Acté
The Project Gutenberg eBook of Acté
Title: Acté
Author: Alexandre Dumas
Release date: May 5, 2006 [eBook #18321]
Language: French
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Alexandre Dumas
ACTÉ
(1839)
Préface
Résumé
Écrit en 1839, ce roman peu connu est l'une des rares fictions de Dumas se situant dans l'antiquité (avec, bien entendu, Isaac Laquedem, son grand roman inachevé). Acté est une jeune Corinthienne qui devient la maîtresse de l'empereur Néron. Son histoire permet à l'écrivain d'évoquer le règne du cruel empereur, en une fresque impressionnante....
Chapitre I
Le 7 du mois de mai, que les Grecs appellent thargélion, l'an 57 du Christ et 810 de la fondation de Rome, une jeune fille de quinze à seize ans, grande, belle et rapide comme la Diane chasseresse, sortait de Corinthe par la porte occidentale, et descendait vers la plage: arrivée à une petite prairie, bordée d'un côté par un bois d'oliviers, et de l'autre par un ruisseau ombragé d'orangers et de lauriers-roses, elle s'arrêta et se mit à chercher des fleurs. Un instant elle balança entre les violettes et les glaïeuls que lui offrait l'ombrage des arbres de Minerve, et les narcisses et les nymphéas qui s'élevaient sur les bords du petit fleuve ou flottaient à sa surface; mais bientôt elle se décida pour ceux-ci, et, bondissant comme un jeune faon, elle courut vers le ruisseau.
Arrivée sur ses rives, elle s'arrêta; la rapidité de sa course avait dénoué ses longs cheveux; elle se mit à genoux au bord de l'eau, se regarda dans le courant, et sourit en se voyant si belle. C'était en effet une des plus ravissantes vierges de l'Achaïe, aux yeux noirs et voluptueux, au nez ionien et aux lèvres de corail; son corps, qui avait à la fois la fermeté du marbre et la souplesse du roseau, semblait une statue de Phidias animée par Prométhée; ses pieds seuls, visiblement trop petits pour porter le poids de sa taille, paraissaient disproportionnés avec elle, et eussent été un défaut, si l'on pouvait songer à reprocher à une jeune fille une semblable imperfection: si bien que la nymphe Pyrène, qui lui prêtait le miroir de ses larmes, toute femme qu'elle était, ne put se refuser à reproduire son image dans toute sa grâce et dans toute sa pureté. Après un instant de contemplation muette, la jeune fille sépara ses cheveux en trois parties, fit deux nattes de ceux qui descendaient le long des tempes, les réunit sur le sommet de la tête, les fixa par une couronne de laurier-rose et de fleurs d'oranger qu'elle tressa à l'instant même; et laissant flotter ceux qui, retombaient par derrière, comme la crinière du casque de Pallas, elle se pencha sur l'eau pour étancher la soif qui l'avait attirée vers cette partie de la prairie, mais qui, toute pressante qu'elle était, avait cependant cédé à un besoin plus pressant encore, celui de s'assurer qu'elle était toujours la plus belle des filles de Corinthe. Alors la réalité et l'image se rapprochèrent insensiblement l'une de l'autre; on eût dit deux sœurs, une nymphe et une naïade, qu'un doux embrassement allait unir: leurs lèvres se touchèrent dans un bain humide, l'eau frémit, et une légère brise, passant dans les airs comme un souffle de volupté, fit pleuvoir sur le fleuve une neige rose et odorante que le courant emporta vers la mer.
En se relevant, la jeune fille porta les yeux sur le golfe, et resta un instant immobile de curiosité: une galère à deux rangs de rames, à la carène dorée et aux voiles de pourpre, s'avançait vers la plage, poussée par le vent qui venait de Délos; quoiqu'elle fût encore éloignée d'un quart de mille, on entendait les matelots qui chantaient un chœur à Neptune: La jeune fille reconnut le mode phrygien, qui était consacré aux hymnes religieux; seulement, au lieu des voix rudes des mariniers de Calydon ou de Céphalonie, les notes qui arrivaient jusqu'à elle, quoique dispersées et affaiblies par la brise, étaient savantes et douces à l'égal de celles que chantaient les prêtresses d'Apollon. Attirée par cette mélodie, la jeune Corinthienne se leva, brisa quelques branches d'oranger et de laurier-rose destinées à faire une seconde couronne qu'elle comptait déposer à son retour dans le temple de Flore, à laquelle le mois de mai était consacré; puis d'un pas lent, curieux et craintif à la fois, elle s'avança vers le bord de la mer, tressant les branches odorantes qu'elle avait rompues au bord du ruisseau.
Cependant la birème s'était rapprochée, et maintenant la jeune fille pouvait non seulement entendre les voix, mais encore distinguer la figure des musiciens: le chant se composait d'une invocation à Neptune, chantée par un seul coryphée avec une reprise en chœur, d'une mesure si douce et si balancée, qu'elle imitait le mouvement régulier des matelots se courbant sur leurs rames et des rames retombant à la mer. Celui qui chantait seul, et qui paraissait le maître du bâtiment, se tenait debout à la proue et s'accompagnait d'une cythare à trois cordes, pareille à celle que les statuaires mettent aux mains d'Euterpe, la muse de l'harmonie: à ses pieds était couché, couvert d'une longue robe asiatique, un esclave dont le vêtement appartenait également aux deux sexes; de sorte que la jeune fille ne put distinguer si c'était un homme ou une femme, et, à côté de leurs bancs, les rameurs mélodieux étaient debout et battaient des mains en mesure, remerciant Neptune du vent favorable qui leur faisait ce repos.
Ce spectacle, qui deux siècles auparavant aurait à peine attiré l'attention d'un enfant cherchant des coquillages parmi les sables de la mer, excita au plus haut degré l'étonnement de la jeune fille. Corinthe n'était plus à cette heure ce qu'elle avait été du temps de Sylla: la rivale et la sœur d'Athènes. Prise d'assaut l'an de Rome 608 par le consul Mummius, elle avait vu ses citoyens passés au fil de l'épée, ses femmes et ses enfants vendus comme esclaves, ses maisons brûlées, ses murailles détruites, ses statues envoyées à Rome, et ses tableaux, de l'un desquels Attale avait offert un million de sesterces, servir de tapis à ces soldats romains que Polybe trouva jouant aux dés sur le chef-d'œuvre d'Aristide. Rebâtie quatre-vingts ans après par Jules César, qui releva ses murailles et y envoya une colonie romaine, elle s'était reprise à la vie, mais était loin encore d'avoir retrouvé son ancienne splendeur. Cependant le proconsul romain, pour lui rendre quelque importance, avait annoncé, pour le 10 du mois de mai et les jours suivants, des jeux néméens, isthmiques et floraux, où il devait couronner le plus fort athlète, le plus adroit cocher et le plus habile chanteur. Il en résultait que depuis quelques jours une foule d'étrangers de toutes nations se dirigeaient vers la capitale de l'Achaïe, attirés soit par la curiosité, soit par le désir de remporter les prix: ce qui rendait momentanément à la ville, faible encore du sang et des richesses perdus, l'éclat et le bruit de ses anciens jours. Les uns étaient arrivés sur des chars, les autres sur des chevaux; d'autres, enfin, sur des bâtiments qu'ils avaient loués ou fait construire; mais aucun de ces derniers n'était entré dans le port sur un aussi riche navire que celui qui, en ce moment touchait la plage que se disputèrent autrefois dans leur amour pour elle Apollon et Neptune.
À peine eut-on tiré la birème sur le sable, que les matelots appuyèrent à sa proue un escalier en bois de citronnier incrusté d'argent et d'airain, et que le chanteur, jetant sa cythare sur ses épaules, descendit, s'appuyant sur l'esclave que nous avons vu couché à ses pieds. Le premier était un beau jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, aux cheveux blonds, aux yeux bleus, à la barbe dorée: il était vêtu d'une tunique de pourpre, d'une clamyde bleue étoilée d'or, et portait autour du cou, nouée par devant, une écharpe dont les bouts flottants retombaient jusqu'à sa ceinture. Le second paraissait plus jeune de dix années à peu près. C'était un enfant touchant à peine à l'adolescence, à la démarche lente, et à l'air triste et souffrant; cependant la fraîcheur de ses joues eût fait honte au teint d'une femme, la peau rosée et transparente aurait pu le disputer en finesse avec celle des plus voluptueuses filles de la molle Athènes, et sa main blanche et potelée semblait, par sa forme et par sa faiblesse, bien plus destinée à tourner un fuseau ou à tirer une aiguille, qu'à porter l'épée ou le javelot, attributs de l'homme et du guerrier. Il était, comme nous l'avons dit, vêtu d'une robe blanche, brodée de palmes d'or, qui descendait au-dessous du genou; ses cheveux flottants tombaient sur ses épaules découvertes, et, soutenu par une chaîne d'or, un petit miroir entouré de perles pendait à son cou.
Au moment où il allait toucher la terre, son compagnon l'arrêta vivement; l'adolescent tressaillit.
—Qu'y a-t-il maître? dit-il d'une voix douce et craintive.
—Il y a que tu allais toucher le rivage du pied gauche, et que par cette imprudence tu nous exposais à perdre tout le fruit de mes calculs, grâce auxquels nous sommes arrivés le jour des nones, qui est de bon augure.
—Tu as raison, maître, dit l'adolescent; et il toucha la plage du pied droit; son compagnon en fit autant.
—Étranger, dit, s'adressant au plus âgé des deux voyageurs, la jeune fille qui avait entendu ces paroles prononcées dans le dialecte ionien, la terre de la Grèce, de quelque pied qu'on la touche, est propice à quiconque l'aborde avec des intentions amies: c'est la terre des amours, de la poésie et des combats; elle a des couronnes pour les amants, pour les poètes et pour les guerriers. Qui que tu sois, étranger, accepte celle-ci en attendant celle que tu viens chercher, sans doute.
Le jeune homme prit vivement et mit sur sa tête la couronne que lui présentait la Corinthienne.
—Les dieux nous sont propices, s'écria-t-il. Regarde, Sporus, l'oranger, ce pommier des Hespérides, dont les fruits d'or ont donné la victoire à Hippomène, en ralentissant la course d'Atalante, et le laurier-rose, l'arbre cher à Apollon. Comment t'appelles-tu, prophétesse de bonheur?
—Je me nomme Acté, répondit en rougissant la jeune fille.
—Acté! s'écria le plus âgé des deux voyageurs. Entends-tu, Sporus? Nouveau présage: Acté, c'est-à-dire la rive. Ainsi la terre de Corinthe m'attendait pour me couronner.
—Qu'y-a-t-il là d'étonnant? n'es-tu pas prédestiné, Lucius, répondit l'enfant.
—Si je ne me trompe, demanda timidement la jeune fille, tu viens pour disputer un des prix offerts aux vainqueurs par le proconsul romain.
—Tu as reçu le talent de la divination en même temps que le don de la beauté, dit Lucius.
