me dis-je, le lit n’a pas été préparé. Tant pis! ou plutôt tant mieux! Je vais en profiter pour dormir tout habillé, de sorte qu’en me levant demain matin, ma toilette ne traînera pas.»
Et fatigué, assommé, brisé par cette journée de marche à travers la Montagne Noire, en proie aux plus violentes émotions, je me jetai sur cette couche primitive où je ne tardai pas à me trouver plongé dans un sommeil réparateur.
XIII
LA SOUBRETTE DE STUTTGARD
A l’heure prescrite, un coup discret du garçon d’hôtel me fit ouvrir les yeux. Les volets étaient clos. Soudain, un certain bruit venu du dehors me causa une violente émotion et me fit m’écrier: «Ma malechance me poursuivrait-elle encore aujourd’hui dès mon réveil?» C’était comme un crépitement de pluie torrentielle, comme si le ciel s’était fondu en eau sur le village de Nagold: «Pas de doute, c’est un déluge. Ah! c’est joli, me voilà bien; grand saint Roch, patron des mariniers, tu me prends pour un des tiens!»
Je me dirigeai vers la fenêtre et repoussai les volets; une lune toute ronde inondait la campagne de sa lumière blanche:
«Tiens! tiens! voilà qui est singulier. Temps magnifique, une lune ronde comme un fromage du Berry. Ça va bien!»
Et, en me penchant à la fenêtre, je vis que le bruit était produit par le jet violent et sonore d’un robinet de fontaine publique qu’un matinal villageois avait ouvert.
J’étais tout habillé, le départ ne fut pas long.
A trois heures et demie du matin, tout était désert. Une humidité froide était répandue partout. La terre, les arbres semblaient suinter de la rosée. Une brume épaisse surplombait les bas-fonds de la campagne. Je grelottais. Le sol était presque boueux tant l’atmosphère était saturée d’eau. Autour de moi, calme absolu, nul bruit, nul souffle. C’était un engourdissement des êtres et des choses dans ce sommeil du matin où tout s’entrevoit dans le brouillard du rêve, brouillard glacé que les rayons de la lune illuminaient d’une lumière de sépulcre.
Des gouttelettes ne tardèrent pas à perler sur mes vêtements. On eût dit que j’avais reçu sur les épaules une de ces pluies fines d’hiver qui vous pénètrent jusqu’aux os. J’étais trempé. Pourtant mon gros maillot de laine me protégeait comme une chaude cuirasse, mais mon dolman était maintenant pénétré de rosée, comme tous les objets sous mes yeux. Il pleuvait sous les arbres, tant l’humidité tombait épaisse.
Je rencontrai une longue, très longue côte. Je la montai très vite pour me réchauffer.
L’aurore apparaissait maintenant. Devant moi, l’horizon, d’un bleu profond, prenait une teinte laiteuse aux bords légèrement rosés; puis, dans toute son étendue, le ciel se colora d’un gris clair, et tandis que l’éclat de la lune faiblissait, les constellations se dérobaient, comme honteuses, derrière un voile lumineux.
La blancheur du ciel à l’Orient alla bientôt s’accentuant, formant un gigantesque arc de cercle dont le dernier reflet atteignait l’extrémité opposée de l’horizon. Maintenant des teintes d’opale, de rose nacré se montraient dans ce rayonnement céleste qui annonçait le grand astre, source de vie, de chaleur et de lumière. Puis une bordure étroite, d’un rouge sanglant, dentela l’horizon.
C’était le grand jour. Les oiseaux s’éveillaient. Je roulai plus vite, le froid étant vif encore.
Soudain, comme je fixais toujours la ligne rouge, séparant en étroite bordure le ciel de la terre, une pointe de feu éclata, superbe, fulgurante, lançant des lueurs d’or au sommet des montagnes derrière moi. Puis le globe écarlate du soleil émergea, et, s’égrenant en cascades de flamme, inondant le monde de longs flots de lumière et de chaleur, se dégagea des vapeurs roses de l’orient pour s’élancer une fois encore à travers l’immensité bleue.
Je traversai, sans m’arrêter, la ville d’Herremberg, où j’avais espéré arriver la veille, puis deux centres moins importants, Ehningen et Boblingen. Je n’avais plus dès lors qu’une ville en vue: c’était Stuttgard, à dix-neuf kilomètres, cette fameuse Stuttgard, où j’espérais trouver enfin des nouvelles de mes compagnons de route; et pourtant j’étais inquiet encore, car où aller dans cette grande ville n’ayant pas de rendez-vous ni de nom d’hôtel?
Le chemin devenait de plus en plus détestable, mais j’allais, emporté par l’idée de savoir enfin ce qu’il était advenu de Blanquies, de Willaume et de Chalupa. Je ne pouvais rencontrer un passant, un charretier, qui que ce fût, sans lui lancer ces quelques mots en allemand: «Chemin de Stuttgard?» tant je craignais de m’égarer une seconde fois.
Mais l’état du chemin devenu presque invéloçable ne me laissait guère de doute sur son identité, sachant comment sont les routes en général aux approches des grandes villes. Rien n’apparaissait cependant à l’horizon, très ondulé devant moi. Je dus franchir une ligne de train-tramway, sans qu’aucun amas de maisons apparût à mes regards. Il était huit heures et demie du matin à peu près. Dieu! que c’était long. J’avançais assez vite; rien, rien à ma vue.
Tout à coup le chemin horrible se transforma en une route splendide, d’une largeur de voie romaine, au sol presque blanc, légèrement poussiéreux; puis, comme je me précipitais en avant, cette route magnifique devint à un coude brusquement descendante, tandis que la plaine devant moi s’entr’ouvrait en une vallée immense, avec au centre, développé en sa vaste étendue, le panorama de Stuttgard.
C’était, vue ainsi cette ville, comme un amas confus de cellules grisâtres qu’une nuée de bestioles, une fourmilière, eussent édifiées, et que le plus petit bouleversement naturel eût pu réduire en poussière.
La route devenait une effrayante descente. A mesure que j’approchais de cette ruche humaine, elle allait grossissant de toutes parts. Me voici aux premières maisons, je vais droit devant moi. Je regarde aux alentours pour voir si Suberbie n’aura pas eu l’idée de poster quelqu’un à l’entrée de la ville, afin de se faire reconnaître et de me conduire près de lui. Personne!
J’avance toujours, guidé par l’aspect général des rues et des maisons, vers le centre de la ville, ne me doutant guère des coïncidences singulières qui allaient se produire, et qu’une imagination de romancier eût inventées difficilement.
Me voici dans une magnifique voie centrale.
«Que faire ici? me dis-je; comment trouver sinon mes compagnons, ils ont disparu, c’est évident, du moins Suberbie? Où est-il? Que fait-il? A-t-il laissé quelque part un mot pour moi? Faut-il aller voir poste restante, au commissariat central, au Club vélocipédique?»
Tout en me faisant ces réflexions, j’ai l’idée aussi, c’était la bonne, de me faire indiquer le premier hôtel de Stuttgard. «C’est là, pensai-je, que Suberbie aura eu l’idée d’aller.» C’était vrai, mais je comptais sans ma destinée, ma destinée de malheur.
Je vois un brave homme devant la porte de son magasin. Je m’efforce de lui demander le principal hôtel de la ville. Il comprend bien le mot hôtel; c’est le terme principal qui le chiffonne. Enfin, la lumière se fait, et il m’indique l’hôtel Marquatz, dont je le prie même d’écrire le nom sur mon carnet. Et je m’esquive.
Pendant que je roule à la recherche de l’hôtel Marquatz, je me dis: «Que vais-je faire là, bonté céleste! Suberbie n’y est peut-être pas. Pourquoi courir à travers la ville, pour perdre un temps précieux? Marchons, marchons toujours de l’avant. Je fais un record, ventre-saint-gris; il s’agit d’arriver à Vienne le plus rapidement possible. Je vais entrer dans le premier restaurant venu pour me ravitailler, me faire indiquer la route d’Ulm à quatre-vingt-dix kilomètres plus loin, et disparaître.»
Pendant que ce brusque revirement se produit dans mes idées, je rencontre un vélocipédiste, oh! mais un de ces vélocipédistes que, dans le monde spécial du sport, on désigne par ce terme méprisant, vraiment je ne sais trop pourquoi, de «pédard,» ce qui signifie un homme habillé en simple bourgeois (ou en voyou, alors dans ce dernier cas le terme est bien choisi) et monté sur une machine à caoutchoucs pleins ou creux. Mon homme était habillé en bon commerçant et semblait assez pressé.
Je l’arrête cependant, et m’efforce de lui expliquer mon cas. Le personnage semble très aimable, il sait quelques mots français, hélas! mais combien peu! A mesure que je parle, il s’aperçoit même qu’il n’en sait plus du tout, car il ne comprend rien. Il me demande si je sais un peu d’anglais. English? english?
J’en savais quelques mots. Oh! mais combien peu! Alors, oh! alors, nous voici nous lançant des phrases entrelardées d’allemand, de français, d’anglais. Quel salmigondis, mânes du grand Shakespeare, digne de vos sorcières!
Je demande le Club vélocipédique de Stuttgard. Ma nouvelle connaissance me conduit à deux pas, chez un ami qui est vélocipédiste et qui saura peut-être quelque chose. Rien, il n’y comprend rien. Et penser qu’en ce moment, Suberbie et tout un groupe d’amis m’attendaient dans Stuttgard même, se demandant en quelle partie de l’Allemagne j’avais bien pu échouer.
Et je me répétais: «Un instinct me le dit, Suberbie doit être ici; il m’attend, mais où, où?»
Toujours ballotté avec mon malheureux compagnon, qui semblait maintenant trouver l’aventure assez curieuse, je finis par lui expliquer ceci: «Allons, cette situation ne peut pas durer. Je vais vous prier de me conduire dans un restaurant, n’importe lequel, puis je disparaîtrai, en vous remerciant de votre extrême complaisance.»
Mon noble inconnu, car j’ignorais encore totalement son état civil et sa position sociale, me dit: «Venez, je connais un restaurant près d’ici, et d’ailleurs tout près aussi de chez moi, je vais vous y conduire.»
Nous arrivons. C’est une brasserie assez semblable à nos brasseries germanico-parisiennes. Quand le patron voit que je suis Français, il m’expédie une des jeunes filles préposées au service de la maison, et qui cette fois s’exprime dans le français le plus pur.
Mon aimable compagnon s’est installé auprès de moi et je me fais servir par ma ravissante soubrette. Ah! je ne sais si dans une circonstance normale de la vie parisienne, la jeune personne eût pu attirer mon attention; mais combien attrayante elle me parut quand, à sa physionomie de petit chat qui s’éveille, à sa chevelure fine et blonde, à sa vivacité toute française, elle joignit le pur langage de ma patrie.
Elle semblait enchantée, elle aussi, d’avoir à servir un Français; elle allait, courait, revenait sans cesse, car avec mon compagnon c’était à chaque seconde un mot à se faire traduire. Pourtant nous ne pouvions occuper la jeune fille à nous tout seuls, et tous en étions encore à ignorer exactement nos situations respectives. Lui, pourtant, arriva assez vite à m’expliquer son affaire, tandis que goulûment, en cette atmosphère délicieusement embaumée par le bien-être qui semblait y régner, par mes forces revenues, par la présence de mon idéale servante j’absorbais les mets multipliés qu’elle m’apportait.
Il se nommait Siègle, mon compagnon. C’était un notable commerçant de Stuttgard, qui avait pas mal voyagé, notamment en France, et qui aimait les Français. Il avait adopté depuis quelque temps ce merveilleux moyen de locomotion, la bicyclette, pour ses affaires, mais il ne faisait partie d’aucun club cycliste.
J’avais beaucoup plus de peine à le mettre exactement au courant de toute mon histoire. Elle était, il est vrai, plus compliquée. Tout à coup, me vint une idée lumineuse. A la nouvelle de notre prochain voyage à travers la France, l’Allemagne et l’Autriche, un journal de sport allemand avait publié mon portrait, une fort belle gravure, ma foi, accompagné d’une biographie complète et naturellement de détails sur notre expédition future. J’avais découpé la page et l’avais délicatement pliée dans mon portefeuille. L’idée me vint donc de mettre au jour cette feuille et de la présenter à M. Siègle, ce qui d’un seul trait allait, en ajoutant deux mots d’explication sur ma séparation d’avec mes compagnons de route, le mettre entièrement au courant et de mon identité et de mes aventures.
En effet, cet excellent homme, à la lecture du journal allemand, comprit tout et son amabilité déjà grande en fut décuplée. Aussitôt il me dit qu’on allait se rendre chez lui, qu’il avait un téléphone relié à la ville d’Ulm. On allait donc téléphoner, envoyer en même temps télégrammes sur télégrammes. Ce vélocipédiste rencontré par hasard devenait un ami qui s’intéressait à mon sort au plus haut point. Le génie malfaisant était-il bien mort?
La charmante soubrette, intéressée, elle aussi, en apprenant mes aventures, continuait son service avec une activité qui ne pouvait qu’accroître ma sympathie déjà portée à son comble par tant de prévenances et par les heureuses circonstances dans lesquelles cette jeune compatriote se présentait à moi, compatriote du moins par le langage.
Quand, mon déjeuner terminé, on se sépara, ce furent les promesses les plus formelles d’échanger des photographies. Hélas! quand les jours, les semaines et les mois s’écoulent, le temps, qui détruit tout, emporte les plus profonds souvenirs et les plus solides résolutions. Et pourtant ces lignes tracées par moi montreront à la jeune fille de Stuttgard, si elles viennent à tomber sous ses yeux, que le cycliste français perdu à la suite d’une foule de mésaventures, et qui fut servi par elle, n’a pas oublié sa promesse de rappeler dans un volume son souvenir.
