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Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 5)

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L'excès de la puanteur nous força de nous retirer, et le jeune Maure jugea seulement que nous devions avertir son père, dans la crainte qu'il n'y eût autour de l'île quelque corsaire qui pouvait fondre sur nous et nous égorger sans résistance, comme il était arrivé mille fois à des marchands par la négligence des capitaines. Le vieux nécoda était homme prudent: il envoya faire aussitôt la ronde dans toutes les parties de l'île. Il fit embarquer les femmes et les enfans, avec le linge à demi-lavé, pendant qu'avec une escorte de quarante hommes armés d'arquebuses et de lances, il alla droit où nous avions trouvé les corps. La puanteur ne lui permit pas d'en approcher; mais un sentiment de compassion lui fit ordonner à ses gens d'ouvrir une grande fosse pour leur donner la sépulture. En leur rendant ce dernier devoir, on aperçut aux uns des poignards garnis d'or, aux autres des bracelets de même métal. Mahmoud, pénétrant aussitôt la vérité, me conseilla de dépêcher sur-le-champ ma barque au gouverneur de Malacca pour lui apprendre que ces morts étaient des Achémois qui avaient été défaits vraisemblablement près de Ténasserim, dans la guerre qu'ils avaient faite au roi de Siam. Il m'expliqua les raisons qu'il attachait à cette idée. Ceux, me dit-il, auxquels vous apercevez des bracelets d'or sont infailliblement des officiers d'Achem, dont l'usage est de se faire ensevelir avec tous les ornemens qu'ils avaient dans le combat; et, pour ne m'en laisser aucun doute, il fit déterrer jusqu'à trente-sept cadavres auxquels on trouva seize bracelets d'or, douze poignards fort riches et plusieurs bagues. Nous conclûmes qu'après leur défaite les Achémois étaient venus enterrer leurs capitaines dans l'île de Pizanduray. Ainsi le hasard nous fit trouver un butin de plus de mille ducats, dont Mahmoud se saisit, sans y comprendre ce que ses gens eurent l'adresse de détourner. À la vérité, il le paya fort cher par les maladies que l'infection répandit dans son équipage, et qui lui enlevèrent quelques-uns de ses plus braves soldats. Pour moi, je me hâtai de faire partir ma barque pour informer don Pedro Faria de la route que j'avais suivie, et des conjectures du nécoda.

»Avec ce nouveau motif de confiance, nous remîmes plus librement à la voile vers Ténasserim, où j'avais ordre de chercher plus particulièrement Lancerot Guerreyra. Nous passâmes à la vue d'une petite île nommée Poulo-hintor, d'où nous vîmes venir une barque qui portait six hommes pauvrement vêtus. Ils nous saluèrent avec des témoignages d'amitié auxquels nous répondîmes par les mêmes signes; ensuite ils demandèrent s'il y avait quelques Portugais parmi nous. Le nécoda leur ayant répondu qu'il y en avait plusieurs à bord, ils parurent se défier d'un mahométan, et leur chef le pria de leur en faire voir un ou deux sur le tillac. Je ne fis pas difficulté de me montrer. Ils n'eurent pas plus tôt reconnu l'habit de ma nation, qu'étant passés dans la jonque avec de vives marques de joie, ils me présentèrent une lettre que le chef me pria de lire avant toute autre explication. Elle était signée de plus de cinquante Portugais, entre lesquels étaient les noms de Guerreyra et des trois capitaines de son escadre. Ils assuraient tous les Portugais qui liraient cet écrit: «Que l'honorable prince qui l'avait obtenu d'eux était roi de l'île et nouvellement converti à la foi chrétienne; qu'il avait rendu de bons offices à tous les Portugais qui avaient relâché sur ces côtes, en les avertissant de la perfidie des Achémois, et qu'il avait servi depuis peu à leur faire remporter sur ces infidèles une victoire considérable dans laquelle ils leur avaient pris une galère, quatre galiotes et cinq fustes, après leur avoir tué plus de mille hommes. Ils priaient tous les capitaines, par les plaies de Notre Seigneur Jésus-Christ et par les mérites de sa sainte passion, d'empêcher qu'on ne lui fît aucun tort, et de lui donner au contraire toute l'assistance qu'il méritait par ses services et par sa foi.»

»Je fis au roi[3] d'Hintor quelques offres de ma personne; car mon pouvoir était fort borné pour d'autres secours. Cependant, après m'avoir appris qu'un de ses sujets mahométans l'avait chassé du trône et réduit à la misère dont j'étais témoin, il me jura que sa disgrâce n'était venue que de son attachement pour le christianisme et de son affection pour les Portugais. Quelques braves chrétiens, ajouta-t-il, auraient suffi pour le rétablir dans ses petits états, surtout depuis que le tyran se croyait si bien affermi dans son usurpation, qu'il n'avait pas plus de trente hommes pour sa garde. Ce récit n'ayant pu lui procurer de moi que des vœux impuissans, il réduisit les siens à me prier de le prendre avec moi, dans la seule vue de mettre du moins son salut à couvert; et pour récompense, il m'offrit de me servir le reste de ses jours en qualité d'esclave.

»Mon cœur ne résista point à ce discours. Je lui recommandai de ne pas faire connaître sa religion devant le nécoda, qui était mahométan comme son ennemi; et m'étant informé de toutes les circonstances qui pouvaient faciliter un dessein que le ciel m'inspira, je représentai si vivement à Mahmoud combien il lui serait glorieux de rétablir un prince infortuné, et quel mérite il se ferait aux yeux du gouverneur en servant un ami des Portugais, qu'il ne m'opposa que les difficultés d'une si grande entreprise. J'étais armé contre cette objection. D'ailleurs son fils, qui avait été nourri parmi les Portugais de Malacca, s'offrit à vérifier par ses yeux les forces de l'usurpateur. Nous disposâmes Mahmoud à faire une descente avec toutes les siennes, qui consistaient en quatre-vingts hommes bien armés.

»Nous descendîmes au rivage à deux heures après minuit. Le fils du nécoda, conduit par le prince détrôné, n'eut pas de peine à se saisir de quelques insulaires qui confirmèrent le récit de leur ancien maître, et qui parurent prêts à nous seconder. Nous recueillîmes de leurs discours que l'île n'était habitée que par des pêcheurs, et nous apprîmes que la garde actuelle de leur nouveau maître n'était que de cinquante hommes, mais faibles et si mal pourvus d'armes, que la plupart n'avaient que des bâtons pour leur défense. Un éclaircissement si favorable nous fit négliger les précautions. À la pointe du jour, le fils du nécoda forma l'avant-garde avec quarante hommes, vingt desquels étaient armés d'arquebuses, et les autres de lances et de flèches. Le père suivait avec trente soldats, et portait une enseigne que Pedro de Faria lui avait donnée à son départ, sur laquelle était peinte une croix qui devait servir à le faire reconnaître des vaisseaux de notre nation pour vassal de la couronne portugaise. Nous arrivâmes dans cet ordre au pied d'une mauvaise enceinte de bamboux qui couvrait quelques cabanes, auxquelles on donnait le nom de palais ou de château. Les ennemis se présentèrent avec de grands cris qui semblaient nous annoncer une forte résistance; mais la vue d'un fauconneau dont nous nous étions pourvus, et le bruit de quelques coups d'arquebuse leur firent prendre aussitôt la fuite. Nous les poursuivîmes jusqu'au sommet d'une colline, où nous jugeâmes qu'ils ne s'étaient arrêtés que pour combattre avec plus d'avantage. Leur intention, au contraire, était de composer pour leur vie; mais, apprenant qu'ils étaient les principaux partisans de l'usurpateur, nous les tuâmes à coups d'arquebuses et de lances, sans en excepter plus de trois, qui se firent connaître pour chrétiens. De là nous descendîmes dans un village composé de cabanes fort basses et couvertes de chaume, où nous trouvâmes soixante-quatre femmes avec leurs enfans, qui se mirent à crier: «Chrétiens! chrétiens! Jésus! Jésus! sainte Marie!» Ces témoignages de christianisme me firent prier le nécoda de les épargner. Cependant il me fut impossible de sauver leurs cabanes du pillage. Il ne s'y trouva pas la valeur de plus de cinq ducats; car l'île était si pauvre, que les plus riches de l'un ou de l'autre sexe n'avaient pas de quoi couvrir leur nudité. Ils ne se nourrissaient que de poissons qu'ils prenaient à la ligne. Cependant ils étaient si vains, que chacun se nommait roi de la pièce de terre qui environnait sa cabane; et nous comprîmes que tout l'avantage de celui que nous rétablissions sur le trône était d'avoir quelques champs un peu plus étendus. Nous le remîmes en possession de sa femme et de ses enfans, que son ennemi avait réduits à l'esclavage.

»Cette expédition n'ayant coûté qu'un peu de poudre au nécoda, nous rentrâmes dans notre jonque pour faire voile vers Ténasserim, où je me promettais de rencontrer Guerreyra et son escadre. Il y avait déjà cinq jours que nous tenions cette route, lorsque nous découvrîmes un petit bâtiment que nous prîmes d'abord pour une barque de pêcheurs. Il ne s'éloignait pas, et nous profitâmes de l'avantage du vent pour le joindre. Notre dessein était de prendre langue sur les événemens, et de nous assurer de la distance des ports. Mais nous étant approchés à la portée de la voix, et ne voyant personne qui se présentât pour nous répondre, nous y envoyâmes une chaloupe avec ordre d'employer la force. Elle n'eut pas de peine à remorquer une très-petite barque qui paraissait abandonnée aux flots. Nous y trouvâmes cinq Portugais; deux morts et trois vivans, avec un coffre et trois sacs remplis de tangues et de larins, qui sont des monnaies d'argent du pays, un paquet de tasses et d'aiguières d'argent, et deux grands bassins de même métal. Après avoir pris un état de toutes ces richesses, et les avoir déposées entre les mains du nécoda, je fis passer les trois Portugais dans la jonque; mais, quoiqu'ils eussent la force de monter à bord et de recevoir mes bons traitemens, je les gardai deux jours entiers sans en pouvoir tirer un seul mot. Enfin, la bonté des alimens les ayant fait sortir de cette espèce de stupidité, ils se trouvèrent en état de m'expliquer la cause de cet accident. L'un était Christophe Doria, qui fut nommé dans la suite au gouvernement de San-Thomé; un autre se nommait Louis Taborda, et le troisième Simon de Brito, tous gens d'honneur; et connus par le succès de leur commerce, qui étaient partis de Goa dans le vaisseau de Georges Manhez pour se rendre au port de Chatigam. Ils s'étaient perdus au banc de Rakan par la négligence de la garde. De quatre-vingt-trois personnes qui étaient à bord, dix-sept s'étaient jetées dans une petite barque. Ils avaient continué leur route le long de la côte, avec l'espérance de s'avancer jusqu'à la rivière de Cosmin, au royaume de Pégou, et d'y rencontrer le vaisseau de la gomme laque du roi, ou quelque marchand qui retournerait aux Indes. Mais ils avaient été surpris par un vent d'ouest, qui dans l'espace d'une nuit leur avait fait perdre la terre de vue. Ainsi, se trouvant en pleine mer sans voiles, sans rames, et sans aucune connaissance des vents, ils avaient passé seize jours dans cette situation, avec le secours de quelques vivres qu'ils avaient sauvés. L'eau leur avait manqué. Cette privation, d'autant plus dangereuse qu'il leur restait encore de quoi satisfaire leur faim, en avait fait périr douze, que les autres avaient jetés successivement dans les flots. Enfin les trois qui étaient demeurés vivans n'avaient pas eu la force de rendre le même service aux derniers morts.

»Nous continuâmes heureusement notre navigation jusqu'à Ténasserim, d'où nous prîmes par Touay, Merguim, Juncay, Pullo, Camude et Vagarru, sans y rencontrer les cent Portugais que j'avais ordre de chercher. Cependant j'appris avec joie, dans cette dernière place, qu'ils avaient battu quinze fustes d'Achem; et je crus les conjectures de Mahmoud bien confirmées. Le bruit s'était répandu que la ville de Martaban était assiégée par le roi de Brama avec une armée de sept cent mille hommes, et que Guerreyra s'était engagé au service de Chambaïna, avec ses quatre fustes et tous les Portugais qu'il avait pu rassembler. Quoique cette nouvelle me parût encore incertaine, je ne balançai point à faire tourner mes voiles vers Martaban, dans l'espérance du moins de recevoir des informations plus sûres aux environs de cette ville. Neuf jours nous firent arriver à la barre: il était deux heures de nuit. Après avoir jeté l'ancre dans une profonde tranquillité, nous entendîmes plusieurs coups d'artillerie qui commencèrent à nous causer de l'inquiétude. Mahmoud fit assembler le conseil. On conclut qu'il y avait peu de danger à s'avancer prudemment dans la rivière. Nous doublâmes à la pointe du jour le cap de Mounay, d'où nous découvrîmes la ville de Martaban.

»Elle nous parut environnée d'un grand nombre de gens de guerre, et les rives étaient bordées d'une multitude infinie de bâtimens à rames. Nous ne voguâmes pas moins jusqu'au port, où nous entrâmes avec beaucoup de précaution. Le nécoda donna les signes ordinaires de paix et de commerce. Nous vîmes bientôt venir à nous un vaisseau fort bien équipé, qui portait six Portugais, dont la vue nous causa beaucoup de joie. Ils nous apprirent que l'armée du roi de Brama était réellement composée de sept cent mille hommes qu'il avait amenés dans une flotte de mille sept cents navires à rames, entre lesquels on comptait cent galères; que les Portugais, ayant promis leurs services au roi de Martaban, avaient abandonné ses intérêts par des raisons qui n'étaient connues de leur chef, et qu'ils avaient pris parti pour le roi de Brama; qu'ils étaient au nombre de sept cents sous les ordres de Jean Cayero; qu'entre les principaux officiers je trouverais Lancerot Guerreyra et ses trois capitaines, et qu'étant chargé des ordres de don Pedro Faria, je ne devais attendre d'eux que des civilités et des caresses; qu'à l'égard des Achémois, dont le gouverneur de Malacca se croyait menacé, sa crainte n'étant fondée que sur le départ de cent trente vaisseaux qui étaient venus d'Achem sous la conduite de Bijaya Sora, roi de Pedir, ils m'assuraient que cette redoutable flotte avait été défaite par l'armée de Sornau, avec perte de soixante-dix bâtimens et de six mille hommes, sans compter la ruine de quinze fustes qui étaient tombées entre les mains de Guerreyra; que dix ans ne suffiraient pas aux Achémois pour réparer leur disgrâce; enfin que Malacca était sans danger, et que les troupes portugaises étaient inutiles au gouverneur.

»Je me rendis à terre pour recevoir les mêmes explications de Cayero. Il était retranché à quelque distance de la ville, sans aucune communication avec les assiégés, mais sans traité avec leurs ennemis, c'est-à-dire moins en apparence pour prendre part aux événemens que pour les observer. Je lui présentai l'ordre du gouverneur. Il me tint le même langage. Je le priai de m'en donner une déclaration par écrit. Les circonstances n'offrant rien qui dût m'arrêter, j'attendis le départ du nécoda, qui profitait habilement de l'occasion pour exercer un commerce avantageux dans les deux camps. Son délai, qui dura quarante-six jours, me rendit témoin d'une horrible catastrophe.

»Il y avait déjà plusieurs mois que le siége de Martaban était poussé avec beaucoup de vigueur. Les assiégés s'étaient défendus courageusement; mais, n'ayant reçu aucun secours, ils se trouvaient si affaiblis par le fer, par la faim et par les maladies, que, de cent trente mille soldats qu'on avait comptés dans la ville, et qui faisaient les principales forces du royaume, il n'en restait que cinq mille. Le roi, ne prenant plus conseil que de son désespoir, fit faire successivement trois propositions à l'ennemi. Il lui offrit d'abord, pour l'engager à lever le siége, trente mille bisses d'argent, qui valaient un million d'or, et soixante mille ducats de tribut annuel. Cette tentative ayant été rejetée, il proposa de sortir de la ville, à la seule condition de se retirer librement dans deux vaisseaux avec sa femme et ses enfans. Le roi de Brama, qui en voulait non-seulement à ses trésors, mais à sa personne, ne parut pas plus sensible à cette offre. Enfin le malheureux Chambaïna proposa, pour sa liberté et celle de sa famille, de lui abandonner sa couronne et le trésor du roi son prédécesseur, qu'on faisait monter à trois millions d'or. Cette promesse n'ayant pas été mieux reçue, il perdit toute espérance de composition avec un ennemi si cruel. Les Portugais devinrent son unique ressource, du moins pour se garantir du danger qui le menaçait personnellement. Il leur dépêcha un homme de leur nation, nommé Paul de Seixas, qui était attaché depuis long-temps à sa cour, avec une lettre pour Cayero, dans laquelle il offrait de soumettre ses états au roi de Portugal, et de lui livrer la moitié de ses trésors. Mais l'envie des principaux Portugais du conseil, qui s'imaginèrent que Cayero profiterait seul des richesses de ce prince, sinon en les faisant passer dans ses coffres, du moins en les portant seul au roi de Portugal, qui ferait tomber sur lui toutes ses récompenses, et qui lui prodiguerait les comtés et les marquisats, ou qui croirait ne pouvoir s'acquitter parfaitement, s'il ne le nommait vice-roi des Indes, fit manquer une si belle occasion d'enrichir Lisbonne des dépouilles de Martaban. Ces perfides conseillers représentèrent combien il était dangereux d'offenser le roi de Brama, qui pourrait employer tout d'un coup sept cent mille hommes à sa vengeance contre une poignée de Portugais. Ils déclarèrent même à Cayero, que, s'il n'abandonnait la pensée d'assister le roi de Martaban, ils se croiraient obligés, pour leur propre sûreté, d'en avertir le vainqueur, et de sauver par cette voie les meilleures troupes que le roi de Portugal eût aux Indes.

»Cayero, forcé de renvoyer Seixas avec un refus, écrivit une lettre civile à Chambaïna pour se justifier par de faibles excuses. Nous apprîmes que ce malheureux prince, dans la douleur de perdre une ressource qu'il avait réservée pour la dernière, était tombé sans connaissance après avoir lu cette réponse, et qu'en revenant à lui, il s'était frappé plusieurs fois le visage, avec les regrets les plus touchans de sa misérable fortune et des plaintes amères de l'ingratitude des Portugais. Il eut la générosité de congédier Seixas, en l'exhortant à chercher un protecteur plus heureux, et ce ne fut pas sans lui avoir fait de riches présens. Il lui laissa aussi la liberté d'emmener une jeune et belle fille de sa cour, dont il avait eu deux enfans, et qu'il épousa depuis à Coromandel. Seixas revint au camp cinq jours après, et nous attendrit beaucoup par ce récit.

»Chambaïna connut qu'il ne lui restait plus d'espérance. Il rassembla tous ses officiers; et dans ce conseil général, on prit la résolution de donner la mort à tous les êtres vivans qui n'étaient pas capables de combattre, et de faire un sacrifice de ce sang à Quaï-Nivandel, dieu des batailles. On devait jeter ensuite dans la mer tous les trésors du roi, et mettre le feu à la ville. Après ces trois exécutions, ceux qui se trouvaient en état de porter les armes étaient déterminés à fondre sur les ennemis pour chercher la mort, ou pour s'ouvrir un passage. Mais un des trois généraux de l'état, préférant l'opprobre à cette glorieuse fin, se jeta la nuit suivante avec quatre mille hommes dans le camp des Bramas. Le reste des troupes, qui ne montait pas à deux mille, parut si découragé par cette désertion, que, dans la crainte de voir ouvrir les portes de la ville ou d'être livré à l'ennemi, Chambaïna prit enfin le parti de se rendre volontairement.

»Le lendemain à six heures du matin, nous vîmes paraître sur les murs un étendard blanc, qui fut regardé comme le signe de la soumission. Un homme à cheval s'approcha des portes. On lui demanda les sauf-conduits ordinaires. Ils furent envoyés sur-le-champ par deux officiers bramas qui demeurèrent en otages dans la ville. Alors Chambaïna fit porter à son ennemi, par un prêtre âgé de quatre-vingts ans, une lettre écrite de sa propre main. Elle contenait l'offre de s'abandonner à sa clémence avec sa femme, ses enfans, son royaume et tous ses trésors, sans autre condition que la liberté de passer le reste de sa vie dans un cloître. Le roi de Brama répondit aussitôt par une autre lettre qu'il oubliait les offenses passées, et que son dessein était d'accorder au roi de Martaban un état et des revenus dont il serait satisfait. Cette promesse n'était qu'une trahison. Cependant elle fut publiée dans le camp avec beaucoup de réjouissances.

»Dès le lendemain on vit briller tous les préparatifs du triomphe. Le roi fit dresser dans son quartier quatre-vingt-six tentes d'une richesse admirable, dont chacune fut environnée de trente éléphans. Toute l'armée fut rangée dans un fort bel ordre; et les étrangers ayant été avertis de prendre les postes qui leur seraient assignés, Cayero ne put se dispenser d'en accepter un avec tous ses Portugais. Il se trouva placé à l'avant-garde, qui n'était pas éloignée de la porte par laquelle Chambaïna devait sortir. On comptait plus de quarante nations qui étaient rangées successivement depuis ce lieu jusqu'au quartier du roi, derrière lequel tous les Bramas s'étaient rangés pour sa garde.

»Un coup de canon qu'on tira vers midi fut le signal auquel nous vîmes ouvrir les portes de la ville. Trois cents éléphans armés commencèrent la marche: ils étaient suivis d'une partie des détachements bramas qui avaient été envoyés la veille pour prendre possession des principaux postes; ensuite venaient tous les seigneurs qui s'étaient trouvés dans la ville, et qui partageaient l'infortune de leur maître. Huit ou dix pas après eux, on voyait le raulin de Mounaï, ce prêtre qui avait apporté au camp la soumission de Chambaïna. Il était chef de tous les autres prêtres, et pontife suprême de la nation. Immédiatement après lui, on portait dans une litière Nhaï-Canatou, fille du roi de Pégou, que les Bramas avaient dépouillé aussi de ses états, et femme de Chambaïna. Elle avait près d'elle quatre petits enfans, deux garçons et deux filles, dont le plus âgé n'avait pas plus de sept ans. Sa litière était environnée de trente ou quarante femmes, le visage penché vers la terre, et les larmes aux yeux. On voyait ensuite certains moines du pays qui vont pieds nus et la tête découverte. Ils tenaient en main une sorte de chapelet, et, marchant en fort bon ordre, ils récitaient dévotement leurs prières. Quelques-uns aussi s'employaient à consoler les femmes, et leur jetaient de l'eau sur le visage lorsqu'elles manquaient de force. Ce spectacle, qui se renouvelait souvent, aurait attendri des cœurs plus durs que le mien. Une garde de gens de pied venait après les femmes et les moines. Cinq cents Bramas suivaient à cheval pour servir de gardes à Chambaïna, qui marchait au milieu d'eux sur un petit éléphant.

»Il avait demandé le plus petit, comme un symbole de son mépris pour le monde, et de la pauvreté dans laquelle il se proposait de passer le reste de sa vie. Il était vêtu d'une assez longue robe de velours noir, pour marquer son deuil; sa barbe, ses cheveux et ses sourcils étaient rasés, et, dans le vif sentiment de son infortune, il s'était fait mettre une corde au cou, pour se présenter au vainqueur avec cette marque d'humiliation; il portait sur son visage l'impression d'une si profonde tristesse, qu'il était impossible de le voir sans verser des larmes. Son âge était d'environ soixante-deux ans; il avait la taille haute, l'air grave et sévère, et le regard d'un prince généreux.

»Aussitôt qu'il fut entré dans une grande place, qui était devant la porte de la ville, il s'éleva un si grand cri des femmes, des enfans et des vieillards qui s'étaient rassemblés dans ce lieu pour le voir passer, qu'on les aurait crus tous dans les plus douloureux tourmens, ou près de recevoir le coup de la mort. Ce bruit funeste recommença six ou sept fois. La plupart de ces misérables se déchiraient le visage, ou se frappaient à coups de pierres, avec si peu de pitié pour eux-mêmes, qu'ils en étaient tout sanglans: les Bramas mêmes ne pouvaient retenir leurs pleurs. Ce fut dans cette place que la reine s'évanouit deux fois. Chambaïna descendit de son éléphant pour l'encourager, et, la voyant sans aucune marque de vie, quoiqu'elle ne cessât point de tenir ses enfans embrassés, il se mit à genoux près d'elle. Là, tournant ses regards vers le ciel, il passa quelques momens en prières; ensuite, soit que les forces lui manquassent à lui-même, ou qu'il fût emporté par la violence de sa douleur, il se laissa tomber sur le visage près de la reine sa femme. À ce spectacle, l'assemblée, qui était innombrable, recommença tout d'un coup à pousser un si horrible cri, que toutes mes expressions ne sont pas capables de le représenter. Chambaïna, s'étant relevé, jeta lui-même de l'eau sur le visage de sa femme, et lui rendit d'autres soins qui lui rappelèrent les sens. L'ayant prise alors entre ses bras, il employa pour la consoler des termes si tendres et si religieux, qu'on les aurait admirés dans la bouche d'un chrétien.

