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Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 5)

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CHAPITRE II.

Surate.

Après cette vue générale du Malabar, nous devons nous arrêter un moment sur les deux villes les plus célèbres de cette côte, Surate, dépendance de l'empire mogol, et Goa, autrefois la capitale florissante des établissemens portugais dans l'Inde, aujourd'hui le faible reste d'une puissance renversée.

Surate est située sur le golfe de Cambaye, à l'extrémité septentrionale de la mer Indienne, et fait partie du royaume de Guzarate. Sa position est par le 21e. degré et demi de latitude nord. Elle est arrosée par le Taphy, belle et grande rivière qui forme un port, où les plus gros bâtimens de l'Europe peuvent entrer facilement. Le climat est fort chaud; mais son ardeur excessive est tempérée par des pluies douces qui tombent dans les saisons où le soleil a le plus de force, et par des vents qui soufflent régulièrement dans certains mois. Ce mélange d'humidité et de chaleur fait le plus fertile et le plus beau pays du monde d'un terrain qui serait naturellement sec et inhabitable. Le riz et le blé, nécessaires pour la nourriture d'une si grande ville, y croissent en abondance avec tout ce qui peut servir à la bonne chère.

Les habitans n'épargnent rien pour embellir leurs maisons. On est surpris de voir les dehors aussi ornés d'ouvrages de menuiserie que les appartemens les plus propres. L'intérieur est d'une magnificence achevée. On y marche sur la porcelaine, et de toutes parts les murs brillent de cette précieuse matière, outre une quantité infinie de vases, qui donnent aux chambres un air incomparable de fraîcheur et de propreté. Les fenêtres ne reçoivent pas le jour, comme en Europe, par des carreaux de verre, mais par des écailles de crocodiles ou de tortues, ou par des nacres de perles, dont les différentes couleurs adoucissent la lumière du soleil, et la rendent plus agréable sans la rendre plus obscure. Les toits sont en plates-formes, et servent le soir à la promenade: souvent même on y fait tendre des lits pour y passer la nuit plus fraîchement. C'est presque le seul moyen d'éviter les grandes chaleurs qui se font sentir la nuit dans l'intérieur des maisons, tandis que l'air est frais au-dehors.

Outre les maisons publiques, qui sont l'ouvrage des magistrats, Carré, voyageur français, vante celles que d'autres nations avaient fait bâtir comme à l'envi, et qui occupent de grands quartiers de la ville. On distinguait par différens étendards les comptoirs des Français, des Anglais et des Hollandais. Ces trois grands édifices joignaient à leur beauté l'avantage d'être si bien fortifiés, qu'ils étaient à couvert de toutes sortes d'insultes.

L'or de Surate est si fin, que, le transportant en Europe, on peut y gagner douze ou quatorze pour cent. L'argent, qui est le même dans tous les états du Mogol, surpasse celui du Mexique et les piastres de Séville: il a moins d'alliage que tout autre argent. L'Anglais Ovington dit qu'il n'y a jamais vu de pièces rognées, ni d'or ou d'argent qui eût été falsifié. La roupie d'or en vaut quatorze d'argent, et celle d'argent vingt-sept sous d'Angleterre, ou cinquante-quatre sous de France.

On apporte à Surate des marchandises de toutes les parties de l'Asie; elles y sont achetées par les Européens, les Turcs, les Arabes, les Persans et les Arméniens. Il n'y a point de marchands qui se répandent plus dans le monde, et qui voyagent avec autant d'ardeur que les Arméniens; leur langue est une des plus usitées dans l'Asie. De tout temps ils ont été célèbres par leur commerce: c'était dans leur voisinage, c'est-à-dire sur le Phase, qu'était autrefois la toison d'or; toison fameuse parmi les anciens, mais qui n'était qu'un grand commerce de laine, de peaux et de fourrures que les peuples du Nord y portaient.

Les marchands Indiens, qui viennent par terre à Surate, se servent rarement de chevaux pour le transport de leurs marchandises, parce qu'ils sont tous employés au service du prince; ils les amènent dans des chariots, sur des dromadaires, des chameaux et des ânes.

Ce sont les Hollandais qui apportent à Surate toutes sortes d'épiceries. Les Anglais y apportent particulièrement du poivre.

Outre le gouverneur militaire de Surate, qui demeure constamment au château, comme s'il y était prisonnier, les habitans ont leur gouverneur civil, qui est chargé particulièrement de l'administration des affaires publiques et de la justice. Il ne s'éloigne guère plus souvent de son palais, pour être à portée de recevoir sans cesse les requêtes des principaux marchands, et de régler les affaires qui demandent une prompte exécution. S'il sort pour prendre l'air, il est assis sur un éléphant, dans un fauteuil magnifique. Outre le conducteur de l'animal, il a près de lui un domestique qui l'évente et qui chasse les mouches avec une queue de cheval attachée au bout d'un petit bâton de la longueur d'un pied. Cet éventail, tout simple qu'il doit paraître, est le seul en usage parmi les grands, et pour la personne même de l'empereur. Entre différentes marques de grandeur, le gouverneur de Surate nourrit plusieurs éléphans; il entretient une garde de cavalerie et d'infanterie pour la sûreté de sa personne et pour l'exécution de ses ordres.

Quoique Surate soit habitée par toutes sortes de nations, les querelles et les disputes mêmes y sont rares. Les Indiens idolâtres, plus propres à recevoir une injure qu'à la faire, évitent soigneusement tous les crimes odieux et nuisibles à la société, tels que le meurtre et le vol. Ovington apprit avec étonnement que dans une si grande ville il y avait plus de vingt ans que personne n'avait été puni de mort. L'empereur se réserve le droit des sentences capitales. On ne les communique qu'aux tribunaux les plus éloignés de sa cour; ainsi, dans les cas extraordinaires, on informe ce monarque du crime; et, sans faire venir le coupable, il impose le châtiment.

S'il se fait quelque vol à la campagne dans la dépendance de Surate, un officier, qui se nomme le poursdar, est obligé d'en répondre; il a sous ses ordres plusieurs compagnies de gens armés qui observent continuellement les grands chemins et les villages pour donner la chasse aux voleurs. En un mot, comme il y a peu de villes où le commerce soit aussi florissant qu'à Surate, il n'y en a guère où l'on apporte autant de soin au maintien du repos et de la sûreté publique.

Ovington parle avec complaisance d'un grand hôpital, dans le voisinage de cette ville, entretenu par les Banians, pour les vaches, les chèvres, les chiens, et d'autres animaux qui sont malades ou estropiés, ou trop vieux pour le travail. Un homme qui ne peut plus tirer de service d'un bœuf, et qui est porté à lui ôter la vie pour s'épargner la dépense de le nourrir, ou pour se nourrir lui-même de sa chair, trouve un Banian charitable qui ne manque pas, lorsqu'il est informé du danger de cet animal, de le demander au maître, et qui, l'achetant quelquefois assez cher, le place dans cet hôpital, où il est bien traité jusqu'au terme naturel de sa vie.

Près du même édifice on en voit un autre qui est fondé pour les punaises, les puces, et toutes les espèces de vermine qui sucent le sang des hommes. De temps en temps, pour donner à ces animaux la nourriture qui leur convient, on loue un pauvre homme pour passer une nuit sur un lit dans cet hôpital; mais on a la précaution de l'y attacher, de peur que, la douleur des piqûres l'obligeant de se retirer avant le jour, il ne puisse les nourrir à l'aise de son sang. C'est pousser un peu loin l'amour pour les animaux. Les sages de l'Inde n'ont-ils pas compris que tout ce qui ne vit que du mal d'autrui ne mérite pas de vivre? Ce n'est pas pour les insectes nourris à Surate que nous faisons cette réflexion.

Thévenot, voyageur français, regarde Surate et son canton comme la plus belle partie de la province du Guzarate, indépendamment des avantages extraordinaires que cette ville tire de son commerce; et la province même, comme la plus agréable de l'Indostan: c'était autrefois un royaume, qui tomba sous la domination du grand-mogol Akbar, vers l'année 1595.

C'est ici le lieu de placer une aventure fort touchante arrivée au voyageur Carré, dont nous venons de tirer les détails qui regardent Surate. Il traversait les déserts de l'Arabie; il s'était pourvu en Perse d'un guide arabe, nommé Hadgi-Hassem, dont on lui avait garanti le courage et la fidélité. Un jour que la disette d'eau, ou plutôt l'infection que les sauterelles avaient répandue dans tous les puits qui se trouvent sur la route, les avait réduits pour unique ressource à une petite provision d'eau fraîche qu'ils portaient dans des outres, ils aperçurent, à quatre cents pas d'une colline, un cavalier bien monté qui venait à eux à toute bride: ils s'arrêtèrent avec quelque défiance dans un lieu rempli de brigands: ils le couchèrent en joue, Carré armé de son fusil, et l'Arabe de son arc. Le cavalier retint son cheval, et leur cria en langue turque qu'il ne pensait point à les insulter. En leur tenant ce discours, il reculait sur ses traces pour se mettre hors de la portée du fusil qui lui était suspect. Lorsqu'il se crut en sûreté, il fit un signe de la main; et, baissant la pointe de sa lance, il fit entendre aux étrangers qu'il désirait leur parler.

Hadgi-Hassem ne balança point à s'approcher de lui: Carré les laissa un moment ensemble. Après quelques mots d'explication, le cavalier, s'étant assuré qu'il n'avait rien à craindre, descendit de cheval, et la conversation devint commune; mais les complimens ne furent pas longs. Il était si plein de son malheur, qu'il ne pouvait parler d'autre chose. «J'ai, leur dit-il, derrière cette colline, une grosse compagnie de gens que j'amène d'Alep. Avancez, vous allez être témoin de notre funeste situation, et peut-être aiderez-vous à notre salut.»

Carré et son guide montèrent la colline; ils découvrirent bientôt la caravane, composée d'une vingtaine de valets et d'environ cent chameaux qui servaient à porter deux cents filles âgées de douze à quinze ans: elles étaient dans un état dont la seule vue inspirait la pitié; couchées par terre, la plupart fort belles, mais les yeux baignés de larmes, et le désespoir peint sur leurs visages. Les unes jetaient des cris pitoyables; d'autres s'arrachaient les cheveux.

«Jamais de ma vie, dit l'auteur, je ne serai aussi touché que je le fus de ce spectacle; et, quoique j'entrevisse une partie de la vérité, je demandai au cavalier turc qui étaient ces misérables filles, et d'où venaient leurs lamentations. Il me répondit en italien que je voyais sa ruine entière; qu'il était un homme perdu, et plus désespéré cent fois que toutes ces filles ensemble. «Il y a dix ans, ajouta-t-il, que je les élève dans Alep, avec des soins et des peines infinies, après les avoir achetées bien cher. C'est ce que j'ai pu rassembler de plus beau en Grèce, en Géorgie, en Arménie; et dans le temps que je les conduis pour les vendre à Bagdad, où la Perse, l'Arabie et le pays du Mogol s'en fournissent, j'ai le malheur de les voir périr faute d'eau, pour avoir pris le chemin du désert, comme le plus sûr.»

»Ce récit m'inspira une égale horreur pour sa personne et pour sa profession. Cependant je feignis d'autres sentimens pour l'engager à nous apprendre le reste de son aventure. Il continua librement; et nous montrant des fossés qui venaient d'être comblés: «J'ai déjà fait enterrer, nous dit-il, plus de vingt de ces filles et dix eunuques qui sont morts pour avoir bu de l'eau des puits. C'est un poison mortel pour les hommes et les bêtes. À peine même y trouve-t-on de l'eau; ce ne sont que des sauterelles mortes, dont l'odeur seule est capable de tout infecter. Nous sommes réduits à vivre du lait des chameaux femelles; et si l'eau continue de nous manquer, il faut m'attendre à laisser dans ces déserts la moitié de mes espérances.»

»Pendant que je détestais au fond du cœur la barbarie de cet infâme marchand, la compassion dont j'étais rempli pour tant de malheureuses filles me tirait les larmes des yeux; mais je me crus près de mourir de saisissement et de douleur lorsque j'en vis neuf ou dix qui touchaient à leur fin, et que j'aperçus sur les plus beaux visages du monde les dernières convulsions de la mort.

»Je m'approchai d'une d'entre elles qui allait expirer, et coupant la corde qui attachait nos outres, je me hâtai de lui offrir à boire. Mon guide arabe devint furieux. Je compris par l'excès auquel il s'emporta combien ces peuples ont de férocité dans les mœurs. Il prit son arc, et d'un coup de flèche il tua la jeune fille que je voulais secourir. Ensuite il jura qu'il traiterait de même toutes les autres, si je continuais de leur donner de l'eau. «Ne vois-tu pas, me dit-il d'un ton brutal, que, si tu prodigues le peu d'eau qui nous reste, nous serons bientôt réduits à la même extrémité? Sais-tu que d'ici à vingt lieues il n'y en a pas une goutte qui ne soit empoisonnée par les sauterelles pouries?» En me tenant ce discours, il fermait les outres, et les attachait au cheval avec une action si violente et tant de fureur dans les yeux, que la moindre résistance l'eût rendu capable de m'attaquer moi-même.

»Cependant il conseilla au marchand turc d'envoyer quelques-uns de ses gens avec des chameaux dans les marais de Taiba, qui ne devaient pas être fort éloignés, et dans lesquels il se trouve des eaux vives qui pouvaient avoir été garanties de la corruption; mais la crainte que les Arabes de cette ville ne vinssent enlever ce qui lui restait de sa marchandise l'empêchait de prendre ce parti, et nous le laissâmes dans une irrésolution dont nous ne vîmes pas la fin.

»Je ne dirai rien des cris que j'entendis jeter à tant de victimes innocentes lorsque, nous voyant partir, elles perdirent l'espérance qu'elles avaient eue pendant quelques instans, de trouver du soulagement à la soif qui les consumait. Ce souvenir m'afflige encore.»

CHAPITRE III.

Goa.

L'île de Goa était, comme on l'a vu dans le premier volume de cet Abrégé, une dépendance du royaume de Décan; elle a donné son nom à la ville qui en est la capitale. Cette île, dont le circuit est d'environ huit lieues, est formée par une belle et grande rivière qui l'environne, et qui fait plusieurs autres îles peuplées d'Indiens et de Portugais. Cette rivière est assez profonde, quoique les grands vaisseaux, tels que les caraques et les galions, soient obligés de s'arrêter à l'embouchure, qui porte le nom de Barre. Les bords de l'île sont défendus par sept forteresses, dont les deux principales sont à l'embouchure de la rivière: l'une au nord, du côté de la terre ferme, qui est le pays de Bardes, dépendant aussi des Portugais, et pour la garde d'une belle fontaine d'eau fraîche autant que pour celle de la rivière; l'autre à l'opposite, sur un cap de l'île. Ces deux forteresses défendent fort bien l'entrée de la rivière; mais elles ne peuvent empêcher les navires étrangers de mouiller à la Barre, et par conséquent de fermer le passage aux vaisseaux portugais.

Toute l'île est montagneuse: la plus grande partie est d'une terre rouge dont les habitans font d'assez belles poteries; mais on y trouve une autre terre d'un gris noirâtre, beaucoup plus fine et plus délicate, qui sert aussi à faire des vases de la finesse du verre. Le pays n'est pas des plus fertiles; ce qu'il faut moins attribuer aux mauvaises qualités du terroir qu'à ses montagnes; car on sème dans les vallées du riz et du millet qui se moissonnent deux fois l'année. L'herbe et les arbres y conservent toujours leur verdure, comme dans la plupart des îles et des pays qui sont entre les deux tropiques. On y voit un grand nombre de vergers bien plantés et fermés de murailles, qui servent de promenades et de maisons de campagne aux Portugais. Ils y conduisent de l'eau par un grand nombre de canaux pour l'entretien des cocotiers dont ils tirent leur vin et leurs ustensiles. Assez près de la ville est un fort bel étang de plus d'une lieue de tour, sur les bords duquel les seigneurs ont de fort belles maisons et des jardins remplis de toutes sortes de fruits.

Les villages de l'île sont peuplés de différentes sortes d'habitans naturels ou étrangers. La plupart des naturels sont encore idolâtres. On distingue, 1o. les bramines, qui sont répandus dans toutes les Indes, et que les autres regardent comme leurs supérieurs et leurs maîtres; 2o. les canarins, qui se divisent en deux espèces: l'une, de ceux qui exercent le commerce et d'autres métiers honnêtes; l'autre composée de pêcheurs, de rameurs et de toutes sortes d'artisans; 3o. les colombins, qui s'emploient aux choses les plus viles, et qui vivent dans la pauvreté et la misère. Le privilége de ces anciens habitans de l'île est de jouir tranquillement de leur liberté en vertu d'une ordonnance des rois de Portugal, et de ne pouvoir être forcés dans leur culte de religion ni réduits à l'esclavage. Entre les étrangers, quoique le premier rang appartienne aux Portugais, ils mettent eux-mêmes beaucoup de différence entre tous ceux qui prennent ce nom. Les véritables maîtres sont ceux qui viennent de l'Europe, et qui se nomment avec affectation Portugais du Portugal. On considère après eux ceux qui sont nés dans l'Inde de père et de mère portugais; ils portent le nom de castices. Les derniers sont ceux qui ont pour père un Portugais, ou une Portugaise pour mère, mais qui doivent la moitié de leur naissance à une Indienne ou à un Indien. On les appelle métis, comme on appelle mulâtres ceux qui viennent d'un Portugais et d'une Négresse d'Afrique. Les mulâtres sont au même rang que les métis. Mais, entre les métis, ceux qui sont de race bramine du côté de leur père ou de leur mère, jouissent d'une considération particulière. Les autres habitans sont ou des étrangers indiens qui achètent la liberté de demeurer dans l'île en payant un tribut personnel, ou des Européens, tels qu'un petit nombre d'Espagnols, quantité d'Italiens, quelques Allemands et Flamands, un fort grand nombre d'Arméniens et quelques Anglais. On n'y voit pas un seul Français, à l'exception de quelques jésuites employés dans les missions. Le nombre des esclaves y est infini. Les Portugais en achètent de toutes les nations indiennes, et le commerce qu'ils en font est très-étendu. Ils s'arrêtent peu aux défenses qui doivent leur faire excepter plusieurs peuples avec lesquels ils vivent en paix. Amis, ennemis, ils enlèvent ou achètent tous ceux qui tombent entre leurs mains, et les vendent pour le Portugal ou pour les autres colonies.

La ville de Goa, située à 15 degrés et demi de latitude septentrionale, règne l'espace d'une demi-lieue sur le bord de la rivière du côté du nord. Depuis environ cent dix ans que les Portugais s'étaient rendus maîtres de l'île, Pyrard ne se lassait point d'admirer qu'ils y eussent élevé tant de superbes bâtimens, qui comprennent des églises, des monastères, des palais, des places publiques, des forteresses et d'autres édifices à la manière de l'Europe. Il lui donne une lieue et demie de tour, sans y comprendre les faubourgs. Elle n'est forte que du côté de la rivière. Une simple muraille qui l'environne de l'autre côté ne la défendrait pas long-temps contre ceux qui seraient maîtres de l'île. Elle avait dans son origine de bonnes portes et des murs plus hauts et plus épais; mais, s'étant fort accrue pendant les années florissantes du règne de ses habitans dans les Indes, ses anciennes défenses sont devenues presque inutiles. Aussi toute la confiance des Portugais est-elle dans la difficulté des passages.

La grande porte de la ville est ornée avec beaucoup de magnificence. Ce sont des peintures qui représentent les guerres des Portugais dans les Indes, des trophées d'armes; surtout une belle statue dorée, qui est celle de sainte Catherine, patronne de Goa, parce que ce fut le jour de sa fête que les Portugais se rendirent maîtres de l'île.

La rue Drécha est un marché perpétuel où l'on trouve toutes sortes de marchandises de l'Europe et de l'Inde. C'est là que tous les ordres de la ville se rassemblent et se mêlent indifféremment pour vendre ou acheter. On y fait les changes et les encans; on y vend les esclaves; et dans une ville où le commerce est si florissant, il n'y a personne qui n'ait journellement quelque intérêt à ce qui s'y passe. La foule est si serrée, que tout le monde y portant de grands chapeaux nommés sombreros, dont le diamètre est au moins de six ou sept pieds, et qui servent également à défendre de la chaleur et de la pluie, il semble, de la manière dont ils s'entre-touchent, qu'ils ne fassent qu'une seule couverture. Les esclaves ne s'y vendent pas avec plus de décence qu'en Turquie, c'est-à-dire qu'on les y mène en troupes de l'un ou de l'autre sexe comme les animaux les plus vils, et que chacun a la liberté de les visiter curieusement. Les plus chers, du temps de Pyrard, ne coûtaient que vingt ou trente pardos, quoiqu'il s'y trouvât des hommes très-bien faits, et de fort belles femmes de tous les pays des Indes, dont la plupart savaient jouer des instrumens, broder, coudre, faire toutes sortes d'ouvrages, de confitures et de conserves. Pyrard observa que, malgré la chaleur du pays, tous ces esclaves indiens des deux sexes n'exhalent pas de mauvaise odeur; au lieu que les Nègres d'Afrique sentent, dit-il, le porreau vert, odeur qui devient insupportable lorsqu'ils sont échauffés.