En sortant du restaurant pour se rendre au domicile de M. Siègle, on passa devant la gare. Il était à ce moment neuf heures cinquante environ. Or je devais apprendre le soir même, à Ulm, que Suberbie qui se trouvait à Stuttgard, en même temps que moi et précisément à l’hôtel Marquatz, avait pris le train à dix heures, désolé de ne pas m’avoir encore vu venir. Dix minutes plus tard, et je me rencontrais devant la gare avec lui.
On se rendit donc avec M. Siègle, dans sa maison de commerce, où il téléphona à Ulm, pour savoir si on avait quelques nouvelles, dans les hôtels de la ville, du passage des recordmen français. On n’obtint d’ailleurs que des réponses négatives. D’autre part, j’étais pressé de partir.
Toujours aimable, M. Siègle, qui avait ainsi perdu toute sa matinée, m’accompagna au sortir de la ville pour bien me mettre sur la route royale de Stuttgard à Ulm, et l’on se fit les adieux les plus cordiaux, avec l’espoir si légitime, après une aussi romanesque rencontre, de se retrouver quelque jour.
XIV
JE RETROUVE MES COMPAGNONS
Je quittai donc la ville de Stuttgard à dix heures du matin, le 26 avril, sans avoir trouvé aucun de mes amis et sans avoir, sur leur compte, la moindre nouvelle. Je me creusais la cervelle sans cesse à leur sujet: où étaient-ils? Willaume, lui, continuait sa route, c’était sûr, car enfin il devait chercher à faire le record le plus vite possible. Cependant qui sait? Peut-être préfère-t-il m’attendre? Et mes autres compagnons? Eux, n’ont pas les mêmes raisons de continuer leur route? Que font-ils?
Je ne les ai pas vus à Stuttgard, les trouverai-je davantage à Ulm? Où aller dans cette nouvelle ville? Là encore nul lieu de rendez-vous, pas le moindre nom d’hôtel.
J’allais ainsi, ruminant toujours ces pensées, lorsque je fus distrait par un incident assez drôlatique.
Le chemin était comme d’habitude extrêmement médiocre, et me trouvant en pleine campagne, je fis comme il nous arrive de faire si fréquemment en France: je quittai la chaussée très mauvaise pour rouler sur l’accotement, qui était, au contraire, uniforme à l’égal d’un billard. Mais cette fantaisie, interdite par la police française, l’est également par la police allemande. Je roulais donc complaisamment sur le terrain défendu lorsqu’un cantonnier rencontré tout à coup m’arrêta brusquement.
Ici, une petite parenthèse. Dans notre pays on n’ignore pas que les sévérités des règlements toujours exercés dans toute leur rigueur contre les Français, sont souvent fort atténuées contre les étrangers, lesquels sans doute sont censés ignorer nos lois, règlements, us et coutumes. D’où il résulte que plus d’une fois des Français pris en contravention par des agents de la police ont argué de la qualité d’étranger pour se tirer d’un mauvais pas.
Il doit certainement en être ainsi à l’étranger, et il a dû arriver plus d’une fois que des cyclistes allemands, par exemple, ont argué de la qualité d’étranger pour se soustraire aux mains de la police de leur pays.
Et, en effet, voici ce qui arriva. Je ferme ici la parenthèse.
Le cantonnier, ai-je dit, m’arrête brusquement. Il m’inonde, comme toujours, d’un incompréhensible baragouin, oh! incompréhensible pour moi, je le sais, ne croyez pas que je m’en vante, mais, en cette circonstance très particulière, je devine très bien tout ce qu’il peut me débiter. Il est évident qu’il me dit: «Pourquoi roulez-vous là, vous savez bien que c’est défendu, hein?»... etc.
Je simule l’homme absolument ahuri. Je fais un geste indiquant que je ne comprends pas un mot de ce qu’il me dit, ce qui, du reste, était vrai et ajoute ce mot: Francésé, Francésé!
Alors, je vois ce brave, convaincu que je me moque de lui, que je veux me faire passer pour Français afin de pouvoir me disculper, et il me répond aussitôt: «Nicht, nicht, Francésé!» «Non, non, c’est une blague, vous n’êtes pas Français.»
Cette conviction du cantonnier-policeman m’amuse au dernier point. Pour le convaincre je me mets à prononcer plusieurs mots français, mais il ne veut rien entendre, il croit que je me fiche absolument de lui.
Alors, afin de lui éclairer l’entendement, je lui montre la plaque posée sur la direction de ma bicyclette et qui porte mon nom en toutes lettres, suivi de ces mots: rédacteur au Petit Journal, Paris.
A cette vue, mon excellent cantonnier, l’air pas méchant, en somme, me laisse partir. Je dois ajouter du reste, qu’en m’arrêtant, il n’avait point l’air d’un homme décidé à me faire conduire à la guillotine, mais il eut pu sans doute me dresser quelque désagréable contravention, si toutefois j’avais eu la qualité d’Allemand.
Le temps était beau encore, mais extrêmement lourd et orageux. La soif me prit. Grâce à la bière que l’on trouve partout, elle fut vite étanchée. Quel incroyable contraste entre ces cafés de villages allemands, établissements toujours confortables, où l’on vous sert rapidement tout ce que l’organisme physique peut réclamer pour sa reconstitution, et ces pauvres bourgades espagnoles rencontrées au cours de mon expédition à travers toutes les Espagnes. Quand, après l’incident rapporté plus haut, je m’arrêtai ainsi, pour étancher ma soif ardente, j’avais déjà fait un bon morceau de chemin dans la direction de la ville d’Ulm. Le patron de l’établissement me signala Ulm à une soixantaine de kilomètres.
Je continuai mon chemin tout à fait rétabli au physique et au moral. Vers une heure je m’arrêtai dans un village où je déjeunai. Repos délicieux dans une brasserie où le patron, la patronne, et plusieurs clients comprenant qui j’étais, s’intéressèrent à mon sort au plus haut point. Comprenant qui j’étais, dis-je, car à mesure que les journées passaient je récoltais un certain nombre de mots allemands à l’aide desquels j’arrivais à exprimer mes pensées à force de mimique.
Une première coïncidence curieuse, ici, une première nouvelle de mes compagnons. Ces braves gens me racontèrent que deux bicyclistes venant de Paris avaient couché dans leur établissement. C’est tout ce qu’ils savaient.
C’était Willaume, à coup sûr, accompagné sans doute de Blanquies et de Chalupa.
Fatigué la veille et n’espérant pas arriver à Ulm, il s’était arrêté dans ce village, d’où il était parti ce même matin. Or il était une heure de l’après-midi; j’étais donc d’une grosse demi-journée en retard sur lui, toujours la demi-journée de cette fatale forêt.
Après une dépêche expédiée à Paris et rendant compte de mon passage, je continuai ma route, dans cet état de bien-être qui suit toujours un ravitaillement complet. Malheureusement la lourdeur de l’atmosphère augmentait, de gros nuages orageux couraient au ciel maintenant. Ainsi qu’il arrive si fréquemment par le vent d’ouest,—c’était lui qui soufflait,—les nuées ne sont pas longues à s’assembler et à crever en un grain tempétueux. J’activai la marche afin d’arriver avant l’orage à la prochaine ville, celle de Geislingen, située à trente kilomètres en avant d’Ulm, et où allait s’accomplir une de ces rencontres, une des coïncidences incroyables qui font traiter de folles les cervelles de romanciers capables d’en imaginer de semblables.
Me voici à trois kilomètres de Geislingen, les nuées se sont rassemblées en une masse sombre. Le premier frissonnement des feuillages annonce que le torrent va s’abattre; je marche à toute vitesse, pour tenter d’arriver avant la cataracte. Peine inutile. Je suis encore à trois cents mètres de la ville lorsque la bourrasque commence et que s’entrouvrent les écluses célestes. Ce serait folie de poursuivre, je serais comme une éponge; je me précipite dans une maison isolée. Fortune inespérée! C’est une brasserie, un café, une auberge, quoi! Je gesticule, pour n’en point perdre l’habitude, en demandant de la bière.
Le patron, un vieux de la vieille, en blouse bleue, l’air finaud, un air d’antique révolutionnaire retraité, s’approche de moi, tandis que la servante me sert ma chope, et comme je m’efforce d’articuler des phrases teutonnes il me dit dans le langage le plus nettement faubourien: «Vous pouvez parler français, monsieur, je suis de Paris.»
Alors, pendant que la bourrasque fait rage au dehors, il me raconte qu’il a participé aux journées de juin, à Paris, puis qu’après plusieurs aventures, il a fini par venir s’installer dans ce village où il ne fait pas trop mal ses affaires. La pluie diminuant, je manifeste le désir de continuer ma route. «Vous avez trente kilomètres à faire, me dit-il, pour arriver à Ulm, mais je vais vous indiquer un chemin qui vous évitera la traversée de la ville»; et lui-même me conduit jusqu’à l’entrée de Geislingen et me met dans le chemin que je n’avais qu’à suivre pour rejoindre la grande route.
Ce chemin longeant la voie ferrée passe devant la gare, pour retrouver plus loin la route royale. Au moment précis, il était environ trois heures de l’après-midi, où je débouche en vue de la voie ferrée, j’entends le sifflet d’un train arrivant vers la gare. Je m’arrête quelques secondes pour voir passer ce train. Il arrive.
Un spectacle inouï se présente: à une portière, j’ai aperçu un maillot blanc, c’est un cycliste. Il m’a reconnu, car je l’ai vu faire de son côté un mouvement de stupéfaction. Qui est-ce, qui est-ce, bonté divine? Je me précipite vers la gare où le train s’est arrêté, j’entre comme un cyclone, je m’élance vers le quai de la gare. Le cycliste, lui aussi, est descendu: c’est Blanquies, oui, Blanquies lui-même, le Montmartrois en personne. Nous n’avons que quelques secondes, dont nous perdons une bonne partie à nous regarder, sans trouver une parole, tant l’ahurissement que nous cause cette rencontre absolument invraisemblable, nous bouleverse les sens. Mais le train siffle. Blanquies me dit: «Chalupa est là couché sur la banquette, il est très fatigué. Oh! non, oh! non, c’est trop fort, quelle rencontre! Eh bien! voyons, vite à Ulm!»
Mais il faut partir, le train se met en marche. Je crie: «Où ça à Ulm?»
Blanquies me répond, tandis que le train est déjà en route: «Devant la gare!»
Quelle rencontre!!!
Je saisis ma machine, absolument transformé. Enfin en voilà toujours deux! Enfin à Ulm, je saurai donc ce qui leur est arrivé.
Trente kilomètres! ce n’était plus rien. Malheureusement la route était parfois fortement détrempée et je ne pouvais rouler très vite. Mon bien-être physique s’augmentait maintenant d’une immense satisfaction; j’étais tout entier à la joie intense de revoir mes amis, et, comme si mon esprit semblait recevoir un éveil nouveau sous ce coup bienfaisant, je me complaisais au spectacle de la campagne, partout agrémentée de vastes massifs de verdure, et à l’idée que j’allais voir cette ville rendue fameuse par la victoire de Napoléon qui y enferma le général Mack comme dans une souricière. Je ne pouvais oublier non plus que ma route depuis Strasbourg était celle de la grande armée, que le sol où je roulais avait été foulé par les soldats de Napoléon. Je devais d’ailleurs la suivre, cette toute, jusqu’à Vienne, en passant par les champs illustres de Hohenlinden.
A cinq heures, j’aperçois la ville d’Ulm située dans une cuvette. Un bruit de clairons frappe mon oreille. Je descends la rampe à toute vitesse. Au moment où ma route, faisant un coude à un croisement, entre dans la ville, deux cyclistes arrivent de mon côté et m’apercevant me jettent mon nom: Perrodil?
Sur ma réponse affirmative, ils m’escortent aussitôt et me conduisent à un hôtel, près de la gare, où ils étaient là, tous, Suberbie, Blanquies, Chalupa, Châtel, l’entraîneur de Mulhouse, qui nous avait quittés après Strasbourg. Ils sont là, entourés naturellement de nombreux cyclistes allemands. Seul Willaume manque à l’appel. Immédiatement Suberbie me met au courant de la situation. «Je l’ai fait partir, me dit-il, en attendant votre avis. Faut-il qu’il entre seul à Vienne, faut-il lui télégraphier de vous attendre?»
Délibération prise, nous décidons de faire l’arrivée tous deux ensemble au but de notre expédition, et un télégramme est expédié à Willaume à Sembach, la frontière autrichienne, lui prescrivant d’attendre là, à poste fixe, mon arrivée.
Quelle folle gaîté! Dans la joie qui m’inonde, tout m’apparaît dans un rayonnement d’inaltérable extase. Je ne ressens plus la moindre fatigue, et j’annonce mon intention de me remettre en route, après dîner, vers six heures et demie.
Châtel, lui, semble exténué. Il se trouve du reste mal portant. Phénomène curieux, ce pauvre garçon, qui commençait une bronchite aiguë, et qui devait rester dix jours très malade à Munich, à la suite de la précédente soirée passée à entraîner Willaume,—c’étaient eux qui avaient couché à Geissemberg, ville où, on s’en souvient, j’avais déjeuné ce même jour,—ce pauvre garçon, dis-je, grelottant de fièvre, prenait un soin incroyable de ma personne. Il allait, venait, courait autour de moi, il voulait me faire coucher en attendant le dîner. Il le fit presque de force, puis me déshabilla, me frictionna les jambes, me disant toujours, comme s’il supposait chez moi la fatigue extrême qu’il ressentait: «Oh! quel métier, quel métier! quel éreintement! Vous devez être éreinté, mort; couchez-vous, couchez-vous.»