»On lui accorda près d'une demi-heure pour ce triste office. Il remonta sur son éléphant, et la marche continua dans le même ordre. Lorsque, étant sorti de la ville, il fut arrivé à l'espèce de rue qui était formée par deux files de soldats étrangers, ses yeux tombèrent sur les Portugais, qu'il reconnut à leurs colletins de buffle, à leurs toques garnies de plumes, et surtout à leurs arquebuses sur l'épaule. Il découvrit au milieu d'eux Cayero, vêtu de satin incarnat, et tenant en main une pique dorée, avec laquelle il faisait ouvrir le passage. Cette vue le toucha si sensiblement, qu'il refusa d'aller plus loin, et que le capitaine de la garde fut obligé de faire quitter leur poste aux Portugais[4].

«On ne cessa plus de marcher jusqu'à la tente du vainqueur, qui attendait son captif avec une pompe royale. Chambaïna, paraissant devant lui, se prosterna d'abord à ses pieds. On s'attendait à lui voir prononcer quelque discours convenable à son sort, mais la douleur et la confusion lui lièrent apparemment la langue; il laissa cet office au raulin de Mounaï, qui, ne se contentant pas d'exhorter le vainqueur à la clémence, lui représenta la vicissitude des fortunes humaines, et le rappela même à l'heure de la mort, où la justice du ciel s'exerce sur tous les hommes. Le roi de Brama parut touché de son discours: il ne balança point à faire espérer des grâces et des bienfaits; cependant son cœur avait peu de part à cette promesse. Chambaïna fut mis sous une garde sûre, et la reine sa femme ne fut pas gardée moins étroitement.

«Entre les motifs qui avaient attiré tant d'étrangers dans l'armée des Bramas, on faisait beaucoup valoir l'espérance du pillage, que le roi leur avait promis sans exception. Cependant, sous prétexte de se faire amener tranquillement Chambaïna, mais en effet pour se donner le temps d'enlever ses trésors, il avait mis de fortes gardes à toutes les portes de la ville, avec défense, sous peine de la vie, d'en accorder l'entrée sans sa participation. Après le jour du triomphe, il trouva des prétextes pour en laisser passer deux autres, pendant lesquels il mit à couvert les principales richesses de Martaban, et quatre mille hommes y furent employés. Ensuite s'étant rendu de grand matin sur une colline qui se nomme Beidao, à deux portées de fauconneau de la ville, il fit lever la défense aux portes. Alors un coup de canon, qui fut le dernier signal, livra la malheureuse ville de Martaban à l'emportement d'un nombre infini de soldats, qui n'épargnèrent pas plus la vie que les richesses des habitans. Le pillage dura trois jours et demi, après lesquels on y mit le feu, qui la consuma jusqu'aux fondemens. On m'assura que le nombre des morts montait à soixante mille hommes, et celui des prisonniers à quatre-vingt mille.

«Quelques jours après on vit paraître sur la même colline une multitude de gibets, dont vingt étaient de la même hauteur, et les autres un peu moins élevés. Ils étaient dressés sur des piles de pierre entourées de grilles, au-dessus desquelles on avait placé des girouettes dorées. Cent Bramas y faisaient la garde à cheval. Plusieurs tranchées qui formaient d'autres enceintes étaient bordées d'enseignes tachées de gouttes de sang. Ce nouveau spectacle paraissant annoncer quelque événement qui n'était pas connu de l'armée, j'eus la curiosité d'y courir avec cinq autres Portugais. Nous entendîmes d'abord un bruit extraordinaire qui venait du camp des Bramas. Tandis que nous en cherchions la cause, nous vîmes sortir du quartier du roi cent éléphans armés et quantité de gens de pied qui furent suivis de quinze cents Bramas à cheval. À cette cavalerie succéda un gros de trois mille hommes d'infanterie, armés d'arquebuses et de lances, au milieu desquelles nous découvrîmes cent quarante femmes liées quatre à quatre, avec un grand nombre de moines du pays qui les consolaient par leurs exhortations. Toutes ces infortunées étaient femmes ou filles des principaux capitaines de Chambaïna, et la plupart n'étaient âgées que de dix-sept à vingt-cinq ans. Nous admirâmes leur blancheur et leur beauté; mais elles étaient si faibles, que plusieurs tombaient évanouies presqu'à chaque pas. Derrière elles nous vîmes paraître douze huissiers avec leurs masses d'argent, qui précédaient Nhaï-Canatou, reine de Martaban. Quatre hommes portaient ses enfans autour d'elle. Après cette princesse, marchaient deux files de soixante moines, priant dans leurs livres, la tête baissée et les yeux baignés de larmes. Ils étaient suivis d'une procession de trois au quatre cents enfans, nus jusqu'à la ceinture, portant des cierges à la main et des cordes au cou, qui faisaient retentir l'air de leurs cris et de leurs gémissemens. On nous dit qu'ils n'étaient pas destinés au supplice, et qu'ils n'accompagnaient la reine et ses dames que pour invoquer le ciel en leur faveur. Cette marche était fermée par une autre garde d'infanterie, et par cent éléphans armés comme les premiers.

»Lorsque ces misérables victimes furent entrées dans l'enceinte des échafauds, six huissiers à cheval publièrent leur sentence. Elle portait, «qu'étant filles ou femmes de pères et de maris qui avaient tué un grand nombre de Bramas, et qui avaient donné naissance à cette guerre, le roi les avait jugées dignes de mort.» Alors tous les exécuteurs de la justice s'étant mêlés avec les gardes, on n'entendit plus qu'un effroyable bruit. Entre les cent quarante femmes, celles qui avaient la force de se soutenir embrassaient leurs compagnes et jetaient la vue sur Nhaï-Canatou, qui était assise à terre, appuyée sur les genoux d'une vieille femme, et déjà presque morte; plusieurs lui firent leurs derniers complimens: mais elles furent bientôt saisies par les bourreaux, et pendues sept à sept par les pieds, c'est-à-dire la tête en bas. Cet étrange supplice nous fit entendre pendant quelque temps leurs cris et leurs sanglots, qui furent étouffés à la fin par la chute du sang.

»Alors Nhaï-Canatou fut avertie de s'avancer vers l'instrument de sa mort. Le raulin de Mounaï, qui avait ordre de l'assister particulièrement, lui adressa quelques discours, qu'elle parut écouter avec constance. Elle demanda un peu d'eau, qu'on lui apporta; et s'en étant rempli la bouche, elle en arrosa ses enfans, qu'elle tenait entre ses bras. Ensuite jetant les yeux sur le bourreau qui se saisissait d'eux, elle lui demanda au nom du ciel de lui épargner le spectacle de leur supplice en la faisant mourir la première. Il parut que cette faveur lui fut accordée, car on lui rendit ses enfans, qu'elle embrassa plusieurs fois pour leur dire le dernier adieu; mais tout d'un coup, penchant la tête sur les genoux de la femme qui lui servait d'appui, elle y expira, sans aucune autre apparence de mouvement. Les bourreaux, qui s'en aperçurent aussitôt, se hâtèrent de l'attacher au gibet qui lui était destiné. Ils y pendirent en même temps ses quatre enfans, deux à chaque côté, et leur mère au milieu.

»La nuit suivante, Chambaïna fut jeté dans la mer, une pierre au cou, avec environ soixante des principaux seigneurs du royaume de Martaban, qui étaient pères, ou maris, ou frères des cent quarante femmes dont nous avions vu l'exécution.

»Après cette cruelle vengeance, le roi de Brama ne passa pas plus de neuf jours à la vue des murs qu'il avait détruits; et prenant le chemin de Pégou avec son armée, il laissa dans le royaume de Martaban un corps de troupes sous la conduite de Bainha-Chaqué, un de ses principaux officiers. Cayero le suivit avec les sept cents Portugais; mais il en resta trois ou quatre, entre lesquels était un gentilhomme nommé Gonzalo-Falcan, qui, ayant quitté Chambaïna pour s'attacher au vainqueur, avait obtenu la confiance des Bramas par divers services. Don Pédro de Faria m'avait chargé d'une lettre pour lui; et le trouvant encore à Martaban lorsque j'y étais arrivé, je n'avais pas fait difficulté de l'informer de ma commission. Il était passé dans le parti du roi de Brama, et les suites du siége avaient suspendu sa perfidie; mais, après le départ de l'armée, le désir apparemment de s'enrichir tout d'un coup par la dépouille de mon nécoda, ou l'espérance de s'établir mieux que jamais dans la faveur des Bramas, lui fit oublier que j'étais Portugais comme lui, et chargé des intérêts communs de notre nation; il apprit au nouveau gouverneur de Martaban que j'étais venu de Malacca pour traiter avec Chambaïna, et pour lui offrir du secours. Bainha-Chaqué, de concert peut-être avec lui, me fit arrêter aussitôt; et s'étant rendu lui-même à la jonque qui m'avait amené, il se saisit de toutes les marchandises. Mahmoud et cent soixante-quatre hommes du bord, entre lesquels on comptait quarante marchands fort riches, mahométans ou gentous, mais tous nés à Malacca, furent jetés dans une profonde prison. Dès le lendemain, ils furent condamnés à la confiscation de leurs biens, et à demeurer prisonniers du roi, pour avoir été complices d'un projet de trahison contre les Bramas. De cent soixante-quatre, la faim, la soif et la puanteur d'un horrible cachot en firent périr cent dix-neuf dans l'espace d'un mois; les quarante-cinq qui résistèrent à leurs souffrances furent mis dans une mauvaise chaloupe sans voiles et sans rames, et livrés au courant de la rivière, qui les entraîna jusqu'à la barre, d'où le vent les poussa dans une île déserte nommée Poulo-Coumoudé, qui est à vingt lieues de l'embouchure; là ils se fournirent de quelques provisions de fruits qu'ils trouvèrent dans les bois. Ensuite s'étant fait une voile de deux habits, et deux rames de quelques branches d'arbres, ils suivirent la côte de Ionsalam et celle d'après, jusqu'à la rivière de Parlès, au royaume de Queda, où ils moururent presque tous de certains apostumes contagieux qui leur vinrent à la gorge; enfin, n'étant arrivés que deux à Malacca, ils parlèrent de ma mort comme d'un malheur certain.

»En effet, je n'attendais que l'heure du supplice. Après le bannissement de mes compagnons, je fus transféré dans une prison plus éloignée, où je passai trente-six jours sous le poids de plusieurs chaînes. Gonzalo renouvelait continuellement ses accusations; et mon chagrin ou ma fierté ne me permettant pas toujours de répondre avec modération, on me fit un nouveau crime du mépris qu'on me reprocha pour la justice. Je fus condamné, pour expier cette offense, à recevoir le fouet par la main des exécuteurs publics, et mes ennemis firent dégoutter dans mes plaies une gomme brûlante qui me causa de mortelles douleurs. Cependant quelque ami de la justice ayant représenté au gouverneur que, s'il me faisait ôter la vie, cette nouvelle irait jusqu'à Pégou, où tous les Portugais ne manqueraient pas d'en faire leurs plaintes au roi, il se réduisit à confisquer tout ce que je possédais, et à me déclarer esclave du roi. Aussitôt que je fus guéri de mes blessures, je fus conduit à Pégou avec les chaînes que je n'avais pas cessé de porter; et sur les informations de Bainha-Chaqué, je fus livré à la garde du trésorier du roi, nommé Diosoraï, qui était déjà chargé de six autres Portugais pris les armes à la main dans un navire de Cananor.

»Pendant mon esclavage, qui dura l'espace de deux ans et demi, le roi de Brama, poussant ses conquêtes, attaqua Prom, où il exerça les mêmes cruautés qu'à Martaban. Il ruina cette ville et détruisit la famille royale. Mélitaï, qui fit une plus longue résistance, ne fut pas moins emporté par la violence de cet impétueux torrent. De là il se proposait de faire tomber le poids de ses armes sur le roi d'Ava, qu'il voulait punir d'avoir pensé à venger le roi de Prom, son gendre; mais apprenant que ce monarque avait fait de puissans préparatifs, et s'était fortifié par l'alliance de l'empereur de Pondaleu, prince redoutable, auquel on donnait le titre de siamon, il appréhenda que leurs forces réunies ne fussent capables d'arrêter sa fortune. Dans cette idée, il prit la résolution d'envoyer un ambassadeur au calaminham, autre puissant prince dont l'empire[5] occupe le centre de cette contrée, dans une vaste étendue, pour l'engager, par ses présens et par l'offre de lui céder quelques terres voisines de ses états, à déclarer la guerre au siamon. Diosoraï, entre les mains de qui j'étais encore avec sept autres Portugais, fut nommé pour cette ambassade. Il reçut une infinité de faveurs à son départ; et nous nous trouvâmes heureux nous-mêmes que le roi lui fît présent de nous pour le servir en qualité d'esclaves. Il nous avait traités jusqu'alors avec affection. L'utilité qu'il se promit de nos services parut augmenter ce sentiment. Il partit dans une barque suivie de douze bâtimens qui portaient trois cents hommes de cortége. Les richesses dont il était chargé pour le calaminham montaient à plus d'un million d'or. Nous fûmes vêtus avec beaucoup de propreté; et la générosité de notre nouveau maître pourvut généralement à tous nos besoins.

»Notre voyage et nos observations jusqu'à Timplam, capitale de l'empire de Calaminham, furent une diversion assez agréable à mes peines. À la pagode de Tinagogo, nous fûmes témoins de plusieurs fêtes qui nous firent admirer tout à la fois l'aveuglement et la piété de ces peuples. Nous vîmes une infinité de balances suspendues à des verges de bronze, où se faisaient peser les dévots pour la rémission de leurs péchés, et le contre-poids que chacun mettait dans la balance était conforme à la qualité de ses fautes. Ainsi ceux qui se reprochaient de la gourmandise, ou d'avoir passé l'année sans aucune abstinence, se pesaient avec du miel, du sucre, des œufs et du beurre. Ceux qui s'étaient livrés aux plaisirs sensuels se pesaient avec du coton, de la plume, du drap, des parfums et du vin. Ceux qui avaient eu peu de charité pour les pauvres se pesaient avec des pièces de monnaie; les paresseux avec du bois, du riz, du charbon, des bestiaux et des fruits; les orgueilleux, avec du poisson sec, des balais et de la fiente de vache, etc. Ces aumônes, qui tournaient au profit des prêtres, étaient en si grand nombre, qu'on les voyait rassemblées en pile. Les pauvres, qui n'avaient rien à donner, offraient leurs propres cheveux; et plus de cent prêtres étaient assis avec des ciseaux à la main pour les couper. De ces cheveux, dont on voyait aussi de grands monceaux, plus de mille prêtres rangés en ordre faisaient des cordons, des tresses, des bagues, des bracelets, que les dévots achetaient pour les emporter comme de précieux gages de la faveur du ciel.

»On nous conduisit ensuite aux grottes des ermites ou des pénitens, qui étaient au fond d'un bois, à quelque distance de la colline du temple. Elles étaient taillées dans le roc à pointe de marteau, et toutes par ordre, avec tant d'habileté, qu'elles semblaient l'ouvrage de la nature plutôt que de la main des hommes. Nous en comptâmes cent quarante-deux. Les ermites, qui habitaient les premières, avaient de longues robes, à la manière des bonzes du Japon, et suivaient la loi d'une divinité qui, ayant passé autrefois par la condition humaine, sous le nom de Situmpor Michai, avait ordonné pendant sa vie, à ses sectateurs, de pratiquer de grandes austérités. On nous dit que leur seule nourriture était des herbes cuites et des fruits sauvages. Dans d'autres grottes nous vîmes des sectateurs d'Anghematour, divinité plus austère encore, qui ne vivaient que de mouches, de fourmis, de scorpions et d'araignées, assaisonnés d'un jus de certaines herbes. Ils méditent jour et nuit, les yeux levés vers le ciel et les deux poings fermés, pour exprimer le mépris qu'ils portent aux biens du monde. D'autres passent leur vie à crier nuit et jour, dans les montagnes, Godomem, qui est le nom de leur fondateur, et ne cessent qu'en perdant haleine par la mort. Enfin ceux qui se nomment taxilacous, s'enferment dans des grottes fort petites; et lorsqu'ils croient avoir achevé le temps de leur pénitence, ils hâtent leur mort en faisant brûler des chardons verts et des épines dont la fumée les étouffe.

»Nous approchions de la capitale de Calaminham. Nous vîmes arriver un député du premier ministre de l'état, qui apportait à l'ambassadeur toutes sortes de rafraîchissemens, et qui venait le prier de suspendre sa marche pendant neuf jours. C'était un intervalle dont les officiers du calaminham avaient besoin pour leurs préparatifs. On nous les fit employer à divers amusemens, tels que la chasse et la pêche, qui étaient suivis de grands festins, de concerts, de musique et de comédies. Cependant j'obtins de l'ambassadeur, pour mes compagnons et pour moi, la permission de visiter plusieurs curiosités du pays que les habitans nous avaient vantées. On nous fit voir aux environs de la rivière des bâtimens fort antiques, des temples somptueux, de fort beaux jardins, des châteaux bien fortifiés et des maisons d'une structure singulière. Notre principale admiration fut pour un hôpital nommé Manicaforam, qui servait uniquement à loger les pèlerins. Il contenait plus d'une lieue dans son enceinte. On y voyait douze rues voûtées, dont chacune était bordée de deux cent quarante maisons, c'est-à-dire cent vingt de chaque côté, toutes remplies de pèlerins étrangers, qui ne cessaient pas de se succéder pendant le cours de l'année. Ils y étaient non-seulement bien logés, mais nourris fort abondamment pendant le jour, et servis par quatre mille prêtres qui vivaient dans cent vingt monastères. Manicaforam signifie prison des dieux. Le temple de cet hôpital était fort grand; il était composé de trois nefs, dont le centre était une chapelle de forme ronde, environnée de trois balustres de laiton, avec deux portes, sur chacune desquelles on remarquait un gros marteau de même métal. Cette chapelle renfermait quatre-vingts idoles des deux sexes, sans y comprendre quantité d'autres petites divinités qui étaient prosternées devant les grandes. Celles-ci étaient debout, mais toutes attachées par des chaînes de fer, avec de gros colliers, et quelques-unes avec des menottes. Les petites, qui étaient presque étendues par terre, étaient attachées six à six par la ceinture avec d'autres chaînes plus déliées. Autour des balustrades, deux cent quarante figures de bronze rangées en trois files, avec des hallebardes et des massues sur l'épaule, semblaient servir de gardes à tous ces dieux captifs. Les nefs étaient traversées, aux environs de la chapelle, de plusieurs verges de fer sur lesquelles étaient quantité de flambeaux, chacun de dix lumignons, vernissés à la manière des Indes, comme les murs et tous les autres ornemens du temple, en témoignage de deuil pour la captivité des dieux.

»Dans l'étonnement de ce spectacle, nous en demandâmes l'explication aux prêtres. Ils nous dirent qu'un calaminham, nommé Xixivarom Mélitaï, qui avait régné glorieusement sur cette monarchie plusieurs siècles auparavant, s'étant vu menacé par une ligue de vingt-sept rois, les avait vaincus dans une sanglante bataille, et leur avait enlevé tous leurs dieux: c'était cette multitude d'idoles que nous paraissions admirer. Depuis cette grande guerre, les vingt-sept nations étaient demeurées tributaires des Calaminhams, et leurs dieux portaient des chaînes. Il s'était répandu beaucoup de sang dans un si long espace par les révoltes continuelles de tant de peuples qui ne pouvaient supporter cette humiliation. Ils ne cessaient pas d'en gémir; et chaque année ils renouvelaient le vœu qu'ils avaient fait de ne célébrer aucune fête et de n'allumer aucune lumière dans leurs temples jusqu'à la délivrance des objets de leur culte. Cette querelle avait fait périr plus de trois millions d'hommes. Ce qui n'empêchait pas que les Calaminhams ne fissent honorer les dieux qu'ils avaient vaincus, et ne permissent à leurs anciens adorateurs de venir en pèlerinage dans ce lieu. Nous apprîmes aussi des mêmes prêtres l'origine du culte que les païens des Indes rendent à Quiaï-Nivandel, dieu des batailles. C'était dans un champ nommé Vitau, que le calaminham, vainqueur des vingt-sept rois, avait détruit toutes leurs forces. Après le combat, ce dieu s'était présenté à lui, assis dans une chaise de bois, et lui avait ordonné de le faire reconnaître pour le dieu des batailles, plus grand que tous les autres dieux du pays. De là vient que dans les Indes, lorsqu'on veut persuader quelque chose qui paraît au-dessus de la foi commune, on jure par le saint Quiaï-Nivandel, dieu des batailles du champ de Vitau.

»Après qu'on eut laissé à l'ambassadeur le temps de se reposer pendant neuf jours, il fut conduit au palais avec des cérémonies fort extraordinaires. On nous fit traverser quelques salles, et passer de là par le milieu du jardin, où les richesses de l'art et de la nature étaient répandues avec une admirable profusion; les allées étaient bordées de balustres d'argent. Tous les parfums de l'Orient paraissaient réunis dans les arbres et les fleurs. Je n'entreprendrai point la description de l'ordre qui régnait dans ce beau lieu, ni celle d'une variété d'objets dont je n'eus la vue qu'un moment; mais tout fut enchantement pour mes yeux. Plusieurs jeunes femmes, aussi éclatantes par leur beauté que par la richesse de leur parure, s'exerçaient au bord d'une fontaine, les unes à danser, d'autres à jouer des instrumens, quelques-unes à faire des tresses d'or ou d'autres ouvrages. Nous passâmes trop rapidement pour ma curiosité dans une vaste antichambre, où les premiers seigneurs de l'empire étaient assis, les jambes croisées, sur de superbes tapis; ils reçurent l'ambassadeur avec beaucoup de cérémonie, quoique sans quitter leur place. Au fond de cette antichambre, six huissiers avec leurs masses d'argent nous ouvrirent une porte dorée, par laquelle on nous introduisit dans une espèce de temple.

»C'était enfin la chambre du calaminham: nos premiers regards tombèrent sur lui. Il était assis sur un trône majestueux, environné de trois balustres d'or. Douze femmes d'une rare beauté, assises sur les degrés du trône, jouaient de diverses sortes d'instrumens, qu'elles accordaient au son de leurs voix. Sur le plus haut degré, c'est-à-dire autour du monarque, douze jeunes filles étaient à genoux avec des sceptres d'or à la main. Une autre, qui était debout, le rafraîchissait avec un éventail. En bas, la chambre était bordée par cinquante ou soixante vieillards qui portaient des mitres d'or sur la tête, et qui se tenaient debout contre le mur. En divers endroits, quantité de belles femmes étaient assises sur de riches tapis: nous jugeâmes qu'elles n'étaient pas moins de deux cents. Après tant de magnifiques spectacles que j'avais vus dans l'Asie, la merveilleuse structure de cette chambre, et la majesté de tout ce qui s'y présentait, ne laissèrent pas de me causer un véritable étonnement. L'ambassadeur discourant ensuite avec nous des merveilles de sa réception, nous dit qu'il se garderait bien de parler au roi son maître de la magnificence qui environnait la personne du calaminham, dans la crainte de l'affliger en diminuant l'idée qu'il avait de sa propre grandeur.

»Les cérémonies de la salutation, et celles du compliment et de la réponse, ne m'offrirent rien dont je n'eusse déjà vu des exemples; mais il me parut tout-à-fait nouveau qu'après une harangue de cinq ou six lignes et une réponse encore plus courte, tout le reste de l'audience fût employé en danses, en concerts et en comédies. Après quelques préludes des instrumens, cette fête commença par une danse de six femmes âgées avec de jeunes garçons, qui fut suivie d'une autre danse de six vieillards avec six petites filles, bizarrerie que je ne trouvai pas sans agrément. Ensuite on joua plusieurs comédies, qui furent représentées avec un appareil si riche et tant de perfection, qu'on ne peut rien s'imaginer de plus agréable. Vers la fin du jour, le calaminham se retira dans ses appartemens intérieurs, accompagné seulement de ses femmes.