—Et sans doute tu as quelque parent dans la ville?
—Toute ma famille est à Rome.
—Quelque ami, peut-être?
—Mon seul ami est celui que tu vois, et, comme moi, il est étranger à Corinthe.
—Quelque connaissance, alors?
—Aucune.
—Notre maison est grande, et mon père est hospitalier, continua la jeune fille; Lucius daignera-t-il nous donner la préférence? nous prierons Castor et Pollux de lui être favorables.
—Ne serais-tu pas leur sœur Hélène, jeune fille? interrompit Lucius en souriant. On dit qu'elle aimait à se baigner dans une fontaine qui ne doit pas être bien loin d'ici. Cette fontaine avait sans doute le don de prolonger la vie et de conserver la beauté. C'est un secret que Vénus aura révélé à Pâris, et que Pâris t'aura confié. S'il en est ainsi, conduis-moi à cette fontaine, belle Acté: car, maintenant que je t'ai vue, je voudrais vivre éternellement, afin de te voir toujours.
—Hélas! je ne suis point une déesse, répondit Acté, et la source d'Hélène n'a point ce merveilleux privilège; au reste, tu ne t'es pas trompé sur sa situation, la voilà à quelques pas de nous, qui se précipite à la mer du haut d'un rocher.
—Alors, ce temple qui s'élève près d'elle est celui de Neptune?
—Oui, et cette allée bordée de pins mène au stade. Autrefois, dit-on, en face de chaque arbre s'élevait une statue; mais Mummius les a enlevées, et elles ont à tout jamais quitté ma patrie pour la tienne. Veux-tu prendre cette allée, Lucius, continua en souriant la jeune fille, elle conduit à la maison de mon père.
—Que penses-tu de cette offre, Sporus? dit le jeune homme, changeant de dialecte et parlant la langue latine.
—Que ta fortune ne t'a pas donné le droit de douter de ta constance.
—Eh bien! fions-nous donc à elle cette fois encore, car jamais elle ne s'est présentée sous une forme plus entraînante et plus enchanteresse.
Alors, changeant d'idiome et revenant au dialecte ionien, qu'il parlait avec la plus grande pureté:
«Conduis-nous, jeune fille, dit Lucius, car nous sommes prêts à te suivre; et toi, Sporus, recommande à Lybicus de veiller sur Phoebé.
Acté marcha la première, tandis que l'enfant, pour obéir à l'ordre de son maître, remontait sur le navire. Arrivé au stade, elle s'arrêta:
—Vois, dit-elle à Lucius, voici le gymnase. Il est tout prêt et sablé, car c'est après-demain que les jeux commencent, et ils commencent par la lutte. À droite, de l'autre côté du ruisseau, à l'extrémité de cette allée de pins, voici l'hippodrome; le second jour, comme tu le sais, sera consacré à la course des chars. Puis enfin, à moitié chemin de la colline dans la direction de la citadelle, voici le théâtre où se disputera le prix du chant: quelle est celle des trois couronnes que compte disputer Lucius?
—Toutes trois, Acté.
—Tu es ambitieux, jeune homme.
—Le nombre trois plaît aux dieux, dit Sporus qui venait de rejoindre son compagnon, et les voyageurs, guidés par leur belle hôtesse, continuèrent leur chemin.
En arrivant près de la ville, Lucius s'arrêta:
—Qu'est-ce que cette fontaine, dit-il, et quels sont ces bas-reliefs brisés? Ils me paraissent du plus beau temps de la Grèce.
—Cette fontaine est celle de Pyrène, dit Acté; sa fille fut tuée par Diane à cet endroit même, et la déesse, voyant la douleur de la mère, la changea en fontaine sur le corps même de l'enfant qu'elle pleurait. Quant aux bas reliefs, ils sont de Lysippe, élève de Phidias.
—Regarde donc, Sporus, s'écria avec enthousiasme le jeune homme à la lyre; regarde, quel modèle! quelle expression! c'est le combat d'Ulysse contre les amants de Pénélope, n'est-ce pas? Vois donc comme cet homme blessé meurt bien, comme il se tord, comme il souffre; le trait l'a atteint au dessous du cœur: quelques lignes plus haut, il n'y avait point d'agonie. Oh! le sculpteur était un habile homme, et qui savait son métier. Je ferai transporter ce marbre à Rome ou à Naples, je veux l'avoir dans mon atrium. Je n'ai jamais vu d'homme vivant mourir avec plus de douleur.
—C'est un des restes de notre ancienne splendeur, dit Acté. La ville en est jalouse et fière, et, comme une mère qui a perdu ses plus beaux enfants, elle tient à ceux qui lui restent. Je doute, Lucius, que tu sois assez riche pour acheter ce débris.
—Acheter! répondit Lucius avec une expression indéfinissable de dédain; à quoi bon acheter, lorsque je puis prendre? Si je veux ce marbre, je l'aurai, quand bien même Corinthe tout entière dirait non.
Sporus serra la main de son maître.
—À moins cependant, continua celui-ci, que la belle Acté ne me dise qu'elle désire que ce marbre demeure dans sa patrie.
—Je comprends aussi peu ton pouvoir que le mien, Lucius, mais je ne t'en remercie pas moins. Laisse-nous nos débris, Romain, et n'achève pas l'ouvrage de tes pères. Ils venaient en vainqueurs, eux: tu viens en ami, toi; ce qui fut de leur part une barbarie serait de la tienne un sacrilège.
—Rassure-toi, jeune fille, dit Lucius: car je commence à m'apercevoir qu'il y a à Corinthe des choses plus précieuses à prendre que le bas-relief de Lysippe, qui, à tout considérer, n'est que du marbre. Lorsque Pâris vint à Lacédémone, ce ne fut point la statue de Minerve ou de Diane qu'il enleva, mais bien Hélène, la plus belle des Spartiates.
Acté baissa les yeux sous le regard ardent de Lucius, et, continuant son chemin, elle entra dans la ville: les deux Romains la suivirent.
Corinthe avait repris l'activité de ses anciens jours. L'annonce des jeux qui devaient y être célébrés avait attiré des concurrents, non seulement de toutes les parties de la Grèce, mais encore de la Sicile, de l'Égypte et de l'Asie. Chaque maison avait son hôte, et les nouveaux arrivants auraient eu grande peine à trouver un gîte, si Mercure, le dieu des voyageurs, n'eût conduit au devant d'eux l'hospitalière jeune fille. Ils traversèrent, toujours guidés par elle, le marché de la ville, où étaient étalés pêle-mêle le papyrus et le lin d'Égypte, l'ivoire de la Libye, les cuirs de Cyrène, l'encens et la myrrhe de la Syrie, les tapis de Carthage, les dattes de la Phénicie, la pourpre de Tyr, les esclaves de la Phrygie, les chevaux de Sélinonte, les épées des Celtibères, et le corail et l'escarboucle des Gaulois. Puis, continuant leur chemin, ils traversèrent la place où s'élevait autrefois une statue de Minerve, chef-d'œuvre de Phidias, et que, par vénération pour l'ancien maître, on n'avait point remplacée; prirent une des rues qui venaient y aboutir, et, quelques pas plus loin, s'arrêtèrent devant un vieillard debout sur le seuil de sa maison.
—Mon père, dit Acté, voici un hôte que Jupiter vous envoie; je l'ai rencontré au moment où il débarquait, et je lui ai offert l'hospitalité.
—Sois le bienvenu, jeune homme à la barbe d'or, répondit Amyclès: et, poussant d'une main la porte de sa maison, il tendit l'autre à Lucius.
Chapitre II
Le lendemain du jour où la porte d'Amyclès s'était ouverte pour Lucius, le jeune Romain, Acté et son père, réunis dans le triclinium, autour d'une table près d'être servie, se préparaient à tirer aux dés la royauté du festin. Le vieillard et la jeune fille avaient voulu la décerner à l'étranger; mais leur hôte, soit superstition, soit respect, avait refusé la couronne: on apporta en conséquence les tali, et l'on remit le cornet au vieillard, qui fit le coup d'Hercule. Acté jeta les dés à son tour, et leur combinaison produisit le coup du char; enfin elle passa le cornet au jeune Romain, qui le prit avec une inquiétude visible, le secoua longtemps, le renversa en tremblant sur la table, et poussa un cri de joie en regardant le résultat produit: il avait amené le coup de Vénus, qui l'emporte sur tous les autres.
—Vois, Sporus, s'écria-t-il en idiome latin, vois, décidément les dieux sont pour nous, et Jupiter n'oublie pas qu'il est le chef de ma race: le coup d'Hercule, le coup du char et le coup de Vénus, y a-t-il plus heureuse combinaison pour un homme qui vient disputer les prix de la lutte, de la course et du chant, et à la rigueur le dernier ne me promet-il pas un double triomphe?
—Tu es né dans un jour heureux, répondit l'enfant, et le soleil t'a touché avant que tu touchasses la terre: cette fois comme toujours tu triompheras de tous tes concurrents.
—Hélas! il y eu une époque, répondit en soupirant le vieillard, adoptant la langue que parlait l'étranger, où la Grèce t'aurait offert des adversaires dignes de te disputer la victoire: mais nous ne sommes plus au temps où Milon le Crotoniate fut couronné six fois aux jeux pythiens, et où l'Athénien Alcibiade envoyait sept chars aux jeux olympiques, et remportait quatre prix. La Grèce avec sa liberté a perdu ses arts et sa force, et Rome, à compter de Cicéron, nous a envoyé tous ses enfants pour nous enlever toutes nos palmes. Que Jupiter, dont tu te vantes de descendre, te protège donc, jeune homme! car après l'honneur de voir remporter la victoire par un de mes concitoyens, le plus grand plaisir que je puisse éprouver est de la voir favoriser mon hôte: apporte donc les couronnes de fleurs, ma fille, en attendant les couronnes de laurier.
Acté sortit et rentra presque aussitôt avec une couronne de myrte et de safran pour Lucius, une couronne d'ache et de lierre pour son père, et une couronne de lis et de roses pour elle: outre celles-là, un jeune esclave en apporta d'autres plus grandes, que les convives se passèrent autour du cou. Alors Acté s'assit sur le lit de droite, Lucius se coucha à la place consulaire, et le vieillard, debout au milieu de sa fille et de son hôte, fit une libation de vin et une prière aux dieux, puis il se coucha à son tour, en disant au jeune Romain:
—Tu le vois, mon fils, nous sommes dans les conditions prescrites, puisque le nombre des convives, si l'on en croit un de nos poètes, ne doit pas être au-dessous de celui des Grâces, et ne doit pas dépasser celui des Muses. Esclaves, servez la première table.
On apporta un plateau tout garni; les serviteurs se tinrent prêts à obéir au premier geste, Sporus se coucha aux pieds de son maître, lui offrant ses longs cheveux pour essuyer ses mains, et le scissor commença ses fonctions.
