← Retour

Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 4)

16px
100%

CHAPITRE III.

Île de Ceylan.

Des îles Maldives, en remontant vers le nord et au delà du cap Comorin, on trouve l'île de Ceylan, située entre le 6e. et le 10e. degré de latitude nord. Les Portugais ont possédé autrefois une partie de ces côtes, d'où ils faisaient des incursions jusqu'à la capitale, qu'ils brûlèrent plus d'une fois, sans épargner le palais du roi ni les temples. Ils s'y étaient rendus si formidables, qu'ils avaient forcé le roi de leur payer un tribut annuel de trois éléphans, et d'acheter la paix à d'autres conditions humiliantes. Ce prince eut enfin recours aux Hollandais de Batavia qui, ayant joint leurs armes aux siennes, battirent les Portugais, et les chassèrent de tous les lieux où ils s'étaient fortifiés; mais ce fut pour s'établir à leur place. Ils refusèrent après la guerre, surtout après s'être rendus maîtres de Colombo en 1655, d'abandonner une conquête dont ils se voyaient en possession; et depuis ce temps-là ils ont apporté tous leurs soins à se fortifier sur les côtes. Leurs principaux établissemens sont Jafnapatan et l'île de Manaar au nord, Trinquemale et Batticalon à l'est, la ville de Pointe-de-Galle au sud, et Colombo à l'ouest, sans parler de Negombo et Calpentine, qui sont deux autres villes, et de plusieurs forts à l'embouchure des rivières, ou dans les ouvertures des montagnes pour la garde des passages. On peut donc regarder les Hollandais comme les maîtres absolus de la plus grande partie des côtes, dans une île qui a cent lieues de long, et cinquante dans sa plus grande largeur. Sa figure est à peu près celle d'une poire.

L'intérieur de l'île, qui avait été peu connu avant la relation de l'Anglais Knox, dont nous tirons ce morceau, est soumis à un seul souverain qui porte le titre de roi de Candy ou Candiuda. Les habitans se nomment Chingulais. Le pays est arrosé d'un grand nombre de belles rivières qui tombent des montagnes. La plupart sont trop remplies de rochers pour être navigables; mais il s'y trouve du poisson en abondance.

Le royaume de Canduida est défendu naturellement par sa situation. Dès l'entrée on va presque toujours en montant, et l'accès des montagnes n'est ouvert que par de petits sentiers où deux hommes ne passeraient pas de front. Elles sont entrecoupées de grands rochers qui font éprouver beaucoup de difficulté pour parvenir au sommet, et chaque ouverture est munie d'une forte barrière d'épines, avec quelques gardes qui veillent continuellement au passage.

C'est une variété fort remarquable que celle de l'air et des pluies dans les différentes parties de l'île. Quand les vents d'ouest commencent à souffler, la partie occidentale a de la pluie, et c'est alors qu'on y remue et laboure la terre. Mais dans le même temps la partie orientale jouit d'une température fort sèche, et c'est alors qu'on y fait la moisson. Au contraire, lorsque le vent d'est règne, on laboure les parties orientales de l'île, et les grains se récoltent dans la partie exposée à l'occident. Ainsi la moisson et le labourage occupent pendant toute l'année les insulaires, quoique dans des saisons opposées. Le partage de la pluie et de la sécheresse se fait ordinairement au milieu de l'île; et souvent il est arrivé à Knox d'avoir de la pluie d'un côté de la montagne de Cauragahing, tandis qu'il faisait très-sec et très-chaud de l'autre côté. Il remarque même que cette différence n'est pas aussi légère qu'elle est prompte: car, en sortant d'un lieu mouillé, il se trouvait tout d'un coup sur un terrain qui brûlait les pieds. Il pleut beaucoup plus sur les terres hautes que sur celles qui sont au-dessous des montagnes. Cependant la partie septentrionale de l'île n'est pas sujette à la même humidité. On y voit quelquefois pendant trois ou quatre ans entiers une si grande sécheresse, que la terre n'y peut recevoir de culture. Il est même difficile d'y creuser des puits assez profonds pour en tirer de l'eau qu'on puisse boire; et la meilleure conserve une âcreté qui la rend fort désagréable. Quoique les bourgs et les villages de Ceylan soient en fort grand nombre, il y en a peu qui méritent l'attention d'un voyageur. Les habitans les abandonnent lorsque les maladies y deviennent un peu fréquentes, et qu'ils y voient mourir en peu de temps deux ou trois personnes. Ils s'imaginent que le diable en a pris possession, et, cherchant à s'établir dans des lieux plus heureux, ils laissent leurs maisons et leurs terres.

Knox distingue dans le royaume de Candy deux sortes d'habitans: les uns, qu'il nomme Vadas, et qui paraissent avoir été le premier peuple de l'île. C'est une sorte de sauvages qui sont encore répandus dans les bois de plusieurs provinces, et qui se conduisent par des lois particulières. Quelques-uns sont soumis au roi, et lui paient un tribut; les autres ne reconnaissent pas de maîtres, et n'ont ni maisons ni villes. Ils ne labourent jamais la terre, et ne se nourrissent que de leur chasse. Leur demeure est sur les bords des rivières, où ils passent la nuit sous le premier arbre que le hasard leur présente, avec la seule précaution de mettre quelques branches autour d'eux pour être avertis de l'approche des bêtes féroces par le bruit qu'elles font en les traversant. Knox vit dans sa fuite divers lieux où quelques troupes de ces sauvages avaient passé la nuit. C'est apparemment des Vadas qu'il faut entendre ce qu'on lit dans le journal de Pyrard, qui compare la figure des insulaires de Ceylan à celle des Nègres d'Afrique.

La nation principale est celle des Chingulais, qui ressemblent moins aux Nègres d'Afrique qu'à de véritables Européens. Knox est moins porté à suivre l'opinion des Portugais, qui les font venir de la Chine, qu'à les croire sortis des Malabares, avec lesquels il convient néanmoins qu'ils ont peu de ressemblance. Ils sont fort bien faits, et mieux même que la plupart des Indiens. Ils ont beaucoup d'adresse et d'agilité. Leur contenance est grave, comme celle des Portugais. Ils ont l'esprit fin, un langage agréable et des manières obligeantes: mais ils sont naturellement trompeurs et remplis d'une présomption insupportable. Ils ne regardent pas le mensonge comme un vice honteux. Le larcin est celui qu'ils abhorrent le plus, et il n'est presque pas connu parmi eux. Ils estiment la chasteté, quoiqu'ils l'observent peu; la tempérance, la douceur, le bon ordre dans les familles. On ne leur voit guère d'emportement dans le caractère; et s'ils se fâchent, on les apaise facilement. Ils sont propres dans leurs habits et dans leurs alimens. Enfin, leurs inclinations et leurs usages n'ont rien de barbare. Knox met néanmoins de la différence entre ceux qui habitent les montagnes et ceux qui font leur demeure dans les vallées et les plaines. Ceux-ci sont obligeans, honnêtes envers les étrangers; mais les autres sont de mauvais naturel, trompeurs et désobligeans, quoiqu'ils affectent de paraître civils et officieux, et que leur langage et leurs manières aient même plus d'agrémens que dans les vallées.

L'habillement commun des Chingulais est un linge autour des reins, et un pourpoint semblable, dit Knox, à celui des Français, avec des manches qui se boutonnent au poignet, et se plissent sur l'épaule comme celles d'une chemise[5]. Ils portent au côté gauche une espèce de coutelas, et un couteau dans leur sein, aussi du côté gauche. Les femmes ont ordinairement une camisole de toile qui leur couvre tout le corps, et qui est parsemée de fleurs bleues et rouges; elles est plus ou moins longue, suivant leur qualité. La plupart portent un morceau d'étoffe de soie sur la tête, des joyaux aux oreilles, et d'autres ornemens autour du cou, des bras et de la ceinture. Elles n'ont pas la figure moins agréable que les Portugaises. L'usage du pays leur accorde une liberté dont il est rare qu'elles abusent. Elles peuvent recevoir des visites et s'entretenir avec des hommes sans être gênées par la présence de leurs maris. Quoiqu'elles aient des suivantes et des esclaves pour exécuter leurs ordres, elles se font honneur du travail, et ne se croient pas avilies par les soins domestiques.

Le luxe des femmes de qualité surpasse beaucoup celui des maris, et les hommes mettent même une partie de leur gloire à faire paraître leurs femmes avec éclat; mais, avec tous leurs ornemens, elles ne portent pas de souliers, non plus que les hommes, parce que cet honneur est réservé au roi seul. Les rangs ou les degrés de distinction ne viennent ni des richesses ni des emplois, mais de la seule naissance, et sont par conséquent héréditaires. De là vient que personne ne se marie et ne mange avec un inférieur. Une fille qui se laisserait séduire par un homme de moindre condition qu'elle perdrait la vie par les mains de sa famille, qui ne croirait cette tache bien lavée que dans son sang. Il y a néanmoins quelque différence en faveur des hommes. On ne leur fait pas un crime d'un commerce d'amour avec une femme de la plus basse extraction, pourvu qu'ils ne mangent ni ne boivent avec elle, et qu'ils ne lui accordent pas la qualité d'épouse: autrement, ils sont punis par le magistrat, qui leur impose quelque amende ou les met en prison. Celui qui porte l'oubli de son rang jusqu'à contracter un mariage de cette nature est exclus de sa famille, et réduit à l'ordre de la femme qu'il épouse.

La plus haute noblesse est composée de ceux qui se nomment hondreous, nom tiré apparemment de celui de hondreoune, qui est le titre qu'on donne au roi, et qui signifie majesté. C'est dans cet ordre que le roi choisit ses grands officiers et les gouverneurs des provinces. Ils sont distingués par leurs noms et par la manière dont ils portent leurs habits. Les hommes les portent jusqu'à la moitié de la jambe, et leurs femmes jusqu'aux talons. Elles font passer aussi un bout de leur robe sur leur épaule, et le font descendre négligemment sur leur sein, au lieu que les autres femmes vont nues depuis la tête jusqu'à la ceinture, et que leurs jupes ne passent pas leurs genoux, à moins qu'il ne fasse un froid extrême; car alors tout le monde a la liberté de se couvrir le dos, et n'est obligé qu'à faire des excuses aux hondreous qui se trouvent dans les lieux publics. Une autre distinction est celle de leurs bonnets, qui sont en forme de mitres avec deux oreilles au-dessus de la tête, et d'une seule couleur, soit blanche ou bleue. La couleur du bonnet et des oreilles doit être différente pour ceux d'une naissance inférieure.

Knox s'étend sur ces différences. L'ordre qui suit les hondreous, est celui des orfévres, des peintres, des taillandiers et des charpentiers. Ces quatre professions tiennent le même rang entre elles, et sont peu distinguées de la noblesse par leurs habits, mais ne peuvent manger ni s'allier avec elle par des mariages. Les taillandiers ont perdu néanmoins quelque chose de leur ancienne considération; et Knox en rapporte la cause comme une preuve singulière de la délicatesse des Chingulais sur le rang. Un jour quelques hondreous étant allés chez un taillandier pour faire raccommoder leurs outils, cet artisan, qui était appelé par l'heure de son dîner, les fit attendre si long-temps dans sa boutique, qu'indignés de cet affront, ils sortirent pour l'aller publier; sur quoi il fut ordonné que les personnes de ce rang-là seraient pour jamais privées de l'honneur qu'elles avaient eu jusqu'alors, de faire manger les hondreous dans leurs maisons. Cependant les taillandiers ont peu rabattu de leur fierté, surtout ceux qui sont employés pour les ouvrages du roi. Ils ont un quartier de la ville dans lequel d'autres qu'eux n'osent travailler; et leur ouvrage ordinaire consistant à raccommoder les outils, ils reçoivent pour paiement, au temps de la moisson, une certaine quantité de grains, en forme de rente. Les outils neufs se paient à part, suivant leur valeur, et le prix est ordinairement un présent de riz, de volaille ou d'autres provisions. Ceux qui ont besoin de leurs services apportent du charbon et du fer. Le taillandier est assis gravement, avec son enclume devant lui, la main gauche du côté de la forge, et un petit marteau dans la main droite. On est obligé de souffler le feu, et de battre le fer avec le gros marteau, tandis que, le tenant, il se contente de donner quelques coups pour lui faire prendre la forme nécessaire. S'il est question d'émoudre quelque chose, on fait la plus grosse partie du travail, et le taillandier donne la dernière perfection. C'est la nécessité qui paraît avoir attiré tant de distinction à ce métier, parce que les Chingulais, ayant peu de commerce au dehors, ne peuvent tirer leurs instrumens que de leurs propres ouvriers.

Après ces quatre professions vient celle des barbiers, qui peuvent porter des camisoles, mais avec lesquels personne ne veut manger, et qui n'ont pas le droit de s'asseoir sur des chaises. Cette dernière distinction n'appartient qu'aux rangs qui les précèdent. Les potiers sont au-dessous des barbiers. Ils ne portent point de camisoles, et leurs habits ne passent point le genou. Ils ne s'asseyent point sur des chaises, et personne ne mange avec eux. Cependant, par ce qu'ils font les vaisseaux de terre, ils ont ce privilége, qu'étant chez un hondreou, ils peuvent se servir de son pot pour boire à la manière du pays, qui consiste à se verser de l'eau dans la bouche sans toucher au pot du bord des lèvres. Les lavandiers, qui viennent après eux, sont en très-grand nombre dans la nation; ils ne blanchissent que pour les rangs supérieurs à eux.

Les tisserands forment le degré suivant. Outre le travail de leur profession, ils sont astrologues, et prédisent les bonnes saisons, les jours heureux et malheureux, le sort des enfans à l'heure de leur naissance, le succès des entreprises, tout ce qui appartient à l'avenir. Ils battent du tambour, ils jouent du flageolet, ils dansent dans les temples et pendant les sacrifices; ils emportent et mangent toutes les viandes qu'on offre aux idoles. Les kildoas, ou les faiseurs de paniers, sont au-dessous des tisserands. Ils font des vans pour nettoyer les grains, des paniers, des lits et des chaises de canne. On compte ensuite les faiseurs de nattes, nommés rinnerasks, qui travaillent avec beaucoup d'adresse et de propreté; mais dans cet ordre il est défendu aux personnes de l'un et de l'autre sexe de se couvrir la tête. Les gardes d'éléphans forment aussi une profession particulière, comme les djagheris, qui font le sucre. Jamais ces artisans ne changent de métier. Le fils demeure attaché à la profession de son père. La fille se marie à un homme de son ordre. On leur donne pour principale dot les outils qui appartiennent au métier de leur famille.

Les poddas forment le dernier ordre du peuple, qui est composé de manœuvres et de soldats, gens dont l'extraction passe pour la plus vile, sans qu'on en puisse donner d'autre raison que d'être nés tels de père en fils. Knox, en parlant des esclaves, ne nous apprend pas mieux comment ils se trouvent réduits à cette condition. Leurs maîtres, dit-il, leur donnent des terres et des bestiaux pour leur subsistance; mais plusieurs d'entre eux méprisent cette manière de gagner leur vie, et ne sont guère moins riches que leurs maîtres, excepté qu'on ne leur permet pas de se faire servir eux-mêmes par d'autres esclaves. On ne leur ôte jamais ce qu'ils ont amassé par leur diligence et leur industrie. Lorsqu'on achète un nouvel esclave, on le marie d'abord, et on lui forme un établissement pour lui faire perdre l'envie de s'enfuir. Les esclaves qui descendent des hondreous conservent l'honneur de leur naissance. Ce qu'on peut recueillir d'une observation si vague, c'est qu'il n'y a point de pays connu où l'esclavage ait moins de rigueur. Knox donne des idées plus claires d'une autre partie de la nation, qui forme encore une particularité de l'île de Ceylan. Ce sont, dit-il, les gueux qui, pour leurs mauvaises actions, ont été réduits par les rois au dernier degré de l'abjection et du mépris. Ils sont obligés de donner à tous les autres insulaires les titres que ceux-ci donnent aux rois et aux princes, et de les traiter avec le même respect. On raconte que leurs ancêtres étaient des dodda vaddas, c'est-à-dire des chasseurs, qui fournissaient le gibier pour la table du roi; mais qu'un jour, au lieu de venaison, ils présentèrent de la chair humaine à ce prince, qui, l'ayant trouvée excellente, demanda qu'on lui en servît de la même espèce. Mais cette horrible tromperie fut découverte, et le ressentiment du roi en fut si vif, qu'il regarda la mort des coupables comme un châtiment trop léger. Il ordonna par un décret public que tous ceux qui étaient de cette profession ne pourraient plus jouir d'aucun bien ni exercer aucun métier dont ils puissent tirer leur subsistance, et qu'étant privés de tout commerce avec les autres hommes, pour avoir outragé si barbarement l'humanité, ils demanderaient l'aumône, de génération en génération, dans toutes les parties du royaume, enfin seraient regardés de tout le monde comme des infâmes, et en horreur dans la société civile. En effet, ils sont si détestés, qu'on ne leur permet pas de puiser de l'eau dans les puits. Ils sont réduits à celle des trous et des rivières. On les voit mendier en troupes, hommes, femmes, enfans, portant leurs bagages et leurs alimens dans des paniers au bout d'un bâton. Leurs femmes ne portent rien. Elles dansent et font divers tours de souplesse pendant que les hommes battent du tambour; elles font tourner un bassin de cuivre sur le bout du doigt avec une vitesse incroyable; elles ont l'adresse de jeter successivement neuf balles, et de les recevoir l'une après l'autre, de sorte qu'il y en a toujours sept en l'air. Lorsqu'ils demandent l'aumône, ils donnent aux hommes le titre d'altesse, de majesté, et aux femmes celui de comtesse et de reine; ce qui n'est pas rare non plus parmi nous. Leurs demandes sont aussi pressantes que s'ils étaient autorisés à les faire par des lettres-patentes du roi. Ils ne peuvent souffrir qu'on les refuse. D'un autre côté, comme il n'est pas permis de les maltraiter ni de lever même la main sur eux, on est obligé malgré soi de tout accorder à leurs importunités. Ils se bâtissent des cabanes sous des arbres, dans des lieux éloignés des villes et des grands chemins. Les aumônes qu'ils arrachent de toutes parts leur font mener une vie d'autant plus aisée qu'ils sont exempts de toutes sortes de droits et de services. On ne les assujettit qu'à faire des cordes de la peau des vaches mortes, pour prendre et lier les éléphans; ce qui leur procure un autre privilége, qui est d'en prendre la chair et de l'enlever aux tisserands. Ils prétendent qu'ils ne peuvent servir le roi et faire de bonnes cordes lorsque les peaux sont déchiquetées par d'autres mains; et, sous ce prétexte, ils résistent aux tisserands, qui, dans la crainte de se souiller en touchant une race détestée, prennent le parti de fuir et d'abandonner leurs droits. Pour donner une idée plus affreuse encore de cette étrange sorte de vagabonds, Knox ajoute qu'ils ne connaissent aucune loi de parenté, et qu'ils ne font pas difficulté de coucher librement, les pères avec leurs filles, et les garçons avec leurs mères. Souvent, lorsque le roi condamne au dernier supplice quelques grands officiers qui l'ont mérité par leurs crimes, il livre leurs femmes et leurs filles aux gueux, et ce châtiment paraît plus terrible que la mort. Il cause tant d'horreur aux femmes que, dans le choix que le roi leur a quelquefois laissé de se précipiter dans la rivière ou d'être abandonnées à cette odieuse race, elles n'ont jamais balancé à préférer le premier de ces deux supplices.

Le gouvernement du royaume de Candy a ses lois et ses maximes, qui rendent la nation fort heureuse, lorsque le roi n'abuse pas de son autorité pour les violer. Il y a deux officiers principaux, ou deux premiers juges, qui se nomment adigars, qui sont chargés de l'administration civile et militaire. C'est à leur tribunal qu'on appelle en dernier ressort dans toutes les affaires où l'on ne s'en tient pas au jugement des gouverneurs particuliers des provinces ou des villes. Ces deux officiers en ont de subalternes, qui portent pour marque de leur dignité un bâton crochu par le haut. De quelques ordres qu'on leur confie l'exécution, la vue de ce bâton est aussi respectée que le sceau même des adigars. Si l'adigar ignore ses fonctions, ces officiers l'en instruisent. Dans toutes les autres charges, il y a des officiers inférieurs qui suppléent à l'ignorance du premier par leur expérience et leurs lumières. Il ne faut pas aller si loin qu'à Ceylan pour voir la même chose.