»Notre séjour à Timplam dura trente-deux jours, pendant lesquels nous fûmes traités avec autant de civilité que d'abondance. Le temps que mes compagnons donnaient à leurs amusemens, je l'employais avec une satisfaction extrême à visiter de somptueux édifices et des temples qui me ravissaient d'admiration. Je n'en vis pas de plus magnifique que celui de Quiaï-Pimpocau, dieu des malades; et j'ai déjà fait remarquer que la piété de ces peuples se porte en particulier au soulagement des infirmités humaines.

»À l'égard du calaminham et de son empire, je donnerai d'autant moins d'étendue à mes observations, que je veux les resserrer dans les bornes de mes lumières.

»Le royaume de Pégou, qui n'a pas plus de cent quarante lieues de circuit, est environné par le haut d'une grande chaîne de montagnes nommées Pangacirao, qui sont habitées par la nation des Bramas, dont le pays a quatre-vingts lieues de largeur sur environ deux cents de longueur. C'est au-delà de ces montagnes qu'il s'est formé deux grandes monarchies, celle du Siamon, et celle du Calaminham. On donne à la seconde plus de trois cents lieues, dans les deux dimensions de la longueur et de la largeur, et l'on prétend qu'elle est composée de vingt-sept royaumes[6], dont tous les habitans n'ont qu'un même langage. Nous y vîmes plusieurs belles villes, et le pays nous parut extrêmement fertile. La capitale, qui est la résidence ordinaire du calaminham, porte aux Indes le nom de Timplam. Elle est située sur une grande rivière nommée Bitouy.

»Le commerce est considérable à Timplam, et s'exerce avec beaucoup de liberté pendant les foires. Elles attirent quantité d'étrangers qui apportent leurs richesses en échange de celles du pays, et cette communication y fait trouver toutes sortes de marchandises. On n'y voit point de monnaie d'or ni d'argent. Tout se vend ou s'achète au poids des échanges.

»La cour est fastueuse; la noblesse, qui est riche et polie, se fait honneur de contribuer par sa dépense à la grandeur du monarque. On y voit toujours plusieurs capitaines étrangers, que le calaminham s'attache par de grosses pensions. Il n'a jamais moins de soixante mille chevaux et de dix mille éléphans autour de sa personne. Les vingt-sept royaumes dont l'état est composé sont gardés par un prodigieux nombre d'autres troupes divisées en sept cents compagnies, dont chacune doit être formée, suivant leur institution, de deux mille hommes de pied, de cinq cents chevaux et de quatre-vingts éléphans. Le revenu impérial monte à vingt millions d'or, sans y comprendre les présens annuels des princes et des seigneurs. L'abondance est répandue dans toutes les conditions. Les gentilshommes sont servis en vaisselle d'argent, et quelquefois d'or. Celle du prince est de porcelaine ou de laiton. Tout le monde est vêtu de satin en été, de damas et de taffetas rayés, qui viennent de Perse. En hiver ce sont des robes doublées de belles peaux. Les femmes sont fort blanches et d'un excellent naturel. En général, le caractère des habitans est si doux, qu'ils connaissent peu les querelles et les procès.

»L'ambassadeur, après avoir reçu des lettres et des présens pour le roi son maître, partit de cette cour le 3 novembre 1556, accompagné de quelques seigneurs qui avaient ordre de l'escorter jusqu'à Pridor. Ils prirent congé de lui dans un grand festin. Dès le même jour, ayant quitté cette ville, nous nous embarquâmes sur la grande rivière de Bitouy, d'où nous passâmes dans le détroit de Maduré, et cinq jours de plus nous firent arriver à Mouchel, première place du royaume de Pégou.

»Mais, si près du terme, et dans un lieu de la dépendance du roi de Brama, nous étions attendus par un malheur dont nous ne pouvions nous croire menacés. Un corsaire, nommé Chalogonim, qui observait peut-être notre retour, nous attaqua pendant la nuit et nous traita si mal jusqu'au jour, qu'après nous avoir tué cent quatre-vingt-dix hommes, entre lesquels étaient deux Portugais, il enleva cinq de nos douze barques. L'ambassadeur même eut le bras gauche coupé dans ce combat, et reçut deux coups de flèches qui firent long-temps désespérer de sa vie. Nous fûmes blessés aussi presque tous; et le présent du calaminham fut enlevé dans les cinq barques, avec quantité de précieuses marchandises. Dans ce triste état, nous arrivâmes trois jours après à Martaban. L'ambassadeur écrivit au roi pour lui rendre compte de son voyage et de son infortune. Ce prince fit partir aussitôt une flotte de cent vingt seros, ou barques, qui rencontra le corsaire, et qui le fit prisonnier après avoir ruiné sa flotte. Cent Portugais qui avaient été nommés pour cette expédition revinrent chargés de richesses. On comptait alors au service du roi de Brama mille hommes de notre nation, commandés par Antonio de Ferreira, né à Bragance, qui recevait du roi mille ducats d'appointemens.

»Les lettres que ce prince avait reçues du calaminham lui promettant un ambassadeur qui devait être chargé de la conclusion du traité, il cessa de compter pour le printemps sur la diversion qu'il avait espérée, et la conquête d'Ava fut renvoyée à d'autres temps. Mais il fit partir le chamigrem son frère avec une armée de cent cinquante mille hommes pour faire le siége de Savadi, capitale d'un petit royaume, à cent trente lieues de Pégou, vers le nord. J'étais de cette expédition à la suite du grand trésorier, avec les six Portugais qui me restaient encore pour compagnons d'esclavage. Elle fut si malheureuse, qu'après avoir été repoussé plusieurs fois, le chamigrem, irrité par ses mauvais succès, résolut de porter la guerre dans les autres parties de l'état. Diosoraï, dont nous étions les esclaves, reçut ordre d'attaquer avec cinq mille hommes un bourg nommé Valeutay, qui avait fourni des vivres à la ville assiégée. Cette entreprise n'eut pas plus de succès. Nous rencontrâmes en chemin un corps de Savadis, beaucoup plus nombreux, qui taillèrent nos Bramas en pièces.

»Dans cette affreuse déroute, j'eus le bonheur d'éviter la mort avec mes compagnons. Nous prîmes la fuite à la faveur des ténèbres, mais avec si peu de connaissance des chemins, que pendant trois jours et demi nous traversâmes au hasard des montagnes désertes. De là nous entrâmes dans une plaine marécageuse, où toutes nos recherches ne nous firent pas découvrir d'autres traces que celles des tigres, des serpens, et d'autres animaux sauvages. Cependant, vers la nuit, nous aperçûmes un feu du côté de l'est. Cette lumière nous servit de guide jusqu'au bord d'un grand lac. Quelques pauvres cabanes, que nous ne pûmes distinguer avant le jour, nous inspirèrent peu de confiance pour les habitans. Ainsi, n'osant nous en approcher, nous demeurâmes cachés jusqu'au soir dans des herbes fort hautes, où nous fûmes la pâture des sangsues. La nuit nous rendit le courage de marcher jusqu'au lendemain. Nous arrivâmes au bord d'une grande rivière que nous suivîmes l'espace de cinq jours. Enfin nous trouvâmes sur la rive une sorte de petit temple ou d'ermitage, dans lequel nous fûmes reçus avec beaucoup d'humanité. On nous y apprit que nous étions encore sur les terres de Savadi. Deux, jours de repos ayant réparé nos forces, nous continuâmes de suivre la route, comme le chemin le plus sûr pour nous avancer vers les côtes maritimes. Le jour d'après nous découvrîmes le village de Pomiséraï, dont les ermites nous avaient appris le nom; mais la crainte nous retint dans un bois fort épais, où nous ne pouvions être aperçus des passans. À minuit nous en sortîmes pour retourner au bord de l'eau. Ce triste et pénible voyage dura dix-sept jours, pendant lesquels nous fûmes réduits pour nourriture à quelques provisions que nous avions obtenues des ermites. Enfin, dans l'obscurité d'une nuit fort pluvieuse, nous découvrîmes devant nous un feu qui ne paraissait éloigné que de la portée d'un fauconneau. Nous nous crûmes près de quelque ville; et cette idée nous jeta dans de nouvelles alarmes. Mais, avec plus d'attention, le mouvement de ce feu nous fit juger qu'il devait être sur quelque vaisseau qui cédait à l'agitation des flots. En effet, nous étant avancés avec beaucoup de précaution, nous aperçûmes une grande barque et neuf hommes qui en étaient sortis pour se retirer sous quelques arbres, où ils préparaient tranquillement leur souper. Quoiqu'ils ne fussent pas fort éloignés de la rive où la barque était amarrée, nous comprîmes que la lumière qu'ils avaient près d'eux, et qui nous les faisait découvrir, ne se répandant pas sur nous dans les ténèbres, il ne nous était pas impossible d'entrer dans la barque, et de nous en saisir avant qu'ils pussent entreprendre de s'y opposer. Ce dessein ne fut pas exécuté moins promptement qu'il avait été conçu. Nous nous approchâmes doucement de la barque, qui était attachée au tronc d'un arbre, et fort avancée dans la vase. Nous la mîmes à flot avec nos épaules, et nous y étant embarqués sans perdre un moment, nous commençâmes à ramer de toutes nos forces. Le courant de l'eau et la faveur du vent nous portèrent avant le jour à plus de dix lieues. Quelques provisions que nous avions trouvées dans la barque ne pouvaient nous suffire pour une longue route; et nous n'en étions pas moins résolus d'éviter tous les lieux habités. Mais une pagode qui s'offrit le matin sur la rive nous inspira plus de confiance. Elle se nommait Hinarel. Nous n'y trouvâmes qu'un homme et trente-sept religieuses, la plupart fort âgées, qui nous reçurent avec de grandes apparences de charité. Cependant nous la prîmes pour l'effet de leur crainte, surtout lorsque, leur ayant fait diverses questions, elles s'obstinèrent à nous répondre qu'elles étaient de pauvres femmes qui avaient renoncé aux affaires du monde par un vœu solennel, et qui n'avaient pas d'autre occupation que de demander à Quiaï-Ponvedaï de l'eau pour la fertilité des terres. Nous ne laissâmes pas de tirer d'elles du riz, du sucre, des féves, des ognons et de la chair fumée, dont elles étaient fort bien pourvues. Les ayant quittées le soir, nous nous abandonnâmes au cours de la rivière; et pendant sept jours entiers nous passâmes heureusement entre un grand nombre d'habitations qui se présentaient sur les deux bords.

»Mais il plut au ciel, après nous avoir conduits parmi tant de dangers, de retirer tout d'un coup la main qui nous avait soutenus. Le huitième jour, en traversant l'embouchure d'un canal, nous nous vîmes attaqués par trois barques, d'où l'on fit pleuvoir sur nous une si grande quantité de dards, que deux de nos compagnons furent tués des premiers coups. Nous ne restions que cinq. Il n'était pas douteux que nos ennemis ne fussent des corsaires, avec qui la soumission était inutile pour nous sauver de la mort ou de l'esclavage. Nous prîmes le parti de nous précipiter dans l'eau, ensanglantés comme nous l'étions de nos blessures. Le désir naturel de la vie soutint nos forces jusqu'à terre, où nous eûmes encore le courage de faire quelque chemin pour nous cacher dans les bois. Mais, considérant bientôt combien il y avait peu d'apparence de pouvoir résister à notre situation, nous regrettâmes de n'avoir pas fini nos malheurs dans les flots. Deux de nos compagnons étaient mortellement blessés. Loin de pouvoir les secourir, le plus vigoureux d'entre nous était à peine capable de marcher. Après avoir pleuré long-temps notre sort, nous nous traînâmes sur le bord de la rivière; et ne connaissant plus le danger ni la crainte, nous résolûmes d'y attendre du hasard les secours que nous ne pouvions plus espérer de nous-mêmes.

»Nos ennemis avaient disparu; mais le lieu qu'ils avaient choisi pour nous attaquer était tout-à-fait désert. Vers la fin du jour, nous vîmes d'assez loin un bâtiment qui descendait avec le cours de l'eau. Comme notre ressource n'était plus que dans l'humanité de ceux qui le conduisaient, nous ne formâmes pas d'autre dessein que d'exciter leur compassion par nos cris. Ils s'approchèrent. Dans la confusion des mouvemens par lesquels nous nous efforçâmes de les attendrir, un de nous fit quelques signes de croix, qui venaient peut-être moins de sa piété que de sa douleur. Aussitôt une femme qui nous regardait attentivement s'écria d'un ton qui parvint jusqu'à nous: «Jésus! voilà des chrétiens qui se rencontrent devant mes yeux!» et, pressant les matelots d'aborder près de nous, elle fut la première qui descendit avec son mari. C'était une Pégouane qui avait embrassé le christianisme, quoique femme d'un païen dont elle était aimée tendrement. Ils avaient chargé ce vaisseau de coton pour l'aller vendre à Cosmin. Nous reçûmes d'eux tous les bons offices de la charité chrétienne. Cinq jours après, étant arrivés à Cosmin, port maritime de Pégou, ils nous accordèrent un logement dans leur maison. Nos blessures y furent pansées soigneusement; et dans l'espace de quelques semaines nous nous trouvâmes assez rétablis pour nous embarquer sur un vaisseau portugais qui partait pour le Bengale.

»En arrivant au port de Chatigam, où le commerce de notre nation était bien établi, je profitai du départ d'une fuste marchande qui faisait voile à Goa. Notre navigation fut heureuse. Je trouvai dans cette ville don Pedro de Faria, mon ancien protecteur, qui avait fini le temps de son administration à Malacca. Son affection fut réveillée par le récit de mes infortunes. Il se fit un devoir de conscience et d'honneur de me rendre une partie des biens que j'avais perdus à son service.

»La générosité de don Pedro n'ayant point assez rétabli mes affaires pour m'inspirer le goût du repos, je cherchai l'occasion de faire un nouveau voyage à la Chine, et de tenter encore une fois la fortune dans un pays où je n'avais éprouvé que son inconstance. Je m'embarquai à Goa dans une jonque de mon bienfaiteur qui allait charger du poivre dans les ports de la Sonde. Nous arrivâmes à Malacca.

»Quatre vaisseaux indiens qui entreprirent avec nous le voyage de la Chine nous formèrent comme une escorte, avec laquelle nous arrivâmes heureusement au port de Chincheu. Mais, quoique les Portugais y exerçassent librement leur commerce, nous y passâmes trois mois et demi dans de continuels dangers. On n'y parlait que de révolte et de guerre. Les corsaires profitaient de ce désordre pour attaquer les vaisseaux marchands jusqu'au milieu des ports. La crainte nous fit quitter Chincheu pour nous rendre à Chabaquaï: c'était nous précipiter dans les malheurs dont nous espérions nous garantir. Cent vingt jonques que nous y trouvâmes à l'ancre nous enlevèrent trois de nos cinq vaisseaux. Le nôtre se garantit par un bonheur qui me causa de l'admiration. Mais les vents d'est qui commençaient à s'élever nous ôtant l'espérance d'aborder dans d'autres ports, nous nous vîmes forcés de reprendre la haute mer, où nous tînmes une route incertaine pendant vingt-deux jours. La barre de Camboge, que nous reconnûmes le vingt-troisième au matin, ranima notre courage; et nous en approchions dans le dessein de jeter l'ancre, lorsqu'une furieuse tempête, qui nous surprit à l'ouest sud-ouest, ouvrit notre quille de poupe. Les plus habiles matelots ne virent pas d'autre ressource que de couper les deux mâts et de jeter toutes nos marchandises à la mer. Ce soulagement et quelque apparence de tranquillité qui commençait à renaître sur les flots nous donnaient l'espérance d'avancer jusqu'à la barre; mais la nuit qui survint nous ayant obligés de nous abandonner sans mâts et sans voiles aux vents qui soufflaient encore avec un reste de fureur, nous allâmes échouer sur un écueil, où le premier choc nous fit perdre dans l'obscurité soixante-deux personnes.

»Ce malheur nous jeta dans une si étrange consternation, que de tous les Portugais il n'y en eut pas un seul à qui la force du danger fît faire le moindre mouvement pour se sauver. Nos matelots chinois, plus industrieux ou moins timides, employèrent le reste de la nuit à ramasser des planches et des poutres, dont ils composèrent un radeau qui se trouva fini à la pointe du jour. Ils l'avaient fait si grand et si solide, qu'il pouvait contenir facilement quarante hommes; et tel était à peu près leur nombre. Martin Estevez, capitaine du vaisseau, à qui la lumière du jour apprenait qu'il ne restait plus d'autre espérance, pria instamment ses propres valets, qui s'étaient déjà retirés dans cet asile, de le recevoir parmi eux. Ils eurent l'audace de répondre qu'ils ne le pouvaient sans danger pour leur sûreté. Un Portugais, nommé Ruy de Moura, qui entendit ce discours, sentit renaître son courage avec sa colère; et se levant quoique assez blessé, il nous représenta si vivement combien il était important pour notre vie de nous saisir du radeau, qu'au nombre de vingt-huit comme nous étions nous entreprîmes de l'ôter aux Chinois. Ils nous opposèrent les haches de fer qu'ils avaient à la main; mais nous fîmes une exécution si terrible avec nos épées, que dans l'espace de trois ou quatre minutes tous nos ennemis furent abattus à nos pieds. Cependant nous perdîmes seize Portugais dans ce combat, sans compter douze blessés, dont quatre moururent le jour d'après. Un si triste spectacle me fit faire des réflexions sur les misères de la vie humaine: il n'y avait pas douze heures que nous nous étions tous embrassés dans le navire, et que, nous regardant comme des frères, nous étions disposés à mourir l'un pour l'autre.

»Aussitôt que nous fûmes en possession du radeau qui nous avait coûté tant de sang, chacun s'empressa de s'y placer dans l'ordre qu'Estevez jugea nécessaire pour nous soutenir contre l'agitation des vagues. Nous étions encore trente-huit, en y comprenant nos valets et quelques enfans. Le radeau ne fut pas plus tôt à flot que, s'enfonçant sous le poids, nous nous trouvâmes dans l'eau jusqu'au cou, sans cesse obligés de nous attacher à quelque solive que nous tenions embrassée. Une vieille courte-pointe nous servit de voile; mais étant sans boussole, nous flottâmes quatre jours entiers dans cette misérable situation. La faim, le froid, la crainte et toutes les horreurs de notre sort faisaient périr à chaque moment quelqu'un de nos compagnons. Plusieurs se nourrirent pendant deux jours du corps d'un Nègre qui était mort près d'eux. Nous fûmes jetés enfin vers la terre; et cette vue nous causa tant de joie, que, de quinze à qui le ciel conservait encore la vie, quatre la perdirent subitement. Ainsi nous ne nous trouvâmes qu'au nombre de onze, sept Portugais et quatre Indiens, en abordant la terre dans une plage où notre radeau glissa heureusement sur le sable.

Le radeau s'enfonçant sous le poids nous nous trouvâmes dans l'eau jusqu'au cou.

»Les premiers mouvemens de notre reconnaissance se tournèrent vers le ciel, qui nous avait délivrés des périls de la mer: mais ce ne fut pas sans frémir de ceux auxquels nous demeurions exposés. Le pays était désert, et nous vîmes quelques tigres que nous mîmes en fuite par nos cris. Les éléphans, qui se présentaient en grand nombre, nous parurent moins dangereux; ils ne nous empêchèrent pas de rassasier notre faim avec des huîtres et d'autres coquillages. Nous en prîmes notre charge pour traverser les bois qui bordaient la côte; et dans notre marche nous eûmes recours aux cris pour éloigner les bêtes féroces. Après avoir fait quelques lieues dans un bois fort couvert, nous arrivâmes au bord d'une rivière d'eau douce, qui nous servit à satisfaire un de nos plus pressans besoins; mais nous nous crûmes à la fin de nos maux en voyant paraître une barque plate chargée de bois de charpente. Elle était conduite par huit ou neuf Nègres, dont la figure nous effraya peu, lorsque nous eûmes considéré qu'un pays où l'on bâtissait des édifices réguliers ne pouvait être habité par des barbares. Ils s'approchèrent effectivement de la terre pour nous faire diverses questions. Cependant, après avoir paru satisfaits de nos réponses, ils nous déclarèrent que, pour être reçus à bord, il fallait commencer par leur abandonner nos épées. La nécessité nous força de les jeter dans leur barque. Alors ils nous exhortèrent à nous y rendre à la nage, parce qu'ils ne pouvaient s'avancer jusqu'à terre. Nous nous disposâmes à leur obéir. Un Portugais et deux jeunes Indiens se jetèrent dans l'eau pour saisir une corde qu'on nous avait jetée de la barque; mais à peine eurent-ils commencé à nager, qu'ils furent dévorés par trois crocodiles, sans qu'il parût d'autres restes de leurs corps que des traces de sang dont l'eau fut teinte en divers endroits.

»J'étais déjà jusqu'aux genoux dans la vase avec mes sept autres compagnons. Nous demeurâmes si troublés de ce funeste accident, qu'ayant à peine la force de nous soutenir, les Nègres qui nous virent dans cet état sautèrent à terre, nous lièrent par le milieu du corps et nous mirent dans leur barque. Ce fut pour nous accabler d'injures et de mauvais traitemens; ensuite ils nous menèrent à douze lieues de là, dans une ville nommé Cherbom, où nous apprîmes que nous étions dans le pays des Papouas. Nous y fûmes vendus à un marchand de l'île Célèbes, sous le pouvoir duquel nous demeurâmes près d'un mois. Il ne nous laissa manquer ni de vêtemens, ni de nourriture; mais, sans nous faire connaître ses motifs, il nous revendit au roi de Calapa, prince ami des Portugais, qui nous renvoya généreusement au détroit de la Sonde.»

Pinto, plus pauvre que jamais, entreprend encore un voyage à la Chine. Il est témoin de la ruine du comptoir portugais à Liampo.

»Un négociant de quelque distinction, nommé Lancerot-Pereyra, natif de Ponte-de-Lima, ville de Portugal, avait prêté une somme considérable à quelques Chinois, qui négligèrent leurs affaires jusqu'à se trouver dans l'impuissance de la restituer. Le chagrin de cette perte excita Lancerot à rassembler quinze ou vingt Portugais aussi déréglés dans leurs mœurs que dans leur fortune, avec lesquels il prit le temps de la nuit pour se jeter dans le village de Chipaton, à deux lieues de la ville. Ils y pillèrent les maisons de dix ou douze laboureurs; et s'étant saisis de leurs femmes et de leurs enfans, ils tuèrent dans ce tumulte treize Chinois qui ne les avaient jamais offensés. L'alarme fut aussitôt répandue dans la province, et tous les habitans firent retentir leurs plaintes. Le mandarin prit des informations dans toutes les règles de la justice: elles furent envoyées à la cour. Un ordre plus prompt que toutes les mesures par lesquelles on s'était flatté de l'arrêter, amena au port trois cents jonques, montées d'environ soixante mille hommes, qui fondirent sur notre malheureuse colonie. Je fus témoin que, dans l'espace de cinq mois, ces cruels ennemis n'y laissèrent pas la moindre chose à laquelle on pût donner un nom. Tout fut brûlé ou démoli. Les habitans, ayant pris le parti de se réfugier dans les navires et les jonques qu'ils avaient à l'ancre, y furent poursuivis et la plupart consumés par les flammes, au nombre de deux mille chrétiens, parmi lesquels on comptait huit cents Portugais. Notre perte fut estimée à deux millions d'or. Mais ce désastre en produisit un beaucoup plus grand, qui fut la perte entière de notre réputation et de notre crédit à la Chine.