Les Portugais de Goa ne se font pas un scrupule d'user des jeunes esclaves qu'ils achètent, lorsqu'elles sont sans maris. S'ils les marient eux-mêmes, ils renoncent à ce droit, et leur parole devient une loi qu'ils ne croient pas pouvoir violer sans crime. S'ils ont un enfant mâle d'une esclave, l'enfant est légitimé, et la mère est déclarée libre. C'est une richesse à Goa, qu'un grand nombre d'esclaves: outre ceux dont on tire des services domestiques, d'autres qui s'occupent au-dehors sont obligés d'apporter chaque jour ou chaque semaine à leur maître ce qu'ils ont gagné par leur travail. On voit dans le même marché un grand nombre de ces esclaves qui ne sont point à vendre, mais qui mettent eux-mêmes leurs ouvrages en vente, ou qui cherchent des occupations convenables à leurs talens. Les filles se parent soigneusement pour plaire aux spectateurs, et cet usage donne lieu à beaucoup de désordres.

Il se trouve dans le marché de la rue Drécha quantité de beaux chevaux arabes et persans, qui se vendent nus jusqu'à cinq cents pardos; mais la plupart y sont amenés avec de superbes harnais, dont la valeur surpasse quelquefois celle du cheval.

La marée montant jusqu'à la ville, les habitans sont réduits à tirer l'eau qu'ils boivent de quelques sources qui descendent des montagnes, dont il se forme des ruisseaux qui arrosent plusieurs parties de l'île. Il y a peu de maisons dans Goa qui n'aient des puits; mais cette eau ne peut servir qu'aux besoins domestiques. Celle qui se boit est apportée d'une belle fontaine nommée Banguenin, que les Portugais ont environnée de murs à un quart de lieue de la ville. Ils ont pratiqué au-dessous quantité de réservoirs où l'on blanchit le linge, et d'autres qui servent comme de bains publics. Quoique le chemin en soit fort pénible, et qu'on ait à monter et descendre trois ou quatre grandes montagnes, on y rencontre nuit et jour quantité de gens qui vont et qui viennent. L'eau se vend par la ville. Un grand nombre d'esclaves, employés continuellement à cette besogne, la portent dans des cruches de terre qui tiennent environ deux seaux, et vendent la cruche cinq bosourouques, qui reviennent à six deniers. Il aurait été facile aux Portugais de faire venir la source entière dans Goa par des tuyaux ou des aquéducs; mais ils prétendent que le principal avantage serait pour les étrangers, auxquels il n'en coûterait rien pour avoir de l'eau, quoiqu'ils soient en plus grand nombre qu'eux dans la ville; sans compter que le soin d'en apporter occupe les esclaves, et fait un revenu continuel pour les maîtres qui tirent le fruit de leur travail.

Les Portugais, prétendant tous à la qualité de gentilshommes, affectent de fuir le travail, qu'ils croient capable de les avilir, et se bornent au commerce, qui peut s'accorder avec la noblesse et les armes. La plupart ne marchent qu'à cheval ou en palanquin. Leurs chevaux sont de Perse ou d'Arabie; les harnais de Bengale, de la Chine et de Perse, brodés de soie, enrichis d'or, d'argent et de perles fines; les étriers d'argent doré; la bride couverte de pierres fines, avec des sonnettes d'argent. Ils se font suivre d'un grand nombre de pages, d'estafiers et de laquais à pied, qui portent leurs armes et leurs livrées. Les femmes ne sortent que dans un palanquin, qui est une sorte de litière portée par quatre esclaves, couverte ordinairement d'une belle étoffe de soie, suivie d'une multitude d'esclaves à pied.

Dans la situation de Goa, les seuls ennemis qui puissent causer de l'inquiétude aux Portugais sont les Indiens du Décan, lorsque la paix cesse de subsister entre les deux nations; mais elle est établie depuis long-temps d'une manière qui paraît inaltérable, parce qu'elle paraît fondée sur un intérêt réciproque. Celui des Portugais consiste à compter les rois du Décan pour leurs amis; et celui de ces rois est de tirer le plus grand parti possible du commerce que les Portugais attirent dans le pays. D'ailleurs, depuis fort long-temps, les Portugais ne sont plus assez puissans dans l'Inde pour y faire craindre l'esprit de conquête qui les animait autrefois.

Le pouvoir du vice-roi portugais s'étend sur tous les établissemens de sa nation dans les Indes. Il y exerce tous les droits de l'autorité royale, excepté à l'égard des gentilshommes, que les Portugais nomment hidalgos. Dans les causes civiles comme dans les criminelles, ils peuvent appeler de sa sentence en Portugal; mais il les y envoie prisonniers les fers aux pieds. Ses appointemens sont peu considérables en comparaison des profits qui lui reviennent pendant ses trois ans d'administration. Le roi lui donne environ soixante mille pardos, ce qui suffit à peine pour son entretien, au lieu qu'il gagne quelquefois un million. Il se fait servir avec tout le faste de la royauté. Jamais on ne le voit manger hors de son palais, excepté le jour de la conversion de saint Paul, et celui du nom de Jésus, qu'il va dîner dans les maisons de jésuites qui portent ces noms. L'archevêque est le seul qui mange quelquefois à sa table. Ce prélat est lui-même un grand seigneur par son rang et par l'immensité de son revenu. Son autorité dans les Indes représente celle du pape, excepté à l'égard des jésuites, qui, ne voulant reconnaître que le pape même et leur général, étaient en procès avec lui depuis long-temps. Son revenu n'a pas de bornes, parce qu'outre les rentes annuelles qui sont attachées à la dignité d'archevêque et de primat des Indes, il tire des présens de tous les autres ecclésiastiques, et la principale part des biens confisqués par l'inquisition de Goa. On lui rend à peu près les mêmes honneurs qu'au vice-roi. Il mange en public avec la même pompe, et ne se familiarise pas plus avec la noblesse. Un évêque qu'il a sous ses ordres, et qui porte aussi le titre d'évêque de Goa, rend pour lui ses visites, comme il exerce en son nom la plupart des fonctions épiscopales.

Quant à ce qui regarde l'inquisition, le rédacteur de l'Histoire générale, avant de rapporter ce qu'en dit Pyrard, commence par remarquer que c'est un homme très-religieux, dont le caractère est bien établi, et dont le témoignage ne peut être suspect. Sa franchise, à qui la naïveté de son langage un peu vieux semble encore donner plus de poids, se manifeste tellement dans son récit, que le rédacteur n'a pas cru devoir y changer le moindre mot. Nous imiterons son exemple.

«Quant à leur inquisition, leur justice y est beaucoup plus sévère qu'en Portugal, et brûle fort souvent des Juifs que les Portugais appellent christianos novos, qui veut dire, nouveaux chrétiens. Quand ils sont une fois pris par la justice de la sainte inquisition, tous leurs biens sont saisis aussi, et ils n'en prennent guère qui ne soient riches. Le roi fournit à tous les frais de cette justice, si les parties n'ont de quoi; mais ils ne les attaquent ordinairement que quand ils savent qu'ils ont amassé beaucoup de biens. C'est la plus cruelle et impitoyable chose du monde que cette justice, car le moindre soupçon et la moindre parole, soit d'un enfant, soit d'un esclave qui veut faire déplaisir à son maître, font aussitôt prendre un homme, et ajouter foi à un enfant, pourvu qu'il sache parler. Tantôt on les accuse de mettre des crucifix dans les coussins sur quoi ils s'asseyent et s'agenouillent; tantôt qu'ils fouettent des images et ne mangent point de lard; enfin qu'ils observent encore leur ancienne loi, bien qu'ils fassent publiquement les œuvres de bons chrétiens. Je crois véritablement que le plus souvent ils leur font accroire ce qu'ils veulent, car ils ne font mourir que les riches, et aux pauvres ils donnent seulement quelque pénitence. Et ce qui est plus cruel et méchant, c'est qu'un homme qui voudra mal à un autre, pour se venger, l'accusera de ce crime; et étant pris, il n'y a ami qui ose parler pour lui, ni le visiter ou s'entremettre pour lui, non plus que pour les criminels de lèse-majesté. Le peuple n'ose non plus parler en général de cette inquisition, si ce n'est avec un très-grand honneur et respect; et si de cas fortuit il échappait quelque mot qui la touchât tant soit peu, il faudrait aussitôt s'accuser et se déférer soi-même, si vous pensiez que quelqu'un l'eût ouï; car autrement, si un autre vous déférait, on serait aussitôt pris. C'est une horrible et épouvantable chose d'y être une fois, car on n'a ni procureur ni avocat qui parle pour soi; mais eux sont juges et parties tout ensemble. Pour la forme de procéder, elle est toute semblable à celle d'Espagne, d'Italie et de Portugal. Il y en a quelquefois qui sont deux ou trois ans prisonniers sans savoir pourquoi, et ne sont visités que des officiers de l'inquisition, et sont en lieu d'où ils ne voient jamais personne. S'ils n'ont de quoi vivre, le roi leur en donne. Les Gentous et Maures indiens de Goa, de quelque religion que ce soit, ne sont pas sujets à cette inquisition, si ce n'est lorsqu'ils se sont faits chrétiens. Cependant, si d'aventure un Indien, Maure ou Gentou avait diverti ou empêché un autre qui aurait eu volonté de se faire chrétien, et que cela fût prouvé contre lui, il serait pris de l'inquisition, comme aussi celui qui aurait fait quitter le christianisme à un autre, comme il arrive assez souvent. Il me serait difficile de dire le nombre de tous ceux que cette inquisition fait mourir ordinairement à Goa. Je me contente de l'exemple seul d'un joaillier ou lapidaire qui y avait demeuré vingt-cinq ans et plus, et était marié à une Portugaise métisse, dont il avait une fort belle fille prête à marier, ayant amassé environ trente ou quarante mille crusades de bien. Or, étant en mauvais ménage avec sa femme, il fut accusé d'avoir des livres de la religion prétendue. Sur quoi étant pris, son bien fut saisi, la moitié laissée à sa femme, et l'autre à l'inquisition. Je ne sais ce qui en arriva, car je m'en vins là-dessus; mais je crois, plutôt qu'autre chose, qu'on l'a fait mourir, ou pour le moins tout son bien perdu pour lui. Il était Hollandais de nation. Au reste, toutes les autres inquisitions des Indes répondent à celle-ci de Goa. C'est toutes les bonnes fêtes qu'ils font justice. Ils font marcher tous ces pauvres criminels ensemble avec des chemises ensoufrées et peintes de flammes de feu; et la différence de ceux qui doivent mourir d'avec les autres, est que les flammes vont en haut, et celles des autres en bas. On les mène droit à la grande église, qui est assez près de la prison, et sont là durant la messe et le sermon, auquel on leur fait de grandes remontrances; après, on les mène au Campo Santo-Lazaro, et là on brûle les uns en présence des autres qui y assistent.»

C'est un spectacle curieux de voir tous les nouveaux chrétiens de la domination portugaise avec un grand chapelet de bois qu'ils portent au cou; et les Portugais mêmes, hommes et femmes, qui en portent sans cesse un entre les mains, sans le quitter dans les exercices les plus profanes et les plus opposés aux bonnes mœurs. Ils ont quelques autres usages d'une piété assez mal entendue. À la messe, par exemple, lorsque le prêtre lève l'hostie consacrée, ils lèvent tous le bras, comme s'ils voulaient la montrer, et crient deux ou trois fois de toute leur force, misericordia! Ils poussent un cri bien plus effrayant, au rapport de quelques voyageurs modernes, lorsque, se précipitant vers le lieu où l'on exécute les autodafé, et pleins de cette curiosité barbare qui se permet le spectacle d'un supplice, ils répètent, en se pressant les uns sur les autres, à l'aspect d'un juif qu'on va brûler, judeo! judeo! Ce murmure sourd, ce frémissement d'une rage pieuse (je le répète d'après un voyageur français qui en a été témoin) fait frissonner jusqu'au fond de l'âme; il semble qu'alors tout un peuple soit composé de bourreaux. En général, tout ce qu'on rapporte de cette nation prouve une dévotion sombre et mélancolique, un culte de terreur qui rappelle ce mot de La Bruyère: «Il y a des gens dont on peut dire, non pas qu'ils craignent Dieu, mais qu'ils en ont peur.» On pourrait citer aussi ce beau vers de la tragédie d'Oreste qui peint Clytemnestre tremblant devant les dieux:

Elle semblait les craindre, et non les adorer.

CHAPITRE IV.

Golconde.

La division générale de l'Inde présente d'abord à nos recherches les régions situées en-deçà du Gange, que l'on peut distinguer en deux parties, l'occidentale, nommée autrement côte de Malabar, dont nous venons de parler; et l'orientale, qui s'étend vers la côte de Coromandel. On sent bien que notre plan n'est point de donner une description exactement géographique de toutes les contrées situées entre ces deux côtes. Nous nous bornons à suivre les voyageurs dans les pays d'où l'on peut tirer des détails intéressans, et qui ont paru fixer principalement leur attention. Nous ne nous sommes arrêté sur la côte de Malabar, qu'à Surate et à Goa. Avant de passer sur la côte opposée, nous trouvons sur notre route Golconde, qui mérite d'occuper nos lecteurs. Gingi, Tanjaour, Maduré, et tous les pays qui s'étendent vers la pointe du cap Comorin, ne nous offrent rien, dans les récits des voyageurs, qui puisse ajouter aux notions que nous cherchons à prendre du grand pays de l'Inde. Nos observations sur ce pays étant principalement tirées de Tavernier, nous croyons devoir dire un mot de ce célèbre voyageur qui a reçu tant d'éloges et essuyé tant de censures. Lorsqu'il raconte sur la foi d'autrui, on peut croire et on a prouvé que ces récits sont souvent fabuleux; mais, comme il ne manque ni de probité ni de lumières, on peut d'autant moins le démentir sur ce qu'il a vu de ses propres yeux, qu'en le comparant avec les voyageurs les plus estimés, on ne s'aperçoit point qu'il soit jamais en contradiction avec eux. Son critique le plus violent a été le ministre Jurieu; mais, par le mal que Tavernier avait dit des Hollandais dans ses voyages, on peut présumer qu'il entrait dans les censures de Jurieu beaucoup de partialité nationale; et le caractère connu de ce critique protestant, l'amertume et la violence de ses déclamations contre Tavernier, doivent faire penser qu'il écoutait beaucoup plus son animosité personnelle que le zèle de la vérité. Bayle, en convenant lui-même des reproches qu'on peut faire à Tavernier, le justifie sur le degré de croyance qu'il mérite quand il parle comme témoin oculaire, et infirme le témoignage de Jurieu par une réflexion très-juste: «Que n'a-t-on pris, dit-il, le parti d'opposer relation à relation, faits à faits, au lieu d'entasser des injures personnelles?»

Jean-Baptiste Tavernier était né, en 1605, à Paris, où son père, natif d'Anvers, était venu s'établir pour y faire le commerce des cartes géographiques. Les curieux qui venaient en acheter chez lui, s'y arrêtant quelquefois à discourir sur les pays étrangers, l'inclination naturelle du jeune Tavernier pour les voyages ne fut pas moins échauffée par leurs discours que par la vue de tant de cartes. Aussi commença-t-il à s'y livrer dès sa plus tendre jeunesse. On apprendra par son exemple que l'ardeur et l'industrie peuvent conduire à la fortune avec fort peu de secours. Il gagna dans ses voyages d'Orient des biens si considérables par le commerce de pierreries, qu'à son retour en 1668, après avoir été anobli par Louis XIV, il se vit en état d'acheter la baronnie d'Aubonne, au canton de Berne, sur les bords du lac de Genève. Cependant la malversation d'un de ses neveux, auquel il avait confié la direction d'une cargaison de deux cent vingt-deux mille livres, dont il espérait tirer au Levant plus d'un million de profit, jeta ses affaires dans un si grand désordre, que, pour payer ses dettes ou pour se mettre en état de former d'autres entreprises, il vendit cette terre à M. du Quesne, fils aîné d'un de nos grands hommes de mer. Ensuite, s'étant mis en chemin dans l'espérance de réparer ses pertes par de nouveaux voyages, il mourut à Moscou, dans le cours du mois de juillet 1689, âgé de quatre-vingt-quatre ans.

Il avait recueilli quantité d'observations dans six voyages qu'il avait faits pendant l'espace de quarante ans, en Turquie, en Perse et aux Indes; mais un si long commerce avec les étrangers lui avait fait négliger sa langue naturelle, jusqu'à le mettre hors d'état de dresser lui-même ses relations: elles ont été rédigées par différens écrivains, Chappuzeaux, La Chapelle, etc.

Le royaume de Golconde prend son nom de la ville de Golconde, qui en est la capitale, et que les Persans et les Mogols ont nommée Haïderabad, située à 17 degrés et demi de latitude nord. On ne trouve dans aucun voyageur l'exacte mesure de son étendue; et les itinéraires de Tavernier ne peuvent donner là-dessus que des lumières d'autant plus imparfaites, que diverses révolutions y ont apporté beaucoup de changemens; mais en général c'est un pays dont on vante la fertilité. Il produit abondamment du riz et du blé, toutes sortes de bestiaux et de volailles, et les autres nécessités de la vie. On y voit quantité d'étangs qui sont remplis de bon poisson, surtout d'une espèce d'éperlans fort délicats.

Le climat est fort sain. Les habitans divisent leurs années en trois saisons: mars, avril, mai et juin font l'été; car, dans cet espace, non-seulement l'approche du soleil cause beaucoup de chaleur, mais le vent, qui semblerait devoir la tempérer, l'augmente à l'excès; il y souffle ordinairement vers le milieu de mai un vent d'ouest qui échauffe plus l'air que le soleil même. Dans les chambres les mieux fermées, le bois des chaises et des tables est si ardent, qu'on n'y saurait toucher, et qu'on est obligé de jeter continuellement de l'eau sur le plancher et sur les meubles; mais cette ardeur excessive ne dure que six ou sept jours, et seulement depuis neuf heures du matin jusqu'à quatre heures après midi; il s'élève ensuite un vent frais qui la tempère agréablement. Ceux qui ont la témérité de voyager pendant ces extrêmes chaleurs sont quelquefois étouffés dans leurs palanquins. Elles dureraient pendant tous les mois de juillet, d'août, de septembre et d'octobre, si les pluies continuelles qui tombent alors en abondance ne rafraîchissaient l'air, et n'apportaient aux habitans le même avantage que les Égyptiens reçoivent du Nil. Leurs terres étant préparées par cette inondation, ils y sèment leur riz et leurs autres grains, sans espérer d'autres pluies avant la même saison de l'année suivante. Ils comptent leur hiver au mois de décembre, de janvier et de février: mais l'air ne laisse pas d'être alors aussi chaud qu'il est au mois de mai dans les provinces septentrionales de France; aussi les arbres de Golconde sont-ils toujours verts et toujours chargés de fruits mûrs. On y fait deux moissons de riz. Il se trouve même des terres qu'on sème trois fois.

Les habitans de Golconde sont presque tous de belle taille, bien proportionnés, et plus blancs de visage qu'on ne saurait se l'imaginer d'un climat si chaud. Il n'y a que les paysans qui soient un peu basanés. Leur religion est un mélange d'idolâtrie et de mahométisme. Ceux qui sont attachés à la secte de Mahomet ont adopté la doctrine des Persans. Les idolâtres suivent celle des bramines.

Quoique l'usage fasse donner à présent le nom de Golconde à la capitale du royaume, elle se nomme proprement Bagnagar. Golconde est une forteresse qui en est éloignée d'environ deux lieues, où le roi fait sa résidence ordinaire, et qui n'a pas moins de deux lieues de circuit. La ville de Bagnagar fut commencée par le bisaïeul du monarque qui occupait le trône pendant le voyage de Tavernier, à la sollicitation d'une de ses femmes qu'il aimait passionnément, et qui se nommait Nagar. Ce n'était auparavant qu'une maison de plaisance où l'on entretenait de fort beaux jardins pour le roi. En y jetant les fondemens d'une grande ville, il lui fit prendre le nom de sa femme; car Bag-Nagar signifie le jardin de Nagar. On y rencontre à peu de distance quantité de grandes roches, qui ressemblent à celles de la forêt de Fontainebleau. Une grande rivière baigne les murs du côté du sud-ouest, et va se jeter proche de Mazulipatan, dans le golfe de Bengale; on la passe à Bagnagar sur un grand pont de pierre, dont la beauté ne le cède guère à celle du Pont-Neuf de Paris. La ville est bien bâtie et de la grandeur de celle d'Orléans. On y voit plusieurs belles et grandes rues, mais qui, n'étant pas mieux pavées que toutes les villes de Perse et des Indes, sont fort incommodes en été par le sable et la poussière dont elles sont remplies.

Dans un endroit de la ville, dit Tavernier, on voit une pagode commencée depuis cinquante ans, et demeurée imparfaite, qui sera la plus grande de toutes les Indes, s'il arrive jamais qu'elle soit achevée. On admire surtout la grandeur des pierres. Celle de la niche, qui est l'endroit où doit se faire la prière, est une roche entière, d'une si prodigieuse grosseur, que cinq ou six cents hommes ont employé cinq ans à la tirer de la carrière, et qu'il a fallu quatorze cents bœufs pour la traîner jusqu'à l'édifice. Une guerre du roi de Golconde et du Mogol a fait suspendre ce bel ouvrage, qui aurait passé, suivant Tavernier, pour le plus merveilleux monument de toute l'Asie.