—Mais non, mon ami, je suis dans l’état le plus parfait, mon bien-être est absolu.
—Non, non! vous êtes fatigué, couchez-vous, on vous préviendra pour le dîner.
—Je vous ai dit la vérité, je meurs de faim, voilà tout, ce qui est un symptôme excellent de mon état de santé.
—Je vous dis que non, reposez-vous, allons, dans une demi-heure, on vous réveillera.
—Mais je veux dîner avant une demi-heure, puisque je n’ai pas sommeil. Je n’ai que la fringale, je ne sens qu’elle.
Mais le gaillard, après m’avoir fait étendre sur un lit, m’avoir frictionné, me rabattait une énorme couverture jusque sous le nez. Puis, cet ouvrage fait, le pauvre Châtel, brisé, alla lui-même se mettre sur son lit, vis-à-vis du mien.
Pendant ce temps, Blanquies remplissait l’hôtel de sa personne. Il continuait à trouver les records une chose singulière. Entrant dans ma chambre, il s’écria en m’apercevant: «Tiens, tiens, et le dîner? Croyez-vous que le cuisinier l’a fabriqué pour le roi de Prusse? Nous sommes en Allemagne, c’est vrai, mais le bifteck est pour nous; attrape ça, ô monarque de mon cœur. Allons, allons, oust, à table, on dîne. Aïe! Aïe!»
—Quoi, qu’y a-t-il? Voilà que vous vous trouvez mal?
—Une pelle, une pelle monumentale. Oui, je me suis étalé au milieu de la route, hier! Je me suis détérioré le genou. Ce n’est rien!
Je fus vite habillé; nous voici déjà à table, tous. Alors, on put parler des aventures.
—Enfin, que vous est-il arrivé? demandai-je à Blanquies.
—Voici, commença mon brave compagnon, sur le ton d’un homme qui en a beaucoup à dire mais qui va régler son histoire en deux temps et... une foule de mouvements.
En arrivant à la sortie d’Oppenau, surprise, on ne vous trouve pas. Alors, je dis: «Pour sûr, il a pris la route de droite...»
—Juste, j’avais pris celle de gauche. Continuez.
—Oui, vous aviez pris celle de gauche, et, hélas! mon conseil m’a valu les plus sanglants reproches de Willaume. Il m’accusait d’être l’auteur de tout le mal: «C’est vous, c’est vous qui nous avez engagés par ici.» Il était désespéré, le pauvre Willaume.
—Mais, interrompis-je, puisque vous aviez Chalupa, l’interprète, il vous était facile de demander si un cycliste était passé.
—Ha! ha! Chalupa! Comble de la mésaventure! Nous n’avions pas fait cent mètres après Oppenau que sa machine se détraque et voilà une seconde séparation. Nous sommes dès lors réduits à deux. A Kniébis, nous vous attendons pendant quatre heures. Willaume était désespéré, il ne décolérait pas contre moi. Il vous demandait à tous les échos.
—Alors, vous m’avez attendu quatre heures durant à Kniébis? Par tous les diables des séjours infernaux, vous avez été plus heureux que moi: jamais je n’ai pu rencontrer cette ville damnée.
—Hélas! ce n’était pas fini. Après Fredenstadt, je n’y tenais plus, le passage de la montagne m’avait assommé. J’étais dans un état d’éreintement indescriptible. Ma foi, je suis resté en arrière, et Willaume est parti tout seul. Ho! ho! il était joli le record. A Nagold...
—Ah! oui, vous êtes passé à Nagold?
—Comment, mais moi aussi je me suis perdu, et ce n’est qu’après des tours et des détours que je suis arrivé à Nagold où je me suis refait chez un restaurateur à qui j’ai raconté l’aventure comme j’ai pu, parce que ces gredins-là ne comprennent pas un mot de français.
—Bon, voilà qui m’explique l’attitude de mon restaurateur quand j’y suis arrivé le même soir, ce brave restaurateur qui semblait savoir qui j’étais.
—Mais ils ne sont pas tous aimables, dans ce pays-là, continua Blanquies. Ah! les fumistes! Il y avait là une espèce d’Allemand qui m’a traité de Français, comme pour m’injurier. J’avais envie de lui faire voir si j’ai le poing solide. Mais j’aurais perdu mon temps. Enfin, après toutes ces histoires, éreinté, abruti, j’ai pris le train. Ah! ma foi, j’ai pris le train.
—Malheureux! et le club de Montmartre?
—Le club de Montmartre! s’écria Blanquies,—et en prononçant ces mots, il fit ce geste d’incommensurable dédain qui consiste, chez les jeunes habitants de la célèbre butte, à passer l’extrémité de ses doigts sous le menton comme si on en chassait une mouche.—Voilà, dit-il, ce que j’en fais, du club de Montmartre. Quand on est vanné, on prend le train. A Stuttgard, où nous nous sommes retrouvés avec Chalupa, nous vous avons attendu. Mais, hélas, rien ne venait. Enfin, vous savez comment je vous ai aperçu près de la gare de Geislingen. Oh! quelle rencontre!
—Eh bien, et Willaume? demandai-je à Suberbie.
—Willaume, me dit-il, a marché seul, naturellement, après avoir quitté Blanquies. Moi qui vous attendais à Stuttgard avec Châtel, j’ai envoyé ce dernier à votre rencontre, puis Willaume arrivant seul, j’ai fait partir Châtel pour l’entraîner. Les malheureux! durant toute la soirée, ils se sont égarés, pendant plus de trente kilomètres, lorsqu’enfin ils sont allés échouer dans un village où ils ont passé la nuit. Mais Châtel a pris froid. Il est sérieusement atteint. Il va maintenant prendre le train avec moi jusqu’à Vienne, s’il le peut.
Alors, à mon tour, je raconte mes aventures et, à la violente surprise de Suberbie, je lui dis à quelles heures je suis arrivé et je suis reparti.
—Si vous aviez persisté dans votre première idée de venir à l’hôtel Marquatz, c’est là que j’étais, que je vous attendais avec de nombreux amis. J’ai fait courir partout, à la police, au club, au télégraphe. Ah! il y a un cycliste de Stuttgard qui mourait du désir de vous voir. Il a battu pendant plusieurs heures le pavé de la ville, mais rien!
—Décidément, il n’y a que des braves gens dans cette ville. J’y reviendrai.
Enfin, comme le repas finissait, bien que Blanquies ne cessât maintenant d’agiter ses mandibules et continuât de faire des réflexions sarcastiques sur toutes les particularités des coutumes allemandes qui le frappaient, il fallut se lever et se disposer à partir. Il était sept heures du soir.
Blanquies, ragaillardi, consentait à reprendre la route. On allait donc se mettre en marche tous les trois, Chalupa, Blanquies et moi, direction de Gunzbourg, Augsbourg et Munich.
Repartir tous les trois, telle était du moins notre intention; mais le sort allait dès le départ en décider autrement.
XV
CHALUPA OU LA VOIE DOULOUREUSE
Les dernières lueurs du jour me permirent d’admirer la très curieuse et très célèbre cathédrale d’Ulm, cette basilique surmontée d’une tour de cent douze mètres de hauteur. Malgré le revirement qui s’était produit chez le joyeux Blanquies, en faveur du déplacement par voie ferrée, il avait décidé de nous accompagner par la route, poursuivant ainsi le voyage comme il l’avait commencé. Le sort allait en décider autrement. Mon autre compagnon était Chalupa, notre jeune interprète tchèque.
Tous les trois, escortés de nombreux amis, nous venions de quitter l’hôtel, après avoir pris congé de Suberbie que nous devions retrouver à Munich; nous avions jeté un cri d’admiration, en présence du monument dont je viens de parler et dont l’aspect imposant me causa pour ma part une frissonnante sensation de beauté artistique, lorsque soudain un incident bien connu et fort redouté des cyclistes se produisit, le même du reste qui avait signalé la deuxième journée de notre voyage. Mon pneumatique, passant sur un verre, fut lacéré. C’était pour moi une subite mise à pied.
Le mal n’était pas très grand, à la vérité, car dans les vastes expéditions comme la nôtre, Suberbie emporte, comme on l’a vu à Nancy, des machines de rechange. Mais quel tracas: retourner sur ses pas, aller à la gare du chemin de fer réclamer une machine!
Blanquies fit acte d’entraîneur; il se débarrassa de sa machine et me la donna. Quant à lui, fredonnant un air populaire, il se disposa à retourner vers Suberbie et Châtel pour reprendre le train, acte qui maintenant était entré dans ses habitudes et de plus en plus lui faisait prendre en un mépris souverain notre fragile bicyclette.
Encore quelques instants et, de nos nombreux compagnons, il ne resta plus que le souvenir. Seuls Chalupa et moi, nous voici maintenant pédalant de concert sur la route royale conduisant d’Ulm à Augsbourg et Munich. Notre intention est d’aller coucher à Augsbourg, à quatre-vingt-trois kilomètres.
Mais la nuit est devenue brusquement d’un noir d’encre. La route est affreuse. Chalupa, le brave petit Chalupa, seul avec moi, semble fier de sa position et de son rôle; il commence avec un dévouement absolu à me donner des encouragements incessants, car par suite d’une réaction fâcheuse, après le repas copieux fait à Ulm, je me sens pris à chaque instant de défaillances aussi bien morales que physiques, d’autant plus que l’obscurité est épaisse, circonstance, on se le rappelle sans doute, horriblement pénible pour moi. Le premier centre important est Gunzbourg, à vingt kilomètres environ. Je décide qu’on s’arrêtera là; jamais on ne parviendrait jusqu’à Augsbourg, par des routes pareilles et une obscurité aussi épaisse. Car c’est une souffrance indicible. Une muraille impénétrable devant les yeux, sauf, piquant le noir, quelques pauvres lueurs falotes et lointaines; puis, des secousses à désarticuler un acrobate, secousses d’autant plus torturantes qu’elles sont inattendues. On arrive à Gunzbourg. Un désert. Tout est clos. Une auberge s’ouvre à nous cependant. Trois Teutons vident encore des chopes, dans une encoignure d’estaminet. Ma foi, j’ai soif, une soif d’énervement au moins autant que de fatigue; nous absorbons des chopes, nous aussi. La présence du petit Chalupa, oh! combien frêle et timide la pauvre créature, facilite les rapports avec les naturels du pays, car il connaît très bien, non seulement la langue, mais les patois allemands.
On nous donne une chambre à deux lits. Les deux lits occupent presque la chambre entière. Il était dix heures au coucher; à trois heures et demie nous étions debout.
Quel réveil! Justes dieux! Comme un chien malade, je fais un effort, puis je retombe affalé sur mon lit. C’est un engourdissement de tout mon être. Puis la bière m’a appesanti l’estomac, horriblement. Chalupa ne dit rien; il glisse parfois cependant un encouragement timide; il n’ose le renouveler trop souvent. Il faut partir. Les machines sont toujours prêtes, elles. Le temps de répandre un peu d’huile et nous partons.
Quelle route affreuse! Dès le départ, le martyre commence. Cette fois je suis sérieusement blessé; blessé de partout. Le changement de machine à Ulm augmente mon malaise, car j’étais habitué à ma première bicyclette. Une enflure légère se produit au pied droit, au tendon d’Achille, enflure légère, dis-je, mais atrocement douloureuse à chaque coup de pédale.
Au premier village, Burgau, on s’arrête. On se met en quête d’une laiterie. On la trouve, mais vu l’heure extrêmement matinale, tout est clos. Nous frappons à la porte avec une rageuse énergie. Rien! Il faut se remettre en route.
Mon malaise est insupportable. Ai-je soif? Ai-je faim? C’est un malaise profond, mais vague, indéfinissable. Je ne suis pas inquiet sur mon compte; ce malaise, je le connais, mais il est à son maximum.
Au village suivant, nous trouvons une laiterie ouverte. Du lait à foison; en Allemagne, tout est à profusion, heureusement. J’en absorbe un litre, mais il ne réussit pas à me tirer de mon engourdissement sans égal. Une humidité désagréable pénètre d’ailleurs l’atmosphère.
Mon découragement est tel qu’à un passage à niveau, je déclare à Chalupa que je vais prendre le train. «On va s’informer de la première station, et je prendrai le train.» Chalupa frémit à cette idée. Il sent tout le poids de sa responsabilité; il me lance un regard d’esclave qui n’ose réprimander son maître sur le point de commettre une faute grave. J’insiste; mon moral est décidément atteint. Puis, la route est si mauvaise. Ma blessure à la jambe droite augmente; il me semble que j’ai l’épiderme emporté, et pour comble de malheur, le chemin devient accidenté; c’est tantôt un ravin rocailleux, tantôt un raidillon à pic. Je pédale avec l’énergie du désespoir.
Un accident se produit. Les cahots sont tels que ma selle se brise, c’est la seconde fois. Quelle position à présent: obligé de me tenir complètement de travers sur ma selle déséquilibrée, qui ne tient plus que par une branche.
C’est une douleur aiguë à chacun des cahots. Et à quelle distance sommes-nous d’Augsbourg? Impossible de le savoir. Jamais une marche n’avait été si démoralisante. Et pourtant j’abandonne l’idée de prendre le train, quand, à un village, enfin, Dinkelscherhen, nous apercevons une énorme pierre où rayonnent ces mots: «Augsbourg à vingt kilomètres.»