»Peu de temps après, d'affreuses nouvelles nous vinrent de Canton. Le 17 du mois d'avril 1556, nous apprîmes que la province de Chan-Si avait été abîmée presque entièrement, avec des circonstances dont le seul récit nous fît pâlir d'effroi. Le premier jour du même mois, la terre y avait commencé à trembler, vers onze heures du soir, avec beaucoup de violence, et ce mouvement avait duré deux heures entières. Il s'était renouvelé la nuit suivante, depuis minuit jusqu'à deux heures, et la troisième nuit, depuis une heure jusqu'à trois. Pendant que la terre tremblait, l'agitation du ciel n'était pas moins terrible par le déchaînement de tous les vents, par le tonnerre, la pluie et tous les fléaux de la nature. Enfin le troisième tremblement avait ouvert une infinité de passages à des torrens d'eau qui sortaient à gros bouillons du sein de la terre avec tant d'impétuosité dans leur ravage, qu'en peu de momens un espace de soixante lieues de tour avait été englouti, sans que d'une multitude infinie d'habitans il se fût sauvé d'autres créatures vivantes qu'un enfant de sept ans, qui fut présenté à l'empereur comme une merveille du sort. Nous nous défiâmes d'abord de la vérité de ce désastre, et plusieurs d'entre nous le crurent impossible. Cependant, comme il était confirmé par toutes les lettres de Canton, quatorze Portugais résolurent de passer au continent pour s'en assurer par leurs propres yeux. Ils se rendirent, avec la permission des mandarins, dans la province même de Chan-Si, où la vue d'une révolution si récente ne put les tromper. Leur témoignage ne laissant plus aucun doute, on tira d'eux à leur retour une attestation qui fut envoyée depuis par François Toscane, capitaine de notre vaisseau, au roi don Jean de Portugal, et pour dernière confirmation, elle fut portée à la cour de Lisbonne par un prêtre nommé Diégo Reinel, qui avait été du nombre des quatorze témoins. On nous raconta dans la suite, mais avec moins de certitude, quoique ce fût l'opinion commune, que, pendant les trois jours du tremblement de terre, il avait plu du sang dans la ville de Pékin. Au moins ne pûmes-nous douter que l'empereur et la plupart des habitans n'en fussent sortis pour se réfugier à Nankin, et que ce monarque, après avoir fait six cent mille ducats d'aumônes pour apaiser la colère du ciel, n'eût élevé un temple somptueux sous le nom d'Hypatican, qui signifie amour de Dieu. Cinq Portugais, qui furent délivrés à cette occasion de la prison de Pocasser, où ils languissaient depuis vingt ans, nous donnèrent ces informations avant notre départ.»

Les Portugais, chassés de Liampo, s'étaient procuré un autre établissement dans l'île de Lampacao; c'est là que Pinto s'embarque encore une fois pour le Japon. Il trouve moyen de s'y rendre agréable à l'empereur; il en obtient des présens considérables avec lesquels il revient à Goa; il apportait une lettre du monarque japonais, qui donnait les plus belles espérances de commerce et d'établissement aux Portugais. Pinto croyait obtenir de grandes récompenses de ce service. Mais voici comme il termine son récit.

»François Baratto, qui avait succédé dans cet intervalle au gouvernement général des Indes, parut sensible au plaisir de recevoir une lettre et des présens par lesquels il se flatta de faire avantageusement sa cour au roi de Portugal. «J'estime ce que vous m'apportez, me dit-il en les recevant, plus que l'emploi dont je suis revêtu; et j'espère que ce présent et cette lettre serviront à me garantir de l'écueil de Lisbonne, où la plupart de ceux qui ont gouverné les Indes ne vont mettre pied à terre que pour se perdre.»

»Dans la reconnaissance qu'il eut pour ce service, il me fit des offres que d'autres vues ne me permirent pas d'accepter. Ma fortune, quoique fort éloignée de l'opulence, commençait à borner mes désirs; et l'ennui du travail s'étant fortifié dans mon cœur à mesure que j'avais acquis la force d'y renoncer, je n'avais plus d'impatience que pour aller jouir dans ma patrie d'un repos que j'avais acheté si cher. Cependant je profitai de la disposition du vice-roi pour vérifier devant lui, par des attestations et des actes, combien de fois j'étais tombé dans l'esclavage pour le service du roi ou de la nation, et combien de fois j'avais été dépouillé de mes marchandises. Je m'imaginais qu'avec ces précautions les récompenses ne pouvaient me manquer à Lisbonne. Don François Baratto joignit à toutes ces pièces une lettre au roi, dans laquelle il rendait un témoignage fort honorable de ma conduite et de mes services. Enfin je m'embarquai pour l'Europe, si content de mes papiers, que je les regardais comme la meilleure partie de mon bien.

»Une heureuse navigation me fit arriver à Lisbonne le 22 septembre 1558, dans un temps où le royaume jouissait d'une profonde paix, sous le gouvernement de la reine Catherine. Après avoir remis à sa majesté la lettre du vice-roi, j'eus l'honneur de lui expliquer tout ce qu'une longue expérience m'avait fait recueillir d'important pour l'utilité des affaires, et je n'oubliai pas de lui présenter les miennes. Elle me renvoya au ministre, qui me donna les plus hautes espérances. Mais, oubliant aussitôt ses promesses, il garda mes papiers l'espace de quatre ou cinq ans, à la fin desquels je n'en trouvai pas d'autre fruit que l'ennui d'un nouveau genre de servitude dans mon assiduité continuelle à la cour, et dans une infinité de vaines sollicitations qui me devinrent plus insupportables que toutes mes anciennes fatigues. Enfin je pris le parti d'abandonner ce procès à la justice divine, et de me réduire à la petite fortune que j'avais apportée des Indes, et dont je n'avais obligation qu'à moi-même.»

CHAPITRE XII.

Naufrage de Guillaume Bontekoë, capitaine hollandais.

À la suite des aventures de Pinto nous placerons, comme nous l'avons promis, celles de Bontekoë, beaucoup moins merveilleuses et moins variées, mais pourtant très-remarquables en ce qu'elles paraissent rassembler toutes les horreurs qui peuvent être la suite d'un naufrage. Le lecteur frémira plus d'une fois en écoutant le récit du capitaine hollandais, qui porte tous les caractères de la vérité.

Guillaume Isbrantz Bontekoë commandait le navire la Nouvelle-Hoorn, envoyé aux Indes orientales en 1618, pour des intérêts de commerce. Vers le détroit de la Sonde, à la hauteur de 5 degrés et demi de latitude sud, étant sur le pont de son bâtiment, il entendit crier au feu, au feu. Il se hâta de descendre au fond de cale, où il ne vit aucune apparence de feu. Il demanda où l'on croyait qu'il eût pris. Capitaine, lui dit-on, c'est dans ce tonneau. Il y porta la main sans y rien sentir de brûlant.

Sa terreur ne l'empêcha pas de se faire expliquer la cause d'une si vive alarme. On lui raconta que le maître-valet, étant descendu l'après-midi, suivant l'usage, pour tirer l'eau-de-vie qui devait être distribuée le lendemain à l'équipage, avait attaché son chandelier de fer aux cercles d'un baril qui était d'un rang plus haut que celui qu'il devait percer. Une étincelle, ou plutôt une partie de la mèche ardente était tombée justement dans le bondon. Le feu avait pris à l'eau-de-vie du tonneau, et les deux fonds ayant aussitôt sauté, l'eau-de-vie enflammée avait coulé jusqu'au charbon de forge. Cependant on avait jeté quelques cruches d'eau sur le feu, ce qui le faisait paraître éteint. Bontekoë, un peu rassuré par ce récit, fit verser de l'eau à pleins seaux sur le charbon, et n'apercevant aucune trace de feu, il remonta tranquillement sur les ponts. Mais les suites de cet événement devinrent bientôt si terribles, que, pour satisfaire pleinement la curiosité du lecteur par une description intéressante, dont les moindres circonstances méritent d'être conservées, il faut que cette peinture paraisse sous les couleurs simples de la nature, c'est-à-dire dans les propres termes de l'auteur.

«Une demi-heure après, quelques-uns de nos gens recommencèrent à crier au feu. J'en fus épouvanté; et descendant aussitôt, je vis la flamme qui montait de l'endroit le plus creux du fond de cale. L'embrasement était dans le charbon, où l'eau-de-vie avait pénétré; et le danger paraissait d'autant plus pressant, qu'il y avait trois ou quatre rangs de tonneaux les uns sur les autres. Nous recommençâmes à jeter de l'eau à pleins seaux, et nous en jetâmes une prodigieuse quantité. Mais il survint un nouvel incident qui augmenta le trouble. L'eau tombée sur le charbon causa une fumée si épaisse, si sulfureuse et si puante, qu'on étouffait dans le fond de cale, et qu'il était presque impossible d'y demeurer. J'y étais néanmoins pour y donner les ordres, et je faisais sortir les gens tour à pour leur laisser le temps de se rafraîchir. Je soupçonnais déjà que plusieurs avaient été étouffés sans avoir pu arriver jusqu'aux écoutilles. Moi-même j'étais si étourdi et si suffoqué, que, ne sachant plus ce que je faisais, j'allais par intervalles reposer ma tête sur un tonneau, tournant le visage vers l'écoutille pour respirer un moment.

»Enfin, me trouvant forcé de sortir, je dis à Rol, subrécargue du bâtiment, qu'il me paraissait nécessaire de jeter la poudre à la mer. Il ne put s'y résoudre: «Si nous jetons la poudre, me dit-il, il y a apparence que nous ne devons plus craindre de périr par le feu; mais que deviendrons-nous lorsque nous trouverons des ennemis à combattre? et quel moyen de nous disculper?»

»Cependant le feu ne diminuait pas; et la puanteur de la fumée, autant que son épaisseur, ne permettait plus à personne de demeurer au fond de cale. On prit la hache, et dans l'entrepont, vers l'arrière, on fit de grands trous par lesquels on jeta une grande quantité d'eau sans cesser d'en jeter en même temps par les écoutilles. Il y avait trois semaines qu'on avait mis le grand canot à la mer. On y mit aussi la chaloupe, qui était sur le pont, parce qu'elle causait de l'embarras à ceux qui puisaient de l'eau. La frayeur était telle qu'on peut se la représenter. On ne voyait que le feu et l'eau, dont on était également menacé, et par l'un desquels il fallait périr sans aucune espérance de secours; car on n'avait la vue d'aucune terre, ni la compagnie d'aucun autre vaisseau. Les gens de l'équipage commençaient à s'écouler; et se glissant de tous côtés hors du bord, ils descendaient sous les porte-haubans. De là ils se laissaient tomber dans l'eau, et nageant vers la chaloupe ou vers le canot, ils y montaient et se cachaient sous les bancs ou sous les couvertes, en attendant qu'ils se trouvassent en assez grand nombre pour s'en aller ensemble.

»Rol étant allé par hasard sur le pont, fut étonné de voir tant de gens dans le canot et dans la chaloupe: ils lui crièrent qu'ils allaient prendre le large, et l'exhortèrent à descendre avec eux. Leurs instances et la vue du péril lui firent prendre ce parti. En arrivant à la chaloupe, il leur dit: «Mes amis, il faut attendre le capitaine.» Mais ses ordres et ses représentations n'étaient plus écoutés. Aussitôt qu'il fut embarqué, ils coupèrent l'amarre et s'éloignèrent du vaisseau. Comme j'étais toujours occupé à donner mes ordres et à presser le travail, quelques-uns de ceux qui restaient vinrent me dire avec beaucoup d'épouvante, «Ah! capitaine, qu'allons-nous devenir? la chaloupe et le canot sont à la mer. Si l'on nous quitte, leur dis-je, c'est avec le dessein de ne plus revenir;» et courant aussitôt sur le pont, je vis effectivement la manœuvre des fugitifs. Les voiles du vaisseau étaient sur le mât, et la grande voile était sur les cargues. Je criai aux matelots: «Efforçons-nous de les joindre, et s'ils refusent de nous recevoir dans leurs chaloupes, nous ferons passer le navire par-dessus eux pour leur apprendre leur devoir.»

»En effet, nous approchâmes d'eux jusqu'à la distance de trois longueurs du vaisseau; mais ils gagnèrent au vent et s'éloignèrent. Je dis alors à ceux qui étaient avec moi: «Amis, vous voyez qu'il ne nous reste plus d'espérance que dans la miséricorde de Dieu et dans nos propres efforts. Il faut les redoubler, et tâcher d'éteindre le feu. Courez à la soute aux poudres, et jetez-les à la mer avant que le feu puisse y gagner.» De mon côté, je pris les charpentiers, et je leur ordonnai de faire promptement des trous avec les grandes gouges et les tarières pour faire entrer l'eau dans le navire jusqu'à la hauteur d'une brasse et demie. Mais ces outils ne purent pénétrer les bordages, parce qu'ils étaient garnis de fer.

»Cet obstacle répandit une consternation qui ne peut jamais être exprimée. L'air retentissait de gémissemens et de cris. On se remit à jeter de l'eau, et l'embrasement parut diminuer. Mais peu de temps après le feu prit aux huiles. Ce fut alors que nous crûmes notre perte inévitable. Plus on jetait d'eau, plus l'incendie paraissait augmenter. L'huile et la flamme qui en sortaient se répandaient de toutes parts. Dans cet affreux état, on poussait des cris et des hurlemens si terribles, que mes cheveux se hérissaient, et je me sentais tout couvert d'une sueur froide.

»Cependant le travail continuait avec la même ardeur. On jetait de l'eau dans le navire, et les poudres à la mer. On avait déjà jeté soixante demi-barils de poudre; mais il en restait encore près de trois cents. Le feu y prit, et fit sauter le vaisseau, qui, dans un instant, fut brisé en mille et mille pièces. Nous y étions encore au nombre de cent dix-neuf. Je me trouvais alors sur le pont, près de l'amure de la grande voile, et j'avais devant les yeux soixante-trois hommes qui puisaient de l'eau. Ils furent emportés avec la vitesse d'un éclair; et ils disparurent tellement, qu'on n'aurait pu dire ce qu'ils étaient devenus: tous les autres eurent le même sort.

»Pour moi, qui m'attendais à périr comme tous mes compagnons, j'étendis les bras et les mains vers le ciel, et je m'écriai: «Ô Seigneur! faites-moi miséricorde!» Quoiqu'en me sentant sauter je crusse que c'était fait de moi, je conservai néanmoins toute la liberté de mon jugement, et je sentis dans mon cœur une étincelle d'espérance. Du milieu des airs je tombai dans l'eau, entre les débris du navire qui était en pièces. Dans cette situation, mon courage se ranima si vivement, que je crus devenir un autre homme. En regardant autour de moi, je vis le grand mât à l'un de mes côtés, et le mât de misaine à l'autre. Je me mis sur le grand mât; d'où je considérai tous les tristes objets dont j'étais environné. Alors je dis en poussant un profond soupir: «Ô Dieu! ce beau navire a donc péri comme Sodome et Gomorrhe!»

»Je fus quelque temps sans apercevoir aucun homme. Cependant, tandis que je m'abîmais dans mes réflexions, je vis paraître sur l'eau un jeune homme qui sortait du fond, et qui nageait des pieds et des mains. Il saisit la cagouille de l'éperon qui flottait sur l'eau, et dit en s'y mettant: «Me voici encore au monde. J'entendis sa voix, et je m'écriai: «Ô Dieu! y a-t-il ici quelque autre homme que moi qui soit en vie?» Ce jeune homme se nommait Harman van Kuiphuisen, natif d'Eyder. Je vis flotter près de lui un petit mât. Comme le grand sur lequel j'étais ne cessait pas de rouler et de tourner, ce qui me causait beaucoup de peine, je dis à Harman: «Pousse-moi cette espare; je me mettrai dessus, et la ferai flotter vers toi pour nous y mettre ensemble.» Il fit ce que je lui ordonnais; sans quoi, brisé, comme j'étais, de mon saut et de ma chute, le dos fracassé, et blessé à deux endroits de la tête, il m'aurait été impossible de le joindre. Ces maux, dont je ne m'étais pas encore aperçu, commencèrent à se faire sentir avec tant de force, qu'il me sembla tout d'un coup que je cessais de vivre et d'entendre. Nous étions tous deux l'un près de l'autre, chacun tenant au bras une pièce de revers de l'éperon; nous jetions la vue de tous côtés, dans l'espérance de découvrir la chaloupe ou le canot; à la fin, nous les aperçûmes, mais fort loin de nous. Le soleil était au bas de l'horizon. Je dis au compagnon de mon infortune: «Ami, toute espérance est perdue pour nous: il est tard. Le canot et la chaloupe étant si loin, il n'est pas possible que nous nous soutenions toute la nuit dans cette situation. Élevons nos cœurs à Dieu, et demandons-lui notre salut avec une résignation entière à sa volonté.» Nous nous mîmes en prières, et nous obtînmes grâce; car à peine achevions-nous de pousser nos vœux au ciel que, levant les yeux, nous vîmes la chaloupe et le canot près de nous. Quelle joie pour des malheureux qui se croyaient près de périr! Je criai aussitôt: «Sauve, sauve le capitaine!» Quelques matelots qui m'entendirent se mirent aussi à crier: «Le capitaine vit encore.» Ils s'approchèrent des débris; mais ils n'osaient avancer davantage, dans la crainte d'être heurtés par les grosses pièces. Harman, qui avait été peu blessé en sautant, se sentit assez de vigueur pour se mettre à la nage, et se rendit dans la chaloupe. Pour moi, je criai: «Si vous voulez me sauver la vie, il faut que vous veniez jusqu'à moi; car j'ai été si maltraité, que je n'ai point la force de nager.» Le trompette s'étant jeté dans la mer avec une ligne de sonde qui se trouva dans la chaloupe, en apporta un bout jusqu'entre mes mains. Je la fis tourner autour de ma ceinture; et ce secours me fit arriver heureusement à bord: j'y trouvai Rol, Guillaume van Galen, et le second pilote nommé Meyendert Kryns, qui était de Hoorn. Ils me regardèrent long-temps avec admiration.

»J'avais fait faire à l'arrière de la chaloupe une espèce de petite cabane qui pouvait contenir deux hommes. J'y entrai pour y prendre un peu de repos; car je me sentais si mal, que je ne croyais pas avoir beaucoup de temps à vivre. J'avais le dos brisé, et je souffrais mortellement des deux trous que j'avais reçus à la tête. Cependant je dis à Rol: «Je crois que nous ferions bien de demeurer cette nuit près du débris. Demain, lorsqu'il fera jour, nous pourrons sauver quelques vivres, et peut-être trouverons-nous une boussole pour nous aider à découvrir les terres.» On s'était sauvé avec tant de précipitation, qu'on était presque sans vivres. À l'égard des boussoles, le premier pilote, qui soupçonnait la plupart des gens de l'équipage de vouloir abandonner le navire, les avait ôtées de l'habitacle; ce qui n'avait pu arrêter l'exécution de leur projet, ni l'empêcher lui-même de périr.

»Rol, négligeant mon conseil, fit prendre les avirons comme s'il eût été jour; mais, après avoir vogué toute la nuit, dans l'espérance de découvrir les terres au lever du soleil, il se vit bien loin de son attente en reconnaissant qu'il était également éloigné des terres et du débris. On vint me demander dans ma retraite si j'étais mort ou vivant: «Capitaine, me dit-on, qu'allons-nous devenir? Il ne se présente point de terre, et nous sommes sans vivres, sans carte et sans boussole.—Amis, leur répondis-je, il fallait m'en croire hier au soir, lorsque je vous conseillai fortement de ne pas vous éloigner des débris. Je me souviens que, pendant que je flottais sur le mât, j'étais environné de lard, de fromages et d'autres provisions.—Cher capitaine, me dirent-ils affectueusement, sortez de là, et venez nous conduire.—Je ne puis, leur répliquai-je, et je suis si perclus, qu'il m'est impossible de me remuer.» Cependant, avec leur secours, j'allai m'asseoir sur le pont, où je vis l'équipage qui cessait de ramer. Je demandai quels étaient les vivres: on me montra sept ou huit livres de biscuit. Je dis: «Cessez de ramer, vous vous fatiguez vainement, et vous n'aurez point à manger pour réparer vos forces.» Ils me demandèrent ce qu'il fallait donc qu'ils fissent. Je les exhortai à se dépouiller de leurs chemises pour en faire des voiles. La difficulté était de trouver du fil. Je leurs fis prendre les paquets de cordes qui étaient de rechange dans la chaloupe. Ils en firent une espèce de fil de caret; et du reste on fit des écoutes et des couets. Cet exemple fut suivi dans le canot. On parvint ainsi à coudre toutes les chemises ensemble, et l'on en composa de petites voiles.

»Nous pensâmes ensuite à faire la revue de tous nos gens. On se trouvait au nombre de quarante-six dans la chaloupe, et de vingt-six dans le canot. Il y avait dans la chaloupe une capote bleue de matelot et un coussin qui me furent cédés en faveur de ma situation. Le chirurgien était avec nous, mais sans aucun médicament. Il eut recours à du biscuit mâché qu'il mettait sur mes plaies, et par la protection du ciel, ce remède me guérit. J'avais aussi voulu donner ma chemise pour contribuer à faire les voiles; mais tout le monde s'y était opposé, et je dois me louer des attentions qu'on eut pour moi.

»Le premier jour nous nous abandonnâmes aux flots tandis qu'on travaillait aux voiles. Elles furent prêtes le soir; on envergua et l'on mit au vent. On était au 20 de novembre. Nous prîmes pour guide le cours des étoiles, dont nous connaissions fort bien le lever et le coucher. Pendant la nuit on était transi de froid, et la chaleur du jour était insupportable, parce que nous avions le soleil perpendiculairement sur nos têtes. Le 21 et les deux jours suivans, nous nous occupâmes à construire une arbalète pour prendre hauteur; on traça un cadran sur le couvert, et l'on prépara un bâton avec les croix. Tennis Thybrandz, menuisier du vaisseau, avait un compas et quelque connaissance de la manière dont il fallait marquer la flèche. En nous aidant mutuellement, nous parvînmes à faire une arbalète dont on pouvait se servir. Je gravai une carte marine dans la planche, et j'y traçai l'île de Sumatra, celle de Java, et le détroit de la Sonde, qui est entre ces deux îles. Le jour de notre infortune, ayant pris hauteur sur le midi, j'avais trouvé que nous étions par les 5° 30' de latitude du sud, et que le pointage de la carte était à vingt lieues de terre. J'y traçai encore une rose des vents, et tous les jours je fis l'estime. Nous gouvernions à sept lieues au sud ou au-dessus de l'entrée du détroit, dans la vue de choisir plus facilement notre route, lorsque nous viendrions à découvrir les terres.

»Des sept ou huit livres de biscuit qui faisaient notre unique provision, je réglai des rations pour chaque jour; et pendant qu'il dura, je distribuai à chacun la sienne; mais on en vit bientôt la fin, quoique la mesure pour chaque jour ne fût qu'un petit morceau de la grosseur du doigt. On n'avait aucun breuvage. Lorsqu'il tombait de la pluie, on amenait les voiles, qu'on étendait dans l'espace de la chaloupe pour rassembler l'eau et la faire couler dans deux petits tonneaux, les seuls qu'on eût emportés. On la tenait en réserve pour les jours qui se passaient sans pluie. Je coupai un bout de soulier qui servait de tasse pour puiser. Cette extrémité n'empêchait point qu'on ne me pressât de prendre abondamment ce qui convenait à mes besoins, parce que tout le monde, me disait-on, avait besoin de mon secours, et que sur un si grand nombre de gens la diminution serait peu sensible. J'étais bien aise de leur voir pour moi ces sentimens; mais je ne voulais rien prendre de plus que les autres. Le canot s'efforçait de nous suivre. Cependant comme nous faisions meilleure route, et qu'il n'y avait personne qui entendit la navigation, lorsqu'il s'approchait de nous, ou que quelqu'un trouvait le moyen de passer à notre bord, tous les autres nous priaient instamment de les recevoir, parce qu'ils appréhendaient de s'écarter ou d'être séparés de la chaloupe par quelque fortune de mer. Nos gens s'y opposaient fortement, et me représentaient que ce serait nous exposer à périr tous.

»Enfin nous arrivâmes bientôt au comble de notre misère. Le biscuit nous manqua tout-à-fait, et nous ne découvrîmes point les terres. J'employai tous mes efforts pour persuader aux plus impatiens que nous n'en pouvions être bien loin; mais je ne pus les soutenir long-temps dans cette espérance. Ils commencèrent à murmurer contre moi-même, qui me trompais, disaient-ils, et qui portais le cap à la mer au lieu de courir sur les terres. La faim devenait fort pressante, lorsque le ciel permit qu'une troupe de mouettes vînt voltiger sur la chaloupe avec tant de lenteur qu'elles paraissaient chercher à se faire prendre. Elles se baissaient à la portée de nos mains, et chacun en prit facilement quelques-unes. On les pluma aussitôt pour les manger crues. Cette chair nous parut délicieuse, et j'avoue que je n'ai jamais trouvé tant de douceur au miel même. Mais c'était un seul repas qui suffisait à peine pour conserver la vie. Nous passâmes encore le reste du jour sans avoir la vue d'aucune terre. Nos gens étaient si consternés, que, le canot s'étant approché de nous, et ceux qui s'y trouvaient nous conjurant encore de les prendre, on conclut que, puisque la mort était inévitable, il fallait mourir tous ensemble. On les reçut donc, et l'on tira du canot toutes les rames et les voiles.