Le peuple de Golconde est divisé en quarante-quatre tribus; et cette division sert à régler les rangs et les prérogatives. La première tribu est celle des bramines, qui sont les prêtres du pays, et les docteurs de la religion dominante. Ils entendent si bien l'arithmétique, que les mahométans mêmes les emploient pour leurs comptes. Leur méthode est d'écrire avec une pointe de fer sur des feuilles de palmier. Ils tiennent par tradition, de leurs ancêtres, les secrets de la médecine et de l'astrologie, qu'ils ne communiquent jamais aux autres tribus. L'Anglais Méthold vérifia par diverses expériences qu'ils n'entendent pas mal le calcul des temps, et la prédiction des éclipses. C'est par l'exercice continuel de ces connaissances qu'ils ont si bien établi leur réputation dans toutes les Indes, qu'on n'entreprend rien sans les avoir consultés. Mais rien n'a tant servi à la relever que l'honneur qu'ils ont eu de donner deux rois de leur race, l'un à Calicut, et l'autre à la Cochinchine. Après eux, la tribu des famgams tient le second rang. C'est un autre ordre de prêtres qui observent les cérémonies des bramines, mais qui ne prennent point d'autre nourriture que du beurre, du lait, et toutes sortes d'herbages, à l'exception des ognons, auxquels ils ne touchent jamais, parce qu'il s'y trouve certaines veines qui paraissent avoir quelque ressemblance avec du sang.

Les comitis, qui composent la troisième tribu, sont des marchands, dont le principal commerce est de rassembler les toiles de coton qu'ils revendent en gros, et de changer les monnaies. Leur habileté va si loin dans les changes, qu'à la seule vue d'une pièce d'or ils parient d'en connaître la valeur à un grain près. La tribu des campoveros, qui suit immédiatement, est composée de laboureurs et de soldats. C'est la plus nombreuse; elle ne rejette l'usage d'aucune sorte de viande, à l'exception des bœufs et des vaches; mais elle regarde comme un si grand excès d'inhumanité, de tuer des animaux dont l'homme reçoit tant de services, que le plus indigent de cet ordre n'en vendrait pas un pour la plus grosse somme aux étrangers qui les mangent, quoique entre eux ils se les vendent pour quatre francs ou cent sous. La tribu suivante est celle des femmes de débauche, dont on distingue deux sortes: l'une, de celles qui ne se prostituent qu'aux hommes d'une tribu supérieure; l'autre, des femmes communes qui ne refusent leurs faveurs à personne. Elles tiennent cette infâme profession de leurs ancêtres, qui leur ont acquis le droit de l'exercer sans honte. Les filles de leur tribu, qui ont assez d'agrémens pour n'être pas rebutées de l'autre sexe, sont élevées dans l'unique vue de plaire. Les plus laides sont mariées à des hommes de la même tribu, dans l'espérance qu'il naîtra d'elles des filles assez belles pour réparer la disgrâce de leurs mères.

On fait apprendre aux plus jolies le chant, la danse, et tout ce qui peut leur rendre le corps souple. Elles prennent des postures qu'on croirait impossibles. «J'ai vu, dit Méthold, une fille de huit ans lever une de ses jambes aussi droit, par-dessus la tête, que j'aurais pu lever mon bras, quoiqu'elle fût debout et soutenue seulement sur l'autre. Je leur ai vu mettre les plantes des pieds sur la tête.» Tavernier dit: «Il y a tant de femmes publiques dans la capitale, dans ses faubourgs et dans la forteresse, qu'on en compte ordinairement plus de vingt mille sur les rôles du déroga. Elles ne paient point de tribut, mais elles sont obligées, tous les vendredis, de venir en certain nombre, avec leur intendante et leur musique, se présenter devant le balcon du roi. Si ce prince s'y trouve, elles dansent en sa présence; et s'il n'y est pas, un eunuque vient leur faire signe de la main qu'elles peuvent se retirer. Le soir, à la fraîcheur, on les voit devant les portes de leurs maisons, qui sont de petites huttes; et quand la nuit vient, elles mettent pour signal à la porte une chandelle ou une lampe allumée. C'est alors qu'on ouvre aussi toutes les boutiques où l'on vend le tari. On l'apporte de cinq ou six lieues dans des outres, sur des chevaux qui en portent une de chaque côté, et qui vont le grand trot. Le roi tire de l'impôt qu'il met sur le tari un revenu considérable; et c'est principalement dans cette vue qu'il permet tant de femmes publiques, parce qu'elles en occasionnent une grande consommation. Ces femmes ont tant de souplesse, que, lorsque le roi qui règne présentement voulut aller voir la ville de Masulipatan, neuf d'entre elles représentèrent bien la figure d'un éléphant, quatre faisant les quatre pieds, quatre autres le corps, et une la trompe; et le roi, monté dessus comme sur un trône, fit de la sorte son entrée dans la ville.

Les orfévres, les charpentiers, les maçons, les marchands en détail, les peintres, les selliers, les barbiers, les porteurs de palanquins, en un mot, toutes les professions qui servent aux usages de la société, font autant de tribus qui ne s'allient jamais entre elles, et qui n'ont pas d'autre relation avec les autres que celles de l'intérêt et des besoins mutuels. La dernière est celle des piriaves. Cette malheureuse espèce de citoyens n'est reçue dans aucune autre tribu: elle n'a pas même la permission de demeurer dans les villes. Le plus vil artisan d'une tribu supérieure, qui aurait touché par hasard un piriave, serait obligé de se laver aussitôt. Leur fonction est de préparer les cuirs, de faire des sandales et d'emballer les marchandises. Malgré cette odieuse différence, toutes les tribus ont la même religion et les mêmes temples; car le mahométisme n'a guère trouvé de faveur qu'à la cour. Ces temples sont ordinairement fort obscurs, et n'ont pas d'autre lumière que celle qu'ils reçoivent par les portes, qui demeurent toujours ouvertes. Chacun y choisit son idole. Ils servent aussi de retraite à ceux qui voyagent. Méthold fut obligé de se loger un jour dans le temple de la Petite-Vérole, dont l'idole principale représentait une grande femme maigre, avec deux têtes et quatre bras. Le fondateur de cet édifice lui raconta que, cette maladie s'étant répandue dans sa famille, il avait fait vœu de lui bâtir un temple, et qu'elle avait cessé aussitôt. Les plus dévots, s'ils sont moins riches, lui font un autre vœu. Méthold fut témoin du zèle avec lequel il s'exécute. On fait à l'adorateur deux ouvertures avec un couteau dans les chairs des épaules, et l'on y passe les pointes de deux crocs de fer. Ces crocs tiennent au bout d'une solive posée sur un essieu, qui est porté par deux roues de fer, de sorte que la solive a son mouvement libre. D'une main l'adorateur tient un poignard; de l'autre une épée. On l'élève en l'air, et dans cet état on lui fait faire un quart de lieue de chemin par le mouvement des roues. Pendant cette procession il fait mille différens gestes avec ses armes. Méthold, qui en vit successivement accrocher quatorze à la solive, s'étonna que la pesanteur du corps ne fît pas rompre la peau par laquelle il est attaché. Cette douleur n'arrache aucune marque d'impatience à ceux qui la souffrent. On met un appareil sur leurs plaies; ils retournent chez eux dans un triste état, mais consolés par le respect et l'admiration des spectateurs.

Le droit de marier les enfans appartient aux pères et aux mères, qui leur choisissent toujours un parti dans la même tribu, et le plus souvent dans la même famille; car ils n'ont aucun égard pour les degrés de parenté. Ils ne donnent rien aux filles en les mariant; le mari est même obligé de faire quelque présent au père. On marie les garçons dès l'âge de cinq ans, et les filles à l'âge de trois; mais on suit les lois de la nature pour la consommation. Elle est fort avancée dans un climat si chaud; et Méthold a vu des filles devenir mères avant l'âge de douze ans. La cérémonie du mariage consiste à promener les deux époux dans un palanquin, par les rues et les places publiques. À leur retour, un bramine étend un drap sous lequel il fait passer une jambe au mari, pour presser de son pied nu celui de la jeune épouse, qui est dans le même état. Si le mari meurt avant sa femme, la veuve n'a jamais la liberté de se remarier, sans excepter celles dont le mariage n'a point été consommé. Leur condition devient fort malheureuse. Elles demeurent renfermées dans la maison de leur père, dont elles n'obtiennent jamais la permission de sortir; assujetties aux ouvrages les plus fatigans, privées de toutes sortes d'ornemens et de plaisirs. Enfin cette contrainte est si pénible, que la plupart prennent la fuite pour mener une vie plus libre; mais elles sont obligées de s'éloigner de leur famille, dans la crainte d'être empoisonnées par leurs parens, qui se font un honneur de cette vengeance.

L'usage leur laisse indifféremment la liberté de brûler leurs morts ou de les enterrer. On jette les cendres des uns dans la rivière la plus voisine; les autres sont ensevelis les jambes croisées, c'est-à-dire, dans la posture où ils s'asseyent ordinairement. Si l'on en croit la tradition du pays, les femmes étaient autrefois si livrées à la débauche, qu'elles empoisonnaient leurs maris pour s'y abandonner plus librement. Ce désordre, répandu dans toutes les conditions, ne put être arrêté que par de rigoureuses lois qui obligeaient une veuve de se brûler avec son mari, sur le seul fondement qu'elle pouvait avoir procuré sa mort par l'avantage qu'elle trouvait à lui survivre. Cet usage subsiste encore dans quelques autres pays des Indes; mais, du temps de Méthold, on en avait adouci la rigueur à Golconde. La loi n'ôtait aux veuves que la liberté de se remarier, en leur laissant néanmoins celle de se brûler par un simple mouvement de tendresse, et dans l'espérance de rejoindre l'objet de leur affection. Ce motif n'a souvent que trop de force, surtout dans de jeunes femmes qui se voient condamnées pour le reste de leur vie aux horreurs du veuvage. On peut même conclure du récit de Méthold non-seulement que les femmes sont élevées dans des préjugés favorables à l'ancien usage, mais que toute la nation n'est pas fâchée qu'il se perpétue.

Il nous reste à parler des mines de Golconde. Tavernier se vante d'être le premier Européen qui les ait visitées; il se trompe. Ce même anglais Méthold, dont nous avons mêlé les observations à celles de Tavernier, avait fait un voyage aux mines en 1622; et nous transcrirons son récit avant celui du voyageur français.

Méthold ayant entendu parler avec admiration d'une mine de diamans dont le roi de Golconde s'était mis en possession, et qui attirait tous les joailliers des pays voisins, ne put résister à la curiosité de la visiter. On attribuait cette découverte au hasard. Un berger, gardant son troupeau dans un champ écarté, avait donné du pied contre une pierre qui lui avait paru jeter quelque éclat. Il l'avait ramassée, et l'ayant vendue pour un peu de riz à quelqu'un qui n'en connaissait pas mieux la valeur, elle était passée de mains en mains, sans rapporter beaucoup de profit à ses maîtres, jusqu'à celle d'un marchand plus éclairé, qui, par de longues recherches, était parvenu enfin à découvrir la mine. Méthold, également curieux de voir le lieu d'où l'on tirait une si riche production de la nature, et de connaître l'ordre qui s'observait dans le travail, entreprit ce voyage avec Socore et Thomason, tous deux employés comme lui au service de la compagnie anglaise dans le comptoir de Masulipatan.

Ils employèrent quatre jours à traverser un pays désert, stérile et rempli de montagnes. Cet espace leur parut d'environ cent huit milles d'Angleterre. Le premier étonnement fat de trouver les environs de la mine fort peuplés, non-seulement par la multitude des ouvriers que le roi ne cessait pas d'y envoyer, mais encore par un grand nombre d'étrangers que l'avidité du gain attirait de toutes les contrées voisines. Les trois Anglais se logèrent dans une hôtellerie assez commode; et pour suivre l'usage établi, ils rendirent une visite de civilité au gouverneur, Radja Ravio, qui était bramine; le roi l'avait chargé de recevoir les droits de la couronne, et de conserver l'ordre entre quantité de nations différentes. Cet officier leur fit voir de fort beaux diamans dont le plus précieux était de trente carats, et pouvait se tailler en pointe.

Le jour suivant ils se rendirent à la mine: elle n'est qu'à deux lieues de la ville de Golconde. Le nombre des ouvriers ne montait pas à moins de trente mille. Les uns fouillaient la terre, les autres en remplissaient des tonneaux. D'autres puisaient l'eau qui s'amassait dans les ouvertures. D'autres portaient la terre de la mine dans un lieu fort uni, sur lequel ils l'étendaient à la hauteur de quatre ou cinq pouces; et la laissant sécher au soleil, ils la broyaient le jour suivant avec des pierres. Ils ramassaient avec soin tous les cailloux qui s'y trouvaient. Ils les cassaient sans aucune précaution. Quelquefois ils y trouvaient des diamans. Plus souvent ils n'en trouvaient pas. Mais on assura Méthold qu'ils connaissaient à la vue les terres qui donnaient le plus d'espérance, et qu'ils les distinguaient même à l'odeur. Il ne put douter du moins qu'ils n'eussent quelque moyen de faire cette distinction sans rompre les mottes de terre et les cailloux; car dans quelques endroits ils ne faisaient qu'égratigner un peu de terre; et dans d'autres ils fouillaient jusqu'à la profondeur de cinquante à soixante pieds.

La terre de cette mine est rouge, avec des veines d'une matière qui ressemble beaucoup à de la chaux, quelquefois blanches et quelquefois jaunes. Elle est mêlée de cailloux qui se lèvent attachés plusieurs ensemble. Au lieu d'y faire des allées et des chambres comme dans les mines de l'Europe, on creuse droit en bas, et l'on fait comme des puits carrés. Méthold ne peut assurer si les mineurs s'attachent à cette méthode pour suivre le cours de la veine, ou si c'est un simple effet de leur ignorance; mais ils ont une manière de tirer l'eau des mines qui lui parut préférable à toutes nos machines: elle consiste à placer les uns au-dessus des autres un grand nombre d'hommes qui se donnent l'eau de mains en mains. Rien n'est plus prompt que ce travail; et la diligence y est d'autant plus nécessaire, que l'endroit où l'on a travaillé à sec pendant toute la nuit se trouverait le matin presque rempli d'eau.

La mine était affermée à Marcanda, riche marchand de la tribu des orfévres, qui en payait annuellement la somme de trois cent mille pagodes, sans compter que le roi se réservait tous les diamans au-dessus de dix carats. Ce fermier général avait divisé le terrain en plusieurs portions carrées qu'il louait à d'autres marchands. Les punitions étaient très-rigoureuses pour ceux qui entreprenaient de frauder les droits: mais cette crainte n'empêchait pas qu'on ne détournât sans cesse quantité de beaux diamans. Méthold en vit deux de cette espèce qui approchaient chacun de vingt carats, et plusieurs de dix ou douze. Mais, malgré le péril auquel on s'expose en les montrant, ils se vendent fort cher.

Cette mine est située au pied d'une grande montagne, assez proche de Chrischna, grand fleuve qui coule à l'est. Le pays est naturellement si stérile, qu'il ne pouvait passer que pour un désert avant cette découverte. On admirait avec quelle promptitude il s'était peuplé, et l'on y comptait alors plus de cent mille hommes, ouvriers ou marchands. Les vivres y étaient d'autant plus chers, qu'on était obligé de les y apporter de fort loin; et les maisons assez mal bâties, parce qu'on se formait des logemens proportionnés au peu de séjour qu'on y devait faire. Peu de temps après, un ordre du roi fit fermer la mine et disparaître tous les habitans. On s'imagina que le dessein de ce prince était d'augmenter le prix et la vente des diamans: mais quelques Indiens mieux instruits apprirent à Méthold que cet ordre était venu à l'occasion d'une ambassade du Mogol qui demandait au roi de Golconde trois livres pesant de ses plus beaux diamans. Aussitôt que les deux cours se furent accordées, on recommença le travail, et la mine était presque épuisée lorsque Méthold quitta Masulipatan.

Ce pays produit aussi beaucoup de cristal et quantité d'autres pierres transparentes, telles que des grenats, des améthystes, des topazes et des agates. Il s'y trouve beaucoup de fer et d'acier qui se transporte en divers endroits des Indes.

On ne connaît dans le pays aucune mine d'or ni de cuivre. Il se trouve dans un seul endroit des montagnes une grande quantité de bézoards, qu'on tire du ventre des chèvres. Méthold parle avec admiration de la multitude de ces animaux qu'on ne cesse pas de tuer, pour chercher ces précieuses pierres dans leurs entrailles. Quelques-unes en donnent trois ou quatre, les unes longues, d'autres rondes, mais toutes fort petites. On a fait une expérience singulière sur ces chèvres. De quatre qui furent transportées à cent cinquante milles de leurs montagnes, on en ouvrit deux aussitôt après, et l'on y trouva des bézoards. On laissa passer dix jours pour ouvrir la troisième, et l'on vit à quelques marques qu'elle en avait eu. Dans la quatrième, qui ne fut ouverte qu'un mois après, on ne trouva ni bézoards, ni la moindre marque de pierre. Méthold en conclut que la nature produit dans ces montagnes quelque arbre ou quelque plante qui, servant de nourriture aux chèvres, concourt à la production du bézoard. Il ajoute à cette courte relation que la teinture, ou plutôt, dit-il, la peinture des toiles de ce pays (car les plus fines se peignent au pinceau) est la meilleure et la plus belle de toutes celles de l'Orient. La couleur dure autant que l'étoffe. On la tire d'une plante qui ne croît point dans d'autres lieux, et que les habitans nomment chay.

Le récit de Tavernier est plus étendu. Il s'était rendu dans le golfe Persique, où l'espérance du gain et sa profession de joaillier l'avaient engagé à acheter un grand nombre de perles. Il résolut d'entreprendre le voyage de Golconde pour se fournir de ce qu'il trouverait de plus riche dans les mines de diamans, et pour vendre au roi ses perles, dont la moindre était de trente-quatre carats. L'espèce de curiosité que peut inspirer ce voyage nous empêche de rien retrancher de son itinéraire, que plusieurs de nos lecteurs seront bien aises de suivre.

Il s'embarqua le onzième jour de mai 1652 sur un grand vaisseau du roi de Golconde, qui vient en Perse tous les ans, chargé de toiles fines et de chites, ou de toiles peintes, dont les fleurs sont au pinceau; ce qui les rend plus belles et les plus chères que celles qui se font au moule. La compagnie hollandaise s'étant accoutumée à donner aux vaisseaux des rois de l'Inde un pilote, un sous-pilote et deux ou trois canonniers, il y avait six matelots hollandais dans l'équipage du vaisseau. Les marchands arméniens et persans qui passaient aux Indes pour leur commerce y étaient au nombre de cent. On avait aussi à bord cinquante-six chevaux que le roi de Perse envoyait au roi de Golconde.

Après quelques jours de navigation il s'éleva un vent des plus impétueux. Le bâtiment, qu'on avait eu l'imprudence de laisser sécher pendant cinq mois au port de Bender-Abassi, commença bientôt à faire eau de toutes parts; et, par un autre malheur, les pompes ne valaient rien. On fut obligé de recourir à deux balles de cuirs de Russie qu'un marchand portait aux Indes, où ces belles peaux, qui sont très-fraîches, servent à couvrir les lits de repos. Quatre ou cinq cordonniers qui se trouvaient heureusement à bord, entreprirent d'en faire des seaux qui ne tenaient pas moins d'une pipe, et rendirent un service important dans un si grand danger. À l'aide d'un gros câble auquel on attacha autant de poulies qu'il y avait de seaux, on vint à bout, dans l'espace d'une heure ou deux, de tirer toute l'eau du vaisseau par cinq grands trous qu'on fit en divers endroits du tillac.

Le temps étant devenu plus doux, on arriva le 2 juillet au port de Masulipatan. Les facteurs anglais et hollandais y reçurent fort civilement Tavernier, et lui donnèrent plusieurs fêtes dans un beau jardin que les Hollandais ont à une demi-lieue de la ville; mais, apprenant le dessein qu'il avait de se rendre à Golconde, ils l'avertirent que le roi n'achetait rien de rare ni de haut prix sans avoir consulté Mirghimola, son premier ministre et général de ses armées, qui faisait alors le siége de Gandicot, ville de la province de Carnatic, dans le royaume de Visapour. Tavernier ne balança point à prendre cette route; il acheta une sorte de voiture qui se nomme pallekis, avec trois chevaux et six bœufs, pour porter lui, ses valets et son bagage; et son départ ne fut différé que jusqu'au 21 juillet.

Il fit trois lieues le premier jour pour aller passer la nuit dans le village de Nilmol. Le 22 il fit six lieues jusqu'à Vouhir, autre village avant lequel on passe une rivière sur un radeau; le 23, après une marche de six heures, il arriva dans Patemet, mauvais village où la violence des pluies l'obligea de s'arrêter trois jours.

Le 27, n'ayant pu faire qu'une lieue et demie jusqu'à Bézoara, par des chemins que les grandes eaux avaient rompus, il s'y arrêta quatre autres jours. Une rivière qu'il avait à passer s'était changée en torrent si rapide, que la barque ne pouvait résister au courant, sans compter qu'il fallut du temps pour laisser passer les chevaux du roi de Perse. On les menait à Mirghimola, par la même raison qui forçait Tavernier de voir ce ministre avant de se rendre à Golconde. Pendant le séjour qu'il fit à Bézoara il visita plusieurs pagodes. Le nombre en est plus grand dans cette contrée qu'en tout autre endroit des Indes, parce qu'à l'exception des gouverneurs et de quelques-uns de leurs domestiques qui sont mahométans, tous les peuples y sont idolâtres.