Le courage me revient un peu, mais quel martyre! La douleur causée par l’enflure augmente. Je descends et je constate que toute la partie avoisinant le tendon a grossi démesurément: «Vraiment, c’est délicieux, dis-je à Chalupa; voilà certes qui s’appelle voyager d’une manière confortable. Je suis blessé de tous les côtés, et ce sont ces routes enragées qui en sont la cause. Ils ne pourraient donc pas faire des chemins dans ce pays-ci? Aïe! Mais, mon pauvre Chalupa, je souffre comme un veau qu’on vient de saisir par les quatre pattes et qu’on vient de suspendre dans sa stalle d’abattoir; car vous n’ignorez pas, je suppose, que ce sont les veaux que l’on égorge avec le plus de révoltante cruauté. Aïe! Non! non, c’est fini, nous n’arriverons jamais à Augsbourg.»
Je pouvais, par mon bavardage, me soulager un peu, mais fort peu, et la douleur était constante. Enfin voici Augsbourg.
C’est une des plus grandes villes de la Bavière. Les approches en sont accidentées comme celles de presque tous les grands centres. Ce sont des maisons isolées de plus en plus nombreuses, puis des chemins défoncés, des processions de charrettes, de voitures, des faubourgs à l’aspect sale, aux maisons basses et pauvres; puis des rues plus propres, une population un peu plus en rapport avec l’aspect plus élégant des maisons; enfin le centre même de la ville.
Il était neuf heures environ lorsque Chalupa et moi fîmes notre entrée dans Augsbourg, à la Confession fameuse. On se mit en quête d’un hôtel, avec l’intention d’y prendre un déjeuner rapide, et de repartir aussitôt, après avoir toutefois fait réparer ma selle.
Nous ne nous supposions pas attendus à Augsbourg. C’était une erreur. Pendant notre déjeuner, deux membres de l’Union vélocipédique allemande, nouvelle coïncidence assez curieuse, se présentèrent à l’hôtel que nous avions choisi par hasard et qui était précisément celui où Willaume s’était arrêté. Ces deux aimables confrères en cyclisme s’étaient tenus en observation, sachant que nous pouvions arriver d’un moment à l’autre. Avec un empressement vraiment admirable, ils se mirent à notre disposition, firent réparer la selle, et de plus disposèrent sur le cuir une épaisse doublure en drap, pour atténuer la douleur causée par ma blessure dans la mesure du possible. Ils nous donnèrent des nouvelles de Willaume, passé la veille, à grande vitesse.
Tous ces détails prirent un temps précieux. Il était plus de dix heures quand on quitta Augsbourg. Les représentants de l’Union vélocipédique allemande poussèrent l’amabilité jusqu’à nous donner un entraîneur jusqu’à Munich.
Inutile de dire que mon courage était entièrement revenu. Puis nous marchions vers Munich, la capitale de la Bavière, où non seulement Suberbie, Blanquies et Châtel se trouvaient, mais où nous savions aussi qu’une foule de cyclistes allemands nous attendaient; car Munich est une des capitales du cyclisme dans tout l’empire d’Allemagne.
XVI
ARRIVÉE A MUNICH
La vie humaine est ainsi faite. Qu’il s’agisse d’un homme, d’une famille, d’un peuple, l’existence est composée d’une succession d’événements heureux et malheureux. Éternelle loi des contrastes. Après la pluie, le beau temps, dit le vulgaire. L’âme humaine, d’ailleurs, trouve en son essence l’accomplissement de cette loi, et alors même qu’aucun événement heureux ne succéderait pour elle aux malheureux, par une réaction naturelle elle «trouvera du bonheur» dans un fait en lui-même indifférent que la loi des contrastes lui fera paraître heureux.
Ma souffrance morale et physique avait été telle depuis Ulm, et durant toute la matinée depuis Gunzbourg, que bien que mes blessures fussent restées aussi douloureuses malgré la doublure à la selle, je ne les sentais presque plus, tant mon moral était relevé; je ne les sentais plus ou, pour parler exactement, je n’y songeais plus et dès lors la douleur que j’en ressentais s’atténuait parfois complètement; phénomène physiologique bien connu, preuve manifeste de la spiritualité de la douleur, même physique, qui, pour ma part, m’a toujours fait soutenir cette thèse que les animaux n’ayant pas notre somme de «spiritualité» n’éprouvent pas le quart de notre douleur physique pour un même «mal».
Le vent était modéré, mais il soufflait de l’ouest; nous l’avions donc derrière nous, le ciel était beau, la route était médiocre mais très véloçable; réunion de circonstances des plus heureuses pour nous.
Le changement, on le voit, était complet. Nous nous retrouvions après notre station à Augsbourg, non plus deux voyageurs égarés, fatigués, malades, marchant péniblement, tirant la langue et traînant le pied, mais une troupe vaillante composée d’un «recordman» et de ses deux entraîneurs. Nous marchions, en effet, rapidement, à une allure d’environ vingt-quatre kilomètres à l’heure, ce qui était prodigieux, en raison de mon état particulier, car mon entraîneur d’Augsbourg et Chalupa n’avaient pas les mêmes avaries physiques, et de l’état toujours très médiocre, je l’ai dit, de la route.
Dans ces conditions, les campagnes se déroulaient, rapides. On passa successivement les villages de Frendburg, Odelzhausen, Schwabhausen, Dachau. On dévorait les kilomètres. Il pouvait être trois heures et demie de l’après-midi, lorsque se produisit ce fait toujours réjouissant de la rencontre des amis venus au-devant de vous. Des cyclistes apparurent dans le lointain: c’étaient ceux de Munich qui, mis au courant de notre arrivée par Suberbie, accouraient au-devant des voyageurs. Ils étaient nombreux.
Quand on se fut salué, serré les mains joyeusement, ils nous dirent: «Ah! si vous saviez comme nous vous avons attendu hier! Vous trouvez que nous sommes nombreux: hier tout le Munich cycliste était sur pied. Nous formions une armée de près de mille. Mais voilà, nous étions sans nouvelles de vous. Willaume, arrivé seul dans la soirée, n’a pu nous donner le moindre renseignement sur votre compte. Quel malheur!»
Ce disant, nous marchons vers Munich, dont les premières maisons se montrent déjà au loin. Les approches paraissent interminables, comme toujours. Les rapports sociaux sont les mêmes partout. Nul ne saurait l’ignorer, toute nouveauté rencontre des résistances, surtout dans certaines classes de la population, résistances d’où naissent de petites querelles, assez insignifiantes en général, il faut bien le dire. Le cyclisme est une de ces nouveautés, et il n’est guère d’adepte de la bicyclette qui n’ait été parfois en butte au mauvais vouloir de quelque grincheux.
Naturellement, certains cyclistes se révoltent à l’idée de ce mauvais vouloir injustifié et répondent du tac au tac.
A notre entrée dans la ville de Munich, entrée rapide et assez solennelle à cause de notre nombre, je pus voir que les «rapports sociaux» en question étaient en Allemagne, tout comme en France, quelque peu tendus entre cyclistes et piétons.
Un de nos compagnons marchait en tête, donnant aux passants un courtois avertissement. Un ouvrier conduisant une brouette, en entendant l’avertissement de notre «tête de colonne», parut s’émouvoir absolument comme le fameux policeman en baudruche en présence des grimaces du clown Foottit, au Nouveau-Cirque de Paris, ou comme les quarante siècles des pyramides en présence de l’armée de Napoléon. Ce que voyant, notre cycliste, passant prestement auprès de l’homme à la brouette, lui escamota son couvre-chef avec une dextérité que n’eût pas désavouée un jongleur consommé. Inutile d’ajouter que cet escamotage dérida le grincheux; mais on n’eut guère le temps d’entendre ses invectives augmentées par les rires sonores de toute la troupe.
On arrivait au cœur de la ville; ville superbe, aux grandes artères bien pavées et très larges. Munich, je l’ai dit, est un centre cycliste des plus importants. La seule façon dont, en de semblables circonstances, on est regardé par la population suffit à l’indiquer. Les passants regardent, parce qu’on est nombreux, mais leur attitude ne décèle nulle surprise. On voit que la bicyclette a acquis le droit de cité.
On arrive devant les bureaux du Radfahr Humor, journal cycliste de Munich, où plusieurs rédacteurs, ainsi que Suberbie et Blanquies, nous attendaient. Le Radfahr Humor! quelle preuve de l’importance prise par le sport vélocipédique dans la capitale de la Bavière. Oh! combien on étonnerait de personnes, même parmi celles qui se piquent d’être pleinement au courant du mouvement contemporain dans toutes ses branches, en leur montrant un organe aussi spécial représentant une pareille somme de travail, un journal qui au premier aspect, par son papier, sa quantité de composition, ses gravures, laisse bien loin derrière lui une foule de publications beaucoup plus importantes, du moins par leur «genre».
On pénétra dans les bureaux du Radfahr Humor où le plus excellent accueil nous fut fait. Le numéro de la semaine contenait le portrait de l’auteur de ce récit, une gravure des plus fines et vraiment artistique, avec sa biographie. Hommage des plus flatteurs et dont je fus heureux de pouvoir remercier le directeur du journal. Parmi les rédacteurs du Radfahr Humor se trouvait le docteur Rettinger, qui avec une amabilité inexprimable ne devait cesser de se mettre à notre disposition, non seulement durant les courts instants où je restai à Munich, dans cette journée-là, mais aussi pendant les deux jours passés dans cette ville à notre retour de Vienne.
Oh! un vrai et pur Allemand, le docteur Rettinger, mais un bien excellent homme. Gros, barbu, éternellement le cigare à la bouche; presque éternellement aussi installé devant une pile de soucoupes, chacune d’elles représentant une énorme chope de bière. Et les soucoupes s’empilaient toujours, lorsqu’il entrait dans une brasserie; et les chopes se vidaient méthodiquement, mécaniquement. Lui, heureux de vivre, semblait dans une extatique jouissance de cette absorption éternelle et lente.
De la salle de rédaction du Radfahr Humor, on se rendit dans une de ces brasseries où ce nectar vraiment délicieux, la bière de Munich, coule à pleins bords. Quel festin de Lucullus c’était pour moi ce déjeuner fait dans cette ville, entouré de ces nombreux et joyeux amis, arrivé aux trois quarts de notre expédition, et de plus en proie à un appétit féroce, circonstance qui transforme toujours en ambroisie les mets même médiocres! Le docteur Rettinger s’était mis en devoir d’absorber, et il parlait beaucoup, en français, d’ailleurs, mais avec un accent allemand des plus prononcés, ce qui ne tarda pas à exciter la rate du bon Blanquies.
Un détail qui causait la joie du Montmartrois c’était précisément cette quantité invraisemblable de chopes, en France des doubles bocks, que pouvait contenir l’estomac de l’excellent docteur.
—Non! dit-il, en laissant aller son rire, non, mais après tous ces bocks-là vous ne devez pas pouvoir loger le reste dans votre estomac, les dîners et les déjeuners?
—Che ne mange qu’une fois par jour, répondit le docteur Rettinger, le reste du temps che bois.
—Mais enfin, riposta Blanquies, combien buvez-vous de chopes par jour?
—Compien j’en bois? Ho! ho! mais che ne sais pas. Ho! ho! compien chen bois? Mais, tix, fingt, trente, quarante, ché-né-sais pas! Mais la rate de Blanquies n’était pas au bout de ses torsions. Tandis que mon ravitaillement stomacal se continuait, la conversation dont je suivais mal le fil, occupé que j’étais à faire travailler vigoureusement mes mandibules, se continuait entre le jeune échappé du faubourg parisien et le docteur; soudain, j’entendis le mot Asnières prononcé par le docteur. Il racontait, paraît-il, son dernier voyage à Paris et il parlait d’Asnières où il avait habité quelques jours. A peine eut-il raconté le fait que cette fois tous les muscles du Montmartrois entrèrent dans une danse folle.
Cette idée que le docteur était allé à Asnières; enfin ce simple mot d’Asnières prononcé par ce docteur allemand, en plein cœur de l’Allemagne, parurent à Blanquies une de ces choses désopilantes à vous changer la rate en tourne-broche.
—Ho! ho! ho! mon Dieu, que c’est donc rigolo! Ho! la! la! mince de coquillage, s’écria-t-il, en déployant son rire guttural. Comment, on connaît Asnières ici, hi! hi! hi! mais ce n’est vraiment pas la peine de venir chez les Allemands si on y entend parler d’Asnières. Ho! ho! ho! Mais moi, je suis en Allemagne depuis trois jours, j’ai oublié Asnières, ha! ha! ha! oh! non! mais voyez-vous ce brave monsieur Rettinger qui connaît Asnières. Qui est-ce qui va me parler du Moulin-Rouge ici maintenant, et du Rat-Mort, et des Décadents? et du Lapin qui fume? Y a personne ici pour le Lapin qui fume? Eh bien! et le Cabaret de la mort? Ousqu’on devient un macchabée, à volonté?»
La surprise du Montmartrois n’était pas à son terme. Tandis que les mets nombreux continuaient à défiler, arrosés de l’excellente bière du pays, un groupe d’officiers bavarois entra dans la brasserie. Leur présence fit changer la conversation et on parla quelque peu politique, des rapports de la Bavière et de la Prusse. Le docteur Rettinger, en bon Bavarois, ayant manifesté une sympathie des plus modérées pour la Prusse et les Prussiens, la rate de Blanquies entra dans une danse nouvelle. Cette fois il la trouva trop forte. Comment, on avait crié, en sa présence et en pleine Allemagne: vive la France! et voilà que maintenant chez les «Prussiens» eux-mêmes, car pour tout bon Parisien de Paris, un Allemand est un Prussien, chez les Prussiens, dis-je, on criait presque: à bas la Prusse!
