Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 3)
CHAPITRE IV.
Royaume de Benin.
Le royaume de Benin, dont les bornes ne sont pas déterminées avec beaucoup de certitude, paraît situé entre le 8e. degré nord et l'équateur. Il est borné à l'ouest par le royaume d'Ardra; au sud, par le golfe et par le pays d'Ouare où d'Overry et de Callabar; à l'est et au nord, par des royaumes dont on ne connaît que les noms.
Juan Alfonso di Aveiro fit la découverte du royaume de Benin en remontant la rivière qu'il nomma Formosa ou la Belle, et que les Français, les Anglais et les Hollandais appellent rivière de Benin. Elle se jette dans le golfe de Guinée, près des îles Carama, à cinquante lieues à l'est de la rade d'Iakin. La multitude de ses bras forme un grand nombre d'îles, entre lesquelles il s'en trouvé de flottantes, que le vent et les travados poussent souvent d'un lieu à l'autre, et rendent par conséquent fort dangereuses pour la navigation. Elles sont couvertes d'arbustes et de roseaux.
La rivière de Benin a quatre principales villes où les Hollandais portent leur commerce, et où cette raison attire un grand nombre de Nègres, surtout à l'arrivée des vaisseaux; on les nomme Bodado, Arbon, Gatton et Meiberg.
Quoique le royaume soit fort peuplé, il s'en faut beaucoup qu'il le soit autant que celui d'Ardra, du moins à proportion de la grandeur. Les villes y sont très-éloignées l'une de l'autre sur la rivière et sur la côte. La capitale est considérable.
En général, les habitans du royaume de Benin sont d'un fort bon naturel, doux, civils et capables de se rendre à la raison, lorsqu'on emploie de bonnes manières pour les persuader. Leur faites-vous des présens, ils vous en rendent au double. Si vous leur demandez quelque chose qui leur appartienne, il est rare qu'ils le refusent, quoiqu'ils en aient eux-mêmes besoin. Mais les traiter durement, ou prétendre l'emporter par la force, c'est s'exposer à ne rien obtenir. Ils sont habiles dans les affaires, et fort attachés à leurs anciens usages. En se prêtant un peu à leurs idées, il est aisé d'entreprendre avec eux toutes sortes de commerce.
Entre eux ils sont civils et complaisans dans la société, mais réservés et défians dans les affaires. Ils traitent tous les Européens avec politesse, à l'exception des Portugais, pour lesquels ils ont de l'aversion; mais ils ont une prédilection déclarée pour les Hollandais.
On représente les Nègres de Benin comme un peuple ennemi de la violence, juste à l'égard des étrangers, et si plein de déférence pour eux, qu'un portefaix du pays, quoique pesamment chargé, se retire pour laisser le passage libre à un matelot de l'Europe. C'est un crime capital dans la nation d'outrager le moindre Européen. La punition est sévère. On arrête le coupable, on lui lie les mains derrière le dos, on lui bouche les yeux, et, lui faisant pencher la tête, on la lui abat d'un coup de hache. Le corps est partagé en quatre parties, et jeté aux bêtes féroces. Cette sévérité porte à croire qu'ils trouvent de grands avantages dans le commerce des Européens.
Ils sont très-déréglés dans leurs mœurs, et livrés à tous les excès de l'incontinence. Ils attribuent eux-mêmes ce penchant à leur vin de palmier et à la nature de leurs alimens. Ils évitent les obscénités grossières dans leurs conversations; mais ils aiment les équivoques; et ceux qui ont l'art d'envelopper des idées sales sous des expressions honnêtes passent pour des gens d'esprit. Ils auraient la même réputation parmi nous.
L'usage pour les deux sexes est d'être nu jusqu'au temps du mariage, à moins qu'on n'obtienne du roi le privilége de porter plus tôt des habits; ce qui passe pour une si grande faveur, qu'elle est célébrée dans les familles par des réjouissances et des fêtes.
Le goût de la bonne chère, est commun à toute la nation; aussi les personnes riches n'épargnent rien pour leur table. Le bœuf, le mouton, la volaille, sont leurs mets ordinaires, et la poudre ou la farine d'igname, bouillie à l'eau ou cuite sous la cendre, leur compose une espèce de pain. Ils se traitent souvent les uns les autres, et les restes de leurs festins sont distribués aux pauvres.
Dans les conditions inférieures, la nourriture commune est du poisson frais, cuit à l'eau, ou séché au soleil, après avoir été salé.
La jalousie des Nègres est fort vive entre eux; mais ils accordent aux Européens toutes sortes de libertés auprès de leurs femmes; et cette indulgence va si loin, qu'un mari que ses affaires appellent hors de sa maison, y laisse tranquillement un Hollandais, et recommande à ses femmes de le réjouir et de l'amuser. D'un autre côté, c'est un crime pour les Nègres d'approcher de la femme d'autrui. Dans les visites qu'ils se rendent entre eux, leurs femmes ne paraissent jamais, et se tiennent renfermées dans quelque appartement intérieur; mais tout est ouvert pour un Européen, et le mari les appelle lui-même, lorsqu'elles sont trop lentes à se présenter. Est-ce déférence pour les Européens ou mépris?
Huit ou quinze jours après la naissance, et quelquefois plus tard, les enfans des deux sexes reçoivent la circoncision.
Dans la ville d'Arébo, les habitans ont l'usage abominable d'égorger une mère qui met au monde deux enfans à la fois: ils la sacrifient, elle et ses deux fruits, à l'honneur d'un certain démon qui habite un bois voisin de la ville. À la vérité, le mari est libre de racheter sa femme en offrant à sa place une esclave du même sexe; mais les enfans sont condamnés sans pitié. Les voyageurs devraient bien nous donner quelque raison ou quelque prétexte d'une si étrange barbarie.
Un roi de Benin n'a pas plus tôt rendu le dernier soupir, qu'on ouvre près du palais une fort grande fosse, et si profonde, que les ouvriers sont quelquefois en danger d'y périr par la quantité d'eau qui s'y amasse. Cette espèce de puits n'a de largeur que par le fond; et l'entrée, au contraire, est assez étroite pour être bouchée facilement d'une grande pierre. On y jette d'abord le corps du roi; ensuite on fait faire le même saut à quantité de ses domestiques de l'un et de l'autre sexe, qui sont choisis pour cet honneur. Après cette première exécution, on bouche l'ouverture du puits, à la vue d'une foule de peuple, que la curiosité retient nuit et jour dans le même lieu. Le jour suivant on lève la pierre, et quelques officiers destinés à cet emploi baissent la tête vers le fond du trou pour demander à ceux qu'on y a précipités s'ils ont rencontré le roi. Au moindre cri que ces malheureux peuvent faire entendre, on rebouche le puits, et le lendemain on recommence la même cérémonie, qui se renouvelle encore les jours suivans, jusqu'à ce que, le bruit cessant dans la fosse, on ne doute plus que toutes les victimes ne soient mortes.
Après cette première exécution, le premier ministre d'état en va rendre compte au successeur du roi mort, qui se rend aussitôt sur le bord du puits, et qui, l'ayant fait fermer en sa présence, fait apporter sur la pierre toutes sortes de viandes et de liqueurs pour traiter le peuple. Chacun boit et mange abondamment jusqu'à la nuit. Ensuite cette multitude de gens échauffés par le vin parcourt toutes les rues de la ville en commettant les derniers désordres. Elle tue tout ce qu'elle rencontre, hommes et bêtes, leur coupe la tête, et porte les corps au puits sépulcral, où elle les précipite comme une nouvelle offrande que la nation fait à son roi. Quelles mœurs épouvantables! Il semble que sous cette zone brûlante les têtes soient de temps en temps agitées d'un délire sanguinaire, et que ces peuples barbares aient un affreux besoin de crimes, de superstitions et de sang. Tel est donc l'homme de la nature, fort au-dessous des tigres et des singes, quand sa raison n'est pas cultivée!
Ils ont peu d'industrie et de goût pour le travail. Tous ceux qui ne sont point assez pauvres pour se trouver forcés d'employer leurs bras laissent le fardeau des occupations manuelles à leurs femmes et à leurs esclaves.
Tous les esclaves mâles qui servent ou qui se vendent dans le pays sont étrangers; ou si quelques habitans sont condamnés à l'esclavage pour leurs crimes, il est défendu de les vendre pour être transportés. La liberté est un privilége naturel de la nation, auquel le roi même ne donne jamais d'atteinte. Chaque particulier se qualifie d'esclave de l'état; mais cette qualité n'emporte pas d'autre dépendance que celle de tous les peuples libres à l'égard de leur prince et de leur patrie. Les femmes, toujours humiliées et maltraitées en Afrique, sont seules exceptées d'une loi si favorable aux hommes, et peuvent être vendues et transportées au gré de leurs maris.
Le règne des fétiches est établi à Benin comme sur toutes les côtes précédentes; mais les habitans ont des notions d'un Être Suprême et d'une nature invisible qui a créé le ciel et la terre, et qui continue de gouverner le monde par les lois d'une profonde sagesse. Ils l'appellent Orissa: ils croient qu'il est inutile de l'honorer, parce qu'il est nécessairement bon; au lieu que, le diable étant un esprit méchant qui peut leur nuire, ils se croient obligés de l'apaiser par des prières et des sacrifices.
L'année est composée de quatorze mois. Leur dimanche, ou le jour de repos, revient de cinq en cinq jours; il est célébré par des offrandes et des sacrifices.
Il y a beaucoup d'autres jours consacrés à la religion. Dapper s'étend sur la fête anniversaire qu'on célèbre à l'honneur des morts: il assure qu'on sacrifie dans cette occasion non-seulement un grand nombre d'animaux, mais plusieurs victimes humaines, qui sont ordinairement des criminels condamnés à mort, et réservés pour cette solennité: l'usage en demande vingt-cinq; s'il s'en trouve moins, les officiers du roi ont ordre de parcourir les rues de Benin pendant la nuit, et d'enlever indifféremment toutes les personnes qu'ils rencontrent sans lumière: on permet au riche de se racheter; mais les pauvres sont immolés sans pitié, comme il le sont partout ailleurs.
L'état est composé de trois ordres, dont trois grands forment le premier. Leur principale fonction est d'être sans cesse près de la personne du roi, et de servir d'interprètes ou d'organes aux grâces qu'on lui demande et qu'il accorde. Comme ils ne lui expliquent que ce qu'ils jugent à propos, et qu'ils donnent le tour qu'il leur plaît à ses réponses, le pouvoir du gouvernement semble résider entre leurs mains.
Le second ordre de l'état est composé de ceux qui portent le titre de are de roés ou chefs des rues. Les uns dominent sur le peuple, d'autres sur les esclaves, sur les affaires militaires, sur les bestiaux, sur les fruits de la terre, etc.: on aurait peine à nommer quelque chose de connu dans la nation qui n'ait aussi son chef ou son intendant. C'est parmi les are de roés que le monarque choisit ses vices-rois ou gouverneurs de provinces; ils sont soumis à l'autorité des trois premiers grands, comme c'est à leur recommandation qu'ils sont redevables de leurs emplois.
Les fiadors ou viadors composent le troisième ordre: ce sont les agens du commerce avec les Européens.
Lorsqu'un seigneur nègre est élevé à un de ces trois grands postes, le roi lui donne, comme une marqué insigne de faveur et de distinction, un cordon de corail, qui est l'équivalent de nos ordres de chevalerie. Cette grâce s'accorde aussi aux mercadors ou facteurs qui se sont signalés dans leur profession, aux fulladors ou intercesseurs, «et aux vieillards d'une sagesse éprouvée: ceux qui l'ont reçue du souverain sont obligés de porter sans cesse leur cordon ou leur collier autour du cou, et la mort serait le châtiment infaillible de ceux qui le quitteraient un instant: on en cite un exemple frappant. Un Nègre à qui l'on avait dérobé son cordon fut conduit sur-le-champ au supplice; le voleur, ayant été arrêté, subit le même sort avec trois autres personnes qui avaient eu quelque connaissance du crime sans l'avoir révélé à la justice; ainsi, pour une chaîne de corail qui ne valait pas deux sous, il en coûta la vie à cinq personnes.
Les Nègres de ce pays n'ont pas autant de penchant pour le vol que ceux des autres contrées. Le meurtre est encore plus rare que le vol: il est puni de mort. Cependant, si le meurtrier était d'une haute distinction, tel qu'un des fils dû roi, ou quelque grand seigneur du premier ordre, il serait banni sur les confins du royaume, et conduit dans son exil par une grosse escorte; mais, comme on ne voit jamais revenir aucun de ces exilés, et qu'on n'en reçoit même aucune nouvelle, ces Nègres sont persuadés qu'ils passent bientôt dans le pays de l'oubli. S'il arrive à quelqu'un de tuer son ennemi d'un coup de poing, ou d'une manière qui ne soit pas sanglante, le meurtrier peut s'exempter du supplice à deux conditions: l'une, de faire enterrer le mort à ses propres dépens; l'autre, de fournir un esclave qui soit exécuté à sa place. Il paie ensuite une somme assez considérable aux trois ministres, après quoi il est rétabli dans tous les droits de la société, et les amis du mort sont obligés de paraître satisfaits.
Tous les autres crimes, à l'exception de l'adultère, s'expient avec de l'argent; l'amende est proportionnée à la nature de l'offense. Si les criminels sont insolvables, ils sont condamnés à des peines corporelles.
Il y a plusieurs punitions pour l'adultère: la bastonnade parmi le peuple, et la mort parmi les grands.
Après la mort du roi, le successeur se retire ordinairement dans un village nommé Oisébo, assez près de Benin, pour y tenir sa cour, jusqu'à ce qu'il soit instruit des règles du gouvernement. Dans cet intervalle, la reine-mère et les ministres, dépositaires des volontés du roi, sont chargés de l'administration. Lorsque le temps de l'instruction est fini, le roi quitte Oisébo, et va prendre possession du palais et de l'autorité royale; il pense ensuite à se défaire de ses frères, pour assurer la tranquillité de son règne. Les barbaries politiques en usage parmi les despotes d'Orient, qui ont à se disputer de grands empires, se retrouvent dans les villages nègres qu'on nomme royaumes.
Le royaume d'Overry ou d'Ouare, tributaire de celui de Benin, est situé sur les bords du Rio-Forcado: sa capitale, qui communique son nom à tout le pays, est sur le même fleuve, à trente lieues de l'embouchure.
La pluralité des femmes y est en usage, comme dans toutes les autres parties de la Guinée; mais, à la mort du mari, toutes les veuves appartiennent au roi, qui dispose d'elles suivant son intérêt ou son goût. La religion du pays ne diffère de celle de Benin qu'à l'égard des sacrifices d'hommes ou d'enfans, dont on ne parle à Overry qu'avec horreur. Les habitans croient qu'il n'appartient qu'au diable de répandre le sang humain; était-ce donc à ces peuples ignorans et grossiers que devait appartenir cette idée vraiment sublime, qui donne une si belle leçon aux nations les plus policées?
Depuis le cap de Formose, en suivant la côte qui descend vers le sud, on trouve le pays de Callabar ou Rio-Réal, la rivière de Camarones et la rivière d'Angra. Toutes ces régions, jusqu'au cap Sainte-Claire, n'offrent rien qui soit digne d'attention.
Après le cap Sainte-Claire, la côte tourne tout d'un coup à l'est, pendant l'espace de six lieues, pour former la baie de Rio-Gabon, ou Gabaon, comme l'appellent les Portugais.
Outre le motif de commerce, quantité de vaisseaux sont attirés dans cette baie par la commodité qu'on y trouve pour se radouber.
Le commerce de Rio-Gabon consiste en ivoire, en cire, en miel, etc. Les habitans ont une coutume singulière: quelque avidité qu'ils aient pour l'eau-de-vie, ils n'en boiraient point une goutte à bord, avant d'avoir reçu quelque présent. S'ils trouvent qu'on ait trop de lenteur à l'offrir, ils ont l'effronterie de demander si l'on s'imagine qu'ils soient capables de boire pour rien: ceux qui ne les paient point ainsi, pour la peine qu'ils prennent de boire, ne doivent point espérer de faire avec eux le moindre commerce.
On représente les habitans de Rio-Gabon comme un peuple farouche et cruel. Ils n'épargnent personne, et bien moins les étrangers. En 1601, les Hollandais éprouvèrent leur cruauté, lorsque ces barbares, s'étant saisis de deux canots de cette nation, massacrèrent inhumainement l'équipage. Si l'on en croit les voyageurs, les premières lois de la nature paraissent inconnues ou comme effacées chez ce peuple par une longue dépravation.
Quoique les Nègres de Gabon ne composent point une nation nombreuse, ils sont divisés en trois classes: l'une qui est attachée au roi, l'autre au prince son fils, et la troisième qui ne reconnaît point d'autre maître qu'elle-même. Les deux premières, sans être en guerre ouverte, font profession de se haïr, et cherchent pendant la nuit l'occasion de se battre et de s'entre-piller.
Ils n'ont pas l'usage de boire en mangeant; mais, après leur repas, ils prennent plaisir à s'enivrer de vin de palmier, ou d'un mélange de miel et d'eau qui ressemble à notre hydromel. Ils donnent une fort-belle dent d'éléphant pour une mesure d'eau-de-vie, qu'ils ont quelquefois vidée avant de sortir du vaisseau. Lorsque l'ivresse commence à les échauffer, la moindre dispute les met aux mains, sans respect pour leurs rois ni pour leurs prêtres, qui entrent à coups de poings dans la mêlée pour ne pas demeurer spectateurs inutiles: ils se battent de si bonne grâce, que leurs chapeaux, leurs perruques, leurs habits, et tout ce qu'ils viennent d'acheter des Européens, est précipité dans la mer: au reste, ils sont si peu délicats sur l'eau-de-vie, qu'avec la moitié d'eau claire et un peu de savon d'Espagne, pour faire écumer la liqueur, on peut l'augmenter au double sans qu'ils s'en aperçoivent.
«En un mot, dit Bosman, l'univers n'a point de nation plus barbare et plus misérable.» Il juge qu'elle tire sa principale substance de la chasse et de la pêche, parce qu'il n'aperçut dans le pays aucune sorte de blé, ni aucune trace d'agriculture.
Dans tous les pays qui bordent la rivière, la multitude des bêtes farouches est incroyable, surtout d'éléphans, de buffles et de sangliers. Bosman, ayant pris terre avec le capitaine de son vaisseau et quelques domestiques, poursuivit, l'espace d'une heure, un éléphant qui avait marché pendant plus d'une lieue sur le rivage, à la vue du vaisseau; mais il disparut heureusement dans un bois; car, avec si peu d'hommes, qui n'étaient armés que de mousquets, il y avait de l'imprudence à presser un animal si redoutable. En revenant de cette chasse, Bosman rencontra cinq autres éléphans en troupes qui, jetant sur lui et sur son cortége un regard indifférent, comme s'ils n'eussent pas jugé quelques hommes dignes de leur colère, les laissèrent passer tranquillement; Bosman et ses compagnons, par cette espèce de respect qui naît de la crainte, les saluèrent en ôtant leur chapeau.
Un autre jour, Bosman tomba sur une bande d'environ cent buffles, et les ayant forcés de se séparer en plusieurs troupes, il s'attacha aux plus voisins, sur lesquels ses gens firent pleuvoir une grêle de balles: il ne parut pas que ces farouches animaux s'en fussent ressentis; mais ils regardaient leurs ennemis d'un air irrité, comme s'ils leur avaient reproché cet outrage.
La plupart de ces buffles étaient rougeâtres; ils avaient les cornes droites et penchées vers les épaules, de la grandeur à peu près de celles d'un bœuf ordinaire: en courant, ils paraissaient boiteux des pieds de derrière; mais leur course n'en était pas moins prompte.
Le cap Lopez-Consalvo, qui n'est qu'à dix-huit lieues de Rio-Gabon, fait les dernières bornes du golfe de Guinée. Un peu plus loin, au sud, on arrive à l'entrée du royaume d'Angole. Arthur, navigateur anglais, assure que ce cap n'est pas difficile à reconnaître, parce que c'est l'endroit de toute la côte qui s'avance le plus à l'ouest: sa situation est au premier degré de latitude du sud.
Les habitans sont beaucoup plus civilisés qu'à Rio-Gabon; mais le pays n'abonde pas moins en toutes sortes de bêtes féroces.
Le poisson y est si commun, que d'un seul coup de filet on peut en prendre de quoi en charger un canot.
Bosman dit que le commerce consiste, comme à Rio-Gabon, en ivoire, en cire et en miel, qui est en fort grande abondance, dans le pays.
LIVRE VI.
CONGO. CAP DE BONNE-ESPÉRANCE. HOTTENTOTS. MONOMOTAPA.
CHAPITRE PREMIER.
Congo.
Si l'on considère, avec les géographes, le royaume de Congo dans toute son étendue, elle comprend depuis l'équateur jusqu'au 16e. degré de latitude sud. On lui donne environ neuf cent cinquante milles de longueur du nord au sud, et sept cents de largeur de l'ouest à l'est.
Ses bornes au nord sont les pays de Gabon et de Pongo; à l'est, le royaume de Mokokos ou d'Anzibo, celui de Matamba et le territoire des Iaggas-Kasangis; au sud, le même territoire, le pays de Mouzoumbo, Akalounga, et celui de Mataman, dans la région des Cafres; à l'ouest, l'Océan occidental ou atlantique; mais ces côtes forment un arc dont les deux extrémités sont le cap de Sainte-Catherine et le cap Nègre, l'un au nord, et l'autre au sud, tout deux célèbres chez les navigateurs.