Il partit de Bézoara le 31, et, passant la rivière, qui était large alors d'une demi-lieue, il arriva trois lieues plus loin devant une grande pagode bâtie sur une plate-forme où l'on monte par quinze ou vingt marches. On y voit la figure d'une vache, d'un marbre fort noir, et quantité d'autres idoles. Les plus hideuses sont celles qui reçoivent le plus d'adorations et d'offrandes. Un quart de lieue au delà, on traverse un gros village. Le même jour Tavernier fit encore trois lieues pour arriver à Kakkali, village proche duquel on voit dans une petite pagode cinq ou six idoles de marbre assez bien faites. Le lendemain, après une marche de sept heures, il alla descendre à Condevir, grande ville avec un double fossé revêtu de pierres de taille. On y arrive par un chemin qui est fermé des deux côtés d'une forte muraille où, d'espace en espace, on voit quelques tours rondes peu capables de défense. Cette ville touche au levant d'une montagne d'une lieue de tour, environnée par le haut d'un bon mur, avec une demi-lune de cinquante en cinquante pas. Elle a dans son enceinte trois forteresses dont on néglige l'entretien.

Le 2 d'août Tavernier et les compagnons de son voyage ne firent que six lieues pour aller passer la nuit dans le village de Copenour. Le 3, après avoir fait huit lieues, ils entrèrent dans Adanqui, village assez considérable, qui est accompagné d'une fort grande pagode, où l'on voit les ruines de quantité de chambres qui avaient été faites pour les prêtres. Il reste encore dans la pagode quelques idoles mutilées que ces peuples ne laissent pas d'adorer. Le 4, on fit huit lieues jusqu'au village de Nosdrepar, avant lequel on trouve, à la distance d'une demi-lieue, une grande rivière qui avait alors peu d'eau, parce que le temps des pluies n'était pas encore arrivé dans ce canton. Le 5, après huit lieues de chemin, on passa la nuit au village de Condecour. Le 6, on marcha sept heures pour arriver à Dakié. Le 7, après avoir fait trois lieues, on traversa Nélour, ville où les pagodes sont en grand nombre. Un quart de lieue plus loin, on traversa une grande rivière, après laquelle on fit encore six lieues jusqu'au village de Gandaron. Le 8, on arriva par une marche de huit heures à Sereplé, qui n'est qu'un petit village. Le 9, on fit neuf lieues pour s'arrêter dans un fort bon village qui se nomme Ponter. Le 10, on marcha deux heures, et l'on passa la nuit à Senepgond, autre village considérable.

Le jour suivant on arriva le soir à Paliacate, qui n'est qu'à quatre lieues de Senepgond; mais on en fit plus d'une dans la mer, où les chevaux avaient, en plusieurs endroits, de l'eau jusqu'à la selle. Le véritable chemin est plus long de deux ou trois lieues. Paliacate est un fort qui appartient aux Hollandais, et dans lequel ils tiennent leur comptoir pour la côte de Coromandel; ils y entretiennent une garnison d'environ deux cents hommes, qui, joints à plusieurs marchands et à quelques naturels du pays, en font une demeure assez peuplée. L'ancienne ville du même nom n'en est séparée que par une grande place. Les bastions sont montés d'une fort bonne artillerie, et la mer vient battre au pied; mais c'est moins un port qu'une simple plage. Tavernier séjourna dans la ville jusqu'au lendemain au soir, et le gouverneur, qui se nommait Pitre, ne souffrit point qu'il y eût d'autre table que la sienne. Il lui fit faire trois fois, avec une confiance affectée, le tour du fort sur les murailles, où l'on pouvait se promener facilement. La manière dont les habitans de Paliacate vont prendre l'eau qu'ils boivent est assez remarquable; ils attendent que la mer soit retirée pour aller faire sur leur rivage des ouvertures d'où ils tirent de l'eau douce qui est excellente.

Le 12, il partit de Paliacate; et le lendemain, vers dix heures du matin, il entra dans Madraspatan, ou Madras, fort anglais qui porte aussi le nom de Saint-Georges, et qui commençait alors à se peupler. Il s'y logea dans le couvent des Capucins, où le P. Ephraïm de Nevers et le P. Zénon de Beaugé jouissaient paisiblement de la protection du gouverneur. San-Thomé n'étant qu'à une demi-lieue de Madras, Tavernier visita cette ville, dont les Portugais étaient encore en possession; mais leurs civilités ne purent l'empêcher de retourner le soir parmi les Anglais, avec lesquels il trouvait plus d'amusement. Ils l'arrêtèrent jusqu'au 22, qu'étant parti le matin, il fit six lieues pour aller passer la nuit dans un gros village qui se nomme Servavaron.

Le 23, il la passa dans le bourg d'Oudecot, après avoir traversé pendant sept lieues un pays plat et sablonneux, où l'on ne voit de toutes parts que des forêts de bambous d'une hauteur égale à nos plus hautes futaies. Il s'en trouve de si épaisses, qu'elles sont inaccessibles aux hommes; mais elles sont peuplées d'une prodigieuse quantité de singes. On avait raconté à Tavernier que les singes qui habitent un côté du chemin étaient si mortels ennemis de ceux qui occupent les forêts du côté opposé, que, si le hasard en fait passer un d'un côté à l'autre, il est étranglé sur-le-champ. Le gouverneur de Paliacate lui avait parlé du plaisir qu'il avait eu à les voir combattre, et lui avait appris comment on se procure ce spectacle. Dans tout ce canton le chemin est fermé, de lieue en lieue, par des portes et des barricades, où l'on fait une garde continuelle, avec la précaution de demander aux passans où ils vont et d'où ils viennent; de sorte qu'un voyageur y peut marcher sans crainte et porter son or à la main. L'abondance n'y règne pas moins que la sûreté, et l'on y trouve à chaque pas l'occasion d'acheter du riz. Ceux qui veulent être témoins d'un combat de singes font mettre dans le chemin cinq ou six corbeilles de riz, éloignées de quarante ou cinquante pas l'une de l'autre; et près de chaque corbeille cinq ou six bâtons de deux pieds de long et de la grosseur d'un pouce. On se retire ensuite un peu plus loin. Bientôt on voit les singes descendre des deux côtés du sommet des bambous, et sortir du bois pour s'approcher des corbeilles. Ils sont d'abord près d'une demi-heure à se montrer les dents: tantôt ils avancent, tantôt ils reculent, comme s'ils appréhendaient d'en venir au choc. Enfin les femelles, qui sont plus hardies que les mâles, surtout celles qui ont des petits, qu'elles portent entre leurs bras, comme une femme porte son enfant, s'approchent d'une proie qui les tente, et mettent la tête dans les corbeilles. Alors les mâles du parti opposé fondent sur elles et les mordent sans ménagement. Ceux de l'autre côté s'avancent aussi pour soutenir leurs femelles; et, la mêlée devenant furieuse, ils prennent les bâtons qu'ils trouvent près des corbeilles, avec lesquels ils commencent un rude combat. Les plus faibles sont obligés de céder: ils se retirent dans les bois, estropiés de quelque membre, ou la tête fendue; tandis que les vainqueurs, demeurant maître du champ de bataille, mangent avidement le riz. Cependant, lorsqu'ils sont à demi rassasiés, ils souffrent que les femelles du parti contraire viennent manger avec eux.

Tavernier, se disposant à partir pour Golconde, se rendit le 15 au matin à la tente du nabab Mirghimola. Sa curiosité n'y manqua pas d'exercice. Ce général était assis les jambes croisées et les pieds nus, avec deux secrétaires près de lui. Cette posture n'eut rien de surprenant pour Tavernier, parce qu'elle est commune en Orient, non plus que la nudité des jambes et des pieds, parce que c'est l'usage des plus grands seigneurs de Golconde, surtout dans leurs appartemens, où l'on ne marche que sur de riches tapis. Mais il observa que le nabab avait tous les entre-deux des doigts des pieds pleins de lettres, et qu'il en avait aussi quantité entre les doigts de la main gauche. Il en tirait tantôt de ses mains, tantôt de ses pieds, pour en dicter les réponses à ses secrétaires. Lui-même il en faisait quelques-unes. Lorsque les secrétaires avaient achevé d'écrire, il leur faisait lire leurs lettres. Ensuite il y appliquait son cachet de sa propre main; et c'était lui-même aussi qui les donnait aux messagers qui devaient les porter. Aux Indes, suivant la remarque de Tavernier, toutes les lettres que les rois, les généraux d'armée et les gouverneurs de provinces envoient par des gens de pied, arrivent beaucoup plus vite que par d'autres voies. On rencontre de deux en deux lieues de petites cabanes où demeurent constamment deux ou trois hommes gagés pour courir. Le messager, qui arrive hors d'haleine, jette sa lettre à l'entrée. Un des autres la ramasse, et se met à courir aussitôt. Ajoutez qu'aux Indes, la plupart des chemins sont comme des allées d'arbres, et que ceux qui sont sans arbres ont, de cinq en cinq cents pas, de petits monceaux de pierres que les habitans des villages voisins sont obligés de blanchir, afin que dans les nuits obscures et pluvieuses ces courriers puissent distinguer leur route.

Pendant que Tavernier était dans la tente, on vint avertir le nabab qu'on avait amené quatre criminels à sa porte. L'usage du pays ne permet pas de les garder long-temps en prison. La sentence suit de près la conviction du crime. Mirghimola, sans rien répondre, continua d'écrire et de faire écrire ses secrétaires; ensuite il ordonna tout d'un coup qu'on lui amenât les criminels. Après les avoir interrogés sévèrement, et leur avoir fait confesser de bouche le crime dont ils étaient accusés, il reprit ses occupations. Plusieurs officiers de son armée, qui entraient dans la tente, s'approchaient respectueusement pour lui faire leur cour. Il ne répondit à leur salutation que par un signe de tête. Enfin, ce silence ayant duré près d'une heure, il leva brusquement la tête pour prononcer la sentence des quatre criminels.

Tavernier alla descendre chez Pitre Delan, jeune Hollandais, chirurgien du roi, que ce prince avait demandé instamment à Cheteur, envoyé de Batavia. Le roi de Golconde se plaignait depuis long-temps d'un mal de tête, et les médecins l'exhortaient à se faire tirer du sang en quatre endroits de la langue. Les chirurgiens du pays n'osaient entreprendre cette opération. Delan, dont on espérait un si grand service, fut attaché à la cour avec huit cents pagodes de gages. Quelques jours après le départ de l'envoyé, cet adroit jeune homme, qui avait déjà fait prendre une bonne opinion de son habileté en publiant que la saignée était le moins difficile de tous les exercices de chirurgien, fut averti que le roi était résolu de le mettre à l'épreuve; mais on lui déclara que ce prince voulait absolument que, suivant l'ordonnance des médecins, il ne lui tirât que huit onces de sang, et qu'avec un maître si redoutable il ne devait rien donner au hasard. Delan, plein de confiance en ses propres lumières, ne balança point à se laisser conduire dans une chambre du palais par deux ou trois eunuques. Quatre vieilles femmes l'y vinrent prendre pour le mener au bain, où, l'ayant déshabillé et bien lavé, elles lui parfumèrent tout le corps, particulièrement les mains. Elles lui firent prendre une robe à la mode du pays; ensuite l'ayant mené devant le roi, elles apportèrent quatre petits plats d'or, que les médecins firent peser. Il fut averti encore qu'il devait se garder sur sa tête de passer les bornes de leur ordonnance; il saigna le roi avec tant de bonheur ou d'adresse, qu'en pesant le sang avec les plats, on trouva qu'il n'en avait tiré que huit onces. Cette justesse, et la légèreté de sa main, passèrent pour des prodiges de l'art. Le monarque en fut si satisfait, qu'il lui fit donner sur-le-champ trois cents pagodes, c'est-à-dire environ sept cents écus. La jeune reine et la mère-reine voulurent aussi qu'il leur tirât du sang. Tavernier, qui ne s'arrête à ce récit que pour faire connaître à nos chirurgiens ce qu'ils peuvent espérer aux Indes, s'imagine que la curiosité de le voir avait plus de part à cet empressement que le besoin de se faire saigner. C'était, dit-il, un jeune homme des mieux faits, et jamais ces deux princesses n'avaient vu un étranger de si près. Delan fut conduit dans une chambre magnifique, où les femmes qui l'avaient préparé à saigner le roi lui lavèrent encore les bras et les mains, et le parfumèrent soigneusement. Ensuite elles tirèrent un rideau, et la jeune reine allongea le bras par un trou. Il la saigna fort habilement. La reine-mère n'ayant pas été moins satisfaite, il reçut une grosse somme, avec quelques pièces de brocart d'or; et ces trois opérations le mirent dans une haute faveur à la cour.

Il paraît que ce fut sous la protection de cet heureux chirurgien que Tavernier entreprit de visiter les mines de diamans. On lui conseilla de commencer par celle de Raolkonde, qui est la plus célèbre. Elle est située à cinq journées de Golconde, et à huit ou neuf de Visapour. Il n'y avait pas plus de deux cents ans qu'elle avait été découverte. Comme les souverains de ces deux royaumes étaient autrefois sujets de l'Indoustan et gouverneurs des mêmes provinces qu'ils érigèrent en royaumes après leur révolte, on a cru long-temps en Europe que les diamans venaient des terres du grand-mogol.

En arrivant à Raolkonde, Tavernier alla saluer le gouverneur de la mine, qui commande aussi dans la province. C'était un mahométan, qui lui fit un accueil fort civil, et qui lui promit toutes sortes de sûretés pour son commerce, mais qui lui recommanda beaucoup de ne pas frauder les droits du souverain, qui sont de deux pour cent.

Aux environs du lieu d'où l'on tire les diamans, la terre est sablonneuse et pleine de rochers et de taillis. Ces rochers ont plusieurs veines larges, tantôt d'un demi-doigt, tantôt d'un doigt entier; et les mineurs sont armés de petits fers crochus par le bout, qu'ils enfoncent dans ces veines pour en tirer le sable ou la terre. C'est dans cette terre qu'ils trouvent les diamans. Mais, comme les veines ne vont pas toujours droit, et que tantôt elles baissent ou elles haussent, ils sont contraints de casser ces rochers pour ne pas perdre leur trace. Après les avoir ouvertes, ils ramassent la terre ou le sable, qu'ils lavent deux ou trois fois pour en séparer les diamans. C'est dans cette mine que se trouvent les pierres les plus nettes et de la plus belle eau; mais il arrive souvent que, pour tirer le sable des rochers, ils donnent de si grands coups d'un gros levier de fer, qu'ils étonnent le diamant et qu'ils y mettent des glaces. Lorsque la glace est un peu grande, ils clivent la pierre, c'est-à-dire qu'ils la fendent, et plus habilement que nous. Ce sont les pièces qu'on nomme faibles en Europe, et qui ne laissent pas d'être de grande montre. Si la pierre est nette, ils ne font que la passer sur la roue, sans s'amuser à lui donner une forme, dans la crainte de lui ôter quelque chose de son poids. S'il y a quelque petite glace, ou quelques points, ou quelque petit sable noir ou rouge, ils couvrent toute la pierre de facettes pour cacher ses défauts. Une glace fort petite se couvre de l'arête d'une des facettes; mais les marchands aimant mieux un point noir dans une pierre qu'un point rouge, on brûle la pierre qui est tachée d'un point rouge, et ce point devient noir.

On trouve auprès de cette mine quantité de lapidaires qui n'ont que des roues d'acier à peu près de la grandeur de nos assiettes de table. Ils ne mettent qu'une pierre sur chaque roue, qu'ils arrosent incessamment avec de l'eau, jusqu'à ce qu'ils aient trouvé le chemin de la pierre. Alors ils prennent de l'huile et n'épargnent pas la poudre de diamant, qui est toujours à grand marché. Ils chargent aussi la pierre beaucoup plus que nous. Tavernier vit mettre sur une pierre cent cinquante livres de plomb. C'était à la vérité une grande pierre qui demeura à cent trois carats après avoir été taillée, et la grande roue du moulin, qui était à notre manière, était tournée par quatre Nègres. Les Indiens ne croient pas que la charge donne des glaces aux pierres.

Le négoce se fait à la mine avec autant de liberté que de bonne foi. Outre ses deux pour cent, le roi tire un droit des marchands pour la permission de faire travailler à la mine. Ces marchands, après avoir cherché un endroit favorable avec les mineurs, prennent une portion de terrain à laquelle ils emploient un nombre convenable d'ouvriers. Depuis le premier moment du travail jusqu'au dernier, ils paient chaque jour au roi deux pagodes pour cinquante hommes, et quatre pagodes s'ils en emploient cent.

Les plus malheureux sont les mineurs mêmes, dont les gages ne montent par an qu'à trois pagodes; aussi ne se font-ils pas scrupule en cherchant dans le sable de détourner une pierre qu'ils peuvent dérober aux yeux, et comme ils sont nus, à la réserve d'un petit linge qui leur couvre le milieu du corps, ils tâchent adroitement de l'avaler. Tavernier en vit un qui avait caché dans le coin de son œil une pierre du poids d'un manghelin, c'est-à-dire d'environ deux de nos carats, et dont le larcin fut découvert. Celui qui trouve une pierre dont le poids est au-dessus de sept ou huit manghelins reçoit une récompense, mais proportionnée à sa misère plutôt qu'à l'importance du service.

Les marchands qui se rendent à la mine pour ce riche négoce ne doivent pas sortir de leur logement: mais chaque jour, à dix ou onze heures du matin, les maîtres mineurs leur apportent des montres de diamans. Si les parties sont considérables, ils les confient aux marchands pour leur donner le temps de les considérer à loisir. Il faut ensuite que le marché soit promptement conclu, sans quoi les maîtres reprennent leurs pierres, les lient dans un coin de leur ceinture ou de leur chemise, et disparaissent pour ne revenir jamais avec les mêmes pierres; ou du moins s'ils les rapportent, elles sont mêlées avec d'autres qui changent absolument le marché. Si l'on convient de prix, l'acheteur leur donne un billet de la somme pour l'aller recevoir du chérif, c'est-à-dire d'un officier nommé pour donner et recevoir les lettres de change. Le moindre retardement au delà du terme oblige de payer un intérêt sur le pied d'un et demi pour cent par mois. Mais, lorsque l'acheteur est connu, ils aiment mieux les lettres de change pour Agra, pour Golconde ou pour Visapour, et surtout pour Surate, d'où ils font venir diverses marchandises par les vaisseaux étrangers.

C'est un spectacle agréable de voir paraître tous les jours au matin les enfans des maîtres mineurs et d'autres gens du pays, depuis l'âge de dix ans, jusqu'à l'âge de quinze ou seize, qui viennent s'asseoir sous un gros arbre dans la place du bourg. Chacun d'eux a son poids de diamans dans un sac pendu d'un côté de sa ceinture, et de l'autre une bourse attachée, qui contient quelquefois jusqu'à cinq ou six cents pagodes d'or. Ils attendent qu'on leur vienne vendre quelques diamans, soit du lieu même ou de quelque autre mine. Quand on leur en présente un, on le met entre les mains du plus âgé de ces enfans, qui est comme le chef des autres. Il le considère soigneusement, et le fait passer à son voisin, qui l'examine à son tour: ainsi la pierre circule de main en main dans un grand silence, jusqu'à ce qu'elle revienne au premier. Il en demande alors le prix pour en faire le marché; et s'il l'achète trop cher, c'est pour son compte. Le soir, tous ces enfans font la somme de ce qu'ils ont acheté. Ils regardent leurs pierres, et les mettent à part, suivant leur eau, leur poids et leur netteté. Ils mettent le prix sur chacune, à peu près comme elles pourraient se vendre aux étrangers. Ensuite ils les portent aux maîtres, qui ont toujours quantité de parties à assortir, et tout le profit se partage entre ces jeunes marchands, avec cette seule différence, que le chef ou le plus âgé prend un quart pour cent de plus que les autres. Ils connaissent si parfaitement le prix de toutes sortes de pierres, que, si l'un d'eux, après en avoir acheté une, veut perdre demi pour cent, un autre est prêt à lui rendre aussitôt son argent.

Un jour, sur le soir, Tavernier reçut la visite d'un homme fort mal vêtu. Il n'avait qu'une ceinture autour du corps et un méchant mouchoir sur la tête. Après quelques civilités, il fit demander à Tavernier, par son interprète, s'il voulait acheter quelques rubis; et tirant de sa ceinture quantité de petits linges, il en fit sortir une vingtaine de petites pierres. Tavernier en acheta quelques-unes, et ne fit pas difficulté de les payer un peu au-delà de leur prix, parce qu'il jugea qu'on n'était pas venu le trouver sans avoir quelque chose de plus précieux à lui offrir. En effet, l'Indien l'ayant prié d'écarter ses gens, ne se vit pas plus tôt seul avec l'interprète et lui, qu'il ôta le mouchoir sous lequel ses cheveux étaient liés. Il en tira un petit linge qui contenait un diamant de quarante-huit carats et demi, et de la plus belle eau du monde, et les trois quarts fort net. «Gardez-le jusqu'à demain, dit-il à Tavernier, pour l'examiner à loisir. S'il est de votre goût, vous me trouverez hors du bourg à telle heure, et vous m'apporterez telle somme.» Tavernier ne manqua pas de lui porter la somme qu'il avait demandée; à son retour à Surate, il trouva un profit considérable sur cette pierre.