Au commencement du second service, et lorsque l'appétit des convives commença de s'apaiser, le vieillard fixa les yeux sur son hôte, et, après avoir regardé quelque temps, avec l'expression bienveillante de la vieillesse, la belle figure de Lucius, à qui ses cheveux blonds et sa barbe dorée donnaient une expression étrange:
—Tu viens de Rome? lui dit-il.
—Oui, mon père, répondit le jeune homme.
—Directement?
—Je me suis embarqué au port d'Ostie.
—Les dieux veillaient toujours sur le divin empereur et sur sa mère?
—Toujours.
—Et César préparait-il quelque expédition guerrière?
—Aucun peuple n'est révolté dans ce moment. César, maître du monde, lui a donné la paix pendant laquelle fleurissent les arts: il a fermé le temple de Janus, puis il a pris sa lyre pour rendre grâce aux dieux.
—Et ne craint-il pas que pendant qu'il chante d'autres ne règnent?
—Ah! fit Lucius en fronçant le sourcil, en Grèce aussi l'on dit donc que César est un enfant?
—Non; mais on craint qu'il ne tarde encore longtemps à devenir un homme.
—Je croyais qu'il avait pris la robe virile aux funérailles de Britannicus?
—Britannicus était depuis longtemps condamné par Agrippine.
—Oui, mais c'est César qui l'a tué, je vous en réponds, moi; n'est-ce pas Sporus?
L'enfant leva la tête et sourit.
—Il a assassiné son frère! s'écria Acté.
—Il a rendu au fils la mort que la mère avait voulu lui donner. Ne sais-tu donc pas, jeune fille, alors demande-le à ton père qui paraît savant en ces sortes de choses, que Messaline envoya un soldat pour tuer Néron dans son berceau, et que le soldat allait frapper, lorsque deux serpents sont sortis du lit de l'enfant et ont mis en fuite le centurion?... Non, non, rassure-toi, mon père, Néron n'est point un imbécile comme Claudius, un fou comme Caligula, un lâche comme Tibère, ni un histrion comme Auguste.
—Mon fils, dit le vieillard effrayé, fais-tu attention que tu insultes des dieux?
—Plaisants dieux, par Hercule! s'écria Lucius; plaisant dieu qu'Octave qui avait peur du chaud, peur du froid, peur du tonnerre; qui vint d'Apollonie et se présenta aux vieilles légions de César en boitant comme Vulcain; plaisant dieu dont la main était si faible qu'elle ne pouvait parfois supporter le poids de sa plume; qui a vécu sans oser être une fois empereur, et qui est mort en demandant s'il avait bien joué son rôle! Plaisant dieu que Tibère, avec son Olympe de Caprée, dont il n'osait pas sortir, et où il se tenait comme un pirate sur un vaisseau à l'ancre, ayant à sa droite Trasylle qui dirigeait son âme, et à sa gauche Chariclès qui gouvernait son corps; qui, possédant le monde, sur lequel il pouvait étendre ses ailes comme un aigle, se retira dans le creux d'un rocher comme un hibou! Plaisant dieu que Caligula, à qui un breuvage avait tourné la tête, et qui se crut aussi grand que Xercès parce qu'il avait jeté un pont de Pouzzoles à Baïa, et aussi puissant que Jupiter parce qu'il imitait le bruit de la foudre en faisant rouler un char de bronze sur un pont d'airain; qui se disait le fiancé de la lune, et que Chérea et Sabinus ont envoyé de vingt coups d'épée consommer son mariage au ciel! Plaisant dieu que Claude qu'on a trouvé derrière une tapisserie quand on le cherchait sur un trône; esclave et jouet de ses quatre épouses, qui signait le contrat de mariage de Messaline, sa femme, avec Silius son affranchi! Plaisant dieu dont les genoux ployaient à chaque pas, dont la bouche écumait à chaque parole, qui bégayait de la langue et qui tremblait de la tête! Plaisant dieu qui vécut méprisé sans savoir se faire craindre, et qui mourut pour avoir mangé des champignons cueillis par Halotus, épluchés par Agrippine, et assaisonnés par Locuste! Ah, les plaisants dieux encore une fois, et quelle noble figure ils doivent faire dans l'Olympe, près d'Hercule, le porte-massue, près de Castor, le conducteur de chars, et près d'Apollon, le maître de la lyre!
Quelques instants de silence succédèrent à cette brusque et sacrilège sortie. Amyclès et Acté regardaient leur hôte avec étonnement, et la conversation interrompue n'avait point encore repris son cours, lorsqu'un esclave entra, annonçant un messager de la part de Cneus Lentulus, le proconsul: le vieillard demanda si le messager s'adressait à lui ou à son hôte. L'esclave répondit qu'il l'ignorait; le licteur fut introduit.
Il venait pour l'étranger: le proconsul avait appris l'arrivée d'un navire dans le port, il savait que le maître de ce navire avait intention de disputer les prix, et il lui faisait donner l'ordre de venir inscrire son nom au palais préfectoral, et déclarer à laquelle des trois couronnes il aspirait. Le vieillard et Acté se levèrent pour recevoir les ordres du proconsul; Lucius les écouta couché.
Lorsque le licteur eut fini, Lucius tira de sa poitrine des tablettes d'ivoire enduites de cire, écrivit sur une des feuilles quelques lignes avec un stylet, appuya le chaton de sa bague au-dessous, et remit la réponse au licteur, en lui donnant l'ordre de la porter à Lentulus. Le licteur étonné hésita; Lucius fit un geste impératif; le soldat s'inclina et sortit. Alors Lucius fit claquer ses doigts pour appeler son esclave, tendit sa coupe que l'échanson remplit de vin, en but une partie à la prospérité de son hôte et de sa fille, et donna le reste à Sporus.
—Jeune homme, dit le vieillard, en interrompant le silence, tu te dis Romain, et cependant j'ai peine à le croire: si tu avais vécu dans la ville impériale, tu aurais appris à mieux obéir aux ordres des représentants de César: le proconsul est ici maître aussi absolu et aussi respecté que Claudius Néron l'est à Rome.
—As-tu oublié que les dieux au commencement du repas m'ont fait momentanément l'égal de l'empereur, en m'élisant roi du festin? Et quand as-tu vu un roi descendre de son trône pour se rendre aux ordres d'un proconsul?
—Tu as donc refusé? dit Acté avec effroi.
—Non, mais j'ai écrit à Lentulus que, s'il était curieux de savoir mon nom, et dans quel but j'étais venu à Corinthe, il n'avait qu'à venir le demander lui même.
—Et tu crois qu'il viendra? s'écria le vieillard.
—Sans doute, répondit Lucius.
—Ici, dans ma maison?
—Écoute, dit Lucius.
—Qu'y a-t-il?
—Le voilà qui frappe à la porte: je reconnais le bruit des faisceaux. Fais ouvrir, mon père, et laisse-nous seuls.
Le vieillard et sa fille se levèrent étonnés et allèrent eux-mêmes à la porte; Lucius resta couché.
Il ne s'était point trompé: c'était Lentulus lui-même; son front humide de sueur indiquait quelle promptitude il avait mise à se rendre à l'invitation de l'étranger: il demanda d'une voix rapide et altérée où était le noble Lucius, et, dès qu'on lui eut indiqué la chambre, il mit bas sa toge et entra dans le triclinium, qui se referma sur lui et dont les licteurs gardèrent aussitôt la porte.
Nul ne sut ce qui se passa dans cette entrevue. Au bout d'un quart-d'heure seulement le consul sortit, et Lucius vint rejoindre Amyclès et Acté sous le péristyle où ils se promenaient; sa figure était calme et souriante.
—Mon père, lui dit-il, la soirée est belle, ne voudrais-tu pas accompagner ton hôte jusqu'à la citadelle, d'où l'on dit qu'on embrasse une vue magnifique? puis je suis curieux de savoir si l'on a exécuté les ordres de César, qui, lorsqu'il a su que des jeux devaient être célébrés à Corinthe, a renvoyé l'ancienne statue de Vénus, afin qu'elle fût propice aux Romains qui viendraient vous disputer les couronnes.
—Hélas! mon fils, répondit Amyclès, je suis maintenant trop vieux pour servir de guide dans la montagne; mais voici Acté, qui est légère comme une nymphe, et qui t'accompagnera.
—Merci, mon père, je n'avais point demandé cette faveur de peur que Vénus ne fût jalouse, et ne se vengeât sur moi de la beauté de ta fille: mais tu me l'offres, j'aurai le courage de l'accepter.
Acté sourit en rougissant, et, sur un signe de son père, elle courut chercher un voile et revint aussi chastement drapée qu'une matrone romaine.
—Ma sœur a-t-elle fait quelque vœu, dit Lucius, ou bien, sans que je le sache, serait-elle prêtresse de Minerve, de Diane ou de Vesta?
—Non, mon fils, dit le vieillard en prenant le Romain par le bras et en le tirant à l'écart; mais Corinthe est la ville des courtisanes, tu le sais: en mémoire de ce que leur intercession a sauvé la ville de l'invasion de Xercès, nous les avons fait peindre dans un tableau, comme les Athéniens les portraits de leurs capitaines après la bataille de Marathon; depuis lors, nous craignons tellement d'en manquer, que nous en faisons acheter à Byzance, dans les îles de l'Archipel et jusqu'en Sicile. On les reconnaît à leur visage et à leur sein découvert. Rassure-toi, Acté n'est point une prêtresse de Minerve, de Diane ni de Vesta; mais elle craint d'être prise pour une adoratrice de Vénus. Puis, haussant la voix: Allez, mes enfants, va ma fille, continua le vieillard, et, du haut de la colline, rappelle à notre hôte, en lui montrant les lieux qui les gardent, tous les vieux souvenirs de la Grèce: le seul bien qui reste à l'esclave et que ne peuvent lui arracher ses maîtres, c'est la mémoire du temps où il était libre.
Lucius et Acté se mirent en route, et en peu d'instants le Romain et la jeune fille eurent atteint la porte du nord, et s'engagèrent dans le chemin qui conduit à la citadelle. Quoiqu'à vol d'oiseau elle parût à cinq cents pas à peine de la ville, il se repliait en tant de manières, qu'ils furent près d'une heure à le parcourir. Deux fois sur la route Acté s'arrêta: la première, pour montrer à Lucius le tombeau des enfants de Médée; la seconde, pour lui faire remarquer la place où Bellérophon reçut des mains de Minerve le cheval Pégase; enfin ils arrivèrent à la citadelle, et, à l'entrée d'un temple qui y attenait, Lucius reconnut la statue de Vénus couverte d'armes brillantes, ayant à sa droite celle de l'Amour, et à sa gauche celle du Soleil, le premier dieu qu'on ait adoré à Corinthe: Lucius se prosterna et fit sa prière.