—Non, mais où suis-je? continua Blanquies, en s’administrant sur le genou un coup formidable. Avouez donc que c’est rigolo. Je vais chez les Prussiens, sous prétexte de record, on crie vive la France! et par-dessus le marché: à bas la Prusse! Je comprendrais ça, à l’Élysée-Montmartre, ou au Divan Japonais, mais ici, ici! Garçon, un bock! Ah! non, c’est vrai, ils n’y comprennent rien ici, à ce langage-là. C’est étonnant, quand on crie: à bas la Prusse, on devrait bien comprendre ce que signifie: un bock. C’est égal, cette satanée bière est rudement bonne pour vous rafraîchir les amygdales. Mince de capucine! Attends un peu, ce que je m’en vais leur en raconter à mes copains!
Mon déjeuner se terminait. Le docteur Rettinger se leva, et toujours avec son accent allemand qui donnait à sa parole une note si originale, prononça une chaude allocution en l’honneur des cyclistes français et de la France!
Excellent homme! La bonté même, type achevé d’une race que des événements funestes ont faite notre adversaire, mais nullement notre ennemie dans le sens le plus rigoureux de ce mot.
Il pouvait être cinq heures environ quand on donna le signal du départ. Avant de se remettre en route, direction de Muhldorf, on changea ma selle qui, on s’en souvient sans doute, avait été brisée dans le trajet de Gunzbourg à Augsbourg. Le docteur Rettinger ne voulut pas nous laisser partir sans nous faire promettre de nous arrêter quelque peu à Munich au retour, ce qui fut fait.
Moment vraiment délicieux dans de pareilles expéditions, et qui seul les justifie. Un homme lancé dans une marche aussi longue et aussi rapide est comme un soldat durant une campagne. Il éprouve des émotions de tout genre, émotions pénibles et émotions joyeuses. Les unes comme les autres justifient l’aventure, car ce sont elles que l’on recherche.
En ce moment, dis-je, j’éprouvais un bien-être physique et moral immense, puisque tout allait maintenant à souhait: mes compagnons étaient retrouvés, mon état était parfait, nous n’étions plus qu’à une distance relativement restreinte de la ville de Vienne, but de notre voyage. Et pourtant nous marchions, comme il arrive souvent dans une campagne militaire, vers un désastre, la noyade de Lintz, qui devait être comme le dénouement de notre romanesque aventure. Désastre! dis-je, oui; mais si je me sers du mot c’est pour continuer ma comparaison avec la marche forcée d’une armée en campagne. En la situation actuelle, en effet, qu’on ne conclue pas bien vite à un remords ou à un simple regret de ma part, car ce qui serait désastre pour une armée, était plutôt une victoire, du moins pour moi, qui, dans de semblables voyages, recherche les émotions. La noyade de Lintz, «désastre» final d’une espèce de campagne où la guigne nous avait poursuivis, devait être une source d’émotions qui, pénible sur le moment, laisse des souvenirs toujours précieux et que l’on éprouve ensuite du plaisir à raconter, comme d’ailleurs tout ce qui arrive de fâcheux dans les aventures.
XVII
STEEPLE-CHASE ACROBATIQUE
Quand, la veille de notre arrivée à Munich, Willaume était passé dans cette ville, deux aimables cyclistes s’étaient mis en route avec lui: MM. Tochterman, un jeune amateur de Munich passionné de vélocipédie, fils d’un gros négociant, et Sachman, également de Munich. M. Tochterman, nous devions le voir à notre retour; quant au second, nous allions le trouver avec Willaume qui, on le sait, nous attendait à la frontière autrichienne.
Au moment où, serrant la main à nos hôtes sympathiques, à tous ces bons compagnons qui nous avaient réservé à Munich un si cordial accueil, Chalupa et moi nous nous saisîmes de nos machines, une célébrité de la pédale en Allemagne, M. Fischer, le gagnant d’une des plus grandes courses sur route qui aient été données, la course Vienne-Berlin, s’offrit à nous servir d’entraîneur avec quelques-uns de ses amis, ce qui était pour nous une très heureuse fortune.
Suberbie allait continuer sa pérégrination par le train, emmenant avec lui Blanquies. Ce dernier avait décidément divorcé avec la bicyclette. Il en avait assez, nom d’un rat en capilotade! C’était une plaisanterie de mauvais goût de forcer les gens à voyager de cette façon-là. Il fallait avoir le diable au corps, déclarait-il. Blanquies continua donc à prendre la voie ferrée. Il fut décidé que tout le monde se concentrerait à Sembach, dernière ville d’Allemagne, pour passer ensemble à la douane et pénétrer en corps sur le territoire de l’empire austro-hongrois.
J’ai déjà fait part au lecteur de l’état des routes en Bavière, état horrible s’il en fut. On m’a raconté que dans l’Allemagne du Nord les voies sont moins atroces; je veux bien le croire, mais dans l’Allemagne du Sud! Bonté du ciel! La saison y est-elle pour une part? C’est possible, car un ami, connu sans aucun doute de la plupart de mes lecteurs, qui tient une place importante dans le cyclisme français, M. Pierre Giffard, mon éminent collaborateur du Petit Journal, a, lui aussi, accompli quelque temps après moi un voyage à bicyclette en Allemagne. Il a trouvé les chemins mauvais en Bavière, mais moins mauvais toutefois que ce que je lui en avais dit moi-même.
Quoi qu’il en soit, la route, affreuse sur presque tout le territoire bavarois parcouru jusqu’à présent, allait devenir tellement épouvantable qu’elle en était parfois invéloçable. Et pourtant, le ciel était clément encore. En présence d’un pareil chemin, je ne pus m’empêcher de frémir à l’idée de voir la pluie entrer dans la danse. Oh! alors!
Qu’on se représente une route recouverte de cailloux comme en France! mais, à la différence de ce que fait chez nous l’administration des travaux publics, qui passe le rouleau sur ces cailloux pour les aplanir, considérez cette route laissée ainsi avec ses cailloux dont les voitures et les charrois sont seuls chargés d’assurer «l’écrasement». Le résultat est clair. Ce sont dans toute la largeur de la route des ornières énormes, trop étroites pour pouvoir y rouler à l’aise, et, entre les fondrières, des amas de cailloux pointus sur lesquels il est naturellement impossible de rouler. A notre passage, des pluies récentes et très fortes avaient encore augmenté l’inégalité du terrain et la profondeur des ornières, à tel point que, dès notre départ de Munich, ce furent des sauts de carpe à vous rompre les os.
Ce que nous avions éprouvé n’était rien. On fut soumis à un de ces exercices forcés qui vous transforment en façons de polichinelles secoués comme des balles, ou comme de la pâte dans le pétrin.
Si on voulait se maintenir dans les ornières pour rouler sur un sol uniforme et sans cailloux, le pneumatique de temps en temps dérapait, on perdait l’équilibre, on oscillait et il fallait des prodiges d’adresse pour se retrouver sur ses deux roues.
Si on voulait se maintenir hors de l’ornière, alors renvoyé de cailloux en fondrière, de fondrière en cailloux, de saut en saut, de choc en choc, on s’en allait jusque sur l’accotement où de profondes saignées vous forçaient à un steeple-chasse clownesque qui eût été désopilant s’il n’eût été, vu mes blessures, parfois très douloureux. Fischer, le vaillant coureur allemand habitué à ces chemins diaboliques, filait comme un zèbre sans paraître en rien incommodé. Obligés à le suivre, notre vitesse augmentait encore l’amplitude de nos oscillations acrobatiques, en même temps que la brusquerie de leur succession brutalement ininterrompue. Jamais coquille de noix sur une mer furieuse n’avait été livrée à une aussi infernale sarabande. Aussi on sautait, s’enfonçait, tournait, oscillait, pirouettait, grimpait, s’effondrait; à chaque instant, on interrogeait nos camarades de Munich pour savoir quand la route allait s’améliorer. Ils répondaient invariablement: «Bientôt»; mais malgré notre rapide allure, la route restait affreuse. Elle avait, d’ailleurs, un si défavorable aspect qu’à la fin, ahuri par cette bacchanale échevelée, et vraiment saisi par un violent accès de mauvaise humeur, je m’arrêtai net, et jetant ma machine, je déclarai: «Eh! dites donc, les amis! J’en ai assez, moi! J’avais décidé de me rendre de Paris à Vienne, par la route, par une route quoi! Or, où est-elle la route, oui, la route de Paris à Vienne, où est-elle? Nous n’y sommes pas assurément, ce n’est pas elle, cette voie ignoble; d’ailleurs ce n’est pas une route, ce n’est même pas un chemin, c’est un champ labouré? Qu’on me montre la route!»
Mais mes imprécations ne servaient de rien. Il fallait marcher. Le bon Chalupa me dit qu’il fallait continuer, on finirait bien par trouver une route meilleure. Fisher disait la même chose. On continua; la danse satanique de sauvages en délire recommença. Chalupa en poussait des cris rauques. Ma frêle Gladiator lançait de petits cris plaintifs, mais elle ne bronchait pas, la vaillante machine. Elle semblait un svelte hippogriffe voltigeant sur la crête des vagues, vagues de cailloux pointus ou de boue desséchée.
Enfin, à un moment donné, l’état des chemins devint tel qu’un des jeunes cyclistes de Munich, dans un de ses mouvements convulsifs, vint s’écrouler sur moi, et je fus précipité sur le sol. Il y eut un instant de panique. Fischer, Chalupa, tous s’élancèrent sur moi. Rien de cassé, absolument rien, ni l’homme, ni la machine. Le pauvre garçon, auteur de l’accident, était dans un état de confusion que je m’efforçai de dissiper, sans trop y réussir. Je lui déclarai que ce n’était pas lui l’auteur de l’accident, mais ce chemin abominable dont je me promettais bien à ce moment de donner une idée à mes futurs lecteurs.
Au moment où nous sommes arrivés, nous avions fait déjà d’assez nombreux kilomètres, une trentaine peut-être, dans la direction de Muhldorf, ville où nous devions finir notre journée, et située à environ deux heures de la frontière autrichienne. Nous avions à passer maintenant un village célèbre dans l’histoire de notre pays et je m’étais bien promis de contempler le paysage environnant, au moment où nous passerions près du village en question: c’était celui de Hohenlinden, où l’illustre général Moreau remporta sa fameuse victoire.
Brusquement, tandis que nous approchions de Hohenlinden, la route s’améliora. D’ailleurs le pays redevenait très boisé, circonstance qui sans doute est favorable au bon état des routes, car durant la traversée de la Forêt-Noire, elles étaient superbes, on s’en souvient. Très boisé, dis-je, et mes lecteurs n’auront pas oublié qu’en effet, la célèbre bataille de Hohenlinden fut livrée en plein bois, mais en même temps tout au long de la route de Munich à Muhldorf, celle que nous suivions.
Poussés par le vent d’ouest qui commençait à souffler en tempête, d’autre part excités par cette radicale et subite transformation du sol, on marcha à une allure folle; nous allions maintenant à une allure de plus de trente kilomètres à l’heure; nous semblions emportés par une rage de locomotion. C’est ainsi que je traversai le pays où se trouve Hohenlinden.
Je contemplai ce champ de bataille où se joua une de ces parties desquelles parfois dépend le sort du monde. C’est ici, me dis-je, en contemplant la forêt fameuse, où les cinquante mille hommes du général Moreau rencontrèrent les soixante-dix mille Autrichiens, le 3 décembre 1800; où Richepanse, alors que la bataille semblait des plus douteuses, arrivant tout à coup, surprit en flanc les ennemis et contribua à changer en triomphe ce qui n’eût été qu’un succès sans importance et peut-être une défaite; c’est ici, ici, sur cette route, que défilèrent presque tout entières les deux armées.
Quelle jouissance pour celui que les grands événements historiques ont toujours impressionné vivement, de contempler dans un pareil moment, dans de telles circonstances, un si illustre champ de bataille!
Toujours glissant sur ce sol merveilleux, on arriva au village de Haag où on fit une halte de quelques secondes, puis à Muhldorf. Il faisait nuit. Il était neuf heures du soir environ. Quelques gouttes d’eau tombèrent, sinistre présage. Notre première idée, vu la vitesse de notre marche, avait été de pousser jusqu’à Sembach, frontière autrichienne, située à quarante kilomètres, et où les amis nous attendaient, les amis parmi lesquels enfin Willaume, le brave compagnon Willaume; mais voyant la nuit noire, puis craignant la pluie, on resta; on se lèverait aux aurores, voilà tout.
Ici encore, on put, avant de se coucher, goûter ce plaisir délicieux d’un dîner absorbé avec un appétit de chien de chasse, dîner copieux à souhait, en compagnie d’aimables et joyeux compagnons, servi à souhait, dis-je, par des jeunes filles dont la franche gaieté en présence de notre bande de gaillards folichons, était bien faite pour donner à la scène de cette fin de journée un aspect de confort paradisiaque des plus réjouissants.
XVIII
A LA FRONTIÈRE AUTRICHIENNE
A quatre heures du matin nous étions debout. Un seul de nos compagnons de la veille devait faire route durant quelque temps avec nous, pour nous bien indiquer le chemin, à cause d’un trompeur croisement de voie.