Les noms d'honneur qu'on donne aux grands sont celui d'oussai, lorsqu'ils sont à la cour; ce qui revient à notre messire; et lorsqu'ils sont éloignés du roi, ceux de sibatta et de dishoudren, qui signifient seigneurie ou excellence. S'ils sortent à pied, c'est toujours en s'appuyant sur le bras d'un écuyer. L'adigar joint à cette marque de grandeur un homme qui marche devant lui avec un grand fouet qu'il fait claquer, pour avertir le peuple de se tenir à l'écart. Ces courtisans, au milieu de leurs plus grands honneurs, sont exposés à des infortunes qui rendent leur situation peu digne d'envie. C'est une disgrâce fort ordinaire pour un seigneur d'être enchaîné dans une obscure prison. Ils sont toujours prêts à mettre la main l'un sur l'autre pour exécuter l'ordre du roi, et ravis même d'en être chargés, parce que celui dont le ministère est employé pour la ruine d'autrui est revêtu ordinairement de sa dépouille.

Le pouvoir du roi consiste dans la force naturelle de son pays, dans ses gardes, et dans l'artifice plutôt que dans le courage des soldats. Il n'a pas d'autres châteaux fortifiés que ceux qui le sont par la nature. La milice est composée des gardes du roi, qui viennent faire alternativement leur service à la cour, et de ce qu'on appelle soldats du pays haut, qui sont dispersés dans toutes les parties de l'île. Les gardes se succèdent de père en fils, sans être enrôlés, et jouissent, au lieu de paie, de certaines terres qu'on leur abandonne, mais qu'ils perdent lorsqu'ils négligent leur devoir. S'ils veulent quitter leur service, ils en ont la liberté, en renonçant à leurs terres, qui sont données à d'autres pour les remplacer. Leurs armes sont l'épée, la pique, une arc, des flèches et de bons fusils. Ils n'ont jamais pu défendre les côtes de leur île, qui sont plus nues que leurs montagnes. Cependant ils ont acquis beaucoup d'expérience par les longues guerres qu'ils ont eues avec les Portugais et les Hollandais. La plupart de leurs généraux, ayant servi sous les Européens dans les intervalles de la paix, ont pris le goût de notre discipline, qui les a rendus capables de battre quelquefois les Hollandais et de leur enlever plusieurs forts. Le roi donnait autrefois un prix réglé à ceux qui lui apportaient la tête d'un ennemi; mais ce barbare usage ne subsiste plus.

La religion des Chingulais est l'idolâtrie. Ils rendent des adorations à plusieurs divinités qu'ils distinguent par différens noms, et dont la principale est celle qu'ils appellent Ossapolla-maoup, c'est-à-dire, dans leur langue, créateur du ciel et de la terre. Ils croient que ce dieu suprême envoie d'autres dieux sur notre globe pour y faire exécuter ses ordres, et que ces dieux inférieurs sont les âmes des gens de bien qui sont morts dans la pratique de la vertu. Une autre divinité du premier ordre est celle qu'ils nomment Bouddou, à laquelle il appartient de sauver les âmes, et qui, étant descendue autrefois sur la terre, se montrait de temps en temps sous un grand arbre nommé bogaha, qui est depuis ce temps-là un des objets de leur culte. Elle remonta au ciel du sommet d'une haute montagne où l'on voit encore l'empreinte d'un de ses pieds. Le soleil et la lune sont aussi des dieux pour les Chingulais. Ils donnent au soleil le nom d'Irri, et à la lune celui de Haouda, auquel ils joignent quelquefois celui de Hamui, titre d'honneur des personnes les plus relevées; et celui de Dio, qui signifie dieu dans leur langue, mais qu'ils ont emprunté apparemment des Portugais.

Le nombre de leurs pagodes et de leurs temples est immense. On en voit plusieurs d'un travail exquis, bâtis de pierres de taille, ornés de statues et d'autres figures, mais si anciens, que les habitans mêmes en ignorent l'origine. Ce qui peut faire croire qu'ils les doivent à des ouvriers plus habiles que les Chingulais, c'est que, la guerre en ayant ruiné plusieurs, ils n'ont pas été capables de les rebâtir.

Les Chingulais ont trois sortes de prêtres, comme trois sortes de dieux et de temples. Le premier ordre du sacerdoce est celui des tirinanxes, qui sont les prêtres de Bouddou; leurs temples se nomment œlsars; ils ont une maison à Diglighi, où ils tiennent leurs assemblées. On ne reçoit dans cet ordre que des personnes d'une naissance et d'un savoir distingués; ce n'est pas même tout d'un coup qu'elles sont élevées au rang sublime des tirinanxes: ceux qui portent ce titre ne sont qu'au nombre de trois ou quatre, qui font leur demeure à Diglighi, où ils jouissent d'un immense revenu, et sont comme les supérieurs de tous les prêtres de l'île. On nomme gonnis les autres ecclésiastiques du même ordre. L'habit des uns et des autres est une casaque jaune, plissée autour des reins, avec une ceinture de fil. Ils ont les cheveux rasés, et vont nu-tête, portant à la main une espèce d'éventail rond pour se garantir de l'ardeur du soleil. Ils sont également respectés du roi et du peuple. Leur règle les oblige de ne manger de la viande qu'une fois le jour; mais il ne faut pas qu'ils ordonnent la mort des animaux dont ils mangent, ni qu'ils consentent qu'on les tue. Quoiqu'ils fassent profession du célibat, ils sont libres de renoncer à leur ordre lorsqu'ils veulent se marier. Le second ordre des prêtres est de ceux qui se nomment koppouhs, et qui appartiennent aux temples des autres divinités. Leur habit n'est pas différent de celui du peuple, lors même qu'ils exercent leurs fonctions; ils ne sont obligés qu'à se laver et à changer de linge avant la cérémonie. Comme on ne sacrifie jamais de chair aux dieux dont ils sont les ministres, tout leur service se réduit à présenter à l'idole du riz bouilli et d'autres provisions. Leurs temples, qui se nomment deovels, ont peu de revenu; aussi labourent-ils la terre et ne sont-ils pas exempts des charges de la société. Les prêtres du troisième ordre sont les djaddeses, employés au service des esprits qui se nomment dagoutans, et dont les temples s'appellent cavels. Un homme dévot bâtit à ses dépens un temple, dont il devient le prêtre ou le djaddese. Il fait peindre sur les murs des hallebardes, des épées, des flèches, des boucliers et des images; mais ces temples sont peu respectés du peuple.

L'emploi le plus commun des djaddeses est pour les sacrifices qui sont offerts au diable dans les maladies ou dans d'autres dangers, non que les Chingulais prétendent l'adorer; mais ils le croient redoutable; et, pour écarter les maux qu'ils le croient capable de leur causer, ils lui sacrifient souvent de jeunes coqs. Si l'on veut voir un exemple de la crédulité et des raisonnemens étranges où elle conduit, il n'y a qu'à lire ce que dit le voyageur Knox, zélé protestant, sur les possédés de Ceylan.

«J'ai vu souvent des hommes et des femmes si étrangement possédés, qu'on ne pouvait s'empêcher de reconnaître que leur agitation venait d'une cause surnaturelle. Dans cet état, les uns fuyaient au milieu des bois en poussant des cris ou plutôt des hurlemens; d'autres demeuraient muets et tremblans, faisant des contorsions ou parlant comme des fous sans aucune liaison dans leurs discours: quelques-uns en guérissent, d'autres en meurent. Je puis affirmer que souvent le diable crie la nuit d'une voix inintelligible qui ressemble à l'aboiement d'un chien. Je l'ai moi-même entendu. Les habitans du pays remarquent, et j'ai fait la même observation, qu'immédiatement avant qu'on l'entende, ou bientôt après, le roi fait toujours mourir quelqu'un. Les raisons qu'on a de croire que c'est la voix du diable, sont celles-ci: 1o. qu'il n'y a point de créature dans l'île dont la voix ressemble à celle qu'on entend; 2o. qu'on l'entend souvent dans un lieu d'où elle part tout d'un coup pour aller se faire entendre dans un autre plus éloigné, et plus vite qu'aucun oiseau ne peut voler; 3o. que les chiens mêmes tremblent à ce bruit; enfin que c'est l'opinion de tout le monde.» Il est aisé de juger que, dans ces idées, l'auteur devait trembler autant que les Chingulais et leurs chiens: mais voilà de singulières preuves. Knox est-il bien sûr de connaître le cri de tous les animaux d'une île aussi vaste que Ceylan? Ignorait-il que les habitans de la zone torride ne connaissent pas à beaucoup près tous les animaux de leur contrée? Et d'ailleurs, quand on se souvient du moumbo-diombo et des ventriloques de l'Afrique, est-on si étonné des diables de Ceylan?

Les Chingulais croient à la résurrection des corps, l'immortalité de l'âme et un état futur de récompense et de punition.

Leurs livres ne traitent que de religion et de médecine, et sont écrits sur des feuilles de talipot. Ils se servent, pour leurs lettres et leurs écrits ordinaires, d'une sorte de feuilles qui se nomment taoucoles, et qui reçoivent plus aisément l'impression, quoiqu'elles n'aient pas tant de facilité à se plier. Leurs plus habiles astronomes sont des prêtres du premier ordre, ce qui n'empêche pas que les opérations annuelles d'astronomie ne soient réservées aux tisserands: ils prédisent les éclipses de soleil et de lune. Knox aurait bien dû nous dire si leurs prédictions sont justes. Cette connaissance annoncerait un peuple beaucoup plus avancé dans les sciences qu'on ne suppose celui de Ceylan. Ils font pour le cours de chaque mois des almanachs où l'on voit l'âge de la lune, les bonnes saisons pour labourer et semer la terre, les jours heureux pour commencer un voyage et d'autres entreprises. Ils se prétendent fort versés dans la science des étoiles, qui est la source de leurs lumières sur tout ce qui appartient à la santé et à la bonne fortune; ils comptent neuf planètes, c'est-à-dire sept comme nous, auxquelles ils ajoutent la tête et la queue du dragon. Le temps se compte parmi eux depuis un ancien roi qu'ils nomment Sacavarly. Leur année est de trois cent soixante-cinq jours, et commence le 28 du mois de mars, mais quelquefois le 27 ou le 29, pour l'ajuster au cours du soleil. Elle est divisée en douze mois, et leur mois en semaines, qui sont de sept jours comme les nôtres. Les Chingulais partagent le jour en trente heures, qui commencent au lever du soleil, et la nuit en autant de parties, qui commencent au coucher de cet astre; mais, n'ayant ni horloges ni cadrans solaires, ils ne jugent du temps que par conjecture ou par l'état d'une fleur commune, qui s'ouvre régulièrement sept heures avant la nuit. Le roi est le seul qui emploie pour la mesure du temps une espèce de clepsydre dont le soin forme un emploi particulier du palais: c'est un plat de cuivre percé d'un petit trou, qu'on fait nager dans un vase plein d'eau jusqu'à ce qu'il se remplisse et qu'il aille au fond.

En général, l'argent étant fort rare dans le royaume, tout se vend et s'achète ordinairement par des échanges. Les habitans, dit Robert Knox, font très-peu de commerce avec les étrangers. Le négoce des Chingulais est resserré entre eux; il se borne aux productions du pays, parce que celles d'un canton ne ressemblent point à celles d'un autre. En rassemblant ainsi tout ce que la nature accorde aux différentes parties du royaume, ils ont de quoi subsister sans le secours des régions étrangères. L'agriculture est leur principal emploi, et les grands ne dédaignent pas de s'y appliquer. Un homme de la première qualité travaille sans honte à la terre, pourvu que ce soit pour lui-même; mais il se déshonore s'il travaille pour autrui, ou dans la vue de quelque salaire. La seule profession qu'il ne puisse exercer, sous aucun prétexte, est celle de portefaix, parce qu'elle passe pour la plus vile. Il n'y a point de marché dans l'île entière. Les villes ont quelques boutiques où l'on vend de la toile, du riz, du sel, du tabac, de la chaux, des drogues, des fruits, des épées, de l'acier, du cuivre et d'autres marchandises.

Leur langue est si particulière à leur nation, que Knox ne connaît aucune partie des Indes où elle soit entendue. Ils ont, à la vérité, quelques expressions qui leur sont communes avec les Malabares; mais le nombre en est si petit, qu'ils ne peuvent mutuellement s'entendre. Leur idiome tient du caractère de ces insulaires, qui aiment la flatterie, les titres et les complimens. Ils n'ont pas moins de douze titres pour les femmes, suivant le rang et la qualité. Toi et vous s'expriment de sept ou huit manières différentes, qui sont proportionnées aussi à l'état, à l'âge, au caractère de ceux à qui l'on parle et qu'on veut honorer. Ces affectations de politesse ne sont pas moins familières aux laboureurs et aux manœuvres qu'aux courtisans. Ils donnent au roi des titres qui l'égalent à leurs dieux; et lorsqu'ils lui parlent d'eux-mêmes, c'est avec un excès d'humiliation. Ils éloignent jusqu'à l'idée de leurs personnes, en y substituant les êtres les plus vils. Ainsi, au lieu de dire, j'ai fait, ils disent, le membre d'un chien a fait telle chose. S'il est question de leurs enfans, ils les transforment de même; et quand le prince leur demande combien ils en ont, ils répondent qu'ils ont tel nombre de chiens et de chiennes. Faut-il qu'en parcourant la terre on trouve si souvent cette incroyable dégradation de la nature humaine!

Avec un respect si extraordinaire pour leur souverain, on ne sera pas surpris qu'ils n'aient pas d'autres lois que sa volonté. Cependant ils ont un certain nombre de vieilles coutumes qui se conservent par la force de l'habitude. Leurs terres passent des pères aux enfans, à titre d'héritage, et le partage dépend du père; mais si l'aîné demeure seul possesseur, il est obligé d'entretenir sa mère, ses frères et ses sœurs, jusqu'à ce qu'ils soient autrement pourvus.

Les règles fixées par l'habitude ne sont pas moins constantes pour la distinction des biens, pour le paiement des dettes, pour les mariages et les divorces. Leurs mariages sont une pure cérémonie qui consiste dans quelques présens qu'un homme fait à sa femme, et qui lui donnent droit sur elle lorsqu'ils sont acceptés. Les pères ne laissent pas de donner pour dot à leurs filles des bestiaux, des esclaves, de l'argent; mais, si les deux partis ne se conviennent pas, une prompte séparation leur rend la liberté, et le mari en est quitte pour rendre ce qu'il a reçu. Cependant la femme ne peut disposer d'elle-même qu'après qu'il s'est engagé dans un autre mariage. S'ils ont des enfans, les garçons demeurent au père, et les filles suivent la mère. Les hommes et les femmes se marient ordinairement quatre ou cinq fois avant de se fixer solidement. Il est rare qu'un homme ait plus d'une femme; mais ce qui est très-rare partout ailleurs et très-remarquable, une femme a souvent deux maris. L'usage permet à deux frères qui veulent vivre ensemble de n'avoir qu'une femme entre eux. Les enfans communs les reconnaissent tous deux pour leurs pères, et leur en donnent le nom. Un homme qui surprend sa femme au lit avec un amant peut les tuer tous deux; mais les Chingulais connaissent peu les tourmens de la jalousie, et ne se croient pas déshonorés lorsque leurs femmes se livrent à des hommes d'une égale condition. Ces commerces d'amour ne passent pour un crime qu'avec des amans d'une naissance inférieure. La plus grande injure, dit l'auteur, qu'on puisse faire à une femme, est de lui dire qu'elle a couché avec dix hommes de la lie du peuple; et en effet l'injure est assez forte. D'ailleurs la complaisance des hommes est extrême pour les femmes. Les terres dont elles héritent ne paient rien au roi; elles sont exemptes des droits de la douane dans les ports et sur les passages. Leur sexe est respecté jusque dans les animaux; et par une loi qui est peut-être sans exemple, on ne paie rien non plus pour ce que porte une bête de charge femelle. Mais des usages si galans n'empêchent pas que, pour conserver la subordination de la nature, il ne soit défendu aux femmes, sans aucune distinction de naissance et de qualité, de s'asseoir sur un siége en présence d'un homme. L'autorité des pères sur leurs enfans va jusqu'à pouvoir les donner, les vendre, ou leur ôter la vie dans l'enfance, lorsqu'ils les prennent en aversion, ou qu'ils se trouvent incommodés du nombre.

Les Chingulais brûlent leurs morts avec beaucoup de cérémonies, du moins leurs morts de qualité: le peuple est enterré fort simplement dans les bois. On voit que partout il faut payer sa bière ou son bûcher. Ils n'ont ni médecins ni chirurgiens; mais ils trouvent au milieu de leurs bois, dans l'écorce et les feuilles de leurs arbres, des remèdes et des préservatifs pour tous les maux dont ils sont affligés. Leur régime sert aussi beaucoup à la conservation de leur santé. Ils se tiennent le corps fort net; ils dorment peu; et la plupart de leurs alimens sont simples. Du riz à l'eau et au sel, avec quelques feuilles vertes et du jus de citron, passe pour un bon repas. Ils ne mangent point de bœuf, et cette chair est en abomination parmi eux. Les autres viandes et le poisson même les tentent si peu, qu'ils les vendent ou les abandonnent aux étrangers qui se trouvent dans leur pays. Ils auraient des bestiaux et de la volaille en abondance, si les bêtes féroces ne leur en enlevaient beaucoup, sans compter que le roi croit son repos intéressé à tenir ses sujets dans la misère, et permet même à ses officiers de prendre à très-vil prix leurs poules et leurs porcs.

Cette vie sobre entretient également leur santé et la gaîté de leur humeur. Ils chantent sans cesse, jusqu'en se mettant au lit, et la nuit même lorsqu'ils s'éveillent. Leur manière de se saluer est libre et ouverte; elle consiste à lever les mains, la paume en haut, et à baisser un peu la tête. Le plus distingué ne lève qu'une main pour son inférieur; et s'il est fort au-dessus par la naissance, il remue seulement la tête. Les femmes se saluent en portant les deux mains au front. Leur compliment est ay, qui signifie comment vous portez-vous? Ils répondent hundoï, c'est-à-dire fort bien. Tous leurs discours ont le même air de politesse.

Avec tant d'humanité dans le fond du caractère, Knox admira long-temps que ces insulaires eussent besoin d'être conduits avec beaucoup de rigueur, et que la justice du roi s'exerçât par des supplices cruels. Mais il reconnut enfin qu'il ne fallait en accuser que le penchant de ce prince, qui le portait naturellement à la cruauté. Cette malheureuse inclination se déclarait non-seulement par la nature des peines, mais encore par leur étendue. Souvent des familles entières étaient punies des fautes d'un seul. Le roi, dans sa colère, ne condamnait pas sur-le-champ un criminel à la mort. Il commençait par le faire tourmenter, en lui faisant arracher avec des tenailles ou brûler avec un fer chaud diverses parties de la chair, pour lui faire nommer ses complices. Ensuite il lui faisait lier les mains autour du cou, et le forçait de manger ses membres. On vit des mères manger ainsi leur propre chair et celle de leurs enfans. Ces misérables étaient menés ensuite par la ville jusqu'au lieu de l'exécution, suivis des chiens dont ils devaient être la proie, et qui étaient si accoutumés à cette boucherie, que d'eux-mêmes ils suivaient les prisonniers lorsqu'ils les voyaient traîner au supplice. On voyait ordinairement dans ce lieu plusieurs personnes empalées, et d'autres pendues ou écartelées. Le roi se servait aussi des éléphans pour exécuter les sentences de mort. Ils percent le corps d'un homme, le déchirent en pièces et dispersent ses membres. On couvre leurs dents d'un fer bien aiguisé, à trois tranchans; car les éléphans apprivoisés ont les dents coupées par le bout, afin qu'elles croissent mieux. Les prisons n'étaient jamais sans un grand nombre de malheureux, les uns chargés de chaînes, et à qui l'on fournissait leur subsistance; d'autres qui avaient la permission de l'aller demander de porte en porte avec un garde. On en faisait toujours mourir quelques-uns sans aucune forme de procès, et toute leur famille était souvent enveloppée dans leur châtiment. Ceux qui étaient capables de travailler obtenaient la permission d'élever une boutique dans la rue, vis-à-vis la prison, et de sortir pendant le jour pour vendre leur ouvrage; mais ils étaient renfermés à l'approche de la nuit. Enfin ce roi sanguinaire fit mourir son propre fils sur le simple soupçon d'un projet de révolte, et prenait souvent plaisir à faire couper la tête à de jeunes gens des meilleures familles du royaume, pour la faire mettre ensuite dans leur ventre, sans déclarer de quels crimes il les croyait coupables. On lit dans le journal de Knox qu'il se nommait Radiasinga, mot qui signifie le roi lion, et qui certainement était beaucoup trop noble pour lui. Mais quel nom donner à de pareils monstres?