Quelques jours après, ayant reçu avis qu'un Français nommé Boète, qu'il avait laissé à Golconde pour recevoir et garder son argent, était attaqué d'une maladie dangereuse, il ne pensa qu'à retourner dans le pays. Le gouverneur de la mine, surpris de le voir partir sitôt, lui demanda s'il avait employé tout son argent. Il lui restait vingt mille pagodes, dont il regrettait effectivement de n'avoir pas fait l'emploi; mais, se croyant pressé par l'avis qu'il avait reçu, il fit voir au gouverneur tout ce qu'il avait acheté, qui se trouva conforme au rôle du receveur des droits; il paya les deux pour cent; et, ne déguisant pas même qu'il avait acheté en secret un diamant de quarante-huit carats et demi, il satisfit avec la même fidélité pour cette pierre, quoique personne ne fût informé de son marché dans le bourg. Le gouverneur, admirant sa bonne foi, lui confessa naturellement qu'aucun marchand du pays n'aurait eu cette délicatesse; et, dans le mouvement de son estime, il fit venir les plus riches marchands de la mine, avec ordre d'apporter leurs plus belles pierres. Dans l'espace d'une heure ou deux, Tavernier employa fort avantageusement ses vingt mille pagodes. Après le marché, ce généreux gouverneur dit aux marchands qu'ils devaient distinguer un si galant homme par quelque témoignage de reconnaissance et d'amitié. Ils consentirent de fort bonne grâce à lui faire présent d'un diamant de quelque prix.

La manière de traiter entre ces marchands mérite particulièrement une observation. Tout se passe dans le plus profond silence. Le vendeur et l'acheteur sont assis l'un devant l'autre comme deux tailleurs. L'un des deux ouvrant sa ceinture, le vendeur prend la main droite de l'acheteur, et la couvre avec la sienne de cette ceinture, sous laquelle le marché se fait secrètement, quoiqu'en présence de plusieurs autres marchands qui peuvent se trouver dans la même salle, c'est-à-dire que les deux intéressés ne se parlent, ni de la bouche, ni des yeux, mais seulement de la main. Si le vendeur prend toute la main de l'acheteur, ce signe exprime mille. Autant de fois qu'il la lui presse, ce sont autant de mille pagodes ou de mille roupies, suivant les espèces dont il est question. S'il ne prend que les cinq doigts, il n'exprime que cinq cents. Un doigt signifie cent. La moitié du doigt jusqu'à la jointure du milieu, signifie cinquante; et le petit bout du doigt jusqu'à la première jointure, signifie dix. Il arrive souvent que, dans un même lieu et devant quantité de témoins, une même partie se vend sept à huit fois, sans qu'aucun autre que les intéressés sache à quel prix elle est vendue. À l'égard du poids des pierres, on n'y peut être trompé que dans les marchés clandestins. Lorsqu'elles s'achètent publiquement, c'est toujours aux yeux d'un officier du roi, qui, sans tirer aucun bénéfice des particuliers, est chargé de peser les diamans; et tous les marchands doivent s'en rapporter à son témoignage.

Tavernier obtint du gouverneur une escorte de six cavaliers pour sortir des terres de son gouvernement, qui s'étend jusqu'aux limites communes des royaumes de Visapour et de Golconde. Elles sont marquées par une rivière large et profonde, dont le passage est d'autant plus difficile, qu'il ne s'y trouve ni pont ni bateau. On se sert, pour la traverser, d'une invention assez commune aux Indes. C'est un vaisseau rond de dix à douze pieds de diamètre, composé de branches d'osier, comme nos mannequins, et couvert de cuir de bœuf. On pourrait entretenir de bonnes barques, ou faire un pont sur cette rivière; mais les deux rois s'y opposent, parce qu'elle fait la séparation de leurs états. Chaque jour au soir, tous les bateliers des deux rives sont obligés de rapporter à deux officiers, qui demeurent de part et d'autre à un quart de lieue du passage, un état exact des personnes et des marchandises qui ont passé l'eau pendant le jour.

En arrivant à Golconde, Tavernier apprit avec chagrin que son agent était mort, et que la chambre où il l'avait laissé avait été scellée de deux sceaux, l'un du cadi, qui est comme le chef de la justice, et l'autre du cha-bander ou saban-dar, qu'il compare à notre prévôt des marchands. Un officier de justice gardait la porte nuit et jour, avec deux valets qui avaient servi l'agent jusqu'à sa mort. Après avoir demandé à Tavernier si l'argent qui se trouvait dans la chambre était à lui, on en exigea des preuves, qui furent le témoignage des chérifs mêmes qui l'avaient compté par son ordre. On lui fit signer un papier par lequel il déclarait qu'on n'en avait rien détourné; et les frais de ces procédures lui parurent si légers, qu'il admira également la fidélité et le désintéressement de la justice indienne.

Il entreprit bientôt de visiter une autre mine de diamans qui est dans le royaume de Golconde, à sept journées de la capitale. Elle est proche d'un gros bourg où passe la même rivière qu'il avait traversée en revenant de Raolkonde. De hautes montagnes forment une sorte de croissant à une lieue et demie du bourg; et c'est dans l'espace qui est entre le bourg et les montagnes qu'on trouve le diamant. Plus on cherche en s'approchant des montagnes, plus on découvre de grandes pierres; mais si l'on remonte trop haut, on ne rencontre plus rien. Ce voyage, suivant le calcul de Tavernier, est de cinquante-cinq lieues.

Il fut surpris de trouver aux environs de cette mine jusqu'à soixante mille personnes qu'on y employait continuellement au travail. On lui raconta qu'elle avait été découverte depuis environ cent ans par un pauvre homme, qui, bêchant un petit terrain pour y semer du millet, avait trouvé une pointe-naïve du poids d'environ vingt-cinq carats. La forme et l'éclat de cette pierre la lui avaient fait porter à Golconde, où les négocians avaient reçu avec admiration un diamant de ce poids, parce que les plus gros qui fussent connus auparavant n'étaient que de dix à douze carats. Le bruit de cette découverte n'ayant pas tardé à se répandre, plusieurs personnes riches avaient commencé aussitôt à faire ouvrir la terre, et l'on n'avait pas cessé d'y trouver quantité de grandes pierres. Il s'en trouvait en abondance depuis dix jusqu'à quarante carats, et quelquefois de beaucoup plus grandes, puisque, suivant le témoignage de Tavernier, Mirghimola, ce même capitaine indien dont on a parlé, fit présent au grand mogol Aureng-zeb d'un diamant de cette mine qui pesait neuf cents carats avant d'être taillé. Mais la plupart de ces grandes pierres ne sont pas nettes, et leurs eaux tiennent ordinairement de la qualité du terroir. S'il est humide et marécageux, la pierre tire sur le noir; s'il est rougeâtre, elle tire sur le rouge, et suivant les autres endroits, tantôt sur le vert et tantôt sur le jaune. Il paraît toujours sur leur surface une sorte de graisse qui oblige de porter sans cesse la main au mouchoir pour l'essayer.

À l'égard de leur eau, Tavernier observe qu'au lieu qu'en Europe nous nous servons du jour pour examiner les pierres brutes, les Indiens se servent de la nuit. Ils mettent dans un trou qu'ils font à quelque mur, de la grandeur d'un pied carré, une lampe avec une grosse mèche, à la clarté de laquelle ils jugent de l'eau et de la netteté de la pierre, qu'ils tiennent entre leurs doigts. L'eau que l'on nomme céleste est la pire de toutes. Il est impossible de la reconnaître tandis que la pierre est brute. Mais, pour peu qu'elle soit découverte sur le moulin, le secret infaillible pour bien juger de son eau est de la porter sous un arbre touffu. L'ombre de la verdure fait découvrir facilement si elle est bleue.

On cherche les pierres dans cette mine par des méthodes qui ressemblent peu à celle de Raolkonde. Après avoir reconnu la place où l'on veut travailler, les mineurs aplanissent une autre place à peu près de la même étendue, qu'ils environnent d'un mur d'environ deux pieds de haut. Au pied de ce mur, ils font de petites ouvertures pour l'écoulement de l'eau, et les tiennent fermées jusqu'au moment où l'eau doit s'écouler. Alors tous les ouvriers se rassemblent, hommes, femmes et enfans, avec le maître qui les emploie, accompagné de ses parens et de ses amis. Il apporte avec lui quelque idole, qu'on met debout sur la terre, et devant laquelle chacun se prosterne trois fois. Un prêtre, qui fait la prière pendant la cérémonie, leur fait à tous une marque sur le front avec une composition de safran et de gomme, espèce de colle qui retient sept ou huit grains de riz qu'il applique dessus. Ensuite s'étant lavé le corps avec de l'eau que chacun apporte dans un vase, ils se rangent en fort bon ordre pour manger ce qui leur est présenté dans un festin que le maître leur fait au commencement du travail.

Après ce repas, chacun commence à travailler. Les hommes fouillent la terre, les femmes et les enfans la portent dans l'enceinte qui se trouve préparée. On fouille jusqu'à dix, douze et quatorze pieds de profondeur; mais, aussitôt qu'on rencontre l'eau, il ne reste plus d'espérance. Toute la terre étant portée dans l'enceinte, on prend avec des cruches l'eau qui demeure dans les trous qu'on a faits en fouillant. On la jette sur cette terre pour la détremper; après quoi les trous sont ouverts pour donner passage à l'eau, et l'on continue d'en jeter d'autre par-dessus, afin qu'elle entraîne le limon et qu'il ne reste que le sable. On laisse sécher tout au soleil, ce qui tarde peu dans un climat si chaud. Tous les mineurs ont des paniers à peu près de la forme d'un van, dans lesquels ils mettent ce sable pour le secouer comme nous secouons le blé. La poussière achève de se dissiper, et le gros est remis sur le fond qui demeure dans l'enceinte. Après avoir vanné tout le sable, ils l'étendent avec une manière de râteau qui le rend fort uni. C'est alors que, se mettant tous ensemble sur ce fond de sable avec un gros pilon de bois, large d'un demi-pied par le bas, ils le battent d'un bout à l'autre de deux ou trois grands coups qu'ils donnent à chaque endroit. Ils le remettent ensuite dans les paniers, le vannent encore, et recommencent à l'étendre; et, ne se servant plus que de leurs mains, ils cherchent les diamans en pressant cette poudre, dans laquelle ils ne manquent point de les sentir. Anciennement, au lieu d'un pilon de bois pour battre la terre, ils la battaient avec des cailloux, et de là venaient tant de glaces dans les pierres.

Depuis trente ou quarante ans, on avait découvert une autre mine entre Colour et Raolkonde; on y trouvait des pierres qui avaient l'écorce verte, belle, transparente, et qui paraissaient même plus belles que les autres; mais elles se mettaient en morceaux lorsqu'on commençait à les égriser, ou du moins elles ne pouvaient résister sur la roue. Le roi de Golconde fit fermer la mine.

Il restait à visiter la mine de Bengale, qui est la plus ancienne de toutes les mines de diamans. On donne indifféremment à cette mine le nom de Soumelpour, qui est un gros bourg proche duquel on trouve les diamans, ou celui de Gouel, rivière sablonneuse dans laquelle on les découvre. La rivière de Gouel vient des hautes montagnes, qui sont éloignées d'environ cinquante cosses au midi, et va se perdre dans le Gange.

C'est en remontant que les recherches commencent; lorsque le temps des grandes pluies est passé, ce qui arrive ordinairement au mois de décembre, on attend encore pendant tout le mois de janvier que la rivière soit éclaircie, parce qu'alors elle n'a pas plus de deux pieds d'eau en divers endroits, et qu'elle laisse toujours quantité de sable à découvert. Vers le commencement de février on voit sortir de Soumelpour et d'un autre bourg qui est vingt cosses plus haut sur la même rivière, et de plusieurs petits villages de la plaine, huit ou dix mille personnes de tous les âges qui ne respirent que le travail; les plus experts connaissent à la qualité du sable s'il s'y trouve des diamans. On entoure ces lieux de pieux, de fascines et de terre, pour en tirer l'eau et les mettre tout-à-fait à sec. Le sable qu'on y trouve, sans le chercher jamais plus loin qu'à deux pieds de profondeur, est porté sur une grande place qu'on a préparée au bord de la rivière, et qui est entourée comme à Raolkonde d'un petit mur d'environ deux pieds. On y jette de l'eau pour le purifier; et tout le reste de l'opération ressemble à celle des mineurs de Golconde.

C'est de cette rivière que viennent toutes les belles pierres qu'on appelle pointes-naïves: elles ont beaucoup de ressemblance avec celles qu'on nomme pierres de tonnerre, mais il est rare qu'on en trouve de grandes.

CHAPITRE V.

Établissemens français de la côte de Coromandel.

Nous trouvons dans notre recueil peu de détails sur les possessions européennes de cette côte, qui dépend en grande partie du royaume de Carnate, et qui est tributaire du grand-mogol. Ce royaume de Carnate était autrefois soumis au roi de Golconde; les mahométans mogols s'en sont emparés, et le pays est partagé, comme dans tous le reste de l'Inde, entre le mahométisme et l'idolâtrie; nous n'avons trouvé sur l'intérieur de ce royaume que quelques récits de missionnaires, peu intéressans pour la curiosité du lecteur. Les villes de la côte sont célèbres par leur commerce, et fréquentées par toutes les nations de l'Europe. Les Portugais y possèdent Méliapour ou San-Thomé; les Hollandais ont bâti le fort de Gueldre dans la ville de Paliacate, et les Anglais le fort de Saint-Georges dans celle de Madras: on sait combien est riche et florissante cette colonie, rivale de Pondichéry. L'intérêt national nous engage à parler avec un peu plus d'étendue de cette colonie française, qui a essuyé tant d'alternatives de prospérités et de disgrâces.

Luillier, voyageur français, est le seul qui nous ait donné quelques détails sur Pondichéry. Il s'était embarqué à Lorient, le 4 mars 1722, sur un vaisseau de la compagnie des Indes. Dix jours qu'il passa d'abord dans la rade de Pondichéry, avant de continuer sa route vers le Bengale, ne lui donnèrent pas le temps d'acquérir beaucoup de connaissances sur la colonie, qu'il n'eut le temps de visiter qu'à son retour. Pondichéry était déjà devenu le premier comptoir de la compagnie des Indes. On commençait à ne rien épargner pour lui donner de l'éclat. Luillier croit son circuit d'environ quatre lieues, et le représente déjà très-peuplé, surtout de Gentous, qui aiment mieux, dit-il, la domination française que celle des Maures. Chaque état est resserré dans son quartier. On y construisit alors une nouvelle forteresse, près de laquelle quelques officiers français avaient fait bâtir des maisons: mais, comme le pays a peu de bois pour les édifices, et que d'ailleurs il s'élève de temps en temps des vents fort impétueux, elles ne sont que d'un étage. Outre ce nouveau fort, on en comptait neuf petits, qui faisaient auparavant l'unique défense des murs. La garde était composée de trois compagnies d'infanterie française, et d'environ trois cents Cipaies, nom qu'on donne à des habitans naturels du pays qu'on fait élever et vêtir à la manière de France. Il y avait à Pondichéry trois maisons religieuses: l'une de jésuites, la seconde de carmes, et la troisième de capucins, qui se disaient curés de toute la ville et de l'église malabare. Le roi, pour donner du lustre à ce bel établissement, y avait établi depuis quelques années un conseil souverain; la compagnie y entretenait un gouverneur, un commandant militaire et un major.

On ne s'est arrêté à cette courte description que pour faire comparer, dans la suite de cet article, l'état de Pondichéry, tel qu'il était alors avec ce qu'il est devenu dans l'espace de peu d'années.

Le vaisseau ayant remis à la voile le 22 juillet pour le Bengale, on n'eut qu'un vent favorable jusqu'à la rade de Ballasor, où l'on arriva le 29. Ballasor est un lieu célèbre par le commerce des senas, sorte de belle toile blanche, et de ces étoffes qui passent en France pour des écorces d'arbres, quoiqu'elles soient composées d'une soie sauvage qui se trouve dans les bois. On passa le lendemain devant Calcutta, comptoir des Anglais de l'ancienne compagnie, où l'on faisait bâtir alors de très-beaux magasins. Il est situé sur le bord du Gange, à huit lieues du comptoir de France. Comme divers particuliers ont fait bâtir des maisons à Calcutta, on le prendrait de loin pour une ville.

On passa de même devant le comptoir des Danois, qui saluèrent le bâtiment français de treize coups de canon: c'est un honneur qu'il reçut de tous les vaisseaux européens qu'il rencontra jusqu'à la loge française; elle porte le nom de Chandernagor: c'est une très-belle maison qui est située sur le bord d'un des deux bras du Gange. Elle a deux autres loges dans sa dépendance: celle de Cassambazar, d'où viennent toutes les soies dont il se fait un si grand commerce au Levant, et celle de Ballasor. Tous ces établissemens sont situés dans le pays d'Ougly, province du royaume de Bengale.

Chandernagor n'est éloigné que d'une lieue de Chinchoura, grande ville où les Hollandais et les Anglais de la nouvelle compagnie ont des comptoirs. Celui des Hollandais l'emporte beaucoup sur l'autre par la beauté des édifices; les Portugais y ont deux églises, l'une qui appartenait aux jésuites, et l'autre aux augustins. La ville de Chinchoura est défendue par une citadelle qui sert de logement au gouverneur. Le port est si spacieux, qu'il peut contenir trois cents vaisseaux à l'ancre.

Les banians, qui sont les principaux marchands du pays, y ont leur demeure et leurs magasins.

La province d'Ougly est par le vingt-troisième degré sous le tropique du cancer. L'air y est fort grossier et moins sain qu'à Pondichéry; cependant la terre y est beaucoup meilleure; elle produit toutes sortes de légumes et d'herbes potagères, du froment, du riz en abondance, du miel, de la cire, et toutes les espèces de fruits qui croissent aux Indes. Aussi le Bengale en est-il comme le magasin. On y recueille quantité de coton, d'une plante dont la feuille ressemble à celle de l'érable, et qui s'élève d'environ trois pieds; le bouton qui le renferme fleurit à peu près comme celui de nos gros chardons.

La compagnie tire de son comptoir d'Ougly diverses sortes de malles-molles; des casses, que nous nommons mousselines doubles; des doréas, qui sont les mousselines rayées; des tangebs, ou des mousselines serrées; des amans, qui sont de très-belles toiles de coton, quoique moins fines que les senas de Ballasor; des pièces de mouchoirs de soie, et d'autres toiles de coton. La grande ville de Daca, qui est éloignée de la loge d'environ cent lieues, fournit les meilleures et les plus belles broderies des Indes, en or et en argent comme en soie. De là viennent les stinkerques et les belles mousselines brodées qu'on apporte en France. C'est de Patna que la compagnie tire du salpêtre, et tout l'Orient, de l'opium. Les jamavars, les armoisins et le cottonis, qui sont des étoffes mêlées de soie et de coton, viennent de Cassambazar. En général, suivant la remarque de Luillier, les plus belles mousselines des Indes viennent de Bengale, les meilleures toiles de coton viennent de Pondichéry, et les plus belles étoffes de soie à fleurs d'or et d'argent viennent de Surate.

Le retour à Pondichéry n'offrit rien de plus remarquable que les événemens ordinaires de la navigation. Jetons un coup d'œil rapide sur les progrès de la colonie depuis le voyage de Luillier, et sur l'état de Pondichéry. Il fut entouré de murs en 1723. L'attention que les gouverneurs ont toujours eue d'assigner le terrain aux particuliers qui demandaient la permission de bâtir a formé comme insensiblement une ville aussi régulière que si le plan avait été tracé tout d'un coup: les rues en paraissent tirées au cordeau. La principale, qui va du sud au nord, a mille toises de long, c'est-à-dire une demi lieue parisienne; et celle qui croise le milieu de la ville est de six cents toises. Toutes les maisons sont contiguës. La plus considérable est celle du gouverneur. De l'autre côté, c'est-à-dire au couchant, on voit le jardin de la compagnie, planté de fort belles allées d'arbres, qui servent de promenades publiques, avec un édifice richement meublé, où le gouverneur loge les princes étrangers et les ambassadeurs. Les jésuites ont dans la ville un beau collége, dans lequel douze ou quinze de leurs prêtres montrent à lire et à écrire, et donnent des leçons de mathématiques; mais ils n'y enseignent pas la langue latine. La maison des missions étrangères n'a que deux ou trois prêtres, et le couvent des capucins en a sept ou huit. Quoique les maisons de Pondichéry n'aient qu'un étage, celles des riches habitans sont belles et commodes. Les Gentous y ont deux pagodes, que les rois du pays leur ont fait conserver, avec la liberté du culte pour les bramines, gens pauvres, mais occupés sans cesse au travail, qui font toute la richesse de la ville et du pays. Leurs maisons n'ont ordinairement que huit toises de long sur six de large, pour quinze ou vingt personnes, et quelquefois plus. Elles sont si obscures, qu'on a peine à comprendre qu'ils aient assez de jour pour leur travail. La plupart sont tisserands, peintres en toiles ou orfévres. Ils passent la nuit dans leurs cours ou sur le toit, presque nus et couchés sur une simple natte: ce qui leur est commun, à la vérité, avec le reste des habitans; car Pondichéry étant au 12e. degré de latitude septentrionale, et par conséquent dans la zone torride, non-seulement il y fait très-chaud, mais pendant toute l'année il n'y pleut que sept ou huit jours vers la fin d'octobre. Cette pluie, qui arriva régulièrement, est peut-être un des phénomènes les plus singuliers de la nature.