Constatation désagréable: il avait plu durant la nuit. La pluie toutefois avait cessé, mais le ciel était menaçant. La route détrempée laissait encore quelques étroits passages véloçables. Une fois les parages dangereux franchis, notre compagnon de Munich prit congé de nous, en nous souhaitant bonne chance. Nous en avions besoin. Nous étions de nouveau réduits à deux: Chalupa et votre serviteur. Mais la situation était moins «douloureuse» qu’entre Gunzbourg et Augsbourg. Bien que le sol fût mouillé et le ciel menaçant, le moral était à son niveau normal, et le physique s’était beaucoup amélioré à Muhldorf. D’autre part, nous marchions à fortes enjambées vers la frontière autrichienne, Sembach, située à quarante kilomètres seulement, où nous allions retrouver nos amis et parmi eux enfin le cher compagnon Willaume, le compagnon «officiel», comme je l’ai déjà exposé. Cette rencontre n’allait se faire, circonstance bizarre, que pour partager ensemble le désastre final. Il était environ quatre heures et demie à notre départ de Muhldorf; à sept heures un quart nous entrions dans Sembach, et nous nous dirigions aussitôt vers l’hôtel que Suberbie, cette fois, nous avait indiqué, au départ de Munich.
Une des premières personnes que j’aperçus, ce fut Blanquies. Il m’apparut dans l’encadrement d’une des fenêtres de l’hôtel et sa physionomie joviale exprima aussitôt le ravissement.
«Ah! vous voilà, nom d’une carabine! On vous a attendus hier soir. Nous étions convaincus que vous alliez arriver à cause du vent arrière. Sapristi! le temps paraît rudement mauvais, les enfants. Vous allez avoir du fil à retordre. Je ne vous dis que ça.»
J’attendis la fin de l’explosion, puis je demandai:
—Et Willaume?
—Il est là, dans sa chambre, ou dans la mienne, comme vous voudrez: c’est une chambre à deux lits. Je vais le prévenir que vous êtes là.
Mais pendant cette rapide conversation, j’ai déposé ma machine sur le devant de l’hôtel et je suis entré. J’escalade les escaliers et j’arrive dans la chambre en question qui offrait l’aspect le plus charentonnesque qu’il soit possible d’imaginer. C’était un salmigondis d’oreillers, de draps de lit, de couvertures en capilotade, des valises dégorgées, avec aux alentours un fouillis inextricable de bas, de chaussures, de vêtements, de maillots bariolés, et sortant de cet amas, comme une tortue engourdie sort d’un tas de feuilles séchées, l’ami Willaume, dont le calme britannique se dérida complètement à ma vue.
Ma foi, il était éreinté, et ce n’était pas étonnant. Il n’avait pas du reste à en raconter long. Lui, dès notre séparation, avait été désespéré; ce brave garçon avait vécu sous la terreur de m’avoir froissé, craignant que je fisse retomber sur lui la cause de notre séparation; ce qui était un excès de scrupule, car j’en étais encore plus directement responsable. Et dès lors, voyant que nous ne pouvions nous rejoindre, il avait accompli son devoir de recordman, en marchant, marchant toujours, à en perdre bras et jambes, sans penser à rien, qu’à aller toujours de l’avant, le plus rapidement possible, jusqu’au moment où il avait reçu notre dépêche lui prescrivant d’attendre à Sembach mon arrivée. Alors il s’était couché et s’était reposé. Et voilà. Ce qu’il n’ajoutait pas, le pauvre garçon, c’est que par suite d’une malechance enragée, il avait fait trois chutes dont une lui avait occasionné une forte blessure à la main gauche. Je remarquai, en effet, qu’il avait cette main entourée d’un bandage. Mais, bah! c’était là pour lui un détail insignifiant. Il en avait bien vu d’autres, notamment cette ruade de cheval qui l’avait presque défiguré, dans une course de Paris à Trouville, accident que j’ai rappelé au début de ce récit.
Blanquies, en présence de cette chambre en état de révolution, ne put s’empêcher d’ouvrir encore une fois les écluses qui retenaient son rire guttural de gavroche en délire.
—Hi! hi! hi! quelle nuit, si vous saviez! Ah! nous en avons fait un chambard. Moi, d’abord, j’étais sûr que vous alliez arriver cette nuit et je n’ai pas dormi. Il fallait bien se distraire. J’ai envoyé traversins et oreillers visiter l’ami Willaume. Voilà qui lui était égal, par exemple. Il ne bougeait pas plus qu’une momie.
—Mais, fis-je observer, pourquoi ce monceau de falbalas? Ah çà! vous avez donc tout un magasin pour vous deux?
—Non, dit Blanquies; Suberbie et Sachman ont mis ici toutes leurs affaires. Je veux bien être pendu s’ils s’y retrouvent.
Au nom de Suberbie, je m’enquis aussitôt de sa personne. Inutile de chercher longuement. Il était prêt, ainsi que Sachman, le cycliste de Munich, qui avait entraîné Willaume et devait nous accompagner jusqu’au terme de notre marche.
—Et Châtel? demandai-je à Suberbie.
—Châtel, répondit-il, le malheureux est très malade. Il n’a pu quitter Munich. Je crains une pneumonie. C’est cette soirée fatale d’avant Ulm qui en est la cause. Enfin, je l’ai bien recommandé aux amis de Munich. J’espère que nous le retrouverons entièrement rétabli à notre retour.
C’est, en effet, ce qui devait arriver. Nous devions le retrouver, rétabli, mais complètement changé. D’ailleurs Suberbie reçut de lui à Vienne des nouvelles quotidiennes, et d’ailleurs rassurantes.
Nous n’avions pas de temps à perdre; il fallait penser à reprendre la route, le plus vite possible. On descendit dans la salle à manger, où tasses de café et de chocolat disparurent dans nos estomacs respectifs. Il y avait là un piano. Blanquies en profita pour égayer l’assemblée d’un charivari bien conditionné.
Nous nous trouvions là, on le sait, à Sembach. Cette ville est la dernière du territoire allemand. Elle n’est séparée de Braunau, la première ville autrichienne, que par un pont sur la large et belle rivière de l’Inn, un des grands affluents du Danube. Sembach-Braunau, c’est le Hendaye-Irun austro-allemand.
Suberbie et Blanquies nous accompagnèrent dans la traversée de la rivière, pour présider avec nous aux formalités de la douane. On alla à pied. A peine de l’autre côté de l’Inn, on se trouva en présence des douaniers autrichiens.
Le lecteur n’a pas oublié les démarches faites par moi auprès des deux ambassades allemande et autrichienne, à Paris. L’accueil avait été aussi aimable et empressé que possible. L’ambassadeur d’Allemagne, le comte de Munster, m’avait adressé une lettre, signée de sa main, lettre que je portais sur moi, mais qui ne m’avait jamais servi, aucune difficulté ne nous ayant été opposée durant notre marche à travers les duchés de Bade et de Wurtemberg, et la Bavière. Le comte Zichy, conseiller de l’ambassade austro-hongroise, avait été plus aimable encore, mais moins pratique. Il m’avait dit, on s’en souvient, qu’il allait prévenir le ministre des affaires étrangères à Vienne, lequel avertirait à son tour la douane à Braunau. Un simple papier eût peut-être mieux valu.
J’arrivai à la douane, persuadé que nous allions passer sans encombre. Hélas!
Il fallut accomplir une foule de formalités et... payer soixante francs par machine.
Circonstance qui m’exaspérait: je ne pouvais me faire comprendre. Chalupa traduisait mes observations avec une lenteur désespérante, et les douaniers, qui semblaient la quintessence de l’abrutissement administratif, ne comprenaient rien, ou voulaient ne rien comprendre.
—Mais dites-leur donc, m’écriai-je enfin, qu’ils ont dû recevoir un mot du ministère, que nous sommes les bicyclistes dont on a dû leur parler.
Non! rien! toujours face à face avec ces ronds-de-cuir dont l’air béat et brutal indiquait une atrophie totale de cette précieuse faculté de l’âme nommée l’entendement.
—Enfin, dis-je à Chalupa, qu’ils s’expliquent, quoi; ils n’ont rien reçu, que faut-il faire?
—Eh bien, ils disent, déclara timidement Chalupa, que nous passons la frontière et qu’il faut payer, après avoir signé les papiers.
Enfin, on «finit par en finir», comme dit l’autre. On paya. Mais, j’étais dans une fureur noire.
«Quelles brutes! pensai-je; vraiment, c’était bien la peine de faire des démarches auprès de l’ambassadeur. Et je suis sûr, absolument sûr, qu’on s’est occupé de nous, à Vienne; mais allez donc ouvrir l’intelligence de cette troupe d’ahuris.»
Notez que ces douaniers, malgré tout, eussent été dans leur rôle, si effectivement ils n’avaient reçu aucune instruction. Mais, voyez un peu si ma colère était justifiée, et voyez jusqu’où peut réellement aller la sottise administrative de simples employés de douane.
Contrairement à ce qu’on eût pu penser, en voyant leur entêtement, ils avaient parfaitement reçu des instructions, et je l’appris à Vienne, dès le lendemain de notre arrivée. Mais, sans doute, ils n’y avaient rien compris. La lueur dut ensuite se faire dans leurs cerveaux, et ces employés, qui ne voulaient rien entendre, nous adressèrent des excuses lorsqu’une semaine plus tard, nous repassâmes à Braunau avec l’Orient-express. Ils ne purent nous rendre notre argent, à cause de la rapidité du passage du train et des nouvelles fôôôrmalités à remplir, mais ils nous déclarèrent qu’il allait nous être adressé à Paris; ce qui fut fait, trois semaines après notre retour.
Il était neuf heures environ quand on se sépara d’avec Suberbie et Blanquies. Nous allions donc maintenant rouler sur la terre autrichienne! Nous étions quatre: Willaume, Chalupa, Sachman et moi.
Nous allions marcher sur la ville de Lintz, la plus importante avant Vienne. Elle est située à cent dix kilomètres de Braunau. «Nous y arriverons vers deux heures et demie, dis-je à Suberbie. Allez nous attendre là.» Par suite d’un oubli absolument invraisemblable après tout ce qui était arrivé, on omit de se rappeler le nom de l’hôtel où l’on descendrait pour déjeuner. On va voir toutefois que cet oubli n’eut pas de suite fâcheuse, ce qui eût mis le comble au désastre qui était sur le point de nous assaillir.
XIX
LES MENACES DE L’ATMOSPHÈRE
C’est le samedi 28 avril, sixième jour de marche, que nous quittions Braunau, au nombre de quatre, nous dirigeant sur la ville de Lintz.
Ainsi qu’on l’a pu voir durant le cours de ce récit, nous avions eu, tout compte fait, un temps favorable jusqu’à ce jour.
Au départ, un fort vent d’est nous avait gênés; mais le ciel était tellement resplendissant que nous ne pouvions trouver mauvais cet inconvénient, généralement précurseur d’un temps très sec. Dès le lendemain, le vent avait brusquement tourné à l’ouest, signe fâcheux, ce vent étant, au contraire de l’autre, presque toujours avant-coureur de la pluie.
Cette fois, il souffla un certain temps sans troubler l’atmosphère. Grand avantage pour nous, car nous l’avions dans le dos sans être incommodés par sa détestable compagne la pluie. Ce vent d’ouest avait seulement provoqué un temps orageux que j’avais assez désagréablement ressenti, on s’en souvient, durant mes pérégrinations à travers la Montagne-Noire.
Le lendemain, ce même vent d’ouest avait amené la bourrasque qui m’avait assailli au moment de mon arrivée à Geisslingen et qui avait été la cause indirecte de mon invraisemblable rencontre avec Blanquies et Chalupa.
C’était peu de chose, on le voit. Le lendemain, 27 avril, jour de notre passage à Munich, ce vent, dont la persistance n’indiquait que trop un tempétueux dénouement, commença à rouler d’énormes nuées grisâtres et notre arrivée à Muhldorf avait été saluée par une légère ondée. A notre réveil, nous avions constaté un sol déjà assez fortement détrempé; la partie mouillée était toutefois sans profondeur, ce qui pouvait nous laisser encore quelque espoir sur l’avenir.
Au départ de Braunau, les nuées avaient continué à s’accumuler. La pluie ne tombait pas cependant. On pouvait espérer encore.
On marcha le plus vite possible, pour tenter de se dérober à ces nimbus-stratus énormes et menaçants. Mais la route ne s’améliorait guère. On passa le village d’Altheim, à douze kilomètres de Braunau. Ici, l’allure augmenta fortement. Par un malheur que nous eussions pu rendre sans effet, la route était de plus en plus formée d’une chaîne ininterrompue de petits raidillons, naturellement suivis de descentes assez longues mais également très rapides, ce qui nous obligea plusieurs fois, par prudence, à mettre pied à terre. C’est cette fâcheuse obligation que nous eussions pu éviter si, par une incroyable manie d’hommes de sport, nous n’eussions dédaigné de munir de frein chacune de nos bicyclettes.
Nonobstant, nous trouvant tous les quatre dans un état parfait, sauf ma douleur qui persistait, fort atténuée, il est vrai, et sauf une blessure encore très légère également causée par la selle à notre interprète Chalupa, nous allions à vingt-cinq kilomètres à l’heure environ. La plupart du temps nous franchissions «en emballage» les raidillons pour nous «effondrer» ensuite dans les descentes, à une allure de trente-cinq à l’heure. Mais ce train d’enfer ne pouvait durer.