Ce qu'on raconte du riz et de la manière de le cultiver prouve peu l'industrie des habitans. On sait que l'eau est nécessaire pour la culture du riz, et l'on conçoit facilement qu'avec le secours des réservoirs et des canaux, les plaines du royaume de Candy peuvent devenir aussi fertiles que les plus humides vallées. Mais si l'on se rappelle que le pays est un amas de montagnes, il paraît surprenant qu'elles n'en soient pas moins cultivées. Les insulaires ont trouvé le moyen de les aplanir en forme d'amphithéâtre, dont les siéges ont depuis trois pieds jusqu'à huit de largeur, les uns plus ou moins bas que les autres, à proportion que la colline a plus ou moins de raideur. On les unit en les rendant un peu creux; ce qui forme une sorte d'escaliers par lesquels on peut monter jusqu'au dernier siége. Comme l'île est fort pluvieuse, et que, d'un autre côté, les sources sont si communes sur les montagnes, qu'il s'en forme un grand nombre de rivières, on a pratiqué de grands réservoirs jusqu'au niveau des plus hautes sources, d'où l'on fait tomber l'eau sur les premiers siéges, et couler par degrés aux autres rangs. Ces réservoirs sont en très-grand nombre et de différentes grandeurs. Les uns ont une demi-lieue de long, d'autres un quart de lieue seulement, et leur profondeur est de deux ou trois brasses. À présent qu'ils sont bordés d'arbres, on les prendrait pour de simples coteaux. On ne les fait pas plus profonds, parce que l'expérience a fait connaître qu'ils seraient moins commodes, et qu'après les grandes sécheresses, qui tarissent quelquefois jusqu'aux sources, ils seraient plus difficiles à remplir. Dans les parties septentrionales du royaume on ne trouve ni sources ni rivières; on est borné à l'eau de pluie, qu'on retient dans des réservoirs en forme de croissant. Chaque village a le sien; et, lorsqu'ils sont pleins, on regarde la moisson comme assurée.

Les Chingulais ont quantité d'excellens fruits: mais ils en auraient beaucoup davantage, s'ils les aimaient assez pour donner quelque soin à leur culture. Ils s'attachent peu à ceux qui n'ont d'agréable que le goût, et qui ne sont pas propres à leur servir d'aliment lorsque le grain commence à leur manquer; ce qui semble prouver une grande population. Ainsi les seuls arbres qu'ils plantent sont ceux qui produisent des fruits nourrissans. Les autres croissent d'eux-mêmes; et ce qui diminue encore les soins des habitans, c'est que, dans tous les lieux où la nature fait croître des fruits délicats, les officiers du pays attachent, au nom du roi, une feuille autour de l'arbre, et font trois nœuds à l'extrémité de cette feuille. On ne peut alors y toucher sans s'exposer aux plus sévères châtimens, et quelquefois même à la mort. Lorsque le fruit est mûr, l'usage est de le porter dans un linge blanc au gouverneur de la province, qui met le plus beau dans un autre linge, et l'envoie soigneusement à la cour, sans qu'il en revienne rien au propriétaire. L'île produit d'ailleurs tous les fruits qui croissent aux Indes. Mais elle en a de particuliers, tels que le mango, fruit du manguier, qui est commun aux environs de Columbo; le jack, qui se nomme polos lorsqu'il commence à pousser, cose lorsqu'il est tout vert, et ouaracha ou vellas dans sa maturité. Ce fruit, qui est d'un grand secours pour la nourriture du peuple, croît sur un très-grand arbre. Sa couleur est verdâtre. Il est hérissé de pointes, et de la grosseur d'un pain de huit livres. Sa graine, à laquelle on donne le nom d'œufs, est éparse comme les pepins dans une citrouille. On mange le jack comme nous mangeons le chou, et son goût en approche. Un seul suffit pour rassasier six ou sept personnes. Il peut se manger cru lorsqu'il est mûr. Sa graine ou ses œufs ressemblent aux châtaignes par la couleur et le goût[6].

L'iombo est encore un fruit que Knox n'a, vu dans aucun endroit des Indes; il a le goût d'une pomme; il est plein de jus, et n'est pas moins sain qu'agréable; sa couleur est un blanc mêlé de rouge qu'on prendrait pour l'ouvrage du pinceau. Entre les fruits sauvages qui viennent dans les bois, on distingue les mouvros, qui sont ronds, de la grosseur d'une cerise, et dont le goût est très-agréable; les dongs, qui ressemblent aux cerises noires; les ambellos, qu'on peut comparer à nos groseilles; des carollos, des cabellas, des poukes, qui peuvent passer pour autant d'espèces de bonnes prunes; des parraghiddes, qui ont quelque ressemblance avec nos poires.

L'île de Ceylan produit trois arbres dont les fruits, à la vérité, ne peuvent se manger, mais qui sont remarquables par d'autres utilités. Le premier, qui se nomme talipot, est fort droit, et ne peut être comparé, pour la hauteur et la grosseur, qu'à un mât de vaisseau. Ses feuilles sont si grandes, qu'une seule peut couvrir quinze ou vingt hommes et les défendre de la pluie. Elles se fortifient en séchant, sans cesser d'être souples et maniables. La nature ne pouvait faire un présent plus convenable au pays. Quoique ces feuilles aient beaucoup d'étendue lorsqu'elles sont vertes, elles peuvent être resserrées comme un éventail; et, n'étant pas alors plus grosses que le bras, elles pèsent fort peu dans la main. Elles sont naturellement rondes; mais les insulaires les coupent en pièces triangulaires dont ils se couvrent en voyageant, avec le soin de mettre le bout pointu par-devant pour s'ouvrir le passage au travers des buissons. Elles les garantissent tout à la fois de la pluie et du soleil. Les soldats en font des tentes. Knox apporta dans sa patrie une de ces feuilles. Elles croissent au sommet de l'arbre, comme celles du cocotier; mais il ne porte de fruit que l'année de sa mort. C'est une autre singularité qui doit attirer d'autant plus d'attention, qu'alors uniquement il pousse de grandes branches chargées de très-belles fleurs jaunes, d'une odeur à la vérité trop forte, qui se changent en un fruit rond et dur, de la grosseur de nos belles cerises; mais ce fruit n'est bon que pour semer. Le talipot ne porte donc qu'une seule fois; mais il est si couvert de fruits et de graines, qu'un seul arbre suffit pour ensemencer toute une province. Cependant l'odeur des fleurs est si insupportable près des maisons, qu'on ne manque jamais d'y abattre ces arbres lorsqu'ils commencent à pousser des boutons, d'autant plus que, si on les coupe auparavant, on y trouve une fort bonne moelle, qu'on réduit en farine pour faire des gâteaux qui ont le goût du pain blanc. C'est encore une ressource pour les insulaires lorsque le riz leur manque vers le temps de la moisson.

Le second arbre dont Knox parle avec admiration, c'est le kétoule, qu'il représente aussi droit que le cocotier, mais moins haut et beaucoup moins gros. Sa principale propriété consiste à rendre une espèce de liqueur qui se nomme telléghie, extrêmement douce, très-saine et très-agréable, mais sans aucune force. On la reçoit deux fois par jour, et trois fois des meilleurs arbres, qui en donnent jusqu'à douze pintes dans un seul jour. On la fait bouillir jusqu'à la réduire en consistance, et c'est alors une espèce de cassonade noire, que les habitans nomment djaggory. Avec un peu de peine, ils peuvent la rendre aussi blanche que le sucre, auquel d'ailleurs elle ne cède rien en bonté. Knox explique la manière dont on tire cette liqueur. Lorsque l'arbre est dans sa maturité, il pousse vers sa pointe un bouton qui se change en un fruit rond, et qui est proprement sa semence; mais on ouvre ce bouton en y mettant divers ingrédiens, tels que du sel, du poivre, du citron, de l'ail et diverses feuilles qui l'empêchent de mûrir. Chaque jour on en coupe un petit morceau vers le bout, et la liqueur en tombe. À mesure qu'il mûrit et qu'il se fane, il en croît d'autres plus bas chaque année, jusqu'à ce qu'ils gagnent la tête des branches; mais alors l'arbre cesse de porter, et meurt après avoir subsisté huit ou dix ans. Ses feuilles ressemblent à celles du cocotier, et tiennent à une écorce fort dure et pleine de filets, dont on se sert pour faire des cordes. Elles tombent pendant tout le temps qu'il croît; mais, lorsqu'il est arrivé à sa grosseur, elles demeurent plusieurs années sur l'arbre sans tomber; et lorsqu'elles tombent, la nature ne lui en rend pas d'autres. Son bois, qui n'a pas plus de trois pouces d'épaisseur, sert comme d'enveloppe à une moelle fort blanche. Il est fort dur et fort lourd, mais sujet à se fendre de lui-même. La couleur en est noire. On le croirait composé de pièces de rapport. Les insulaires en font des pilons pour battre le riz.

Le troisième arbre est celui qui porte la cannelle, et qui rend l'île de Ceylan si chère aux Hollandais. On le nomme, dans le pays, goronda-gouhah. Il croît dans les bois comme les autres arbres; et, ce qui doit paraître surprenant, les Chingulais n'en font pas plus de cas. On en trouve beaucoup dans diverses parties de l'île, surtout à l'ouest de la grande montagne de Mavelagongue, fort peu dans d'autres, et quelques-unes n'en portent pas du tout. L'arbre est d'une grandeur médiocre. Son écorce est la cannelle, qui paraît blanche sur le tronc, mais qu'on enlève et qu'on fait sécher au soleil. Les insulaires ne la prennent que sur de petits arbres, quoique l'écorce des grands ait l'odeur aussi douce, et le goût de la même force. Le bois est sans odeur; il est blanc, et de la dureté du sapin. On s'en sert à toutes sortes d'usages. Sa feuille ressemble à celle du laurier par la couleur et l'épaisseur, avec cette seule différence que la feuille du laurier n'a qu'une côte droite, sur laquelle le vert s'étend des deux côtés, et que celles de la cannelle en ont trois, par le moyen desquelles elles s'élargissent. En commençant à pousser, elles ont la rougeur de l'écarlate. Frottées entre les mains, elles ont l'odeur du clou de girofle plus que celle de la cannelle. Le fruit, qui mûrit ordinairement au mois de septembre, ressemble au gland, mais il est plus petit. Il a moins d'odeur et de goût que l'écorce. On le fait bouillir dans l'eau pour en tirer une huile qui surnage, et qui, étant congelée, devient aussi blanche et aussi dure que du suif. L'odeur en est fort agréable: les habitans s'en oignent le corps; ils en brûlent aussi dans leurs lampes; mais on n'en fait des chandelles que pour le roi.

Knox parle, dans son journal, du bogahas, que les Européens ont nommé l'arbre-dieu, parce que les Chingulais le croient sacré et lui rendent une sorte d'adoration. Cet arbre est fort grand, et ses feuilles tremblent sans cesse comme celles du peuplier. Toutes les parties de l'île en offrent un grand nombre, que les Chingulais se font un mérite de planter, et sous lesquels ils allument des lampes et placent des images. On en trouve dans les villes et sur les grands chemins, la plupart environnés d'un pavé, qui est entretenu fort proprement: ils ne portent aucun fruit, et ne sont remarquables que par la superstition qui les a fait planter. Cet arbre est le figuier des pagodes.

Les Chingulais ont un nombre extraordinaire de simples ou d'herbes médicinales. Leurs boutiques de pharmacie sont dans les bois: c'est là qu'ils composent leurs médecines et leurs emplâtres avec des herbes, des feuilles et des écorces. L'auteur vante, sans les nommer, celles qui guérissent si promptement un os rompu, qu'il se rejoint dans l'espace d'une heure et demie. Il vérifia par sa propre expérience la vertu d'une écorce d'arbre qui se nomme amaranga, et qui s'emploie pour les abcès dans la gorge. On lui en fit mâcher pendant un jour ou deux, en avalant sa salive; et quoiqu'il fût très-mal, il se trouva guéri en vingt-quatre heures.

Ils ont quantité de belles fleurs sauvages, qu'un peu de culture ne manquerait pas d'embellir, surtout leurs fleurs odoriférantes, que les jeunes gens des deux sexes se contentent de cueillir pour orner leurs cheveux et les parfumer. Leurs roses rouges et blanches ont l'odeur des nôtres. Rien ne mérite tant d'attention qu'une fleur nommée sindriè-mal, qui croît dans les bois, et que son utilité fait transporter dans les jardins. Sa couleur est rouge ou blanche; elle s'ouvre sur les quatre heures après midi, et, demeurant épanouie jusqu'au matin, elle se ferme alors pour ne s'ouvrir qu'à quatre heures: c'est une sorte d'horloge qui sert à faire connaître l'heure dans l'absence du soleil. Le pikhamols est une fleur blanche dont l'odeur tire sur celle du jasmin. On en apporte au roi chaque matin un bouquet enveloppé dans un linge blanc et suspendu à un bâton. Ceux qui le rencontrent en chemin sont obligés de se détourner, dans la crainte apparemment qu'ils ne l'infectent par leur haleine. Quelques officiers tiennent des terres du roi pour ce service; et leur charge les obligeant de planter ces fleurs dans les lieux où elles croissent le mieux, ils ont le droit de choisir le terrain qui est de leur goût, sans examiner à qui il appartient.

Knox vit parmi les animaux du roi un tigre noir, un daim blanc et un éléphant moucheté. Les singes sont non-seulement en grande abondance dans les bois, mais de diverses espèces, dont quelques-unes ne peuvent être comparées à celles des autres pays. La variété des fourmis n'est pas moins admirable dans l'île de Ceylan que leur abondance: elles y exercent les mêmes ravages que dans toute l'Afrique.

On voit dans le pays une sorte de sangsues noirâtres qui vivent sous l'herbe, et qui sont fort incommodes aux voyageurs qui vont à pied. Elles ne sont pas d'abord plus grosses qu'un crin de cheval; mais en croissant elles deviennent de la grosseur d'une plume d'oie, et longues de deux ou trois pouces: on n'en voit que dans la saison des pluies; c'est alors que, montant aux jambes de ceux qui voyagent pieds nus, suivant l'usage du pays, elles les piquent et leur sucent le sang avec plus de vitesse qu'ils n'en peuvent avoir à s'en délivrer. On aurait peine à concevoir une action si prompte, si l'auteur n'ajoutait que le principal embarras vient de leur multitude, qui ferait perdre le temps, dit-il, à vouloir leur faire quitter prise. Aussi prend-on le parti de souffrir leurs morsures, d'autant plus qu'on les croit fort saines. Après le voyage, on se frotte les jambes avec de la cendre, ce qui n'empêche pas qu'elles ne continuent de saigner long-temps. On voit aussi des sangsues d'eau qui ressemblent aux nôtres.

Les petits perroquets verts y sont en grand nombre et ne peuvent apprendre à parler. En récompense, le malcrouda et le cancouda, deux autres oiseaux de la grosseur d'un merle, dont le premier est noir, et l'autre d'un beau jaune d'or, apprennent très-facilement. Les bois et les champs sont remplis de plusieurs sortes de petits oiseaux remarquables par la variété et l'agrément de leur plumage. Leur grosseur est celle de nos moineaux; on en voit de blancs comme la neige, qui ont la queue d'un pied de long et la tête noire, avec une touffe de plumes qui les couronne. D'autres, qui ne diffèrent qu'en couleur, sont rougeâtres comme une orange mûre, et couronnés d'une touffe noire. L'oiseau qu'on nomme carlo ne se pose jamais à terre, et se perche toujours sur les plus, hauts arbres: il est aussi gros qu'un cygne, de couleur noire, a les jambes courtes, la tête d'une prodigieuse grosseur, le bec rond, avec du blanc des deux côtés de la tête, qui lui forme comme deux oreilles, et une crête blanche de la figure de celle d'un coq.

Un pays chaud, pluvieux et rempli d'étangs et de bois, ne saurait manquer de produire un grand nombre de serpens. Celui que les habitans nomment pimberah est de la grosseur d'un homme et d'une longueur proportionnée. C'est un boa qui ressemble à ceux que nous avons déjà décrits. Le noya est grisâtre, et n'a pas plus de quatre pieds de longueur; il tient quelquefois la moitié de son corps élevée pendant deux ou trois heures, ouvrant sa gueule entière, au-dessus de laquelle on croit lui voir une paire de lunettes; cependant il n'est pas nuisible, et par cette raison les Indiens lui donnent le nom de noya rodgherah, qui signifie serpent royal. Lorsqu'il rencontre le polonga, autre serpent qui est venimeux, ils commencent un combat qui ne finit que par la mort de l'un ou de l'autre. Le caroula, long d'environ deux pieds et fort venimeux, se cache dans les trous et les couvertures des maisons, où les chats lui donnent la chasse et le mangent. Les gherendés sont en grand nombre, mais sans venin, et ne font la guerre qu'aux œufs des petits oiseaux. L'hiécanella est une sorte de lézard venimeux, qui se cache dans le chaume des maisons, mais qui n'attaque pas les hommes, s'il n'est provoqué. On ne se représente pas sans frémir une grosse araignée de Ceylan nommée démocoulo, longue, noire, velue, tachetée et luisante, qui a le corps de la grosseur du poing, et les pieds à proportion. Elle se cache ordinairement dans le creux des arbres et dans d'autres trous. Rien n'est plus venimeux que cet insecte; sa blessure n'est pas mortelle; mais la qualité de son venin trouble l'esprit et fait perdre la raison. Les bestiaux sont souvent mordus ou piqués de cet insecte monstrueux, et meurent sans qu'on y puisse remédier. Les hommes trouvent du secours dans leurs herbes et leurs écorces, lorsqu'ils emploient promptement cette ressource.

L'île de Ceylan a plusieurs sortes de pierres précieuses; mais le roi, qui en possède en fort grand nombre, ne permet pas qu'on en cherche de nouvelles. Dans les lieux où l'on sait qu'elles se trouvent, il fait planter des pieux pointus, qui menacent ceux qui en approcheraient d'être empalés vifs. On tire de plusieurs rivières, des rubis, des saphirs et des yeux de chat pour ce prince. Knox vit plusieurs petites pierres transparentes de diverses couleurs, dont quelques-unes étaient de la grosseur d'un noyau de cerise, et d'autres plus grosses. Il vit aussi des rubis et des saphirs. Le fer et le cristal sont communs dans l'île, et les habitans font de l'acier de leur fer. Ils ont aussi du soufre; mais le roi défend qu'on le tire des mines. Ils ont quantité d'ébène, beaucoup de bois à bâtir, de la mine de plomb, des dents d'éléphant, du turmeric, du musc, du coton, de la cire, de l'huile, du riz, du sel, du poivre, qui croît fort bien, et qu'ils recueilleraient en abondance, s'ils avaient occasion de s'en défaire. Mais les marchandises qui sont véritablement propres au pays sont la cannelle et le miel sauvage.

Un roi de Candy avait conçu une telle haine contre les Portugais, que, lorsqu'en 1602 l'amiral hollandais Spilberg aborda à Ceylan, ce prince, ne voyant dans ces nouveaux venus que les ennemis naturels du Portugal, et apprenant qu'ils avaient des vues d'établissement dans l'île, leur dit ces propres paroles: «Vous devez compter que, s'il plaît aux états et aux princes vos maîtres de faire bâtir une forteresse sur mes terres, la reine, le prince et la princesse que vous voyez ici seront les premiers à porter sur leurs épaules des pierres de la chaux, et tous les matériaux nécessaires. Ceux qui seront envoyés de la part de vos maîtres auront la liberté de choisir la baie ou le lieu qui leur conviendront.» Les rois de Ceylan durent s'apercevoir dans la suite qu'ils n'avaient fait que changer de tyrans. Les Hollandais sont depuis long-temps seuls en possession de tout le commerce de l'île, et en état de donner des lois à ses souverains, quoiqu'ils paraissent borner leur domaine le long des côtes, à douze lieues d'étendue dans les terres.

CHAPITRE IV.

Île de Sumatra.

De Ceylan, située comme nous l'avons vu, presque vis-à-vis le cap Comorin, à l'entrée du golfe de Bengale, en voguant directement vers l'est, vous rencontrez à l'autre extrémité de ce golfe l'île de Sumatra, séparée de Malacca par le détroit qui porte ce nom.

Sumatra, île plus grande que l'Angleterre et l'Écosse, s'étend depuis la pointe d'Achem, à 5 degrés et demi de latitude du nord, jusqu'au détroit de la Sonde, vers 5 degrés et demi du sud, ce qui fait environ trois cents lieues françaises pour sa longueur. L'intérieur du pays est rempli de hautes montagnes; mais, proche la mer, la plus grande partie de l'île est basse, et ne manque ni de bons pâturages, ni d'excellentes terres pour le riz et pour les fruits des Indes. Elle est arrosée de plusieurs belles rivières. Les petites sont en si grand nombre, qu'elles rendent la terre continuellement humide, et dans quelques endroits fort marécageuse, indépendamment des pluies qui commencent régulièrement au mois de juin, et qui ne finissent que dans le cours d'octobre. L'air est dangereux alors pour les étrangers, surtout dans les parties les plus proches de la ligne, telles que le pays de Tikou et de Passaman. Les Achémois mêmes n'y demeurent pas sans crainte, surtout pendant les pluies. Les vents qui règnent alors sur cette côte s'y rompent avec de grands tourbillons et d'horribles tempêtes. Des calmes succèdent presque tout d'un coup, pendant lesquels l'air n'étant plus agité, et la terre continuant d'être abreuvée de pluies continuelles, le soleil attire des vapeurs très-puantes, qui causent des fièvres pestilentielles, dont l'effet le plus commun est d'emporter les étrangers dans l'espace de deux ou trois jours, ou de leur laisser des enflures douloureuses et très-difficiles à guérir.