Les meilleurs ouvriers gentous ne gagnent pas plus de deux sous dans leur journée; mais ce gain leur suffit pour subsister avec leurs femmes et leurs enfans. Ils ne virent que de riz cuit à l'eau, et le riz est à très-bon marché. Des gâteaux sans levain, cuits sous la cendre, sont le seul pain qu'ils mangent, quoiqu'il y ait à Pondichéry d'aussi bon pain qu'en Europe. Malgré la sécheresse du pays, le riz, qui ne croît pour ainsi dire que dans l'eau, s'y recueille avec une prodigieuse abondance; et c'est à l'industrie, au travail continuel des Gentous, qu'on a cette obligation. Ils creusent dans les champs, de distance en distance, des puits de dix à douze pieds de profondeur, sur le bord desquels ils mettent une espèce de bascule avec un poids en dehors et un grand seau en dedans. Un Gentou monte sur le milieu de la bascule, qu'il fait aller en appuyant alternativement un pied de chaque côté, et chantant sur le même ton, suivant ce mouvement, en malabare, qui est la langue ordinaire du pays, et un, et deux, et trois, etc. pour compter combien il a tiré de seaux. Aussitôt que ce puits est tari il passe à un autre. En général, cette nation est d'une adresse étonnante pour la distribution et le ménagement de l'eau. Elle en conserve quelquefois dans des étangs, des lacs et des canaux, après le débordement des grandes rivières, telles que le Coltam, qui n'est pas éloigné de Pondichéry. Les mahométans, auxquels on donne ordinairement le nom de Maures, sont aussi fainéans que les Gentous sont laborieux.

La ville de Pondichéry est à quarante ou cinquante toises de la mer, dont le reflux sur cette côte ne s'élève jamais plus de deux pieds. C'est une simple rade où les vaisseaux ne peuvent aborder. On emploie des bateaux pour aller recevoir ou porter des marchandises à la distance d'une lieue en mer; extrême incommodité pour une ville où rien ne manque d'ailleurs à la douceur de la vie. Les alimens y sont à très-vil prix. On y fait bonne chère en grosse viande, en gibier, en poisson. Si l'on n'y trouve point les fruits d'été qui croissent en Europe, le pays en produit d'autres qui nous manquent, et qui sont meilleurs que les nôtres.

Suivant le dernier dénombrement, on comptait dans Pondichéry cent vingt mille habitans, chrétiens, mahométans ou gentous. La ville a plusieurs grands magasins, six portes, une citadelle, onze forts ou bastions, et quatre cent cinq pièces de canon, avec des mortiers et d'autres pièces d'artillerie. La réputation des Français, soutenue par la sage conduite de leurs gouverneurs, leur a fait obtenir de plusieurs princes indiens des priviléges, des honneurs et des préférences qui doivent flatter la nation. La première faveur de cette espèce est de battre monnaie au coin de l'empereur mogol, que les Hollandais n'ont encore pu se procurer par toutes leurs offres. Les Anglais en ont joui pendant quelques années; mais diverses révolutions les ont déterminés à l'abandonner. M. Dumas obtint cette grâce en 1736, par lettres patentes de Mahomet-Chah, empereur mogol, adressées à Aly-Daoust-Khan, nabab ou vice-roi de la province d'Arcate; elles étaient accompagnées d'un éléphant avec son harnais, présent qui ne se fait chez les Orientaux qu'aux rois et aux plus puissans princes. M. Dumas, comprenant les avantages qu'il en pouvait tirer pour la compagnie, fit frapper tous les ans, depuis l'année 1735 jusqu'en 1741, qui fut celle de son retour en France, pour cinq à six millions de roupies. Cette monnaie est une pièce d'argent qui porte l'empreinte du mogol, un peu plus large que nos pièces de douze sous, et trois fois plus épaisse: une roupie vaut quarante-huit sols.

Pour comprendre de quelle utilité ce nouveau privilége fut à la compagnie, il faut savoir que le gouverneur, se conformant au titre des roupies du mogol, mit dans celle de Pondichéry la même quantité d'alliage, et qu'il établit le même droit de sept pour cent. Par une évaluation facile, on a trouvé que, dans la marque de ces cinq à six millions, valant en espèces plus de douze millions de livres, la compagnie tirait un avantage de quatre cent mille livres par an. Ce produit augmente de jour en jour par le cours étonnant des roupies de Pondichéry, qui sont mieux reçues que toutes les autres monnaies de l'Inde. Non-seulement elles se font des lingots que la compagnie envoie, mais toutes les nations y portent leurs matières, sur lesquelles l'hôtel de la monnaie profite suivant la quantité de l'alliage. Il n'y a que les pagodes et les sequins qui puissent le disputer, dans le commerce, à la monnaie de Pondichéry. La pagode est l'ancienne monnaie des Indes. C'est une pièce d'or qui a précisément la forme d'un petit bouton de veste, et qui vaut huit livres dix sous. Le dessous, qui est plat, représente une idole du pays; et le dessus, qui est rond, est marqué de petits grains, comme certains boutons de manche. Le sequin est une véritable pièce d'or très-raffiné, qui vaut dix livres de notre monnaie. Il est un peu plus large qu'une pièce de douze sous, mais moins épais; ce qui fait que tous les sequins sont un peu courbés; il s'en trouve même de percés, ce qui vient de l'usage que les femmes indiennes ont de les porter au cou comme des médailles. Ces pièces sont extrêmement communes dans le pays, et ne se frappent qu'à Venise. Elles viennent par les Vénitiens, qui font un commerce très-considérable à Bassora, dans le fond du golfe Persique, à Moka, au détroit de Babel-Mandel, et à Djedda, qui est le port de la Mecque. Les Indiens y portent tous les ans une bien plus grande quantité de marchandises que les Français, les Hollandais, les Anglais et les Portugais n'en tirent. Ils les vendent aux Persans, aux Égyptiens, aux Turcs, aux Russes, aux Polonais, aux Suédois, aux Allemands et aux Génois, qui vont les acheter dans quelqu'un de ces trois ports, pour les faire passer dans leur pays par la Méditerranée et par terre.

Il convient, dans cet article, de faire connaître les monnaies qui sont en usage à Pondichéry. Après les pagodes, il faut placer les roupies d'argent, monnaie assez grossière, qui n'ont pas tout-à-fait la largeur de nos pièces de vingt-quatre sous, mais qui sont plus épaisses du double. L'empreinte est ordinairement la même sur toute la côte de Coromandel. Une face porte ces mots: l'an... du règne glorieux de Mahomet; et l'autre: cette roupie a été frappée à...: celles de Pondichéry et de Madras portent également le nom d'Arcate, parce que la permission de les frapper est venue du nabab de cette province; mais on distingue celles de Pondichéry par un croissant qui est au bas de la seconde face, et celles de Madras par une étoile.

Les fanons sont de petites pièces d'argent, dont sept et demi valent une roupie, et vingt-quatre une pagode, par conséquent le fanon vaut un peu moins de six sous.

On appelle cache une petite monnaie de cuivre, dont soixante-quatre valent un fanon; ainsi la cache vaut un peu plus d'un denier.

Ces monnaies, quoiqu'en usage dans l'Inde entière, n'y ont pas la même valeur partout; et la cause de cette différence est qu'il y en a de plus ou moins fortes, et de plus ou moins parfaites pour le titre.

Dans le Bengale on compte encore par ponis, qui ne sont pas des pièces, mais une somme arbitraire, comme nous disons en France une pistole. Il faut trente-six à trente-sept ponis pour une roupie d'argent d'Arcate; ainsi le ponis vaut environ cinq liards de notre monnaie. Au-dessous sont les petits coquillages dont on a parlé dans les relations d'Afrique et dans celles des Maldives, qui portent le nom de cauris, et dont quatre-vingts font le ponis.

L'établissement français de Pondichéry s'est accru par les donations de quelques nababs qui ont eu besoin de ses secours, après la guerre que Thamas-Kouli-Khan ou Nadir-Chah, roi de Perse, porta dans l'Indoustan.

Après l'infortune du mogol, qui avait été fait prisonnier dans sa capitale, et dont les immenses trésors étaient passés entre les mains du vainqueur, quelques nababs, ou vice-rois de la presqu'île de l'Inde, jugèrent l'occasion d'autant plus favorable pour s'ériger eux-mêmes en souverains, qu'il n'y avait aucune apparence que le roi de Perse, déjà trop éloigné de ses propres états, et si bien récompensé de son entreprise, pensât à les venir attaquer dans une région qu'il connaissait aussi peu que les environs du cap de Comorin. Daoust-Aly-Khan, nabab d'Arcate, le même qui avait accordé aux Français la permission de battre monnaie, se flatta de pouvoir former deux royaumes: l'un, pour Sabder-Aly-Khan, son fils aîné; l'autre pour Sander-Saheb, son gendre: jeunes gens qui n'avaient que de l'ambition, sans aucun talent pour soutenir un si grand projet. Arcate est une grande ville à trente lieues de Pondichéry au sud-ouest, la plus malpropre qu'il y ait au monde.

Les mogols, qui avaient étendu leurs conquêtes dans cette partie de l'Inde sous le règne du fameux Aureng-Zeb, avaient laissé subsister les royaumes de Trichenapaly, de Tanjaour, de Maduré, de Maïssour et de Marava. Ces états étaient gouvernés par des princes gentous, tributaires, à la vérité, de l'empereur mogol, mais fiers et lents dans leur dépendance, qui se dispensaient quelquefois de payer le tribut, ou qui attendaient que l'empereur fît marcher ses armées pour les y contraindre. La plupart devaient à la cour de Delhy de très-grosses sommes qu'on avait laissé accumuler par la mollesse de Mahomet-Chah, plus occupé des plaisirs de son sérail que de l'administration, dont il se reposait sur des ministres aussi voluptueux que lui. Daoust-Aly-Khan saisit cette occasion pour attaquer les princes voisins de son gouvernement. Il assembla une armée de vingt-cinq à trente mille chevaux, avec un nombre proportionné d'infanterie, dont il donna le commandement à Sabder et à Sander-Sahed. Leur premier exploit fut la prise de Trichenapaly, grande ville fort peuplée, à trente-cinq lieues au sud-ouest de Pondichéry. Cette capitale, investie par l'armée des Maures, le 6 mars 1736, fut emportée d'assaut le 26 du mois suivant. Sabder en abandonna le gouvernement à Sander-Saheb, son beau-frère, qui prit aussitôt la qualité de nabab.

Après avoir soumis le reste de cette contrée, ils tournèrent leurs armes vers le royaume de Tanjaour, dont ils assiégèrent la capitale. Le roi Sahadgy s'y était renfermé avec toutes les troupes qu'il avait pu rassembler. Cette place est si bien fortifiée, qu'après avoir inutilement poussé leurs attaques pendant près de six mois, ils furent obligés de changer le siége en blocus. Tandis que Sander-Saheb demeura pour y commander, Bara-Saheb, un de ses frères, s'avança au sud avec un détachement de quinze mille chevaux, se rendit maître de tout le pays de Marava, du Maduré et des environs du cap Comorin. Ensuite, remontant le long de la côte de Malabar, il poussa ses conquêtes jusqu'à la province de Travancor. Ce fut dans ces circonstances que Sander-Saheb mit les Français en possession de la terre de Karical.

Tous les princes gentous, alarmés d'une invasion si rapide, implorèrent le secours du roi des Marattes. Ils lui représentèrent que leur religion n'était pas moins menacée que leurs états; et les principaux ministres de ce prince, dont la plupart sont bramines, lui firent un devoir indispensable de s'armer pour une cause si pressante. Il se nommait Maha-Radja. Ses états sont d'une grande étendue. On l'a vu souvent mettre en campagne cent cinquante mille chevaux, et le même nombre de gens de pied, à la tête desquels il ravageait les états du mogol, dont il lirait d'immenses contributions. Les Marattes, ses sujets, sont peu connus de nos géographes. La guerre fait leur principale occupation: ils habitent au sud-est des montagnes qui sont derrière Goa, vers la côte de Malabar. La capitale de leur pays est Satera, ville très-considérable.

Les sollicitations du roi de Tanjaour et des princes du même culte, jointes à l'espérance de piller un pays où depuis long-temps toutes les nations du monde venaient échanger leur or et leur argent pour des marchandises, déterminèrent enfin le roi des Marattes à faire partir une armée de soixante mille chevaux et de cent cinquante mille hommes d'infanterie, dont il donna le commandement à son fils aîné, Ragodgi-Bonsolla Sena-Saheb-Soubab. Elle se mit en marche au mois d'octobre 1739. Daoust-Aly-Khan, informé de son approche, rappela son fils et son gendre, qui tenaient encore le roi de Tanjaour bloqué dans sa capitale. Il était question de mettre leurs propres états à couvert. Cependant ces deux généraux ne se déterminèrent pas tout d'un coup à s'éloigner de leurs conquêtes, et laissèrent avancer l'ennemi, qui répandait le ravage et la terreur sur son passage. Daoust se hâta de rassembler tout ce qui lui restait de troupes, avec lesquelles il alla se saisir des gorges de la montagne de Canamay, vingt-cinq lieues à l'ouest d'Arcate, défilés très-difficiles, et qu'un petit nombre de troupes peut défendre contre une nombreuse armée.

Les Marattes y arrivèrent au mois de mai 1740. Après avoir reconnu qu'il leur était impossible de forcer le nabab d'Arcate dans son poste, ils campèrent à l'entrée des gorges, d'où ils firent tenter secrètement la fidélité du prince gentou qui gardait un autre passage avec cinq ou six mille hommes, et que Daoust avait cru digne de sa confiance. Ce prince fut bientôt corrompu par les promesses et par l'argent des Marattes. Les bramines levèrent ses difficultés en lui représentant que le succès de cette guerre pouvait ruiner le mahométisme et rétablir la religion de leurs pères. Il consentit à livrer le passage. Les Marattes, continuant d'amuser le nabab par de légères attaques, y firent marcher leurs troupes et s'en saisirent le 19 mai. De là, ils trouvèrent si peu d'obstacles au dessein de le surprendre par-derrière, qu'ils s'approchèrent à deux portées de canon avant qu'il se défiât de son malheur. Lorsqu'on vint l'informer qu'il paraissait du côté d'Arcate un corps de cavalerie qui s'avançait vers le camp, il s'imagina que c'étaient les troupes de son gendre qui venaient le joindre; mais il entendit aussitôt de furieuses décharges de mousqueterie, et la présence du danger lui fit ouvrir les yeux sur la trahison.

Aly-Khan, son second fils, et tous ses officiers généraux, montant aussitôt sur leurs éléphans, se défendirent avec autant d'habileté que de valeur. Mais ils furent accablés d'un si grand feu et d'une si terrible décharge de frondes, que tout ce qu'il y avait de gens autour d'eux périt à leurs pieds ou prit la fuite. Le nabab et son fils, blessés de plusieurs coups, tombèrent morts de leurs éléphans, et leur chute répandit tant de frayeur dans l'armée, que la déroute devint générale. La plupart des officiers furent tués ou foulés aux pieds par les éléphans, qui enfonçaient dans la boue jusqu'à la moitié des jambes. Il était tombé la nuit précédente une grande pluie qui avait détrempé la terre. Plusieurs guerriers, qui étaient de ce combat, assurèrent que jamais champ de bataille n'avait présenté un plus affreux spectacle de chevaux, de chameaux et d'éléphans blessés et furieux, mêlés, renversés avec les officiers et les soldats, jetant d'horribles cris, faisant de vains efforts pour se dégager des bourbiers sanglans où ils étaient enfoncés, achevant d'étouffer ou d'écraser les soldats qui n'avaient pas la force de se retirer.

Gityzor-Khan, général de l'armée mogole, qui avait rendu d'importans services à la compagnie, fut blessé de cinq coups de fusil et d'un coup de fronde qui lui creva un œil, et le renversa de dessus son éléphant. On doit faire observer qu'une décharge de frondes par le bras des Marattes est aussi redoutable que la plus violente mousqueterie. Les domestiques de Gityzor, l'ayant vu tomber, l'emportèrent avant la fin du combat dans un bois voisin, et ne pensèrent qu'à s'éloigner de l'ennemi. Après dix ou douze jours de marche, ils arrivèrent à Alamparvé, qui se nomme aussi Jorobandel, à sept ou huit lieues de Pondichéry. Les principales blessures de leur maître étaient un coup de fusil qui lui avait coupé la moitié de la langue et fracassé la moitié de la mâchoire; un autre qui pénétrait dans la poitrine, et trois coups dans le dos, avec un œil crevé. On lui envoya le chirurgien-major de la compagnie, qui passa près de lui vingt-cinq jours sans pouvoir le sauver.

La date de cette affreuse bataille est du 20 mai 1740. Les Marattes y firent un grand nombre de prisonniers, dont les principaux furent Taqua-Saheb, grand-divan, un des gendres de Daoust, et le nabab Eras-Khan-Mirzoutohr, commandant-général de la cavalerie. Dans le pillage du camp, ils enlevèrent la caisse militaire, l'étendard de Mahomet et celui de l'empereur; ils emmenèrent quarante éléphans avec un grand nombre de chevaux. Le corps de Daoust-Aly-Khan fut trouvé parmi les morts; mais on ne put reconnaître celui de son fils, qui avait été sans doute écrasé, comme un grand nombre d'autres, sous les pieds des éléphans.

Le bruit de ce grand événement jeta dans toute la presqu'île de l'Inde une épouvante qui ne peut être représentée. On ne put se le persuader dans Pondichéry qu'à la vue d'une prodigieuse multitude de fugitifs, Maures et Gentous, qui vinrent demander un asile avec des cris et des larmes, comme dans le lieu de toute la côte où ils se flattaient de trouver plus de secours et d'humanité. Bientôt le nombre en devint si grand, que la prudence obligea de fermer les portes de la ville. Le gouverneur y était jour et nuit pour donner ses ordres. Les maisons et les rues se trouvèrent remplies de grains et de bagages. Tous les marchands indiens de la ville et des lieux voisins qui avaient des effets considérables à Arcate et dans les terres, s'empressaient de les mettre à couvert sous la protection des Français. Le 25 mai, qui était le cinquième jour après la bataille, la veuve du nabab Daoust-Aly-Khan, avec toutes les femmes de sa famille et ses enfans, se présentèrent à la porte de Valdaour, avec des instances pour être reçues dans la ville, où elles apportaient tout ce qu'elles avaient ramassé d'or et d'argent, de pierreries et d'autres richesses.

Cette position était délicate pour les Français; ils avaient à craindre que les Marattes, informés du lieu où toute la famille du nabab s'était retirée avec tous ses trésors, ne vinssent attaquer Pondichéry. D'un autre côté, ils étaient perdus d'honneur dans les Indes, s'ils avaient fermé leurs portes à cette famille fugitive, qui commandait depuis long-temps dans la province, et qui n'avait jamais cessé de les favoriser. Ajoutons que, la moindre révolution pouvant changer la face des affaires, et faire reprendre aux Marattes le chemin de leur pays, Sabder-Aly-Khan et toute sa race seraient devenus ennemis irréconciliables de ceux qui leur auraient tourné le dos avec la fortune, et n'auraient pensé qu'à la vengeance. Le gouverneur assembla son conseil. Il n'y déguisa pas les raisons qui rendaient la générosité dangereuse; mais il fit voir avec la même force que l'humanité, l'honneur, la reconnaissance et tous les sentimens qui distinguent la nation française ne permettaient pas de rejeter une famille si respectable et tant de malheureux qui venaient se jeter entre ses bras. L'avis qu'il proposa, comme le sien, fut de les recevoir et de leur accorder la protection de la France. Ce parti fut généralement approuvé du conseil, et confirmé par les applaudissemens de tout ce qu'il y avait de Français à Pondichéry.

On se hâta d'aller avec beaucoup de pompe au-devant de la veuve du nabab. Toute la garnison fut mise sous les armes et borda les remparts. Le gouverneur, accompagné de ses gardes à pied et à cheval, et porté sur un superbe palanquin, se rendit à la porte de Valdaour, où la princesse attendait la décision de son sort. Elle était avec ses filles et ses neveux, sur vingt-deux palanquins, suivis d'un détachement de quinze cents cavaliers, de quatre-vingts éléphans, de trois cents chameaux, et de plus de deux cents voitures traînées par des bœufs, dans lesquelles étaient les gens de leur suite; enfin de deux mille bêtes de charge. Après lui avoir fait connaître combien la nation s'estimait heureuse de pouvoir la servir, on la salua par une décharge du canon de la citadelle. Elle fut menée avec les mêmes honneurs aux logemens qu'on avait déjà préparés pour elle et pour toute sa suite. Il ne manqua rien à la civilité des Français, et tous les officiers mogols en témoignèrent une extrême satisfaction. Jamais la nation française ne s'était acquis plus de gloire aux Indes. Les apparences semblaient promettre plus de sûreté à la veuve du nabab dans les établissemens anglais, hollandais, danois, tels que Porto-Novo, Tranquebar ou Négapatan, qui étaient plus proches et plus puissans que le nôtre. Mais venir d'elle-même, et sans aucune convention, se jeter sous la protection des Français, c'était déclarer hautement qu'elle avait pour eux plus d'estime et de confiance que pour toutes les autres nations de l'Europe.