Après la ville de Ried, la route, encore une fois, devenait atroce. Il était plus de onze heures quand on arriva dans la petite ville de Haag-die-Ried, où un incident presque ridicule allait se produire.
En approchant de Haag, notre entraîneur Sachman prend les devants pour commander un déjeuner. C’était comme un pendant de l’affaire d’Oppenau, mais là, il n’y avait heureusement qu’une seule route à suivre à la sortie.
Nous arrivons dans Haag. Impossible de retrouver le brave Munichois. Où diable ce malheureux garçon avait-il été commander notre déjeuner? Nous opérons la traversée de la ville. Il ne pouvait être ailleurs que dans la grande artère médiane. Nous ne voyons personne. Personne n’a rien vu. Ma foi! nous rentrons dans la ville et nous déjeunons dans le restaurant dont l’aspect nous paraît le plus correct. Crac! nous tombons au siège du Vélo-Club de l’endroit. Pendant le déjeuner, deux cyclistes se présentent. Ils ont été avertis de notre passage par un journal de sport, qui se trouvait du reste sur une des tables du restaurant et qu’ils nous montrent.
Notre repos ne dure pas moins de trois quarts d’heure. Il faut partir.
A peine sur nos machines, voici Sachman qui accourt. Le malheureux! il nous a attendus, mais où, où?
Il déclare avoir laissé sa machine devant un restaurant comme signe de ralliement. Nous n’avons rien vu. Enfin! après tout, rien de cassé! Nous voici réunis, tout est réparé.
Le vent a pris de la force. Le ciel est surchargé. La base des nuées devient d’un gris de plomb et nous sommes à soixante kilomètres de Lintz! En considérant l’aspect du ciel, impossible de s’y méprendre. Pour ma part, je ne me fais plus la moindre illusion et je fais cette déclaration parfaitement nette: «Inutile de compter arriver avant la pluie; pour moi tout espoir est perdu.»
XX
LA DÉROUTE DE LINTZ
On passa le village d’Altheim, à sept kilomètres de Haag. La route continuait à être très accidentée et atrocement surchargée de cailloux pointus. Nous étions en pays montagneux; à droite et à gauche des chaînons s’échelonnaient. Le vent d’ouest de plus en plus fort nous donnait une vigoureuse poussée. Une lueur d’espoir nous revint. La ville de Wels est située à vingt-cinq kilomètres d’Altheim, et à vingt-neuf de Lintz.
Nous avions parcouru dix-huit kilomètres; sept seulement nous séparaient de Wels. Les nuées toutes en limaille se grimpaient les unes sur les autres.
La pluie commença, une pluie extrêmement fine, ténue, une sorte de bruine. J’avertis la troupe de presser l’allure, mais c’était une peine perdue. Je ne me trompais pas à l’aspect du ciel, aussi mauvais que possible. Au début, le mal était léger, tant que la route n’était pas mouillée, on pouvait rouler; quant à nos vêtements, qu’importe! On les sécherait, ou on en changerait à notre arrivée à Lintz.
La pluie augmenta rapidement. Mais, aidés par le vent qui commençait à souffler en tempête, on dévorait le terrain.
On arriva très vite en vue de la petite ville de Wels, où allait se produire un rapide incident, l’un des plus doucement émotionnants dont il m’ait été donné d’être l’objet au cours de mes longues pérégrinations.
Nous arrivons donc en vue de la ville, dont nous ne sommes plus séparés que de quelques centaines de mètres. La pluie est déjà telle que l’on se demande s’il ne vaut pas mieux s’arrêter à Wels. Mais, si on décide de continuer, mieux vaut alors marcher à toute allure, et sans perdre une minute, traverser Wels pour s’élancer vers Lintz.
J’appuie pour ma part cette dernière opinion, en disant: «Plutôt que de nous morfondre, déjà inondés, dans une ville sans ressources, il vaut mieux arriver sans désemparer dans la grande ville de Lintz où nous aborderons encore bien plus inondés, mais où nous trouverons tous nos bagages et des vêtements de rechange.»
L’opinion est adoptée. Nous débouchons dans la place centrale de Wels, et nous nous disposons à en opérer la traversée rapide, dans la position suivante: Willaume et Sachman en tête, puis à deux mètres derrière Chalupa et moi-même à droite de Chalupa.
La pluie tombe serrée, et la place semble au premier abord absolument déserte au moment de notre apparition. Pourtant, ayant relevé la tête et fixé mon regard fort en avant, j’aperçois deux personnes, deux messieurs, qui se tiennent côte à côte au centre de la place. L’un d’eux tient un journal à la main. Au moment où je les aperçois, je ne puis m’empêcher de trouver singuliers ces deux personnages immobiles sous la pluie, dont l’un surtout tient un journal. Mais on suppose bien que ma réflexion n’est pas de longue durée, car toute cette scène se déroule, comme bien on pense, avec la plus grande rapidité. A peine donc mon idée s’est-elle fait jour dans mon cerveau, que voici ce qui se passe: nous arrivons devant le groupe et aussitôt, l’homme au journal se précipite directement vers moi, et, tandis que sa physionomie s’illumine d’un rayon de béatitude, jette son regard tantôt sur ma physionomie, tantôt sur la gravure dessinée sur le journal qu’il tient et qu’il agite avec un emportement de joie fébrile. Il semble dire: «C’est lui, le voilà, enfin.» Alors il faut descendre, absolument vite; cet homme qui baragouine son allemand nous fait comprendre qu’il y a là, dans un café, des vivres pour nous. Allons, faut s’arrêter. Une seconde seulement, dis-je à Willaume, et nous partons.
Je m’approche de l’homme au journal, et je m’informe enfin.
Oh! le brave Autrichien. C’était un fanatique du cycle. A la nouvelle de notre voyage il s’était bien promis d’être là, à notre passage. Un journal ayant publié mon portrait, cet excellent homme s’était dit: «Je le reconnaîtrai bien!» Et alors sans nouvelles, il était resté là, à poste fixe, conservant mon portrait. La pluie était venue, tant pis. «Je veux le voir, s’était-il dit, je veux le reconnaître.» Et rien ne l’avait lassé.
Et enfin, nous étions arrivés, et d’un coup d’œil il m’avait reconnu.
Il eût fallu voir ce brave, dévisageant ma «tête» et celle du portrait, et ayant l’air de dire: «Oui, oui, c’est bien lui, voilà le binocle, voilà bien la moustache, voilà tel trait, voilà tel autre.»
Enfin il était heureux, ce noble Autrichien, de n’avoir pas perdu sa peine.
Très doucement émotionné par ce touchant incident, on quitta Wels, qui est une résidence impériale et où, circonstance tout à fait particulière que nous n’apprîmes qu’à Vienne, l’empereur d’Autriche se trouvait ce jour-là.
La tempête augmentait d’intensité. On s’élança sans perdre courage vers Lintz, à vingt-neuf kilomètres.
Devant nous, maintenant, les crêtes des chaînons se perdaient dans la brume. Elle enveloppait l’horizon tout entier, comme un brouillard de décembre. Les gouttes d’eau s’étaient élargies, mais tombaient serrées, et chassées par le vent, nous fouettaient le visage. Le rideau s’épaississait autour de nous; la nature se noyait dans une de ces pluies d’hiver, subtile, pénétrante et tenace.
On avançait, muets; un seul but, maintenant: Lintz, à tout prix, coûte que coûte. S’arrêter dans une maison isolée? D’abord, il n’y en avait pas. C’était le désert. Puis, quelle situation, déjà trempés et dans l’impossibilité de changer de vêtements! Non, s’arrêter, on n’y songeait même pas.
Le vent d’ouest, courant à travers la montagne, faisait entendre comme un immense et lointain bruit de houle.
Tout ce que nous pouvions redouter au sujet de la route se produisait en ce moment. Nous roulions dans un immonde marécage, mais, secondés par le souffle impétueux de la tempête, nous fendions les lacs de boue.
Par malheur, les cailloux énormes disparaissaient sous les flaques d’eau ou dans les amas de boue et c’étaient des heurts terribles qui parfois arrachaient à Chalupa des gémissements, la blessure causée par la selle étant alors des plus vives.
Les éclats marécageux nous arrivaient de plus en plus. On était pris entre la boue que les roues de nos machines nous envoyaient par jets multipliés, et les torrents d’eau que la tempête précipitait en tourbillons sur nos épaules.
On avançait toujours, muets, résignés comme des hommes qui s’attendaient à cet assaut furieux. La route avait des bornes kilométriques; les kilomètres paraissaient interminables.
La tempête suivait une progression nettement ascendante. C’était, devant nous, une muraille liquide. Tout suintait de l’eau. Elle roulait en rigoles sur tous les objets. On eût dit qu’il en sortait des atomes de l’air.
L’un de nous signala: «Lintz à dix-neuf kilomètres.» Quelle distance! C’était l’infini, pour nous, en ce moment. Et les heurts continuaient, horribles. Les machines grinçaient, pénétrées d’eau. Un malheur pour moi s’ajoutait encore à notre position: l’eau, coulant sur les verres de mon binocle, obstruait ma vue, et d’instant en instant c’étaient des chocs affreux contre les roches de cette route transformée en marais. Et nous allions, cette fois, avec la rage au cœur.
La tempête nous poussant, nous nous élancions comme des fous furieux à travers les montagnes de boue et les rocs du chemin. Soudain, dans un effort donné par Sachman, un grincement sinistre de chaîne se fit entendre; la chaîne de sa machine venait de se briser. C’était un entraîneur, il connaissait le pays, on n’attendit pas: non, impossible, c’était notre idée commune. D’ailleurs lui-même nous le dit.
Le malheureux, on le laissait là, dans la boue, sous la tourbillonnante cataracte. Mais il nous fit signe qu’il allait pouvoir réparer l’avarie; on s’élança en avant.
Nous n’étions plus maintenant que des éponges recouvertes d’une carapace de boue emportées dans une danse de sauvages; l’eau avait pénétré jusqu’à l’épiderme, dont heureusement la chaleur était maintenue par notre mouvement rapide et constant.
Une voix, dominant le grincement des machines, le pétillement métallique de la pluie qui nous frappait au flanc, le bruit de houle de la tempête, annonça Lintz à douze kilomètres.
Un nouveau malheur plus grave que le premier allait arriver. Je roulais le long de l’accotement de droite, Willaume collé à ma roue d’arrière. Ma vue était toujours obstruée par l’eau coulant sur les verres de mon binocle, d’une manière continue. Les heurts, plus violents que jamais, nous secouaient comme des coques de noix sur une mer furieuse. Tout à coup, roulant très vite, je sentis un formidable choc m’arrêter, me donnant un ébranlement des talons à la racine des cheveux; ma machine se cabra et, pirouettant sur un roc, j’allai, par miracle, me retrouver en équilibre de l’autre côté. Mais il n’en fut pas de même du malheureux Willaume. Au moment de la collision, il eut une vision rapide du danger et poussa un cri, comme un appel plaintif parti du cœur. En même temps, avec la rapidité de l’éclair, il heurta à son tour le pavé énorme et fut précipité en avant.
Mon compagnon avait, je l’ai dit, une blessure à la main. La blessure mal fermée se rouvrit; quand on releva l’infortuné, le bandage s’était décollé, et la blessure béante présentait un amas de boue et de sang. Willaume ne put retenir un gémissement de douleur. Comment faire? Quel parti prendre?
Je saisis mon mouchoir, mais comment laver la plaie? Oh! ce ne fut pas long. La tempête nous enveloppait d’un torrent continu; je déployai mon mouchoir et je le maintins étendu; en quelques secondes il fut inondé. J’enveloppai solidement la blessure, et Willaume, avec ce courage dont il achève de donner là un incroyable exemple, saisit son guidon et dit: «Nous ne pouvons rester là, n’est-ce pas. Je souffrirai, tant pis; marchons, il le faut.»
On repartit. Notre halte avait donné à Sachman le temps d’arriver. Tant bien que mal, il avait réparé sa chaîne. Sa présence nous rendit du courage.
Alors, à partir de ce moment, oublieux de tout, l’idée fixée sur Lintz, transformés en ballots que nous faisions mouvoir mécaniquement, sans penser, sans se préoccuper des sensations physiques, ne cherchant par instinct qu’à nous maintenir en équilibre dans ce marais glissant crevassé et semé de rocailles, on parcourut les derniers kilomètres. Enfin Lintz nous apparut dans une nuée grisâtre, dans un enveloppement de brouillard sombre, et le hululement prolongé de l’ouragan.
En arrivant à l’entrée du premier faubourg, on tomba dans des travaux de terrassement. Il fallut s’enfoncer dans la terre boueuse jusqu’à mi-jambe, en portant nos machines.
Il était cinq heures. Les passants ne pouvaient que rire en apercevant ces quatre mottes de boue roulantes.
Au cœur de la ville, on remarqua que nous n’avions pas de nom d’hôtel: étourderie folle après tant de mésaventures.
Alors, je dis: «Attention, les amis. Aussitôt en présence du premier hôtel, nous nous y jetons, nous posons nos machines, nous demandons des chambres, nous nous déshabillons, et nous nous précipitons dans des lits. Puis, cet ouvrage terminé, on donnera des ordres pour envoyer chercher Suberbie.»
Willaume déclara:
—Mais on ne nous recevra pas dans un état pareil.
—Nous verrons bien, m’écriai-je.
On nous reçut. Tout fut exécuté à la lettre.
En cinq minutes, de la situation que j’ai décrite, nous nous trouvons, brusquement, Willaume et moi, transportés dans une chambre à deux lits, face à face et répétant: Quel dénouement!