Cet acte de religion accompli, les deux jeunes gens prirent un sentier qui traversait le bois sacré et conduisait au sommet de la colline. La soirée était superbe, le ciel pur et la mer tranquille. La Corinthienne marchait devant, pareille à Vénus conduisant Énée sur la route de Carthage; et Lucius, qui venait derrière elle, s'avançait au travers d'un air embaumé des parfums de sa chevelure; de temps en temps elle se retournait, et comme, en sortant de la ville, elle avait rabattu son voile sur ses épaules, le Romain dévorait de ses yeux ardents cette tête charmante à laquelle la marche donnait une animation nouvelle, et ce sein qu'il voyait haleter à travers la légère tunique qui le recouvrait. À mesure qu'ils montaient, le panorama prenait de l'étendue. Enfin à l'endroit le plus élevé de la colline, Acté s'arrêta sous un mûrier, et, s'appuyant contre lui pour reprendre haleine:
—Nous sommes arrivés, dit-elle à Lucius; que dites-vous de cette vue? ne vaut-elle pas celle de Naples?
Le Romain s'approcha d'elle sans lui répondre, passa, pour s'appuyer, son bras dans une des branches de l'arbre, et au lieu de regarder le paysage, fixa sur Acté des yeux si brillants d'amour, que la jeune fille, se sentant rougir, se hâta de parler pour cacher son trouble.
—Voyez du côté de l'orient, dit-elle; malgré le crépuscule qui commence à s'étendre, voici la citadelle d'Athènes, pareille à un point blanc, et le promontoire de Sunium, qui se découpe sur l'azur des flots comme le fer d'une lance; plus près de nous, au milieu de la mer Saronique, cette île que vous voyez, et qui a la forme d'un fer de cheval, c'est Salamine, où combattit Eschyle et où fut battu Xercès; au-dessous, vers le midi, dans la direction de Corinthe, et à deux cents stades d'ici à peu près, vous pouvez apercevoir Némée et la forêt dans laquelle Hercule tua le lion dont il porta toujours la dépouille comme un trophée de sa victoire; plus loin, au pied de cette chaîne de montagnes qui borne l'horizon, est Épidaure, chère à Esculape; et, derrière elle, Argos, la patrie du roi des rois; à l'occident, noyées dans les flots d'or du soleil couchant, au bout des riches plaines de Sycione, au-delà de cette ligne bleue que forme la mer, comme des vapeurs flottantes sur le ciel, apercevez-vous Samos et Ithaque? Et maintenant tournez le dos à Corinthe et regardez vers le nord: voici, à notre droite, le Cythéron où fut exposé Oedipe; à notre gauche Leuctres où Épaminondas battit les Lacédémoniens; et, en face de nous, Platée où Aristide et Pausanias, vainquirent les Perses; puis, au milieu, et à l'extrémité de cette chaîne de montagnes qui court de Attique en Étolie, l'Hélicon, couvert de pins, de myrtes et de lauriers, et le Parnasse avec ses deux sommets tout blancs de neige, entre lesquels coule la fontaine Castalie, qui a reçu des Muses le don de donner l'esprit portique à ceux qui boivent de ses eaux.
—Oui, dit Lucius, ton pays est la terre des grands souvenirs: il est malheureux que tous ses enfants ne les conservent pas avec une religion pareille à la tienne, jeune fille; mais console-toi, si la Grèce n'est plus reine par la force, elle l'est toujours par la beauté, et cette royauté-là est la plus douce et la plus puissante.
Acté porta la main à son voile; mais Lucius arrêta sa main. La Corinthienne tressaillit, et cependant n'eut point le courage de la retirer: quelque chose comme un nuage passa devant ses yeux, et, sentant ses genoux faiblir, elle s'appuya contre le tronc du mûrier.
On en était à cette heure charmante qui n'est déjà plus le jour et point encore la nuit: le crépuscule, étendu sur toute la partie orientale de l'horizon, couvrait l'Archipel et l'Attique; tandis que du côté opposé, la mer Ionienne, roulant des vagues de feu, et le ciel des nuages d'or, semblaient n'être séparés l'un de l'autre que par le soleil qui, semblable à un grand bouclier rougi à la forge, commençait d'éteindre dans l'eau son extrémité inférieure. On entendait encore bourdonner la ville comme une ruche: mais tous les bruits de la plaine et de la montagne mouraient les uns après les autres; de temps en temps seulement le chant aigu d'un pâtre retentissait du côté de Cythéron, ou le cri d'un matelot tirant sa barque sur la plage montait de la mer Saronique ou du golfe de Crissa. Les insectes de la nuit commençaient à chanter sous l'herbe, et les lucioles, répandues par milliers dans l'air tiède du soir, brillaient comme les étincelles d'un foyer invisible. On sentait que la nature, fatiguée de ses travaux du jour, se laissait aller peu à peu au sommeil, et que dans quelques instants tout se tairait pour ne pas troubler son voluptueux repos.
Les jeunes gens eux-mêmes, cédant à cette impression religieuse, gardaient le silence, lorsqu'on entendit du côté du port de Léchée un cri si étrange, qu'Acté frissonna. Le Romain, de son côté, tourna vivement la tête, et ses yeux se portèrent directement sur sa birème qu'on apercevait sur la plage, pareille à un coquillage d'or. Par un sentiment de crainte instinctif, la jeune fille se releva et fil un mouvement pour reprendre le chemin de la ville; mais Lucius l'arrêta: elle céda sans rien dire, et, comme vaincue par une puissance supérieure, s'appuya de nouveau contre l'arbre ou plutôt contre le bras que Lucius avait passé, sans qu'elle s'en aperçût, autour de sa taille, et, laissant tomber sa tête en arrière, elle regarda le ciel les yeux à demi fermés et la bouche à demi close. Lucius la contemplait amoureusement dans cette pose charmante, et, quoiqu'elle sentît les yeux du Romain l'envelopper de leurs rayons ardents, elle n'avait pas la force de s'y soustraire, lorsqu'un second cri, plus rapproché et plus terrible, traversa cet air doux et calme, et vint réveiller Acté de son extase.
—Fuyons, Lucius, s'écria-t-elle avec effroi, fuyons! il y a quelque bête féroce qui erre dans la montagne; fuyons. Nous n'avons que le bois sacré à traverser, et nous sommes au temple de Vénus ou à la citadelle. Viens, Lucius, viens.
Lucius sourit.
—Acté craint-elle quelque chose, dit-il, lorsqu'elle est près de moi? Quant à moi, je sens que pour Acté je braverais tous les monstres qu'ont vaincus Thésée, Hercule et Cadmus.
—Mais sais-tu quel est ce bruit? dit la jeune fille tremblante.
—Oui; répondit en souriant Lucius, oui, c'est le rauquement du tigre.
—Jupiter! s'écria Acté en se jetant dans les bras du Romain; Jupiter, protège-nous!
En effet, un troisième cri, plus rapproché et plus menaçant que les deux premiers, venait de traverser l'espace; Lucius y répondit par un cri à peu près pareil. Presqu'au même moment une tigresse bondissante sortit du bois sacré, s'arrêta, se dressant sur ses pattes de derrière comme indécise du chemin; Lucius fit entendre un sifflement particulier, la tigresse s'élança, franchissant myrtes, chênes-verts et lauriers-roses, comme un chien fait de la bruyère, et se dirigea vers lui, rugissante de joie. Tout à coup le Romain sentit peser à son bras la jeune Corinthienne: elle était renversée, évanouie et mourante de terreur.
Lorsqu'Acté revint à elle, elle était dans les bras de Lucius, et la tigresse, couchée à leurs pieds, étendait câlinement sur les genoux de son maître sa tête terrible dont les yeux brillaient comme des escarboucles. À cette vue, la jeune fille se rejeta dans les bras de son amant, moitié par terreur, moitié par honte, tout en étendant la main vers sa ceinture dénouée, jetée à quelques pieds d'elle. Lucius vit cette dernière tentative de la pudeur, et, détachant le collier d'or massif qui entourait le cou de la tigresse, et auquel pendait encore un anneau de la chaîne qu'elle avait brisée, il l'agrafa autour de la taille mince et flexible de sa jeune amie; puis, ramassant la ceinture qu'il avait furtivement dénouée, il attacha un bout du ruban au cou de la tigresse, et remit l'autre entre les doigts tremblants d'Acté; alors, se levant tous deux, ils redescendirent silencieusement vers la ville, Acté s'appuyant d'une main sur l'épaule de Lucius, et de l'autre conduisant, enchaînée et docile, la tigresse qui lui avait fait si grande peur.
À l'entrée de la ville, ils rencontrèrent l'esclave nubien chargé de veiller sur Phoebé; il l'avait suivie dans la campagne, et l'avait perdue de vue au moment où l'animal, ayant retrouvé la trace de son maître, s'était élancé du côté de la citadelle. En apercevant Lucius, il se mit à genoux, baissant la tête et attendant le châtiment qu'il croyait avoir mérité; mais Lucius était trop heureux en ce moment pour être cruel: d'ailleurs Acté le regardait en joignant les mains.
—Relève-toi, Lybicus, dit le Romain: pour cette fois je te pardonne; mais désormais veille mieux sur Phoebé: tu es cause que cette belle nymphe a eu si grande peur qu'elle a pensé en mourir. Allons, mon Ariane, remettez votre tigresse à son gardien; je vous en attellerai une couple à un char d'or et d'ivoire, et je vous ferai passer au milieu d'un peuple qui vous adorera comme une déesse.... C'est bien, Phoebé, c'est bien. Adieu....
Mais la tigresse ne voulut point s'en aller ainsi: elle s'arrêta devant Lucius, se dressa contre lui, et, posant ses deux pattes de devant sur ses épaules, elle le caressa de sa langue en poussant de petits rugissements d'amour.
—Oui, oui, dit Lucius à demi-voix; oui, vous êtes une noble bête; et quand nous serons de retour à Rome, je vous donnerai à dévorer une belle esclave chrétienne avec ses deux enfants. Allez, Phoebé, allez.
La tigresse obéit comme si elle comprenait cette sanglante promesse, et elle suivit Lybicus, mais non sans se retourner vingt fois encore du côté de son maître; et ce ne fut que lorsqu'il eut disparu avec Acté, pâle et tremblante, derrière la porte de la ville, qu'elle se décida à regagner sans opposition la cage dorée qu'elle habitait à bord du navire.
Sous le vestibule de son hôte, Lucius trouva l'esclave cubiculaire: il l'attendait pour le conduire à sa chambre. Le jeune Romain serra la main d'Acté, et suivit l'esclave qui le précédait avec une lampe. Quant à la belle Corinthienne, elle alla, selon son habitude, baiser le front du vieillard qui, la voyant si pâle et si agitée, lui demanda quelle crainte la tourmentait.
Alors elle lui raconta la terreur que lui avait faite Phoebé, et comment ce terrible animal obéissait au moindre signe de Lucius.
Le vieillard resta un instant pensif; puis avec inquiétude:
—Quel est donc cet l'homme, dit-il, qui joue avec les tigres, qui commande aux proconsuls, et qui blasphème les dieux!