Sous ce point de vue, le Congo peut être divisé en quatre principales parties, qui sont autant de grands royaumes: 1o. Loango; 2o. Congo, proprement dit; 3o. Angole; 4o. Benguéla: ces quatre royaumes s'étendent du nord au sud; celui de Loango, qui est le plus septentrional, a le pays de Gabon au nord, Mokoko ou Anzibo à l'est, et le fleuve du Zaïre au sud.
Lopez prétend que le royaume de Loango, habité par les Bramas, commence, du côté du nord, à l'équateur, et s'étend de la côte dans l'intérieur des terres l'espace de deux cents milles, en comprenant dans ses bornes le golfe de Lopez-Consalvo. Ces pays sont peu connu des Européens, à l'exception de quelques places le long de la côte. De tous les voyageurs dont les relations ont été publiées, Battel est celui qui traite l'article de Loango avec le plus d'étendue; il s'accorde même fort exactement avec Bruno et Dapper, quoiqu'il déclare qu'il ne les a jamais lus.
La province de Mayomba, dans le royaume de Loango, est si couverte de bois, qu'on y peut voyager à l'ombre sans être jamais incommodé par la chaleur du soleil. On n'y trouve ni blé, ni aucune sorte de grain. Les habitans se nourrissent de bananes, de racines et de cocos. N'étant pas mieux fournis de volaille et de bestiaux que de blé, ils ne connaissent d'autre chair que celle des éléphans et des bêtes féroces; mais leurs rivières fournissent du poisson en abondance.
Leurs bois sont si remplis de singes, que le voyageur le plus intrépide n'oserait y passer sans escorte. On y trouve surtout une multitude de ces dangereux singes dont la grande espèce se nomme pongo, et la petite empko. Le port de Mayomba est à deux lieues au sud du cap Nègre, qui a tiré son nom de la noirceur apparente de ses arbres.
La ville de Mayomba consiste dans une grande rue, si proche de la mer, que les flots forcent quelquefois les habitans d'abandonner leurs maisons.
Les chasses des habitans se font avec des chiens du pays qui n'aboient point, mais qui portent au cou des crécelles de bois dont le bruit guide les chasseurs. Ils font tant de cas des chiens de l'Europe à cause de leur aboiement, que l'Anglais Battel leur en vit acheter un trente livres sterling (720 fr.).
Le territoire de Setté est situé à cinquante-cinq milles au nord de la rivière de Mayomba, et s'étend jusqu'à Gobbi. Ce pays, qui est arrosé par une rivière du même nom, produit avec une abondance extraordinaire du bois rouge et plusieurs autres sortes de bois. On en distingue deux, le kines, que les Portugais achètent, mais qui n'est pas estimé à Loango; et le bifesse, qui est plus pesant et plus rouge; les habitans le vendent plus cher. La racine se nomme angansi abifesso. Il n'y a point de bois plus dur ni d'une couleur si foncée. Les habitans en font un grand commerce sur toute la côte d'Angole et dans le royaume de Loango; mais ils ne traitent qu'avec les Nègres; et le droit de leur gouverneur est de dix pour cent.
Le pays de Gobbi est situé entre Setté et le cap Lopès-Consalvo. La ville capitale est éloignée d'une journée de la mer. La terre nourrit peu de bestiaux, et n'offre que des animaux féroces. Un habitant qui reçoit la visite d'un ami commence par lui offrir l'usage d'une de ses femmes; et, dans les autres occasions, une femme surprise en adultère reçoit moins de reproches que d'éloges: cependant l'empire des hommes est si absolu, qu'ils maltraitent leurs femmes avec une rigueur sans exemple; et cette pratique leur étant devenue comme naturelle, une femme se plaint de n'être pas aimée lorsqu'elle n'est pas assez souvent battue par son mari. On a vu autrefois la même chose en Russie avant sa civilisation.
On trouve au nord-est de Mani-keseck, à huit journées de Mayomba, les Matimbas, nation de Pygmées, qui sont de la hauteur d'un garçon de douze ans, mais tous d'une grosseur extraordinaire. Leur nourriture est la chair des animaux qu'ils tuent de leurs flèches. Quoiqu'ils n'aient rien de farouche dans le caractère, ils ne veulent point entrer dans les maisons des Marambas, ni les recevoir dans leurs villes. Les femmes se servent de l'arc avec autant d'habileté que les hommes. Elle ne craignent point de pénétrer seules dans les bois, sans autre défense contre les pongos que leurs flèches empoisonnées.
La plus grande partie du royaume est un pays plat et assez fertile. Les pluies y sont fréquentes. La terre y est noirâtre, au lieu que dans la plupart des autres pays elle est sablonneuse ou de nature craïeuse. Les habitans sont civils et humains. On raconte qu'après avoir inutilement invoqué leurs dieux dans un temps de peste, ils les brûlèrent en disant: «S'ils ne nous servent de rien dans l'infortune, quand nous serviront-ils?»
Dans le pays d'Angole, les princesses du sang royal ont la liberté de choisir l'homme qui leur plaît, sans égard pour sa naissance ou sa condition; mais elles ont sur lui un pouvoir absolu de vie ou de mort. Pendant que le missionnaire Mérolla, dont nous tirons quelques détails, se trouvait dans le pays, une dame de ce rang, sur le simple soupçon que son mari vivait librement avec une autre femme, fit vendre sa maîtresse aux Portugais; et, loin d'oser s'en plaindre, il se crut fort heureux d'une vengeance si modérée. Les femmes qui reçoivent les étrangers dans leurs maisons sont obligées de leur accorder leurs faveurs pendant les deux premières nuits. Aussi, dès qu'un missionnaire capucin arrive dans le pays, ses interprètes avertissent le public que l'entrée de sa chambre est interdite aux femmes.
Avec une culture exacte, la terre de Loango produit trois moissons. Les habitans n'y emploient point d'autre instrument qu'une sorte de truelle, mais plus large et plus creuse que celle de nos maçons.
Entre les arbres extraordinaires, on vante l'enzanda, le métombas et l'alikondi, qui servent tous trois à faire des étoffes. Il n'y a point de canton dans le royaume de Loango qui ne produise en abondance le métombas, et où l'on n'en tire beaucoup d'utilité. Le tronc fournit d'assez bon vin, quoique moins fort que le vin de palmier; de ses branches on fait des solives et des lattes pour les maisons, et des bois de lit. Les feuilles servent à couvrir les toits, et résistent aux plus fortes pluies; mais le plus grand usage est pour la fabrique d'une espèce d'étoffe dont tout le monde est vêtu dans le royaume.
L'alikondi ou l'alekonde est d'une hauteur et d'une grosseur singulières; on en voit de si gros, que douze hommes n'en embrasseraient pas le tronc. Ses branches s'écartent comme celles du chêne. Il s'en trouve de creux qui contiennent une prodigieuse quantité d'eau: Mérolla ne craint pas de la faire monter jusqu'à trente ou quarante tonneaux; et s'il faut l'en croire, elle a servi pendant vingt-quatre heures à désaltérer trois ou quatre cents Nègres, sans être entièrement épuisée. Ils emploient, pour monter sur l'arbre, des coins de bois dur, qui s'enfoncent aisément dans un tronc dont la substance est fort tendre. Ces arbres étant fort communs, et la plupart creux par le pied, on y fait entrer des troupeaux de porcs pour les garantir des ardeurs du soleil. Le fruit ressemble beaucoup à la courge.
Les peuples qui habitent le royaume de Loango portent le nom de Bramas. Ils sont soumis à la rigoureuse pratique de la circoncision. Ils exercent le commerce entre eux. Ils sont vigoureux et de haute taille; civils, quoique anciennement leur férocité les ait fait passer pour anthropophages; livrés à tous les excès du libertinage; avides de s'enrichir, mais généreux et libéraux les uns à l'égard des autres; passionnés pour le vin de palmier, sans aucun goût pour celui de la vigne; et sans cesse entraînés par leurs superstitions.
Le mariage, dans le royaume de Loango, est si débarrassé de cérémonies et de formalités, qu'à peine se soumet-on à demander le consentement des pères. On jette ses vues sur une fille de l'âge de six ou sept ans, et lorsqu'elle en a dix, on l'attire chez soi par des caresses et des présens. Cependant il se trouve des pères qui veillent soigneusement sur leurs filles jusqu'à l'âge nubile, et qui les vendent alors à ceux qui se présentent pour les épouser. Mais une fille qui se laisse séduire avant le mariage doit paraître à la cour avec son amant, déclarer sa faute, et demander pardon au roi. Cette absolution n'a rien d'humiliant; mais elle est si nécessaire, qu'on croirait le pays menacé de sa ruine par une éternelle sécheresse, si quelque fille coupable refusait de se soumettre à la loi. Quoique le nombre des femmes ne soit pas borné, et que plusieurs en aient huit ou dix, le commun des Nègres n'en prend que deux ou trois.
Les femmes sont chargées, comme chez tous les peuples nègres, de tous les ouvrages serviles, extérieurs et domestiques. Pendant que le mari prend ses repas, elles se tiennent à l'écart, et mangent ensuite ses restes. Leur soumission va si loin, qu'elles ne leur parlent qu'à genoux, et qu'à son arrivée elles doivent se prosterner pour le recevoir.
L'aîné d'une famille en est l'unique héritier; mais il est obligé d'élever ses frères et ses sœurs jusqu'à l'âge où l'on suppose qu'ils peuvent se pourvoir eux-mêmes. Les enfans naissent esclaves, lorsque leur père et leur mère sont dans cette condition.
Tous les enfans, suivant l'observation particulière de Dapper, naissent blancs, et dans l'espace de deux jours ils deviennent parfaitement hoirs. Les Portugais, qui prennent des femmes dans ces régions, y sont souvent trompés. À la naissance d'un enfant, ils se croient sûrs d'en être les pères, parce qu'ils le voient de leur couleur; mais, deux jours après, ils sont obligés de le reconnaître pour l'ouvrage d'un Nègre. Cependant ils ne se rebutent point de ces épreuves, parce que leur passion, dit le même auteur, est d'avoir un fils mulâtre à toutes sortes de prix. On voit quelquefois naître d'un père et d'une mère nègres des enfans aussi blancs que les Européens. L'usage est de les présenter au roi. On les nomme dondos. Ils sont élevés dans les pratiques de la sorcellerie; et, servant de sorciers au roi, ils l'accompagnent sans cesse. Leur état les fait respecter de tout le monde. S'ils vont au marché, ils peuvent prendre tout ce qui convient à leurs besoins. Battel en vit quatre à la cour de Loango.
Dapper s'étend un peu plus sur la nature des Nègres blancs. Il observe qu'à quelque distance ils ont une parfaite ressemblance avec les Européens: leurs yeux sont gris, et leur chevelure blonde ou rousse; mais, en les considérant de plus près, on leur trouve la couleur d'un cadavre, et leurs yeux paraissent postiches. Ils ont la vue très-faible pendant le jour, et la prunelle tournée comme s'ils étaient bigles. La nuit, au contraire, ils ont le regard très-ferme, surtout à la clarté de la lune. Quelques Européens ont cru que la blancheur de ces Nègres est un effet de l'imagination des mères, comme on prétend que plusieurs femmes blanches ont mis des enfans noirs au monde après avoir vu des Nègres.
Les Portugais donnent à ces Maures blancs le nom d'albinos, et cherchent l'occasion de les enlever pour les transporter au Brésil. On prétend qu'ils sont d'une force extraordinaire, et par conséquent très-propres au travail; mais que leur paresse est extrême, et qu'ils préfèrent la mort aux exercices pénibles. Les Hollandais ont trouvé des hommes de la même espèce non-seulement en Afrique; mais aux Indes Orientales, dans l'île de Bornéo, et dans la Nouvelle-Guinée ou pays des Papous. Les Nègres blancs du royaume de Loango ont le privilége d'être assis devant le roi. Ils président à quantité de cérémonies religieuses, surtout à la composition des mokissos, qui sont des idoles du pays.
Il est fort remarquable, suivant Battel, que les Nègres de Loango ne permettent jamais qu'un étranger soit enterré dans leur pays. Qu'un Européen meure, on est obligé, pour les satisfaire, de porter son corps dans une chaloupe à deux milles du rivage, et de le jeter dans la mer. Un négociant portugais, étant mort dans une de leurs villes, ne laissa pas d'y être enterré par le crédit de ses amis, et demeura tranquille pendant quatre mois dans sa sépulture; mais il arriva cette année que les pluies, qui commencent ordinairement au mois de décembre, retardèrent de deux mois entiers. Les mokissos ou prêtres sorciers ne manquèrent point d'attribuer cet événement au mépris qu'on avait fait des lois en faveur du Portugais. Son corps fut exhumé avec diverses cérémonies, et précipité dans les flots. Trois jours après, suivant Battel, on vit tomber la pluie en abondance; car il fallait bien qu'elle tombât après deux mois de retard.
Loango était autrefois soumis au roi de Congo; mais un gouverneur du pays, s'étant fait proclamer roi, envahit une si grande partie des états de son souverain, que le royaume de Loango est aujourd'hui fort étendu et tout-à-fait indépendant; mais il est toujours regardé comme faisant partie du pays de Congo.
Les rois de Loango sont respectés comme des dieux, et portent le titre de samba et de pango, qui signifie, dans le langage du pays, dieu ou divinité. Les sujets sont persuadés que leur prince a le pouvoir de faire tomber la pluie du ciel. Ils s'assemblent au mois de décembre pour l'avertir que c'est le temps où les terres en ont besoin; ils le supplient de ne pas différer cette faveur, et chacun lui apporte un présent dans cette vue. Le monarque indique un jour auquel tous ses nobles doivent se présenter devant lui, armés comme en guerre, avec tous leurs gens. Ils commencent les cérémonies de cette fête par des exercices militaires, et rendent à genoux leur hommage au roi, qui les remercie de leur soumission et de leur fidélité. Ensuite on étend à terre un tapis d'environ quatre-vingts pieds de circuit, sur lequel est placé le trône où il est assis. Alors il commande à ses officiers de faire entendre leurs tambours et leurs trompettes. Les tambours sont si gros, qu'un homme seul ne suffit pas pour les porter. Les trompettes sont dès dents d'éléphans d'une grandeur extraordinaire, creusées et polies avec beaucoup d'art: le bruit de cette musique est effroyable. Après ce concert barbare, le roi se lève, et lance une flèche vers le ciel. S'il pleut le même jour, les réjouissances et les acclamations sont poussées jusqu'à l'extravagance.
L'usage absurde et barbare des épreuves juridiques, qui domine dans toute la Guinée, n'est pas moins en usage à Loango. L'engagement le plus solennel se fait en avalant la liqueur de bonda.
Cette liqueur, qui se nomme aussi imbonda, est le suc d'une racine: on la râpe dans l'eau. Après y avoir long-temps fermenté, elle forme une liqueur aussi amère que le fiel. Si on en râpe trop dans une petite quantité d'eau, elle cause une suppression d'urine; et, gagnant la tête, elle y répand des vapeurs si puissantes, qu'elle renverse infailliblement celui qui l'avale. C'est le cas où il est déclaré coupable.
La liqueur de bonda sert aussi à découvrir la cause des événemens. Les Nègres de Loanga s'imaginent que peu de personnes finissent leur vie par une mort naturelle: ils croient que tout le monde meurt par sa faute ou par celle d'autrui. Si quelqu'un tombe dans l'eau et se noie, ils en accusent quelque sortilége. S'ils apprennent qu'une panthère ait dévoré quelqu'un, ils assurent que c'est un dakkin ou un sorcier qui s'est revêtu de la peau de cet animal. Lorsqu'une maison est consumée par un incendie, ils racontent gravement que quelque mokisso y a mis le feu. Ils ne sont pas moins persuadés, lorsque la saison des pluies arrive trop tard, que c'est l'effet du mécontentement de quelque mokisso qu'on laisse manquer de quelque chose d'utile ou d'agréable. Comme il paraît important de découvrir la vérité, on a recours à la liqueur de bonda. Les personnes intéressées s'adressent au roi pour le prier de nommer un ministre, et cette faveur coûte une certaine somme. Les ministres de la bonda sont au nombre de neuf ou dix, qui se tiennent ordinairement assis dans les grandes rues. Vers trois heures après midi, l'accusateur leur apporte les noms de ceux qu'il soupçonne, et jure par les mokissos que ses dépositions sont sincères. Les accusés sont cités avec toute leur famille; car il arrive rarement que l'accusation tombe sur un seul, et souvent tout le voisinage y est compris. Ils se rangent sur une ou plusieurs lignes pour s'approcher successivement du ministre, qui ne cesse point, pendant les préparatifs, de battre sur un petit tambour. Chacun reçoit sa portion de liqueur, l'avale, et reprend sa place.
Alors le ministre se lève, et lance sur eux des petits bâtons de bananier, en les sommant de tomber, s'ils sont coupables, ou de se soutenir sur leurs jambes et d'uriner librement, s'ils n'ont rien à se reprocher. Il coupe ensuite une de ces mêmes racines dont la liqueur est composée, et jette les pièces devant lui. Tous les accusés sont obligés de marcher dessus d'un pas ferme. Si quelqu'un a le malheur de tomber, l'assemblée pousse un grand cri, et remercie les mokissos de l'éclaircissement qu'ils accordent à la vérité. Ses accusateurs le conduisent devant le roi, après l'avoir dépouillé de ses habits, qui sont l'unique salaire du ministre. La sentence est prononcée aussitôt, et le condamne ordinairement au supplice. On le mène à quelque distance de la ville, où son sort est d'être coupé en pièces au milieu d'un grand chemin. On accorde aux personnes riches la liberté de faire avaler la liqueur par un de leurs esclaves. S'il tombe, le maître est obligé d'avaler la liqueur à son tour. On donne l'antidote à l'esclave; et si le maître tombe, ses richesses ne le garantissent point de la mort. Cependant, lorsque le crime est léger, il achète sa grâce en donnant quelques esclaves. Au reste, tous les voyageurs reconnaissent que cette pratique est mêlée de beaucoup d'artifice et d'imposture. Les ministres font tomber l'effet du poison sur leurs ennemis, ou sur ceux dont la ruine peut leur être de quelque utilité: ils se laissent gagner par des présens pour noircir l'innocence ou pour sauver les coupables. Si les accusés sont des étrangers à l'égard desquels ils soient sans prévention, c'est ordinairement sur le plus pauvre qu'ils font tomber la peine du crime. Maîtres de préparer la liqueur, ils donnent la plus forte dose à ceux qu'ils veulent perdre, quoique cette odieuse prévarication se fasse avec tant d'adresse, que personne ne s'en aperçoit. Il ne se passe point de semaine où la cérémonie de l'épreuve ne se renouvelle à Loango, et elle y fait périr un grand nombre d'innocens.
Les femmes du roi n'en sont point exemptes, surtout dans les cas où leur fidélité paraît suspecte. La grossesse en est un qui favorise le plus les soupçons. Lorsqu'une femme du roi devient grosse, toute la sagesse de sa conduite n'empêche pas qu'on ne fasse avaler la bonda pour elle à quelque esclave. S'il tombe, elle est condamnée au feu, et l'adultère est enterré vif. Suivant le récit des Nègres de Loango, leur roi n'a pas moins de sept mille femmes. Il nomme entre elles une des plus graves et des plus expérimentées, qu'il honore du titre de sa mère, et qui est plus respectée que celle à qui cette qualité appartient par le droit de la nature. Cette matrone, que le peuple appelle makonda, jouit d'une autorité si distinguée, que, dans toutes les affaires d'importance, le roi est obligé de prendre ses conseils. S'il l'offense, ou s'il lui refuse ce qu'elle désire, elle a le droit de lui ôter la vie de ses propres mains. Lorsque son âge lui laisse du goût pour le plaisir, elle peut choisir l'homme qui lui plaît, et ses enfans sont comptés parmi ceux du sang royal. L'amant sur lequel tombe son choix est puni de mort, s'il est surpris avec une autre femme.
Une loi, que nous avons déjà vue ailleurs, défend sous peine de mort de regarder le roi boire ou manger. On rapporte un exemple encore plus étrange que celui que nous avons déjà cité de l'atrocité du traitement que l'on fait éprouver aux malheureux qui par hasard enfreignent cet usage. Un fils du roi, âgé de onze ou douze ans, étant entré dans la salle tandis que son père buvait, fut saisi par l'ordre de ce prince, revêtu sur-le-champ d'un habit fort riche, et traité avec toutes sortes de liqueurs et d'alimens. Mais aussitôt qu'il eut achevé ce funeste repas, il fut coupé en quatre quartiers, qui furent portés dans toutes les villes, avec une proclamation qui apprenait au public la cause de son supplice. Ce trait exécrable est confirmé par une barbarie de la même nature que rapporte un témoin. Un autre fils du roi, mais plus jeune, ayant couru vers son père pour l'embrasser dans les mêmes circonstances, le grand-prêtre demanda qu'il fût puni de mort. Le roi y consentit, et sur-le-champ ce malheureux enfant eut la tête fendue d'un coup de hache. Le grand-prêtre recueillit quelques gouttes de son sang, dont il frotta les bras du roi pour détourner les malheurs d'un tel présage. Cette loi s'étend jusqu'aux bêtes. Les Portugais de Loango avaient fait présent au roi d'un fort beau chien de l'Europe, qui, n'étant pas bien gardé, entra dans la salle du festin pour caresser son maître: il fut massacré sur-le-champ.