La ville d'Achem étant à la pointe du nord, on y respire un air plus pur et plus tempéré. Elle est située sur une rivière de la grandeur de la Somme, à la distance d'environ une demi-lieue du rivage de la mer, au milieu d'une grande vallée large de six lieues. La terre est propre à y produire toutes sortes de grains et de fruits; mais on n'y sème que du riz, qui est la principale nourriture des habitans. Quoique les cocotiers y soient les arbres les plus communs, on y trouve, comme dans le reste de l'île, tous les arbres fruitiers des Indes, mais peu de légumes et d'herbes potagères. Les pâturages, qui sont d'une beauté admirable, nourrissent quantité de buffles, de bœufs et de cabris. Les chevaux y sont en grand nombre, mais de petite taille. Les moutons n'y profitent point. L'abondance des poules et des canards est extraordinaire. On les nourrit avec soin pour en vendre les œufs. Beaulieu parle avec étonnement du nombre des sangliers, qu'il dit être infini. Ils se trouvent, dit-il, dans les campagnes, dans les pâturages, et jusque dans les haies des maisons; ils ne sont ni si grands ni si furieux qu'en France. Les cerfs et les daims surpassent les nôtres en grandeur. Les lièvres et les chevreuils sont rares dans toutes les parties de l'île; mais tout autre gibier de chasse y est fort commun. On voit beaucoup d'éléphans sauvages dans les montagnes et dans les bois; des tigres, des rhinocéros, des buffles sauvages, des porcs-épics, des civettes, des singes, des couleuvres et de fort gros lézards. Les rivières sont assez poissonneuses; mais la plupart sont infestées de crocodiles.

Le roi d'Achem possède la meilleure et la plus grande partie de l'île; le reste est divisé en cinq ou six rois, dont toutes les forces réunies n'approchent pas des siennes. La côte occidentale est bordée d'un grand nombre d'îles, quelques-unes assez grandes, mais à dix-huit ou vingt lieues de Sumatra; d'autres plus petites, qui n'en sont qu'à trois ou quatre lieues. Les habitans de celles qui ne sont pas désertes paraissent de la même race que les anciens originaires de la grande île, dont ils ont été chassés apparemment par les Malais. Vers 5 degrés de latitude sud est l'île d'Enganno, habitée par une espèce de sauvages très-cruels, qui sont nus, avec une longue chevelure, et qui massacrent sans pitié tous les étrangers dont ils peuvent se saisir. À 3 degrés et demi on trouve une île de quatorze ou quinze lieues de longueur, que les Hollandais ont nommée l'île de Nassau. Quatre ou cinq lieues au-dessus, vers la ligne équinoxiale, est une autre île habitée et longue de sept ou huit lieues. Elle est suivie de celle de Mintou, qui n'est qu'à 1 degré et demi de la ligne. Les habitans sont vêtus, et font un commerce régulier avec ceux de Tikou, quoiqu'ils n'aient pas le même langage.

Le royaume d'Achem avait autrefois quantité de poivre; mais un de ses rois, ayant observé que le commerce faisait négliger l'agriculture aux habitans, fit détruire la plus grande partie des poivriers. À six lieues de la capitale, vers Pédir, s'élève une haute montagne en forme de pic, d'où l'on tire quantité de soufre. Poulo-ouai, une des îles de la rade d'Achem, en fournit beaucoup; et c'est de ces deux sources que toute l'Inde le reçoit pour faire de la poudre. Le territoire de Pédir est si fertile en riz, qu'on le nomme le grenier d'Achem. Il n'est pas moins favorable aux vers à soie, qui fournissent de la matière aux manufactures d'Achem pour fabriquer diverses étoffes, dont le commerce est considérable dans toutes les parties de l'île. Les habitans de la côte de Coromandel achètent le reste de la soie crue. Elle n'est pas blanche comme celle de la Chine, ni si fine et si bien préparée; mais, quoique jaune et dure, on en fait d'assez beau taffetas. De Pacem jusqu'à Délhi, on trouve plusieurs cantons assez riches des bienfaits de la nature pour aider ceux qui sont moins heureusement partagés. Beaulieu vante, à Délhi, une source d'huile inextinguible, c'est-à-dire qui, ne cessant point de brûler lorsqu'une fois elle est allumée, conserve son ardeur jusqu'au milieu de la mer. Le roi d'Achem s'en était servi dans un combat contre les Portugais, pour mettre le feu à deux galions qui furent entièrement consumés. Daya est fertile en riz et très-riche en bestiaux. Cinquel produit beaucoup de camphre, que les marchands de Surate et de la côte de Coromandel achètent à grand prix. Barros est une fort belle ville située sur une grosse rivière, dans une campagne bien cultivée. On y fait beaucoup de benjoin, qui sert de monnaie aux habitans, et qui est célèbre aux Indes sous le nom même de la ville dont il vient. Le plus blanc est le plus estimé. On recueille beaucoup de camphre à Barros; mais celui de Bataham, qui est en plus petite quantité, passe pour le meilleur.

Passaman, où commencent les poivriers, est située au pied d'une très-haute montagne qu'on découvre de trente lieues en mer, lorsque le ciel est serein. Le poivre y croît parfaitement. Tikou, qui est sept lieues plus loin, en offre encore plus. Passaman est bien peuplée: sa situation est plus agréable que celle de Tikou, et l'air plus sain. Les vivres y sont en plus grande abondance; mais le poivre y est moins fertile. Les habitans sont dédommagés par le commerce de l'or avec Manincabo. Padang a peu de poivre; mais le commerce de l'or y est considérable, et sa rivière forme un port naturel, qui peut recevoir de grands vaisseaux. Les Hollandais se sont établis à Palimban.

Toutes ces villes, et les lieux voisins, sont fort bien peuplés jusqu'au pied des montagnes. Les terres y sont régulièrement cultivées. Entre les habitans étrangers ou naturels il se trouve des personnes riches, qui jouissent heureusement de leur fortune; mais ils ne doivent leur tranquillité qu'au bonheur de vivre loin d'Achem. Beaulieu, que nous suivons ici[7], parle de la présence du roi comme d'un fléau terrible qui fait autant de malheureux qu'il y a d'habitans dans sa capitale. Il ajoute qu'ils méritent leur sort, parce qu'ils sont d'une méchanceté odieuse. Mais, rendant justice à leurs bonnes qualités, il leur attribue de l'esprit et de l'éloquence, de la correction dans leur langage, une belle main pour l'écriture, dans laquelle ils s'attachent tous à se perfectionner; une profonde connaissance de l'arithmétique, suivant l'usage des Arabes; du goût pour la poésie, qu'ils mettent presque toujours en chant; une propreté dans leurs habits et dans leurs maisons, qu'ils porteraient volontiers jusqu'à la magnificence, si le roi ne faisait tomber ses principales vexations sur les personnes riches. Les arts sont en honneur dans la ville d'Achem. Il s'y trouve d'excellens forgerons, qui font toutes sortes d'ouvrages de fer; des charpentiers qui entendent fort bien la construction des galères; des fondeurs pour tous les ouvrages de cuivre. Ils sont extrêmement sobres: le riz fait leur seule nourriture; les plus riches y joignent un peu de poisson et quelques herbages. Il faut être un grand seigneur à Sumatra pour avoir une poule rôtie ou bouillie, qui sert pendant tout le jour. Aussi disent-ils que deux mille chrétiens dans leur île l'auraient bientôt épuisée de bœufs et de volaille. Ils sont tous mahométans, et feignent beaucoup de zèle pour leur religion. «Mais dit, Beaulieu, on découvre aisément leur hypocrisie, surtout dans l'affection qu'ils font éclater pour leur roi, à qui tous ils désireraient d'avoir mangé le cœur. Ils le redoutent jusqu'au point que, dans la crainte continuelle que leurs voisins ou les témoins de leur conduite n'attirent sur eux sa colère par quelque rapport malicieux, ils s'efforcent eux-mêmes de les prévenir par de fausses accusations. De là vient sa cruauté, parce que, sans cesse obsédé de délateurs, il s'imagine qu'on en veut sans cesse à sa vie, et que tous ses sujets sont autant de mortels ennemis dont il ne peut trop se défier. Le frère accuse le frère; un père est accusé par son fils. Lorsqu'on leur reproche cet excès d'inhumanité, et qu'on les rappelle aux droits de la conscience, ils répondent que Dieu est loin, mais que le roi est toujours proche.»

La pluralité des femmes est établie à Sumatra, comme dans tous les pays mahométans, et les lois du mariage y sont les mêmes. Le débiteur insolvable est abandonné aux créanciers, dont il est l'esclave jusqu'à son paiement. Beaulieu parle avec admiration du respect que les Achémois ont pour la justice. Un criminel arrêté par une femme ou par un enfant n'ose prendre la fuite, et demeure immobile. Il se laisse conduire avec la même docilité devant le juge, qui le fait punir sur-le-champ. Le châtiment ordinaire pour les fautes communes est la bastonnade. Après l'exécution, chacun s'en retourne tranquillement, sans qu'on puisse distinguer le coupable entre les accusateurs, c'est-à-dire qu'on n'entend d'une part aucune plainte, ni de l'autre aucun reproche. Un jour que les affaires de Beaulieu l'avaient conduit au tribunal, et qu'il avait été reçu fort civilement par le juge, il fut témoin de plusieurs procès; entre autres, de celui d'un homme qui avait eu la curiosité de voir la femme de son voisin par-dessus une haie, tandis qu'elle était à se laver. Cette femme en avait fait des plaintes à son mari, qui, s'étant saisi du coupable, l'amenait lui-même en justice, où il fut condamné à recevoir sur ses épaules trente coups de rotang[8]. Aussitôt il fut conduit hors de la salle par l'exécuteur, qui commençait à lever le bras; mais, entrant alors en capitulation pour éviter le supplice, il proposa six mazes. L'exécuteur en demanda quarante; et, le voyant incertain, il lui donna un coup si rude, que le marché fut bientôt à vingt mazes. La sentence n'en fut pas moins exécutée, mais avec tant de douceur, que le rotang ne faisait que toucher aux habits. Cette capitulation s'était faite à la vue du juge et de ses assesseurs, qui ne s'y étaient pas opposés; et le coupable, demeurant libre après l'exécution, se mêla tranquillement parmi les spectateurs pour entendre le jugement de quelque autre cause. Beaulieu apprit de son interprète, que c'était l'usage commun; mais que celui qui avait payé les vingt mazes était sans doute un homme riche, et que ceux qui l'étaient moins aimaient mieux subir la punition que de s'en exempter à prix d'argent. Le roi ne laissant guère passer de jour sans quelque exécution sanglante, telle que de faire couper le nez, crever les yeux, châtrer, couper les pieds, les poings ou les oreilles, les exécuteurs demandaient aux coupables combien ils voulaient donner pour être châtrés proprement, pour avoir le nez ou le poing coupé d'un seul coup, ou, si la sentence était capitale, pour recevoir la mort sans languir. Le marché se concluait à la vue des spectateurs, et la somme était payée sur-le-champ. Celui qui manquait d'argent, ou qui le préférait à sa sûreté, s'exposait à se voir couper le nez si haut, que le cerveau demeurait à découvert; à se voir hacher le pied de deux ou trois coups, à perdre une partie de la joue ou de l'oreille. Mais Beaulieu admire qu'à l'âge même de cinquante ou soixante ans, toutes ces mutilations soient rarement mortelles, quoiqu'on n'y apporte point d'autre remède que de mettre dans de l'eau les parties mutilées, d'arrêter le sang et de bander la plaie. Il ne reste d'ailleurs aucune tache aux coupables qui ont subi cette rigoureuse justice. Ils seraient en droit de tuer impunément ceux qui leur feraient le moindre reproche. «Tout homme, disent les Achémois, est sujet à faillir, et le châtiment expie la faute.» Il ne manque rien à cette belle justice, puisqu'il plaît aux historiens de l'appeler ainsi, si ce n'est que le bourreau, qui doit être un des hommes les plus riches du royaume, devrait en conscience partager avec le despote l'argent qu'il reçoit pour le nez et les oreilles qu'il coupe proprement.

Le chef de la religion, qui porte le titre de cadi dans le royaume d'Achem, juge toutes les affaires qui concernent les mœurs et le culte établi. Le sabandar préside à celles du commerce. Quatre mérignes, ou chefs de patrouilles, veillent nuit et jour à la sûreté publique. Chaque orencaie participe à l'administration dans un canton qu'il gouverne; et cette distribution d'autorité sert beaucoup à l'entretien de l'ordre. Elle n'expose jamais celle du roi, parce que, dans la petite étendue de chaque gouvernement, les orencaies n'ont point assez de forces pour se rendre redoutables, et qu'ils servent entre eux comme d'espions pour s'observer.

La garde royale est de trois mille hommes, qui ne sortent presque jamais des premières cours du château. Les eunuques, au nombre de cinq cents, forment une garde plus intérieure, dans l'enceinte où nul homme n'a la liberté de pénétrer. C'est proprement le palais, qui n'est habité que par le roi et par ses femmes. L'Asie a peu de sérails aussi bien peuplés. Dans une multitude infinie de femmes et de concubines on comptait alors vingt filles de rois, entre lesquelles était la reine de Péta, que le roi d'Achem avait enlevée. Cependant il n'avait qu'un fils âgé de dix-huit ans, et plus cruel encore que lui.

Les éléphans du roi d'Achem sont toujours au nombre de neuf cents, dont on exerce la plupart au bruit des mousquetades et à la vue du feu. Ils sont si bien instruits, qu'en entrant dans le château, ils font la sombaie, ou le salut devant l'appartement du roi, en pliant les genoux et levant trois fois la trompe. On rend tant d'honneurs à ceux qui passent pour les plus courageux et les mieux instruits qu'on fait porter devant eux des quitasols[9], distinction réservée d'ailleurs pour la personne du roi. Le peuple s'arrête lorsqu'ils passent dans une rue, et quelqu'un marche devant eux avec un instrument de cuivre, dont le son avertit toute la ville du respect qu'on leur doit. Ce respect me paraît très-bien placé. Il s'en faut de beaucoup que les habitans de Sumatra vaillent leurs éléphans.

Le roi hérite de tous ses sujets, lorsqu'ils meurent sans enfans mâles. Ceux qui ont des filles peuvent les marier pendant leur vie; mais si le père meurt avant leur établissement, elles appartiennent au roi, qui se saisit des plus belles, et qui les entretient dans l'intérieur du palais. De là vient la multitude extraordinaire de ses femmes.

Il tire un profit immense de la confiscation des biens, qui est le châtiment ordinaire des plus riches coupables. Il s'attribue la succession de tous les étrangers qui meurent dans ses états. Ce n'était pas sans peine que les Européens s'étaient fait excepter de cette loi. Quelques marchands de Surate et de Coromandel étant morts à Achem pendant le séjour que Beaulieu fit dans cette ville, non-seulement tous leurs effets furent saisis au nom du roi, mais on mit leurs esclaves à la torture, pour leur faire déclarer s'ils n'avaient pas détourné quelques diamans ou d'autres richesses. Un ancien usage le met en droit de confisquer tous les navires qui font naufrage sur les terres de son obéissance; et, d'après la situation de ces côtes, ce malheur arrive souvent aux étrangers: hommes et marchandises, tout est enlevé par ses ordres. On sait que la même barbarie a régné long-temps en Europe.

CHAPITRE V.

Île de Java.

L'île de Java est séparée de celle de Sumatra par le détroit de la Sonde. Après des tentatives réitérées, les Hollandais s'établirent à Bantam, capitale de cette île, malgré les obstacles qu'ils éprouvèrent de la part des Anglais, qui s'y étaient fixés avant eux. Ces obstacles furent surmontés par une patience infatigable, par les efforts d'une puissance maritime qui prenait tous les jours de nouveaux accroissemens; et cette nation est parvenue à fonder des comptoirs florissans dans cette île, ainsi qu'aux Moluques et dans tout l'archipel indien.

Marc-Pol donne à l'île de Java trois cents lieues de circuit; les géographes la placent entre 6 et 9 degrés de latitude sud. Les habitans se croient originaires de la Chine. Leurs ancêtres, disent-ils, ne pouvant supporter l'esclavage où ils étaient réduits par les Chinois, s'échappèrent en grand nombre, et vinrent peupler cette île. Si l'on s'arrêtait à leur physionomie, cette opinion ne serait pas sans vraisemblance. La plupart ont, comme les Chinois, le front large; les joues grandes, les yeux fort petits. Cette idée se trouve encore confirmée par le témoignage de Marc-Pol, qui, ayant vécu parmi les Tartares, avait appris d'eux que la grande Java leur payait anciennement un tribut, et qu'aussitôt que les Chinois se furent révoltés contre eux, les Javanais secouèrent le joug. On voit encore à Bantam un grand nombre de Chinois qui viennent s'y établir pour se dérober aux rigoureuses lois de la Chine.

On ne saurait douter du moins que les habitans de Java n'aient depuis long-temps leur propres rois. Il est arrivé dans cette île, comme dans d'autres pays, que, faute de lois ou d'ordre bien établi dans la succession, quantité de particuliers ont aspiré au titre de souverain, et se sont formé de petits états par la force ou par l'adresse. Chaque ville en composait un, avec les terres de sa dépendance; mais le royaume de Bantam a toujours été le plus puissant.

Parmi les principales villes de Java on trouve d'abord Balambouam, ville célèbre et revêtue de bonnes murailles. Elle a vis-à-vis d'elle l'île de Bali, dont elle n'est séparée que par un détroit d'une demi-lieue de large, qu'on nomme le détroit de Balambouam. À dix lieues au nord de cette ville, on trouve celle de Panaroucan, où quantité de Portugais s'étaient établis, parce qu'ils y étaient amis du roi, et que le port y est excellent. Il s'y fait un grand commerce d'esclaves, de poivre-long, et de ces habits de femmes qui portent le nom de conjorins dans le pays. Au-dessus de Panaroucan est une grande montagne ardente qui s'ouvrit pour la première fois en 1586, avec tant de violence, qu'elle couvrit la ville de cendres et de pierres, et tous les environs d'une épaisse fumée qui obscurcit pendant trois jours la lumière du soleil. Cet horrible embrasement fit périr dix mille insulaires.

On trouve, six lieues plus loin, la ville de Passaouran, où l'on fait un commerce de toile de coton. Dix lieues plus à l'ouest, se présente la ville d'Ioartan, située sur une belle rivière, avec un bon port, où relâchent les vaisseaux qui reviennent des Moluques à Bantam. On y trouve toutes sortes de rafraîchissemens. Guerrici est une autre ville qui est située sur le bord occidental de la même rivière. On charge dans ces deux villes quantité de sel pour Bantam.

À dix lieues au nord-nord-ouest, on trouve Toubaon, ou Touban, ville marchande et bien murée: c'est la plus belle ville de l'île. Son roi, que les Hollandais virent dans leur second voyage, se distinguait par la magnificence de sa cour. Un jour qu'ils étaient descendus au rivage, il s'y rendit pour leur faire honneur; et les conduisit ensuite à son palais. Il leur montra ses éléphans, chacun sous un petit toit particulier soutenu par quatre colonnes. On leur fit remarquer le plus grand et le plus beau, dont on leur raconta des choses fort extraordinaires. Lorsqu'on lui commandait de tuer quelqu'un, il exécutait aussitôt cet ordre; et, prenant le cadavre, qu'il se mettait sur le dos avec sa trompe, il allait le jeter aux pieds du roi. La moitié de sa trompe était blanche. Il était si bien dressé aux combats, que le roi n'en montait pas d'autre pendant la guerre. On lui donnait une arme dont il se servait aussi habilement avec sa trompe que le soldat le plus exercé. Les Hollandais en comptèrent douze autres, tous d'une beauté extraordinaire, mais moins grands que le premier, auquel ils donnent la hauteur de deux hommes l'un sur l'autre.