Acté approcha ses lèvres froides et pâles du front de son père; mais à peine osa-t-elle les poser sur les cheveux blancs du vieillard: elle se retira dans sa chambre, et, tout éperdue, ne sachant si ce qui s'était passé était un songe ou une réalité, elle porta les mains sur elle-même pour s'assurer qu'elle était bien éveillée. Alors elle sentit sous ses doigts le cercle d'or qui avait remplacé sa ceinture virginale, et, s'approchant de la lampe, elle lut sur le collier ces mots qui répondaient si directement à sa pensée: J'appartiens à Lucius.
Chapitre III
La nuit se passa en sacrifices: les temples furent ornés de festons comme pour les grandes fêtes de la patrie; et aussitôt les cérémonies sacrées achevées, quoiqu'il fût à peine une heure du matin, la foule se précipita vers le gymnase, tant était grand l'empressement de revoir les jeux qui rappelaient les vieux et beaux jours de la Grèce.
Amyclès était l'un des huit juges élus: en cette qualité, il avait sa place réservée en face de celle du proconsul romain: il n'arriva donc qu'au moment où les jeux allaient commencer. Il trouva à la porte Sporus qui venait y rejoindre son maître, et à qui les gardes refusaient l'entrée, parce qu'à son teint blanc, à ses mains délicates, à sa démarche indolente, ils le prenaient pour une femme. Or, une ancienne loi remise en vigueur condamnait à être précipitée d'un rocher toute femme qui assisterait aux exercices de la course et de la lutte, où les athlètes combattaient nus. Le vieillard répondit de Sporus, et l'enfant, arrêté un instant, put rejoindre son maître.
Le gymnase était pareil à une ruche: outre les premiers arrivés, assis sur les gradins et pressés les uns contre les autres, tout espace était rempli. Les vomitoires semblaient fermés d'une muraille de têtes; le couronnement de l'édifice était surmonté de tout un rang de spectateurs debout, se soutenant les uns aux autres, et dont le seul point d'appui était, de dix pieds en dix pieds, les poutres dorées auxquelles se tendait le velarium: et cependant beaucoup bourdonnaient encore comme des abeilles aux portes de cet immense vaisseau, dans lequel venait non seulement de disparaître la population de Corinthe, mais encore les députés du monde entier qui accouraient à ces fêtes. Quant aux femmes, on les voyait de loin aux portes et sur les murailles de la ville, où elles attendaient que fût proclamé le nom du vainqueur.
À peine Amyclès fut-il assis, que, le nombre des juges se trouvant complet, le proconsul se leva et annonça, au nom de César Néron, empereur de Rome et maître du monde, que les jeux étaient ouverts. De grands cris et de grands applaudissements accueillirent ses paroles, et tous les yeux se tournèrent vers le portique où attendaient les lutteurs. Sept jeunes gens en sortirent et s'avancèrent vers la tribune du proconsul. Deux des lutteurs seulement étaient de Corinthe; et parmi les cinq autres il y avait un Thébain, un Syracusain, un Sybarite et deux Romains.
Les deux Corinthiens étaient deux frères jumeaux; ils s'avancèrent les bras entrelacés, vêtus d'une tunique pareille, et si semblables l'un à l'autre de taille, de tournure et de visage, que tout le cirque battit des mains à l'aspect de ces deux Ménechmes. Le Thébain était un jeune berger qui, gardant ses troupeaux près du mont Cythéron, en avait vu descendre un ours, s'était jeté au-devant de lui, et, sans armes contre ce terrible antagoniste, s'était pris corps à corps avec lui et l'avait étouffé dans la lutte. En souvenir de cette victoire, il s'était couvert les épaules de la peau de l'animal vaincu, dont la tête, lui servant de casque, encadrait de ses dents blanches son visage bruni par le soleil. Le Syracusain avait donné de sa force une preuve non moins extraordinaire. Un jour que ses compatriotes faisaient un sacrifice à Jupiter, le taureau, mal frappé par le sacrificateur, s'élança au milieu de la foule, tout couronné de fleurs, tout paré de ses bandelettes, et il avait déjà écrasé sous ses pieds plusieurs personnes, lorsque le Syracusain le saisit par les cornes, et, levant l'une et baissant l'autre, le fit tomber sur le flanc et le maintint sous lui, comme un athlète vaincu, jusqu'au moment où un soldat lui enfonça son épée dans la gorge. Enfin, le jeune Sybarite, qui avait lui-même ignoré longtemps sa force, en avait reçu la révélation d'une manière non moins fortuite. Couché avec ses amis sur des lits de pourpre, autour d'une table somptueuse, il avait tout à coup entendu des cris: un char, emporté par deux chevaux fougueux, allait se briser au premier angle de la rue; dans ce char était sa maîtresse: il s'élança par la fenêtre, saisit le char par derrière; les chevaux arrêtés tout à coup se cabrèrent, l'un des deux tomba renversé, et le jeune homme reçut dans ses bras sa maîtresse évanouie, mais sans blessure. Quant aux deux Romains, l'un était un athlète de profession, connu par de grands triomphes; l'autre était Lucius.
Les juges mirent sept bulletins dans une urne. Deux de ces bulletins étaient marqués d'un A, deux d'un B, deux d'un C, enfin le dernier d'un D. Le sort devait donc former trois couples, et laisser un septième athlète pour combattre avec les vainqueurs. Le proconsul mêla lui-même les bulletins, puis les sept combattants s'avancèrent, en prirent chacun un, le déposèrent entre les mains du président des jeux; celui-ci les ouvrit les uns après les autres et les appareilla. Le hasard voulut que les deux Corinthiens eussent chacun un A, le Thébain et le Syracusain chacun un B, le Sybarite et l'athlète les deux C, et Lucius le D.
Les athlètes, ignorant encore dans quel ordre le sort les avait désignés pour combattre, se déshabillèrent, à l'exception de Lucius qui, devant entrer en lice le dernier, resta enveloppé de son manteau. Le proconsul appela les deux A; aussitôt les deux frères s'élancèrent du portique et se trouvèrent en face l'un de l'autre, la surprise leur arracha un cri auquel l'assemblée répondit par un murmure d'étonnement; puis ils restèrent un instant immobiles et hésitants. Mais ce moment n'eut que la durée d'un éclair, car ils se jetèrent aussitôt dans les bras l'un de l'autre; l'amphithéâtre éclata tout entier dans un unanime applaudissement, et, au bruit de cet hommage rendu à l'amour fraternel, les deux beaux jeunes gens se reculèrent en souriant pour laisser le champ libre à leurs rivaux, et, pareils à Castor et Pollux, appuyés au bras l'un de l'autre, d'acteurs qu'ils croyaient être, ils devinrent spectateurs.
Ceux qui devaient figurer les seconds se trouvèrent alors être les premiers; le Thébain et le Syracusain s'avancèrent donc à leur tour; le vainqueur d'ours et le dompteur de taureaux se mesurèrent des yeux, puis s'élancèrent l'un sur l'autre. Un instant, leurs deux corps réunis et emboîtés eurent l'aspect d'un tronc noueux et informe, capricieusement modelé par la nature, qui tout à coup roula déraciné comme par un coup de foudre. Pendant quelques secondes on ne put, au milieu de la poussière, rien distinguer, tant les chances paraissaient égales pour tous deux, et si rapidement chacun des athlètes se retrouvait tantôt dessus, tantôt dessous; enfin le Thébain finit par maintenir son genou sur la poitrine du Syracusain, et lui entourant la gorge de ses deux mains comme d'un anneau de fer, il le serra avec une telle violence que celui-ci fut obligé de lever la main, en signe qu'il s'avouait vaincu. Des applaudissements unanimes, qui prouvaient avec quel enthousiasme les Grecs assistaient à ce spectacle, saluèrent le dénouement de ce premier combat: et ce fut à leur bruit trois fois renaissant que le vainqueur vint se placer sous la loge du proconsul, et que son antagoniste, humilié, rentra sous le portique, d'où sortit aussitôt la dernière couple de combattants, qui se composait du Sybarite et de l'athlète.
Ce fut une chose curieuse à voir, lorsqu'ils eurent dépouillé leurs vêtements, et tandis que les esclaves les frottaient d'huile, que ces deux hommes d'une nature opposée et offrant les deux plus beaux types de l'antiquité, celui de l'Hercule et celui de l'Antinoüs: l'athlète avec ses cheveux courts et ses membres bruns et musculeux, le Sybarite avec ses longs anneaux ondoyants et son corps blanc et arrondi. Les Grecs, ces grands adorateurs de la beauté physique, ces religieux sectateurs de la forme, ces maîtres en toute perfection, laissèrent échapper un murmure d'admiration qui fit en même temps relever la tête aux deux adversaires. Leurs regards pleins d'orgueil se croisèrent comme deux éclairs, et, sans attendre ni l'un ni l'autre que cette opération préparatoire fût complètement achevée, ils s'arrachèrent aux mains de leurs esclaves et s'avancèrent au devant l'un de l'autre.
Arrivés à la distance de trois ou quatre pas, ils se regardèrent avec une nouvelle attention, et chacun sans doute reconnut dans son adversaire un rival digne de lui, car les yeux de l'un prirent l'expression de la défiance, et les yeux de l'autre celle de la ruse. Enfin, d'un mouvement spontané et pareil, ils se saisirent chacun par les bras, appuyèrent leurs fronts l'un contre l'autre, et, pareils à deux taureaux qui luttent, tentèrent le premier essai de leur force en essayant de se faire reculer. Mais tous deux restèrent debout et immobiles à leur place, pareils à des statues dont la vie ne serait indiquée que par le gonflement progressif des muscles qui semblaient prêts de se briser. Après une minute d'immobilité, tous deux se rejetèrent en arrière, secouant leurs têtes inondées de sueur, et respirant avec bruit, comme des plongeurs qui reviennent à la surface de l'eau.
Ce moment d'intervalle fut court; les deux ennemis en vinrent de nouveau aux mains, et cette fois ils se saisirent à bras le corps; mais, soit ignorance de ce genre de combat, soit conviction de sa force, le Sybarite donna l'avantage à son adversaire en se laissant saisir sous les bras; l'athlète l'enleva aussitôt, et lui fit perdre terre. Cependant, ployant sous le poids, il fit en chancelant trois pas en arrière, et, dans ce mouvement, le Sybarite étant parvenu à toucher le sol du pied, il reprit toutes ses forces, et l'athlète, déjà ébranlé, tomba dessous; mais à peine eut-on le temps de lui voir toucher le sol, qu'avec une force et une agilité surnaturelles il se retrouva debout, de sorte que le Sybarite ne se releva que le second.