Cet usage vient d'une opinion superstitieuse et généralement établie dans la nation, que le roi mourrait subitement si quelqu'un l'avait vu boire ou manger. On croit détourner le malheur dont il est menacé en faisant mourir le coupable à sa place. Quoiqu'il mange toujours seul, il lui arrive quelquefois de boire en compagnie; mais ceux qui lui présentent la coupe tournent aussitôt le visage contre terre jusqu'à ce qu'il ait cessé de boire. Si ses courtisans boivent dans la même salle, ils sont obligés de tourner le dos pendant qu'ils ont le verre à la bouche. Il n'est permis à personne de boire dans le verre dont le roi s'est servi, ni de toucher aux alimens dont il a goûté. Tout ce qui sort de sa table doit être enterré sur-le-champ. Que d'extravagance et de barbarie! et, quand l'homme est fait ainsi, est-il un plus odieux et plus méprisable animal?
Il y a des crieurs publics dont l'office est de proclamer les ordres du roi dans la ville, et de publier ce qu'on a perdu ou trouvé. Battel parle d'une sonnette du roi, qui ressemble à celles des vaches de l'Europe, et dont le son est si redoutable aux voleurs, qu'ils n'osent garder un moment leurs vols après l'avoir entendue. Ce voyageur, étant logé dans une petite maison à la mode du pays, avait suspendu son fusil au mur. Il lui fut enlevé dans son absence. Sur ses plaintes, le roi fit sonner la cloche, et dès le matin du jour suivant le fusil se trouva devant la porte de Battel.
Vis-à-vis le trône du roi sont assis quelques nains, le dos tourné vers lui. Ils ont la tête d'une prodigieuse grosseur; et, pour se rendre encore plus difformes, ils sont enveloppés dans une peau de quelque bête féroce.
Les images ou les statues s'appellent, ainsi que les prêtres, mokissos, comme on l'a déjà vu. Les Nègres seront instruire par les prêtres dans l'art de faire des mokissos. Lorsqu'un particulier se croit obligé de créer une nouvelle divinité, il assemble tous ses amis et tous ses voisins. Il demande leur assistance pour bâtir une hutte de branches de palmier, dans laquelle il se renferme pendant quinze jours, dont il doit passer neuf sans parler; et pour mieux garder le silence, il porte deux plumes de perroquet aux deux coins de la bouche. Si quelqu'un le salue, au lieu de battre les mains suivant l'usage, il frappe d'un petit bâton sur un bloc qu'il tient sur ses genoux, et sur lequel est gravée la figure d'une tête d'homme.
Au bout de quinze jours, toute l'assemblée se rend dans un lieu plat et uni, où il ne croît aucun arbre, avec un dembé ou un tambour autour duquel on trace un cercle. Le tambour commence à battre et à chanter. Lorsqu'il paraît bien échauffé de cet exercice, le prêtre donne le signal de la danse, et tout le monde, à son exemple, se met à danser en chantant les louanges des mokissos. L'adorateur entre en danse aussitôt que les autres ont fini, et continue pendant deux ou trois jours, au son du même tambour, sans autre interruption que celle des besoins indispensables de nature, tels que le nourriture et le sommeil. Enfin le prêtre reparaît au bout du terme, et, poussant des cris furieux, il prononce des paroles mystérieuses; il fait de temps en temps des raies blanches et rouges sur les tempes de l'adorateur, sur les paupières et sur l'estomac, et successivement sur chaque membre, pour le rendre capable de recevoir le mokisso. L'adorateur est agité tout d'un coup par des convulsions violentes, se donne mille mouvemens extraordinaires, fait d'affreuses grimaces, jette des cris horribles, prend du feu dans ses mains, et le mord en grinçant les dents, mais sans paraître en ressentir aucun mal. Quelquefois il est entraîné comme malgré lui dans des lieux déserts où il se couvre le corps de feuilles vertes. Ses amis le cherchent, battent le tambour pour le retrouver, et passent quelquefois plusieurs jours sans le revoir. Cependant, s'il entend le bruit du tambour, il revient volontairement. On le transporte à sa maison, où il demeure couché pendant plusieurs jours sans mouvement et comme mort. Le prêtre choisit un moment pour lui demander quel engagement il veut prendre avec son mokisso. Il répond en jetant des flots d'écume, et avec des marques d'une extrême agitation. Alors on recommence à chanter et à danser autour de lui; enfin le prêtre lui met un anneau de fer autour du bras, pour lui rappeler constamment la mémoire de ses promesses. Cet anneau devient si sacré pour les Nègres qui ont essuyé la cérémonie du mokisso, que dans les occasions importantes ils jurent par leur anneau; et tous les jours on reconnaît qu'ils perdraient plutôt la vie que de violer ce serment. Le voyageur qui raconte ces cérémonies ne doute pas que ce ne soit une manière solennelle de se donner au diable. Ce qu'on doit observer, c'est que l'espèce d'hommes qu'on nomme convulsionnaires, énergumènes, démoniaques, joue à peu près les mêmes farces chez tous les peuples barbares. Faut-il que des nations policées aient à rougir d'avoir vu chez elles les mêmes extravagances!
Il paraît que les peuples de Loango sont les plus superstitieux de toute l'Afrique. En voyageant pour le commerce, ils portent dans une marche de quarante ou cinquante milles un sac rempli de misérables reliques, qui pèsent quelquefois dis ou douze livres. Quoique ce poids, joint à leur charge, soit capable d'épuiser leurs forces, ils ne veulent pas convenir qu'ils en ressentent la moindre fatigue; au contraire, ils assurent que ce précieux fardeau sert à les rendre plus légers.
Le royaume de Congo n'a pas de plus belle et de plus grande rivière que celle de Zaïre. Cette fameuse rivière tire, dit-on, ses eaux du lac de Zambré. On voit dans ce grand lac plusieurs sortes de monstres, entre lesquels (si on en croit le missionnaire Mérolla) il s'en trouve un de figure humaine, sans autre exception que celle du langage et de la raison. Le P. François de Paris, missionnaire capucin, qui faisait sa résidence dans le pays de Matomba, rejetait toutes ces histoires de monstres comme autant de fictions des Nègres; mais la reine Zinga, informée de ses doutes, l'invita un jour à la pêche. À peine eut-on jeté les filets, qu'on découvrit sur la surface de l'eau trois de ces poissons monstrueux. Il fut impossible d'en prendre plus d'un. C'était une femelle. La couleur de sa peau était noire; ses cheveux longs et de la même couleur; ses ongles d'une longueur singulière. Mérolla conjecture qu'ils lui servaient à nager. Elle ne vécut que vingt-quatre heures hors de l'eau; et, dans cet intervalle, elle refusa toute sorte de nourriture. Si cette espèce de monstre existe, c'est elle qui a servi de fondement aux contes arabes sur ce qu'ils appellent l'homme de la mer.
Lopez, qui passa plusieurs années au Congo, donne vingt-huit milles de largeur à l'embouchure de ce fleuve. Il entre avec tant d'impétuosité dans l'Océan, qu'à trente ou quarante milles de la terre, ses eaux se conservent fraîches; cependant il n'est navigable que dans l'espace d'environ vingt-cinq lieues, au delà desquelles, étant resserré par des rochers, il tombe avec un bruit épouvantable qui se fait entendre à sept ou huit milles. Les Portugais ont donné à ce lieu le nom de cachivera, c'est-à-dire chute ou cataracte.
Les Portugais et les Hollandais se sont procuré des établissemens dans le Congo, où ils ont fait le commerce, et où quelquefois ils ont porté la guerre, comme ont fait partout les Européens. Les Portugais ont joui long-temps d'une sorte de pouvoir que leur donnaient leurs missionnaires; et même les petits souverains du pays, dépendans du roi de Congo, ont pris des noms portugais, et les titrés des dignités d'Europe, comme ceux de comtes, de ducs, etc. D'ailleurs les Européens ont toujours un grand avantage dans ces contrées, en se mêlant dans les guerres des nationaux, et faisant payer leurs services; ils y ont même tenté quelquefois des conquêtes; mais ils n'y ont pas souvent réussi. Les Portugais y ont même essuyé de cruelles disgrâces.
Vers l'année 1680, ils étaient établis à Angola. Ils entreprirent la conquête de la province de Sogno. Mérolla rapporte qu'un roi de Congo, voulant se faire couronner, eut recours à l'assistance des Portugais, et leur promit le comté de Sogno, avec deux mines d'or, qui n'eurent pas moins de force pour les engager dans ses intérêts. Ils assemblèrent immédiatement toutes leurs forces. Le roi leva, de son côté, de nombreuses troupes, auxquelles il joignit une compagnie de diaggas. Les deux armées s'étant réunies, marchèrent ensemble vers Sogno. Elles n'y trouvèrent pas le comte sans défense. Il avait eu le temps de rassembler un prodigieux nombre de ses sujets, et son courage le fit marcher au-devant de l'ennemi. Mais la plupart de ses gens manquant d'armes à feu, et n'étant point accoutumés à la manière de combattre des Européens, il perdit la vie dans une bataille sanglante, après avoir vu prendre ou massacrer une grande partie de son armée.
Le désespoir se répandit dans toute la nation. Lorsqu'elle s'attendait aux dernières extrémités de la guerre, un seigneur du pays se présenta courageusement, et promit de la délivrer de toutes ses craintes, si l'on voulait le choisir pour succéder au comte. Sa proposition fut acceptée: il commença par rétablir l'ordre dans les troupes dispersées; et, pour éviter la confusion à laquelle il attribuait leurs derniers malheurs, il ordonna qu'à l'avenir tout le monde aurait la tête rasée, sans excepter les femmes, et que les soldats se ceindraient le front d'une branche de palmier. Cet usage, dont le but n'était pas moins d'inspirer de la confiance au peuple par des préparatifs extraordinaires que d'apprendre en effet aux troupes à se reconnaître dans la mêlée, s'est conservé jusque aujourd'hui dans la nation.
Le nouveau comte exhorta ses sujets à ne pas s'effrayer du bruit des armes à feu, qui n'étaient propres, leur dit-il, qu'à causer de l'épouvante aux enfans, puisqu'une balle ne faisait pas plus d'effet qu'une flèche ou qu'un coup de zagaie, sans compter que le temps dont les blancs avaient besoin pour charger leurs fusils donnait beaucoup d'avantage à ceux qui n'avaient qu'une flèche à poser sur leur arc. Il les avertit surtout de ne pas s'arrêter puérilement aux bagatelles[9] que les Portugais étaient accoutumés à jeter parmi eux pour causer du désordre dans leurs rangs. Il leur recommanda de tirer aux hommes, sans s'amuser aux chevaux, qui ne devaient pas leur paraître aussi terribles que les lions, les panthères et les éléphans. Il ordonna que celui qui tournerait le dos fût tué sur-le-champ par ses voisins, et que, si plusieurs avaient cette lâcheté, loin d'être plus épargnés, ils fussent regardés par les autres comme leurs premiers ennemis; car il est question, leur dit-il, de périr glorieusement plutôt que de mener une vie misérable. Enfin, pour ne laisser aucun sujet d'inquiétude à ceux qui promettaient de le suivre, il voulut que tous les animaux domestiques fussent massacrés; et, donnant l'exemple le premier, il égorgea aussitôt tous les siens. Cet ordre fut exécuté si ponctuellement, que toute la race des bestiaux, surtout celle des vaches, est presque entièrement détruite dans le comté de Sogno. On y a vu vendre une petite fille pour un veau, et une femme pour une vache.
Il ne restait au comte qu'à fortifier son armée par le secours de ses voisins. L'intérêt commun eut la force d'en rassembler un grand nombre; ainsi, marchant avec ses légions de Nègres, il trouva bientôt l'occasion de surprendre des ennemis qui prenaient trop de confiance dans leurs victoires. Comme ils avançaient sans ordre et sans précaution, ils tombèrent imprudemment dans la première embuscade: les diaggas et leur chef donnèrent l'exemple de la fuite; ils furent suivis par les troupes de Congo. Les esclaves qu'ils avaient faits dans la première bataille, étant abandonnés par leurs gardes, rejoignirent leurs amis, et tournèrent avec eux toute leur fureur contre les Portugais, qui disputaient encore le terrain; mais, accablés par le nombre, ils se virent forcés de tourner le dos, sans pouvoir éviter d'être massacrés dans leur fuite: il n'en resta que six, qui furent faits prisonniers et présentés au comte. Après les avoir regardés quelque temps d'un air furieux, il leur laissa le choix ou de mourir avec leurs compagnons, ou de vivre esclaves. Mérolla leur prête une réponse fort noble: «On n'a point encore vu, lui dirent-ils, de blancs qui aient daigné servir des Nègres, et nous n'en donnerons point l'exemple.» À peine eurent-ils prononcé ces mots, qu'ils furent tués sous les yeux du vainqueur. L'artillerie et le bagage de leur nation tombèrent entre les mains des Nègres de Sogno, qui les vendirent dans la suite aux Hollandais. Mérolla assure que la Compagnie de Hollande employa ces dépouilles portugaises à munir un fort de terre qu'elle avait fait bâtir à l'embouchure du Zaïre, et qui commande ce fleuve et la mer.
En partant de Loanda pour se rendre à l'armée de Congo, les Portugais, trop accoutûmés à la victoire pour douter du succès de leur entreprise, avaient recommandé à leurs marchands de les suivre de près, et de débarquer au premier endroit de la côte de Sogno où ils découvriraient des feux allumés. L'armadilla (c'est le nom qu'ils donnent à leurs petites flottes) arriva dans les circonstances de la victoire du comte, chargée des fers qui devaient servir aux esclaves nègres, et voyant sur la côte un grand nombre de feux que les vainqueurs avaient allumés pour se réjouir, elle les prit pour le signal dont on était convenu; mais, lorsqu'elle eut jeté l'ancre, un Portugais qui se fit apercevoir sur le rivage demanda par plusieurs signes qu'on se hâtât de le prendre dans une chaloupe; c'était un malheureux fugitif qui, ayant été pris et conduit au comte de Sogno, après l'exécution des six autres, avait obtenu la vie à des conditions fort humiliantes: le comte s'était fait apporter une jambe et un bras des six Portugais qu'il avait sacrifiés à son ressentiment, et lui avait ordonné de porter ce présent, avec la nouvelle de sa victoire, au gouverneur de Loanda. L'armadilla se crut fort heureuse d'une rencontre qui la garantissait peut-être de sa ruine.
Le comte de Sogno ne jouit pas long-temps des fruits de sa victoire: il avait reçu dans la mêlée trois blessures dont il mourut à la fin du mois; mais il laissa ses peuples tranquilles, après avoir fait perdre à ses ennemis l'espérance de les subjuguer.
Tous ces démêlés causèrent tant de préjudice à la religion, que le missionnaire Mérolla, étant à Khitombo, malheureux champ de la dernière bataille, n'y trouva presque personne qui fût disposé à recevoir les sacremens de l'Église.
Battel nous apprend que le pays de Sogno est voisin des mines de Demba, d'où l'on tire, à deux ou trois pieds de terre, un sel de roche d'une beauté parfaite, aussi clair que la glace, et sans aucun mélange; on le coupe en pièces d'une aune de long, qui se transportent dans toutes les parties du pays, et qui s'y vendent mieux que toute autre marchandise.
San-Salvador, ainsi nommé par les Portugais, capitale du royaume de Congo, où les rois font leur résidence ordinaire, portait anciennement le nom de Banza, qui signifie, dans le langage de la nation, cour ou demeure royale. Elle est située à cent cinquante milles de la mer, sur une grande et haute montagne qui n'est presque qu'un seul rocher, et qui contient néanmoins une mine de fer; le sommet offre une plaine d'environ dix milles de tour, bien cultivée, et si remplie de villes et de villages, que dans un si petit espace elle contient plus de cent mille âmes: les Portugais, charmés d'un si beau lieu, lui ont donné le nom d'Othéirio, c'est-à-dire perspective, parce qu'outre les agrémens du terrain même, on y a celui de découvrir d'un coup d'œil toutes les plaines dont la montagne est environnée: elle est fort escarpée du côté de l'est; mais sa hauteur n'empêche pas qu'elle n'ait quantité de sources, qui achèveraient d'en faire un séjour délicieux, si l'eau en était meilleure: les habitans tirent celle dont ils font usage d'une seule fontaine qui est du côté du nord, sur la pente de la montagne, où leurs esclaves vont la puiser dans des vaisseaux de bois et de cuir: la plaine est d'une fertilité extrême en grains de toutes les espèces; elle a des prairies d'une herbe excellente et des arbres d'une verdure continuelle; l'air y est aussi très-frais et très-sain: outre ce motif que les rois ont eu sans doute pour y établir leur demeure, ils n'y ont pas été moins engagés par la situation du terrain qui fait de leur palais une retraite inaccessible, et parce qu'étant au centre du royaume, il leur donne la facilité d'étendre leur attention de toutes parts à la même distance.
Il y a peu de régions aussi peuplées que le royaume de Congo. Carli assure hardiment que ses habitans sont innombrables; les Mosicongos (tel est le nom qu'ils se donnent eux-mêmes) sont communément noirs, quoiqu'ils s'en trouve un grand nombre de couleur olivâtre: la plupart ont les cheveux noirs et frisés; mais il s'en trouve aussi qui les ont roux: leur taille est moyenne; et si l'on excepte la couleur, ils ont beaucoup de ressemblance avec les Portugais; les uns ont la prunelle des yeux noire, d'autres d'un vert de mer; leurs lèvres ne sont pas grosses et pendantes comme celle des Nubiens et des autres Nègres.
Quand le roi et les principaux seigneurs du royaume ont embrassé le christianisme, ils ont adopté l'habillement portugais; ils ont pris les manteaux à l'espagnole, le chapeau, la veste de soie, les mules de velours ou de maroquin, et les bottines à la portugaise, avec des épées aussi longues qu'on en ait jamais porté dans la Castille: la nécessité borne encore les pauvres à leurs anciens habits; mais les femmes de distinction imitent les usages des femmes de Lisbonne.
Ils n'ont aucune trace des sciences, ni la moindre inclination à les cultiver; on ne trouve point parmi eux d'anciennes histoires de leur pays, ni de registres des temps éloignés, où la mémoire et le nom de leurs rois soient conservés. Jusqu'à l'arrivée des Portugais, ils n'avaient pas connu l'art de l'écriture; la date des faits était la mort de quelque personne remarquable: cela est arrivé, disaient-ils, avant ou après la mort d'un tel. Ils comptaient les années par les kossionos, ou les hivers, qui commencent pour eux au mois de mai et finissent au mois de novembre; leurs mois par les pleines lunes, et les jours de la semaine par leurs marchés: mais ils ne poussaient pas plus loin la division du temps. De même ils n'avaient pas d'autre règle pour juger de la grandeur d'un pays que le nombre des marches ou des journées, qu'ils distinguaient seulement par le terme de voyage libre ou chargé.
Mérolla nous représente une de leurs fêtes. Ils choisissent ordinairement le temps de la nuit, et s'assemblent en fort grand nombre. Leur posture favorite est d'être assis en rond; mais ils choisissent quelque arbre épais, sous lequel ils se placent sur l'herbe. Le centre du cercle est occupé par un grand plat de bois qui contient quelque mélange de leur goût. L'ancien de la troupe, qu'ils appellent makolontou, divise les portions, et les distribue avec une égalité qui ne laisse aucun sujet de plainte. Ils n'emploient pour boire ni verres ni tasses. Le makolontou prend le flacon qu'ils appellent moringo, le porte successivement à la bouche de tous les convives, laisse boire à chacun la mesure qu'il juge convenable, et le remet à sa place. Cette méthode s'observe jusqu'au dernier moment de la fête.
Mais ce qui parut beaucoup plus surprenant à Mérolla, il ne passait personne près de l'assemblée qui ne se plaçât sans façon dans le cercle, et qui ne reçût sa portion comme les autres, quoiqu'il fût arrivé après la distribution. Le makolontou prenait sur chaque part de quoi composer celle de l'étranger. On apprit à Mérolla que cette cérémonie ne s'observe pas moins quand les passans se présentent en plus grand nombre. Ils se lèvent aussitôt que le plat est vide, et continuent leur chemin sans prendre congé de l'assemblée et sans dire un mot de remercîment. Les voyageurs profitent de ces rencontres pour ménager leurs propres provisions. Il n'est pas moins étrange que l'assemblée ne fasse pas la moindre question à ces nouveau-venus pour savoir d'eux où ils vont et d'où ils viennent. Tout se passe avec un silence admirable. «On croirait, dit Mérolla, qu'ils veulent imiter les Locriens, ancien peuple d'Achaïe, qui, suivant le témoignage de Plutarque, punissait par une amende ceux qui se rendaient importuns par leurs questions.» Un jour Mérolla, traitant plusieurs Nègres qui lui avaient rendu quelque service, remarqua que le nombre de ses convives était fort augmenté. Comme il ne se croyait pas obligé de recevoir des inconnus, il demanda qui étaient ces étrangers. On lui répondit qu'on l'ignorait. «Pourquoi souffrez-vous, dit-il, que des gens qui n'ont pas de part à votre travail viennent partager votre nourriture?» Ils lui répondirent simplement que c'était l'usage. Avec un peu de réflexion, cette charité lui parut si louable, qu'il fit doubler la portion commune.