Sachman et Chalupa en avaient fait autant.
Les principaux hôtels étant reliés par des téléphones, il ne fallut pas plus de dix minutes pour trouver Suberbie. Une vingtaine de minutes ne s’étaient pas écoulées que tous les compagnons partis le matin de Sembach étaient de nouveau réunis, se répétant toujours: «Quelle tourmente, que d’aventures, quel dénouement!»
XXI
VIENNE
Quand nous eûmes complètement recouvré nos esprits, après notre mésaventure, il fut question du départ. Toujours repartir, telle est l’obsédante devise des recordmen. Il était, en effet, de très bonne heure encore. Mais, après une longue et sérieuse délibération, on reconnut toute l’impossibilité d’une pareille entreprise.
Les routes devaient être maintenant plus que jamais impraticables. La nuit était d’un noir d’encre. Se lancer à travers la campagne dans de telles conditions, c’était se précipiter tête baissée dans des aventures qui eussent pu devenir dangereuses. Suberbie, dont le rôle était d’exciter toujours nos ardeurs locomotrices, et ce rôle, il l’avait admirablement rempli, entr’ouvrit la fenêtre de notre chambre d’hôtel et constata qu’il fallait renoncer pour toute la soirée à reprendre la route. On verrait à se lever à deux ou trois heures du matin s’il était possible. Pour l’instant, repos absolu.
On a pu voir, au cours de ce récit, les réceptions et l’accueil qui nous avaient été faits partout et nous avaient rendu le voyage, en somme, extrêmement agréable. A Munich notamment, tout ce que la ville compte de cyclistes connus avait été pour nous d’un empressement et d’une amabilité dont je n’ai donné qu’une faible idée. On suppose bien que si l’accueil était tel sur le parcours, il devait être plus empressé encore, s’il est possible, au point d’arrivée, dans la ville qui était le but ardemment désiré de notre aventureuse expédition.
Avant notre départ de Paris, l’une des sociétés cyclistes de Vienne, l’une des plus importantes de beaucoup, et je crois d’ailleurs la plus ancienne, le Wiener Bicycle-Club, m’avait adressé une lettre demandant à nous recevoir, invitation que j’avais été trop heureux d’accepter, avec force remerciements pour ces hôtes aimables.
Par une circonstance fâcheuse, une erreur s’était produite dans l’envoi de nos dépêches aux journaux de Vienne. Suberbie avait, suivant un procédé assez commode, adressé les télégrammes à une agence qui devait faire parvenir à toute la presse les nouvelles concernant notre marche. Malheureusement une erreur grave avait été commise dans le nom de l’agence, et la plupart de nos télégrammes furent perdus. Le Wiener Bicycle-Club reçut bien deux ou trois dépêches envoyées par Suberbie, mais elles étaient insuffisantes pour renseigner d’une manière très précise les membres du Club sur l’heure de notre arrivée. Ils en furent donc réduits aux conjectures.
Leurs calculs furent d’ailleurs très précis. Ils estimèrent que nous devions arriver à Vienne dans la matinée du dimanche, ce qui se fût produit à coup sûr sans la terrible noyade de Lintz.
Le Wiener Bicycle-Club nomma donc une délégation qui se mit en route le samedi. Ne nous rencontrant pas le samedi soir, les membres de la délégation subissant, eux aussi, l’assaut de la tempête, continuèrent leur route une partie de la nuit et restèrent en observation, attendant notre passage.
J’ai déjà comparé notre voyage à une sorte d’expédition militaire. La comparaison peut se continuer. On peut dire que le grand ennemi des cyclistes, la pluie, avait mis «l’armée» en débandade. Tandis que, battant en retraite, nous nous étions réfugiés dans Lintz, les amis venus à notre rencontre s’échelonnaient sur la grande route, également poursuivis par la tempête.
Un hasard providentiel nous fit rencontrer.
À quatre heures du matin, décidés enfin à repartir, on laissa Suberbie, Chalupa et Sachman, ronflant à poings fermés, et on reprit la route, Willaume et moi, accompagnés cette fois de l’ami Blanquies.
Mais le temps était affreusement menaçant et nous avions encore un assez long ruban de route à parcourir. Serions-nous donc obligés d’aller seuls?
Une hésitation qui nous fit aller consulter les heures de départ des trains, nous porta bonheur. Dans la gare, des cyclistes apparurent.
Il n’y eut de doute pour personne; on se «reconnut» sans se connaître. Les membres de la délégation n’hésitèrent pas une seconde, ni nous non plus, sur nos identités respectives.
Ils comprirent que nous étions les Parisiens; nous comprîmes qu’ils étaient les cyclistes viennois venus au-devant de nous.
Dès ce moment, les aventures étaient finies pour nous. On marcha sur Vienne, qui par le train, qui par la route. Il fut décidé que l’on se réunirait avant la ville pour notre entrée tous en masse, ce qui fut exécuté. Hélas! notre entrée fut saluée par un nouveau déluge. Mais la réception qui nous attendait au siège du Club devait d’un seul coup nous faire oublier déjà ce que nous avions souffert pour ne plus nous laisser dans la mémoire que nos émotions agréables.
Dès notre arrivée au Wiener Bicycle-Club, on nous reçut par des cris de: Vive la France! qui étaient une nouvelle et éclatante preuve de la fraternité universelle qui règne dans le monde cycliste international.
Plus que jamais, j’exprime ici le regret de ne pouvoir nommer tous ceux qui, durant notre séjour dans cette belle capitale, n’ont cessé de nous considérer comme leurs hôtes et n’ont pas laissé passer une seule journée sans se mettre à notre disposition.
C’était le triomphe, après la lutte. Plusieurs de nos aimables et élégants clubmen s’exprimaient dans le français le plus pur, ce qui contribua à nous rendre absolument inappréciable leur charmante compagnie.
Eux-mêmes nous indiquèrent leur hôtel préféré, où nous nous empressâmes naturellement d’élire domicile. Pour comble d’amabilité, quand, au moment du départ, je voulus acquitter à l’hôtel mes frais de séjour, on m’avait prévenu et je me heurtai à un refus absolu.
Dès le surlendemain de notre arrivée un banquet nous fut offert, banquet où les toasts de bienvenue ne firent pas défaut, on peut le croire.
Pendant nos huit jours passés à Vienne, le temps, un peu moins mauvais que durant les deux dernières journées de notre voyage, nous permit d’admirer cette belle capitale dont la réputation répond bien à la réalité.
Blanquies put donner carrière à son rire. Notre embarras pour nous faire comprendre était une cause permanente de bruyante gaieté. Ce qui nous embarrassait fort, tout en nous amusant, c’était la valeur des monnaies fort différentes des nôtres. Devant l’avalanche des petites monnaies divisionnaires, les kreutzer, et en présence de la diversité des prix dans les tramways, prix variant suivant les distances, nous avions pris l’habitude de prendre de nos poches une poignée de kreutzer et de les présenter au conducteur en lui faisant comprendre qu’il n’avait qu’à se payer lui-même en puisant dans le tas, petite comédie qui provoquait un véritable fou rire chez Blanquies.
Un des membres du Wiener Bicycle-Club, M. Soukanek, attaché au ministère des Affaires étrangères, et l’un de ceux qui ne cessèrent de nous entourer de mille attentions, fut précisément celui qui me renseigna sur la fameuse question de la douane. «J’ai vu, me dit-il, le mot écrit aux douaniers à Braunau.» Grande fut sa surprise en apprenant nos démêlés.
La presse viennoise ne fut pas moins aimable que les cyclistes pour les voyageurs français. Des articles nombreux et tous conçus dans les termes les plus flatteurs nous furent consacrés. Le cyclisme a conquis droit de cité à Vienne, et ce sport semble y être fort apprécié.
Une tentative sportive fut faite du reste au cours de notre séjour dans la capitale austro-hongroise, par notre ami Willaume, au vélodrome situé près du Prater. Il essaya le record des six heures qui, à ce moment, était, si je ne me trompe, de 204 kilomètres. Il ne réussit qu’à atteindre 190 kilomètres, ce qui était fort joli après le fatigant voyage que nous avions accompli, et en raison du vent qui soufflait en tempête.
Un de mes plus grands regrets fut de quitter Vienne sans pouvoir exécuter le projet que j’avais formé pour le vendredi matin 4 mai et que le temps est venu contrarier: celui de visiter le fameux champ de bataille d’Essling et l’île de Lobau, situés à 20 kilomètres de Vienne seulement, théâtre d’une des plus grandes batailles du premier Empire.
J’ai dû me contenter d’admirer la statue de l’archiduc Charles, près du palais de l’Empereur, à Vienne; l’archiduc Charles, l’un des héros d’Essling, le plus sympathique des rivaux de Napoléon, celui que le grand empereur estimait le plus.
En arrivant à Vienne, j’avais bien la ferme intention d’aller rendre visite à M. Lozé, l’ambassadeur de France dans la capitale autrichienne. Les réceptions du Wiener-Bycicle-Club nous ayant pris tout notre temps les premiers jours, nous avons mis à profit notre dernière après-midi pour aller à l’ambassade.
Une petite scène assez amusante devant la loge du concierge; nous étions quatre: Chalupa, Blanquies, Willaume et moi. Nos costumes étaient, hélas! moitié cyclistes, moitié civils, et ils se ressentaient de l’état de l’atmosphère. Je prends tout de suite la parole et je dis au concierge:
—M. l’ambassadeur de France est-il là?
Le concierge—il n’eût pas été un concierge d’ambassade s’il n’eût agi ainsi—nous dévisagea des pieds à la tête et nous dit: «Les bureaux ferment à trois heures, revenez demain.»
Je reprends sur le ton d’un homme qui s’attendait parfaitement à la réponse du cerbère:
—Je ne vous demande pas les bureaux, je vous demande: M. l’ambassadeur est-il là?
—Je ne sais pas, mais il y aura peut-être son secrétaire.
—Je ne désire pas voir son secrétaire, encore une fois; je vous demande M. Lozé.
Un huissier se trouvant là, je lui tends ma carte et je lui dis simplement: «Voulez-vous aller voir si M. l’ambassadeur peut me recevoir?»
Inutile d’ajouter que l’huissier revint deux minutes après, me disant: «Voulez-vous monter? Monsieur l’ambassadeur vous attend.»
Je fis signe à Willaume de me suivre, et après quelques secondes à peine d’antichambre, M. Lozé nous reçut avec la plus parfaite cordialité.
Il était d’ailleurs très au courant de notre arrivée, dont tous les journaux français et viennois avaient parlé.
Pendant quelques minutes, il s’entretint avec Willaume de Commercy, où M. Lozé a été sous-préfet et qui est le pays natal de mon compagnon de route.
Tous deux se nommèrent plusieurs connaissances communes; puis, le cyclisme eut sa part. On parla de son développement prodigieux à Paris. M. Lozé, rappelant le temps où il était préfet de police, me dit: «C’est moi qui ai assisté au premier essor de la vélocipédie, et vous vous rappelez que, pour donner satisfaction aux vélocipédistes, j’instituai les cartes de circulation. Je n’oublierai jamais notre étonnement quand, au bout de quelques jours, nous eûmes 14,000 demandes.
«A la Préfecture de police, a ajouté M. Lozé, mon propre secrétaire était cycliste et me vantait tous les jours les bienfaits de ce sport.»
Il est difficile d’exprimer combien la conversation de M. Lozé a été simple et combien son accueil aimable pour nous.
Une fois dehors, Blanquies, qui était resté à nous attendre avec Chalupa, nous dit:
—Vous ne savez pas ce que m’a demandé le concierge, dès que l’huissier vous eût dit de monter? «Ce sont peut-être, a-t-il interrogé, les messieurs qui sont venus de Paris?» Et, sur ma réponse affirmative, il a ajouté d’un air très entendu: «Je m’en étais un peu douté!!»
Obligé de rentrer à Paris à cause de l’expiration de son congé, mon brave compagnon de route partit le soir de ce même jour. Nous ne devions partir, Suberbie, Blanquies et moi, que le lendemain. Chalupa, notre vaillant et fidèle interprète, nous quitta pour se rendre dans son pays. Quant à Sachman, il était reparti peu de temps après notre arrivée.
Après les adieux les plus cordiaux à nos amis de Vienne, on reprit le chemin de France, par l’orient-express. Toutefois, ainsi que nous l’avions promis au docteur Rettinger, on s’arrêta une journée, celle du dimanche 6 mai, à Munich, où nous retrouvâmes notre excellent entraîneur Châtel, complètement rétabli, mais pâle et amaigri. Le pauvre garçon, un instant, s’était cru perdu. Avec quel bonheur il nous revit!
Chose inouïe, le temps fut superbe ce jour-là. On en profita pour visiter la ville, puis le magnifique lac du Hornberg où s’accomplit le drame fameux, touchant la mort du roi de Bavière. Nous eûmes là, comme guides précieux, le docteur Rettinger, et M. Tochterman, le jeune cycliste dont j’ai cité le nom, qui avait servi d’entraîneur à Willaume.
Le lendemain, on prit le train pour Mulhouse par le lac de Constance dont nous accomplîmes la délicieuse traversée, et par Zurich. Après avoir rendu Châtel à sa ville natale, on se dirigea enfin sur Paris, où notre retour s’effectua le jeudi 10 mai. Heureux retour d’une expédition dont les innombrables et émotionnantes péripéties devaient, bien loin de me la faire regretter, aviver encore en moi le plaisir sans égal d’en évoquer le souvenir.
TABLE DES CHAPITRES
Emile Colin.—Imprimerie de Lagny.