Il n'y avait ni vainqueur ni vaincu; aussi les deux adversaires recommencèrent-ils la lutte avec un nouvel acharnement et au milieu d'un silence profond. On eût dit que les trente mille spectateurs étaient de pierre comme les degrés sur lesquels ils étaient assis. De temps en temps seulement, lorsque la fortune favorisait l'un des lutteurs, on entendait un murmure sourd et rapide s'échapper des poitrines, et un léger mouvement faisait onduler toute cette foule, comme des épis sur lesquels glisse un souffle d'air. Enfin, une seconde fois les lutteurs perdirent pied et roulèrent dans l'arène; mais cette fois ce fut l'athlète qui se trouva dessus: et cependant ce n'eût été qu'un faible avantage, s'il n'eût joint à sa force tous les principes d'adresse de son art. Grâce à eux, il maintint le Sybarite dans la position dont lui-même s'était si promptement tiré. Comme un serpent qui étouffe et broie sa proie avant de la dévorer, il entrelaça ses jambes et ses bras aux jambes et aux bras de son adversaire avec une telle habileté, qu'il parvint à suspendre tous ses mouvements; et alors, lui appuyant le front contre le front, il le contraignit de toucher la terre du derrière de la tête: ce qui équivalait pour les juges à l'aveu de la défaite. De grands cris retentirent, de grands applaudissements se firent entendre; mais, quoique vaincu, certes, le Sybarite put en prendre sa part. Sa défaite avait touché de si près à la victoire, que nul n'eut l'idée de lui en faire une honte; aussi se retira-t-il lentement sous le portique, sans rougeur et sans embarras, ayant perdu la couronne, et voilà tout.
Restaient donc deux vainqueurs, et Lucius qui n'avait pas lutté et devait lutter contre tous deux. Les yeux se tournèrent vers le Romain qui, calme et impassible pendant les combats précédents, les avait suivis du regard, appuyé contre une colonne et enveloppé de son manteau. C'est alors seulement qu'on remarqua sa figure douce et efféminée, ses longs cheveux blonds, et la légère barbe dorée qui lui couvrait à peine le bas du visage. Chacun sourit en voyant ce faible adversaire qui venait avec tant d'imprudence disputer la palme au vigoureux Thébain et à l'habile athlète. Lucius s'aperçut de ce sentiment général au murmure qui courait par toute l'assemblée; et, sans s'en inquiéter ni daigner y répondre, il fit quelques pas en avant et laissa tomber son manteau. Alors on vit, supportant cette tête apollonienne, un cou vigoureux et des épaules puissantes; et, chose plus bizarre encore, tout ce corps blanc, dont la peau eût fait honte à une jeune fille de Circassie, moucheté de taches brunes pareilles à celles qui couvrent la fourrure fauve de la panthère. Le Thébain regarda insoucieusement ce nouvel ennemi; mais l'athlète, visiblement étonné, recula de quelques pas. En ce moment Sporus parut et versa sur les épaules de son maître un flacon d'huile parfumée qu'il lui étendit par tout le corps à l'aide d'un morceau de pourpre.
C'était au Thébain à lutter le premier; il fit donc un pas vers Lucius, exprimant son impatience de ce que ses préparatifs duraient si longtemps; mais Lucius étendit la main, de l'air du commandement pour indiquer qu'il n'était pas prêt, et la voix du proconsul fit entendre aussitôt ce mot: Attends. Cependant le jeune Romain était couvert d'huile, et il ne lui restait plus qu'à se rouler dans la poussière du cirque, ainsi que c'était l'habitude de le faire; mais, au lieu de cela, il mit un genou en terre, et Sporus lui vida sur les épaules un sac rempli de sable recueilli sur les rives du Chrysorrhoas et qui était mêlé de paillettes d'or. Cette dernière préparation achevée, Lucius se releva et ouvrit les deux bras, en signe qu'il était prêt à lutter.
Le Thébain s'avança plein de confiance, et Lucius l'attendit avec tranquillité; mais à peine les mains rudes de son adversaire eurent-elles effleuré son épaule, qu'un éclair terrible passa dans ses yeux, et qu'il jeta un cri pareil à un rugissement. En même temps, il se laissa tomber sur un genou, et enveloppa de ses bras robustes les flancs du berger, au-dessous des côtes et au-dessus des hanches; puis, nouant en quelque sorte ses mains derrière le dos de son adversaire, il lui pressa le ventre contre sa poitrine, et tout à coup il se releva tenant le colosse entre ses bras. Cette action fut si rapide et si adroitement exécutée, que le Thébain n'eut ni le temps ni la force de s'y opposer, et se trouva enlevé du sol, dépassant de la tête la tête de son adversaire, et battant l'air de ses bras qui ne trouvaient rien à saisir. Alors les Grecs virent se renouveler la lutte d'Hercule et d'Antée: le Thébain appuya ses mains aux épaules de Lucius, et, se raidissant de toute la force de ses bras, il essaya de rompre la chaîne terrible qui l'étouffait, mais tous ses efforts furent inutiles; en vain enveloppa-t-il à son tour les reins de son adversaire de ses deux jambes comme d'un double serpent, cette fois ce fut Laocoon qui maîtrisa le reptile: plus les efforts du Thébain redoublaient, plus Lucius semblait serrer le lien dont il l'avait garrotté; et, immobile à la même place, sans un seul mouvement apparent, la tête entre les pectoraux de son ennemi, comme pour écouter sa respiration étouffée, pressant toujours davantage, comme si sa force croissante devait atteindre à un degré surhumain, il resta ainsi plusieurs minutes, pendant lesquelles on vit le Thébain donner les signes visibles et successifs de l'agonie. D'abord une sueur mortelle coula de son front sur son corps, lavant la poussière qui le couvrait; puis son visage devint pourpre, sa poitrine râla, ses jambes se détachèrent du corps de son adversaire, ses bras et sa tête se renversèrent en arrière, enfin un flot de sang jaillit impétueusement de son nez et de sa bouche. Alors Lucius ouvrit les bras, et le Thébain évanoui tomba comme une masse à ses pieds.
Aucun cri de joie, aucun applaudissement n'accueillit cette victoire; la foule, oppressée, resta muette et silencieuse. Cependant il n'y avait rien à dire: tout s'était passé dans les règles de la lutte, aucun coup n'avait été porté, et Lucius avait franchement et loyalement vaincu son adversaire. Mais, pour ne point se manifester par des acclamations, l'intérêt que les assistants prenaient à ce spectacle n'en était pas moins grand. Aussi, lorsque les esclaves eurent enlevé le vaincu toujours évanoui, les regards qui l'avaient suivi se reportèrent aussitôt sur l'athlète qui, par la force et l'habileté qu'il avait montrées dans le combat précédent, promettait à Lucius un adversaire redoutable. Mais l'attente générale fut étrangement trompée, car au moment où Lucius se préparait pour une seconde lutte, l'athlète s'avança vers lui d'un air respectueux, et, mettant un genou en terre, il leva la main en signe qu'il s'avouait vaincu. Lucius parut regarder cette action et voir cet hommage sans aucun étonnement; car, sans tendre la main à l'athlète, sans le relever, il jeta circulairement les yeux autour de lui, comme pour demander à cette foule étonnée s'il était dans ses rangs un homme qui osât lui contester sa victoire. Mais nul ne fit un geste, nul ne prononça une parole, et ce fut au milieu du plus profond silence que Lucius s'avança vers l'estrade du proconsul, qui lui tendit la couronne. En ce moment seulement, quelques applaudissements éclatèrent; mais il fut facile de reconnaître, dans ceux qui donnaient cette marque d'approbation, les matelots du bâtiment qui avait transporté Lucius.
Et cependant le sentiment qui dominait cette foule n'était point défavorable au jeune Romain: c'était comme une terreur superstitieuse qui s'était répandue sur cette assemblée. Cette force surnaturelle, réunie à tant de jeunesse, rappelait les prodiges des âges héroïques; les noms de Thésée, de Pirithoüs, se trouvaient sur toutes les lèvres; et, sans que nul eût communiqué sa pensée, chacun était prêt à croire à la présence d'un demi-dieu. Enfin, cet hommage public, cet aveu anticipé de sa défaite, cet abaissement de l'esclave devant le maître, achevaient de donner quelque consistance à cette pensée. Aussi, lorsque le vainqueur sortit du cirque, s'appuyant d'un côté sur le bras d'Amyclès, et de l'autre laissant tomber sa main sur l'épaule de Sporus, toute cette foule le suivit jusqu'à la porte de son hôte, curieuse, pressée, mais en même temps si muette et si craintive, qu'on eût, certes dit, bien plutôt un convoi funéraire qu'une pompe triomphale.
Arrivé aux portes de la ville les jeunes filles et les femmes qui n'avaient pu assister au combat attendaient le vainqueur, des branches de laurier à la main. Lucius chercha des yeux Acté au milieu de ses compagnes; mais, soit honte, soit crainte, Acté était absente, et il la chercha vainement. Alors il doubla le pas, espérant que la jeune Corinthienne l'attendait au seuil de la porte qu'elle lui avait ouverte la veille; il traversa cette place qu'il avait traversée avec elle, prit la rue par laquelle elle l'avait guidé; mais aucune couronne, aucun feston n'ornaient la porte hospitalière. Lucius en franchit rapidement le seuil, et s'élança dans le vestibule, laissant bien loin derrière lui le vieillard; le vestibule était vide, mais par la porte qui donnait sur le parterre, il aperçut la jeune fille à genoux devant une statue de Diane, blanche et immobile comme le marbre qu'elle tenait embrassé; alors il s'avança doucement derrière elle, et lui posa sur la tête la couronne qu'il venait de remporter. Acté jeta un cri, se retourna vivement vers Lucius, et les yeux ardents et fiers du jeune Romain lui annoncèrent, mieux encore que la couronne qui roula à ses pieds, que son hôte avait remporté la première des trois palmes qu'il venait disputer à la Grèce.
Chapitre IV
Le lendemain, dès le matin, Corinthe tout entière sembla revêtir ses habits de fête. Les courses de chars, sans être les jeux les plus antiques, étaient les plus solennels; ils se célébraient en présence des images des dieux; et, réunies pendant la nuit dans le temple de Jupiter qui s'élevait près de la porte de Léchée, c'est-à-dire vers la partie orientale de la ville, les statues sacrées devaient traverser la cité dans toute sa longueur, pour aller gagner le cirque qui s'élevait sur le versant opposé, et en vue du port de Crissa. À dix heures du matin, c'est-à-dire vers la quatrième heure du jour, selon la division romaine, le cortège se mit en route. Le proconsul Lentulus marchait le premier, monté sur un char et portant le costume de triomphateur; puis, derrière lui, venait une troupe de jeunes gens de quatorze ou quinze ans, tous fils de chevaliers, montés sur de magnifiques chevaux ornés de housses d'écarlate et d'or; puis, derrière les jeunes gens, les concurrents au prix de la journée; et en tête, comme vainqueur de la veille, vêtu d'une tunique verte, Lucius, sur un char d'or et d'ivoire, menant avec des rênes de pourpre un magnifique quadrige blanc. Sur sa tête, où l'on cherchait en vain la couronne de la lutte, brillait un cercle radiant pareil à celui dont les peintres ceignent le front du soleil; et, pour ajouter encore à sa ressemblance avec ce dieu, sa barbe était semée de poudre d'or. Derrière lui marchait un jeune Grec de la Thessalie, fier et beau comme Achille, vêtu d'une tunique jaune, et conduisant un char de bronze attelé de quatre chevaux noirs. Les deux derniers étaient, l'un un Athénien qui prétendait descendre d'Alcibiade, et l'autre un Syrien, au teint brûlé par le soleil. Le premier s'avançait couvert d'une tunique bleue, et laissant flotter au vent ses longs cheveux noirs et parfumés; le second était vêtu d'une espèce de robe blanche nouée à la taille par une ceinture perse, et, comme les fils d'lsmaël, il avait la tête ceinte d'un turban blanc, aussi éclatant que la neige qui brille au sommet du Sinaï.