On remarque peu de différence entre les édifices de Congo et ceux de toute la côte occidentale d'Afrique.
Ceux des habitans qui font leur demeure dans les villes tirent leur subsistance du commerce; ceux qui demeurent à la campagne vivent de l'agriculture et de l'entretien des bestiaux; ceux qui sont établis sur les bords du Zaïre et des autres rivières subsistent de la pêche; d'autres gagnent leur vie à recueillir le vin de Tombo, d'autres à fabriquer les étoffes du pays. Il y a peu de Mosicongos qui ne soient experts dans quelque métier; mais ils ont tous une extrême aversion pour le travail pénible.
Les habitans des parties orientales du royaume et des pays voisins sont d'une habileté singulière pour la fabrique de plusieurs sortes d'étoffes, telles que les velours, les tissus, les satins, les damas et les taffetas. Leurs fils sont composés de feuilles de divers arbres, qu'ils empêchent de s'élever en les coupant chaque année, et les arrosant avec beaucoup de soin pour leur faire pousser au printemps des feuilles plus tendres. Les fils sont très-fins et très-unis. Les plus longs servent à composer les grandes pièces. Les Portugais ont commencé à les employer pour faire des tentes, et s'en trouvent bien contre la pluie et le vent.
Les richesses des Mosicongos consistent principalement en esclaves, en ivoire et en simbos, qui sont de petites coquilles qui tiennent lieu de monnaie. Congo, Sogno et Bamba vendent peu d'esclaves, et ceux qu'on tire de ces trois provinces ne passent pas pour les meilleurs, parce qu'étant accoutumés à vivre dans l'indolence, ils succombent bientôt aux travaux pénibles. Les principales marchandises du comté de Sogno sont les étoffes de Sombos, l'huile de palmier et les noix de kola. Les dents d'éléphans, qu'on y apportait autrefois en grand nombre, y sont devenues plus rares. Au reste, c'est la ville de San-Salvador qui est le centre du commerce portugais.
Quoique le christianisme ait fait de grands progrès dans le royaume de Congo, la seule contrée de l'Afrique où les Portugais aient envoyé des missionnaires, quoique les mariages y soient célébrés avec les cérémonies de l'église romaine, il a toujours été fort difficile de faire perdre aux habitans le goût du concubinage. Malgré les plaintes et les reproches des missionnaires, ils prennent autant de maîtresses qu'ils en peuvent entretenir. L'ancien usage des Nègres de Sogno était de vivre quelque temps avec leurs femmes avant de s'engager dans le mariage, pour apprendre à se connaître mutuellement par cette épreuve. La méthode chrétienne leur paraît contraire au bien de la société, parce qu'elle ne permet point qu'on s'assure auparavant de la fécondité d'une femme ni des autres qualités convenables à l'état conjugal; aussi les missionnaires n'ont-ils pas peu de peine à leur faire abandonner la pratique de leurs ancêtres, qui consiste dans un traité fort simple. Les parens d'un jeune homme envoient à ceux d'une jeune fille pour laquelle il prend de l'inclination un présent qui passe pour dot, et leur font proposer leur alliance. Ce présent est accompagné d'un grand flacon de vin de palmier. Le vin doit être bu par les parens de la fille avant que le présent soit accepté; condition si nécessaire, que, si le père et la mère ne le buvaient pas, leur conduite passerait pour un outrage. Ensuite le père fait sa réponse. S'il retient le présent, il n'y a pas besoin d'autre explication pour marquer son consentement. Le jeune homme et tous ses amis se rendent aussitôt à sa maison, et reçoivent sa fille de ses propres mains. Mais si quelques semaines d'épreuves et d'observations font connaître au mari qu'il s'est trompé dans son choix, il renvoie sa femme, et se fait restituer son présent. Si les sujets de mécontentement viennent de lui, il perd son droit à la restitution. Mais de quelque côté qu'il puisse venir, la jeune femme n'en est pas regardée avec plus de mépris, et ne trouve pas moins l'occasion de subir bientôt une nouvelle épreuve.
Les femmes ont droit aussi de mettre leurs maris à l'essai, et l'on reconnaît tous les jours qu'elles sont plus inconstantes et plus opiniâtres que les hommes, car on les voit profiter plus souvent de la liberté qu'elles ont de se retirer avant la célébration du mariage, quoique leurs maris n'épargnent rien pour les retenir.
Une femme qui laisse prendre sa pipe par un homme, et qui lui permet de s'en servir un moment, lui donne des droits sur elle, et s'engage à lui accorder ses faveurs. Dans le cas de l'adultère, la loi condamne l'amant à donner la valeur d'un esclave au mari, et la femme à demander pardon de son crime, sans quoi le mari obtiendrait facilement la permission du divorce.
L'économie domestique a ses lois, qui sont uniformes dans toute la nation. Le mari est obligé de se pourvoir d'une maison, de vêtir sa femme et ses enfans suivant sa condition, d'émonder les arbres, de défricher les champs et de fournir sa maison de vin de palmier.
Le devoir des femmes est de faire les provisions pour tout ce qui concerne la nourriture, et par conséquent d'aller au marché. Aussitôt que la saison des pluies est arrivée, elles vont travailler aux champs jusqu'à midi pendant que les maris se reposent tranquillement dans leurs huttes. À leur retour, elles préparent leur dîner. S'il manque quelque chose pour la subsistance de la famille, elles doivent l'acheter sur-le-champ de leur propre bourse, ou se le procurer par des échanges. Le mari est assis seul à table, tandis que sa femme et ses enfans sont debout pour le servir. Après son dîner, elles mangent ses restes, mais sans cesser de se tenir debout, par la force d'une ancienne tradition qui leur persuade que les femmes sont faites pour servir les hommes et pour leur obéir.
Dans la première jeunesse des Nègres, on les lie avec de certaines cordes faites par les sorciers ou les prêtres du pays, avec quelques paroles mystérieuses qui accompagnent cette cérémonie.
Lorsque les missionnaires trouvent ces cordes magiques sur les enfans qu'on présente au baptême, ils obligent les mères de se mettre à genoux, et leur font donner le fouet jusqu'à ce qu'elles aient reconnu leur erreur. Une femme que le missionnaire Carli avait condamnée à ce châtiment s'écria sous les verges: «Pardon, mon père, pour l'amour de Dieu. J'ai ôté trois de ces cordes en venant à l'église, et c'est par oubli que j'ai laissé la quatrième.»
Les Nègres qui n'ont point embrassé le christianisme, ou qui ne sont pas fermes dans la foi, présentent leurs enfans aux sorciers dès le moment de leur naissance.
L'ascendant des sorciers sur les Nègres va jusqu'à leur interdire l'usage de la chair de certains animaux, et de tels fruits ou de tels légumes, et leur imposer d'autres obligations ridicules; ce joug religieux porte le nom de kédjilla. Rien n'approche de la soumission dès jeunes Nègres pour les ordonnances de leurs prêtres. Ils passeraient plutôt deux jours à jeun que de toucher aux alimens qui leur sont défendus; et si leurs parens ont négligé de les assujettir au kédjilla dans leur enfance, à peine sont-ils maîtres d'eux-mêmes, qu'ils se hâtent de le demander au prêtre ou au sorcier, persuadés qu'une prompte mort serait le châtiment du moindre délai volontaire. Mérolla raconte qu'un jeune Nègre, étant en voyage, s'arrêta le soir chez un ami qui lui offrit à souper un canard sauvage, parce qu'il le croyait meilleur que les canards domestiques. Le jeune étranger demanda de bonne foi si c'était un canard privé. On lui répondit que c'en était un: il en mangea de bon appétit comme un voyageur affamé. Quatre ans après, les deux amis s'étant rencontrés, celui qui avait trompé l'autre lui demanda s'il voulait manger avec lui d'un canard sauvage: le jeune homme, qui n'était point encore marié, s'en défendit, parce que c'était son kédjilla. Quel scrupule! lui dit son ami; et pourquoi refuser aujourd'hui ce que vous acceptâtes il y a quatre ans à ma table? Cette déclaration fut un coup de foudre qui fit trembler le jeune Nègre de tous ses membres, et qui lui troubla l'imagination jusqu'à lui causer la mort dans l'espace de vingt-quatre heures.
Le royaume de Congo n'a point de médecins ni d'apothicaires, ni même d'autres remèdes que les simples, l'écorce des arbres, les racines, les eaux et l'huile, qu'on fait prendre aux malades presque indifféremment pour toutes sortes de maladies. Le climat d'ailleurs est sain, et les habitans sont sobres.
Dans les royaumes de Kakongo et d'Angole, l'usage ne permet pas d'ensevelir un parent, si toute la famille ne se trouve assemblée. L'éloignement des lieux n'est pas même un sujet d'exception. Les funérailles commencent par le sacrifice de quelques poules, du sang desquelles on arrose le dehors et le dedans de la maison. Ensuite on jette les cadavres par-dessus le toit, pour empêcher que l'âme du mort ne fasse le zombi, c'est-à-dire qu'elle ne revienne troubler les habitans par des apparitions; car on est persuadé que celui qui verrait l'âme d'un mort tomberait mort lui-même sur-le-champ. Cette persuasion est si fortement gravée dans l'esprit des Nègres, que l'imagination seule à souvent produit tous les effets de la réalité. Ils assurent aussi que le premier mort appelle le second, surtout lorsqu'ils ont eu quelque démêlé pendant leur vie.
Après la cérémonie des poules, on continue de faire des lamentations sur le cadavre; et si la douleur ne fournit pas des larmes, on a soin de se mettre du poivre dans le nez, ce qui les fait couler en abondance. Lorsqu'on a crié et pleuré quelque temps, on passe tout d'un coup de la tristesse à la joie, en faisant bonne chère aux frais des plus proches parens du mort, qui demeure pendant ce temps-là sans sépulture. On cesse de boire et de manger, mais c'est pour suivre le son des tambours qui invite toute l'assemblée à danser. Le bal commence. Aussitôt qu'il est fini, on se retire dans dès lieux indiqués, où tous les spectateurs des deux sexes sont renfermés ensemble dans l'obscurité, avec la liberté de se mêler sans distinction. Comme le signal de cette cérémonie se donne au son des tambours, l'ardeur du peuple est incroyable pour se rendre à l'assemblée. Il est presque impossible aux mères d'arrêter leurs filles, et plus encore aux maîtres de retenir leurs esclaves. Les murs et les chaînes sont des obstacles trop faibles; mais ce qui doit paraître encore plus étrange, si c'est le maître d'une maison qui est mort, sa femme se livre à ceux qui demandent ses faveurs, à la seule condition de ne pas prononcer un seul mot tandis qu'on est seul avec elle.
Le conseil de Congo est composé de dix ou douze personnes qui sont dans la plus haute faveur auprès du roi, et sur lesquelles il se repose des affaires d'état, de l'administration, de la paix et de la guerre, et de la publication de ses ordres.
Sa cour est fort nombreuse. Elle est composée d'une partie de sa noblesse, qui fait sa résidence au palais, ou dans les lieux voisins, et d'une multitude de domestiques ou d'officiers de sa maison. Il a pour garde un corps d'Anzikos et de plusieurs autres nations. Son habillement est très-riche. C'est ordinairement quelque étoffe d'or ou d'argent, avec un manteau de velours. Il se couvre la tête d'un bonnet blanc, comme tous les seigneurs qu'il honore de ses bonnes grâces. C'est une marque si certaine de faveur, qu'au moindre mécontentement, il le fait ôter à ceux qui lui déplaisent. En un mot, le bonnet blanc est un caractère de noblesse et de chevalerie à Congo, comme la Toison d'or et le Saint-Esprit en Europe.
Le roi donne deux audiences publiques dans le cours de chaque semaine; mais la liberté de lui parler n'est accordée qu'aux seigneurs. Lorsqu'il se rend à l'église, tous les Portugais, soit ecclésiastiques ou séculiers, sont obligés de grossir son cortége et de l'accompagner de même à son retour jusqu'à la porte du palais; mais c'est la seule occasion où ce devoir leur soit imposé.
Parmi les moyens qu'emploie le monarque pour suppléer par des rapines à la modicité de ses revenus, on en raconte un bien bizarre, si quelque chose peut le paraître dans un despote. Lorsqu'il sort en bonnet blanc avec les seigneurs de son cortége, il se fait quelquefois apporter un chapeau dans sa marche, et s'en sert quelques momens; ensuite, redemandant son bonnet, il le met si négligemment, qu'il peut être abattu par le moindre vent. S'il tombe en effet, les seigneurs s'empressent pour le ramasser; mais le roi, offensé de cette disgrâce, refuse de le recevoir, et retourne au palais fort mécontent. Le lendemain il fait partir deux ou trois cents soldats, avec ordre de lever sur le peuple une grosse imposition; ainsi l'état est menacé d'un grand malheur quand le roi a mis son bonnet de travers.
Il peut lever, dit-on, des armées innombrables et les mettre en campagne. Carli et d'autres voyageurs racontent qu'un roi de Congo marcha contre les Portugais à la tête de neuf cent mille hommes. On aurait cru qu'il se proposait la conquête de l'univers; cependant il n'avait à combattre que trois ou quatre cents mousquetaires portugais, qui n'avaient pour armes, avec leurs fusils, que deux pièces de campagne; mais, les ayant chargées à cartouche, l'exécution qu'elles firent dans les premiers rangs des Nègres jeta la consternation dans une armée si nombreuse, et la mort du monarque acheva de les mettre en déroute. Le Portugais qui avait coupé la tête à ce prince assura que ses armes royales et tous les ustensiles dont il faisait usage étaient d'or battu.
La manière ordinaire de combattre dans toutes ces régions ne prouve pas plus de courage que de discipline. Deux armées nègres qui sont en présence commencent par discuter froidement le sujet de leur querelle: elles passent successivement aux reproches et aux injures; enfin, la chaleur augmentant par degrés, on en vient aux coups. Les tambours se font entendre avec beaucoup de confusion. Ceux qui sont armés de fusils les jettent à la première décharge, parce qu'ils sont plus occupés de leur propre frayeur que de l'envie de nuire. D'ailleurs la méthode qu'ils prennent pour tirer est rarement dangereuse. Ils appuient la crosse du fusil contre l'estomac, sans aucun point de mire, et les balles passent en l'air par-dessus la tête de leurs ennemis, d'autant plus que des deux côtés l'usage est de s'accroupir lorsqu'ils voient le premier feu de la poudre; ensuite les deux partis se relèvent et se servent de leurs arcs. S'ils sont à quelque distance, ils lancent leurs flèches en l'air, persuadés qu'elles sont plus meurtrières dans leur chute; mais, lorsqu'ils sont fort près, ils tirent en droite ligne. Les flèches sont quelquefois empoisonnées, et le premier remède qu'ils appliquent à leurs blessures, est leur propre urine. Ils ramassent les flèches qu'ils découvrent autour d'eux pour les employer contre ceux qui les ont tirées.
La succession au trône n'a point d'ordre établi; du moins n'en a-t-elle pas qui ne puisse être renversé par la volonté des grands, sans aucun égard pour le droit d'aînesse ou pour la légitimité de la naissance. Ils choisissent entre les fils du roi celui pour lequel ils ont conçu le plus de respect, ou qu'ils croient le plus capable de les gouverner. Quelquefois ils rejettent les enfans pour donner la couronne au frère ou au neveu.
Dans le couronnement du roi, l'usage est de faire une proclamation qui prouve le crédit des Portugais dans ces contrées; un héraut dit à haute voix: «Vous qui devez être roi, ne soyez ni voleur, ni avare, ni vindicadif; soyez l'ami des pauvres; faites des aumônes pour la rançon des prisonniers et des esclaves: assistez les malheureux; soyez charitable pour l'église: efforcez-vous d'entretenir la paix et la tranquillité dans ce royaume, et conservez avec une fidélité inviolable le traité d'alliance avec votre frère le roi de Portugal.»
Ensuite deux seigneurs se lèvent pour aller chercher le prince, comme s'il était confondu dans la foule. L'ayant bientôt trouvé, ils l'amènent, l'un par le bras droit, l'autre par le bras gauche. Ils le placent sur le fauteuil royal, lui mettent la couronne sur la tête, les bracelets d'or aux poignets, et sur le dos un manteau noir, qui sert depuis long-temps à cette cérémonie. Alors on lui présente un livre d'évangiles, soutenu par un prêtre en surplis; il y porte la main, et jure d'observer tout ce que le héraut a prononcé. Toute l'assemblée jette aussitôt un peu de sable et de terre sur lui, non-seulement comme un témoignage de la joie publique, mais encore pour l'avertir que sa qualité de roi n'empêchera pas qu'il ne soit réduit quelque jour en poudre. Il se rend ensuite au palais, accompagné de douze principaux nobles qui ont présidé à la fête.
Chaque province de Congo, quoique gouvernée par un des principaux seigneurs du royaume, sous le titre de mani, se divise en plusieurs petits cantons qui ont aussi leur mani particulier, mais d'un rang inférieur. Ainsi le mani ou le seigneur de Vamma, qui n'est qu'une division de province, n'est pas du même rang que le mani bamba, qui gouverne une province entière.
Le roi nomme dans chaque province un juge revêtu de son autorité pour la décision de toutes les causes civiles. Comme il n'y a point de lois écrites, les juges n'ont pour règle, dans l'exercice de leur juridiction, que leur caprice ou celui de l'usage; mais leurs sentences ne vont jamais plus loin que l'emprisonnement ou l'amende. Dans les matières importantes, les accusés appellent au roi, seul juge des causes criminelles; il porte sa sentence, mais il est rare qu'elle soit à mort. Les offenses des Nègres contre les Portugais sont jugées par les lois du Portugal; ordinairement le roi se contente de bannir le coupable dans quelque île déserte. S'ils ont le bonheur d'y vivre onze ou douze ans, il leur accorde un pardon formel, et ne fait pas même difficulté de les employer au service de l'état, comme des gens d'expérience qui ont eu le temps de s'endurcir à la fatigue.
Le véritable nom du pays d'Angole est Dongo. Les Portugais l'ont nommé Angola, du premier prince qui l'usurpa sur la couronne de Congo: il portait anciennement le nom d'Ambanda, et ses habitans se nomment encore Ambandos, comme ceux de Loango se nomment Bramas.
Le royaume d'Angole est borné au nord par celui de Congo, dont il est séparé par la rivière de Danda, que d'autres appellent Bengo; à l'est, par le royaume de Matamba; au sud, par Benguéla, et à l'ouest, par l'Océan: sa situation est entre 7 degrés 30 minutes, et 10 degrés 40 minutes de latitude sud.
Dans la province de Massingan ou de Massangano, les Portugais ont un fort près d'une petite rivière du même nom, entre les rivières de Koanza et de Sounda. La Koanza coule au sud, et la Sounda au nord; mais leurs eaux se mêlent à la distance d'une lieue, et c'est de cette jonction que la ville tire le nom de Massangano, qui signifie, dans la langue du pays, un mélange d'eau: elle n'était autrefois qu'un grand village ouvert; mais le soin que les Portugais ont pris d'y bâtir un grand nombre de belles maisons de pierre en a fait une ville considérable. Ce changement et l'érection du fort sont de l'année 1578, lorsque, avec le secours du roi de Congo, les Portugais pénétrèrent dans le royaume d'Angole. La ville est habitée aujourd'hui par quantité de familles portugaises, et par un grand nombre de mulâtres et de Nègres.
Le roi d'Angole fait sa résidence ordinaire un peu au-dessus de Massangano, dans l'intérieur d'une chaîne de montagnes d'environ sept lieues de tour, où la richesse des campagnes et des prairies lui fournit des provisions en abondance. On n'y peut pénétrer que par un seul passage; et ce prince l'a fortifié avec tant de soin, qu'il est à couvert des insultes de ses ennemis.
La province de Loanda tient le premier rang par sa grandeur et ses richesses. Sa capitale est la ville de Loanda, qu'on nomme aussi Saint-Paul de Loanda, pour la distinguer d'une île du même nom. C'est la capitale de toutes les possessions portugaises dans cette grande partie de l'Afrique et la résidence du gouverneur.
Saint-Paul de Loanda doit son origine aux Portugais en 1578, lorsque Paul Diaz de Novaës fut envoyé dans cette contrée pour en être le premier gouverneur. Elle est grande et remplie de beaux édifices, mais sans murs et sans fortifications, à la réserve de quelques petits forts élevés sur le rivage pour la sûreté du port. Les maisons des blancs sont de pierre et couvertes de tuiles. Celles des Nègres ne sont que de bois et de paille. L'évêque d'Angole et de Congo y fait sa résidence à la tête d'un chapitre de neuf ou dix chanoines.
La ville est habitée par trois mille blancs et par un nombre prodigieux de Nègres qui servent les blancs en qualité d'esclaves, ou de domestiques libres. Il est commun pour un Portugais de Loanda d'avoir cinquante esclaves à son service; les plus riches en ont deux ou trois cents, et quelques-uns jusqu'à trois mille; c'est en quoi consiste leur richesse, parce que tous ces Nègres, étant propres à quelque travail, s'occupent suivant leur profession, et qu'outre la dépense de leur entretien qu'ils épargnent à leur maître, ils lui apportent chaque jour le fruit de leur travail; mais, à l'exception de Massangano et de quelques autres places intérieures, les Portugais ne possèdent rien au delà des côtes.