»Il y eut alors dans la chaloupe trente rames, que nous rangeâmes sur les bancs en forme de couverte ou de pont. On avait aussi une grande voile, une misaine, un artimon et une civadière. La chaloupe avait tant de creux, qu'un homme pouvait se tenir assis sous le couvert des rames. Je partageai notre troupe en deux parties, dont l'une se tenait sous le couvert, tandis que l'autre était dessus, et l'on relevait tour à tour. Nous étions soixante-douze, qui jetions les uns sur les autres des regards tristes et désolés, tels qu'on peut se les figurer entre des gens qui mouraient de faim et de soif, et qui ne voyaient plus venir de mouettes ni de pluie.

»Lorsque le désespoir commençait à prendre la place de la tristesse, on vit comme sourdre de la mer un assez grand nombre de poissons volans, de la grosseur des plus gros merlans, qui volèrent même dans la chaloupe. Chacun s'étant jeté dessus, ils furent distribués et mangés crus. Ce secours était léger. Cependant il n'y avait personne de malade; ce qui paraissait d'autant plus étonnant, que, malgré mes conseils, quelques-uns avaient commencé à boire de l'eau de la mer. «Amis, leur disais-je, gardez-vous de boire de l'eau salée. Elle n'apaisera point votre soif, et elle vous causera un flux de ventre auquel vous ne résisterez pas.» Les uns mordaient des boulets de pierriers et des balles de mousquets; d'autres buvaient leur propre urine. Je bus aussi la mienne; mais, la rendant bientôt corrompue, il fallut renoncer à cette misérable ressource.

»Ainsi le mal croissant d'heure en heure, je vis arriver le temps du désespoir. On commençait à se regarder les uns les autres d'un air farouche, comme prêts à s'entre-dévorer et à se repaître chacun de la chair de son voisin. Quelques-uns parlèrent même d'en venir à cette funeste extrémité, et de commencer par les jeunes gens. Une proposition si terrible me remplit d'horreur; mon courage en fut abattu. Je me tournai du côté du ciel pour le conjurer de ne pas permettre qu'on exerçât cette barbarie, et que nous fussions tentés au-dessus de nos forces, dont il connaissait les bornes. Enfin j'entreprendrais vainement d'exprimer dans quel état je me trouvai lorsque je vis quelques matelots disposés à commencer l'exécution et résolus de se saisir des jeunes gens. J'intercédai pour eux dans les termes les plus touchans. «Amis, qu'allez-vous faire? quoi! vous ne sentez pas l'horreur d'une action si barbare? Ayez recours au ciel, il regardera votre misère avec compassion. Je vous assure que nous ne pouvons pas être loin des terres.» Ensuite je leur fis voir le pointage de chaque jour, et quelle avait été la hauteur.

»Ils me répondirent que je leur tenais depuis long-temps le même langage, qu'ils ne voyaient point l'effet des espérances dont je les avais flattés, et qu'ils n'étaient que trop certains que je les trompais ou que je me trompais moi-même. Cependant ils m'accordèrent le délai de trois jours, au bout desquels ils me protestèrent que, s'ils ne voyaient pas les terres, rien ne serait capable d'arrêter leur dessein. Cette affreuse résolution me pénétra jusqu'au fond du cœur. Je redoublai mes prières pour obtenir que nos mains ne fussent pas souillées par le plus abominable de tous les crimes. Cependant le temps coulait, et l'extrémité me paraissait si pressante, que j'avais peine à me défendre moi-même du désespoir que je reprochais aux autres. J'entendais dire autour de moi: Hélas! si nous étions à terre, nous paîtrions du moins l'herbe comme les bêtes. Je ne laissai pas de renouveler continuellement mes exhortations; mais la force commença le lendemain à nous manquer autant que le courage. La plupart n'étaient presque plus capables de se lever du lieu où ils étaient assis, ni de se tenir debout. Rol était si abattu, qu'il ne pouvait se remuer. Malgré l'affaiblissement que m'avaient dû causer mes blessures, j'étais encore un des plus robustes, et je me trouvais assez de vigueur pour aller d'un couvert de la chaloupe à l'autre.

»Nous étions au second jour de décembre, qui était le treizième depuis notre naufrage. L'air se chargea; il tomba de la pluie qui nous apporta un peu de soulagement. Elle fut même accompagnée d'un calme qui permit de détacher les voiles des vergues, et de les étendre sur le bâtiment. On se traîna par-dessous. Chacun but de l'eau de pluie à son aise, et les deux petits tonneaux demeurèrent remplis. J'étais alors au timon, et, suivant l'estime, je jugeai que nous ne devions pas être loin de la terre. J'espérais que l'air pourrait s'éclaircir tandis que je demeurais dans ce poste, et je m'obstinais à ne le pas quitter. Cependant l'épaisseur de la brume et la pluie qui ne diminuait pas me firent éprouver un air si vif, que, n'ayant plus le pouvoir d'y résister, j'appelai un des quartier-maîtres pour lui faire prendre ma place. Il vint, et j'allai me mêler entre les autres, où je repris un peu de chaleur. À peine le quartier-maître eut-il passé une heure à la barre du gouvernail, que, le temps ayant changé, il découvrit une côte. Le premier mouvement de sa joie lui fit crier terre! terre! Tout le monde retrouva des forces pour se lever, et chacun voulut être assuré par ses yeux d'un si favorable événement. C'était effectivement la terre. On fit servir aussitôt toutes les voiles, et l'on courut droit sur la côte; mais, en approchant du rivage, on trouva les brisans si forts, qu'on n'osa se hasarder à traverser les lames. L'île, car c'en était une, s'enfonçait par un petit golfe où nous eûmes le bonheur d'entrer. Là nous jetâmes le grapin à la mer. Il nous en restait un petit qui servit à nous amarrer à terre, et chacun se hâta de sauter sur le rivage.

»L'ardeur fut extrême pour se répandre dans les bois et dans les lieux où l'on espérait trouver quelque chose qui pût servir d'aliment. Pour moi, je n'eus pas plus tôt touché la terre, que, m'étant jeté à genoux, je la baisai de joie, et je rendis grâce au ciel de la faveur qu'il nous accordait. Ce jour était le dernier des trois à la fin desquels on devait manger les mousses du vaisseau.

»L'île offrait des cocos; mais on n'y put découvrir d'eau douce. Nous nous crûmes trop heureux de pouvoir avaler la liqueur que ces fruits rendent dans leur fraîcheur. On mangeait les plus vieux, dont le noyau était plus dur. Cette liqueur nous parut un agréable breuvage, et n'aurait produit que des effets salutaires, si nous en eussions usé avec modération; mais tout le monde en ayant pris à l'excès, nous sentîmes dès le même jour des douleurs et des tranchées insupportables, qui nous forcèrent de nous ensevelir dans le sable les uns près des autres. Elles ne finirent que par de grandes évacuations, qui rétablirent le lendemain notre santé. On fit le tour de l'île sans trouver la moindre apparence d'habitation, quoique diverses traces fissent assez connaître qu'il y était venu des hommes. Elle ne produit que des cocos. Quelques matelots virent un serpent qui leur parut épais d'une brasse. Après avoir rempli notre chaloupe de cocos vieux et frais, nous levâmes l'ancre vers le soir, et nous gouvernâmes sur l'île de Sumatra, dont nous eûmes la vue dès le lendemain. Celle que nous quittions en est à quatorze ou quinze lieues. Nous côtoyâmes les terres de Sumatra vers l'est aussi long-temps qu'il nous resta des provisions. La nécessité nous forçant alors de descendre, nous rasâmes la côte sans pouvoir traverser les brisans. Dans l'embarras où nous étions menacés de retomber, il fut résolu que quatre ou cinq des meilleurs nageurs tâcheraient de se rendre à terre pour chercher le long du rivage quelque endroit où nous pussions aborder. Ils passèrent heureusement à la nage, et se mirent à suivre la côte tandis que nous les conduisions des yeux. Enfin, trouvant une rivière, ils se servirent de leurs caleçons pour nous faire des signaux qui nous attirèrent à leur suite. En nous approchant, nous aperçûmes devant l'embouchure un banc contre lequel la mer brisait encore avec plus de violence. Je n'étais pas d'avis qu'on hasardât le passage, ou du moins je ne voulus m'y déterminer qu'avec le consentement général. Tout le monde se mit en rang par mon ordre, et je demandai à chacun son opinion. Ils s'accordèrent tous à braver le péril. J'ordonnai qu'à chaque côté de l'arrière on tînt un aviron percé, avec deux rameurs à chacun, et je pris la barre du gouvernail pour aller droit à couper la lame. Le premier coup de mer remplit d'eau la moitié de la chaloupe. Il fallut promptement puiser avec les chapeaux, les souliers et tout ce qui pouvait servir à cet office; mais un second coup de mer nous mit tellement hors d'état de gouverner, que je crus notre perte certaine. «Amis, m'écriai-je, tenez la chaloupe en équilibre, et redoublez vos efforts, à puiser, ou nous périssons sans ressource.» On puisait avec toute l'ardeur possible, lorsqu'un troisième coup de mer survint. Mais la lame fut si courte, qu'elle ne put nous jeter beaucoup d'eau, sans quoi nous périssions infailliblement; et la marée commençant aussitôt à refouler, nous traversâmes enfin ces furieux brisans. On goûta l'eau, qui fut trouvée douce. Ce bonheur nous fit oublier toutes nos peines. Nous abordâmes au côté droit de la rivière, où le rivage était couvert de belles herbes, entre lesquelles nous découvrîmes de petites fèves telles qu'on en voit dans quelques endroits de la Hollande. Notre première occupation fut d'en manger avidement. Quelques-uns de nos gens, étant allés au-delà d'une pointe de terre qui se présentait devant nous, y trouvèrent du tabac et du feu; nouveau sujet d'une extrême joie. Quelque explication qu'il fallût donner à ces deux signes, ils nous marquaient que nous n'étions pas loin de ceux qui les avaient laissés. Nous avions dans la chaloupe deux haches qui nous servirent pour abattre quelques arbres, dont nous fîmes de grands feux en plusieurs endroits; et nos gens, divisés en petites troupes, s'assirent autour, et se mirent à fumer le tabac qu'ils avaient trouvé.

»Vers le soir, nous redoublâmes nos feux; et, dans la crainte de quelque surprise, je posai trois sentinelles aux avenues de notre petit camp. La lune était au déclin. Nous passâmes la première partie de la nuit sans autre mal que de violentes tranchées qui nous venaient d'avoir mangé trop de fèves; mais, au milieu de nos douleurs, les sentinelles nous apprirent que les habitans du pays s'approchaient en grand nombre. Leur dessein, dans les ténèbres, ne pouvait être que de nous attaquer. Toutes nos armes consistaient dans les deux haches, avec une épée fort rouillée; et nous étions tous si mal, qu'à peine avions-nous la force de nous remuer. Cependant cet avis nous ranima, et les plus abattus ne purent se résoudre à périr sans quelque défense. Nous prîmes dans nos mains des tisons ardens, avec lesquels nous courûmes au-devant de nos ennemis: les étincelles volaient de toutes parts, et rendaient le spectacle terrible. D'ailleurs les insulaires ne pouvaient être informés que nous étions sans armes; aussi prirent-ils la fuite pour se retirer derrière un bois. Nos gens retournèrent auprès de leurs feux, où ils passèrent le reste de la nuit dans des alarmes continuelles. Rol et moi nous nous crûmes obligés, par prudence, de rentrer dans la chaloupe, pour nous assurer du moins cette ressource contre toutes sortes d'événemens.

»Le lendemain, au lever du soleil, trois insulaires sortirent du bois, et s'avancèrent vers le rivage. Nous leur envoyâmes trois de nos gens, qui, ayant déjà fait le voyage des Indes, connaissaient un peu les usages et la langue du pays. La première question à laquelle ils eurent à répondre, fut de quelle nation ils étaient. Après avoir satisfait à cette demande, et nous avoir représentés comme d'infortunés marchands, dont le vaisseau avait péri par le feu, ils demandèrent à leur tour si nous pouvions obtenir quelques rafraîchissemens par des échanges. Pendant cet entretien, les insulaires continuèrent de s'avancer vers la chaloupe, et s'en étant approchés avec beaucoup d'audace, ils voulurent savoir si nous avions des armes. J'avais fait étendre les voiles sur la chaloupe, parce que je me défiais de leur curiosité. On leur répondit que nous étions bien pourvus de mousquets, de poudre et de balles. Ils nous quittèrent alors avec promesse de nous apporter du riz et des poules. Nous fîmes environ quatre-vingts ducats de l'argent que chacun avait dans ses poches, et nous les offrîmes aux trois insulaires pour quelques poules et du riz tout cuit qu'ils nous apportèrent. Ils parurent fort satisfaits du prix. J'exhortai tous nos gens à prendre un air ferme. Nous nous assîmes librement sur l'herbe, et nous nous remîmes à tenir conseil, après nous être rassasiés par un bon repas. Les trois insulaires assistèrent à ce festin, et dûrent admirer notre appétit. Nous leur demandâmes le nom du pays, sans pouvoir distinguer dans leur réponse si c'était Sumatra. Cependant nous en demeurâmes persuadés lorsqu'ils nous eurent montré de la main que Java était au-dessous, et nous comprîmes facilement qu'ils voulaient nommé Jean Coen, général des Hollandais, qui commandait alors dans cette île. Il nous parut certain que nous étions au vent de Java; et cet éclaircissement nous causa d'autant plus de satisfaction, que, n'ayant point de boussole, nous avions hésité jusqu'alors dans toutes nos manœuvres. Il ne nous manquait plus que des vivres pour achever de nous rendre tranquilles. Je pris la résolution de m'embarquer avec quatre de nos gens dans une petite pirogue qui était sur la rive, et de remonter la rivière jusqu'à un village que nous aperçûmes dans l'éloignement, pour aller faire autant de provisions qu'il me serait possible, avec le reste de l'argent que j'avais rassemblé. M'étant hâté de partir, j'eus bientôt acheté du riz et des poules, que j'envoyai à Rol avec la même diligence, en lui recommandant l'égalité dans la distribution, pour ne donner à personne aucun sujet de plainte. De mon côté, je fis dans le village un fort bon repas avec mes compagnons, et je ne trouvai pas la liqueur du pays sans agrément. C'est une sorte de vin qui se tire des arbres, et qui est capable d'enivrer. Pendant que nous mangions, les habitans étaient assis autour de nous, et conduisaient nos morceaux de leurs regards, en les dévorant des yeux. Après le repas, j'achetai d'eux un buffle, qui me coûta cinq réales et demi, mais étant si sauvage que nous ne pouvions le prendre ni l'amener: nous y employâmes beaucoup de temps. Le jour commençait à baisser; je voulais que nous retournassions à la chaloupe, dans l'intention de revenir le lendemain. Mes gens me prièrent de les laisser cette nuit dans le village, sous prétexte qu'il leur serait plus aisé de prendre le buffle pendant les ténèbres. Je n'étais pas de leur avis, et je m'efforçai de les détourner de ce dessein. Cependant leurs instances m'y firent consentir, et je les quittai en les abandonnant à leur propre conduite.

»Je retournai sur le bord de la rivière, où je trouvai près de la pirogue quantité d'insulaires qui paraissaient en contestation. Ayant cru démêler que les uns voulaient qu'on me laissât partir, et que d'autres s'y opposaient, j'en pris deux par le bras, et je les poussai vers la pirogue d'un air de maître. Leurs regards étaient farouches; cependant ils se laissèrent conduire jusqu'à la barque, et ne firent pas difficulté d'y entrer avec moi. L'un s'assit à l'arrière, et l'autre à l'avant; enfin ils se mirent à ramer. J'observai qu'ils avaient au côté chacun leur cric ou leur poignard, et par conséquent qu'ils étaient maîtres de ma vie. Après avoir vogué, celui qui était à l'arrière vint à moi, au milieu de la pirogue où je me tenais debout, et me déclara par des signes qu'il voulait de l'argent. Je tirai de ma poche une petite pièce de monnaie que je lui offris. Il la reçut, et l'ayant regardée quelques momens d'un air incertain, il l'enveloppa dans le morceau de toile qu'il avait autour de sa ceinture. Celui qui était à la proue vint à son tour, et me fit les mêmes signes. Je lui donnai une autre pièce, qu'il considéra aussi des deux côtés; mais il parut encore plus incertain s'il la devait prendre ou m'attaquer; ce qui lui aurait été facile, puisque j'étais sans armes. Je sentis la grandeur du péril, et le cœur me battait violemment. Cependant nous descendions toujours, et d'autant plus vite, que nous étions portés par le reflux. Vers la moitié du chemin, mes deux guides commencèrent à parler entre eux avec beaucoup de chaleur. Tous leurs mouvemens semblaient marquer qu'ils avaient dessein de fondre sur moi. J'en fus alarmé jusqu'à trembler; ma consternation me fit tourner les yeux vers le ciel, à qui je demandai le secours qui m'était nécessaire dans un danger si pressant. Une inspiration secrète me fit prendre le parti de chanter; ressource étrange contre la peur. Je chantai de toute ma force, jusqu'à faire retentir les bois dont les deux rives étaient couvertes. Les deux insulaires se mirent à rire, ouvrant la bouche si large, que je vis jusqu'au milieu de leur gosier. Leurs regards me firent connaître qu'ils ne me croyaient ni crainte ni défiance. Ainsi je vérifiai ce que j'avais entendu dire sans le comprendre, qu'une frayeur extrême est capable de faire chanter. Pendant que je continuais cet exercice, la barque allait si rapidement, que je commençai à découvrir notre chaloupe. Je fis des signes à nos gens: ils les aperçurent, et je les vis accourir vers le bord de la rivière. Alors me tournant vers mes deux rameurs, je leur fis entendre que, pour aborder, il fallait qu'ils se missent tous deux à la proue, dans l'idée que l'un d'eux ne pourrait du moins m'attaquer par-derrière; ils m'obéirent sans résistance, et je descendis tranquillement sur la rive.

»Lorsqu'ils me virent en sûreté au milieu de mes compagnons, ils demandèrent où tant de gens passaient la nuit. On leur dit que c'était sous les tentes qu'ils voyaient. Nous avions dressé effectivement de petites tentes avec des branches et des feuilles d'arbres. Ils demandèrent encore où couchaient Rol et moi, qui leur avions paru les plus respectés. On leur répondit que nous couchions dans la chaloupe sous les voiles; après quoi ils rentrèrent dans leur pirogue pour retourner au village.

»Je fis à Rol et aux autres le récit de ce qui m'était arrivé dans mon voyage, et je leur donnai l'espérance de revoir le lendemain nos quatre hommes avec le buffle. La nuit se passa dans une profonde tranquillité; mais, après le lever du soleil, nous fûmes surpris de ne pas voir paraître nos gens, et nous commençâmes à soupçonner qu'il leur était arrivé quelque accident. Quelques momens après, nous vîmes venir deux insulaires qui chassaient une bête devant eux. C'était un buffle; mais je n'eus pas besoin de le considérer long-temps pour reconnaître que ce n'était pas celui que j'avais acheté. Un de nos gens qui entendait à demi la langue du pays et qui se faisait entendre de même, demanda aux deux noirs pourquoi ils n'avaient pas amené le buffle qu'ils nous avaient vendu, et où étaient nos quatre hommes. Ils répondirent qu'il avait été impossible d'amener l'autre, et que nos gens qui venaient après eux en conduisaient un second. Cette réponse ayant un peu dissipé notre inquiétude, je remarquai que le buffle sautait beaucoup et qu'il n'était pas moins sauvage que le premier. Je ne balançai point à lui faire couper les pieds avec la hache. Les deux noirs le voyant tomber poussèrent des cris et des hurlemens épouvantables.

»À ce bruit, deux ou trois cents insulaires qui étaient cachés dans le bois en sortirent brusquement et coururent d'abord vers la chaloupe, dans le dessein apparemment de nous couper le passage pour s'assurer la liberté de nous massacrer tous. Trois de nos gens qui avaient fait un petit feu à quelque distance des tentes, pénétrèrent leur projet, et se hâtèrent de nous en donner avis. Je sortis du bois, et, m'étant un peu avancé, je vis quarante ou cinquante de nos ennemis qui se précipitaient vers nous d'un autre côté du même bois. «Tenez ferme, dis-je à nos gens, le nombre de ces misérables n'est pas assez grand pour nous causer de l'épouvante.» Mais nous en vîmes paraître une si grande troupe, la plupart armés de boucliers et d'une sorte d'épées, que, regardant notre situation d'un autre œil, je m'écriai: «Amis, courons à la chaloupe, car si le passage nous est coupé, il faut renoncer à toute espérance.» Nous prîmes notre course vers la chaloupe; et ceux qui ne purent y arriver assez tôt se jetèrent dans l'eau pour s'y rendre à la nage.

»Nos ennemis nous poursuivirent jusqu'à bord; malheureusement pour nous, rien n'était disposé pour s'éloigner de la rive avec une diligence égale au danger. Les voiles étaient tendues en forme de tente d'un côté de la chaloupe à l'autre, et tandis que nous nous empressions d'y entrer, les insulaires, nous suivant de près, percèrent de leurs zagaies plusieurs de nos gens, dont nous vîmes les intestins qui leur tombaient du corps. Nous nous défendîmes néanmoins avec nos deux haches et notre vieille épée. Le boulanger de l'équipage, qui était un grand homme plein de vigueur, s'aidait de l'épée avec succès. Nous étions amarrés par deux grapins, l'un à l'arrière et l'autre à l'avant. Je m'approchai du mât et criai au boulanger, «coupe le câbleau;» mais il lui fut impossible de le couper. Je courus à l'arrière, et mettant le câbleau sur l'étambord, je criai, «hache»; alors il fut coupé facilement. Nos gens de l'avant le prirent et tirèrent la chaloupe vers la mer. En vain les insulaires tentèrent de nous poursuivre dans l'eau, ils perdirent fond et furent contraints d'abandonner leur proie.

»Nous pensâmes à recueillir le reste de nos gens qui nageaient dans la rivière. Ceux qui n'avaient pas reçu de coups mortels rentrèrent à bord, et le ciel fit souffler aussitôt un vent forcé de terre, quoique jusqu'alors il eût été de mer. Il nous fut impossible de ne pas reconnaître que c'était un témoignage sensible de la protection divine. Nous mîmes toutes nos voiles, et nous allâmes jusqu'au large d'une seule bordée, avec une facilité surprenante à repasser le banc et les brisans qui nous avaient causé tant d'embarras à l'entrée de la rivière. Nos ennemis, s'imaginant que nous y ferions naufrage, s'étaient avancés jusqu'à la dernière pointe du cap pour nous y attendre et nous massacrer; mais le vent continua de nous être favorable, et l'avant de la chaloupe, qui était fort haut, coupa les lames avec ce secours.

»À peine étions-nous hors de danger qu'on s'aperçut que le brave boulanger qui nous avait si bien défendus avait été blessé d'une arme empoisonnée. Sa blessure était au-dessus du nombril. Les parties d'alentour étaient déjà d'un noir livide. Je lui coupai les chairs jusqu'au vif pour arrêter le progrès du venin, mais la douleur que je lui causai fut inutile: il tomba mort à nos yeux: nous le jetâmes dans les flots. En faisant la revue de nos gens, nous trouvâmes qu'il en manquait seize, dont onze avaient été tués au rivage. Le sort des quatre malheureux qui étaient restés dans le village fut amèrement déploré. Rien n'était si cruel que la nécessité où nous étions de les abandonner. Cependant il y a beaucoup d'apparence qu'ils n'y purent être sensibles, et que c'était déjà fait de leur vie.