Puis venaient, précédant les statues des dieux, une troupe de harpistes et de joueurs de flûte, déguisés en satyres et en silènes, auxquels étaient mêlés les ministres subalternes du culte des douze grands dieux, portant des coffres et des vases remplis de parfums, et des cassolettes d'or et d'argent où fumaient les aromates les plus précieux; enfin, dans des litières fermées et terminant la marche, étaient placées, couchées ou debout, les images divines, traînées par de magnifiques chevaux, et escortées par des chevaliers et des patriciens. Ce cortège, qui avait à traverser la ville dans presque toute sa largeur, défilait entre un double rang, de maisons couvertes de tableaux, décorées de statues, ou tendues de tapisseries. Arrivé devant la porte d'Amyclès, Lucius se retourna pour chercher Acté; et, sous un des pans du voile de pourpre étendu devant la façade de la maison, il aperçut, rougissante et craintive, la tête de la jeune fille ornée de la couronne que la veille il avait laissé rouler à ses pieds. Acté, surprise, laissa retomber la tapisserie; mais, à travers le voile qui la cachait, elle entendit la voix du jeune Romain qui disait:
—Viens au-devant de mon retour, ô ma belle hôtesse! et je changerai ta couronne d'olivier en une couronne d'or.
Vers le milieu du jour, le cortège atteignit l'entrée du cirque. C'était un immense bâtiment de deux mille pieds de long sur huit cents de large. Divisée par une muraille haute de six pieds, qui s'étendait dans toute sa longueur, moins, à chaque extrémité, le passage pour quatre chars, cette spina était couronnée, dans toute son étendue, d'autels, de temples, de piédestaux vides qui, pour cette solennité seulement, attendaient les statues des dieux. L'un des bouts du cirque était occupé par les carceres ou écuries, l'autre par les gradins; à chaque extrémité de la muraille se trouvaient trois bornes placées en triangle, qu'il fallait doubler sept fois pour accomplir la course voulue.
Les cochers, comme ou l'a vu, avaient pris les livrées des différentes factions qui, à cette heure, divisaient Rome, et, comme de grands paris avait été établis d'avance, les parieurs avaient adopté les couleurs de ceux des agitatores qui, par leur bonne mine, la race de leurs chevaux, ou leurs triomphes passés, leur avaient inspiré le plus de confiance. Presque tous les gradins du cirque étaient donc couverts de spectateurs qui, à l'enthousiasme qu'inspiraient habituellement ces sortes de jeux, joignaient encore l'intérêt personnel qu'ils prenaient à leurs clients. Les femmes elles-mêmes avaient adopté les divers partis, et on les reconnaissait à leurs ceintures et à leurs voiles assortis aux couleurs que portaient les quatre coureurs. Aussi, lorsqu'on entendit s'approcher le cortège, un mouvement étrange, et qui sembla agiter d'un frisson électrique la multitude, fit-elle bouillonner toute cette mer humaine, dont les têtes semblaient des vagues animées et bruyantes; et dès que les portes furent ouvertes, le peu d'intervalle qui restait libre fut-il comblé par les flots de nouveaux spectateurs qui vinrent comme un flux battre les murs du colosse de pierre. Aussi à peine le quart des curieux qui accompagnaient le cortège put-il entrer, et l'on vit toute cette foule, repoussée par la garde du proconsul, cherchant tous les points élevés qui lui permettaient de dominer le cirque, s'attacher aux branches des arbres, se suspendre aux créneaux des remparts, et couronner de ses fleurons vivants les terrasses des maisons les plus rapprochées.
À peine chacun avait-il pris sa place, que la porte principale s'ouvrit, et que Lentulus, apparaissant à l'entrée du cirque, fit tout à coup succéder le silence profond de la curiosité à l'agitation bruyante de l'attente. Soit confiance dans Lucius, déjà vainqueur la veille, soit flatterie pour le divin empereur Claudius Néron, qui protégeait à Rome la faction verte à laquelle il se faisait honneur d'appartenir, le proconsul, au lieu de la robe de pourpre, portait une tunique de cette couleur. Il fit lentement le tour du cirque, conduisant après lui les images des dieux, toujours précédées des musiciens qui ne cessèrent de jouer que lorsqu'elles furent couchées sur leurs pulcinaria ou dressées sur leurs piédestaux. Alors Lentulus donna le signal en jetant au milieu du cirque une pièce de laine blanche. Aussitôt un héraut, monté à nu sur un cheval sans frein, et vêtu en Mercure, s'élança dans l'arène, et, sans descendre de cheval, enlevant la nappe avec une des ailes de son caducée, il fit au galop le tour de la grille intérieure, en l'agitant comme un étendard; puis, arrivé aux carcères, il lança caducée et nappe par-dessus les murs derrière lesquels, attendaient les équipages. À ce signal, les portes des carcères s'ouvrirent, et les quatre concurrents parurent.
Au même instant leurs noms furent jetés dans une corbeille, car le sort devait désigner les rangs, afin que les plus éloignés de la spina n'eussent à se plaindre que du hasard qui leur assignait un plus grand cercle à parcourir. L'ordre dans lequel les noms seraient tirés devait assigner à chacun le rang qu'il occuperait.
Le proconsul mêla les noms écrits sur un papier roulé, les tira et les ouvrit les uns après les autres: le premier qu'il proclama fut celui du Syrien au turban blanc; il quitta aussitôt sa place et alla se ranger près de la muraille, de manière à ce que l'essieu de son char se trouvât parallèle à une ligne tirée à la craie sur le sable. Le second fut celui de l'Athénien à la tunique bleue; il alla se ranger près de son concurrent. Le troisième fut celui du Thessalien au vêtement jaune. Enfin, le dernier fut celui de Lucius, à qui la fortune avait désigné la place la plus désavantageuse, comme si elle eût été jalouse déjà de sa victoire de la veille. Les deux derniers nommés allèrent se placer aussitôt près de leurs adversaires. Alors de jeunes esclaves passèrent entre les chars, tressant les crins des chevaux avec des rubans de la couleur de la livrée de leur maître, et faisaient, pour affermir leur courage, flotter de petits étendards devant les yeux de ces nobles animaux, tandis que des aligneurs, tendant une chaîne attachée à deux anneaux, amenaient les quatre quadriges sur une ligne exactement parallèle.
Il y eut alors un instant d'attente tumultueuse; les paris redoublèrent, des enjeux nouveaux furent proposés et acceptés, de confuses paroles se croisèrent; puis tout à coup on entendit la trompette, et, au même instant, tout se tut; les spectateurs debout s'assirent, et cette mer, tout à l'heure si tumultueuse et si agitée, aplanit sa surface, et prit l'aspect d'une prairie en pente émaillée de mille couleurs. Au dernier son de l'instrument, la chaîne tomba, et les quatre chars partirent, emportés de toute la vitesse des chevaux.
Deux tours s'accomplirent pendant lesquels les adversaires gardèrent, à peu de chose près, leurs rangs respectifs; cependant, les qualités des chevaux commencèrent à se faire jour aux yeux des spectateurs exercés. Le Syrien retenait avec peine ses coursiers à la tête forte et aux membres grêles, habitués aux courses vagabondes du désert, et que, de sauvages qu'ils étaient, il avait, à force de patience et d'art, assouplis et façonnés au joug; et l'on sentait que, lorsqu'il leur donnerait toute liberté, ils l'emporteraient aussi rapides que le simoun, qu'ils avaient souvent devancé dans ces vastes plaines de sables qui s'étendent du pied des monts de Juda aux rives du lac Asphalle. L'Athénien avait fait venir les siens de Thrace; mais, voluptueux et fier comme le héros dont il se vantait de descendre, il avait laissé à ses esclaves le soin de leur éducation, et l'on sentait que son attelage, guidé par une main et excité par une voix qui leur étaient inconnues, le seconderait mal dans un moment dangereux. Le Thessalien, au contraire, semblait être l'âme de ses coursiers d'Élide, qu'il avait nourris de sa main et exercés cent fois aux lieux même où Achille dressait les siens, entre le Pénéus et l'Énipée. Quant à Lucius, certes, il avait retrouvé la race de ces chevaux de la Mysie dont parle Virgile, et dont les mères étaient fécondées par le vent; car, quoiqu'il eût le plus grand espace à parcourir, sans aucun effort, sans les retenir ni les presser, en les abandonnant à un galop qui semblait être leur allure ordinaire, il maintenait son rang, et avait même plutôt gagné que perdu.
Au troisième tour, les avantages réels où fictifs étaient plus clairement dessinés: l'Athénien avait gagné sur le Thessalien, le plus avancé de ses concurrents, la longueur de deux lances; le Syrien, retenant de toutes ses forces ses chevaux arabes, s'était laissé dépasser, sûr de reprendre ses avantages; enfin, Lucius, tranquille et calme comme le dieu dont il semblait être la statue, paraissait assister à une lutte étrangère, et dans laquelle il n'aurait eu aucun intérêt particulier, tant sa figure était souriante et son geste dessiné selon les règles les plus exactes de l'élégance mimique.
Au quatrième tour, un incident détourna l'attention des trois concurrents pour la fixer plus spécialement sur Lucius: son fouet, qui était fait d'une lanière de peau de rhinocéros, incrustée d'or, s'échappa de sa main et tomba; aussitôt Lucius arrêta tranquillement son quadrige, s'élança dans l'arène, ramassa le fouet qu'on aurait pu croire jusqu'alors un instrument inutile, et, remontant sur son char, se trouva dépassé de trente pas à peu près par ses adversaires. Si court qu'eût été cet instant, il avait porté un coup terrible aux intérêts et aux espérances de la faction verte; mais leur crainte disparut aussi rapidement que la lueur d'un éclair: Lucius se pencha vers ses chevaux, et, sans se servir du fouet, sans les animer du geste, il se contenta de faire entendre un sifflement particulier; aussitôt ils partirent comme s'ils avaient les ailes de Pégase, et, avant que le quatrième tour fût achevé, Lucius avait, au milieu des cris et des applaudissements, repris sa place accoutumée.