Le nombre des mulâtres est fort grand: ils portent une haine mortelle aux Nègres, sans en excepter leur mère négresse, et toute leur ambition consiste à se mettre dans une certaine égalité avec les blancs; mais, loin d'obtenir cette grâce, ils n'ont pas même la liberté de paraître assis devant eux.
Les enfans que les Portugais ont de leurs Négresses passent également pour esclaves, à moins que le père ne se détermine à les déclarer légitimes. À la moindre faute, ces misérables victimes sont vendues et transportées sans aucun égard pour les lois de la religion et de la nature. Un Portugais avait deux filles, l'une veuve et l'autre à marier: dans la vue de procurer un meilleur établissement à la seconde, il dépouilla l'autre de tout ce qu'elle possédait. Celle-ci ne pouvant rien opposer à cette injustice, prit une autre résolution, qu'elle ne fit pas difficulté de déclarer à Mérolla: «Je ne veux pas déplaire à mon père, lui dit-elle; il est le maître de me traiter à son gré; mais après sa mort je vendrai ma sœur, parce qu'elle est née de mon esclave, et je me dédommagerai sans bruit du tort qu'il me fait.» Voilà les abominations que produit le commerce des esclaves.
L'usage des pères, à la naissance de chaque enfant, est de jeter les fondemens d'une nouvelle maison pour le loger après son mariage; les murs s'élèvent à mesure que l'enfant croit en âge. On n'a point d'autre chaux que la poudre des écailles d'huîtres calcinées au feu.
Les bornes du pays de Benguéla, que l'on nomme Bankella, sont, au nord, le royaume d'Angole, dont quelques-uns le regardent comme une partie; à l'est, le pays de Djoggi-Kasandj, duquel il est séparé par la rivière Kounéni; au sud, celui de Martaman, et la mer à l'ouest; sa situation est entre 10 degrés 30 minutes, et 16 degrés 15 minutes de latitude sud.
L'air est si dangereux dans le pays de Benguéla, et communique aux alimens des qualités si pernicieuses, que les étrangers qui en usent à leur arrivée n'évitent point la mort ou de fâcheuses maladies. On conseille ordinairement aux passagers de ne pas descendre à terre, ou du moins de ne pas boire de l'eau du pays, qu'on prendrait pour une lie épaisse. On reconnaît aisément combien l'air est dangereux pour les blancs; tous ceux qui habitent le pays ont l'air d'autant de morts sortis du tombeau; leur voix est faible et tremblante, et leur respiration entrecoupée, comme s'ils la retenaient entre les dents. Carli, qui fait d'eux cette peinture, se dispensa de résider dans un si triste lieu.
Du temps de Lopez et de Battel, les Européens, n'avaient qu'un établissement dans cette baie; mais dans la suite les Portugais y ont bâti du côté du nord une ville qu'ils ont nommée San-Phelipé, ou Saint-Philippe de Benguéla, et qu'ils appellent aussi le Neuf-Benguéla, pour la distinguer d'une ancienne ville du même nom, qui est située sur les bords de cette contrée du côté du nord, entre le port de Soto et la rivière de Dongo ou de Moréna. Carli, qui se trouvait dans le pays en 1666, dit que la ville de Benguéla est gardée par une garnison portugaise, avec un gouverneur de la même nation: il ajoute que le nombre des blancs qui l'habitent est d'environ deux cents, que celui des Nègres est très-grand, que les maisons ne sont bâties que de terre et de paille, que l'église et les forts ne sont pas mieux.
Mérolla parle avec horreur d'un usage établi dans un port de ce royaume où son vaisseau relâcha: les femmes, d'intelligence avec leurs maris, emploient tous les artifices de leur sexe pour attirer d'autres hommes dans leurs bras, et livrent leurs amans au mari, qui les emprisonne aussitôt pour les vendre à la première occasion, sans avoir aucun compte à rendre de cette violence.
Dans toutes les parties du royaume d'Angole, on distingue quatre ordres de Nègres qui composent la nation: le premier, qui est celui des nobles, se nomme mokata; on donne au second, dans la langue du pays, le titre d'enfant du domaine: il renferme tous les habitans libres, qui sont la plupart artisans ou laboureurs; le troisième ordre est celui d'une sorte d'esclaves qui appartient au domaine de chaque noble, et qui passe de même à l'héritier; enfin le quatrième est l'ordre des mokikas ou des esclaves ordinaires, qui s'acquiert par la guerre ou par le commerce.
En général, les habitans d'Angole et de Benguéla n'amassent point de richesses. Ils se contentent d'un peu de millet et de quelques bestiaux, de leur huile et de leur vin de palmier. Le principal commerce des Portugais et des autres Européens dans le royaume consiste en esclaves, qu'ils transportent à Porto-Rico, à Rio-de-la-Plata, à Saint-Domingue, à la Havanne, à Carthagène, et surtout au Brésil, pour le service des plantations et des mines. Autrefois les Espagnols transportaient annuellement plus de quinze mille esclaves dans leurs propres colonies, et l'on juge qu'aujourd'hui les Portugais n'en transportent pas moins. Leurs agens les achètent à cent cinquante et deux cent milles dans l'intérieur des terres. Lorsqu'ils arrivent sur la côte, ils sont ordinairement fort maigres et très-faibles, parce qu'ils sont mal nourris dans le voyage, et qu'on ne leur donne la nuit que le ciel pour toit et la terre pour lieu de repos. Mais, avant que de les embarquer, l'usage des Portugais de Loanda est de les bien traiter, dans une grande maison qui n'a point d'autre destination. Ils leur fournissent de l'huile de palmier pour se frotter le corps et se rafraîchir. S'il ne se trouve point de vaisseau prêt à les recevoir, ou s'ils ne sont point en assez grand nombre pour faire une cargaison complète, ils les emploient à la culture de leurs terres. Lorsqu'ils sont à bord, ils prennent soin de leur santé; ils sont pourvus de remèdes, surtout de citrons, pour les garantir du scorbut. Si quelqu'un d'entre eux tombe malade, ils ne manquent point de le loger à part et de lui faire observer un régime salutaire. Dans leurs vaisseaux de transport, ils leur donnent des nattes, qui sont changées régulièrement de douze en douze jours. L'avarice même peut donc quelquefois ramener à l'humanité.
Lopez raconte que de son temps le roi d'Angole et tous ses sujets n'avaient point encore d'autre religion que l'idolâtrie. Il ajoute que ce prince, ayant formé le dessein d'embrasser la foi chrétienne, à l'exemple du roi de Congo, lui fit demander, par un ambassadeur, des prêtres et des missionnaires; mais que le royaume de Congo n'en avait point assez pour s'en défaire en faveur de ses voisins. Depuis le même temps, l'état de la religion a reçu peu de changement dans le royaume d'Angole, excepté dans les villes de Loanda, de Massangano et quelques autres lieux immédiatement soumis aux Portugais. Loanda est un siége épiscopal, suffragant de celui de San-Salvador.
La langue du royaume d'Angole n'est pas plus différente de celle de Congo que le portugais ne l'est du castillan, ou le vénitien du calabrois, c'est-à-dire que la différence consiste principalement dans la prononciation; cependant elle est assez grande pour en faire comme une autre langue. Toutes ces régions n'ont point de caractères pour l'écriture.
Les rois d'Angole n'étaient anciennement que des gouverneurs ou des lieutenans du roi de Congo qui s'étaient emparés de l'autorité dans l'étendue de leur administration; ensuite ils usurpèrent le pouvoir absolu dans un pays qu'ils gouvernaient au nom d'autrui; et joignant diverses conquêtes au royaume d'Angole, ils devinrent aussi riches et presque aussi puissans que leur maître; cependant ils ont toujours conservé une ombre de dépendance sous le nom d'un tribut qu'ils ne paient qu'à leur gré.
Les rois d'Angole entretiennent, comme ceux de Congo, un grand nombre de paons: ce privilége est réservé à la famille royale. Leur vénération pour ces animaux va si loin, qu'un de leurs sujets qui aurait la hardiesse d'en prendre une seule plume n'éviterait pas la mort ou l'esclavage.
Les provinces d'Angole sont gouvernées, sous l'autorité du roi, par les principaux seigneurs de sa cour, et chaque canton par un chef inférieur qui porte le nom de sova.
On ne connaît dans le royaume d'Angole qu'une sorte de punition pour les crimes; c'est l'esclavage au profit du Sova.
Le roi de Portugal tire du royaume d'Angole un revenu considérable, soit du tribut annuel des sovas, soit des droits qu'il impose sur la vente des marchandises et des esclaves.
Les révolutions du royaume d'Angole n'ont point empêché qu'il ne soit demeuré fort puissant. Lopez observe que, depuis l'établissement du christianisme dans le royaume de Congo, le nombre des habitans y est beaucoup diminué; au lieu que l'ancien usage de la polygamie, qui subsiste toujours dans le royaume d'Angole, le rend plus peuplé qu'on ne peut se l'imaginer. Le même auteur ajoute que, suivant l'usage du pays, qui oblige tous les sujets de suivre le monarque à la guerre, il peut mettre en campagne un million d'hommes. Dapper confirme ce nombre; mais il ajoute que, dans une occasion pressante, le roi peut lever promptement cent mille volontaires: puissance redoutable, si la conduite et le courage y répondaient. On reconnut assez que ces deux qualités leur manquent, en 1584, lorsque cinq cents Portugais, assistés d'un petit nombre de Mosicongos, défirent une armée de douze cent mille Angoliens. L'année suivante, deux cents Portugais et dix mille Nègres en battirent six cent mille.
Quoique la foi chrétienne ait fait quelque progrès dans ces trois contrées, la plus grande partie des habitans observe encore l'ancienne religion, qui consiste dans le culte de Mokissos.
Tous les sovas chrétiens ont un chapelain dans leur benza ou village pour baptiser les enfans et célébrer les saints mystères. Mais entre ceux qui font profession du christianisme il s'en trouve un grand nombre qui demeurent attachés secrètement à l'idolâtrie.
Les gangas ou les prêtres nommés singhillis, c'est-à-dire dieux de la terre, ont un supérieur ou un souverain pontife qui porte le nom de ganga kitorna, et qui passe pour le premier dieu de cette espèce. C'est à lui qu'on attribue toutes les productions terrestres, telles que les fruits et les grains. On lui offre les premiers, comme un juste hommage; et lui-même se vante de n'être pas sujet à la mort. Pour confirmer les Nègres dans cette ridicule opinion, lorsqu'il se sent près de sa fin par la faiblesse de l'âge ou par la maladie, il appelle un de ses disciples pour lui communiquer le pouvoir qu'il a de produire les biens de la terre; ensuite il le fait étrangler publiquement avec une corde, ou tuer d'un coup de massue. Cette exécution se fait à la vue d'une nombreuse assemblée. Si l'office du grand pontife n'était pas rempli continuellement, les habitans sont persuadés que la terre deviendrait stérile, et que le genre humain toucherait bientôt à sa ruine. Les gangas inférieurs finissent ordinairement leur vie par une mort violente.
Comme tous les gangas prétendent à la divination, nos missionnaires leur ont donné le nom de sorciers, et les persécutent sans cesse dans tous les lieux où ils ont quelque pouvoir. D'un autre côté, les prêtres idolâtres portent une haine mortelle à ceux de l'église romaine, soit par le ressentiment des injures qu'ils reçoivent soit par zèle pour le rétablissement du paganisme.
CHAPITRE II.
Histoire naturelle de Congo, d'Angola et de Benguéla.
L'air de Congo, généralement parlant, est plus tempéré qu'on n'est porté à se l'imaginer. L'hiver y ressemble à l'automne de Rome. On n'y est jamais obligé d'augmenter l'épaisseur des habits ni de s'approcher du feu. Il n'y a point de différence pour le froid entre le sommet des montagnes et les plaines. On voit même des hivers ou la chaleur est plus vive qu'en été.
La différence des jours et des nuits n'est que d'un quart d'heure pendant toute l'année.
L'hiver commence au mois de mars, lorsque le soleil entre dans les signes du nord, et l'été au mois de septembre, lorsque le soleil passe dans les signes du sud. Il ne tombe jamais de pluie pendant l'été; mais elle dure sans interruption pendant les mois d'avril, mai, juin, juillet et août, qui composent l'hiver. Les beaux jours du moins y sont fort rares. On est surpris de la force des pluies et de la grosseur des gouttes. Lorsque les terres sont bien abreuvées, toutes les rivières s'enflent et répandent leurs eaux dans les pays voisins. Les premières pluies commencent ordinairement le 15 avril, et quelquefois plus tard. De là vient que ces nouvelles eaux du Nil, qui sont attendues avec tant d'impatience en Égypte, arrivent plus tôt ou plus tard.
Dans toutes ces contrées, les vents d'hiver soufflent depuis le nord jusqu'à l'ouest, et depuis le nord jusqu'au nord-est. Ils ont été nommés par les Portugais vents généraux; ce sont les mêmes que les Romains nommaient étésiens, et qui soufflent en été dans l'Italie. Ils poussent avec beaucoup de force les nues vers les grandes montagnes, où, se rassemblant et se trouvant pressées, elles se condensent beaucoup. À l'approche de la pluie, elles paraissent comme perchées au sommet de ces montagnes; et de là viennent les inondations du Nil, du Sénégal et des autres rivières, qui se déchargent dans les mers orientales et occidentales.
Pendant l'été du pays, qui est l'hiver de Rome, les vents soufflent depuis le sud jusqu'au sud-est. En nettoyant les parties méridionales du ciel, ils poussent la pluie vers les régions du nord. Leur effet le plus salutaire est de répandre la fraîcheur dans toutes ces contrées; sans quoi il serait impossible de résister à des chaleurs si excessives, que, pendant la nuit même, on est contraint de suspendre au-dessus de soi deux couvertures pour se garantir de l'embrasement de l'air. Les voyageurs remarquent aussi qu'il ne tombe jamais de neige à Congo et dans les pays voisins, et qu'on n'en aperçoit point au sommet des plus hautes montagnes, excepté vers le cap de Bonne-Espérance et sur quelques autres monts que les Portugais ont nommés Sierra-Névada ou Monts de neige. Mais on ne vante point cette propriété du pays comme un avantage; car un peu de neige ou de glace paraîtrait à Congo plus précieux que l'or.
On trouve, dit-on, dans le royaume de Congo des mines de divers métaux, sans en excepter l'or et l'argent; mais les habitans ont toujours refusé de les découvrir aux étrangers.
Le cuivre y est fort commun, surtout dans la province de Pemba, près de la ville du même nom. La teinte de jaune est si forte dans certaines roches, qu'on les a prises pour de l'or. Sogno n'en est pas moins rempli; et son cuivre étant encore meilleur que celui de Pemba, on en fabrique à Loanda les bracelets et les anneaux que les Portugais transportent à Callabar, à Kiodelkey, et dans d'autres lieux. Linschoten assure que Bamba a des mines d'argent et de quelques autres métaux. Il place à l'est de Sounda des mines de cristal et de fer. «Les dernières, dit-il, sont les plus estimées des Nègres, parce qu'ils font de ce métal des couteaux, des épées et d'autres armes.»
Les montagnes de Congo renferment en plusieurs endroits différentes sortes de très-belles pierres, dont on pourrait faire des colonnes, des chapiteaux et des bases d'une telle grandeur, que, si l'on eh croit Lopez, on y couperait facilement une église d'une seule pièce, et de la même pierre que l'obélisque romain de la Porta del Popolo. On y trouve des monts entiers de porphyre, de jaspe et de marbre de différentes couleurs, qui portent à Rome le nom de marbres de Numidie, d'Afrique et d'Éthiopie, dont on voit quelques piliers dans la chapelle du pape Grégoire. Les mêmes montagnes ont une pierre marquetée dans laquelle il se trouve de fort belles hyacinthes, c'est-à-dire que les raies ou les veines qui sont distribuées par tout le corps peuvent en être tirées comme les pépins d'une grenade, et tombant alors en petites pièces du plus parfait hyacinthe; mais on ferait de la masse entière des colonnes d'une beauté merveilleuse.
Enfin les montagnes de Congo renferment d'autres espèces de pierres rares qui paraissent imprégnées de cuivre et d'autres métaux. Elles prennent le plus beau poli du monde, et sont d'un usage admirable pour la sculpture.
Ce grand royaume produit régulièrement chaque année deux moissons. On commence à semer au mois de janvier pour recueillir au mois d'avril. La chaleur recommence au mois de septembre, et rend les terres propres à recevoir de nouvelles semences, qui offrent une moisson abondante au mois de décembre.
La, terre est noire et féconde comme les femmes qui la cultivent.
Dans le royaume d'Angole, le pain se fait de la racine, de manioc; les habitans la nomment mandioca.
On doit être accoutumé, par les relations précédentes, à lire sans étonnement que l'Afrique produit des arbres d'une hauteur et d'une grosseur si démesurées, qu'un seul fournit à la construction d'un grand nombre de maisons et de pirogues. Celui qui tient le premier rang est le figuier des Indes ou ensaka. Il s'en trouve plusieurs dans l'île de Loanda. Il a déjà été question de cet arbre. Il paraît en effet que, depuis le Sénégal jusqu'au Congo, le règne végétal présente une uniformité extraordinaire.
Toutes les parties du royaume de Congo produisent beaucoup d'arbres fruitiers. Dans la province de Pemba, le plus grand nombre des habitans se nourrit de fruits. Les citrons, les limons, les bananes, et surtout les oranges, y sont en abondance. Elles rendent beaucoup de jus, sans être aigres ni douces, et leur usage n'est jamais nuisible. Pour faire juger de la fertilité du pays, Lopez rapporte que pendant l'espace de quatre jours il vit croître assez haut un petit citronnier d'un pépin qu'il avait planté.
Le plus surprenant de tous les arbres de Congo est le mignamigna, qui produit du poison d'un côté, et l'antidote de l'autre. Si l'on est empoisonné par le bois ou par le fruit, les feuilles servent de contre-poison. Au contraire, si l'on a pris du poison par les feuilles, il faut avoir recours au bois ou au fruit: c'est encore une de ces fables si fréquentes chez les anciens voyageurs. On en va lire de plus absurdes.
Mérolla, après avoir observé que ces régions offrent une variété surprenante de toutes sortes d'oiseaux, fait une remarque singulière sur les moineaux. Ils sont de la même forme que ceux de l'Europe, aussi-bien que les tourterelles; mais, dans la saison des pluies, leur plumage devient rouge, et reprend ensuite sa première couleur. On voit arriver la même chose aux autres oiseaux.
Les oiseaux que les Nègres appellent dans leur langue oiseaux de musique sont un peu plus gros que les serins de Canarie. Quelques-uns sont tout-à-fait rouges, d'autres verts, avec les pieds et le bec noirs; d'autres sont blancs; d'autres gris ou noirs. Les derniers surtout ont le ramage charmant; on croirait qu'ils parlent dans leur chant. Les seigneurs du pays les tiennent renfermés dans des cages.
Mais de tous les habitans ailés de ce climat il n'y en a point dont Mérolla parle avec tant d'admiration que d'un petit oiseau décrit par Cavazzi. Sa forme est peu différente de celle du moineau; mais sa couleur est d'un bleu si foncé, qu'à la première vue il paraît tout-à-fait noir; son ramage commence à la pointe du jour, et fait entendre fort distinctement le nom de Jésus-Christ. «N'est-il pas surprenant, dit Mérolla, que cette exhortation naturelle n'ait pas la force d'amollir le cœur des habitans pour leur faire abandonner l'idolâtrie?»
Le père Caprani parle d'un oiseau merveilleux dont le chant consiste dans ces deux mots, va dritto, c'est-à-dire va droit. Un autre, dans les mêmes contrées, mais surtout dans le royaume de Matamba, chante continuellement vuiéki, vuiéki, qui signifie miel en langue du pays. Il voltige d'un arbre à l'autre pour découvrir ceux où les abeilles ont fait leur miel, et s'y arrête jusqu'à ce que les passans l'aient enlevé; ensuite il fait sa nourriture de ce qui reste. Mais, par un autre jeu de la nature, le même chant attire les lions, ou du moins, en suivant l'oiseau, le passant tombe quelquefois dans les griffes d'un lion, et trouve, dit Mérolla, la mort au lieu de miel. Dapper parle d'un autre oiseau qui se trouve dans le royaume de Loango. Les Nègres sont persuadés que son chant annonce l'approche de quelque bête féroce.
Il y a peu d'animaux dans le royaume de Congo qui ne lui soient communs avec le royaume d'Angola. Tels sont les éléphans, les rhinocéros, les panthères, les léopards, les lions, les buffles, les loups, les chacals, les hyènes, les grands chats sauvages, les civettes, les sangliers et les caméléons.
Il se trouve des éléphans dans toutes les parties du royaume de Congo. Les habitans du pays prétendent que cet animal vit cent cinquante ans, et ne cesse pas de croître jusqu'au milieu de cet âge. Lopez prit plaisir à en peser plusieurs dents, dont chacune était d'environ deux cents livres.
La peau des éléphans de Congo est d'une dureté incroyable; elle a quatre pouces d'épaisseur.