»Nous gouvernâmes vent arrière, en rangeant la côte. Le reste de nos provisions consistait en huit poules et un peu de riz. Elles furent distribuées entre cinquante hommes que nous étions encore; mais la faim commençant bientôt à se faire sentir, nous fûmes obligés de retourner à terre par une baie que nous découvrîmes. Quantité de gens qui étaient sur le rivage prirent la fuite en nous voyant débarquer. Nous avions fait une trop funeste expérience de la barbarie de ces insulaires pour en espérer des vivres; mais nous trouvâmes du moins de l'eau douce. Les rochers voisins nous offrirent des huîtres et des petits limaçons de mer, dont nous mangeâmes avec d'autant plus de goût, qu'ayant sauvé un plein chapeau de poivre que j'avais acheté dans le village où j'avais laissé nos quatre hommes, il nous servit à les assaisonner. Après nous en être rassasiés, chacun en remplit ses poches, et nous rentrâmes dans la chaloupe avec nos deux petits barrils d'eau fraîche. Je proposai, en quittant la baie, de prendre un peu plus au large pour faire plus de chemin. Ce conseil fut suivi; mais le vent, qui commençait à forcer, nous fit essuyer pendant la nuit une grosse tempête. Cependant les peines qu'il nous causa devinrent une faveur du ciel. Si nous eussions continué de ranger la côte, nous n'aurions pu nous défendre de relâcher près d'une autre aiguade qui se présente dans la même île, où nous aurions trouvé des ennemis cruels qui s'étaient déclarés depuis peu contre les Hollandais, et qui en avaient déjà massacré plusieurs. À la pointe du jour nous eûmes la vue de trois îles qui étaient devant nous. Nous prîmes la résolution d'y relâcher; quoique nous ne les crussions point habitées. On se flattait d'y trouver quelque nourriture. Celle où nous abordâmes était remplie de ces espèces de roseaux qu'on nomme bambous, et qui sont de la grosseur de la jambe. Nous en prîmes plusieurs, dont nous perçâmes les nœuds avec un bâton, à l'exception de celui de dessus; et les remplissant d'eau douce comme autant de barils que nous fermâmes avec des bouchons, nous portâmes une bonne provision d'eau douce dans la chaloupe. Il y avait aussi des palmiers, dont la cime était assez molle pour nous servir d'aliment. On parcourut l'île sans y faire d'autres découvertes. Un jour me trouvant au pied d'une assez haute montagne, je ne pus résister à l'envie de monter au sommet, dans l'espérance vague de faire quelque observation qui pût être utile à nous conduire. Nous cherchions les lieux où les Hollandais étaient établis. Il me semblait que ce soin me regardait particulièrement, et que tous nos gens avaient les yeux tournés sur moi. Cependant, outre les maux qui m'étaient communs avec eux, je n'étais jamais venu aux Indes orientales, et n'ayant ni boussole ni d'autres instrumens de mer, je ne me trouvais capable de rien pour notre conservation.

»Lorsque je fus au sommet de la montagne, mes regards se perdirent dans l'immense étendue du ciel et de la mer. Je me jetai à genoux, le cœur plein d'amertume, et j'adressai ma prière au ciel avec des soupirs et des gémissemens que je ne puis exprimer. Aussitôt je découvris deux hautes montagnes dont la couleur me parut bleue. Il me vint dans l'esprit qu'étant à Hoorn, j'avais entendu dire à Guillaume Schouten, qui avait fait deux fois le voyage des Indes orientales, qu'au cap de Java il y avait deux hautes montagnes qui paraissaient bleues. Nous étions venus dans l'île en rangeant à main gauche la côte de Sumatra, et ces montagnes étaient à la droite. Je voyais entre elles une ouverture ou un vide au travers duquel je ne découvrais pas de terres, et je n'ignorais pas que le détroit de la Sonde était entre Sumatra et Java. Ces réflexions me firent conclure qu'il n'y avait point d'erreur dans notre route. Je descendis plein de joie, et je me hâtai d'annoncer à Rol que j'avais vu les deux montagnes. Elles ne paraissaient plus lorsque je lui fis ce récit, parce que les nuées les couvraient. Mais j'ajoutai ce que j'avais appris à Hoorn de la bouche de Schouten, et j'établis mes conjectures par d'autres raisonnemens. Rol y trouva de la vraisemblance. «Assemblons nos gens, me dit-il, et gouvernons de ce côté-là.» Cette déclaration que je fis à l'équipage excita beaucoup d'empressement pour apporter à bord de l'eau, des roseaux et des cimes de palmier. On mit à la voile avec la même ardeur, le vent était favorable à nos nouvelles vues; nous portâmes le cap droit à l'ouverture des deux montagnes, et pendant la nuit nous gouvernâmes par le cours des étoiles. Vers minuit nous aperçûmes du feu: on s'imagina d'abord que c'était le feu de quelque vaisseau, et que ce devait être une caraque; mais, en approchant, nous reconnûmes que c'était une petite île du détroit de la Sonde. Après en avoir doublé la pointe, nous vîmes un autre feu de l'autre côté, et diverses marques nous firent distinguer que c'étaient des pêcheurs. Le lendemain, à la pointe du jour, nous fûmes arrêtés par un calme. Nous étions sans le savoir sur la côte interne de Java. Un matelot étant monté au haut du mât cria aussitôt qu'il découvrait un gros de vaisseaux; il en compta jusqu'à vingt-trois. Notre joie nous fit faire des cris et des sauts; on se hâta de border les avirons à cause du calme, et l'on nagea droit vers cette flotte. C'était un nouvel effet de la protection du ciel, car autrement nous serions allés nous jeter à Bantam, où nous n'avions rien de favorable à nous promettre, parce que le roi de cette contrée était en guerre avec notre nation; au lieu que, par une faveur admirable de la Providence, nous allâmes tomber entre les bras de nos compatriotes et de nos amis.

»Ces vingt-trois vaisseaux étaient hollandais, sous le commandement de Frédéric Houtman d'Alkmaar. Il se trouvait alors dans sa galerie, d'où il nous observait avec sa lunette d'approche, surpris de la singularité de nos voiles, et cherchant l'explication d'un spectacle si nouveau. Il envoya sa chaloupe au-devant de nous pour s'informer qui nous étions. Ceux qui la conduisaient nous reconnurent; nous avions fait voile ensemble du Texel, et nous ne nous étions séparés que dans la mer d'Espagne. Ils nous firent passer, Rol et moi, dans leur chaloupe, et nous conduisirent à bord de l'amiral, dont le vaisseau se nommait la Vierge de Dordrecht. Nous lui fûmes aussitôt présentés. Après nous avoir marqué la joie qu'il avait de nous revoir, jugeant sans explication quel était le plus pressant de nos besoins, il fit couvrir sa table, et s'y mit avec nous. Lorsque je vis paraître du pain et les autres viandes, je me sentis le cœur si serré, que mes larmes inondèrent mon visage, et que je ne me trouvai point la force de manger. Nos gens, qui arrivèrent aussitôt, furent distribués sur tous les autres vaisseaux de la flotte.»

LIVRE II.
CONTINENT DE L'INDE.

CHAPITRE PREMIER.

Côte de Malabar.

Les premiers regards que nous jetterons sur le continent de l'Inde doivent se fixer d'abord sur la côte de Malabar, la première où aient abordé les vaisseaux de Gama.

Toute l'étendue de terre qui est entre Surate et le cap de Comorin porte ordinairement le nom de côte de Malabar. Cependant, pour suivre des idées plus exactes, cette côte ne commence qu'au mont Delhy, qui est situé sous le 12e degré au nord de la ligne. C'est seulement dans cet espace que les habitans du pays prennent eux-mêmes le nom de Malabares, ou Malavares. Dans ce dernier sens, la longueur de la côte est d'environ deux cents lieues. Elle est divisée en plusieurs royaumes indépendans, dont le plus puissant est celui du Samorin ou du roi de Calicut. Il y a peu de villes dans un pays de cette étendue, et l'on n'y rencontre guère que des villages d'inégale grandeur, qui, malgré la différence de leurs souverains et l'opposition de leurs intérêts, se conduisent par les mêmes lois et les mêmes usages.

Les habitans originaires sont noirs ou fort bruns, mais la plupart ont la taille belle. Ils prennent un grand soin de leurs cheveux, qu'ils ont ordinairement fort longs. On ne leur reproche point de manquer d'esprit; mais, négligeant de le cultiver, ils vivent dans une égale indifférence pour les sciences et les arts. L'habillement des hommes et des femmes est à peu près le même. Les deux sexes se ceignent d'une pièce de toile qui les couvre de la ceinture aux genoux. Ils ont le reste du corps nu, sans en excepter la tête et les pieds; mais quelques-uns se servent d'un mouchoir de soie pour attacher leurs cheveux, après les avoir divisés par des tresses et des nœuds.

Dans les autres pays de l'Inde, les personnes riches, surtout les femmes, portent pour habits des étoffes de soie et de brocart d'or ou d'argent. Au Malabar, ce sont les femmes des plus basses tribus qui emploient les étoffes précieuses à se vêtir; et celles qui sont distinguées par la naissance ou les richesses ne se couvrent jamais que de belle toile de coton. Elles ont de riches ceintures d'or, des bracelets d'argent et de corne de buffle. Mais il n'est permis de porter des bracelets d'or qu'à ceux que le souverain honore de cette distinction. Les deux sexes ont des bagues et des pendans d'oreilles d'or, qui pèsent quelquefois jusqu'à quatre onces; rien ne contribue tant à leur allonger les oreilles, qu'ils ont naturellement grandes. C'est pour eux un trait singulier de beauté. On a soin de les percer de bonne heure aux enfans, et de leur mettre dans l'ouverture un morceau de feuille de palmier sèche et roulée. Cette feuille, tendant sans cesse à reprendre son étendue naturelle, dilate insensiblement le trou, et rend l'oreille si longue, qu'il n'est pas rare d'en voir qui pendent plus bas que les deux épaules, et par l'ouverture desquelles on passerait aisément le poing.

Les Malabares Gentous se font raser la barbe; quelques-uns ont des moustaches, quoique la plupart n'en conservent point. Leurs maisons sont bâties de terre, et couvertes de feuilles de cocotier. La pierre n'est employée qu'à la construction des pagodes et des maisons royales. Dans leurs campagnes, qui paraissent ne former qu'un grand village, parce qu'on y rencontre de toutes parts des maisons dispersées, chacun a son enclos et son puits, surtout s'il est à quelque distance des rivières; il ne leur est pas permis, soit pour se laver, soit pour boire, d'employer l'eau d'un voisin qui n'est pas de la même tribu.

On distingue les Malabares mahométans et les gentous. Les premiers, qui sont en fort grand nombre, se croient originaires de l'Arabie, d'où leurs ancêtres sont venus s'établir sur cette côte. Tout le commerce du pays est entre leurs mains, parce que les Gentous, et surtout les naïres, qui composent leur noblesse, se croiraient avilis par cette profession, et que d'ailleurs ils ne montent jamais en mer pour des voyages de long cours. Aussi les Malabares mahométans sont-ils presque tous riches; ils passent pour les plus méchans et les plus perfides de tous les hommes. Ils font leur demeure dans les grosses bourgades, où ils ne souffrent pas d'habitans qui ne soient de leur secte. On donne à ces bourgs le nom de bazar, qui signifie marché, parce qu'ils ne sont peuplés que de marchands. Les plus considérables sont situés près de la mer, ou sur les bords des rivières, pour la facilité du commerce et la commodité des négocians étrangers. Ces riches mahométans ne se bornent point aux méthodes ordinaires qui conduisent à la fortune; la plupart sont corsaires; ils courent la mer avec des galiotes et des galères qu'ils nomment pares. Leurs brigandages s'étendent sur toutes les côtes de l'Inde, et, du côté opposé, jusque dans le golfe Persique et dans la mer Rouge, où ils pillent indifféremment tout ce qui tombe entre leurs mains: leurs prisonniers sont traités avec la dernière barbarie. Quoique leurs bâtimens soient presque toujours montés de cinq à six cents hommes, ils attaquent rarement ceux des Européens, s'ils ne les croient faibles, ou s'ils ne les voient fort petits: ils sont plus subtils que braves; la moindre résistance les met en fuite: mais ils sont insolens et cruels dans la victoire; et lorsqu'ils sont en mer, ils ne font aucune distinction entre les étrangers et leurs meilleurs amis. Cette férocité les abandonne au retour. Il n'y a rien à craindre dans leurs bazars. Les princes sous l'autorité desquels ils sont établis ferment les yeux sur leurs larcins maritimes, et les partagent même avec eux; mais ils les punissent aussi rigoureusement que le moindre de leurs sujets lorsqu'ils peuvent les convaincre de quelque autre vol. On les distingue des Gentous à leur barbe qu'ils laissent croître, à l'usage qu'ils ont de se couper les cheveux, et plus sûrement encore à leurs habits, qui sont des vestes et des turbans; au lieu que les Gentous sont presque nus.

Si les prisonniers qu'ils font sur mer sont Malabares, soit gentous ou mahométans, ils les volent, les dépouillent et les mettent à terre; mais ils ne peuvent les réduire à l'esclavage, s'ils sont Gentous d'une autre contrée; s'ils sont chrétiens, ils ont le pouvoir de les conduire dans leurs habitations, de les charger de chaînes et de les forcer à des travaux pénibles qui abrégent bientôt la vie de ceux qui n'ont personne qui s'intéresse à leur sort et qui se hâte de les racheter. Lorsqu'un corsaire met pour la première fois une galère à l'eau, il y égorge quelques-uns de ses esclaves chrétiens; et l'arrosant de leur sang, il en espère plus de bonheur dans ses courses. S'il n'a pas de victimes qu'il puisse encore immoler, il attend pour cet exécrable sacrifice qu'il lui tombe quelques chrétiens entre les mains. Comme les Portugais sont la première nation de l'Europe qui ait formé des établissemens aux Indes, c'est aussi celle qui a le plus souvent éprouvé la cruauté des mahométans du Malabar. Les gouverneurs de Goa en ont pris occasion d'armer tous les ans un certain nombre de galiotes qui font une guerre continuelle à ces ennemis du repos public. Ceux dont on peut se saisir sont conduits à Goa, et condamnés à ramer sur les galères, ou à d'autres travaux. Mais les pirates malabares ne sont pas plus sensibles au malheur de leurs amis qui sont esclaves des Portugais qu'à la misère des chrétiens qu'ils retiennent dans les fers.

Ces mahométans du Malabar sont assujettis à toutes les lois du pays qui ne sont pas directement opposées aux maximes fondamentales de leur secte. L'exercice de leur culte ne leur est permis que dans l'enceinte de leurs bazars. Ils y ont peu de mosquées, et la plupart sont mal entretenues. En un mot, les devoirs de la religion et de l'humanité les touchent moins que la passion de s'enrichir par des voies indignes de l'une et de l'autre.

Les Gentous formant le corps de la nation, non-seulement parce qu'ils sont les habitans originaires, mais parce que leur nombre excède beaucoup celui des mahométans, on les divise en plusieurs tribus, dont la première et la plus éminente est celle des princes. Les nambours ou grands-prêtres forment la seconde; les bramines la troisième; et les nahers ou naïres, qui sont les nobles du pays, composent la quatrième. La tribu des tives, qui est la cinquième, comprend ceux qui s'occupent à cultiver la terre, à recueillir le tary, et à distiller l'eau-de-vie. Ils portent quelquefois les armes, mais c'est par tolérance, après en avoir reçu l'ordre ou la permission du prince. Les maïnats, sixième tribu, n'ont pas d'autre occupation que de blanchir du linge et des toiles, dont on fabrique une prodigieuse quantité dans toutes les parties du Malabar. Les chètes, qui sont les tisserands, composent aussi une tribu particulière; et Dellon, voyageur français, assure qu'il en est de même de presque tous les métiers. Les moucouas sont la plus nombreuse. Leur unique exercice est la pêche. Ils ne peuvent habiter que sur le rivage de la mer, où tous leurs villages sont bâtis. On les estime indignes de porter les armes; et, dans le plus grand besoin de soldats, ils ne sont employés qu'à porter le bagage. La dernière et la plus vile de toutes les tribus du Malabar, est celle des pouliats. Cette malheureuse espèce d'hommes est regardée de toutes les autres comme la plus méprisable partie de l'humanité, et comme indigne du jour. Les pouliats n'ont pas de maison stable. Ils vont errans dans les campagnes; il se retirent sous des arbres, dans des cavernes, ou sous des huttes de feuilles de palmier. Leur unique fonction dans la société est de garder les bestiaux et les terres. On devient infâme en les fréquentant, et souillé pour s'être approché d'eux à la distance de vingt pas. Les purifications sont indispensables pour ceux qui leur parlent de plus près.

Les princes, les nambouris, les bramines et les naïres peuvent se fréquenter, vivre ensemble et se toucher; mais personne de ces quatre tribus ne peut prendre la même liberté avec des tribus inférieures sans contracter une tache qui l'oblige de se purifier. Une femme est impure et déshonorée sans retour lorsqu'elle épouse un homme d'une tribu inférieure à la sienne. Elle peut s'allier dans une tribu supérieure. Mais ces lois regardent particulièrement les pouliats. Si quelqu'un des quatre premières tribus rencontre un de ces misérables objets de l'exécration publique, il jette un cri d'aussi loin qu'il peut le voir; et c'est un signal qui l'oblige de se retirer à l'écart. Au moindre retardement, on a le droit de les tuer d'un coup de flèche ou de mousquet, pourvu que le terroir ne soit pas privilégié, c'est-à-dire consacré à quelque pagode. La vie de ces malheureux paraît si méprisable, qu'un naïre qui veut éprouver ses armes tire indifféremment sur le premier pouliat qu'il rencontre, sans distinction d'âge ou de sexe. Jamais ce meurtre n'est recherché ni puni. Cette liberté de les outrager et de les tuer impunément en a fort diminué le nombre; et peut-être seraient-ils tous exterminés depuis long-temps, si le besoin qu'on a d'eux pour la garde des biens de la campagne n'obligeait d'en conserver quelques-uns. Il leur est défendu de se vêtir d'étoffe ou de toile. L'écorce des arbres ou les feuilles entrelacées leur servent à se couvrir. Ils sont d'ailleurs fort sales. On leur voit manger toutes sortes d'immondices et de charognes; ils n'en exceptent pas celles des bœufs et des vaches, ce qui augmente beaucoup l'horreur qu'on a pour eux dans un pays où ces animaux sont en vénération. Aussi ne leur est-il pas plus permis d'approcher des temples que des grands et de leurs palais. Les prêtres ne reçoivent de leur part aucune autre offrande que de l'or ou de l'argent: encore faut-il qu'ils le posent de fort loin à terre, où l'on se garde de l'aller prendre avant qu'ils aient disparu. On le lave pour le présenter aux dieux; et celui qui va le prendre est obligé de se purifier après l'avoir apporté. S'ils ont quelque faveur à demander aux grands, il faut aussi que leur requête soit présentée d'assez loin; et la réponse se fait à la même distance. Souvent, sans avoir commis la moindre faute, ils sont condamnés sous peine de la vie à payer de grosses amendes; et, pour éviter la mort, ils apportent fidèlement la taxe qu'on leur impose. Les voyageurs expliquent comment des malheureux qui sont bannis du commerce des hommes, qui ne possèdent rien, et qui n'exercent aucune profession dans laquelle ils puissent s'enrichir, se trouvent en état de satisfaire à ces impositions. C'est une passion commune à tous les Malabares d'enterrer tout l'or et l'argent qu'ils ont amassé, et d'ajouter chaque jour quelque chose à leur trésor, sans jamais en rien ôter. Ils meurent ordinairement sans en avoir donné connaissance à leurs héritiers, dans l'espoir de retrouver ces richesses et de pouvoir s'en servir lorsque, suivant leurs principes, ils reviendront animer un autre corps. Les pouliats, qui vivent dans l'oisiveté, emploient la meilleure partie de leur temps à la recherche de ces trésors cachés; et le bonheur qu'ils ont souvent d'y réussir les fait accuser de sortilége. L'usage qu'ils font de cet argent est pour satisfaire l'insatiable avidité de leurs princes, qui menacent continuellement leur vie. Cet incompréhensible avilissement de l'espèce humaine que nous offrent si souvent les états despotiques, est la condamnation évidente de cette détestable forme de gouvernement qui ne devrait trouver d'apologistes qu'à la cour des tyrans, et qui, à la honte de l'humanité, a trouvé des panégyristes chez les nations libres et éclairées.

Les naïres ou les nobles du Malabar ne sont pas moins distingués par leur adresse et leur civilité que par leur naissance. Ils ont seuls le droit de porter les armes, et leur tribu est la plus nombreuse de chaque état. Comme ils dédaignent la profession du commerce, la plupart ont fort peu de bien; mais ils n'en sont pas moins respectés. Leur pauvreté les oblige de s'engager, en qualité de gardes, au service des rois, des princes, des gouverneurs de provinces et de villes, qui en ont toujours un grand nombre à leur solde. Ils s'attachent même à d'autres naïres plus riches et plus puissans, auxquels ils servent d'escorte, mais qui les traitent avec autant d'honnêteté qu'ils en exigent de respect, pour marquer l'égalité de la naissance.

Les étrangers qui résident ou qui passent dans le pays sont obligés de prendre des naïres pour les garder; mais le nombre n'étant fixé par aucune loi, ils ne consultent là-dessus que leurs facultés ou le désir qu'ils ont de paraître avec éclat. C'est d'ailleurs une nécessité indispensable de se faire accompagner de quelques naïres lorsqu'on entreprend de voyager dans les terres du Malabar. Sans cette précaution, le vol et l'insulte sont les moindres dangers auxquels on s'expose de la part d'une tribu qui doit sa subsistance à cet usage. L'assassinat même est une violence assez ordinaire; et comme on prend soin d'en avertir les étrangers, ces vols et ces meurtres demeurent impunis. On rejette leur malheur sur leur négligence ou leur avarice, d'autant plus qu'il ne manque rien à la fidélité des naïres, lorsqu'on emploie volontairement leurs services. Ils se louent jusqu'à la frontière de l'état dont ils sont sujets; là ils cherchent eux-mêmes d'autres naïres de l'état voisin, à la conduite desquels ils abandonnent le voyageur qui s'est mis sous leur protection. Leur zèle va si loin, que, s'ils sont attaqués dans la route, ils périssent tous jusqu'au dernier plutôt que de survivre à ceux dont ils ont entrepris la défense. Ils n'abusent jamais de la confiance qu'on a pour eux; ou, si l'on rapporte quelque exemple de trahison, ils sont comme effacés par les affreux châtimens dont ils ont été suivis. Ce n'est pas à la justice publique qu'on remet la punition des coupables. Leurs plus proches parens leur servent de bourreaux pour réparer la honte de leur famille, et les mettent en pièces de leurs propres mains, avec des circonstances dont le récit fait frémir.

Dellon observe qu'un étranger qui voyage dans le Malabar est plus en sûreté sous l'escorte d'un enfant naïre que sous celle des plus redoutables guerriers de la même tribu; parce que les voleurs du pays ont pour maxime de n'attaquer jamais que les voyageurs qu'ils rencontrent armés, et qu'ils ont, au contraire, un respect inviolable pour la faiblesse et l'enfance. Les jeunes naïres, que leur âge ne rend pas assez forts pour soutenir et pour manier les armes, portent une petite massue de bois d'un demi-pied de longueur. Il est surprenant, ajoute Dellon, que, malgré l'opinion bien établie qu'il y a moins de danger sous la garde d'un de ces enfans que sous celle de vingt naïres bien armés, tout le monde préfère le plaisir de paraître avec une suite nombreuse à la certitude d'être couvert de toutes sortes d'insultes sous une escorte qui flatte moins la vanité.

Un naïre qui sert de garde reçoit ordinairement quatre tares par jour; en campagne, sa paie est de huit tares. C'est une petite monnaie d'argent qui vaut à peu près deux liards, et dont seize valent un fanon, petite monnaie d'or de la valeur de huit sous. Les rois malabares ne fabriquent point d'autres espèces; mais ils laissent un cours libre dans leurs états à toutes les monnaies étrangères d'or et d'argent.

Rien n'approche de la délicatesse et des scrupules de cette nation dans ce qui concerne les alliances et les mariages. Un homme, il est vrai, peut indifféremment se marier ou prendre une maîtresse dans sa tribu ou dans celle qui suit immédiatement la sienne. Mais s'il est convaincu de quelque intrigue d'amour avec une femme d'une tribu supérieure, les deux coupables sont vendus pour l'esclavage ou punis de mort. Si la femme ou la fille est de la tribu des nambouris, et son amant de celle des bramines, on se contente de les vendre. Si l'homme est d'une tribu plus basse, il est condamné à mourir, et la femme est remise entre les mains du prince, qui a le droit de la vendre à quelque étranger chrétien ou mahométan. Comme les femmes des quatre premières tribus l'emportent ordinairement sur les autres par la beauté ou les agrémens, il se présente un grand nombre de marchands pour acheter celles qui sont condamnées à cette punition.