Le premier appartement qu'on leur fit voir contenait le bagage du roi dans des caisses entassées les unes sur les autres. On porte toutes ces caisses avec le roi dans ses moindres voyages. De là ils entrèrent dans l'appartement des coqs de joute, dont chacun occupe une cage particulière de la forme de celles où l'on renferme les alouettes de Hollande, mais dont les bâtons ont deux doigts d'épaisseur. Il y a des officiers commis pour en prendre soin et pour régler leurs combats. Cet usage de les tenir renfermés à la vue l'un de l'autre, les rend si vifs et si colères, qu'ils se battent avec une furie surprenante. Les Hollandais passèrent dans l'appartement des perroquets, qui leur parurent beaucoup plus beaux que ceux qu'ils avaient vus dans d'autres lieux, mais d'une grosseur médiocre. Les Portugais leur donnent le nom de noiras: ils ont un rouge vif et lustré sous la gorge et sous l'estomac, et comme une belle plaque d'or sur le dos; le dessus des ailes est mêlé de vert et de bleu, et le dessous paraît d'un bel incarnat. Cette espèce est si recherchée dans les Indes, qu'on donne volontiers jusqu'à dix piastres pour un noiras. On lit dans les voyages de Linschoten que les Portugais ont tenté inutilement de transporter quelques-uns de ces beaux oiseaux en Europe, parce qu'ils sont trop délicats pour résister à la navigation. Cependant les Hollandais en apportèrent à Amsterdam en 1598. Les noiras sont d'un agrément admirable pour leurs maîtres. Ils les caressent avec une douceur et une familiarité surprenantes; mais ils mordent les étrangers avec fureur.

Les Hollandais furent conduits de cet appartement dans celui des chiens, qui avaient leurs loges à part, et chacun son maître particulier, qui l'instruisait pour la chasse ou pour d'autres exercices. Le roi demanda s'il y avait de grands chiens en Hollande. On lui répondit qu'il y en avait d'aussi grands que ses petits chevaux, et si furieux, qu'ils étaient capables de tuer un homme. Il demanda si les chevaux y étaient grands. On lui dit qu'il s'en trouvait d'aussi grands que ses petits éléphans. Ces deux réponses furent reçues d'abord comme une plaisanterie; mais lorsqu'on les eut renouvelées sérieusement, il offrit un prix considérable pour un des plus grands chevaux et un des plus grands chiens de Hollande. Sa surprise devint encore plus grande en apprenant que la différence des climats ne permettait pas d'amener facilement ces animaux jusqu'aux Indes.

Après avoir admiré l'appartement des chiens, on conduisit les Hollandais dans celui des canards; Ils les trouvèrent semblables à ceux de Hollande, excepté qu'ils étaient un peu gros, et que la plupart étaient blancs. Leurs œufs sont plus gros du double que ceux de nos plus belles poules. Un satirique s'amuserait à faire d'une pareille cour une allégorie plaisante, et un misanthrope dirait qu'elle en vaut bien une autre. Après leur avoir montré tous les animaux, on leur fit voir l'appartement des femmes.

Ce prince fit conduire un autre jour les Hollandais dans sept écuries, dont chacune ne contenait qu'un cheval. Elles étaient fermées, par les côtés, d'un treillage de bois, et le dessous n'était aussi qu'une sorte de planches à jour, par laquelle la fiente des chevaux pouvait passer pour être emportée aussitôt. Les chevaux de Java ne sont pas grands; mais ils sont bien faits et légers à la course. En général, les chevaux sont assez rares dans les Indes, et par conséquent d'un grand prix.

Après avoir passé les canaux qui séparent les îles du golfe d'Iacatra, on arrive enfin devant Bantam, dont le port est sans comparaison le plus grand et le plus beau de l'île entière: aussi est-il comme le centre du commerce. La ville est située dans un pays bas, au pied d'une haute montagne, à la distance d'environ vingt-cinq lieues de Sumatra. Trois rivières qui l'arrosent, c'est-à-dire une de chaque côté, et la troisième au milieu, n'y laisseraient rien à désirer pour la facilité du commerce, si elles avaient plus de profondeur; mais la plus profonde n'a guère plus de trois pieds d'eau: elles ne peuvent recevoir les bâtimens qui en tirent davantage. Au lieu d'arbres pour les former, on n'emploie que de gros roseaux. Bantam est à peu près de l'ancienne grandeur d'Amsterdam.

La plupart des maisons sont environnées de cocotiers, et la ville en est remplie. Elles sont faites de paille et de roseaux, et soutenues par huit ou dix piliers de bois, qui sont chargés d'ornemens de sculpture. Le toit est de feuilles de cocotier. Elles sont ouvertes par le bas pour recevoir de la fraîcheur; car le froid n'est pas connu dans l'île. Pour les fermer pendant la nuit, elles ont de grands rideaux qui se tirent et s'attachent. Les cloisons des chambres, ou des appartemens, sont composées de lattes de bambou, espèce de gros roseau de la dureté du bois, qui est fort commun dans l'île et dans toutes les Indes. Ainsi les habitans de Bantam se logent à peu de frais.

Bantam a trois grandes places publiques où le marché se tient chaque jour, autant pour le commerce que pour les nécessités de la vie. Le plus grand, qui est du côté oriental de la ville, et qui s'ouvre dès la pointe du jour, est le rendez-vous d'une infinité de marchands portugais, arabes, turcs, chinois, pégouans, malais, bengalis, guzarates, malabares, abyssins, et de toutes les régions des Indes. Cette assemblée dure jusqu'à neuf heures du matin. C'est dans la même place qu'on voit la grande mosquée de Bantam environnée d'une palissade. On trouve en chemin quantité de femmes qui se tiennent assises avec des sacs et une mesure nommée gantan, qui contient environ trois livres de poivre, pour attendre les paysans qui apportent leur poivre au marché. Elles sont fort entendues dans ce commerce; mais les Chinois, encore plus fins, vont au-devant des paysans, et s'efforcent d'acheter en gros toute leur charge. On trouve d'autres femmes dans l'enceinte de la palissade qui vendent du bétel, de l'arec, des melons d'eau, des bananes; et plus loin d'autres encore qui vendent toutes sortes de pâtisseries toutes chaudes. D'un côté de la place, on vend diverses espèces d'armes, telles que des pierriers de fonte, des poignards, des pointes de javelots, des couteaux et d'autres instrumens de fer. Ce sont des hommes qui se mêlent exclusivement de ce commerce. Ensuite on trouve le lieu où se vend le sandal blanc et jaune; et successivement, dans les lieux séparés, du sucre, du miel et des confitures; des féves noires, rouges, jaunes, grises, vertes; de l'ail et des ognons. Devant ce dernier marché se promènent ceux qui ont des toiles et d'autres marchandises à vendre en gros. Là sont aussi ceux qui assurent les vaisseaux et les autres entreprises de commerce. À droite du même lieu est le marché aux poules, où se vendent en même temps les cabris, les canards, les pigeons, les perroquets, et quantité d'autres volailles. Ici, le chemin se divise en trois, dont l'un conduit aux boutiques des Chinois, l'autre au marché aux herbes, et le troisième à la boucherie. Dans le premier, on trouve, à main droite, les joailliers, la plupart Coracons ou Arabes, qui présentent aux passans des rubis, des hyacinthes et d'autres pierreries; et à main gauche, les Bengalis, qui étalent toutes sortes d'émaux et de merceries. Plus loin, on arrive aux boutiques des Chinois, qui offrent des soies de toutes sortes de couleurs, des étoffes précieuses, telles que des damas, des velours, des satins, des draps d'or, du fil d'or, des porcelaines, et mille sortes de bijoux, dont il y a deux rues entières garnies des deux côtés. Par le second chemin, on trouve d'abord à droite des boutiques d'émaux, et à gauche le marché au linge pour les hommes; ensuite est le marché au linge pour les femmes, dans l'enceinte duquel il est défendu aux hommes d'entrer, sous peine d'une grosse amende. Un peu plus loin, on arrive au marché aux herbes et aux fruits, qui s'étend jusqu'au bout des places; et en retournant on trouve la poissonnerie. Un peu au delà, la boucherie à main gauche, où l'on vend surtout beaucoup de grosses viandes, telles que du bœuf ou du buffle. Plus loin encore est le marché aux épiceries et aux drogues, où les boutiques ne sont tenues que par des femmes. Ensuite on trouve à main droite le marché au riz, à la poterie et au sel; et à gauche, le marché à l'huile et aux cocos, d'où l'on revient par le premier chemin à la grande place où les marchands s'assemblent, et qui leur sert de bourse.

Nous avons cru ne devoir rien retrancher de cette description, qui offre le tableau complet d'une ville commerçante, et qui pourrait servir de modèle à plus d'une capitale, où notre police européenne, si admirable en quelques parties, et si imparfaite dans d'autres, laisse encore tant de désordre et de malpropreté.

La religion, dans l'île de Java, n'est point uniforme. Les habitans du centre de l'île et de ce que les Hollandais nomment le haut pays sont véritablement païens, et fort attachés à l'opinion de la métempsycose, qui leur fait respecter les animaux jusqu'à les élever avec soin, dans la seule vue de prolonger leur vie. C'est un crime parmi eux de les tuer, et surtout de les faire servir à la nourriture. Il se trouve aussi quelques païens le long de la mer; particulièrement sur la côte occidentale, qui est la plus connue; mais, en général, la plupart des Javanais sont mahométans. Les Hollandais apprirent, dans leur premier voyage, qu'il n'y avait pas plus de cinquante à soixante ans que l'île avait embrassé la religion de Mahomet, et qu'elle tire de la Mecque et de Médine la plus grande partie de ses docteurs. Aussi les superstitions et les pratiques de cette croyance y sont-elles encore dans toute leur force.

La pluralité des femmes n'en est pas l'article le plus négligé, et l'auteur observe qu'outre la permission de Mahomet, les Javanais ont une autre raison de ne se pas borner à une seule femme; c'est que dans l'île, et à Bantam en particulier, on trouve dix femmes pour un homme. Outre leurs femmes légitimes, ils prennent librement des concubines, qui servent comme de servantes aux premières, et qui font partie de leur cortége lorsqu'elles sortent de leurs maisons. Il faut même qu'une concubine ait la permission des femmes légitimes pour coucher avec son maître; mais il est établi en même temps qu'elles ne peuvent la refuser sans faire tort à leur honneur. Les enfans qui naissent des concubines ne peuvent être vendus, quoique leurs mères soient esclaves achetées à prix d'argent; ils sont nés pour les femmes légitimes comme Ismaël l'était pour Sara; mais ces marâtres s'en défont souvent par le poison.

Les enfans de l'île vont nus, à la réserve des parties naturelles, qu'ils se couvrent d'un petit écusson d'or ou d'argent. Les filles y joignent des bracelets; mais, lorsqu'elles ont atteint l'âge de treize ou quatorze ans, qui est le temps où l'usage les oblige de se vêtir, leurs parens ne perdent pas un moment pour les marier, s'ils veulent les sauver du libertinage. Une autre raison qui les porte à marier leurs enfans fort jeunes, est le désir de leur assurer leur succession. C'est un droit établi à Bantam, qu'à la mort d'un homme le roi se saisit de sa femme, de ses enfans et de son bien. Ainsi, pour dérober leurs enfans à la rigueur de la loi, les pères s'empressent de les marier quelquefois dès l'âge de huit ou dix ans. On a vu plus haut que la même coutume règne à Sumatra, dans le royaume d'Achem.

La dot des femmes, du moins entre gens de qualité, consiste dans une somme d'argent et dans un certain nombre d'esclaves. Pendant le séjour des Hollandais à Bantam, le second fils du sabandar épousa une jeune fille de ses parentes, à qui l'on donna pour dot cinquante hommes, cinquante jeunes filles et trois cent mille caxas, qui montent à peu près à la valeur de cinquante-six livres cinq sous, monnaie de Hollande.

Les femmes de qualité sont gardées si étroitement, que leurs fils même n'ont pas la liberté d'entrer dans leurs chambres; elles sortent rarement, et tous les hommes que le hasard leur fait rencontrer, sans en excepter le roi, sont obligés de se retirer à l'écart. Le plus grand seigneur ne peut leur parler sans la permission de leur mari. Elles ont toute la nuit du bétel auprès d'elles, pour en mâcher continuellement, et une esclave qui leur gratte la peau.

Les magistrats de Bantam tiennent le soir leurs assemblées au palais, pour rendre justice à ceux qui la demandent. L'entrée est ouverte à tout le monde; point d'avocats ni de procureurs, et les procès ne sont jamais fatigans par les longueurs. On attache à un poteau les criminels condamnés à mort, et l'unique supplice est de les poignarder dans cette situation. Les étrangers qui ont commis quelque meurtre peuvent se racheter pour une somme d'argent qu'ils paient au maître ou à la famille du mort; loi de pure politique, dont le but est de favoriser le commerce: les Hollandais eurent obligation plus d'une fois à cet établissement; mais les habitans du pays ne sont pas traités avec la même indulgence.

C'est pendant la nuit, et à la clarté de la lune, qu'on traite des affaires d'état, et qu'on prend les plus importantes résolutions. Le conseil s'assemble sous un arbre fort épais; il doit être au moins de cinq cents personnes, lorsqu'il est question d'imposer quelques nouveaux droits, ou de faire quelque levée de deniers sur la ville. Les conseillers donnent audience, et reçoivent les impositions qui regardent le bien public. S'il est question de guerre, on appelle au conseil les principaux officiers militaires, qui sont au nombre de trois cents. Il ne faut pas omettre un usage fort singulier: si le feu prend à quelque maison, les femmes sont obligées de l'éteindre sans le secours des hommes, qui se tiennent seulement sous les armes, pour empêcher qu'on ne les vole.

Lorsqu'un des principaux seigneurs, qui sont distingués par le nom de capitaines, se rend à la cour avec son train, il fait porter devant lui une ou deux javelines et une épée dont le fourreau est rouge ou noir. À cette marque, le peuple de l'un et de l'autre sexe s'arrête dans les rues, se retire à côté des maisons, et se met à genoux pour attendre que le seigneur soit passé. Tous les habitans de quelque distinction marchent dans la ville avec beaucoup de faste; ils sont suivis de leurs domestiques, dont l'un porte une boîte de bétel, l'autre un pot de chambre, d'autres un parasol qu'ils tiennent sur la tête de leur maître. Ils vont pieds nus, et ce serait une infamie, dans ces occasions, de marcher chaussés, quoique dans l'intérieur des maisons ils aient des sandales de cuir rouge, qui viennent de la Chine, de Malacca et d'Achem. Le maître porte entre ses mains un mouchoir broché d'or, et sur la tête un turban de Bengale dont la toile est très-fine. Quelques-uns ont sur les épaules un petit manteau de velours ou de drap. Leur poignard pend à la ceinture, par-derrière ou par-devant; et cette arme, qu'ils regardent comme leur principale défense, ne les quitte jamais.

Les insulaires de Java sont naturellement perfides, méchans, et d'un caractère atroce. Le meurtre les effraie peu dans leurs querelles, et le sort commun de celui qui a le dessous est de périr par la main de son adversaire. Mais la certitude du châtiment produit un effet fort étrange: celui qui a tué son ennemi dans un combat s'abandonne à sa fureur, et perce à droite et à gauche tout ce qui se rencontre dans son chemin, sans épargner les enfans, jusqu'à ce que le peuple attroupé se saisisse de lui et le livre à la justice.

Il arrive rarement qu'on l'arrête en vie, parce que, dans la crainte d'être poignardés, ceux qui le poursuivent se hâtent de le percer de coups. De toutes les nations connues, c'est la plus adroite aux larcins. Ils sont si vindicatifs, qu'étant blessés par leurs ennemis, ils ne craignent pas de s'enferrer dans leurs armes, pour le seul plaisir de les frapper à leur tour et de se venger en périssant.

Ils portent ordinairement les cheveux et les ongles fort longs; mais leurs dents sont limées. Ils ont le teint aussi brun que les Brésiliens. La plupart sont grands, robustes et bien proportionnés.

Malgré leur naturel féroce, leur soumission est admirable pour ceux qui les gouvernent, et pour tout ce qui porte le caractère d'une juste autorité. La certitude de la mort n'est pas capable de refroidir leur obéissance. Avec toutes ces qualités, ils sont nécessairement bons soldats, et d'une intrépidité qui ne connaît aucun danger; mais ils ne savent ni se servir du canon ni manier un fusil. Leurs armes sont de longues javelines, des poignards qu'ils nomment crics ou cris, des sabres et des coutelas. Leurs boucliers sont de bois ou de cuir étendu autour d'un cercle. Ils ont aussi des cottes d'armes, composées de plusieurs plaques de fer qu'ils joignent avec des anneaux. Leurs poignards sont bien trempés, et le fer en est si uni, qu'il paraît émaillé. Ils les portent ordinairement à leur ceinture. Le roi en donne un à chaque enfant dès l'âge de cinq ou six ans, avec le droit de le porter.

La milice ne reçoit point de solde; mais pendant la guerre on lui donne des habits, des armes, et la nourriture, qui est du riz et du poisson. La plupart des soldats sont attachés aux seigneurs et aux personnes riches, qui les logent et les nourrissent. C'est dans le nombre de ces esclaves qu'on fait consister la puissance et la plus grande distinction des seigneurs de Java. Ils apportent beaucoup de soin à nettoyer leurs armes, qui sont presque toujours teintes de quelque poison subtil, et aussi tranchantes que nos rasoirs. La nuit comme le jour ils ne prendraient pas un moment de repos sans les avoir auprès d'eux. Ils les tiennent sous leur tête en dormant. Craignant sans cesse ou méditant la trahison, ils ne prennent jamais confiance aux liens du sang ni à ceux de l'amitié. Un frère ne reçoit pas son frère dans sa maison sans avoir son poignard prêt, et trois ou quatre javelines à portée de ses mains. On voit même quelques pierriers dans leurs avant-cours, quoiqu'ils aient rarement de la poudre pour les charger. Ils font aussi usage de certains tuyaux qui leur servent à souffler de petites flèches d'os de poisson, dont la pointe est empoisonnée et affaiblie par quelques entailles, afin que, venant à se rompre plus aisément, elle demeure dans le corps pour y répandre son infection. En effet, les plaies s'enflamment de manière qu'elles sont presque toujours mortelles. Quelques Hollandais qui avaient été blessés de ces flèches ne laissèrent pas de se rétablir; mais les habitans, qui connaissaient la force du poison, en témoignèrent beaucoup de surprise.

La dissimulation, la ruse et la fraude sont des vices communs à tous les marchands de Bantam. Ils falsifient particulièrement le poivre en y mêlant du sable et de petites pierres qui en augmentent le poids. Cependant leur commerce est florissant, non-seulement dans leur pays et dans les villes voisines, mais jusqu'à la Chine, et dans la plus grande partie des Indes. On leur apporte du riz de Macassar et de Sombaïa. Il leur vient des cocos de Balambouan, Joartam, Gherrici, Pati, Jouama et d'autres lieux leur envoient du sel, qu'ils transportent eux-mêmes dans l'île de Sumatra, où ils l'échangent pour du laque, du benjoin, du coton, de l'écaille de tortue et d'autres marchandises. Le sucre, le miel et la cire leur viennent de Jacatra, de Joupara, de Cravaon, de Timor et de Palimban; le poisson sec, de Cravaon et de Bandjer-Massing; le fer, de Crimata, dans l'île de Bornéo; la résine, de Banica, ville capitale d'une île de même nom; l'étain et le plomb, de Para et de Gaselan, villes de la côte de Malacca; le coton et diverses sortes d'étoffes ou d'habits, de Bali et de Camboge.

Ils écrivent sur des feuilles d'arbres avec un poinçon de fer; ensuite on roule les feuilles, ou, s'il est question d'en faire un livre, on les met entre deux planches, qui se relient fort proprement avec de petites cordes. On écrit aussi sur du papier de la Chine, qui est très-fin et de diverses couleurs. L'art d'imprimer n'est pas connu des insulaires; mais ils écrivent fort bien de la main. Leurs lettres sont au nombre de vingt, par lesquelles ils peuvent tout exprimer. Ils les ont empruntées des Malais, dont ils parlent aussi la langue. Elle est facile et d'un usage commun dans toutes les Indes; mais, ils ont des écoles pour l'arabe, dont l'étude fait une partie de leur éducation.

Quoique les bâtimens de mer indiens soient fort inférieurs à ceux de l'Europe, on voit à Bantam, quelques fusils et quelques galères, mais tous les soins qu'on y apporte à les conserver sous de grands toits n'empêchent pas que dans un climat si chaud il ne s'y fasse des ouvertures qui demandent une réparation continuelle. On ne les emploie guère que pour les grandes expéditions, telles qu'un siége, où l'on voit quelquefois des flottes indiennes de deux ou trois cents voiles. Les galiotes de Java ressemblent beaucoup à nos galères, excepté qu'elles ont une galerie à l'arrière, et que les esclaves ou les rameurs sont seuls dans le bas, bien enchaînés, et les soldats au-dessus d'eux sur un pont, pour combattre avec plus de liberté. Elles ont quatre pierriers à l'avant, et seulement deux mâts. Les pares ou les pirogues servent de garde-côtes contre les pirates et les autres accidens. Elles ont un pont, un grand mât et un mât d'artimon, six hommes à l'avant qui rament dans le besoin, et deux à l'arrière qui gouvernent; car tous les bâtimens du pays, sans excepter les joncques, ont deux gouvernails, c'est-à-dire un de chaque côté. Les joncques ont un mât de beaupré, et quelquefois un mât de misaine, avec un grand mât et un mât d'artimon; elles ont un pont courant devant et arrière, en forme de toit de maison, sous lequel on se met à couvert de la chaleur du soleil et de la pluie, sans autre chambre d'ailleurs que celle du capitaine et du maître. Le fond de cale est séparé en divers petits espaces où l'on place les marchandises; et les cheminées sont entre ces espaces.