Les éléphans ont à la queue une sorte de poil ou de soie de l'épaisseur d'un jonc et d'un noir fort brillant. La force et la beauté de ce poil augmentent avec l'âge de l'animal. Un seul se vend quelquefois deux ou trois esclaves, parce que les seigneurs et les femmes sont passionnés pour cet ornements. Tous les efforts d'un homme avec les deux mains ne peuvent le briser. Quantité de Nègres se hasardent à couper la queue de l'éléphant, dans la seule vue de se procurer ces poils. Ils le surprennent quelquefois tandis qu'il monte par quelque passage étroit dans lequel il ne peut se tourner ni se venger avec sa trompe. D'autres, beaucoup plus hardis, prennent le temps où ils le voient paître, lui coupent la queue d'un seul coup, et se garantissent de sa fureur par des mouvemens circulaires que la pesanteur de l'animal et la difficulté qu'il trouve à se tourner ne lui permettent pas de faire avec la même vitesse; cependant, comme on l'a déjà dit, il court plus vite en droite ligne que le cheval le plus léger, parce que ses pas sont beaucoup plus grands.
L'éléphant est d'un naturel fort doux et peu inquiet pour sa sûreté, parce qu'il se repose sur sa force. S'il ne craint rien, il ne cherche pas non plus à nuire. Ils s'approche des maisons sans y causer aucun désordre; il ne fait aucune attention aux hommes qu'il rencontre. Quelquefois il enlève un Nègre avec sa trompe et le tient suspendu pendant quelques momens; mais c'est pour le remettre tranquillement à terre. Il aime les rivières et les lacs, surtout vers le temps de midi, pour se désaltérer ou se rafraîchir: il se met dans l'eau jusqu'au ventre, et se lave le reste du corps avec l'eau qu'il prend dans sa trompe. Lopez est persuadé que c'est la multitude des étangs et des pâturages qui attire un si grand nombre d'éléphans dans le royaume de Congo. Il se souvient, dit-il, d'en avoir vu plus de cent dans une seule troupe, entre Cazanze et Loanda; car ils aiment à marcher en compagnie, et les jeunes surtout vont toujours à la suite des vieux.
Avant l'arrivée des Portugais, les Nègres de Congo ne faisaient aucun cas des dents d'éléphans. Ils en conservaient un grand nombre depuis plusieurs siècles, mais sans les mettre au rang de leurs marchandises de commerce. De là vient que les vaisseaux de l'Europe en apportèrent une si prodigieuse quantité de Congo et d'Angole jusqu'au milieu du dernier siècle. Mais ils épuisèrent enfin le pays, et les habitans sont obligés aujourd'hui d'avoir recours aux autres contrées pour en fournir au commerce de l'Europe.
Les peuples de Bamba n'ont jamais eu l'art d'apprivoiser les éléphans; mais ils entendent fort bien la manière de les prendre en vie. Leur méthode est d'ouvrir, dans les lieux que ces animaux fréquentent, de larges fossés qui vont en se rétrécissant vers le fond; ils les couvrent de branches d'arbres et de gazon qui cachent le piége. Lopez vit sur les bords de la Koanza un jeune éléphant qui était tombé dans une de ces tranchées. Les vieux, après avoir employé inutilement toute leur force et leur adresse pour le tirer du précipice, remplirent la fosse de terre, comme s'ils eussent mieux aimé le tuer et l'ensevelir que de l'abandonner aux chasseurs. Ils exécutèrent cette opération à la vue d'un grand nombre de Nègres, qui s'efforcèrent en vain de les chasser par le bruit, par la vue de leurs armes, et par des feux qu'ils leur jetaient pour les effrayer.
Dapper observe que l'éléphant, après avoir été blessé, emploie toutes sortes de moyens pour tuer son ennemi; mais que, s'il obtient cette vengeance, il ne fait aucune insulte à son corps: au contraire, son premier soin est de creuser la terre de ses dents pour lui faire un tombeau, dans lequel il l'étend avec beaucoup d'adresse, ensuite il le couvre de terre et de feuillage.
On trouve dans le royaume de Congo quantité de ces grands singes qu'on nomme orangs-outangs aux Indes orientales, et qui tiennent comme le milieu entre l'espèce humaine et les babouins. Nous en avons déjà parlé sous le nom de barris. Au Congo, l'on nomme les plus grands pongo, et les autres jockos: leur retraite est dans les bois. Ils dorment sur les arbres, et s'y font une espèce de toit qui les met à couvert de la pluie. Leurs alimens sont des fruits ou des noix sauvages; jamais ils ne mangent de chair. L'usage des Nègres qui traversent les forêts est d'y allumer des feux pendant la nuit. Ils remarquent que le matin, à leur départ, les pongos prennent leur place autour du feu, et ne se retirent point qu'il ne soit éteint; car, avec beaucoup d'adresse, ils n'ont point assez de sens pour l'entretenir en y apportant du bois.
Ils marchent quelquefois en troupes, et tuent les Nègres qui traversent les forêts. Ils fondent même sur les éléphans qui viennent paître dans les lieux qu'ils habitent, et les incommodent si fort à coups de poings ou de bâtons, qu'ils les forcent à prendre la fuite en poussant des cris. On ne prend jamais de pongos adultes, parce qu'ils sont si robustes, que dix hommes ne suffiraient pas pour les arrêter. Mais les Nègres en prennent quantité de jeunes, après avoir tué la mère, au corps de laquelle ils s'attachent fortement. Lorsqu'un de ces animaux meurt, les autres couvrent son corps d'un amas de branches et de feuillages. Purchass ajoute, en forme de note, que, dans les conversations qu'il avait eues avec Battel, il avait appris de lui-même qu'un pongo lui enleva un petit Nègre, qui passa un mois entier dans la société de ces animaux; car ils ne font, dit-il, aucun mal aux hommes qu'ils surprennent. Mais comment accorder cette observation de Purchass avec ce qu'on vient de dire d'après d'autres voyageurs, que les pongos attaquent les Nègres dans les forêts? Ne faut-il pas en conclure que ces circonstances varient selon les lieux que les observateurs ont visités? Au reste, il y a beaucoup d'apparence que le pongo est le satyre des anciens.
On trouve dans ces contrées les énormes serpens dont on a vu plus haut la description. Les Nègres les appellent, dans leur langue, le grand serpent d'eau, ou la grande hydre. Cette redoutable espèce de serpent, dit Lopez, change de peau dans la saison ordinaire, et quelquefois après s'être monstrueusement rassasiée. Ceux qui la trouvent ne manquent pas de la montrer en spectacle. Lorsqu'il arrive aux Nègres de mettre le feu à quelque bois épais, ils y trouvent quantité de ces serpens tout rôtis, dont ils font un admirable festin. Ce serpent paraît être le même qui porte, suivant Dapper, le nom d'embamba dans le royaume d'Angole et celui de minia, dans le pays de Quodjas.
Le serpent le plus remarquable que Mérolla ait vu, se nomme capra. La nature a mis son poison dans son écume, qu'il crache ou qu'il lance de fort loin dans les yeux d'un passant. Elle cause des douleurs si vives, que, s'il ne se trouve pas bientôt quelque femme pour les apaiser avec son lait, l'aveuglement est inévitable. Ces serpens entrent dans les maisons, et montent aux arbres la nuit comme le jour.
Lopez décrit une autre espèce de serpent qui a, vers l'extrémité de sa queue, une petite tumeur de laquelle il sort un bruit éclatant comme celui d'une sonnette; il ne peut se remuer sans se faire entendre, comme si la nature avait pris soin d'avertir les passans du danger.
Le même auteur ajoute qu'il se trouve dans le royaume de Congo des vipères si venimeuses que dans l'espace de vingt-quatre heures elles causent la mort; mais que les Nègres connaissent des simples dont l'application est un remède assuré lorsqu'elle est assez prompte. Il dit encore que ce pays produit d'autres créatures de la grosseur du bélier, avec des ailes; elles ont une longue queue et une gueule fort allongée, armée de plusieurs rangées de dents: elles se nourrissent de chair crue. L'auteur ne leur donne que deux jambes. Leur couleur est bleue et verte, et leur peau paraît couverte d'écaillés. Les païens nègres leur rendent une sorte de culte: on en voyait un assez grand nombre à Congo du temps de Lopez, parce qu'étant fort rares dans les provinces, les principaux seigneurs prennent beaucoup de soin pour les conserver; ils souffrent que le peuple leur rende des adorations, en faveur des présens et des offrandes dont elles sont accompagnées. Lopez a évidemment été la dupe des seigneurs du Congo, s'il a pu ajouter foi à un récit d'une absurdité si choquante.
Les caméléons du pays font leur demeure dans les rochers et sur les arbres: ils ont la tête pointue et la queue en forme de scie.
Les rivières de Congo et d'Angole abondent en poissons de différentes espèces. Celle de Zaïre en produit un fort remarquable, qui se nomme ambizagoulo (porc), parce qu'il n'est pas moins gras que cet animal, et qu'il fournit du lard. La nature lui a donné deux espèces de mains, et lui a formé le dos comme un bouclier: sa chair est fort bonne, mais elle n'a pas le goût de poisson; sa gueule ressemble à celle du bœuf; il se nourrit de l'herbe qui croît sur les bords de la rivière, sans jamais monter sur la rive. Quelques-uns de ces poissons pèsent jusqu'à cinq cents livres; à cette description, l'on reconnaît le lamantin.
Pendant le séjour que Carli fit à Colombo, des pêcheurs prirent un grand poisson, de forme ronde comme une roue de carrosse. Il a deux dents au milieu du corps, et plusieurs trous par lesquels il voit, il entend, il mange; sa gueule, qui est une de ces ouvertures, n'a pas moins d'un empan de long: sa chair est délicieuse, et ressemble au veau pour la blancheur.
Lopez rapporte que le Zaïre nourrit des crocodiles. Mérolla, au contraire, assure formellement qu'il ne s'y en trouvé point; mais on convient qu'il s'en trouve un grand nombre dans les autres rivières du même pays. Battel, pour nous donner une idée de la grandeur et de l'avidité de ces monstres, rapporte que, dans le royaume de Loango, un crocodile dévora une allibamba entière, c'est-à-dire une troupe de huit ou neuf esclaves, liés de la même chaîne; mais le fer, qu'il ne put digérer, lui causa la mort, et fut trouvé ensuite dans ses entrailles. Le même auteur ajoute qu'il a vu des crocodiles guetter leur proie, la saisir, et traîner dans la rivière des hommes, des chevaux et d'autres animaux. Un soldat qui avait été saisi avec cette violence tira son coup, et frappa si heureusement le crocodile au ventre, qu'il le tua sur-le-champ.
En finissant la description du royaume de Congo, il ne sera point inutile de jeter un coup d'œil sur les nations voisines, particulièrement sur celles des Anzikos et des Diaggas, qui environnent fort loin le royaume à l'est, et qui se sont rendues redoutables par leurs fréquentes invasions.
Les Anzikos sont d'une extrême agilité. Ils courent sur les montagnes comme autant de chèvres. On ne vante pas moins leur courage, leur douceur, leur droiture et leur bonne foi. Il n'y a point de Nègres pour lesquels les Portugais aient tant de confiance. Cependant ils sont d'un caractère si sauvage et si grossier, qu'il n'y a point de conversation à former avec eux. Le commerce les attire au Congo: ils amènent des esclaves de leur propre nation, et apportent des dents d'éléphans ou des étoffes de la Nubie, dont ils sont voisins. En échange, ils emportent du sel et des zimbis ou grains de verre, qui leur servent de monnaie, outre une autre espèce de grandes coquilles qui viennent de l'île de San-Thomé, et qui servent à leur parure. Ils reçoivent aussi des soies, des toiles, de la verroterie, et d'autres marchandises apportées du Portugal.
Ils ont l'usage de la circoncision; et, dès l'enfance, ils se marquent et se cicatrisent le visage avec la pointe d'un couteau.
La chair humaine se vend dans leurs marchés comme celle de bœuf dans nos boucheries de l'Europe, car ils mangent tous les esclaves qu'ils prennent à la guerre. Ils tuent même leurs propres esclaves, lorsqu'ils les jugent assez gras; ou, s'ils trouvent cette voie moins avantageuse, ils les vendent pour la boucherie publique. Lorsqu'ils sont fatigués de la vie, ou quelquefois pour montrer seulement le mépris qu'ils en font, ils s'offrent avec leurs esclaves pour être dévorés par leurs princes. On trouve d'autres nations qui se nourrissent de la chair des étrangers; mais on ne connaît que les Anzikos qui se mangent les uns les autres, sans excepter leurs propres parens.
Matamba est habité par les Diaggas. Il a du côté de l'est et du sud, les pays de Diaggas et de Kassandj: cette région s'étend du nord-est au sud-ouest, le long de Matamba et de Benguéla, l'espace d'environ neuf cents milles.
Les Diaggas sont répandus dans une grande partie de l'Afrique, depuis les confins de l'Abyssinie au nord, jusqu'au pays des Hottentots au sud; car, outre les pays qu'on a déjà nommés, ils possèdent une partie considérable du Monémudji. Delisle les place au nord de cet empire; Lopez leur fait habiter les bords de cette vaste contrée, le long des deux rives du Nil, depuis sa source, qu'il place dans des lacs qui sont à l'est de Congo, jusqu'à l'empire du Prêtejean, par lequel il entend l'Abyssinie.
Leur figure est fort noire et fort difforme; ils ont le corps grand et l'air audacieux; leur usage est de se tracer des lignes sur les joues avec un fer chaud; ils s'accoutument aussi à ne montrer que le blanc des yeux, en baissant la paupière; ce qui achève de les rendre très-horribles.
Ils sont tout-à-fait nus, et tout respire la barbarie dans leurs manières. On ne leur connaît point de rois: ils vivent dans les forêts, errans comme les Arabes; leur férocité les porte à ravager le pays de leurs voisins, et, dans leurs attaques, ils poussent des cris affreux, pour commencer par inspirer la terreur. Si l'on en croit Lopez, leurs plus redoutables adversaires sont les Amazones, race de femmes guerrières, qu'il place dans le Monomotapa; ils se rencontrent sur les frontières de cet empire, et se font des guerres presque continuelles.
Ils ne trouvent de satisfaction que dans les pays où les palmiers croissent abondamment, parce qu'ils sont passionnés pour le vin et le fruit de cet arbre. Le fruit est pour eux d'un double usage; ils le mangent et l'emploient à faire de l'huile. Leur méthode pour tirer le vin est différente de celle des Imbondas, qui ont l'art de grimper sur un arbre sans y toucher avec les mains, et qui remplissent leurs flacons au sommet. Les Diaggas abattent l'arbre par la racine, et le laissent couché pendant dix ou douze jours avant d'en faire sortir le vin; ensuite ils y creusent deux trous carrés, l'un au sommet, l'autre au milieu, de chacun desquels ils tirent du matin au soir une quarte de liqueur: chaque arbre fournit ainsi, pendant vingt-six jours, deux quartes de vin, après quoi il se flétrit et sèche entièrement. Dans tous les lieux où ils font quelque séjour, ils coupent assez d'arbres pour se fournir de vin pendant un mois. À la fin de ce terme, ils en abattent le même nombre; ainsi en peu de temps ils ruinent le pays.
Ils ne s'arrêtent dans un lien qu'aussi long-temps qu'ils y trouvent des provisions. Au temps de la moisson, ils s'établissent dans le canton le plus fertile qu'ils peuvent découvrir, pour recueillir les grains d'autrui et faire main-basse sur les bestiaux, car ils ne plantent et ne sèment jamais; ils n'entretiennent point de troupeaux, et leur subsistance est toujours le fruit de leurs rapines. Lorsqu'ils entrent dans quelque pays où ils se croient menacés d'une vigoureuse résistance, leur usage est de se retrancher pendant un ou deux mois; ils ne cessent point de harceler les habitans, et de les tenir dans des alarmes continuelles. S'ils sont attaqués, ils se tiennent sur la défensive, et laissent deux ou trois jours à l'ennemi pour épuiser sa fureur. Ensuite leur général met, pendant la nuit, une partie de ses troupes en embuscade, à quelque distance du camp; et si l'attaque est renouvelée le lendemain, l'ennemi, pressé furieusement de deux côtés, se défend mal contre l'artifice et la force; ils ne pensent plus alors qu'à ravager le pays.
Leurs femmes sont fécondes; mais, dans leurs marches, les Diaggas ne souffrent pas qu'elles multiplient, et leurs enfans sont ensevelis au moment qu'ils voient le jour. Ainsi ces guerriers errans meurent ordinairement sans postérité; ils apportent pour raison de leur conduite qu'ils ne veulent pas être troublés par le soin d'élever des enfans, ni retardés dans leurs marches; mais s'ils prennent quelques villes, ils conservent les garçons et les filles de douze à treize ans, comme s'ils étaient nés d'eux, tandis qu'ils tuent les pères et les mères pour les manger. Ils traînent cette jeunesse dans leurs courses, après leur avoir mis un collier, qui est la marque de leur malheur, et que les garçons doivent porter jusqu'à ce qu'ils aient prouvé leur courage en offrant la tête d'un ennemi au général. Cette marque de leur infamie disparaît alors. Le jeune homme est déclaré gonso, c'est-à-dire soldat. Bien n'a tant de force que cette espérance pour échauffer leur courage. En général, ce peuple semble être un composé de la grossièreté des anciens peuples nomades et de la férocité des flibustiers.
CHAPITRE III.
Cap de Bonne-Espérance. Hottentots.
Il y a peu de lieux dans le monde dont on trouve aussi souvent la description dans les relations des voyageurs que celle du cap de Bonne-Espérance, parce que les vaisseaux, n'ayant point d'autre route pour se rendre aux Indes orientales, y touchent fort souvent au passage.
Le cap de Bonne-Espérance, comme on l'a dit dans le premier livre de cet ouvrage, fut découvert pour la première fois, en 1493 sous le règne de Jean II, par Barthélemi Diaz, amiral portugais.
Dans la suite, il ne paraît pas que le cap ait été visité par les Européens jusqu'à l'année 1600, où les vaisseaux de la compagnie hollandaise des Indes orientales, qui était alors dans son enfance, commencèrent à s'y arrêter dans le cours de leurs voyages. Cependant cette compagnie, qui s'est distinguée depuis avec tant de gloire par son génie pour le commerce et la navigation, ne conçut pas tout d'un coup les avantages qu'elle pouvait tirer d'un établissement au cap de Bonne-Espérance. Ses vaisseaux, à la vérité, continuèrent d'y relâcher en allant aux Indes, ou à leur retour; mais elle ne pensa point à s'y établir avant les représentations et les instances de Van-Rikbeck, chirurgien d'une flotte qui s'y était arrêtée en 1650, comme on le rapportera dans le cours de cet article.
Il n'est pas aisé de fixer au juste les dimensions du pays qui est habité par les Hottentots. Ses limites sont très-incertaines au nord et au nord-est. Environné de trois côtés par la mer, il peut être regardé comme occupant la partie méridionale de l'Afrique depuis le tropique du capricorne jusqu'au 35e. degré de latitude sud.
Un peu au sud de la baie de Sainte-Hélène sur la côte occidentale, est celle de Saldagna, célèbre dans les relations de tous les voyageurs. Vingt lieues au sud de Saldagna, on arrive à la baie de la Table, qui est séparée de la baie False, au sud, par un isthme sablonneux, large de neuf mille toises. Le cap de Bonne-Espérance forme la pointe occidentale de la baie False, et le cap Falso la pointe orientale. La côte se prolonge ensuite en ligne courbe jusqu'au cap des Aiguilles, qui est la pointe la plus méridionale de l'Afrique.
Kolbe, voyageur allemand qui a donné en 1719 une description du cap de Bonne-Espérance, réduit les nations des Hottentots contenues dans cette partie de l'Afrique au nombre de dix-sept, dont il rapporte les noms: les Gunghemans, les Kokhaquas, les Sussaquas, les Odiquas, les Khirigriquas, les grands Namaquas et les petits, les Khorogauquas, les Kopmares, les Hessaquas, les Souquas, les Dunquas, les Damaquas, les Gauros ou les Gauriquas, les Houteniquas, les Khamtovères et les Heykoms. Le temps a sans doute apporté de grands changemens dans cette nomenclature.
Toutes les nations des Hottentots sont dans l'usage de passer avec leurs huttes et leurs troupeaux d'un endroit de leur territoire à l'autre, pour la commodité des pâturages. L'herbe y croît fort haute et fort épaisse; mais, lorsqu'elle commence à vieillir, ils la brûlent jusqu'à la racine, et changent de canton pour y revenir dans un autre temps, qui n'est jamais fort éloigné, car les cendres engraissent beaucoup la terre, et les pluies ne manquent pas pour la rafraîchir. L'usage de brûler les herbes est établi de même entre les Hollandais du cap. Ils creusent un fossé autour de l'espace qu'ils veulent brûler, pour arrêter la communication des flammes.
Les Khirigriquas habitent les bords de la baie de Sainte-Hélène. C'est une nation nombreuse, distinguée particulièrement par la force du corps et par une adresse extraordinaire à lancer la zagaie. La belle rivière de l'Éléphant, qui tire son nom de la multitude de ces animaux qu'on voit sur ses bords, traverse le territoire des Khirigriquas. Il est rempli de montagnes dont le sommet est couvert de beaux pâturages, comme elles le sont presque toutes dans le pays des Hottentots. Les terres l'emportent beaucoup pour la bonté sur celles des Sussaquas et des Odiquas. Les vallées sont ornées d'une grande variété de fleurs d'une beauté et d'une odeur extraordinaires; mais elles servent de retraite à quantité de serpens, entre lesquels on trouve le céras ou le serpent cornu. On y voit aussi des cailloux de différentes formes et de diverses couleurs.