Dellon observe, comme une circonstance extrêmement singulière, que les hommes de la tribu d'une femme coupable ont droit de tuer pendant trois jours, dans le lieu où le crime s'est commis, et sans distinction d'âge ni de sexe, toutes les personnes qu'ils rencontrent de la tribu du séducteur. Les naïres exercent ce droit barbare sur les tives et les chètes; ceux-ci sur les maucouas, et les maucouas sur la misérable tribu des pouliats; mais, pour empêcher qu'il n'y ait trop de sang répandu, on garde ordinairement les coupables pendant huit jours, et ces exécutions sanglantes ne sont permises que du jour de leur supplice. Dans cet intervalle, chacun a le temps et la liberté d'abandonner son village, où les plus timides ne retournent qu'un jour ou deux après l'expiration du terme.

On doit en conclure que l'homicide ne passe pas pour un grand crime entre les Malabares. Outre les pouliats qu'on peut tuer impunément, il est rare qu'on punisse de mort ceux qui tuent des personnes d'une tribu plus élevée, à moins que le meurtre ne soit aggravé par les circonstances; et, dans ces occasions mêmes, c'est moins la justice que le ressentiment des familles qui règle ordinairement la vengeance. Il n'en est pas de même du larcin: ces peuples en abhorrent jusqu'au nom. Un voleur devient infâme: il est puni avec tant de sévérité, que souvent le vol de quelques grappes de poivre conduit au supplice. On ne connaît point au Malabar l'usage des prisons pour les criminels: on leur met les fers aux pieds, et, dans cet état, on les garde jusqu'à la décision de leur procès, qui dépend du prince, juge souverain de toutes les affaires civiles et criminelles. Si l'accusation est douteuse et le nombre des témoins insuffisant, on reçoit le serment de l'accusé dans cette forme: il est conduit devant le prince, par l'ordre duquel on fait rougir au feu le fer d'une hache; on couvre la main de l'accusé d'une feuille de bananier, sur laquelle on met le fer brûlant pour l'y laisser jusqu'à ce qu'il ait perdu sa rougeur, c'est-à-dire l'espace d'environ trois minutes. Alors l'accusé se jette à terre, et présente sa main aux blanchisseurs du roi, qui se tiennent prêts avec une serviette mouillée dans une espèce d'eau de riz que les Indiens nomment cangue, et dont ils l'enveloppent; ils lient ensuite la serviette avec des cordons dont le prince scelle lui-même les nœuds de son cachet. Elle demeure dans cet état pendant huit jours, après lesquels on découvre en public la main du prisonnier. Lorsqu'elle se trouve saine et sans apparence de brûlure, il est renvoyé absous; mais s'il y reste la moindre impression du feu, on le conduit sur-le-champ au supplice. C'est par la bouche du prince que l'arrêt est prononcé: l'exécution ne diffère jamais. Si le crime est digne de mort, on fait sortir le coupable de l'enceinte du palais; et les naïres de la garde, se faisant honneur d'exécuter l'ordre du prince, ambitionnent la fonction de bourreau. Lorsque le crime est assez noir pour dégrader le coupable de sa tribu, ses parens s'empressent eux-mêmes de lui donner la mort pour laver dans son sang la honte dont il couvre sa famille. Le supplice commun est de percer les criminels à coups de lance, et de les mettre en pièces à coups de sabre pour attacher leurs membres à plusieurs troncs d'arbres.

Chaque royaume du Malabar a plusieurs familles de princes qui composent ensemble la tribu royale, distinguée de toutes les autres tribus. À la mort d'un roi, le plus ancien des princes est déclaré son successeur, de quelque famille qu'il soit dans cette tribu, sans qu'il y ait jamais de contestation pour la royauté. Jamais aussi par conséquent on ne voit de jeunes souverains. Celui qui parvient à la dignité suprême pense, après son couronnement, à se procurer un lieutenant général sur lequel il puisse se reposer des soins du gouvernement. À la vérité cette charge, qui donne le premier rang après lui, est ordinairement mise à l'enchère, mais il a le droit de choisir entre ceux qui en offrent le plus. C'est ce gouverneur de l'état qui expédie les lettres, les passe-ports et tous les ordres de la cour. Aussitôt que le roi se croit sûr de sa fidélité, il lui abandonne entièrement l'administration publique pour se retirer dans un de ses palais, où son unique occupation est de mener une vie heureuse et tranquille. Le nouveau gouverneur fait son premier soin de fournir au monarque tout ce qui peut contribuer à son bonheur; et, jouissant en effet du pouvoir suprême, il reçoit les impôts, il distribue les grâces et les récompenses; il fait à son gré la paix ou la guerre; et quoique son devoir l'oblige d'en conférer avec son maître, il se dispense souvent de cette servitude, surtout lorsque la vieillesse du souverain augmente l'aversion qu'une vie molle lui inspire naturellement pour les affaires.

Cependant, à quelque décrépitude que le roi soit parvenu, jamais un lieutenant général n'ose pousser l'indépendance jusqu'à s'asseoir devant lui, ni prendre liberté de faire entrer dans son palais un seul de ses propres gardes, ni lui parler sans avoir les mains posées l'une sur l'autre devant sa bouche; ce qui passe au Malabar pour la marque du plus profond respect. Celui qui manquerait à quelqu'un de ces devoirs s'exposerait à perdre la meilleure partie de son bien avec sa dignité; parce que le roi se réserve toujours le pouvoir de casser ses lieutenans généraux, sans être obligé de les rembourser de leur finance. Mais ces violentes extrémités sont presque sans exemple. Il est rare, dans les pays orientaux, qu'un sujet oublie son devoir jusqu'à s'écarter du respect qu'il doit à son maître.

On donne au roi de Cananor le nom de colitri, titre héréditaire comme celui de samorin pour les rois de Calicut. Lorsque ces monarques sortent de leurs palais, ils sont portés sur un éléphant ou dans un palanquin. Ils ne paraissent jamais en public sans porter sur la tête une couronne d'or, du poids de cinq cents ducats, et de la forme d'un bonnet de nuit qui s'élève en pointe. C'est de la main de son lieutenant général que chaque monarque reçoit cette couronne: elle ne sert qu'à lui. Après sa mort, elle est déposée dans le trésor de la pagode royale; et le roi qui succède en reçoit une du même poids de celui qu'il choisit pour gouverner en son nom.

Les souverains du Malabar se font toujours accompagner d'une nombreuse garde de naïres, avec quantité de trompettes, de tambours et d'autres instrumens. Quantité d'officiers qui marchent loin avant les gardes crient de toutes leurs forces que le roi vient, pour avertir ceux qui n'ont pas droit de paraître devant lui qu'ils doivent se retirer. Tous les princes qui se font voir hors de leurs palais sans être à la suite du roi sont escortés aussi d'un grand nombre de gardes, d'instrumens et d'officiers qui les précèdent, pour éloigner les personnes des tribus inférieures. Les princesses jouissent du même privilége. Si le lieutenant général de l'état n'est pas prince, il peut avoir des naïres pour sa garde; mais il n'a pas de trompettes ni d'officiers qui obligent le peuple de se retirer.

Les princes, qui ont ici tant de supériorité sur les autres tribus dans l'ordre politique, sont inférieurs, dans l'ordre de la religion, aux nambouris et aux bramines, dont les tribus ne sont pas moins révérées des Malabares que de tous les autres Gentous de l'Inde. Observons, pour éclaircir toutes ces différences, qu'une des coutumes les plus sacrées est celle qui exclut les enfans de la succession de leurs pères, parce qu'ils n'en tirent pas leur noblesse, et qu'ils la tirent seulement de leur mère, à la tribu desquelles ils appartiennent toujours. On marie ordinairement les princesses avec des nambouris ou des bramines; et les enfans qui sortent de ces mariages sont princes et capables de succéder à la couronne; mais, comme il n'y a pas toujours assez de princesses pour tous les nambouris et les bramines, ils peuvent épouser aussi des femmes de leur propre tribu: alors les enfans sont de de la tribu de leur mère. Les princes n'épousent point de princesses: ils prennent leurs femmes dans la tribu des naïres; d'où il arrive que leurs enfans sont naïres et ne sont pas princes. Les naïres se marient ordinairement dans leur propre tribu, qui est la plus nombreuse, et leurs enfans sont naïres. Cependant ils ont la liberté de se choisir des femmes dans des tribus qui suivent immédiatement la leur, comme celles des maïnats et des chètes; mais alors leurs enfans suivent la condition de leur mère, et n'ont aucun droit à la noblesse. En un mot, les hommes de toutes les tribus peuvent s'allier ou dans leur propre tribu, ou dans celle qui est immédiatement au-dessous; mais il n'est jamais permis aux femmes de se mésallier; l'infraction de cette loi leur coûte la vie ou la liberté.

Les princes, les nambouris, les bramines et les naïres ont ordinairement chacun leur femme, qu'ils s'efforcent d'engager par leurs libéralités et leurs caresses à se contenter d'un seul mari; mais ils ne peuvent l'y contraindre. Elle a droit de s'en procurer plusieurs, pourvu qu'ils soient tous ou de sa tribu, ou d'une tribu supérieure. C'est une loi fort ancienne entre les Gentous du Malabar, que les femmes peuvent avoir autant de maris qu'elles en veulent choisir, par opposition peut-être aux mahométans, qui ont la liberté de prendre autant de femmes qu'ils en peuvent nourrir. Jamais cette multiplicité de maris ne produit aucun désordre: s'ils sont d'une tribu qui leur donne droit de porter les armes, celui qui rend une visite à leur femme commune laisse ses armes à la porte de la maison pendant tout le temps qu'il s'y arrête, et ce signal en éloigne les autres. Ceux à qui leur tribu ne permet pas d'être armés laissent d'autres marques à la porte, qui n'assurent pas moins leur tranquillité.

Au reste, les promesses, qui font l'unique bien de ces mariages, n'engagent les Malabares qu'autant qu'ils se plaisent mutuellement. Aussitôt que leur amour se ralentit, ou qu'il naît entre eux quelque autre raison de dégoût, ils se séparent sans querelles et sans plaintes. Le gage ordinaire de la foi conjugale est une pièce de toile blanche dont le mari fait présent à sa femme, et qu'elle emploie pour se couvrir. Il n'est pas moins libre aux hommes de quitter une femme qu'aux femmes de changer de mari, ou d'en prendre un nouveau, qu'elles joignent au premier. Malgré cette étrange liberté, on voit au Malabar quantité d'heureux mariages. Il n'est pas rare d'y voir durer l'amour aussi long-temps que la vie, ou de ne le voir finir que par des raisons assez fortes pour justifier l'inconstance.

Quoique les femmes aient souvent plusieurs maris, la plupart des hommes n'ont qu'une seule femme. Celles qui se voient sans bien cherchent à réparer leur fortune en s'attachant un grand nombre d'hommes, dont chacun s'efforce de contribuer à leur entretien. Il paraît certain que c'est de ce droit des femmes qu'est venu l'usage de ranger les enfans dans la tribu de leurs mères. À quelle autre tribu appartiendraient-ils, lorsqu'ils n'ont aucune règle pour distinguer leur père? C'est apparemment la même raison qui fait passer l'héritage aux neveux du côté des sœurs, c'est-à-dire aux descendans des femmes, parce qu'il n'y a jamais aucun doute qu'ils ne soient du véritable sang. Les mahométans du Malabar ont trouvé cet ordre si sûr pour exclure les étrangers de leur succession, que, sans être moins jaloux qu'en Turquie, ni moins soigneux d'enfermer leurs femmes, ils observent l'usage de faire passer les biens aux neveux maternels.

On marie les filles dans un âge fort tendre. Il s'en trouve peu qui attendent jusqu'à douze ans, et rien n'est plus commun que de les voir mères à dix ans. La plupart sont de petite taille. Leurs mariages prématurés arrêtent peut-être les développemens de la nature; mais elles sont propres, et généralement d'une figure agréable. La loi qui leur permet d'avoir plusieurs maris les met à couvert du cruel usage d'une grande partie des Indes, qui oblige les femmes idolâtres à se faire brûler vives avec le mari qu'elles ont perdu.

Les habitans riches du Malabar, entre lesquels on comprend les rois mêmes et les princes, n'affectent pas, comme dans les autres pays des Indes, de se distinguer par une grande abondance de vaisselle d'or et d'argent. Ils n'emploient que des paniers de jonc, et des plats de terre ou de cuivre. Le reste de leurs meubles consiste dans des tapis ou des nattes. Au lieu de bougies et de chandelle, ils brûlent de l'huile de coco dans les lampes. S'ils mangent la nuit, ils tournent le dos à la lumière. Ils ne font jamais de feu dans leurs maisons, parce que le froid n'y est jamais assez vif pour les obliger à se chauffer. Les cheminées ou les fourneaux qui servent à préparer leurs alimens sont en dehors. Le riz, qu'ils recueillent au lieu de blé, fait leur principale nourriture. Ils y joignent du lait et des légumes; mais leurs mets ont peu de délicatesse, et leurs lits ne sont que des planches, dont ils forment une sorte d'estrade, que les riches couvrent de tapis, et les pauvres de nattes fort simples. Les uns et les autres n'ont qu'une pièce de bois pour chevet.

Mais leurs pagodes ou leurs temples sont d'une magnificence surprenante. La plupart sont couverts de lames de cuivre, et quelques-uns de plaques d'argent. On trouve toujours à l'entrée des bassins d'une grandeur proportionnée à la richesse du temple, où ceux qui viennent présenter leurs vœux et leurs offrandes commencent par se purifier. Les plus célèbres de ces édifices ont de grandes terres qui leur viennent de la libéralité des princes, et qui passent pour des lieux si sacrés, que c'est un crime irrémissible que d'y avoir répandu du sang. Le coupable, de quelque tribu et de quelque condition qu'il puisse être, n'évite point la mort; ou s'il trouve le moyen de s'en garantir par la fuite, on lui substitue son plus proche parent. Outre les biens inaliénables, on offre sans cesse aux idoles du riz, du beurre, des fruits, des confitures, de l'or, de l'argent et des pierreries. Les bramines tirent non-seulement leur subsistance de ces offrandes, mais, dans les temples bien fondés, ils distribuent chaque jour aux pauvres du voisinage et aux passans étrangers quantité de riz et d'autres secours, sans égard pour leur religion; avec cette seule différence, que les pauvres Gentous des tribus supérieures ont la liberté d'entrer dans la pagode et d'y séjourner, au lieu que les pauvres des tribus inférieures, ou qui ne sont pas Gentous, reçoivent l'aumône hors du temple et n'y peuvent jamais entrer. On leur accorde néanmoins le logement dans les lieux qui n'ont pas d'autre usage.

Les Gentous ont dans leurs temples une infinité d'idoles qui ne représentent rien de connu dans le monde, et qui ne doivent leur existence qu'au caprice de l'ouvrier. Ils y gardent avec la même vénération les images de plusieurs animaux auxquels ils rendent un culte religieux. Mais ils adorent particulièrement le soleil et la lune. Leurs réjouissances au renouvellement de la lune, et leurs alarmes au temps des éclipses leur sont communes avec tous les Orientaux, et presque avec tous les idolâtres de l'univers. Mais, dans l'opinion que la lumière et la chaleur du soleil sont encore plus nécessaires, leur frayeur est beaucoup plus vive pendant les éclipses de cet astre. Ils ne cessent point de hurler et de prier qu'il n'ait repris sa splendeur ordinaire.

Ils saluent leurs dieux et leurs rois avec les mêmes cérémonies; et leur respect pour leur prince va si loin, qu'à quelque distance qu'ils soient de sa personne, ils n'osent jamais s'asseoir dans un lieu où ses regards peuvent tomber. Les jeunes naïres observent le même devoir à l'égard des anciens de leurs tribus, sans se relâcher pour les plus pauvres, ni même pour leurs ennemis.

Comme il y a peu de régularité dans leur calendrier, et qu'ils comptent le temps par les lunes, ils n'ont pas de jours fixes pour la célébration de leurs fêtes. Tout dépend du caprice des bramines, qui se préparent à ces solennités par des jeûnes très-austères. Le jour qu'ils ont indiqué, tous les peuples voisins d'une pagode s'y rendent tumultueusement pour accompagner les idoles qu'on promène, dans les villages de la dépendance du temple, sur des éléphans magnifiquement ornés. Une troupe de naïres les environne avec des éventails attachés à de longues cannes, qui leur servent à chasser les mouches autour des idoles et des prêtres. L'air retentit du bruit confus des instrumens mêlés aux acclamations du peuple, pendant qu'un des principaux bramines, armé d'un sabre à deux tranchans, dont la poignée est garnie de plusieurs sonnettes, court devant le cortége avec toutes les agitations d'un furieux, en se donnant par intervalle des coups de sabre sur la tête et sur le corps. On voit couler abondamment le sang de ses blessures. On brûle après leur mort les princes, les nambouris, les bramines et les naïres, et l'on enterre les morts de toutes les tribus inférieures.

Les Malabares à qui la loi permet de porter les armes s'en servent avec beaucoup d'adresse. À peine les enfans ont la force de marcher, qu'on leur met entre les mains de petits arcs et des flèches proportionnées, avec lesquelles ils font la guerre aux oiseaux. À l'âge de dix ou douze ans, ils sont envoyés dans les académies entretenues aux dépens du prince, où la subsistance et l'instruction sont gratuites. Chacun fabrique les armes dont il se sert. Leurs mousquets sont néanmoins fort légers. Ils ont tous un moule pour les balles. En tirant, ils appuient la crosse du fusil contre leur joue, sans qu'il arrive jamais aucun inconvénient de cette méthode. On leur voit rarement manquer leur coup: ils se servent aussi de sabres et de lances; mais rien n'est comparable à l'adresse avec laquelle ils tirent de l'arc. Dellon leur a vu souvent tirer deux flèches, l'une immédiatement après l'autre, et percer de la seconde le bois de la première. La longueur ordinaire de leurs arcs est de six pieds, et leurs flèches sont longues de trois. Le fer a trois doigts de large sur huit de long. Ils ne les portent point dans un carquois, comme les Mogols, qui en ont de beaucoup plus petites; mais ils en tiennent six ou sept dans la main. Avec l'arc, la lance et le mousquet, ils ont au côté gauche un petit coutelas sans fourreau, large d'un demi-pied et long d'un pied et demi, qui est soutenu par un crochet de fer. Cette arme ne s'emploie que dans les combats où ils ne peuvent plus se servir des autres armes. Ceux qui portent le sabre l'ont nu dans une main, avec une rondache dans l'autre. Toutes les armes sont entretenues avec une propreté dont les autres Indiens sont fort éloignés.

Dans les académies, la jeune noblesse est souvent exercée aux fonctions militaires devant le prince et les grands. On nomme des juges. Les directeurs choisissent les plus habiles écoliers, et les divisent en deux bandes, qui doivent combattre en champ clos pendant un temps limité; mais ces divertissemens dégénèrent presque toujours en véritables combats, et finissent par une effusion de sang qui coûte la vie à plusieurs de ces jeunes champions.

Quoique les naïres soient naturellement braves, et qu'ils portent toujours leurs armes nues, ils en font rarement usage pour satisfaire leurs ressentimens particuliers. La plupart de leurs différens se terminent par des injures. S'ils en viennent quelquefois aux mains, ils commencent par mettre bas leurs armes, et leur combat se fait à coups de poings. Lorsqu'il s'élève une querelle d'importance entre deux naïres riches et puissans, et que l'honneur de leurs familles y est intéressé, chacun des deux adversaires choisit un ou plusieurs de ses vassaux dans une tribu inférieure. Ils sont abondamment nourris pendant quelques semaines. On leur apprend à manier les armes. Aussitôt qu'on les croit bien instruits, on convient du jour et du lieu où le différent doit se terminer. Le prince s'y rend avec toute sa cour. Les adversaires s'y trouvent à la tête de ceux qui doivent combattre pour eux. La mêlée commence entre ces malheureux vassaux, qui ne doivent être armés que de deux petits coutelas à deux tranchans, et le combat ne finit ordinairement que par la mort de tous les braves d'un des deux partis. La victoire décide de la meilleure cause. Alors les deux naïres se réconcilient tranquillement, avec peu de regret du sang qui s'est versé pour eux, et dans l'orgueilleuse idée que leur propre sang est trop noble et trop précieux pour être répandu dans toute autre cause que celle du prince ou de l'état. Entre ces misérables victimes de la vengeance de leurs maîtres, il est assez ordinaire que les vainqueurs mêmes qui ont survécu à leurs ennemis jouissent peu de la victoire, parce qu'ils ne sortent d'un combat si désespéré qu'avec des blessures mortelles.

En général, les Malabares sont fort patiens. Ils s'abandonnent rarement à la colère; s'ils se vengent, c'est toujours par les voies de l'honneur. Ils ont tant d'horreur pour le poison, qu'à peine savent-ils de quoi il peut être composé, quoique ce détestable usage soit fort commun dans tous les autres pays de l'Inde.

Dans leurs guerres, ils ne connaissent aucun ordre. On ne les voit observer ni rang, ni marche régulière, ni la moindre apparence de discipline. Les rois de cette contrée ne cherchent point à s'agrandir par l'usurpation des états voisins. S'ils pénètrent chez leurs ennemis, c'est pour se venger par quelques ravages; et lorsqu'ils font la paix, ils se restituent mutuellement toutes leurs conquêtes, à l'exception du butin.

L'air est sain sur toute la côte. On y trouve abondamment du gibier de toutes les espèces. La mer voisine est fort poissonneuse et le poisson excellent. L'Asie a peu de pays où l'on trouve avec plus de facilité et d'abondance tout ce qui est nécessaire à la subsistance des hommes. Les fruits et les plantes y sont d'une excellence et d'une variété singulières. Cependant le poivre du Malabar est moins estimé que celui de quelques états voisins, quoiqu'il en produise beaucoup plus. On n'y trouve du cardamome que dans le royaume de Cananor, sur une montagne éloignée de la mer d'environ six à sept lieues. Le profit en est grand pour les propriétaires, non-seulement parce qu'il n'en croît point ailleurs, mais parce qu'il demande moins de culture que le poivre. On est dispensé de le semer, et même de labourer la terre. Il suffit de mettre le feu aux herbes qui se sont multipliées pendant les pluies et que le soleil dessèche après l'hiver. Leurs cendres brûlées disposent la terre à produire le cardamome. Il se transporte dans tous les royaumes de l'Inde, en Perse, en Arabie, en Turquie, et jusqu'en Europe, où il ne s'emploie guère néanmoins que pour les usages de la médecine: mais la plupart des peuples de l'Asie ne trouvent rien de bien apprêté, s'il n'y a du cardamome. Sa rareté en augmente la valeur jusqu'à le rendre ordinairement trois ou quatre fois plus cher que le plus beau poivre.

Il se trouve de la cannelle dans le pays de Malabar; mais elle est si peu comparable à celle qui vient de Ceylan, qu'elle n'est guère employée que pour la teinture. On ne dit rien des arbres, qui sont communs à toutes les parties de l'Inde. Mais, comme il n'y a point de pays où les cocotiers soient en si grand nombre, ni dans lequel on en tire autant d'avantages, c'est l'occasion de donner une description exacte de cet admirable ouvrage de la nature.

Les Malabares donnent indifféremment le nom de tenga au cocotier et à son fruit. La hauteur ordinaire de cet arbre est de trente à quarante pieds. Il est d'une grosseur médiocre, fort droit, et sans autres branches que dix ou douze feuilles qui sortent du tronc vers le sommet. Ces feuilles sont larges d'un pied et demi, et longues de huit ou dix. Elles sont divisées comme celles du palmier qui porte les dattes. On les emploie sèches et tressées pour couvrir les maisons. Elles résistent pendant plusieurs années à l'air et à la pluie. De leurs filamens les plus déliés on fait de très-belles nattes qui se transportent dans toutes les Indes. Des plus gros filets on fait des balais. Le milieu, qui est comme la tige de la feuille, et qui n'est pas moins gros que la jambe, sert à brûler. On voit aux cocotiers un nombre de feuilles presque toujours égal, parée qu'il en succède continuellement de nouvelles aux anciennes.