Cependant Sabder-Aly-Khan, fils aîné du malheureux Daoust, arriva près d'Arcate, deux jours après la bataille, avec un corps de sept à huit cents chevaux. Mais à la première nouvelle de ce désastre, il se vit abandonné de ses troupes, et réduit à se sauver avec quatre de ses gens dans la forteresse de Vélour. Sander-Saheb, son beau-frère, qui était sorti de Trichenapaly avec quatre cents chevaux, apprit aussi cette funeste nouvelle en chemin, et trouva tout le pays soulevé contre les Maures. Plusieurs petits princes, qui portent le titre de paliagaras, se déclarèrent pour les Marattes, jusqu'à tenter de l'enlever pour le livrer entre leurs mains. Il n'eut pas d'autre ressource que de retourner à Trichenapaly, et de s'y renfermer dans la forteresse. Le général des Marattes prit sa marche vers Arcate, dont il se rendit maître sans opposition. La ville fut abandonnée au pillage et consumée en partie par le feu. Divers détachemens, qui furent envoyés pour mettre le pays à contribution, firent éprouver de toutes parts l'avarice et la cruauté du vainqueur. C'est un ancien usage parmi ces barbares que la moitié du butin appartienne à leurs chefs. Ils exercèrent toutes sortes de violences, non-seulement contre les mahométans, mais contre les Gentous mêmes qui avaient imploré leur secours, et qui les regardaient comme les protecteurs de leur religion. Ils portent avec eux des chaises de fer, sur lesquelles ils attachent nus avec des chaînes ceux dont ils veulent découvrir les trésors; et, mettant le feu dessous, ils les brûlent jusqu'à ce qu'ils aient donné tout leur bien. On ne s'imaginerait point combien ils firent périr d'habitans par ce cruel supplice, ou par le poignard qui les vengeait de ceux qui n'avaient rien à leur offrir. Tous les lieux qui essuyèrent leur fureur furent presque entièrement détruits; ce qui avait fait un tort extrême aux manufactures de toile dans un pays où la plupart des Gentous exercent le métier de tisserand, dans lequel ils excellent.

Tandis qu'ils répandaient la désolation dans la province d'Arcate et dans les lieux voisins, Sabder-Aly-Khan, renfermé dans sa forteresse de Vélour, leur fit des propositions d'accommodement. Après quelques négociations, le traité fut conclu à des conditions fort humiliantes. Sabder devait succéder à son père dans la dignité de nabab d'Arcate; mais il s'obligeait de payer aux vainqueurs cent laques ou cinq millions de roupies, à restituer toutes les terres de Trichenapaly et de Tanjaour, à joindre ses troupes aux Marattes, pour en chasser Sander-Saheb qui était encore en possession de la ville, de la forteresse et de tout l'état de Trichenapaly; enfin à servir lui-même d'instrument pour rétablir tous les princes de la côte de Coromandel dans les domaines qu'ils possédaient avant la guerre. Quoique le général maratte n'eût rien de plus favorable à désirer, une autre raison l'avait fait consentir à ce traité. Le roi de Golconde commençait à s'alarmer des ravages qui s'étaient commis dans le Carnate. Il avait résolu d'en arrêter les progrès. Nazerzingue, soubab de Golconde, et fils de Nizam-Elmouk, premier ministre du Mogol, s'était mis en marche avec une armée de soixante mille chevaux et de cent cinquante mille hommes d'infanterie. En arrivant sur les bords du Quichena, qui n'est qu'à douze journées d'Arcate, il avait été arrêté par le débordement de ce fleuve; mais le général maratte, informé de son approche et du dessein qu'il avait de continuer sa marche après la retraite des eaux, craignit de perdre tous ses avantages à l'arrivée d'un ennemi si redoutable; et cette réflexion le disposa plus facilement à conclure avec Sabder.

La résistance des Français acheva de le déterminer. Avant cette incursion, un Maure distingué par son rang en avait donné avis au gouverneur de Pondichéry, son ami particulier. On ignore comment il s'était procuré ces lumières dans un si grand éloignement. Mais à la nouvelle du premier mouvement des Marattes, le gouverneur français avait pris toutes les mesures de la prudence pour se mettre à couvert. L'enceinte de la ville n'étant point encore achevée du côté de la mer, il avait fait élever une forte muraille pour fermer l'intervalle de quarante à cinquante toises qui sont entre les maisons et le rivage. Il avait rétabli les anciennes fortifications; il en avait construit de nouvelles. La place avait été fournie de vivres et de munitions de guerre. Enfin, lorsque les Marattes étaient entrés dans la province, il avait fait prendre les armes non-seulement à la garnison, mais encore à tous les habitans de la ville qui étaient en état de les porter. Les postes avaient été distribués; et ces préparatifs n'avaient pas peu contribué à attirer à lui tous les habitans des lieux voisins, qui l'avaient regardé comme leur défenseur après la bataille de Canamay.

L'événement justifia ces précautions. Après avoir pris possession d'Arcate, le vainqueur menaça d'attaquer Pondichéry avec toutes ses forces, si les Français ne se hâtaient de l'apaiser par des sommes considérables. Il leur déclara ses intentions par une lettre du 20 janvier 1741, où l'adresse et la fierté étaient également employées. N'ayant reçu, disait-il, aucune réponse à plusieurs lettres qu'il avait écrites au gouverneur, il était porté à le croire ingrat et du nombre de ses ennemis; ce qui le déterminait à faire marcher son armée contre la ville: les Français devaient se souvenir qu'il les avait anciennement placés dans le lieu où ils étaient, et qu'il leur avait donné la ville de Pondichéry; aussi se flattait-il encore que le gouverneur, ouvrant les yeux à la justice, lui enverrait des députés pour convenir du paiement d'une somme; et, dans cette espérance, il voulait bien suspendre les hostilités pendant quelques jours. Suivant l'usage des Marattes et de la plupart des Gentous, qui n'écrivent jamais qu'en termes obscurs, pour ne pas donner occasion de les prendre par leurs paroles, il ajoutait que le porteur de sa lettre avait ordre de s'expliquer plus nettement. En effet, cet envoyé, qui était un homme du pays, dont le gouverneur connaissait la perfidie par des lettres interceptées qu'il avait écrites à son père, demanda au nom des Marattes une somme de cinq cent mille roupies; et de plus, le paiement d'un tribut annuel, dont le général prétendait, sans aucune apparence de vérité, que les Français étaient redevables à sa nation depuis cinquante ans.

Le gouverneur crut devoir une réponse civile à cette lettre; mais il ne parla point des droits chimériques que les Marattes s'attribuaient sur Pondichéry, ni du tribut et de l'intérêt, ni des cinq cent mille roupies qu'ils demandaient avant toute espèce de traité, et qui seraient montées à plus de quinze millions de notre monnaie. Le silence sur des prétentions si ridicules lui parut plus conforme aux maximes des Indiens. Peu de jours après, le général insista sur ses demandes par une nouvelle lettre, qui paraît mériter, comme la seconde réponse du gouverneur français, d'obtenir place dans cette narration.

«Au gouverneur de Pondichéry, votre ami Ragodgi-Bonsolla-Sena-Saheb-Soubab: Ram Ram,

»Je suis en bonne santé, il faut me mander l'état de la vôtre.

»Jusqu'à présent je n'avais pas reçu de vos nouvelles; mais Capal-Cassi et Atmarampantoulou viennent d'arriver ici, qui m'en ont dit, et j'en ai appris d'eux.

»Il y a présentement quarante ans que notre grand roi vous a accordé la permission de vous établir à Pondichéry: cependant, quoique notre armée se soit approchée de vous, nous n'avons pas reçu une seule lettre de votre part.

»Notre grand roi, persuadé que vous méritiez son amitié, que les Français étaient des gens de parole, et qui jamais n'auraient manqué envers lui, a remis en votre pouvoir une place considérable. Vous êtes convenu de lui payer annuellement un tribut que vous n'avez jamais acquitté. Enfin, après un si long temps, l'armée des Marattes est venue dans ces cantons. Les Maures étaient enflés d'orgueil; nous les avons châtiés. Nous avons tiré de l'argent d'eux. Vous n'êtes pas à savoir cette nouvelle.

»Nous avons ordre de Maha-Radja, notre roi, de nous emparer des forteresses de Trichenapaly et de Gindgy, et d'y mettre garnison. Nous avons ordre aussi de prendre les tributs qui nous sont dus depuis quarante ans par les villes européennes du bord de la mer. Je suis obligé d'obéir à ces ordres. Quand nous considérons votre conduite et la manière dont le roi vous a fait la faveur de vous donner un établissement dans ses terres, je ne puis m'empêcher de vous dire que vous vous êtes fait tort en ne lui payant pas ce tribut. Nous avions des égards pour vous, et vous avez agi contre nous. Vous avez donné retraite aux Mogols dans votre ville. Avez-vous bien fait? De plus, Sander-Khan a laissé sous votre protection les casenas de Trichenapaly et de Tanjaour, des pierreries, des éléphans, des chevaux et d'autres choses dont il s'est emparé dans ces royaumes, ainsi que sa famille: cela est-il bien aussi? Si vous voulez que nous soyons amis, il faut que vous nous remettiez ces casenas, ces pierreries, ces éléphans, ces chevaux, la femme et le fils de Sander-Khan. J'enverrai de mes cavaliers, et vous leur remettrez tout. Si vous différez de le faire, nous serons obligés d'aller nous-mêmes vous y forcer, de même qu'au tribut que vous nous devez depuis quarante ans.

»Vous savez aussi ce qui est arrivé dans ce pays à la ville de Bassin. Mon armée est fort nombreuse. Il faut de l'argent pour ses dépenses. Si vous ne vous conformez point à ce que je vous demande, je saurai tirer de vous de quoi payer la solde de toute l'armée. Nos vaisseaux arriveront aussi dans peu de jours. Il faut donc que notre affaire soit terminée au plus tôt.

»Je compte que, pour vous conformer à ma lettre, vous m'enverrez la femme et le fils de Sander-Khan, avec ses éléphans, ses chevaux, ses pierreries et ses casenas.

»Le 15 du mois de Randiam. Je n'ai point autre chose à vous mander.»

Loin d'être effrayé de ces menaces, le gouverneur français y répondit en ces termes:

«À Ragodgi-Bonsolla, etc.

»Depuis la dernière lettre que j'ai eu l'honneur de vous écrire, j'en ai reçu une autre de vous. Vos alcoras m'ont dit qu'ils avaient employé vingt-deux jours en chemin, et qu'avant de venir ici ils avaient été à Tanralour. Pendant que vous étiez près d'Arcate, j'ai envoyé deux Français pour vous saluer de ma part; mais ils ont été arrêtés et dépouillés en chemin, ce qui ne leur a pas permis de continuer leur route. Ensuite la nouvelle s'est répandue que vous étiez retourné dans votre pays.

»Vous me dites que nous devons un tribut à votre roi depuis quarante ans; jamais la nation française n'a été assujettie à aucun tribut. Il m'en coûterait la tête, si le roi de France, mon maître, était informé que j'y eusse consenti. Quand les princes du pays ont donné aux Français un terrain sur les sables du bord de la mer pour y bâtir une forteresse et une ville, ils n'ont point exigé d'autres conditions que de laisser subsister les pagodes et la religion des Gentous. Quoique vos armées n'aient point paru de ce côté-ci, nous avons toujours observé de bonne foi ces conditions.

»Votre seigneurie est sans doute informée de ce que nous venons faire dans ces contrées si éloignées de notre patrie. Nos vaisseaux, après huit à neuf mois de navigation, y apportent tous les ans de l'argent pour acheter des toiles de coton dont nous avons besoin dans notre pays; ils y restent quelques mois, et s'en retournent lorsqu'ils sont chargés. Tout l'or et l'argent répandus dans ces royaumes viennent des Français; sans eux, vous n'auriez pas tiré un sou de toute la contrée, que vous avez trouvée au contraire enrichie par notre commerce. Sur quel fondement votre seigneurie peut-elle donc nous demander de l'argent? et où le prendrions-nous? Nos vaisseaux n'en apportent que ce qu'il en faut pour les charger; nous sommes même obligés souvent, après leur départ, d'en emprunter pour nos dépenses.

»Votre seigneurie me dit que votre roi nous a donné une place considérable; mais elle devrait savoir que, quand nous nous sommes établis à Pondichéry, ce n'était qu'un emplacement de sable qui ne rendait aucun revenu; si d'un village qu'il était alors nous en avons fait une ville, c'est par nos peines et nos travaux; c'est avec les sommes immenses que nous avons dépensées pour la bâtir et la fortifier, dans la seule vue de nous défendre contre ceux qui viendraient injustement nous attaquer.

»Vous dites que vous avez ordre de vous emparer des forteresses de Trichenapaly et de Gindgy; à la bonne heure, si cette proximité n'est pas pour vous une occasion de devenir notre ennemi. Tant que les Mogols ont été maîtres de ces contrées, ils ont toujours traité les Français avec autant d'amitié que de distinction, et nous n'avons reçu d'eux que des faveurs. C'est en vertu de cette union que nous avons recueilli la veuve du nabab Aly-Daoust-Khan, avec toute sa famille, que la frayeur a conduite ici après la bataille où la fortune a secondé votre valeur. Devions-nous leur fermer nos portes, et les laisser exposées aux injures de l'air? Des gens d'honneur ne sont pas capables de cette lâcheté. La femme de Sander-Saheb, fille d'Aly-Daoust-Khan, et sœur de Sabder-Aly-Khan, y est aussi venue avec sa mère et son frère, et les autres ont repris le chemin d'Arcate. Elle voulait passer à Trichenapaly; mais ayant appris que vous en faisiez le siége avec votre armée, elle est demeurée ici.

»Votre seigneurie m'écrit de remettre aux cavaliers que vous enverrez cette dame, son fils, et les richesses qu'ils ont apportées dans cette ville. Vous qui êtes rempli de bravoure et de générosité, que penseriez-vous de moi si j'étais capable de cette bassesse? La femme de Sander-Saheb est dans Pondichéry sous la protection du roi mon maître, et tout ce qu'il y a de Français aux Indes perdrait la vie plutôt que de vous la livrer. Vous me dites qu'elle a ici les trésors de Tanjaour et de Trichenapaly; je ne le crois pas, et je n'y vois aucune apparence, puisque j'ai même été obligé de lui fournir de l'argent pour vivre et pour payer ses domestiques.

»Enfin vous me menacez, si je ne me conforme pas à vos demandes, d'envoyer votre armée contre nous, et d'y venir vous-mêmes. Je me prépare de mon mieux à vous recevoir, et à mériter votre estime, en vous faisant connaître que j'ai l'honneur de commander à la plus brave de toutes les nations de la terre, et qui se défend avec le plus d'intrépidité contre une injuste attaque.

»Je mets au reste ma confiance dans le Dieu tout-puissant, devant lequel les plus formidables armées sont comme la paille légère que le vent emporte et dissipe de tous côtés; j'espère qu'il favorisera la justice de notre cause. J'avais déjà entendu parler de ce qui était arrivé à Bassin; mais cette place n'était pas défendue par des Français.»

Cette réponse est un modèle de noblesse et de modération. Le dernier mot est sublime.

Les précautions que cette lettre annonçait au général des Marattes n'étaient pas une fausse menace; la ville était bien fournie de munitions de guerre et de bouche, et l'on n'y comptait pas moins de quatre à cinq cents pièces d'artillerie. Le gouverneur avait fait descendre tous les équipages des vaisseaux qui se trouvaient dans la rade; il avait armé les employés de la compagnie, et tous les habitans français, dont il avait formé un corps d'infanterie qu'on exerçait tous les jours au service du canon et de la mousqueterie. Enfin il avait choisi parmi les Indiens ceux qui étaient en état de porter les armes, ce qui lui fit environ douze cents Européens, et quatre à cinq mille pions, Malabares ou mahométans. Quoique dans l'occasion il y ait peu de fond à faire sur ces troupes indiennes, la garde qu'on leur faisait monter sur les bastions et sur les courtines soulageait beaucoup la garnison.

On demeura ainsi sous les armes jusqu'au mois d'avril 1741. Le général des Marattes employa ce temps à ravager ou à subjuguer tous les pays voisins; plus occupé néanmoins à faire du butin qu'à prendre des places pour les conserver. Trichenapaly fut celle qui lui opposa le plus de résistance. C'est une ville forte pour les Indes. Elle est environnée d'un bon mur, qui est flanqué d'un grand nombre de tours, avec une fausse braie, ou double enceinte, et un large fossé plein d'eau. Les Marattes, après l'avoir entièrement investie, ouvrirent la tranchée le 15 décembre, et formèrent quatre attaques, qu'ils poussaient rigoureusement en sapant les murailles sous des galeries fort bien construites. Sander-Saheb commençait à s'y trouver extrêmement pressé. Bara-Saheb, son frère, qui défendait le Maduré avec quelques troupes, partit à la tête de sept ou huit mille chevaux pour se jeter dans la ville, et ce secours aurait pu forcer les barbares de lever le siége. Mais ayant appris sa marche, ils envoyèrent au-devant de lui un corps de vingt mille cavaliers et dix mille pions, qui taillèrent en pièces sa petite armée. Il périt lui-même après s'être glorieusement défendu. Son corps fut apporté au général des Marattes, qui parut touché de la perte d'un homme extrêmement bien fait, et qui s'était signalé par une rare valeur. Il l'envoya couvert de riches étoffes à Sander-Saheb son frère pour lui rendre les honneurs de la sépulture. Ce triste événement découragea les assiégés. Ils manquaient depuis long-temps d'argent, de vivres et de munitions. Sander-Saheb, réduit à l'extrémité, prit le parti de se rendre; et le vainqueur, content de sa soumission, lui laissa la vie et la liberté: mais ayant pris possession de la place le dernier jour d'avril 1741, il en abandonna le pillage à son armée.

Pendant le siége, il avait fait marcher du côté de la mer un détachement de quinze ou seize mille hommes, qui attaquèrent Porto-Novo, à sept lieues au sud de Pondichéry, et qui se rendirent facilement maîtres d'une ville qui n'était pas fermée. Ils y enlevèrent tout ce qui se trouvait de marchandises dans les magasins hollandais, anglais et français. Cependant, par le soin qu'on avait eu de faire transporter à Pondichéry la plus grande partie des effets de la compagnie de France, elle ne perdit que trois ou quatre mille pagodes, en toiles bleues qui étaient encore entre les mains des tisserands et des teinturiers. De Porto-Novo, les Marattes passèrent à Goudelour, établissement anglais à quatre lieues au sud de Pondichéry, qu'ils pillèrent malgré le canon du fort Saint-David. Ils vinrent camper ensuite près d'Ankhionac, à une lieue et demie de Pondichéry; mais n'ayant osé s'approcher de la ville, ils allèrent se jeter sur Condgymer et Sadras, deux établissemens des Hollandais dont ils pillèrent les magasins.

Enfin les chefs du détachement écrivirent au gouverneur français. Ils lui envoyèrent même un officier de distinction pour lui renouveler les demandes de leur général, et lui déclarer que, sur son refus, ils avaient ordre d'arrêter tous les vivres qu'on transporterait à Pondichéry, jusqu'au moment où le reste de leur armée; après la prise de Trichenapaly, qui ne pouvait tenir plus de quinze jours, viendrait attaquer régulièrement la place. Le gouverneur reçut fort civilement cet envoyé. Il lui fit voir l'état de la ville et de l'artillerie, la force de la citadelle qu'on pouvait faire sauter d'un moment à l'autre par les mines qu'on y avait disposées, et la quantité des vivres dont la place était munie. Il l'assura qu'il était dans la résolution de se défendre jusqu'à la dernière extrémité, et qu'il ne consentirait jamais à des demandes qu'il n'avait pas le pouvoir d'accorder. Il ajouta qu'il avait fait embarquer sur les vaisseaux qu'il avait dans la rade les marchandises et les meilleurs effets de sa nation; et que si, par une suite d'événemens fâcheux, il voyait ses ressources épuisées, il lui serait facile de monter lui-même à bord avec tout ce qui lui resterait de Français, et de retourner dans sa patrie: d'où les Marattes devaient conclure qu'il y avait peu à gagner pour eux, et beaucoup à perdre. L'officier, qui n'avait jamais vu de ville si bien munie, ne put déguiser son admiration, et se retira fort satisfait des politesses qu'il avait reçues.

Mais une circonstance légère contribua plus que toutes les fortifications de Pondichéry à terminer cette guerre. Comme c'est l'usage aux Indes de faire quelque présent aux étrangers de considération, le gouverneur offrit à l'envoyé des Marattes dix bouteilles de différentes liqueurs de Nancy. Cet officier en fit goûter au général, qui les trouva excellentes. Le général en fit boire à sa maîtresse, qui, les trouvant encore meilleures, le pressa de lui en procurer à toutes sortes de prix. Ragodgi-Bonsolla, fort embarrassé par les instances continuelles d'une femme qu'il aimait uniquement, ne s'adressa point directement au gouverneur, dans la crainte de se commettre ou de lui avoir obligation. Il le fit tenter par des voies détournées; et les offres de ses agens montèrent jusqu'à cent roupies pour chaque bouteille. Le gouverneur, heureusement informé de la cause de cet empressement, feignit d'ignorer d'où venaient des propositions si singulières, et témoigna froidement qu'il ne pensait point à vendre des liqueurs qui n'étaient que pour son usage. Enfin, Ragodgi-Bonsolla, ne pouvant soutenir la mauvaise humeur de sa maîtresse, les fit demander en son nom, avec promesse de reconnaître avantageusement un si grand service. On parut regretter à Pondichéry d'avoir ignoré jusqu'alors les désirs du prince des Marattes; et le gouverneur, se hâtant de lui envoyer trente bouteilles de ses plus fines liqueurs, lui fit dire qu'il était charmé d'avoir quelque chose qui pût lui plaire. Ce présent fut accepté avec une vive joie. Le gouverneur en reçut aussitôt des remercîmens, accompagnés d'un passe-port par lequel on le priait d'envoyer deux de ses officiers pour traiter d'accommodement. Cette passion que ce général avait de satisfaire sa maîtresse l'avait déjà porté à défendre toutes sortes d'insultes contre la ville et les Français.