C'est à Java que se trouvent les poules de Bantam; c'est l'oiseau le plus colère qu'il y ait au monde. Aussi ne les élève-t-on que pour le plaisir de les faire battre; et ces combats sont si furieux, qu'ils ne finissent ordinairement que par la mort de la poule vaincue.

L'île de Java produit le mango, fruit excellent. Le manguier est à peu près semblable à nos noyers; ses feuilles répandent une fort bonne odeur quand on les broie. La grosseur du fruit est celle d'un gros œuf d'oie, sa forme oblongue, et sa couleur d'un vert jaune qui tire quelquefois sur le rouge. Il contient un gros noyau, dans lequel est une amande assez longue, qui est amère lorsqu'on la mange crue; mais, rôtie sur les charbons, elle devient plus douce, et sa vertu est extrêmement vantée contre les vers et le flux de sang. Les mangos mûrissent au mois d'octobre, de novembre et de décembre. Leur goût surpasse celui des meilleures pêches. On les confit verts avec de l'ail et du gingembre, et on s'en sert au lieu d'olives, quoique leur goût soit alors plutôt aigre qu'amer. Il y a une autre espèce de mangos que les Portugais ont nommé mangos-bravas, dont le poison est très-subtil. Il cause la mort à l'instant, et l'on n'a pas encore trouvé de remède qui puisse en arrêter l'effet. Ce funeste fruit est d'un vert clair et plein d'un jus blanc; il a peu de pulpe; son noyau est couvert d une écorce fort dure, et sa grosseur est à peu près celle d'un coing.

Les ananas de Java passent pour les meilleurs des Indes. La plante du poivre de Java s'attache et croît le long de certains gros roseaux, que les habitans de l'île nomment bambous[10], au dedans desquels on prétend que se trouve le tabaxir, nommé par les Portugais sacar ou sucre de bambou. Ce qu'il y a d'étrange, c'est que les bambous de Java n'ont pas de tabaxir, quoiqu'il s'en trouve dans ceux qui croissent sur toute la côte de Malabar, sur la côte de Coromandel, à Bisnagar et à Malacca. Ce sucre, qui n'est qu'une sorte de sucre blanc, semblable à du lait caillé, est néanmoins si estimé des Arabes et des Perses, qu'ils l'achètent au poids de l'argent; mais le détail de ses vertus appartient à l'histoire naturelle des Indes.

Le fruit que les Malais appellent durion, et que les Portugais ont voulu faire passer pour une production particulière de Malacca et des lieux voisins, est plus parfait dans l'île de Java que dans aucun autre lieu. L'arbre qui le porte se nomme batan; il est aussi grand que les plus grands pommiers. Le fruit est de la blancheur du lait, de la grosseur d'un œuf de poule, et d'un goût qui surpasse en bonté la gelée de riz, de blanc de chapon, et d'eau rose, qui se nomme en Espagne mangaz-blanco ou blanc-manger. C'est un des meilleurs, des plus sains et des plus agréables fruits des Indes. On parle avec admiration de l'inimitié qui se trouve entre le durion et le bétel. Qu'on mette une feuille de bétel dans un magasin rempli de durions, ils se pouriront presque aussitôt. D'ailleurs, si l'on a mangé de ces fruits avec assez d'excès pour en avoir l'estomac trop chargé, une feuille de bétel qu'on se met sur le creux de l'estomac dissipe immédiatement l'incommodité, et l'on ne craint jamais d'en manger trop, lorsqu'on a sur soi quelques feuilles de bétel.

L'arbre qui se nomme lantor est aussi d'une beauté extraordinaire dans l'île de Java: ses feuilles sont de la longueur d'un homme. Elles sont si unies, qu'on peut écrire dessus avec un crayon ou un poinçon; aussi les habitans de l'île s'en servent-ils au lieu de papier, et leurs livres en sont composés. Ils ont néanmoins une autre sorte de papier qui est faite d'écorce d'arbre, mais qu'on n'emploie que pour faire des enveloppes.

Le cubèle, le mangoustan et le jaquier n'ont point de propriété plus remarquable que celle d'exciter au plaisir; et c'est l'effet d'un grand nombre de productions de ces climats où l'homme, esclave et avili, semble n'avoir de consolation que la volupté.

Il croît dans l'île de Java de gros melons d'eau fort verts et d'un agrément particulier dans le goût. Le benjoin est encore une des productions les plus estimées. C'est une sorte de résine qui ressemble à l'encens ou à la myrrhe, mais qui est beaucoup plus précieuse par ses usages dans la médecine et dans les parfums. Elle découle, par incision, du tronc d'un grand arbre fort touffu, dont les feuilles diffèrent peu de celle des citronniers. Les plus jeunes produisent le meilleur benjoin, qui est noirâtre et d'une très-bonne odeur. Le blanc, qui vient des vieux arbres, n'approche pas de la bonté du premier; mais, pour tout vendre, on les mêle ensemble. Cette gomme est nommée par les Maures louan Iovy, c'est-à-dire, encens de Java. C'est une des plus précieuses marchandises de l'Orient. On trouve du bois de sandal rouge à Java; mais il est moins estimé que le jaune et le blanc, qui viennent des îles de Timor et de Solor.

La noix d'acajou, qui s'appelle anacardium ou fruit du cœur, à cause de sa ressemblance avec le cœur humain, croît aussi dans les îles de la Sonde, et particulièrement à Java. Les Portugais le nomment fava de Malacca, parce qu'il ressemble aussi à la féve, quoiqu'il soit un peu plus gros. Les Indiens en prennent avec du lait pour l'asthme et pour les vers. Mais, préparé comme les olives, il se mange fort bien en salade. Sa substance est épaisse comme le miel et aussi rouge que du sang.

C'est dans l'île de Java et dans l'île de la Sonde que croît la racine que les Portugais nomment pao de cobra, les Hollandais bois de serpent, et les Français serpentaire ou serpentine: elle est d'un blanc qui tire un peu sur le jaune, amère et fort dure. Les Indiens la boivent avec de l'eau et du vin, pour s'en servir dans les fièvres chaudes et contre les morsures des serpens. Elle a été connue par le moyen d'un petit animal nommé quil ou quirpel, de la grandeur et de la forme du furet, qu'on entretient dans les maisons des Indes pour prendre les rats et les souris. Ces petits animaux portent une haine naturelle aux serpens; et comme il arrive souvent qu'ils en sont mordus, ils ont recours à cette racine, dont l'effet est toujours certain pour leur guérison. Depuis cette découverte, il s'en fait un grand commerce aux Indes.

On ferait un dictionnaire d'histoire naturelle, si l'on voulait détailler tous les végétaux de ces contrées orientales, dont la plupart ont des propriétés bienfaisantes faites pour combattre les influences pernicieuses d'un climat brûlant.

Nous ne finirons point cet article sans rapporter un règlement remarquable par sa sagesse, qui se trouve à la tête des statuts rédigés pour les comptoirs hollandais de Bantam, et qui aurait dû servir de loi dans tous les établissemens de cette espèce: «Personne n'entreprendra de parler de controverse, ni de disputer de religion, sous peine de confiscation d'un mois de gages; et si de telles disputes donnaient naissance à des haines et à des querelles, ceux qui les auraient commencées seront punis arbitrairement.»

Dans le détroit et devant une baie de Sumatra, est situé l'île de Lampoun ou des Assassins, ainsi nommée parce que leur occupation continuelle est le meurtre et le brigandage. Ils entrent audacieusement dans les villes et les maisons. Ils volent en plein jour, et coupent la tête à ceux qui leur résistent. Des voyageurs anglais rapportent qu'un jour ces brigands entrèrent dans une maison voisine du comptoir anglais, où ne trouvant qu'une femme, ils lui coupèrent la gorge; mais les cris du mari qui arriva au même moment les forcèrent de prendre la fuite sans qu'ils eussent le temps d'emporter la tête. En vain les Anglais se mirent à les poursuivre. Ils sont fort prompts à la course, sans compter que leur ressemblance avec les Javanais leur donne la facilité de se mêler dans la foule et de se contrefaire avec tant d'adresse, que souvent ils reviennent parmi les curieux au lieu même d'où la crainte du châtiment vient de les chasser. Un voyageur anglais raconte que plusieurs femmes de la ville prirent cette occasion de se défaire de leurs maris en leur coupant la tête pendant la nuit, et la vendant aux Lampouns. Il ajoute la raison qui portait ces brigands à couper tant de têtes. Ils étaient gouvernés par un roi qui leur donnait une somme pour chaque tête d'étranger qu'ils lui apportaient; de sorte, continue l'auteur, qu'ils déterraient quelquefois les morts pour tromper leur roi par un faux présent.

CHAPITRE VI.

Batavia.

Un des principaux établissemens hollandais dans les Indes a été fondé sur les ruines de la ville de Jacatra, dans cette même île de Java dont nous venons de parler, et porte aujourd'hui le nom de Batavia.

Sa situation est à 6 degrés de latitude méridionale; au côté septentrional de l'île de Java, dans une plaine unie, mais basse, qui a la mer au nord, et de grandes forêts avec de hautes montagnes au sud. Une rivière qui sort de ces montagnes divise la ville en deux parties. Les murs dont elle est entourée sont de pierre.

Batavia est environné de fossés larges et profonds, dans lesquels il y a toujours beaucoup d'eau, surtout pendant les hautes marées, qui répandent leurs inondations jusque dans les chemins les plus proches de la ville. Les rues sont à peu près tirées au cordeau et larges de trente pieds; elles ont de chaque côté, le long des maisons, un chemin pavé de briques pour les gens de pied. On compte huit grandes rues droites ou de traverse, qui sont bien bâties et proprement entretenues. Celle du prince, qui va du milieu du château jusqu'à l'hôtel de ville, et qui est la principale, est croisée en deux endroits par des canaux. Tous les espaces qui sont derrière les édifices sont propres et bien ornés, car la plupart des maisons ont des cours de derrière pour entretenir la fraîcheur, et de beaux jardins où l'on trouve, suivant le goût et la fortune des habitans, toutes sortes d'arbres, de fleurs et d'herbes potagères.

Les habitans de Batavia sont ou libres ou attachés au service de la compagnie; c'est un mélange de divers peuples: on y voit des Chinois, des Malais, des Amboiniens, des Javanais, des Macassars, des Mardikres, des Hollandais, des Portugais, des Français, etc. Les Chinois y font un négoce considérable, et contribuent beaucoup à la prospérité de la ville. Ils surpassent beaucoup tous les autres peuples des Indes dans la connaissance de la mer et de l'agriculture. C'est leur diligence et leur attention continuelle qui entretient la grande pêche, et c'est par leur travail qu'on est pourvu, à Batavia, de riz, de cannes à sucre, de grains, de racines, d'herbes potagères et de fruits. Ils affermaient autrefois les plus gros péages et les droits de la compagnie. On les laisse vivre en liberté suivant les lois de leur pays et sous un chef qui veille à leurs intérêts. Ils portent de grandes robes de coton ou de soie, avec des manches fort larges. Leurs cheveux ne sont pas coupés à la manière des Tartares comme dans leur patrie; ils sont longs et tressés avec beaucoup de grâce. La plupart de leurs maisons sont basses et carrées; elles sont répandues en différens quartiers, mais toujours dans ceux ou le commerce est le plus florissant.

Les Malais n'approchent pas des Chinois pour la subtilité et l'industrie. Ils s'attachent particulièrement à la pêche, et l'on admire la propreté avec laquelle ils entretiennent leurs bateaux. Les voiles en sont de paille, à la manière des Indiens. Ils ont un chef auquel ils sont soumis, et qui a sa maison, comme la plupart d'entre eux, sur le quai du Rhinocéros. Leurs habits sont de coton ou de soie; mais les principales femmes de leur nation portent des robes flottantes de quelque belle étoffe à fleurs ou à raies. L'usage des hommes est de s'envelopper la tête d'une toile de coton pour retenir leurs cheveux sous cette espèce de bonnet informe. Leurs maisons, qui ne sont couvertes que de feuilles d'olé ou d'iager, ne laissent pas d'avoir quelque apparence au milieu des cocotiers dont elles sont environnées. On les voit continuellement ou mâcher du bétel, ou fumer avec des pipes de canne vernissée.

Les Maures, ou les Mahométans, diffèrent peu des Malais. Ils habitent les mêmes quartiers, et leurs habits sont les mêmes; mais ils s'attachent un peu plus aux métiers. La plupart sont colporteurs, et vont sans cesse dans les rues avec différentes sortes de merceries, du corail et des perles de verre. Les plus considérables exercent le négoce, surtout celui de la pierre à bâtir, qu'ils apportent des îles dans leurs barques.

Tout le gouvernement des Hollandais dans les Indes est partagé en six conseils. Le premier et le supérieur est composé des conseillers des Indes, auquel le général préside toujours. C'est dans cette assemblée qu'on délibère sur les affaires générales et sur les intérêts de l'état. On y lit les lettres et les ordres de la compagnie pour les faire exécuter ou pour y répondre. Ceux qui ont quelque demande ou quelque proposition à faire à cette chambre suprême peuvent tous les jours avoir audience. Le second conseil, qui est plus proprement le conseil des Indes, est composé de neuf membres et d'un président; il est le dépositaire d'un grand sceau sur lequel est représentée une femme dans un lieu fortifié, tenant une balance dans une main, et dans l'autre une épée, avec cette inscription autour de la figure: sceau du conseil de justice du château de Batavia. Ce conseil porte le nom de chambre ou de cour de justice. Toutes les affaires qui regardent les seigneurs de la compagnie et les chambres des comptes y ressortissent. On y peut appeler de la cour des échevins en payant vingt-cinq réales d'amende, lorsque la première sentence est confirmée.

Le troisième conseil est celui de la ville, composé des échevins, qui sont au nombre de neuf, entre lesquels on compte toujours deux Chinois. C'est là que se plaident toutes les affaires qui s'élèvent entre les bourgeois libres, ou entre eux et les officiers de la compagnie, avec la liberté de l'appel au conseil de justice. Le quatrième est la chambre des directeurs des orphelins, dont le président est toujours un conseiller des Indes. Il est composé de neuf conseillers, de trois bourgeois, et de deux officiers de la compagnie, dont le devoir est d'administrer le bien des orphelins, de veiller à la conservation de leurs héritages, et de ne pas souffrir qu'un homme qui a des enfans les quitte sans leur laisser de quoi vivre pendant son absence. Le cinquième conseil est établi pour les petites affaires, et ne porte pas d'autre titre. Son président doit être aussi un conseiller des Indes, et ses fonctions consistent à faire signer les bans de mariage devant des témoins, à faire comparaître les parties, à juger les obstacles qui surviennent, et à tenir la main pour empêcher qu'un infidèle ne se marie avec une femme hollandaise, ou un Hollandais avec une femme du pays qui ne parle pas la langue flamande. Enfin le sixième conseil est celui de la guerre; il a pour président le premier officier des bourgeois libres. Comme la garde de la ville est entre leurs mains, c'est le commandant actuel de la garde qui porte toutes les affaires de son ressort à ce tribunal, et la décision s'en fait sur-le-champ. Cette cour s'assemble à l'hôtel-de-ville et donne audience deux fois la semaine.

Avec de si sages établissemens pour l'entretien de l'ordre et de la justice, le voyageur Graaf se plaint que rien n'est si mal observé à Batavia; et la peinture qu'il fait des vices publics justifie ses plaintes.

Son pinceau s'exerce d'abord sur les femmes. Il en distingue quatre sortes: les Hollandaises, les Hollandaises indiennes, et celles qu'il nomme les Kastices et les Mestices. «En général, dit-il, elles sont insupportables par leur arrogance, par leur luxe, et par le goût emporté qu'elles ont pour les plaisirs. On appelle Hollandaises celles qui sont venues par les vaisseaux qui arrivent tous les ans; Hollandaises indiennes, celles qui sont nées dans les Indes d'un père et d'une mère hollandais; Kastices, celles qui viennent d'un Hollandais et d'une mère mestice; et Mestices, celles qui viennent d'un Hollandais et d'une Indienne. Il ajoute qu'on donne ordinairement aux enfans des Hollandaises indiennes le nom de Liblats, et que les femmes de cet ordre ont le timbre un peu fêlé. Toutes ces femmes se font servir nuit et jour par des esclaves de l'un et de l'autre sexe, qui doivent sans cesse avoir les yeux respectueusement attachés sur elles, et deviner leurs intentions au moindre signe. La plus légère méprise expose les esclaves non-seulement à des injures grossières, mais encore à des traitemens cruels. On les fait lier à un poteau pour la moindre faute, on les fait fouetter si rigoureusement à coups de cannes fendues, que le sang ruisselle du corps, et qu'ils demeurent couverts de plaies. Ensuite, dans la crainte de les perdre par la corruption qui pourrait se mettre dans leurs blessures, on les frotte avec une espèce de saumure mêlée de sel et de poivre, sans faire plus d'attention à leur douleur que s'ils étaient privés de raison et de sentiment.

»Une Hollandaise, une Indienne de Batavia, n'a pas la force de marcher dans son appartement. Il faut qu'elle soit soutenue sur les bras de ses esclaves, et si elle sort de sa maison, elle se fait porter dans un palanquin sur leurs épaules. Elles ont perdu l'usage, si bien établi en Hollande, de nourrir leurs enfans de leur propre lait. C'est une nourrice moresque ou esclave qui les élève. Aussi presque tous les enfans parlent-ils le malabare, le bengali et le portugais corrompus, comme les esclaves dont ils ont reçu la première éducation; mais à peine savent-ils quelques mots de la langue flamande, ou s'ils la parlent, ce n'est pas sans y mêler quantité de lipe tyole, c'est-à-dire de mauvais portugais. Ils évitent d'employer une langue qu'ils savent si mal, et la plupart ne rougissent pas d'avouer qu'ils n'entendent pas ce qu'on leur dit. Des mêmes maîtres ils tirent la semence et le goût de tous les vices.

»Les Mestices et les Kastices valent moins encore que les femmes nées d'un père et d'une mère hollandais. Elles ne connaissent pas d'autre occupation que de s'habiller magnifiquement, de mâcher du bétel, de fumer des bonkes, de boire du thé, et de se tenir couchés sur leurs nattes. On ne les entend parler que de leurs ajustemens, des esclaves qu'elles ont achetés ou vendus, ou des plaisirs de l'amour, auxquels il semble qu'elles soient entièrement livrées. Hollandais ou Maures, tout convient à leurs désirs déréglés. Ce goût les suit jusqu'à table, où elles ne veulent être qu'avec d'autres femmes de leur espèce. Elles mangent rarement avec leurs maris, et ce désordre est passé comme en usage. D'ailleurs elles mangent très-malproprement et sans se servir de cuillères, à l'exemple des esclaves qui les ont élevées. Leur sert-on du riz assaisonné, elles le remuent avec les doigts et se le fourrent dans la bouche à pleines mains, sans se mettre en peine du dégoût qu'elles causent aux spectateurs. Cette grossièreté, qui vient d'un défaut d'éducation, et dont la plus grande fortune ne les corrige pas, éclate particulièrement dans les repas où elles sont invitées par les officiers de la compagnie qui arrivent de Hollande. Leur embarras fait pitié: elles n'ont point de contenance; elles n'osent ni parler, ni répondre; et leur ressource est de s'approcher les unes des autres pour s'entretenir ensemble.»

Cependant, si l'on en croit l'auteur, le mari d'une Kastice est un homme heureux en comparaison de ceux qui sont assez ennemis d'eux-mêmes pour épouser une Moresque. Il s'en trouve peu de belles dans la fleur même de leur jeunesse; mais elles deviennent d'une affreuse laideur en vieillissant, et la plupart s'abandonnent à l'incontinence avec si peu de réserve, qu'elles ne refusent aucune occasion de se satisfaire. Quoique les hommes de leur nation leur plaisent toujours plus que les blancs, elles ne s'arrêtent point à la couleur lorsqu'elles sont pressées de leurs désirs. L'auteur n'entreprend pas d'expliquer ce qui peut porter quantité de Hollandais à ces tristes mariages; mais il assure qu'ils ne sont pas plus tôt faits, que le mari s'en repent, parce que, outre le refroidissement de l'amour, il se bannit tout à la fois de sa patrie et de sa famille, avec laquelle il ne peut plus espérer de communication qu'après la mort de sa femme; et si elle laisse des enfans, qu'il en soit le père ou non, il ne peut quitter le pays sans leur assurer une certaine somme qui suffise pour leur nourriture et leur entretien.