Les Namaquas sont divisés en deux nations: l'une des grands, et l'autre des petits Namaquas; ceux-ci habitent la côte; les grands occupent le pays voisin du côté de l'est. Ces deux peuples diffèrent entre eux dans leur gouvernement et dans leurs usages; mais ils se ressemblent par la force, le valeur et la prudence; ils sont également respectés de tous les autres Hottentots. Kolbe les représente comme les nègres les plus sensés qu'il ait vus dans cette région. Ils parlent peu; leurs réponses sont courtes et réfléchies. Ils peuvent mettre en campagne une armée de vingt mille hommes. Le territoire des deux nations est rempli de montagnes où l'herbe ne peut pénétrer au travers du sable et des pierres qui les couvrent. Les vallées ne sont pas plus fertiles. Il n'y a dans tout le pays qu'un petit bois et une fontaine. La rivière de l'Éléphant qui le traverse est la seule ressource des habitans pour se procurer de l'eau. Les lieux qu'elle arrose sont la retraite d'une infinité de bêtes farouches, surtout d'une sorte de daims mouchetés qui sont propres à ces cantons. Ils sont moins gros que ceux de l'Europe, mais d'une légèreté qui surpasse l'imagination. Leurs taches sont jaunes et blanches. On ne les voit jamais qu'en troupeaux, et quelquefois jusqu'au nombre de mille.
Près la fontaine des Namaquas, on trouve un rocher taillé en forme de donjon ou de forteresse. On le nomme château de Méro, du nom d'un capitaine du pays qui se fit un amusement de lui donner cette forme. Mais Kolbe doute qu'un Hottentot puisse avoir été capable d'une entreprise qui demandait autant d'industrie que de travail, surtout dans deux logemens qu'il trouva fort bien imaginés, et qui peuvent contenir un assez grand nombre d'hommes. En un mot, c'est l'ouvrage le plus précieux qui se trouve dans tout le pays des Hottentots.
Dapper dit que la nation des Namaquas est fort nombreuse, et leur donne une taille gigantesque. Les hommes portent une plaque d'ivoire devant leurs parties naturelles, et un cercle de la même matière aux bras, avec quantité d'anneaux de cuivre. Chacun a sa petite selle de bois garnie de cordes qui lui servent à la porter continuellement pour s'asseoir dans toutes sortes de lieux.
Les Houteniquas sont bordés par les Khamtovères ou les Hamtovers, qui possèdent un territoire fort beau et fort uni. Ses prairies et ses bois qui produisent les plus beaux arbres de toute la région des Hottentots, l'abondance de son gibier et de toutes sortes de bêtes sauvages, enfin la multitude de ses rivières, où l'on trouve diverses espèces de poissons d'eau douce, et quelquefois de mer, entre lesquelles on voit souvent paraître le lamantin, en font un séjour également riche et agréable. Kolbe apprit par de bonnes informations, que plusieurs Européens, en traversant les bois, y avaient trouvé des cerisiers et des abricotiers chargés de fruits, sans avoir rencontré un éléphant ni un buffle, quoique ces deux espèces d'animaux soient fort communs dans tous les autres pays des Hottentots; mais il y a beaucoup d'apparence que les habitans les tuent lorsqu'ils paraissent, ou les chassent de leurs limites. Une troupe de marchands hollandais, qui étaient venus chercher des bestiaux dans cette province, se laissèrent un jour engager dans un bois où les habitans fondirent sur eux avec leurs zagaies et leurs flèches. Ils crurent leur perte inévitable. Cependant, ayant eu le bonheur de se rallier avant d'avoir reçu la moindre blessure, ils firent une décharge qui refroidit l'emportement de leurs ennemis, et qui les força de prendre la fuite. Le jour suivant ces hostilités se terminèrent par un traité d'amitié. Un capitaine des Khamtovères, qui savait quelques mots de hollandais, se remit entre leurs mains avec ce discours. «Nous nous sommes crus supérieurs à toute autre nation par les armes, mais nous reconnaissons que les Hollandais nous ont vaincus, et nous nous soumettons à eux comme à nos maîtres.»
Les Heykoms suivent les Khamtovères au nord-est. Ils habitent un pays fort montagneux, et qui n'a de fertile que ses vallées. Cependant il nourrit un assez grand nombre de bestiaux qui se trouvent fort bien de l'eau saumâtre des rivières et des roseaux qui croissent sur leurs bords. On y voit aussi beaucoup de gibier, et toutes les espèces de bêtes sauvages qui se trouvent autour du Cap; mais la rareté de l'eau douce rend la vie fort dure aux habitans, et les expose à de fâcheuses extrémités. Un officier de la garnison du Cap étant venu les inviter au commerce et leur proposer un traité d'alliance avec les Hollandais, ils acceptèrent ses offres; mais pour première faveur ils lui demandèrent un tambour, avec un chaudron et une poêle de fer qu'ils avaient observés dans son équipage. Ces trois présens leur devinrent fort précieux. Quelque temps après, un parti de flibustiers, accoutumés à piller les Hottentots sous de belles apparences de commerce, leur enlevèrent ces instrumens chéris et quantité de bestiaux. Ils n'ont jamais perdu le soutenir de cette injure. Un Européen qui visite leur pays est sûr de leur entendre rappeler leur infortune, et déplorer la perte de leur tambour, de leur chaudron et de leur poêle.
Au delà des Heykoms on trouve la Tierra de Natal, qui est habitée par les Cafres, nation dont la figure et les mœurs n'ont aucune ressemblance avec celle des Hottentots.
On a remarqué plus haut que les Hollandais ne commencèrent à s'établir au Cap qu'en 1650. Van-Rikbeck, chirurgien hollandais, revenant des Indes orientales, avait observé que le pays était naturellement riche et susceptible de culture, les habitans d'un caractère traitable, et le port sûr et commode. Il exposa ses observations devant les directeurs de la compagnie, qui firent équiper aussitôt trois vaisseaux pour une si belle entreprise, sous la conduite du même chirurgien, après l'avoir nommé gouverneur de ce nouvel établissement. En arrivant au Cap, Van-Rikbeck fit un traité avec les habitans, par lequel ils cédaient aux Hollandais la possession de leur pays pour la somme de quinze mille florins en diverses sortes de marchandises. C'est la première fois que les Européens, abordant sur des côtes lointaines, ont pu se persuader qu'un pays appartenait à ses habitans. Van-Rikbeck commença aussitôt à s'y fortifier par la construction d'un fort carré. Il forma dans l'intérieur du pays, à deux lieues de la côte, un jardin qu'il enrichit des semences de l'Europe. La compagnie hollandaise, pour encourager cette colonie naissante, offrit à tous ceux qui voudraient s'y établir soixante acres de terre par tête, avec droit de propriété et d'héritage, pourvu que, dans l'espace de trois ans, ils se missent en état de pouvoir subsister sans secours et contribuer à l'entretien de la garnison. Elle leur accordait aussi, à l'expiration de ce terme, la liberté de disposer de leurs fonds, s'ils n'étaient pas satisfaits de leur marché ou de la qualité du climat.
Des avantages de cette nature attirèrent au Cap un grand nombre d'aventuriers. Ceux qui manquaient de bestiaux, de grains et d'ustensiles, en reçurent à crédit par les avances de la compagnie. On les pourvut aussi de femmes, qui furent tirées des maisons de charité et des communautés d'orphelines. Ces secours firent multiplier si promptement les fondateurs de la colonie, que dans l'espace de peu d'années ils commencèrent à former de nouvelles habitations au long de la côte.
Le pays que les Hollandais possèdent au Cap comprend toute la côte, depuis la baie de Saldagna, autour de la pointe méridionale de l'Afrique, jusqu'à la baie de Nossel à l'est, et s'étend fort loin dans l'intérieur du pays. La compagnie, dans la vue de s'étendre à mesure que le nombre des habitans pourra croître, a jugé à propos d'acheter aussi, pour la somme de trente mille florins en marchandises, toute la terre de Natal, qui est située entre la terre de Nossel et Mozambique. Une augmentation si considérable a rendu le gouvernement du Cap fort important. L'ancienne possession de la Hollande, sans y comprendre la Tierra de Natal, est divisée en quatre districts: 1o. celui du Cap, où sont les grands forts et la principale ville; 2o. celui de Stellenbosch et de Drakenstein; 3o. celui de Zwellendam; 4o. celui de Graaf-Reynet.
Les montagnes les plus remarquables du district du Cap sont celles de la Table (Tafelberg), du Lion (Leeuwenberg), du Diable (Duivelsberg), et du Tigre. Elles environnent la vallée du même nom où la ville du Cap est située. La plus haute des trois est celle de la Table, que les Portugais nomment Tavao de Cabo. Du centre de la vallée elle regarde le sud, en s'étendant un peu au sud-ouest. Elle a près de six cents toises de hauteur. À quelque distance, le sommet paraît uni comme une table: mais, si l'on y monte, on le trouve inégal et fort raboteux. Quoique fort escarpée, on y monte assez aisément par une grande fente qui est vers le milieu de la montagne. Le pied, jusqu'au tiers à peu près de sa hauteur, est une terre pierreuse couverte de plantes et d'arbrisseaux; le reste n'est qu'un amas de pierres placées par tas exactement horizontaux jusqu'au sommet. La vallée offre de belles maisons de campagne, des vignobles et des jardins dont les principaux appartiennent à la compagnie. L'un se nomme le Jardin du Bois rond, d'un beau bois de ce nom, près duquel les gouverneurs ont une fort jolie maison de plaisance; l'autre, Newland, ou terre nouvelle, parce qu'il est nouvellement planté. Ces deux jardins sont arrosés par quantité de sources qui viennent de la montagne, et rapportent un revenu considérable à la compagnie.
Pendant la saison sèche, depuis le mois de septembre jusqu'au mois de mars, et souvent dans le cours des autres mois, on voit pendre au sommet de cette montagne et de celle du Diable une nuée blanche, qu'on regarde comme la cause des terribles vents sud-est qui se font sentir au Cap. Lorsque les matelots aperçoivent cette nuée, ils disent, comme en proverbe, la table est couverte, ou la nappe est sur la table. Aussitôt ils se mettent à l'ouvrage pour se garantir de la tempête.
La montagne du Lion, qui n'est séparée de la Table que par une petite descente, regarde l'ouest et le centre de la vallée, en s'étendant au nord; elle est baignée par l'Océan. Quelques-uns prétendent qu'elle a tiré son nom de la multitude des lions auxquels elle servait autrefois de retraite. D'autres le tirent de sa forme, qui représente du côté de la mer un lion couché, et la tête levée, comme s'il guettait sa proie; la tête et les pieds de devant regardent le sud-ouest, et le derrière est tourné à l'est. Dans l'intervalle qui est entre cette montagne et celle de la Table on a bâti une cabane où deux hommes font la garde pour donner avis à la forteresse du Cap de l'approche des vaisseaux. Du sommet de la montagne du Lion, qui est si escarpée qu'on est obligé de faire une partie du chemin avec des échelles de corde, on peut découvrir en mer le plus petit bâtiment à douze lieues de distance. Aussitôt que l'un des deux gardes aperçoit un vaisseau, de ce poste il avertit l'autre par le mouvement d'un bâton, et celui-ci donne le même avis à la forteresse, en tirant une petite pièce de canon et déployant le pavillon de la compagnie. S'il paraît plus d'un vaisseau, il tire pour chacun, et présente autant de fois le pavillon. Le bruit de la pièce va jusqu'au fort lorsque le vent est favorable; et pour peu que le temps soit clair, le pavillon n'est pas vu moins aisément. D'un autre côté, on donne les mêmes signaux de l'île de Robben à la vue du moindre vaisseau, de quelque nation qu'il puisse être. Cette île est située à l'entrée du port, à trois lieues de la ville du Cap.
La montagne du Diable, nommée aussi montagne du Vent, n'est séparée de celle du Lion que par un ravin. Elle doit vraisemblablement ses deux noms aux vents du sud-est, qui sont annoncés par la nuée blanche dont on vient de parler. Ces terribles vents sortent de cette nuée comme de l'ouverture d'un sac, avec une si furieuse violence, qu'ils renversent les maisons, et causent mille dommages aux vaisseaux qui sont dans le port, sans épargner davantage les fruits et les moissons. La montagne est moins haute et moins large que celles de la Table et du Lion, mais elle s'étend jusqu'au bord de la mer. Elles forment ensemble un demi-cercle, qui renferme la vallée de la Table.
Les montagnes du Tigre, qui tirent ce nom de la variété de leurs couleurs et de leur ressemblance avec la peau du tigre, sont fort basses. La plus éloignée du Cap en est à quatre lieues à l'est de la baie de la Table. Elles passent pour les plus fertiles de cet établissement. On y compte vingt-deux belles métairies, toutes bien bâties. Elles sont cultivées dans toute leur étendue. Un habitant doit avoir plus de mille brebis et deux ou trois cents gros bestiaux pour être regardé comme un homme aisé, et Kolbe en vit un grand nombre qui en avaient quatre ou cinq fois davantage.
Le district du Cap est arrosé par quelques rivières également agréables et commodes. On a nommé la principale rivière de Sel (Zoutrivier), parce que les eaux de son embouchure se sentent du voisinage de la mer; mais, plus loin de la côte, elle est fraîche, claire et saine. Après avoir tiré sa source du sommet de la montagne de la Table, elle vient se perdre dans la baie du même nom. Dans son cours elle reçoit plusieurs ruisseaux: elle arrose un grand nombre de belles terres, de champs à blé, de jardins, de vignobles, et particulièrement le beau jardin de la compagnie.
Derrière la baie de la Table, on trouve quantité de belles sources, qui arrosent abondamment les terres voisines.
La ville du Cap s'étend depuis la mer jusqu'à la vallée. Elle est grande et régulière, divisée en plusieurs rues spacieuses, et composée de deux cents maisons, avec des cours et des jardins. Ses édifices sont de brique; mais la plupart d'un seul étage, par précaution contre les vents d'est, qui les incommodent beaucoup, toutes basses qu'elles sont; et, par la même raison, les toits sont de chaume. L'église, qui est bâtie de pierre, est simple, mais belle, blanchie au dehors, «t couverte aussi de chaume. Vis-à-vis est l'hôpital, grand bâtiment régulier, qui peut recevoir plusieurs centaines de malades.
La forteresse, où le gouverneur fait sa résidence, est un édifice majestueux, fort et de grande étendue, fourni de toutes sortes de commodités pour la garnison. Elle commande non-seulement la baie, mais encore tout le pays circonvoisin. Les officiers de la compagnie y ont leur logement, et l'on y entretient constamment une garnison considérable.
Près de la montagne du Buisson s'élève une belle maison de campagne nommée Constantia, que le gouverneur Vanderstel fit bâtir sous le nom de sa femme, quoiqu'il n'eût pu lui inspirer assez de complaisance pour l'accompagner en Afrique. C'est de ce nom de Constantia que vient celui du vin de Constance, que l'on donne souvent aux vins du Cap.
Le district du Cap est le plus petit, mais le plus peuplé de la colonie. Il se compose de deux parties: l'une est l'isthme sur lequel la ville repose, l'autre est cette bande de terre qui s'étend à l'est et au nord. L'isthme produit le raisin en abondance, une petite quantité de vin excellent, tous les fruits de l'Europe et plusieurs du tropique, des légumes de toute espèce, et de l'orge. L'autre partie donne du froment, de l'orge, des légumes et du vin.
La plus grande partie du district de Stellenbosch et de Drakenstein comprend des montagnes pelées, des collines sablonneuses, des plateaux arides; mais le reste renferme les plus précieuses portions de la colonie, tant par la fertilité du sol que par la douceur du climat.
La Hollande hottentote est la partie la plus méridionale de ce district, et sans contredit la plus fertile et la plus agréable.
Le quartier de Stellenbosch n'a pas moins de fertilité et d'agrément que la Hollande hottentote. Il est comme environné de montagnes qui portent son nom, qui sont beaucoup plus hautes que toutes celles des cantons voisins.
Le quartier de Drakenstein formait autrefois un district dont on rapporte la fondation à l'année 1675, sous le gouvernement de Simon Vanderstel. Les états-généraux ayant recommandé les protestans français réfugiés en Hollande aux soins et à la protection de la compagnie des Indes, elle en fit transporter un grand nombre au Cap et dans ses autres colonies. Celle du Cap étant déjà bien fournie d'habitans, Vanderstel accorda des terres aux réfugiés dans le canton de Drakenstein: cependant ils ne furent pas les premiers qui s'y établirent. Certains artisans et d'autres ouvriers, la plupart d'extraction allemande, qui avaient rempli leur temps au service de la compagnie, y avaient déjà formé diverses plantations.
Une partie de Drakenstein est extrêmement fertile, quoique montagneuse et remplie de pierres. L'air y est serein et favorable à la santé, l'eau bonne et abondante. Les habitations sont arrosées par des ruisseaux qui, descendant des montagnes, viennent se rendre à une rivière qui coule dans le milieu de la vallée située au milieu de la colonie.
Au sud-est de cette grande vallée il en est une autre plus petite enfermée entre de hautes montagnes: on l'appelle fransche Hoek (le Coin français), parce que c'est là que les réfugiés français se sont établis; c'est un des plus beaux districts de toute la colonie du Cap. Il l'emporte sur tous les autres par la fertilité du terroir et l'activité des habitans. Les Français y ont apporté la vigne.
Le district de Zwellendam est à l'est des précédens; il y a quelques terres propres à la culture et aux pâturages, mais beaucoup de plateaux arides. Les bêtes à laine y réussissent mal et y sont peu nombreuses. On y voit de grandes forêts.
L'extrémité la plus orientale de la colonie est occupée par le district de Graaf-Reynet. Il est sujet aux incursions des Bosjesmans et des Cafres. Les habitans sont des espèces de nomades. Ces colons pasteurs préfèrent une indolence complète et une nourriture animale à un léger travail, au pain et aux végétaux salutaires que ce travail leur procurerait. Il est vrai que, dans quelques parties, les campagnes sont quelquefois dévastées par les sauterelles.
Les Hottentots, habitans originaires du pays, ont eu souvent des guerres avec les colons hollandais. Dapper nous apprend qu'en 1659 les Capmans disputaient aux Hollandais la propriété de quelques terres voisines du Cap, et s'efforcèrent de les en chasser. Ils alléguaient en leur faveur une possession immémoriale. Pendant cette querelle, ils tuèrent quantité de Hollandais; ils enlevèrent leurs bestiaux avec une attention continuelle à choisir pour le combat un temps de pluie et de brouillard, parce qu'ils avaient remarqué que les armes à feu étaient alors moins redoutables. Ils avaient pour chefs Garingha et Nomoa, tous deux braves et expérimentés. Les Hollandais donnaient au second le nom de Doman. Il avait passe cinq ou six ans à Batavia; et, depuis son retour au Cap, il avait vécu long-temps parmi eux, vêtu à la manière de l'Europe. Mais, ayant rejoint les Hottentots de sa nation, il leur avait découvert les intentions des Hollandais, et leur avait appris à se servir de leurs armes, et sous ces deux guides ils n'entreprirent presque rien sans succès.
La guerre durait depuis trois mois, lorsqu'un jour au matin, dans le cours du mois d'août, cinq Hottentots, conduits par Doman, sortirent pour exercer leurs pillages. Ils commencèrent par enlever quelques bestiaux; mais, se voyant poursuivis par cinq cavaliers hollandais, ils firent face avec beaucoup de fermeté, et blessèrent trois de leurs ennemis; enfin les Hollandais en tuèrent deux et blessèrent mortellement le troisième. Doman et le seul compagnon qui lui restait sautèrent dans la rivière pour s'échapper à la nage.
Celui qui demeurait blessé avait eu la gorge percée d'un coup de balle et une jambe cassée, sans compter une profonde blessure à la tête. Il fut transporté au fort: on lui demanda quels étaient les motifs de sa nation pour déclarer la guerre aux Hollandais et pour employer contre eux le fer et le feu. Quoiqu'il ressentît de vives douleurs, il fit lui-même diverses questions en forme de réponse: «Pourquoi, dit-il aux Hollandais, avez-vous semé et planté nos terres? pourquoi les employez-vous à nourrir vos troupeaux, et nous ôtez-vous ainsi notre propre nourriture?» Il ajouta que sa nation faisait la guerre pour tirer vengeance des injures qu'elle avait reçues; qu'elle ne pouvait voir sans indignation, non-seulement qu'il ne lui fût pas permis d'approcher des pâturages dont elle avait été si long-temps en possession, après y avoir reçu les Hollandais par un simple mouvement de complaisance, mais que son pays fût usurpé et partagé entre les ravisseurs, sans qu'ils se crussent obligés à la moindre reconnaissance. Qu'auraient fait les Hollandais, s'ils eussent été traités de même? Il en concluait que le soin qu'ils apportaient à se fortifier n'avait pour but que de réduire par degrés les Hottentots à l'esclavage. On lui répliqua que sa nation, ayant perdu son pays par la guerre, ne devait rien espérer ni de la paix ni des hostilités pour s'y rétablir. C'est alléguer clairement le droit du plus fort; et, d'après ce raisonnement, toutes les questions faites aux Hottentots étaient fort déplacées.