Le bois de l'arbre est spongieux, et se divise en une infinité de filamens; ce qui ne permet de l'employer à bâtir des maisons et des vaisseaux que dans sa vieillesse, lorsqu'il devient plus solide: ses racines sont en fort grand nombre et très-déliées; elles n'entrent pas fort loin dans la terre; mais le cocotier n'en résiste pas moins à la violence des orages; sans doute parce que, n'ayant point de branches, il donne moins de prise à l'effort du vent. Au sommet, on trouve entre les feuilles une sorte de cœur ou de gros germe qui approche du chou-fleur par la figure et le goût, mais qui a quelque chose de plus agréable. Un seul de ces germes suffit pour rassasier six personnes. Cependant on en fait peu d'usage, parce que l'arbre meurt aussitôt qu'il est cueilli, et ceux qui veulent s'accorder le plaisir d'en manger font toujours couper le tronc. Entre ce chou et les fleurs il sort plusieurs bourgeons fort tendres, à peu près de la grosseur du bras. En coupant leur extrémité, on a déjà vu qu'on en fait distiller une liqueur qui a été décrite. Les tives, dont la tribu s'attache particulièrement à l'agriculture, montent chaque jour, soir et matin, au sommet des cocotiers. Ils portent à leur ceinture un vase dans lequel ils versent ce qui a été distillé depuis le soir ou le matin du jour précédent. Cette liqueur porte, au Malabar comme dans l'Indoustan, le nom de tary ou soury. C'est la seule qu'on recueille régulièrement sur toute la côte. En la distillant, on en fait d'assez bonne eau-de-vie, qui devient très-violente en la passant trois fois à l'alambic. Si le tary frais est jeté dans une poêle pour y bouillir avec un peu de chaux vive, il s'épaissit en consistance de miel. S'il bout un peu plus long-temps, il acquiert la solidité du sucre, et même à peu près sa blancheur; mais il n'a jamais la délicatesse de celui des cannes. C'est de ce sucre que le peuple fait toutes ses confitures: les Portugais l'appellent jagre-jagara, qui est le nom malabare.

Les cocotiers dont on fait distiller le tary par l'incision des bourgeons ne portent aucun fruit, parce que c'est de cette liqueur que le fruit se forme et se nourrit. Mais ceux qu'on épargne pour en tirer des cocos poussent de chacun de leurs bourgeons une sorte de grappe composée de dix, douze ou quinze cocos au plus. La superficie de leur première écorce est d'abord verte et fort tendre. Elle contient une liqueur claire, agréable, saine et rafraîchissante, qui monte quelquefois à plus d'une chopine dans les plus gros fruits. L'écorce qui la renferme immédiatement se mange avec plaisir lorsqu'elle est tendre, et a le goût des fonds d'artichauts. Mais à mesure que les cocos mûrissent, une portion de cette eau se change insensiblement en une substance blanche, molle et douce, qui a le goût de la crème. Les Malabares donnent aux cocos à demi mûrs le nom d'élixir, et les Portugais celui de lagné. Dans leur parfaite maturité, il ne reste que très-peu d'eau, et le goût en devient moins agréable à mesure que la quantité diminue. C'est de cette eau que se forme leur chair, qui est à la fin aussi solide et aussi ferme que celle des noisettes, dont elle a la blancheur et le goût. Les cuisiniers indiens en expriment le suc dans leurs sauces les plus délicates. On la presse dans des moulins pour en tirer une huile qui est la seule dont on se serve aux Indes. Récente, elle égale en bonté l'huile d'amandes douces; en vieillissant, elle acquiert le goût d'huile de noix; mais elle n'est alors employée que pour la peinture.

L'arbre pousse de nouveaux bourgeons, et porte de nouveaux fruits trois fois l'année. La grosseur des cocos est à peu près celle de la tête humaine. Comme le moindre vent les fait tomber, il est dangereux de s'asseoir sous les arbres qui les portent; mais on en est peu tenté, parce qu'étant sans branches, ils n'offrent point d'abri contre les ardeurs du soleil. La première écorce des cocos est fort polie et toujours verte, quoiqu'elle jaunisse un peu en vieillissant, surtout lorsque le fruit est anciennement tombé de l'arbre. Après la première pellicule de cette écorce, ce qui reste est épais de trois doigts. On le divise en filamens qui servent à faire toutes sortes de cordages, et même des câbles pour les plus gros vaisseaux. La seconde enveloppe est une coque fort dure, et de l'épaisseur d'un pouce; c'est cette coque qui renferme la chair dont on tire l'huile. On en fait des tasses, des cuillères, des poires à poudre et d'autres petits ouvrages. Le reste se brûle pour en faire du charbon, qui sert aux forges des artisans. Lorsqu'on a tiré l'huile de la chair, il reste un marc dont le peuple nourrit les pourceaux et la volaille, et dont quantité de pauvres se nourrissent eux-mêmes dans les années stériles.

Dellon conclut que l'éloge du cocotier n'est point exagéré lorsqu'on le représente comme la plus utile et la plus merveilleuse de toutes les productions de la nature. On fait de son tronc des maisons commodes, dont le toit est couvert de ses feuilles, et dont les meubles ou les ustensiles sont composés de son bois ou de ses coques. On en fait des barques, avec leurs mâts et leurs vergues. Les cordages et les voiles se font de ses filamens les plus déliés, dont on fabrique aussi diverses sortes d'étoffes. Un bâtiment qui se trouve ainsi composé d'une partie de l'arbre peut être chargé de fruit, d'huile, de vin, de vinaigre, d'eau-de-vie, de miel, de sucre, d'étoffes et de charbon, qui sont tirés des autres parties.

Schouten et Dellon vantent beaucoup une espèce d'arbre plus particulière à cette contrée qu'aux autres pays de l'Inde, qui est de la hauteur de nos plus grands noyers; et dont la feuille ressemble beaucoup à celle du laurier. Il porte des fleurs d'une odeur très-agréable, et de son tronc il distille une gomme qui sert à calfater les vaisseaux. Mais ce qu'il y a de plus singulier dans une si grande espèce, c'est que ses branches, comme celles du palétuvier, après s'être étendues en hauteur, s'abaissent enfin vers la terre, et qu'à peine y ont-elles touché qu'elles y prennent racine. Avec le temps elles deviennent si grosses, qu'il n'est plus possible de les distinguer du tronc dont elles ont tiré leur origine. Le même voyageur ajoute que, si l'on n'avait soin d'en couper une partie pour les empêcher de s'étendre, un seul arbre couvrirait par degrés les plus vastes campagnes, et formerait une épaisse forêt.

La côte de Malabar produit toutes sortes de légumes. On y trouve particulièrement une sorte de fèves qui ont quatre grands doigts de largeur, et dont les cosses sont longues d'environ un pied et demi: elles sont moins délicates que les nôtres, mais elles croissent en fort peu de temps. La plante pousse de grandes feuilles dont on forme des berceaux qui donnent un très-bel ombrage. On cultive avec soin, dans le même pays, une autre plante fort curieuse, dont les feuilles ressemblent à la pimprenelle. Ses fleurs approchent beaucoup, pour la figure, de celle du jasmin double; mais, au lieu d'être blanches, elles sont d'un rouge très-vif et très-beau. Comme elles n'ont point d'odeur, on ne les cultive que pour le plaisir de la vue. La plante croît si vite et s'étend tellement, qu'en peu de temps on en forme des haies de la hauteur d'un homme. Rien n'a plus d'agrément dans un jardin, lorsqu'elles sont bien touffues. On prendrait de loin leurs fleurs pour autant de rubis, ou pour des étincelles de feu dont l'éclat est merveilleusement relevé par la verdure des feuilles. Elles s'épanouissent le matin au lever du soleil; et, conservant leur beauté pendant tout le jour, elles tombent au coucher de cet astre pour faire place à d'autres qui doivent paraître le lendemain. Cette plante continue de fleurir ainsi sans interruption pendant le cours de l'année. Une autre de ses propriétés, c'est qu'il suffit de l'avoir semée une fois pour qu'elle produise des graines qui, tombant dans leur maturité, prennent racine et se renouvellent d'elles-mêmes. Aussi les jardiniers n'y apportent-ils pas d'autre soin que de les arroser dans les temps secs.

Avec tous ces avantages naturels, les habitans du Malabar entendent moins le jardinage, et n'ont pas la même curiosité pour les fleurs que les peuples sujets du Mogol. D'ailleurs les femmes de cette côte, au lieu de se frotter d'essences et de parfums comme les autres Indiennes, n'emploient que de l'huile de cocos.

Entre plusieurs animaux remarquables, les perroquets du Malabar excitent l'admiration des voyageurs par leur quantité prodigieuse autant que par la variété de leurs espèces. Dellon assure qu'il a souvent eu le plaisir d'en voir prendre jusqu'à deux cents d'un coup de filet. Les paons y sont aussi en très-grand nombre; mais la chasse en est plus difficile; et cette raison, qui la rend plus agréable, est extrêmement fortifiée par l'utilité qu'on retire de leurs plumes. Elles servent dans toute l'Asie à faire des parasols, des éventails et des chasse-mouches, dont le manche est orné, pour les personnes riches, d'or, d'argent et de pierreries. Il est impossible, si l'on en croit Dellon, d'exprimer la quantité de chauves-souris dont toute la côte est infestée. Ces oiseaux nocturnes y sont une fois plus gros qu'en Europe. Ils se perchent, pendant le jour sur des arbres, où l'on en voit souvent plusieurs milliers. Le Malabar ne produit point d'éléphans, mais on y en amène du dehors, et les princes en nourrissent un fort grand nombre. Lorsqu'ils veulent châtier des sujets rebelles, ils envoient des éléphans dans leurs terres. Ces animaux, qu'on prend soin d'irriter, abattent les maisons et les arbres, ravagent les jardins, ruinent les campagnes, et forcent les plus obstinés à rentrer dans la soumission.

Le Malabar nourrit plusieurs animaux qui ressemblent au tigre. Ceux de la moindre espèce ne sont pas plus grands que nos plus gros chats. Dellon eut la curiosité d'en nourrir un pendant quelques mois au comptoir français de Tilscéry. Il refusait tout autre aliment que de la chair crue. Quoiqu'il fût lié d'une chaîne assez forte, il s'échappa deux fois. On le reprit la première, et son maître en reçut une blessure considérable à la main. La seconde fois il disparut entièrement; mais il ne laissa point de se tenir caché long-temps aux environs du comptoir, où il faisait une guerre cruelle à la volaille. Pendant qu'il était à la chaîne, il avait l'adresse de répandre une partie du riz qu'on lui présentait, aussi loin qu'il pouvait dans sa situation. Cette amorce attirait les poules et les canes. Il feignait de dormir pour leur donner la facilité de s'approcher; et s'élançant dessus tout d'un coup, il ne manquait pas d'en étrangler quelques-unes.

Les léopards sont les plus communs de ces animaux. Ils causent beaucoup de ravage dans toutes les parties du Malabar, et la soif du sang leur fait attaquer indifféremment les hommes et les bestiaux. On leur fait une guerre ouverte. Les rois excitent leurs sujets à cette dangereuse chasse par différens degrés de récompense. Celui qui a délivré le pays d'un léopard dans un combat singulier, sans autres armes que l'épée ou la flèche, reçoit un bracelet d'or, qui passe pour une marque d'honneur aussi distinguée que nos ordres de chevalerie. Ceux qui remportent la même victoire à coups de mousquet, ou qui ont employé le secours d'autrui, ne sont récompensés que par une somme d'argent.

Le tigre véritable est de la grandeur d'un cheval, et par conséquent plus dangereux que les précédens, avec la même férocité. L'espèce en est moins nombreuse. Dellon, qui ne vit pas sans frayeur la peau d'un de ces redoutables monstres, rend témoignage qu'on en aurait pu couvrir un lit carré de six pieds. Ils sont plus communs au nord de Goa. L'expérience a fait connaître que, lorsqu'on rencontre un tigre, si l'on est armé d'un fusil ou d'un pistolet, le parti le plus sage est de tirer en l'air, à moins qu'on ne se croie sûr de le tuer ou de l'abattre. Le bruit l'étonne et le met en fuite; au lieu que, s'il est seulement blessé, la douleur de sa plaie le rend plus terrible. On assure aussi que la vue du feu écarte les tigres.

Les buffles sauvages sont en beaucoup plus grand nombre au Malabar que dans tout autre pays du monde. Ses habitans en font peu d'usage et n'en mangent point la chair; mais ils permettent aux étrangers de les prendre ou de les tuer. On fait de leur peau des souliers, des bottes, des rondaches, des outres, et une sorte de grandes cruches garnies intérieurement d'osier, dans lesquelles on conserve et l'on transporte les denrées molles ou liquides.

La civette se trouve au Malabar. Il se fait un commerce fort considérable, dans le royaume de Calicut, de la substance odorante qu'on en retire. Les singes, dont le nombre et la variété sont incroyables au Malabar, y passent pour des animaux divins, auxquels on élève des statues et des temples. Quelque ravage qu'ils y causent, ce serait un crime capital d'en tuer un sur les terres d'un prince gentou. Dellon parle de plusieurs fêtes instituées à leur honneur, qui se célèbrent avec beaucoup de pompe et de cérémonies.

Ce voyageur avait douté, dit-il, de ce qu'il avait entendu raconter, et de ce qu'il avait lu sur les couleuvres du Malabar; mais il s'en convainquit par ses yeux. On en distingue plusieurs espèces, qui diffèrent en grosseur, en couleur, en figure, et surtout en malignité. Les unes sont vertes et de la grosseur du doigt, mais de cinq à six pieds de longueur. Elles sont d'autant plus dangereuses, que, se cachant dans les buissons, entre les feuilles, leur couleur ne permet pas de les apercevoir. Elles ne fuient point, si l'on ne fait beaucoup de bruit: au contraire elles s'élancent sur les passans, dont elles attaquent presque toujours les yeux, le nez ou les oreilles. Ce n'est point par leurs morsures qu'elles empoisonnent, mais en répandant un venin subtil, dont l'effet est si funeste, qu'il cause la mort en moins d'une heure. Comme leur rencontre n'est que trop fréquente, l'usage dans les chemins étroits est de se faire précéder d'un esclave, qui frappe de part et d'autre pour les écarter. Un Indien malabare, qui servait quelquefois Dellon en qualité d'interprète, allant un jour au bourg de Balliepatan, à la pagole du même nom, accompagné d'un seul naïre qui le précédait, vit un de ces dangereux reptiles qui s'élança sur son guide, et qui, se glissant par une narine, sortit aussitôt par l'autre, et demeura pendant des deux côtés. Le naïre tomba sans connaissance, et ne fut pas long-temps sans expirer. Une autre espèce que les Indiens nomment nalle pambou, c'est-à-dire bonne couleuvre, a reçu des Portugais le nom de cobra capella, parce qu'elle a la tête environnée d'une peau large qui forme une espèce de chapeau. Son corps est émaillé de couleurs très-vives, qui en rendent la vue aussi agréable que ses blessures sont dangereuses. Elles ne sont mortelles pourtant que pour ceux qui négligent d'y remédier. Les diverses représentations de ces cruels animaux font le plus bel ornement des pagodes. On leur adresse des prières et des offrandes. Un Malabare qui trouve une couleuvre dans sa maison la supplie d'abord de sortir. Si ses prières sont sans effet, il s'efforce de l'attirer dehors en lui présentant du lait ou quelque autre aliment. S'obstine-t-elle à demeurer, on appelle les bramines, qui lui représentent éloquemment les motifs dont elle doit être touchée, tels que le respect du Malabare et les adorations qu'il a rendues à toute l'espèce. Pendant le séjour que Dellon fit à Cananor, un secrétaire du prince gouverneur fut mordu par un de ces serpens à chapeau, qui était de la grosseur du bras, et d'environ huit pieds de longueur. Il négligea d'abord les remèdes ordinaires; et ceux qui l'accompagnaient se contentèrent de le ramener à la ville, où le serpent fut apporté aussi dans un vase bien couvert. Le prince, touché de cet accident, fit appeler aussitôt les bramines, qui représentèrent à l'animal combien la vie d'un officier si fidèle était importante à l'état. Aux prières on joignit les menaces: on lui déclara que, si le malade périssait, elle serait brûlée vive dans le même bûcher. Mais elle fut inexorable, et le secrétaire mourut de la force du poison. Le prince fut extrêmement sensible à cette perte. Cependant, ayant fait réflexion que le mort pouvait être coupable de quelque faute secrète qui lui avait peut-être attiré le courroux des dieux, il fit porter hors du palais le vase où la couleuvre était renfermée, avec ordre de lui rendre la liberté, après lui avoir fait beaucoup d'excuses et quantité de révérences.

La loi que les idolâtres s'imposent de ne tuer aucune couleuvre est peu respectée des chrétiens et des mahométans. Tous les étrangers qui s'arrêtent au Malabar font main-basse sur ces odieux reptiles; et c'est rendre sans doute un important service aux habitans naturels. Il n'y a point de jour où l'on ne fût en danger d'être mortellement blessé, jusque dans les lits, si l'on négligeait de visiter toutes les parties de la maison qu'on habite. On trouve encore une espèce de serpens fort extraordinaires, longs de quinze à vingt pieds, et si gros, qu'ils peuvent avaler un homme. Ils ne passent pas néanmoins pour les plus dangereux, parce que leur monstrueuse grosseur les fait découvrir de loin, et donne plus de facilité à les éviter. On n'en rencontre guère que dans les lieux inhabités. Dellon en vit plusieurs de morts après de grandes inondations, qui les avaient fait périr et qui les avaient entraînés dans les campagnes ou sur le rivage de la mer. À quelque distance, on les aurait pris pour des troncs abattus et desséchés. Mais il les peint beaucoup mieux dans le récit d'un accident, dont on ne peut douter sur son témoignage, et qui confirme ce qu'on a lu dans d'autres relations sur la voracité de quelques serpens des Indes.

«Pendant la récolte du riz, quelques chrétiens qui avaient été idolâtres, étant allés travailler à la terre, un jeune enfant qu'ils avaient laissé seul à la maison en sortit pour s'aller coucher, à quelques pas de la porte, sur des feuilles de palmier, où il s'endormit jusqu'au soir. Ses parens, qui revinrent fatigués du travail, le virent dans cet état; mais ne pensant qu'à préparer leur nourriture, ils attendirent qu'elle fût prête pour aller l'éveiller. Bientôt ils lui entendirent pousser des cris à demi étouffés, qu'ils attribuèrent à son indisposition. Cependant, comme il continuait de se plaindre, quelqu'un sortit, et vit en s'approchant qu'une de ces grosses couleuvres avait commencé à l'avaler. L'embarras du père et de la mère fut aussi grand que leur douleur. On n'osait irriter la couleuvre, de peur qu'avec ses dents elle ne coupât l'enfant en deux, ou qu'elle n'achevât de l'engloutir. Enfin, de plusieurs expédiens, on préféra celui de la couper par le milieu du corps, ce que le plus adroit et le plus hardi exécuta fort heureusement d'un seul coup de sabre. Mais comme elle ne mourut pas d'abord, quoique séparée en deux, elle serra de ses dents le corps de l'enfant, et l'infecta tellement de son venin, qu'il expira peu de momens après.

»Un soir, ajoute Dellon, après avoir soupé, nous entendîmes un chacal qui criait seul proche de notre maison, et d'une manière si extraordinaire, que tout le bruit de nos chiens ne le fit point écarter. Nous fîmes sortir nos gens avec leurs armes, par précaution contre les tigres. Ils trouvèrent qu'une couleuvre avalait le chacal, qu'elle avait apparemment trouvé endormi. Ils la tuèrent et le chacal aussi. Elle n'avait pas plus de dix pieds de long.»

Schouten donne à ces monstres affamés le nom de polpogs. «Ils ont, dit-il, la tête affreuse et presque semblable à celle du sanglier. Leur gueule et leur gosier s'ouvrent jusqu'à l'estomac lorsqu'ils voient une grosse pièce à dévorer. Leur avidité doit être extrême, car ils s'étranglent ordinairement lorsqu'ils dévorent un homme ou quelque autre animal. On prétend d'ailleurs que l'espèce n'en est pas venimeuse. Il est vrai que nos soldats, pressés de la faim, en ayant quelquefois trouvé qui venaient de crever pour avoir avalé une trop grosse pièce, telle qu'un veau, les ont ouverts, en ont tiré la bête qu'ils avaient dévorée, l'ont fait cuire et l'ont mangée sans qu'il leur en soit arrivé le moindre mal.»

Le même écrivain en décrit une espèce que les Hollandais ont nommée preneurs de rats, parce qu'ils vivent effectivement de rats et de souris comme les chats, et qu'ils se nichent dans les toits des maisons. Loin de nuire aux hommes, ils passent sur le corps et le visage de ceux qui dorment, sans leur causer aucune incommodité. Ils descendent dans les chambres d'une maison comme pour les visiter, et souvent ils se placent sur le plus beau lit. On embarque rarement du bois de chauffage sans y jeter quelques-uns de ces animaux pour faire la guerre aux insectes qui s'y retirent.

Ajoutons à cette description du Malabar le jugement d'un voyageur qui en avait parcouru toutes les parties. Il ne balance point à le regarder comme le plus beau pays des Indes orientales en-deçà du Gange. Ce n'est pas, dit-il, que l'Asie n'ait quantité de côtes maritimes dont l'aspect est charmant; mais, à ses yeux, elles n'approchent point de celles du Malabar. On y voit de la mer plusieurs villes considérables, telles que Cananor, Calicut, Cranganor, Cochin, Porga, Calycouland, Coyland, etc. On y découvre des allées, ou plutôt des bois de cocotiers, de palmiers et d'autres arbres. Les cocotiers, qui sont toujours verts et chargés de fruits, s'avancent jusqu'au bord du rivage, où, pendant la marée, les brisans vont arroser leurs racines, sans que ces cocotiers reçoivent aucune altération de l'eau salée. Mais ce ne sont pas les bois seuls qui font l'ornement de cette côte. On y voit de belles campagnes de riz, des prairies, des pâturages, de grandes rivières, de gros ruisseaux et des torrens d'eau pure. De Calicut et de la côte septentrionale, on peut aller vers le sud jusqu'à Coyland par des eaux internes. Il est vrai qu'elles n'ont pas assez de profondeur pour recevoir de gros bâtimens; mais elles forment de grands étangs, des viviers et des bassins pour toutes sortes d'usages. Elles nourrissent une extrême quantité de poissons. Les arbres y sont couverts d'une perpétuelle verdure, et la terre n'est pas moins ornée, parce que la gelée, la neige et la grêle n'y flétrissent jamais l'herbe ni les fleurs.

Les royaumes de Cananor et de Calicut, continue le même écrivain, sont les deux pays des Indes qui ont été connus les premiers des Portugais. Celui de Cananor, où la plupart des géographes font commencer la côte de Malabar, est à quatorze ou quinze lieues de Mangalor. Calicut, siége de l'empire des Samorins, commence proche de la rivière de Berghera, au nord du royaume de Cananor, et se termine à celui de Cranganor. Sa longueur est de trente ou quarante lieues sur vingt de largeur. Cranganor est entre Calicut et Cochin. Il n'est pas d'une grande étendue; mais, depuis que les Hollandais sont en possession de sa capitale, ils l'ont assez fortifiée pour la rendre capable de résister à toutes sortes d'attaques. Le royaume de Cochin commence à la rivière de Cranganor, et finit à cinq ou six lieues au sud de la ville de Cochin, qui en est la capitale. Il renferme dans sa dépendance l'île de Vaïpi. Au sud de Cochin, on trouve le royaume de Percatti ou Porca, et plus loin, dans les terres, deux autres petits royaumes de nulle considération. Porca finit au sud du royaume de Calicoulang, qui finit de même au sud de celui de Coyland; et Coyland s'étend au sud jusqu'au cap de Comorin, partie la plus méridionale du continent des Indes en-deçà du Gange. L'état de Coyland n'a pas plus de quinze lieues de longueur. Les Hollandais en ont fortifié la capitale avec autant de soin que celles de Cochin et de Cranganor, après les avoir enlevées toutes trois aux Portugais; sur quoi le même voyageur admire le bonheur de la Compagnie hollandaise des Indes orientales, pour laquelle il semble que les Portugais eussent travaillé plus d'un siècle en faisant bâtir quantité de belles villes qui sont passées entre ses mains, et qui font aujourd'hui le fondement de sa puissance. Les hautes montagnes de Balagate, qu'on découvre de plusieurs endroits du rivage de ces divers états, forment comme un mur de séparation entre la côte de Malabar et celle de Coromandel, qui laisse l'une à l'est, et l'autre à l'ouest.

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