L'auteur ne s'étend pas moins sur les fraudes et les abus du commerce; mais dans quel grand commerce n'y a-t-il pas de grands abus?

Il part chaque année de Batavia, quatre, cinq ou six vaisseaux pour le Japon, qui en est à sept cent cinquante lieues. Leur charge consiste en tables de bois de Siampan, en armoisins, soies crues, épiceries, curiosités de l'Europe, et autres marchandises que les Hollandais troquent contre de l'or, du cuivre, des ouvrages de laque, des robes de chambre, de la porcelaine, etc. Les vaisseaux qui vont droit au Japon font ordinairement voile de Batavia vers la fin de juillet; mais ceux qui doivent passer par Siam, où ils prennent des peaux de daims, de cerfs, et d'autres peaux sans apprêt, partent au mois de mai et reviennent vers le mois de janvier. On verra dans la suite comment le commerce du Japon est demeuré tout entier entre les mains des seuls Hollandais[11].

Les navigations les plus courtes, de Hollande à Batavia, sont ordinairement de sept mois, de six, quelquefois même de cinq et de quatre et demi. Mais on emploie souvent huit, neuf, dix et quinze mois dans les voyages malheureux.

CHAPITRE VII.

Bornéo.

On appelle communément Java, Sumatra et Bornéo, les trois grandes îles de la Sonde.

Cette dernière, qui est la plus grande de toutes celles des Indes orientales, et peut-être du monde, s'étend de 4 degrés et demi au sud à 8 degrés au nord de l'équateur, ce qui fait 12 degrés et demi en latitude.

Si l'île est grande, elle n'est pas moins riche; mais on en connaît peu l'intérieur. Elle est partagée entre plusieurs rois, qu'on désigne par les noms des principales villes, Bandjar-Massing, Souccadana, Landak, Sambas, Hermata, Iathou et Bornéo. Celui de Bandjar-Massing passe pour le plus puissant de tous, et c'est aussi celui qu'on connaît le mieux.

Le climat de la partie septentrionale de Bornéo ressemble beaucoup à celui de Ceylan; la vaste étendue des forêts y rafraîchit l'air, de sorte que l'on n'y est pas exposé aux vents brûlans de terre comme sur la côte de Coromandel.

Il se fait dans ce royaume un très-grand commerce avec plusieurs nations étrangères, tant de l'Europe que des Indes. Les productions de l'île sont, de l'or en quantité, soit en poudre ou en lingots, des diamans, surtout dans le royaume de Souccadana; des perles sur la côte septentrionale, du poivre presque partout, des clous de girofle, et des noix muscades en petite quantité; et dans les montagnes du sud-ouest, du camphre, du benjoin, du sang-de-dragon, du bois de calambac, du bois d'aigle, des rotangs ou cannes, du fer, du cuivre, de l'étain, des bézoards, des toutombos, ou coffrets faits de joncs fins et de feuilles, de la cire et autres marchandises. Les marchandises qui ont le plus de débit dans cette île sont les agates rouges, les bracelets de cuivre, toutes sortes de coraux, la porcelaine, le riz, l'amfion ou opium, le sel, les ognons, les aulx, le sucre et les toiles.

Toutes les années il arrive dix ou douze jonques de la Chine, de Siam et de Djohor; ce sont les Portugais de Macao qui leur en ont appris le chemin.

On suppose que l'intérieur du pays est rempli de hautes montagnes et de grandes forêts. Le voisinage des côtes, sur une largeur de cinq à dix lieues, est presque entièrement occupé par des marécages et des broussailles impénétrables. On n'y peut avancer qu'en navigant sur les fleuves que l'on remonte en bateau jusqu'à vingt lieues de la mer; mais il paraît que l'on ne peut pas aller au delà, ce qui a, jusqu'à présent, empêché de connaître l'intérieur. S'il faut s'en rapporter aux récits des Malais, plusieurs marchandises vendues aux Européens viennent de plus de vingt journées de distance de la mer.

Les forêts sont peuplées d'une infinité de singes. Cette île est surtout la patrie des orangs-outangs, qui ont tant de ressemblance avec l'homme. Ces bois nourrissent aussi de nombreux troupeaux d'axis, espèce de cerfs, et beaucoup de sangliers; ces animaux, n'ayant pas à redouter les attaques des tigres, paissent en liberté.

«La supériorité du camphre de Bornéo est si bien reconnue, dit Raynal[12], que les Japonais donnent cinq ou six quintaux du leur pour une livre de celui de Bornéo, et que les Chinois, qui le regardent comme le premier des remèdes, l'achètent jusqu'à huit cents francs la livre. Les Gentous se servent, dans tout l'Orient, de camphre commun pour des feux d'artifice, et les mahométans le mettent dans la bouche de leurs morts lorsqu'ils les enterrent.

»Les Portugais cherchèrent, vers l'an 1526, à s'établir à Bornéo. Trop faibles pour s'y faire respecter par les aimes, ils imaginèrent de gagner la bienveillance d'un des souverains du pays, en lui offrant quelques pièces de tapisserie. Ce prince imbécile prit les figures qu'elles représentaient pour des hommes enchantés qui l'étrangleraient durant la nuit, s'il les admettait auprès de sa personne. Les explications qu'on donna pour dissiper ces vaines terreurs ne le rassurèrent pas, et il refusa opiniâtrement de recevoir ces présens dans son palais et d'admettre dans sa capitale ceux qui les avaient apportés.

»Ces navigateurs furent pourtant reçus dans la suite; mais ce fut pour leur malheur; ils furent tous massacrés. Un comptoir, que les Anglais y formèrent quelques années après, eut la même destinée. Les Hollandais, qui n'avaient pas été mieux traités, reparurent en 1748 avec une escadre. Quoique très-faibles, elle en imposa tellement au prince, qui possède seul le poivre, qu'il se détermina à leur en accorder le commerce exclusif. Seulement il lui fut permis d'en livrer cinq cent mille livres aux Chinois, qui de tout temps fréquentaient ses ports. Depuis ce traité, la compagnie envoie à Bandjar-Massing du riz, de l'opium, du sel, de grosses toiles. Elle en tire quelques diamans, et environ six cent mille pesant de poivre, à trente et une livres le cent. Le gain qu'elle fait sur ce qu'elle y porte peut à peine balancer les dépenses de l'établissement, quoiqu'elles ne montent qu'à trente-deux mille livres.»

CHAPITRE VIII.

Îles Moluques.

En poursuivant notre route dans l'Océan oriental, nous rencontrons les Moluques, célèbres par la production de ses épices, qui sont devenues un objet de commerce si important pour les nations d'Europe, et une source si féconde de richesses pour les Hollandais. Nous avons vu ce peuple entreprenant et infatigable arracher aux Portugais cette partie de l'Archipel indien, qui depuis est demeurée en sa possession.

Moluc, qui se prononce Moloc dans la langue du pays, signifie tête ou chef. D'autres néanmoins le font venir de maluco, mot arabe qui signifie le royaume; mais, dans l'un et l'autre sens, il paraît que le nom des Moluques emporte une idée d'excellence et de distinction. Il appartient originairement et proprement à cinq petites îles, qui n'occupent guère plus de vingt-cinq lieues d'étendue, toutes à la vue les unes des autres, et qui sont situées à l'ouest de Gilolo. Ce sont Ternate, Tidor, Motir, Bakian ou Batchian, et Makian. Plusieurs autres îles, composant l'archipel qui s'étend au sud de Gilolo, sont aussi comprises sous le nom de Moluques.

La forme des cinq îles nommées plus haut est ronde et presque la même. On ne donne pas plus de huit lieues de tour à la plus grande. Elles sont séparées les unes des autres par des bras de mer et par quelques autres îles beaucoup plus petites, et la plupart désertes. L'accès en est dangereux par la multitude de bancs de sable et d'écueils dont elles sont environnées. Cependant on y trouve quelques rades où les vaisseaux peuvent mouiller. En général, le terroir est si sec et si spongieux, que, malgré l'abondance des pluies, les ruisseaux et les torrens qui tombent des montagnes ne parviennent pas jusqu'à la mer. Quelques-uns n'en trouvent pas la perspective agréable, parce qu'elles sont trop couvertes d'herbes et de broussailles qui s'y entretiennent dans une verdure perpétuelle. Au contraire, d'autres sont charmés de cette vue, et se plaignent seulement que l'air n'y est pas sain, surtout pour les étrangers. On fait une triste description du berber, maladie fort commune dans les cinq îles. Elle fait enfler tout le corps, affaiblit les membres, et les rend presque inutiles. Cependant les habitans ont découvert un préservatif dont l'effet passe pour certain, lorsqu'il n'est pas employé trop tard. C'est un vin des Philippines, pris avec du clou de girofle et du gingembre. Les Hollandais attribuent la même vertu au suc de citron.

Les Moluques produisent une quantité surprenante d'épiceries et de plantes aromatiques, surtout de clous de girofle, de noix et de fleurs de muscade, de bois de sandal, d'aloës, d'oranges, de citrons et de cocos. Elle n'ont ni blé ni riz; mais la nature et l'industrie suppléent à ce défaut. Les habitans pilent le bois d'un arbre qui ressemble beaucoup au palmier sauvage, et qui rend une sorte de farine très-blanche, dont ils font des petits pains de la forme des pains de savon d'Espagne. Cet arbre ou cette plante, qu'ils nomment sagou, s'élève de quinze ou vingt pieds, et pousse des branches qui approchent de celles du palmier. Son fruit, qui est rond et fort semblable à celui du cyprès, contient une sorte de fils ou de petits poils déliés qui causent de l'inflammation lorsqu'ils touchent à la chair. En coupant les branches tendres de la plante, on en fait sortir, comme de la plupart des palmiers, une liqueur qui sert de breuvage aux Indiens. Cette liqueur, qu'ils nomment toual, a la blancheur du lait. Le nipa et le cocotier sont deux autres arbres dont les habitans tirent beaucoup d'utilité. Ils trouvent encore une liqueur plus douce dans l'espèce de roseau qu'ils nomment bambou. Quelques relations hollandaises ne leur accordent ni poissons ni viandes: ce qui ne doit être entendu que de la quantité nécessaire pour fournir les vaisseaux; car tous les autres voyageurs assurent qu'ils en ont assez pour leur provision. Le ciel, soit dans sa colère ou dans sa bonté, ne leur a donné aucune mine d'or ni d'argent, ni même d'autres métaux inférieurs; mais ils ne sont pas éloignés de Lambaco, île abondante en fer et en acier. Ils en tirent la matière de leurs sabres, qu'ils nomment campillanes, et celles de leurs poignards, auxquels ils donnent le nom de crics, comme dans plusieurs autres parties des Indes. D'ailleurs les Portugais et les Hollandais leur ont fourni des mousquets, des canons, et toutes les armes qui sont connues en Europe.

On prétend que les Chinois occupèrent autrefois les Moluques, lorsqu'ils subjuguèrent la plus grande partie des pays orientaux, et qu'après eux elles eurent successivement pour maîtres les Javanais, les Malais, les Persans et les Arabes. C'est aux derniers qu'on attribue l'introduction du mahométisme, dont les superstitions s'y mêlèrent avec celle de l'idolâtrie. Il s'y trouve d'anciennes familles, qui se font honneur de tirer leur origine des premières divinités du pays, sans en être moins attachées à l'Alcoran. Les lois y sont grossières et barbares: elles permettent la pluralité des femmes, sans en fixer le nombre, et sans aucune règle pour le bon ordre des mariages. Cependant, la première femme du roi est distinguée par le nom de poutriz, et ses enfans sont estimés plus nobles que ceux des autres femmes. Leur droit à la succession n'est jamais contesté par les enfans d'une autre mère. Les lois pardonnent difficilement le larcin, et font grâce à l'adultère. Dans l'opinion de ces insulaires, la propagation du genre humain doit être le premier objet de la politique. Ils ont des ministres publics, qui sont obligés de se promener dès la pointe du jour dans toutes les rues des villes et des bourgs en battant la caisse, pour éveiller les personnes mariées et les exciter à remplir le devoir conjugal.

Les hommes portent des turbans de diverses couleurs, ornés de plumes, et quelquefois de pierres précieuses. Celui du roi est distingué des autres. C'est une espèce de mitre qui lui tient lieu de couronne. L'habit commun est un pourpoint ou une veste, qu'ils appellent chenines, avec des hauts-de-chausses de damas bleu, rouge, vert ou violet. Ils portent aussi des manteaux courts de la même étoffe, quelquefois étendus, et quelquefois raccourcis et noués sur l'épaule. Les femmes entretiennent soigneusement leur chevelure, qu'elles laissent flotter de toute sa longueur, ou qu'elles relèvent en nœuds entremêlés de fleurs, de plumes et d'aigrettes. Leurs robes sont à la turque ou à la persane: elles portent des bracelets, des pendans d'oreilles, des colliers de diamans et de rubis, et de grands tours de perles. Ces ornemens sont communs à tous les états. Les étoffes de soie et d'écorce d'arbre sont aussi en usage, sans aucune distinction, pour les deux sexes, et leur viennent de toute les parties de l'Inde, qui s'empressent de les porter en échange pour du girofle et du poivre. On doit juger que ce n'est pas pour se garantir du froid qu'elles apportent tant de soin à leur parure; ce goût de propreté leur est venu sans doute avec le mahométisme. Les hommes le portent jusqu'à parfumer leurs habits.

En général, les femmes sont d'une taille médiocre, blanches, assez jolies, et d'une humeur vive. Avec quelque soin qu'elles soient gardées, on ne peut les empêcher de tromper leurs maris: elles s'occupent ordinairement à filer du coton, qui croît en abondance dans toutes leurs îles. Les plus riches ne possèdent point d'argent. La principale richesse de ces insulaires consistent en clous de girofle. Il est vrai qu'avec cette précieuse marchandise, il n'y a rien qu'ils ne puissent se procurer. Les hommes sont un peu basanés; ou plutôt d'une couleur jaunâtre, plus obscure que celle du coing. Ils ont des cheveux plats, et plusieurs se les parfument d'huiles odoriférantes. La plupart ont les yeux grands, et le poil des sourcils fort long. Ils les colorent d'une sorte de peinture, aussi-bien que celui des paupières: ils sont robustes, infatigables à la guerre et sur mer, mais paresseux pour tout autre exercice; ils vivent long-temps, quoiqu'ils blanchissent de bonne heure; ils sont doux et officieux à l'égard des étrangers, se familiarisant aisément; mais ils sont importuns par leurs demandes continuelles, intéressés dans le commerce, soupçonneux, trompeurs; et, pour joindre plusieurs vices en un seul, ils sont ingrats.

Les îles de Ternate, de Tidor et de Bakian, ont chacune leur roi particulier; mais le plus puissant de ces trois princes est celui de Ternate, qui compte dans ses états la plupart des îles voisines. Le terrain de cette île est haut, et l'eau des puits y est fort douce. Elle a deux ports qui regardent l'orient: l'un est Telingamma, et l'autre à une lieue de là, Toloco. Leurs quais sont revêtus de pierres, et commodes pour les vaisseaux. Le roi tient sa cour à Gammalamma, ville située sur le rivage, mais sans rade, parce que la mer y a trop de profondeur, et que le fond en est pierreux. Les habitans y ont fait une jetée de pierre pour se mettre à couvert des surprises; de sorte que les vaisseaux étrangers vont mouiller ordinairement devant Telingamma où la rade est fort bonne entre cette place et l'île de Tidor. À une demi-lieue de Telingamma, dans les terres, est Maléca, petite ville qui est revêtue d'un mur de pierres sèches.

Gammalamma, qui peut passer pour la capitale de Ternate, quoique d'autres donnent ce titre à Maléca, ne contient qu'une rue assez longue, mais sans pavé. La plupart des édifices sont de roseaux; le reste est de bois; et les deux rangs qui forment la rue s'étendent le long du rivage. On découvre au milieu de l'île une très-haute montagne, couverte de palmiers et d'autres arbres, au sommet de laquelle on trouve une profonde caverne, qui semble pénétrer jusqu'au fond de la montagne, et dont l'ouverture est si large, qu'à peine reconnaîtrait-on quelqu'un d'un côté à l'autre.

Elle contient un espace en forme d'aire, composé de pierres et de terre mouvante. C'est un volcan d'une nature extraordinaire. On en voit sortir une fontaine; mais on ne sait si l'eau en est douce, aigre ou amère; car personne n'a la hardiesse d'en goûter. Un Espagnol nommé Gabriel Rebelo, ayant eu la curiosité de mesurer avec des cordes la profondeur de la caverne, la trouva de deux mille cinq cents pieds. Antoine Galvan, qui commandait les Portugais dans ces îles en 1538, en a donné une description un peu embrouillée; c'est pourquoi nous l'omettons.

Les relations hollandaises rapportent plus simplement que, près de la ville où le roi tient sa cour, il y a un volcan qui paraît terrible, surtout dans le temps des équinoxes, parce qu'alors on voit toujours régner certains vents dont le souffle embrase la matière qui nourrit le feu. Elles ajoutent qu'il fait toujours froid sur le haut de la montagne, et qu'elle ne jette point de cendre, mais seulement une matière légère qui ressemble à la pierre ponce, qu'elle s'élève en forme de pyramide, et que, depuis le bas jusqu'au sommet, elle est couverte d'arbrisseaux et de broussailles, qui conservent toujours leur verdure, sans que le feu qui brûle dans ses entrailles paraisse jamais les altérer; qu'au contraire, il semble contribuer à les arroser et à les rafraîchir par des ruisseaux qui se forment des vapeurs qu'il exhale.

Un Hollandais de la suite du gouverneur Timbe, qui allait commander aux Moluques en 1626, dans les établissemens de la compagnie de Hollande, déclare, dans la relation de son voyage, que, malgré le témoignage de plusieurs personnes qui se sont vantées d'avoir visité le sommet de la montagne de Ternate, il ne peut se persuader que cette entreprise ait jamais été véritablement exécutée. «Ce n'est pas seulement, dit-il, par les roseaux pointus dont presque tout le bas de cette montagne est environné, ni par la multitude des rochers escarpés, qu'un curieux serait arrêté. Il y trouverait un obstacle invincible dans la quantité de cendres et de pierres brûlées qui sont entre ces roseaux, et qui remplissent tous les endroits par lesquels on pourrait espérer de s'ouvrir un passage. Toutes les séparations qu'on croît voir entre les roseaux et les broussailles sont bouchées de ces cendres, dont les monceaux ont plus de hauteur que les pointes mêmes des buissons, et qui sont comme autant de petites montagnes taillées à pied droit; la hauteur du volcan n'est pas d'ailleurs très-extraordinaire. Ceux qui l'ont mesurée le plus exactement ne la font aller qu'à trois cent six toises.

Vers le même temps, l'île de Ternate était fort bien peuplée. La ville de Maleye se trouvait environnée de bonnes palissades. Elle était habitée par des bourgeois libres et par des Mardicres. Les Hollandais y avaient élevé au côté du nord le fort Orange, à quatre bastions revêtus de pierres. Les murailles des courtines étaient épaisses et les fossés profonds. On y voyait des appartemens commodes pour les officiers et les subalternes, de grands magasins, un hôpital, un grand atelier pour les ouvriers, et quantité de canons. En sortant de la ville, on découvrait le grand chemin de la compagnie et une nouvelle négrerie, avec une petit redoute de pierre du côté de l'eau.

La négrerie ou la petite ville, qui était au côté septentrional de la forteresse, consistait en une grande et large rue, qui avait plus de mille pas de long. On y voyait la mosquée royale et la sépulture des rois. Le prince, frère du roi, y faisait sa demeure avec sa sœur, qu'on nommait la princesse de Gammalamma; au bout de la rue étaient les palais du roi et ses jardins. Les édifices étaient dans le goût du pays, c'est-à-dire fort mal entendus; encore avaient-ils été Ruinés par les dernières guerres.

L'île de Tidor est plus grande que celle de Ternate, au sud de laquelle elle est située. Son nom signifie fertilité et beauté dans l'ancien langage du pays; mais il paraît qu'il s'écrivait Tidoura, du moins en caractères arabes et persans. Elle n'est pas moins fertile ni moins agréable que celle de Ternate. Sa côte orientale est couverte de bois. Du nord au sud, le rivage est défendu par un retranchement de pierres de la longueur de deux ou trois portées de mousquet. À l'extrémité méridionale est une montagne ronde et assez haute, au pied de laquelle est la ville capitale, qui porte, comme l'île, le nom de Tidor.