Ce nègre se nommait Epkamma. Il mourut le sixième jour. Dans ses derniers discours, il dit aux Hollandais qu'il n'était qu'un Hottentot du commun, mais qu'il leur conseillait de s'adresser à Gogasoa, chef de sa nation, et de l'inviter à venir au fort pour traiter avec lui, et faire rendre à chacun, autant qu'il était possible, ce qui lui appartenait, comme le seul moyen de prévenir quantité de nouveaux désastres. Ce conseil parut si sage, que le commandant hollandais députa deux ou trois de ses gens au prince Gogasoa, et lui fit proposer de venir traiter de la paix dans te fort; mais cette démarche fut inutile. La guerre continua avec fureur; malgré toutes les précautions des Hollandais, leurs bestiaux furent enlevés presqu'à la vue du fort, avec tant de promptitude et d'audace, qu'ils ne trouvèrent aucun moyen d'y remédier. La haine s'exerça ainsi pendant près d'une année; mais cette querelle fut enfin terminée par un heureux événement. Un Hottentot de quelque distinction, nommé Herry par les Hollandais, et Kamsemoga par ses compatriotes, ayant été banni pour quelque crime dans l'île de Cohey, se mit dans un mauvais canot, après avoir passé trois mois au lieu de son exil; et, suivi d'un seul de ses compagnons, il regagna le continent. Le gouverneur hollandais, qui apprit l'évasion de ces deux hommes, les fit chercher aussitôt par quelques-uns de ses gens. Leur canot fut trouvé à trente milles du fort; mais les Hollandais ne rapportèrent point d'autre éclaircissement. Au mois de février 1660, on fut surpris de voir entrer volontairement dans le fort Herry, accompagné de Kerry, et de quantité d'autres Hottentots sans armes. Ils amenaient avec eux treize bestiaux gras qu'ils prièrent les Hollandais de recevoir comme un témoignage d'amitié, en leur demandant que l'ancienne correspondance fût rétablie. Le commandant du fort accepta ce présent; et, la confiance commençant à renaître, on convint que les Hollandais auraient la liberté de cultiver les terres aux environs du fort, dans l'espace de trois heures de marche, mais à condition qu'ils ne s'étendraient pas plus loin. Pour ratifier cette convention, les Hottentots furent traités dans le fort avec du pain, du tabac et de l'eau-de-vie.
Peu de temps après, Gogasoa, général des Gorinhaiquas ou des Capmans, vint au fort avec Kerry, et confirma ce traité.
En 1614, le capitaine Dowton, Anglais, mit à terre au Cap un Hottentot nommé Kori, qui avait été mené en Angleterre l'année d'auparavant avec un Nègre qui était mort dans le voyage. Cet Africain avait été bien traité par le chevalier Thomas Smith, gouverneur de la compagnie des Indes orientales; mais toutes ses caresses, et des armes de cuivre dont on lui avait fait présent ne l'avaient point empêché de soupirer continuellement dans l'impatience de revoir sa patrie. La compagnie ayant consenti à le renvoyer, il ne fut pas plus tôt descendu au rivage qu'il jeta ses habits pour rentrer dans sa condition naturelle. Cependant la reconnaissance le rendit toujours fort officieux pour les vaisseaux anglais qui abordèrent au Cap.
Hottentot paraît être l'ancien nom de tous ces peuples, car ils n'en connaissent point d'autre. Leur origine est fort obscure et fort incertaine. Ils racontent que leurs premiers pères sont entrés dans leur pays par une porte ou par une fenêtre; que le nom de l'homme était Noh, et celui de la femme Hinhnoh; qu'ils furent envoyés par Tikquoa, c'est-à-dire par Dieu même, et qu'ils communiquèrent à leurs enfans l'art de nourrir des bestiaux, avec quantité d'autres connaissances. Ces prétendues connaissances sont donc bien diminuées.
Les enfans des Hottentots apportent au monde une couleur d'olive luisante, qui se ternit dans la suite par l'habitude qu'ils ont de se graisser, mais qui ne laisse pas de s'apercevoir, avec quelque soin qu'ils la déguisent. La plus grande partie des hommes ont cinq ou six pieds de hauteur; les deux sexes sont bien proportionnés dans leur taille. Ils ressemblent aux nègres par la grandeur des yeux, la platitude du nez et l'épaisseur des lèvres, avec cette différence, qu'on emploie l'art pour leur aplatir le nez dans leur enfance. Leur chevelure est semblable à celle des Nègres, c'est-à-dire courte et laineuse. Les hommes ont les pieds gros et larges. Les femmes les ont petits et délicats. Elles ont (selon quelques voyageurs) au-dessus des parties naturelles une excroissance calleuse, qui sert comme de voile pour les couvrir. L'usage de se couper les ongles, soit des pieds, soit des mains, n'est connu ni de l'un ni de l'autre sexe. On voit peu de Hottentots tortus ou difformes: ils sont robustes, agiles et d'une légèreté surprenante. Un cavalier bien monté suit à peine le pas d'un Hottentot. C'est par cette raison que les gouverneurs hollandais du Cap entretiennent constamment une troupe de cavalerie pour les occasions où la nécessité oblige de les poursuivre. Ils sont tous chasseurs, et d'une habileté si singulière dans l'usage de leurs zagaies, de leurs flèches et de leurs kirris ou de leurs bâtons de rakkoum, qu'avec leurs zagaies ils parent un coup de flèche et de pierre.
Le vice favori des Hottentots est la paresse. Cette passion domine également leur corps et leur esprit. Le raisonnement est pour eux un travail, et le travail leur paraît le plus grand de tous les maux. Quoiqu'ils aient sans cesse devant les yeux le plaisir et l'avantage qu'on tire de l'industrie, il n'y a que l'extrême nécessité qui puisse les réduire au travail. La contrainte ne leur cause pas moins d'horreur, c'est-à-dire que, si la nécessité les force de travailler, ils sont dociles, soumis et fidèles; mais, lorsqu'ils croient avoir assez fait pour satisfaire à leurs besoins présens, ils deviennent sourds à toutes sortes de prières et d'instances, et rien n'a la force de leur faire surmonter leur indolence naturelle. Un autre vice des Hottentots est l'ivrognerie. Qu'on leur donne de l'eau-de-vie et du tabac, ils boiront jusqu'à ne pouvoir se soutenir, ils fumeront jusqu'à ce qu'ils ne puissent plus voir, ils hurleront jusqu'à ce qu'ils aient perdu la voix. Les femmes ne sont pas moins livrées que les hommes à cet excès d'intempérance; mais elles sont plus long-temps à s'enivrer, et, dans les vapeurs de l'ivresse, elles poussent la folie jusqu'au transport. Cette passion désordonnée pour les liqueurs n'empêche pas qu'on ne puisse en confier à leur garde, car elles n'y toucheront jamais sans une permission formelle; exemple de fidélité qu'on ne trouvera guère dans tout autre pays. D'ailleurs l'ivrognerie n'est point accompagnée, chez les Hottentots, d'une foule d'autres vices qui en sont inséparables en Europe, tels que l'immodestie et l'incontinence. Ses plus fâcheux excès sont leurs querelles, qui finissent quelquefois par des coups.
On leur reproche avec raison un usage qui blesse la nature, et qui semble appartenir particulièrement à leur nation. Après la cérémonie qui constitue les Hottentots dans la qualité d'homme, ils peuvent sans scandale maltraiter et battre leurs mères: c'est un honneur pour eux de ne pas les ménager; et loin de s'en plaindre, les femmes approuvent elles-mêmes cette insolence. Si l'on entreprend de faire sentir aux anciens l'absurdité d'une si odieuse pratique, ils croient résoudre la difficulté en répondant que c'est l'usage des Hottentots.
La coutume d'immoler leurs enfans et leurs vieillards doit paraître encore plus barbare; mais elle n'est pas plus propre aux Hottentots qu'à d'autres nations de l'Afrique et de l'Asie. Sur la première de ces deux barbaries qui déshonore aussi la Chine et le Japon, les Hottentots n'assignent que l'usage pour leur justification; mais s'il est question de leurs vieillards, ils prétendent que c'est un acte d'humanité, et qu'à cet âge il vaut bien mieux sortir des misères de la vie par la main de ses amis et de ses parens que de mourir de faim dans une hutte ou de devenir la proie des bêtes féroces.
Au reste, leurs vertus paraissent surpasser leurs vices: ce sont la bienveillance, l'amitié et l'hospitalité. Les Hottentots ne respirent que la bonté et l'envie de s'obliger mutuellement; ils en cherchent continuellement l'occasion. Quelqu'un implore-t-il leur assistance, ils courent le soulager. Leur demande-t-on leur avis, ils le donnent sincèrement. Voient-ils quelqu'un dans le besoin, ils se retranchent tout pour le secourir. Un plaisir des plus sensibles pour les Hottentots est celui de donner.
À l'égard de l'hospitalité, ils étendent cette vertu jusqu'aux Européens étrangers. En voyageant autour du Cap, on est sûr d'un accueil ouvert et caressant dans tous les villages où l'on se présente; enfin la bonté des Hottentots, leur intégrité, leur amour pour la justice et leur chasteté, sont des vertus que peu de nations possèdent au même degré. On en voit beaucoup qui refusent d'embrasser le christianisme, par la seule raison qu'ils voient régner parmi les chrétiens l'avarice, l'envie, l'injustice et la luxure.
Le langage des Hottentots est dur et peu articulé: un seul mot signifie plusieurs choses, et leur prononciation est accompagnée de tant de vibrations, de tours et d'inflexions de langue, qu'elle ne paraît qu'un bégaiement aux oreilles des étrangers. Pour exprimer les espèces particulières d'oiseaux, ils joignent une épithète au mot kourkour, qui signifie, dans leur langue, oiseau en général. Ainsi, pour désigner un oiseau de rivière, ils disent kamma kourkour. Kolbe juge qu'il est fort difficile, et peut-être impossible pour un étranger d'apprendre jamais leur langue; et par la même raison, quoiqu'ils apprennent facilement le français et le hollandais, ils le prononcent si mal, qu'ils ne parviennent jamais à se faire bien entendre.
| VOCABULAIRE HOTTENTOT. | |
| Hottentot. | Français. |
| Khanna, | Mouton. |
| Dukatore, | Canard. |
| Kgou, | Oie. |
| Kamma, | Eau et liqueur. |
| Bunqvaa ou ay, | Arbre. |
| Quayha, | Âne. |
| Knomm, | Entendre. |
| Nouou, | Oreilles. |
| Kockan, | Oiseau nommé norhan. |
| Quaqua, | Faisan. |
| Kirri, | Bâton. |
| Tkaka, | Baleine. |
| Nombba, | La barbe. |
| Herri, | Bêtes en général. |
| Kaa, | Boire. |
| Knabou, | Fusil de chasse. |
| Duriè-sa ou Bubaa, | Bœuf. |
| Quara-ho, | Taureau sauvage. |
| Heka-kao, | Bœuf de charge. |
| Oua ou ounequa, | Les bras. |
| Oun-vi, | Beurre. |
| Ouien-kha, | Tomber. |
| Houreo, | Chien marin. |
| Lighani, | Chien. |
| Bihgua, | La tête. |
| Kouquequa, | Capitaine. |
| T-kamma, | Cerf. |
| Quao, | Le cou. |
| Kouquil, | Pigeon. |
| Quan, | Le cœur. |
| Athùri, | Demain. |
| Kgoyes, | Daim. |
| Kou, | Dent. |
| Tikquoa, | Dieu. |
| Gounia-Tikquoa, | Dieu des dieux. |
| Kham-ouna, | Le diable. |
| K'omma, | Maison. |
| Koaa, | Chat. |
| Konkuri, | Fer. |
| Koo, | Fils. |
| Kummo, | Ruisseau. |
| Konkekerey, | Poule. |
| Tika, | Herbe. |
| Koetsire, | Mot scandaleux. |
| Thoukou, | Nuit obscure. |
| Tkoumo, | Riz. |
| Koamqua, | La bouche. |
| Khou, | Paon. |
| Gona, | Garçon. |
| Gots, | Fille. |
| Tha-Avoklou, | Poudre à tirer. |
| Khoa-kamma, | Singe, babouin. |
| Kuanebou ou Theuhouou, | Étoile. |
| Kan-kamma, | La terre. |
| Mu, | Œil. |
| Tguassouou ou Hqvussonc, | Tigre. |
| Thouou ou Haaklouou, | Vache marine. |
| Tkaa, | Vallée. |
| Khomma, | Le ventre. |
| Toya, | Le vent. |
| Toka, | Loup. |
| Goudi, | Mouton. |
| NOMBRES DES HOTTENTOTS. | |
| Hottentot. | Français. |
| Okui, | Un. |
| K'ham, | Deux. |
| K'hounna, | Trois. |
| Hakka, | Quatre. |
| Koò, | Cinq. |
| Nauni, | Six. |
| Honko, | Sept. |
| Khissi, | Huit. |
| K'hessi, | Neuf. |
| Ghissi, | Dix. |
Les nombres des Hottentots se réduisent à dix; lorsqu'ils les ont finis, ils reviennent à l'unité, et recommencent à compter dix. Après avoir compté dix fois dix, ils prononcent deux fois le mot dix, qui signifie cent quand il est ainsi redoublé; ils continuent de même jusqu'à dix fois dix-dix, c'est-à-dire mille; et recommencent trois fois le même mot, c'est-à-dire dix-dix-dix: ensuite quatre fois, cinq fois, etc.
L'habillement des Hottentots est singulier: les hommes se couvrent le corps d'une mante ouverte ou fermée, suivant la saison. Les mantes qu'ils appellent krosses, sont faites, pour les riches, de peaux de panthère ou de chat sauvage; celles du peuple ne sont que de peaux de mouton, dont le côté laineux se tourne en dehors pendant l'été; elles leur servent de matelas pendant la nuit, et de drap mortuaire dans leur sépulture.
Pendant les chaleurs, tous les Hottentots vont tête nue, ou du moins sans autre couverture que leur enduit de suif et de graisse; ils en chargent tous les jours leur chevelure, sans prendre jamais soin de les nettoyer, ce qui forme une croûte ou un bonnet de mortier noir; ils prétendent que ce mastic leur rafraîchit la tête. En hiver ils portent une calotte de peau de chat sauvage ou de mouton, soutenue par deux cordons, dont l'un fait deux fois le tour de la tête et vient se lier avec l'autre sous le menton; ils se servent aussi de ces calottes dans les temps de pluies.
Les Hottentots ont toujours le visage et le cou nus; ils suspendent à leur cou un petit sac qui contient leur couteau, s'ils sont assez riches pour s'en procurer un, leur pipe, leur tabac et le daka, petit bâton brûlé par les deux bouts, qu'ils portent comme un préservatif contre les sortiléges. Ces petits sacs, ou ces bourses, sont composés souvent des vieux gants de peau qu'ils obtiennent des Européens.
Comme leurs krosses sont le plus souvent ouverts, on leur voit l'estomac et le ventre nus jusqu'aux parties naturelles, qu'ils couvrent ordinairement d'une peau de chat dont le poil est extérieur; ils ont les jambes nues, excepté lorsqu'ils gardent leurs bestiaux, car ils les couvrent alors d'une espèce de bas ou botte de cuir. S'ils ont une rivière à passer, ils portent des espèces de sandales de cuir de bœuf ou d'éléphant, taillées d'une seule pièce, et liées avec des courroies.
Dans leurs voyages, les Hottentots portent deux verges de fer ou de bois, qu'ils nomment kirris ou rakkoum. La longueur du kirri est d'environ trois pieds, et son épaisseur d'un pouce: il est sans pointe par les deux bouts; c'est leur arme défensive; mais le rakkoum est pointu d'un côté, et peut passer pour une sorte de dard, qu'ils lancent avec une adresse admirable; jamais ils ne manquent le but: c'est l'arme qu'ils emploient à la chasse.
La différence de l'habillement pour les femmes consiste dans l'habitude de porter des bonnets qui s'élèvent spiralement en pointe sur le haut de la tête, au lieu que ceux des hommes sont contigus à la peau, comme une véritable calotte. Les femmes portent aussi deux krosses, ou deux mantes, qui ne sont jamais fermées par-devant; de sorte qu'elles n'ont la peau cachée que par un sac de cuir, qu'elles ne quittent ni dans l'intérieur de leur maison ni dehors, et qui leur sert à renfermer leurs alimens, leur daka, leur tabac et leur pipe: elles se couvrent les parties naturelles d'une espèce de tablier nommé koutkros, qui est toujours de peau de mouton, sans laine, et beaucoup plus grand que le koutkros des hommes, mais lié de la même manière; elles en ont un plus petit qui leur couvre le derrière.
Les Hottentots sont passionnés pour les ornemens de tête. Ils ont pris un goût fort vif pour les boulons de cuivre et pour les petites plaques de même métal, qui n'ont pas cessé jusqu'à présent d'être fort à la mode au Cap. Un petit fragment de glace de miroir est si précieux dans leur nation, que les diamans ne sont pas plus estimés en Europe. Les pendans d'oreilles et les colliers de verre ou de cuivre sont des distinctions qui n'appartiennent qu'aux personnes du premier rang, mais leur méthode est de les porter suspendus à leur chevelure; ils donnent volontiers leurs bestiaux en échange pour toutes les bagatelles de cette espèce.
Il ne faut pas oublier le principal article, celui dont les hommes, les femmes et les enfans sont également idolâtres: c'est l'usage de se graisser le corps avec du beurre ou de la graisse de mouton mêlée avec la suie de leurs chaudrons; ils renouvellent cette onction autant de fois qu'elle se sèche au soleil. Comme le peuple n'a pas toujours du beurre frais ou de la graisse nouvelle, on sent de fort loin un Hottentot à son approche; mais les personnes riches sont plus délicates, et n'emploient que le meilleur beurre. Il n'y a point de partie du corps qui soit exceptée; ceux qui sont assez riches pour ne pas manquer de graisse en frottent jusqu'à leurs krosses ou leurs mantes de peau. Les différences de cette graisse sont la principale distinction entre les riches et les pauvres. D'un autre côté, ils ont la graisse de poisson en horreur, et non-seulement ils n'en mangent point, mais ils ne peuvent en souffrir sur leur corps.
Kolbe est persuadé que leur unique but a toujours été de se défendre contre les ardeurs excessives du soleil, qui, sans ce secours, aurait bientôt épuisé leurs forces dans un climat si chaud.
La répétition fréquente de leur onction semble confirmer l'opinion de Kolbe, et montre en même temps combien l'instinct des nations les plus sauvages est habile à leur indiquer les moyens de se défendre contre leur climat.
Les Hottentots se nourrissent de la chair et des entrailles de leurs bestiaux et de quelques animaux sauvages, avec des racines et des fruits de différentes espèces. Les hommes, qui ne se contentent point des fruits, des racines et du lait que les femmes leur préparent, ont pour ressource la chasse ou la pêche; ils chassent toujours en troupes nombreuses. Les entrailles des animaux sauvages ou de leurs bestiaux sont pour eux un mets exquis: ils les font bouillir ordinairement dans le sang des mêmes animaux, en y mêlant du lait, et quelquefois ils les mangent grillés; mais, avec l'une ou l'autre préparation, ils les avalent à demi crus, ou plutôt ils les dévorent avec une avidité extrême. Les femmes sont chargées de la cuisine, excepté dans le temps de leurs infirmités périodiques, pendant lequel temps l'usage des hommes est de vivre chez leurs voisins ou de préparer eux-mêmes leurs alimens; ils les font cuire à l'eau comme en Europe. Les heures de leurs repas ne sont jamais réglées; ils suivent leur caprice ou leur appétit, sans aucune distinction de la nuit ou du jour. Dans le beau temps, ils mangent en plein air. Pendant le vent ou la pluie, ils se tiennent renfermés dans leurs huttes. D'anciennes traditions les obligent à s'abstenir de certains mets, tels que la chair de porc et celle des poissons sans écailles, qui sont également défendues aux deux sexes. Les lièvres et les lapins sont défendus aux hommes et permis aux femmes; le pur sang des animaux et la chair de taupe sont permis aux hommes et défendus aux femmes.
La malpropreté des Hottentots les expose à toutes sortes de vermine, surtout aux poux, qui sont d'une grosseur extraordinaire; mais s'ils en sont mangés, ils les mangent aussi; et lorsqu'on leur demande comment ils peuvent s'accommoder d'un mets si détestable, ils allèguent la loi du talion, et prétendent qu'il n'y a point de honte à dévorer des animaux qui les dévorent eux-mêmes. Ils ne paraissent point embarrassés lorsqu'on les surprend à la chasse des poux avec des tas de cette vermine autour d'eux.
Les Européens du Cap se servent aux champs d'une espèce de soulier de cuir cru, dont le poil est tourné en dehors. Aussitôt qu'ils les quittent, on voit les Hottentots les ramasser avec précipitation. Ils les conservent dans leurs huttes pour les jours de pluie. Si leurs provisions viennent alors à manquer, ils se contentent d'en ôter le poil, et de les faire un peu tremper dans l'eau, puis ils les rôtissent au feu pour les manger.
Quoique les Hottentots ne mangent jamais de sel entre eux, et qu'ils n'aient l'usage d'aucune sorte d'épice pour assaisonner leurs mets, ils aiment beaucoup les assaisonnemens de l'Europe, et mangent avidement toutes les viandes de haut goût, quoiqu'ils aient peine ensuite à se désaltérer. Kolbe observe que ceux qui s'accoutument à nos alimens ne vivent pas si long-temps et ne jouissent pas d'une si bonne santé que le reste de leurs compatriotes.