Deux bramines, gens d'esprit, et solidement attachés à la nation française, furent députés sur-le-champ au camp des Marattes, avec des instructions et le pouvoir de négocier la paix. Ils y apportèrent tant d'adresse et d'habileté, que Ragodgi-Bonsolla promit de se retirer au commencement du mois de mai; et loin de rien exiger des Français, il envoya au gouverneur, avant son départ, un serpent, qui est dans les cours indiennes le témoignage le plus authentique d'une sincère amitié.

Bientôt une conduite si sage et si généreuse attira au gouverneur de Pondichéry des remercîmens et des distinctions fort honorables de la cour même du grand-mogol. Il reçut une lettre du premier ministre de ce grand empire, avec un serpent et des assurances d'une constante faveur pour la nation.

Sabder-Aly-Khan, instruit par la renommée autant que par les lettres de sa mère, des caresses et des honneurs que toute sa famille ne cessait de recevoir à Pondichéry, se crut obligé de signaler sa reconnaissance. Non-seulement il se hâta d'écrire au gouverneur pour lui marquer ce sentiment par des expressions fort nobles et fort touchantes, mais il joignît à ces lettres un paravana, c'est-à-dire un acte formel par lequel il lui cédait personnellement, et non à la compagnie, les aldées ou les terres d'Arkhionac, de Tedouvanatam, de Villanour, avec trois autres villages qui bordent au sud le territoire des Français, et qui produisent un revenu annuel de vingt-cinq mille livres. Il se rendit ensuite à Pondichéry, avec Sander-Saheb son beau-frère.

Sur l'avis qu'on y reçut le 2 septembre que ces deux princes y devaient arriver le soir, le gouverneur fit dresser une tente à la porte de Valdaour. Il envoya au-devant d'eux trois de ses principaux officiers, à la tête d'une compagnie des pions de sa garde, avec des danseuses et des tamtams, qui font toujours l'ornement de ces fêtes. Le nabab, étant arrivé à la tente, y fut reçu par le gouverneur même, qui s'y était rendu avec toute la pompe de sa dignité. Il entra dans la ville pour se rendre d'abord au jardin de la compagnie, où sa mère et sa sœur étaient logées. Les deux premiers jours furent donnés, suivant l'usage des Maures, aux pleurs et aux gémissemens. Dans la visite que le prince fit ensuite au gouverneur, il fut reçu avec tous les honneurs dus à son rang, c'est-à-dire au bruit du canon, entre deux haies de la garnison qui était en bataille sur la place. Après avoir passé quelques momens dans la salle d'assemblée, il souhaita d'entretenir en particulier le gouverneur, qui le fit entrer dans une chambre avec quelques seigneurs de sa suite. Sabder employa les termes les plus vifs et les plus affectueux pour exprimer sa reconnaissance, en protestant qu'il n'oublierait jamais l'important service qu'il avait reçu du gouverneur et des Français. Lorsqu'il fut rentré dans la salle commune, on lui offrit le bétel; et, suivant l'usage, à l'égard de ceux qu'on veut honorer singulièrement, on lui versa un peu d'eau rose sur la tête et sur ses habits. Mais, de tous les présens qui lui furent offerts, il ne voulut accepter que deux petits vases en filigrane de vermeil; et, partant fort satisfait des honneurs et des politesses qu'il avait reçus, il envoya dès le même jour au gouverneur un serpent avec le plus beau de ses éléphans.

L'année suivante, lorsque le chevalier Dumas quitta les Indes pour retourner en France, toute la reconnaissance du nabab parut s'accroître avec le chagrin de perdre son bienfaiteur et son ami. Il lui envoya pour monument d'une éternelle amitié l'habillement et l'armure de son père Daoust-Aly-Khan, présent également riche et honorable.

Enfin cette faveur fut couronnée par une autre; ce fut la dignité de nabab et de mansoupdar, qui donnait au chevalier Dumas le commandement de quatre azaris et demi, c'est-à-dire, de quatre mille cinq cents cavaliers mogols, dont il était libre de conserver deux mille pour sa garde, sans être chargé de leur entretien. Elle lui vint de la cour du Mogol, mais sans doute à la recommandation du nabab d'Arcate. Jamais aucun Européen n'avait obtenu cet honneur dans les Indes. Outre l'éclat d'une distinction sans exemple, il en revenait un extrême avantage à la compagnie française, qui allait se trouver défendue par les troupes de l'Indoustan et par les généraux mogols, collègues du gouverneur de Pondichéry. Mais le chevalier Dumas, qui sollicitait depuis deux ans son retour en France, était presqu'à la veille de son départ. Son zèle pour les intérêts de la compagnie lui fit sentir de quelle importance il était de faire passer son titre et ses fonctions aux gouverneurs qui devaient lui succéder. Il tourna tous ses soins vers cette entreprise, et les mêmes raisons qui lui avaient fait obtenir la première grâce, disposèrent les Mogols à lui accorder la seconde. Il en reçut le firman, qui fut expédié au nom du grand visir, généralissime des troupes de l'empire. En résignant le gouvernement de Pondichéry à son successeur dans le cours du mois d'octobre 1741, il le mit en possession du titre de nabab, et le fit reconnaître en qualité de mansoupdar par les quatre mille cinq cents cavaliers dont le commandement est attaché à cette dignité.

On sait généralement que le gouverneur Dupleix porta au plus haut degré l'honneur du nom français dans les Indes, qu'il rendit au nabab Mouzaferzingue des services encore plus essentiels que Dumas n'en avait rendu à Sabder-Aly-Khan, qu'il le rétablit dans ses états par la mort de Nazerzingue son concurrent, tué dans une bataille en 1750; que de nombreuses dépenses et de magnifiques présens furent la récompense de ce service. Dupleix reçut du Mogol le titre de nabab, et des appointemens très-considérables. Il étala dans les Indes un faste capable d'étonner ce peuple même, celui de l'univers à qui la pompe extérieure en impose le plus. Il est mort à Paris dans l'indigence. Il y avait rapporté l'habitude de manières royales qu'il mêlait avec adresse à l'urbanité française qu'il ne blessait pas. Mais, toujours préoccupé du luxe asiatique, il affectait de mépriser le cortége simple et peu nombreux qui accompagne ordinairement nos rois. Il ne faisait pas réflexion que tout grand appareil est difficile à mouvoir, et que ce qui peut convenir au despote immobile et invisible qui se montre une fois l'an à un peuple d'esclaves pourrait embarrasser beaucoup nos monarques, qui, dans leurs palais toujours ouverts, vivent sous les yeux de leurs sujets.

Il suffira de rappeler ici que Pondichéry, prise par les Anglais dans la dernière guerre, et rendue par le traité de paix de 1763, sort peu à peu de ses ruines, et reprend par degrés son ancien commerce, quoiqu'elle n'ait plus la même puissance.

Nous trouvons dans la relation de Dellon, que nous avons déjà citée, l'histoire d'une fourberie très-singulière et très-hardie, qui peut égayer nos lecteurs en finissant cet article.

Un Portugais, dont la fortune était fort dérangée, mais qui avait beaucoup d'esprit et de hardiesse, ayant eu l'occasion de s'assurer qu'il ressemblait parfaitement au comte de Sarjedo, un des plus grands seigneurs de Portugal, conçut le dessein d'une fort audacieuse entreprise. Le véritable comte de Sarjedo, qui était alors à Lisbonne, était fils d'un ancien vice-roi des Indes orientales, et qui s'y était fait aimer par la douceur de son gouvernement. Il avait laissé à Goa un fils naturel qu'il avait enrichi par ses bienfaits, et qui tenait un rang distingué parmi les Portugais des Indes.

C'était avec le fils légitime de ce vice-roi que l'aventurier avait une parfaite ressemblance. Louis de Mendoze Furtado gouvernait alors les Indes. Mais son terme étant expiré, on attendait de jour en jour à Goa qu'il lui vînt un successeur de Lisbonne; et le bruit s'était déjà répandu que don Pèdre, régent de Portugal, pensait à nommer pour cet emploi le jeune comte de Sarjedo, dont le père l'avait rempli avec tant de succès et d'approbation. L'aventurier portugais, voulant profiter de cette circonstance, partit de Lisbonne, se rendit à Londres, y prit un équipage de peu d'éclat et s'embarqua avec deux valets de chambre qui ne le connaissaient pas, sur un vaisseau de la compagnie d'Angleterre, qui avait ordre d'aborder à Madras. Il était convenu de prix avec le capitaine pour son passage et pour celui de ses gens, et le paiement avait été fait d'avance. Il avait fait provision des petites commodités qui sont nécessaires sur mer, et qui servent à gagner l'affection des matelots, telles que de l'eau-de-vie, du vin d'Espagne et du tabac. Pendant les premiers jours, il garda beaucoup de réserve; et l'air de gravité qu'il affecta dans ses manières et dans son langage disposa tout le monde à le croire homme de qualité. Ensuite il fit entendre aux Anglais, quoique par degrés et dans des termes ambigus, qu'il était le comte de Sarjedo. Mais, en approchant de Madras, il prit ouvertement ce nom; et, pour expliquer son déguisement, il ajouta que le prince régent de Portugal, n'ayant pu équiper une flotte assez nombreuse pour le conduire aux Indes avec la pompe et la majesté convenables à son rang, lui avait ordonné de partir incognito, parce que le terme de Mendoza était tout-à-fait expiré.

Les Anglais ajoutèrent de nouveaux honneurs à ceux qu'ils lui avaient déjà rendus, et le traitèrent avec les respects et les cérémonies qu'on observe à l'égard des vice-rois. Ils s'applaudissaient du bonheur qu'ils avaient eu de le porter aux Indes, ne doutant point que sa reconnaissance pour les services qu'ils lui avaient rendus ne le disposât, pendant le temps de son gouvernement, à rendre service à la compagnie, et particulièrement à ceux qui l'avaient obligé. Mais, pour l'exciter encore plus à les favoriser dans l'occasion, à peine fut-il descendu au rivage, que tout le monde s'empressa de lui offrir tout l'argent dont il avait besoin, et c'était justement à quoi le faux comte s'était attendu. Il en prit de toutes mains, des caissiers de la compagnie et de divers particuliers qui s'estimaient trop heureux et trop honorés de la préférence qu'il leur accordait, et qui se repaissaient déjà des grandes espérances dont il avait soin de les flatter. Non-seulement les Anglais lui ouvrirent leurs bourses, mais les Portugais qui étaient établis à Madras, et ceux qui demeuraient dans les lieux voisins vinrent en foule auprès de lui pour lui composer une espèce de cour, sans pouvoir déguiser leur jalousie et l'honneur que les Anglais avaient eu de le recevoir les premiers. Le comte reçut ses nouveaux sujets avec la gravité d'un véritable souverain, et leur tint un langage qui prévint jusqu'aux moindres soupçons.

Les Portugais les plus riches lui offrirent aussi de l'argent, et le supplièrent de ne pas épargner leur bourse. À peine voulaient-ils recevoir les billets qu'il avait la bonté de leur faire; d'autres lui présentèrent des diamans et des bijoux. Il ne refusait rien; mais il avait une manière de recevoir si agréable et si spirituelle, qu'il ne semblait prendre que pour obliger ceux qui lui faisaient des présens. Il se donna des gardes avec un grand nombre de domestiques, et son train répondit bientôt à la grandeur de son rang. Après s'être arrêté l'espace de quinze jours à Madras, il en partit avec un équipage magnifique et une suite nombreuse dont l'entretien lui coûtait peu, parce que, dans tous les lieux de son passage, il n'y avait personne qui ne se crût fort honoré de le recevoir. En passant dans les comptoirs français et hollandais, il eut soin de ne rien refuser de ce qui lui était offert, dans la crainte de les offenser, disait-il, s'il en usait moins civilement avec eux qu'avec les Anglais. Les riches marchands et les personnes de qualité, mahométans ou gentous, suivirent l'exemple des Européens. Chacun cherchait à mériter les bontés d'un nouveau vice-roi qui devait jouir sitôt du pouvoir de nuire ou d'obliger. Il tirait d'ailleurs un extrême avantage de l'estime et de l'affection qu'on avait eues pour le seigneur dont il s'attribuait le nom et la qualité. De tous les vice-rois des Indes, c'était celui qui s'était fait le plus aimer. Il parcourut ainsi toute la côte de Coromandel et celle du Malabar, sans cesser de recevoir de grosses sommes et des présens. Il avait l'adresse d'acheter aussi les pierreries et les raretés qu'il trouvait en chemin, remettant à les payer lorsqu'il serait à Goa.

Enfin il approcha de cette capitale de l'empire portugais, où le bruit de son arrivée aux Indes s'était répandu depuis long-temps. Il y était attendu avec impatience; mais il se contenta d'y envoyer un de ses principaux domestiques pour faire quelques civilités de sa part à celui qu'il honorait du nom de son frère, et qui était le fils naturel du vieux comte de Sarjedo. Ce seigneur se trouva incommodé lorsqu'il reçut la lettre du faux comte; et ne pouvant se rendre auprès de lui, il y envoya son fils aîné, que Dellon avait vu à Goa, et dont il parle avec éloge. Le comte lui fit un accueil fort civil, mais en gardant néanmoins toute la fierté que les Portugais observent avec leurs parens naturels. Comme il était fort bien instruit des affaires publiques et de celles de la maison de Sarjedo, il ne laissait rien échapper qui ne servît à confirmer l'opinion qu'on avait de lui. Il fit entendre sans affectation, à celui qu'il nommait son neveu, et à d'autres seigneurs portugais qui étaient venus de Goa pour lui faire leur cour, qu'avant son entrée il était indispensablement obligé d'aller jusqu'à Surate, pour traiter de quelques affaires secrètes avec les ministres du grand-mogol, qui devaient s'y rendre dans la même vue. Cet artifice lui fit éviter de passer à Goa, dont il n'approcha que de dix lieues. Cependant son cortége et sa bourse grossissaient de jour en jour, parce que la noblesse des villes portugaises qui se trouvaient près de son passage se rendaient sans cesse auprès de lui, et que de tous côtés on lui apportait des présens que la civilité ne lui permettait pas de refuser.

Il s'avança vers Daman, où Dellon était depuis quelques mois; mais ce ne fut qu'après avoir fait avertir le gouverneur du jour auquel il y devait arriver. Il avait ordonné aussi qu'on lui préparât un logement hors de la ville, par la seule raison qu'il voulait éviter les cérémonies et les remettre à son retour de Surate. On disposa pour le recevoir une maison que les jésuites ont à un quart de lieue de la ville. Il y alla descendre de son palanquin. Le gouverneur et toute la noblesse du pays s'y étaient rendus pour lui rendre leurs respects, et presque tous les Hollandais s'y rassemblèrent pour avoir l'honneur de le saluer. Un jésuite du collége de Daman, qui avait étudié à Coïmbre avec le véritable comte de Sarjedo, et croyait le connaître parfaitement, ne manqua point de se trouver avec le père recteur pour le recevoir dans la maison qui lui était destinée. Il le vit, il lui parla, et fut si convaincu que c'était le comte de Sarjedo, qu'il n'en conçut aucun doute. Le lendemain de son arrivée, ce fourbe se trouva un peu incommodé d'une indigestion qui lui avait causé quelques douleurs d'entrailles. Il demanda s'il n'y avait pas de médecin dans la ville. On fit appeler Dellon, qui eut à son tour l'honneur de le voir et de lui rendre ses services. Il parut satisfait de ses remèdes. Cependant Dellon observa que ses airs de grandeur étaient affectés. Il fut même surpris que ce fier vice-roi le reprît en public de quelques termes trop peu respectueux, dont il s'était servi en lui parlant, sans considérer qu'un étranger ne pouvait pas savoir toute la délicatesse de la langue portugaise; mais cette facilité à s'offenser ne l'empêcha point de marquer au médecin français beaucoup d'estime et de confiance, et de lui faire de magnifiques promesses qui portèrent ses amis à le féliciter de l'occasion qu'il avait trouvée d'avancer sa fortune. Le comte fut guéri en peu de jours, et ne pensa qu'à continuer son voyage. Cependant il acheta dans la ville quantité de choses précieuses sans les payer. Il reçut de l'argent de divers Portugais; mais il se dispensa d'en donner à personne, et Dellon ne reçut aucun salaire pour ses soins et ses remèdes. Il partit enfin avec sa nombreuse suite. Elle fut même grossie du fils du gouverneur de Daman, qu'il eut la bonté d'y admettre à la prière de son père. Avec ce brillant équipage, il se rendit à Surate, où son premier soin fut de convertir tout son argent en pierreries. Ensuite, laissant toute sa suite dans la ville, il en partit avec un seul homme, sous le prétexte d'une conférence qu'il devait avoir à quelques lieues avec un ministre secret du Mogol. Mais son voyage fut beaucoup plus long qu'on ne se l'imaginait, puisqu'on ne l'a pas revu depuis. Il eut l'honnêteté de faire dire, sept ou huit jours après, à tous les gens de son cortége, qu'ils pouvaient s'en retourner, parce que ses affaires ne lui permettaient pas de revenir sitôt.

FIN DU CINQUIÈME VOLUME.

TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME.

SECONDE PARTIE.—ASIE.

LIVRE PREMIER.

ÎLES DE LA MER DES INDES.

  • CHAPITRE XI.—Voyages et Aventures de Mendez-Pinto, Portugais.
  • CHAP. XII.—Naufrage de Guillaume Bontekoë, capitaine hollandais.

LIVRE II.

CONTINENT DE L'INDE.

FIN DE LA TABLE.

1: Ce mélange continuel de piété et de vengeance, de brigandage et de dévotion, est un caractère trop singulier pour échapper aux lecteurs; et c'est partout dans cette histoire celui des Espagnols et des Portugais.

2: Pinto confesse que, depuis Adam, on n'avait pas vu d'armée semblable. «Il y avait, dit-il, vingt-sept rois qui, tous ensemble, menaient dix-huit cent mille hommes, dont six cent mille étaient de cheval, avec un prodigieux nombre de rhinocéros qui tiraient les chariots du bagage. Quant aux douze cent mille hommes de pied, on les tenait arrivés par mer en dix-sept mille vaisseaux.» On peut soupçonner quelque exagération dans ce récit; mais au fond rien n'est mieux prouvé, du temps immémorial, que le prodigieux nombre de combattans qui ont toujours composé les armées d'Orient. Observez que le récit de Pinto est antérieur à la conquête de la Chine par les Tartares.

3: On sent ici plus que jamais le ridicule abus de ce nom de roi donné au chef de quelques misérables pêcheurs d'une petite île des Malais, qui se trouvait trop heureux de se faire l'esclave d'un malheureux corsaire européen, dépouillé lui-même et manquant de tout.

4: Ce détail mérite d'être rapporté dans les propres termes de l'auteur. «Comme il reconnut Cayero, incontinent il se laissa cheoir sur le col de l'éléphant; et s'arrêtant sans vouloir passer outre, il dit les larmes aux yeux à ceux dont il était environné: Mes frères et bons amis, je vous proteste que ce m'est une moindre douleur de faire de moi-même ce sacrifice, que la justice du ciel permet que je fasse aujourd'hui, que de voir des hommes si ingrats et si méchans que ceux-ci. Qu'on me tue donc, ou qu'ils se retirent de là, ou bien je n'irai pas plus avant. Cela dit, il se tourna trois fois pour ne nous point voir, par le ressentiment qu'il avait contre nous. Aussi, le tout considéré, ce ne fut peut-être pas sans raison qu'il nous traita de cette sorte. Durant ce temps-là, le capitaine de la garde voyant le retardement qu'il faisait, et la cause pour laquelle il ne voulait passer outre, sans que néanmoins il pût s'imaginer pourquoi il se plaignait ainsi des Portugais, tournant fort à la hâte son éléphant vers Cayero, et le regardant d'un œil de travers: Passe promptement, lui dit-il, car de si méchans hommes que vous êtes ne méritent pas de marcher sur la terre qui porte du fruit; et je prie Dieu qu'il pardonne à celui qui a mis dans l'esprit du roi que vous lui pouviez être utiles à quelque chose. C'est pourquoi rasez vos barbes pour ne pas tromper le monde comme vous faites, et nous aurons des femmes à votre place qui nous serviront pour notre argent. Là-dessus les Bramas de la garde commençant déjà à s'irriter contre nous, nous jetèrent hors de là avec assez d'affront et de blâme. Aussi, pour ne point mentir, jamais rien ne me fut si sensible que cela pour l'honneur de mes compatriotes.»

5: On doit prévenir le lecteur qu'il est fort difficile de rapporter à la géographie connue plusieurs pays cités dans cette ancienne relation, et dont les noms ont été sans doute défigurés par le temps ou par la diversité des langues.

6: Vingt-sept royaumes, dans le style des voyageurs que nous transcrivons, ne signifient que vingt-sept provinces, sans quoi il faudrait compter presque autant de royaumes en Asie qu'il y a de villes en Europe.

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