Bakian est aussi un royaume particulier, mais tombé en décadence par la mollesse de ses habitans. L'historien des Moluques traite cette île de grand pays désert, quoique abondant en sagou, en fruit, en poisson, en diverses sortes de denrées; mais il ne fait pas connaître autrement son étendue. Il ajoute seulement qu'on y recueillait peu de clous, et que les girofliers s'y étaient insensiblement détruits, quoiqu'ils y crussent mieux qu'en aucun autre endroit.

Le circuit de Makian est d'environ sept lieues. C'est, après Bakian, la plus fertile des Moluques en sagou, dont elle a non-seulement sa provision, mais assez pour en faire part aux îles voisines.

Le roi de Ternate a étendu sa puissance sur soixante et douze îles; il règne encore sur Makian et Motir, sur la partie septentrionale de Gilolo, sur Mortaï, sur quelques portions de Célèbes, et même sur une partie de la Nouvelle-Guinée.

On distingue dans l'archipel des Moluques, outre Gilolo, les îles de Céram, Bouro, Amboine, le groupe de Banda, Timor-Laout et Vaiguiou.

La forme de Gilolo est très-irrégulière. L'intérieur renferme des montagnes très-hautes à cimes aiguës. Cette île abonde en buffles, chèvres, daims, sangliers; mais les moutons y sont peu nombreux. Il y a beaucoup d'arbres à pain et de sagous. Les forêts, de même que la plupart de celles de cet archipel, renferment probablement des girofliers et des muscadiers, malgré les soins que les Hollandais ont mis à les extirper.

Bouro offre aux navigateurs une côte très-escarpée. Un lac de figure ronde occupe l'intérieur. Il paraît qu'il croît et diminue comme le lac de Czirnitz en Carniole. L'air de Bouro est très-humide.

Céram a de grandes forêts de sagous qui forment un objet considérable d'exportation. Cette île est traversée de l'est à l'ouest par plusieurs chaînes de montagnes parallèles. C'est là que vivent les Alfouriens, dont il sera question plus tard.

Amboine, qui fut découverte par les Portugais en 1515, c'est-à-dire en même temps que Ternate, et que les Hollandais leur enlevèrent le 23 de février 1603, est située à 4 degrés de latitude sud, au-dessous de Céram. Dès l'an 1607, la compagnie de Hollande y avait un gouverneur qui se nommait Frédéric Houtman. L'amiral Matelief, qui y passa dans le même temps, en fait la description suivante: «Cette île, dit-il, est divisée en deux parties, et presqu'en deux îles, par deux golfes qui s'enfoncent dans les terres. On y comptait vingt habitations d'insulaires, qui pouvaient mettre deux mille hommes sous les armes, tous convertis au christianisme par les Portugais. La grande partie de l'île nommée Pito avait quatre villes ou quatre habitations principales, dont chacune en avait sept autres sous sa juridiction. Elles pouvaient fournir quinze cents hommes pour la guerre, la plupart Maures, c'est-à-dire mahométans, et qui, relevant du fort, étaient sous la domination des Hollandais.

»Le fort tenait en bride non-seulement toute l'île, mais encore les îles voisines jusqu'à celle de Banda; mais il avait proprement dans sa dépendance quatre autres îles qui se nommaient en général îles d'Uliaser, et qui abondaient en sagous. Leurs habitans s'attribuaient la qualité de chrétiens; c'étaient au moins des chrétiens sauvages, puisqu'ils mangeaient encore la chair de leurs ennemis, lorsqu'ils les pouvaient prendre.»

Toutes les relations hollandaises du même temps donnent vingt-deux ou vingt-quatre lieues de circuit à l'île d'Amboine, et s'expliquent dans les mêmes termes sur les deux parties dont elle est composée. Au côté occidental, suivant la relation du premier voyage, on trouve un grand port qui s'enfonce l'espace de six lieues dans les terres, et qui peut contenir un nombre infini de vaisseaux. Il est presque partout sans fond, excepté vers le fort, où le fond est de bonne tenue: sa largeur, qui est d'abord de deux lieues, se resserre ensuite de la moitié. Au côté oriental est un grand golfe qui répond à ce port: le terrain qui les sépare n'est que d'environ quatre-vingts perches. Il est si bas, qu'en le creusant de la hauteur d'un homme, on aurait joint facilement les deux golfes. Déjà même les pirogues et les caracores qui venaient de l'est au golfe occidental aimaient mieux se faire tirer par-dessus cette espèce d'isthme que de faire le tour de l'île; et ce travail ne demandait pas plus de deux heures.

L'air du pays est sain, quoique la chaleur y soit excessive: l'eau, est excellente; le riz, le sagou et les fruits y sont en abondance. Le bois de construction n'y manque pas, et le brou de coco y fournit des cordages. La plus grande partie de l'île était alors inculte, par l'indolence des habitans qui ne se donnaient pas la peine de planter des girofles; mais la nature leur en fournissait assez pour en faire un continuel commerce. Leurs mœurs, leurs usages et leurs armes étaient à peu près les mêmes qu'à Ternate.

Les rois de Ternate ont consenti à brûler tous les girofliers de leur île pour rendre ce commerce plus avantageux aux Hollandais, qui en ont confiné la culture dans Amboine.

Nous devons au Hollandais Valentyn des détails plus intéressans sur l'île d'Amboine, que nous ne déroberons pas à la curiosité des lecteurs.

L'aspect intérieur du pays n'offre d'abord qu'un désert très-rude. De quelque côté qu'on tourne les yeux, on se voit environné de hautes montagnes dont le sommet se perd dans les nues, d'affreux rochers entassés les uns sur les autres, de cavernes épouvantables, d'épaisses forêts et de profondes vallées qui en reçoivent une obscurité continuelle, tandis que l'oreille est frappée par le bruit des rivières qui se précipitent dans la mer avec un fracas horrible, surtout au commencement de la mousson de l'est, temps auquel les vaisseaux arrivent ordinairement de l'Europe. Cependant les étrangers qui s'arrêtent dans le pays jusqu'à la mousson de l'ouest y trouvent des agrémens sans nombre. Ces montagnes qui abondent en sagou et en girofle, ces forêts toujours vertes et remplies de beaux bois, ces vallées fertiles, ces rivières qui roulent des eaux pures et argentines, ces rochers mêmes et ces cavernes qui sont comme les ombres dans un tableau; tous ces objets, diversifiés en tant de manières, forment le plus magnifique tableau du monde.

Il est vrai que quelques personnes y ont été atteintes de paralysie, et que d'autres en rapportent un teint olivâtre; ce qu'on appelle, avec beaucoup d'injustice, la maladie du pays. Mais, si l'on excepte les tempéramens faibles, la plupart de ceux qui perdent l'usage de leurs membres ne doivent attribuer cet accident qu'à leur imprudence. On en a va qui, pour s'être endormis en chemise au clair de la lune, dans les soirées fraîches, se sont trouvés perclus à leur réveil, surtout après quelque débauche. Le vin de palmier donne à ceux qui ont pris l'habitude d'en boire avec excès cette couleur pâle qu'on nomme la maladie du pays. Les insulaires, qui usent de la même liqueur avec plus de modération, et qui ne s'exposent point à l'air pendant les nuits froides, ne sont pas sujets à ces inconvéniens.

Les grosses pluies et les tremblemens de terre sont les deux principales incommodités du pays. Pendant la mousson de l'est, qui commence au mois de mai et qui finit en septembre, on voit quelquefois pleuvoir sans discontinuation plusieurs semaines entières. Malgré l'abondance d'eau qui tombe à plomb, et les torrens impétueux qui coulent des montagnes dans les lieux bas, le terrain est si spongieux, que les campagnes sont bientôt desséchées. Mais on remarque, comme une merveille de la nature moins facile à comprendre, que la saison de ces pluies n'est pas la même pour toutes ces îles. Quand il pleut dans celle d'Amboine, il fait beau à Bouro et dans d'autres îles situées à l'occident. Ce qui paraît encore plus surprenant, c'est qu'à l'ouest, on ait à la fois la mousson sèche, et à l'est celle des pluies. Cette dernière saison est souvent accompagnée de violens ouragans; mais les tremblemens de terre sont plus fréquens dans l'autre, qui commence au mois de novembre, et qui règne aussi pendant cinq mois. Dans les mois d'avril et d'octobre on n'a point de vents réglés; ceux de l'est et du sud-est amènent les pluies; ceux de l'ouest et du nord-ouest causent la sécheresse, mais ils tempèrent les grandes chaleurs, qui, sans cela, seraient excessives. L'ardeur du soleil dure depuis neuf jusqu'à cinq heures; après quoi l'on commence à respirer un grand air de fraîcheur, qui devient même assez vif par les fortes rosées qui tombent à l'entrée de la nuit. La chaleur a cependant une action si forte sur la terre, qu'elle y forme souvent des ouvertures de vingt pieds de profondeur. Elle fait tarir les rivières et sécher sur pied de vieux arbres. Les girofliers, qui demandent de l'humidité, en souffrent surtout beaucoup de dommage.

Les tremblemens de terre ne sont jamais plus à craindre qu'après les pluies qui suivent ces grandes chaleurs. Dans cette saison de sécheresse, on est aussi effrayé de temps en temps par de furieux coups de tonnerre; et la foudre, en tombant sur les mâts des vaisseaux et sur les plus gros arbres, les fend quelquefois du haut en bas. On assure, d'après une expérience réitérée, que c'est l'effet de véritables carreaux, et qu'on en a réellement trouvé plusieurs à l'ouverture des fentes; mais ces observations auraient besoin d'être constatées par de meilleurs physiciens que ne le sont la plupart des voyageurs que nous suivons ici.

Les mers d'Amboine offrent un spectacle plus étrange dans la différence de leurs eaux. Deux fois l'an, avec la nouvelle lune de juin et d'août, la plaine liquide paraît, de nuit, comme coupée par plusieurs gros sillons qui ont la blancheur du lait, et qui semblent ne faire qu'un composé avec l'air, quoique pendant le jour on n'y remarque aucun changement. Cette eau blanche, qui ne se mêle pas avec l'autre, a plus ou moins d'étendue à proportion que les vents du sud-est, les orages et les pluies en augmentent le volume; mais celle du mois d'août est la plus abondante. On la voit principalement des îles de Key et d'Arou, autour du sud-est, jusqu'à Tenember et Timor-Laout au sud; à l'ouest, jusqu'à Timor; au nord, près de la côte méridionale de Céram; mais elle ne passe pas au nord d'Amboine. Personne ne sait d'où elle vient ni quelles en peuvent être les causes. L'opinion la plus commune est qu'elle commence au sud-est, et qu'elle sort de ce grand golfe qui est entre le continent des terres australes et la Nouvelle-Guinée. Quelques-uns l'attribuent à de petits animaux qui luisent de nuit. Quand l'eau blanche est passée, la mer décharge sur ses bords une plus grande quantité d'écume et d'ordure qu'à l'ordinaire. Cette eau est fort dangereuse pour les petits bâtimens, parce qu'elle empêche de distinguer les brisans. Les vaisseaux qui y sont exposés pourissent aussi plus tôt, et l'on observe que les poissons suivent l'eau noire.

Un autre objet d'admiration qu'on trouve dans ces mers, ce sont certains vermisseaux de couleur roussâtre qu'on nomme vavo, et qui paraissent tous les ans à un temps réglé le long du rivage, en divers endroits de l'île d'Amboine. Vers le temps de la pleine lune d'avril, on en voit une infinité qui s'étendent à l'est du château de la Victoire sur une grande lisière du rivage, particulièrement dans les endroits pierreux, où l'on peut les ramasser par poignées. Ils jettent le soir une lueur semblable au feu, qui invite les insulaires à sortir pour en aller faire leur provision, parce que ces insectes ne se font voir que trois ou quatre jours dans l'année. Les Amboiniens les savent confire; ils en font une espèce de bacassoum qui leur paraît excellent; mais si l'on diffère seulement un jour de les saler, ils s'amollissent si fort, qu'il n'en reste qu'une humeur glaireuse et tout-à-fait inutile.

Les Amboiniens sont de moyenne stature, plus maigres que gros, et fort basanés. Ils n'ont pas le nez camus; ils l'ont bien formé, et les traits du visage réguliers; on en voit même plusieurs qui peuvent passer pour de beaux hommes; et les femmes n'y sont pas sans agrémens. On trouve parmi ces insulaires une espèce d'hommes qu'on nomme cakerlaks, presque aussi blancs que les Hollandais, mais d'une pâleur de mort qui a quelque chose d'affreux, surtout quand on en est proche. Leurs cheveux sont fort jaunes et comme roussis par la flamme. Ils ont quantité de grosses lentilles aux mains et au visage; leur peau est galeuse, rude et chargée de rides; leurs yeux, qu'ils clignotent continuellement, paraissent de jour à moitié fermés, et sont si faibles, qu'ils ne peuvent presque pas supporter la lumière; mais ils voient fort clair de nuit; ils les ont gris, au lieu que ceux des autres insulaires sont noirs. L'auteur a connu un roi de Hitto et son frère qui étaient cakerlacks, et qui avaient non-seulement des frères et des sœurs, mais même des enfans dont le teint était le brun ordinaire de ces îles. On voit aussi quelques femmes de cette espèce, quoiqu'elles soient plus rares. Les cakerlaks sont méprisés de leur propre nation, qui les a en horreur; c'est une sorte d'albinos: il s'en trouve aussi parmi les Nègres, en Afrique et ailleurs. Leur nom vient de certains insectes volans des Indes, qui muent tous les ans, et dont la peau ressemble assez à celle des cakerlaks.

L'habillement des Amboiniens paraît être un mélange de leurs anciens usages, et de ceux qu'ils ont empruntés des Hollandais. Quoique les joyaux de prix soient rares parmi ces insulaires, on en voit plusieurs en or, en argent, en diamans et en perles; un des plus anciens ornemens des Orientaux, connu du temps d'Abraham, est celui que les femmes portaient au milieu du front, et qui leur descendait entre les sourcils. Cette espèce de joyaux semble ne s'être conservée qu'ici, où Valentyn eut l'occasion d'en examiner quelques-uns des plus étranges; le principal avait six pendans, qui couvraient presque tout le visage; mais la plupart n'en ont qu'un, qui tombe jusque sur le nez, et d'autres sont sans pendans. On compte parmi les plus précieux ornemens des princes du pays les serpens d'or, qui sont ordinairement à deux têtes, et qui valent jusqu'à cent cinquante florins ou plus. Ces insulaires mettent au-dessus de l'or même le sovassa, qui est une composition de ce métal avec certaine quantité de cuivre. L'auteur croit que c'est le véritable orichalcum des anciens. On en fait des anneaux, des pommes de canne, des boutons et toutes sortes de petits vaisseaux. Au reste, il ne se trouve de ces joyaux que parmi les chefs. Tous les autres sont fort pauvres. Les radjas, les patis et les orancaies tirent un revenu assez honnête de leurs terres et de leurs clous de girofle, pour lesquels on leur paie encore le droit d'un sou pour chaque livre; ils pourraient amasser des richesses, s'ils ne dépensaient tout en festins, en présens et en procès, ne faisant pas difficulté de sacrifier à la chicane une centaine de ducats pour un giroflier contesté. Malgré cette prodigalité des grands et la pauvreté des autres, il est remarquable qu'on ne voit jamais ici de mendians. On en sera moins surpris, si l'on considère que les arbres y produisent en abondance des fruits dont on n'interdit pas l'usage aux passans, et que personne ne refuse aux indigens qui la demandent la liberté de couper autant de bois à brûler qu'ils en ont besoin pour un jour. Un insulaire qui n'est pas trop paresseux peut gagner facilement trois escalins par jour, en revendant ses fagots, tandis qu'il ne lui faut que deux sous pour vivre.

L'ignorance, mère de l'idolâtrie et de la superstition, a introduit dans le culte et dans la manière de vivre de ces insulaires une infinité d'usages aussi bizarres que leurs préjugés sont ridicules. Les démons partagent leurs principaux soins, et sont le continuel objet de leurs inquiétudes. La rencontre d'un corps mort qu'on porte en terre, celle d'un impotent ou d'un vieillard, si c'est la première créature qu'on voie dans la journée; le cri des oiseaux nocturnes, le vol d'un corbeau au-dessus de leurs maisons, sont pour eux autant de présages funestes dont ils croient pouvoir prévenir les effets en rentrant chaque fois chez eux, ou par certaines précautions. Quelques gousses d'ail, de petits morceaux de bois pointus et un couteau, mis à la main ou sous le chevet d'un enfant pendant la nuit, leur paraissent des armes efficaces contre les esprits malins. Jamais un Amboinien ne vendra le premier poisson qu'il prend dans des filets neufs; il en appréhenderait quelque malheur: mais il le mange lui-même ou le donne en présent. Les femmes qui vont au marché le matin avec quelques denrées donneront toujours la première pièce pour le prix qu'on leur en offre, sans quoi elles croiraient n'avoir aucun débit pendant le reste du jour. Aussi, lorsqu'elles ont vendu quelque chose, elles frappent sur leurs paniers, en criant de toute leur force que cela va bien. On ne fait pas plaisir aux insulaires de louer leurs enfans, parce qu'ils craignent que ce ne soit avec le dessein de les ensorceler, à moins qu'on n'ajoute à ces éloges des expressions capables d'éloigner toute défiance. Lorsqu'un enfant éternue, on se sert d'une espèce d'imprécation, comme pour conjurer l'esprit malin qui cherche à le faire mourir. Ces idées sont si invétérées dans la nation, qu'on entreprendrait vainement de les détruire. Les personnes mêmes qui ont embrassé le christianisme n'en sont pas exemptes. On n'admet point auprès d'un malade ceux qui seraient entrés peu auparavant dans la maison d'un mort. Les filles du pays ne mangeront pas d'une double banane, ou de quelque autre fruit double. Une esclave n'en présentera point à sa maîtresse, de peur que dans sa première couche elle ne mette deux enfans au monde, ce qui augmenterait le travail domestique. Qu'une femme meure enceinte ou en couche, les Amboiniens croient qu'elle se change en une espèce de démon, dont ils font des récits aussi absurdes que leurs précautions pour éviter ce malheur. Une de leurs plus singulières opinions est celle qu'ils se forment de leur chevelure, à laquelle ils attribuent la vertu de soutenir un malfaiteur dans les plus cruels tourmens, sans qu'on puisse lui arracher l'aveu de son crime, à moins qu'on ne le fasse raser; et ce qui doit faire admirer la force de l'imagination, cette idée est vérifiée par l'effet: l'auteur en rapporte deux exemples arrivés de son temps.

Avec tant de penchant à la superstition, on se figure aisément que les Amboiniens sont fort portés à la nécromancie. Cette science réside dans certaines familles renommées parmi eux. Quoiqu'ils les haïssent mortellement, parce qu'ils les croient capables de leur nuire, ils ne laissent pas d'avoir recours aux sortiléges, soit pour favoriser leurs amours ou pour d'autres vues. Ce vice règne principalement parmi les femmes. Mais si l'on examine à fond leur magie, on trouve qu'elle ne consiste le plus souvent que dans l'art de préparer subtilement des poisons, et que le reste n'est qu'un tissu d'impostures.

Les Amboiniens ont divers usages qui leur sont communs avec d'autres peuples de l'Orient, comme de s'accroupir pour faire leurs eaux, détestant l'usage d'uriner debout, qui, selon eux, ne convient qu'aux chiens; de laisser croître leurs ongles, qu'ils teignent en rouge; de se laver souvent dans les rivières, mais les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, avec des vêtemens particuliers à ces bains, par respect pour la pudeur; de s'oindre le corps d'huiles odoriférantes, et d'en parfumer aussi leur chevelure, en s'arrachant le poil de toutes les autres parties, et de s'asseoir sur une natte les jambes croisées sous le corps.

Dès qu'un enfant est né, sa mère lui présente le sein et lui donne un nom de lait, indépendamment de celui qu'il reçoit ensuite au baptême. Ce nom a toujours rapport à quelques circonstances de sa naissance. On ne sait ce que c'est que d'emmailloter les enfans, mais on les enveloppe négligemment dans un linge, après leur avoir appliqué un bandage sur le nombril. D'autres soins seraient mortels dans un pays si chaud, et plusieurs Européens en ont fait anciennement l'expérience. Au lieu de porter les enfans sur le bras, l'usage est de les porter ici sur la hanche, en passant le bras gauche sous leurs aisselles, autour du dos, dans une attitude fort aisée. On ne voit parmi ces peuples que des corps bien formés dans tous leurs membres, et jamais d'estropiés que par accident. Après la naissance d'un enfant, on plante un cocotier, ou quelque autre arbre dont le nombre des nœuds successifs indique celui de ses années.

Chargement de la publicité...