Au cinquième tour, l'Athénien n'était plus maître de ses chevaux emportés de toute la vitesse de leur course; il avait laissé loin derrière lui ses rivaux: mais cet avantage factice ne trompait personne, et ne pouvait le tromper lui-même: aussi le voyait-on, à chaque instant, se retourner avec inquiétude, et, prenant toutes les ressources de sa position même, au lieu d'essayer de retenir ses chevaux déjà fatigués, il les excitait encore de son fouet à triple lanière, les appelant par leurs noms, et espérant que, avant qu'ils ne fussent fatigués, il aurait gagné assez de terrain pour ne pouvoir être rejoint par les retardataires; il sentait si bien, au reste, le peu de puissance qu'il efforçait sur son attelage, que, quoiqu'il pût se rapprocher de la spina, et par conséquent diminuer l'espace à parcourir, il ne l'essaya point, de peur de se briser à la borne, et se maintint à la même distance que le sort lui avait assignée au moment du départ.
Deux tours seulement restaient à faire, et, à l'agitation des spectateurs et des combattants, on sentait que l'on approchait du dénouement. Les parieurs bleus, que représentait l'Athénien, paraissaient visiblement inquiets de leur victoire momentanée, et lui criaient de modérer ses chevaux, mais ces animaux, prenant ces cris pour des signes d'excitation, redoublaient de vitesse, et, ruisselant de sueur, ils indiquaient qu'ils ne tarderaient pas à épuiser le reste de leurs forces.
Ce fut dans ce moment que le Syrien lâcha les rênes de ses coursiers, et que les fils du désert abandonnés à eux-mêmes commencèrent à s'emparer de l'espace. Le Thessalien resta un instant étonné de la rapidité qui les entraînait, mais aussitôt, faisant entendre sa voix à ses fidèles compagnons, il s'élança à son tour comme emporté par un tourbillon. Quant à Lucius, il se contenta de faire entendre le sifflement avec lequel il avait déjà excité les siens, et, sans qu'ils parussent déployer encore toute leur force, il se maintint à son rang.
Cependant l'Athénien avait vu, comme une tempête fondre sur lui les deux rivaux que le sort avait placés à sa droite et à sa gauche; il comprit qu'il était perdu s'il laissait, entre la spina et lui, l'espace d'un char: il se rapprocha en conséquence de la muraille assez à temps pour empêcher le Syrien de la côtoyer; celui-ci, alors appuya ses chevaux à droite, essayant de passer entre l'Athénien et le Thessalien; mais l'espace était trop étroit. D'un coup d'œil rapide il vit que le char du Thessalien était plus léger et moins solide que le sien, et, prenant à l'instant son parti, il se dirigea obliquement sur lui, et, poussant roue contre roue, il brisa l'essieu et renversa char et cocher sur l'arène.
Si habilement exécutée qu'eût été cette manœuvre, si rapide qu'eût été le choc, et la chute qu'il avait occasionnée, le Syrien n'en avait pas moins été momentanément retardé; mais il reprit aussitôt son avantage, et l'Athénien vit arriver presqu'en même temps que lui, au sixième tour, les deux rivaux qu'il avait si longtemps laissés en arrière. Avant d'avoir accompli la sixième partie de cette dernière révolution, il était rejoint et presque aussitôt dépassé. La question se trouva donc dès-lors pendante entre le cocher blanc et le cocher vert, entre l'Arabe et le Romain.
Alors on vit un spectacle magnifique: la course de ces huit chevaux était si rapide et si égale, qu'on eût pu croire qu'ils étaient attelés de front; un nuage les enveloppait comme un orage, et comme on entend le bruissement du tonnerre, comme on voit l'éclair sillonner la nue, de même on entendait le bruissement des roues, de même il semblait, au milieu du tourbillon, distinguer la flamme que soufflaient les chevaux Le cirque tout entier était debout, les parieurs agitaient les voiles et les manteaux verts et blancs, et ceux mêmes qui avaient perdu ayant adopté les couleurs bleue et jaune du Thessalien et du fils d'Athènes, oubliant leur défaite récente, excitaient les deux adversaires par leurs cris et leurs applaudissements. Enfin, il parut que le Syrien allait l'emporter, car ses chevaux dépassèrent d'une tête ceux de son adversaire, mais au même moment, et comme s'il n'eût attendu que ce signal, Lucius, d'un seul coup de fouet, traça une ligne sanglante sur les croupes de son quadrige; les nobles animaux hennirent d'étonnement et de douleur; puis, d'un même élan, s'élançant comme l'aigle, comme la flèche, comme la foudre, ils dépassèrent le Syrien vaincu, accomplirent la carrière, exigée, et, le laissant plus de cinquante pas en arrière, vinrent s'arrêter au but, ayant fourni la course voulue, c'est-à-dire sept fois le tour de l'arène.
Aussitôt de grands cris retentirent avec une admiration qui allait jusqu'à la frénésie. Ce jeune Romain inconnu, vainqueur à la lutte de la veille, vainqueur à la course d'aujourd'hui, c'était Thésée, c'était Castor, c'était Apollon peut-être qui une fois encore redescendait sur la terre; mais à coup sûr c'était un favori des dieux; et lui, pendant ce temps, comme accoutumé à de pareils triomphes, s'élança légèrement de son char sur la spina, monta quelques degrés qui le conduisirent à un piédestal, où il s'exposa aux regards des spectateurs, tandis qu'un héraut proclamait son nom et sa victoire, et que le proconsul Lentulus, descendant de son siège, venait lui mettre dans la main une palme d'Idurnée, et lui ceignait la tête d'une couronne à feuilles d'or et d'argent, entrelacées de bandelettes de pourpre. Quant au prix monnayé qu'on lui apportait en espèces d'or dans un vase d'airain, Lucius le remit au proconsul pour qu'il fût distribué de sa part aux vieillards pauvres et aux orphelins.
Puis aussitôt il fit un signe à Sporus, qui accourut rapidement à lui, tenant en ses mains une colombe qu'il avait prise le matin dans la volière d'Acté. Lucius passa autour du cou de l'oiseau de Vénus une bandelette de pourpre à laquelle étaient liées deux feuilles de la couronne d'or et lâcha le messager de victoire qui prit rapidement son vol vers la partie de la ville où s'élevait la maison d'Amyclès.
Chapitre V
Les deux victoires successives de Lucius, et les circonstances bizarres qui les avaient accompagnées, avaient produit, comme nous l'avons dit, une impression profonde sur l'esprit des spectateurs: la Grèce avait été autrefois la terre aimée des dieux; Apollon, exilé du ciel, s'était fait berger et avait gardé les troupeaux d'Admète, roi de Thessalie; Vénus, née au sein des flots, et poussée par les Tritons vers la plage la plus voisine, avait abordé près de Hélos, et, libre de se choisir les lieux de son culte, avait préféré Gnide, Paphos, Idalie et Cythère, à tous les autres pays du monde. Enfin, les Arcadiens, disputant aux Crétois l'honneur d'être les compatriotes du roi des dieux, faisaient naître Jupiter sur le mont Lycée, et cette prétention, fût-elle fausse, il était certain du moins que, lorsqu'il lui fallut choisir un empire, enfant au souvenir pieux, il posa son trône au sommet de l'Olympe. Hé bien, tous ces souvenirs des âges fabuleux s'étaient représentés, grâce à Lucius, à l'imagination poétique de ce peuple que les Romains avaient déshérité de son avenir, mais n'avaient pu dépouiller de son passé: aussi les concurrents qui s'étaient présentés pour lui disputer le prix du chant se retirèrent-ils en voyant le mauvais destin de ceux qui lui avaient disputé la palme de la lutte et de la course. On se rappelait le sort de Marsyas luttant avec Apollon, et des Piérides défiant les Muses. Lucius resta donc seul des cinq concurrents qui s'étaient fait inscrire: mais il n'en fut pas moins décidé par le proconsul que la fête aurait lieu au jour et à l'heure dits.
Le sujet choisi par Lucius intéressait vivement les Corinthiens: c'était un poème sur Médée, que l'on attribuait à l'empereur César Néron lui-même; on sait que cette magicienne, conduite à Corinthe par Jason qui l'avait enlevée, et abandonnée par lui dans cette ville, avait déposé au pied des autels ses deux fils, les mettant sous la garde des dieux, tandis qu'elle empoisonnait sa rivale avec une tunique semblable à celle de Nessus. Mais les Corinthiens, épouvantés du crime de la mère, avaient arraché les enfants du temple, et les avaient écrasés à coups de pierres. Ce sacrilège ne resta point impuni; les dieux vengèrent leur majesté outragée, et une maladie épidémique vint frapper alors tous les enfants des Corinthiens. Cependant, comme plus de quinze siècles s'étaient écoulés depuis cette époque, les descendants des meurtriers niaient le crime de leurs pères. Mais une fête instituée tous les ans le jour du massacre des deux victimes, l'habitude de faire porter aux enfants une robe noire, et de leur raser la tête jusqu'à l'âge de cinq ans, en signe d'expiation, était une preuve évidente que la terrible vérité l'avait emporté sur toutes les dénégations; il est donc facile de comprendre combien cette circonstance ajoutait à la curiosité des assistants.
Aussi comme la multitude qui avait afflué à Corinthe ne pouvait se placer tout entière dans ce théâtre qui, beaucoup plus petit que le stade et l'hippodrome, ne contenait que vingt mille spectateurs, on avait distribué aux plus nobles des Corinthiens et aux plus considérables des étrangers, de petites tablettes d'ivoire sur lesquelles étaient gravés des numéros qui correspondaient à d'autres chiffres creusés sur les gradins. Des désignateurs, placés de précinctions en précinctions, étaient chargés de faire asseoir tout le monde, et de veiller à ce que nul n'usurpât les places désignées; aussi, malgré la foule qui se pressait au dehors, tout se passa-t-il avec la plus grande régularité.
Pour amortir le soleil du mois de mai, le théâtre était couvert d'un immense velarium: c'était un voile azuré, composé d'un tissu de soie parsemé d'étoiles d'or, et au centre duquel, dans un cercle radieux, on voyait Néron en costume de triomphateur et monté sur un char traîné par quatre chevaux. Malgré l'ombre dont cette espèce de tente couvrait le théâtre, la chaleur était si grande que beaucoup de jeunes gens tenaient à la main de grands éventails de plume de paon, avec lesquels ils rafraîchissaient les femmes plutôt couchées qu'assises sur des coussins de pourpre, ou des tapis de Perse, que des esclaves avaient placés d'avance sur les gradins qui leur étaient réservés. Parmi ces femmes, on voyait Acté qui, n'osant porter les couronnes que lui avait vouées le vainqueur, s'était coiffée entremêlant à ses cheveux les deux feuilles d'or apportées par la colombe. Seulement, au lieu d'une cour de jeunes gens folâtrant auprès d'elle, comme autour de la plupart des femmes présentes au spectacle, elle avait son père, dont la belle figure grave, mais en même temps souriante, indiquait l'intérêt qu'il prenait aux triomphes de son hôte, ainsi que la fierté qu'il en avait ressentie. C'était lui qui, confiant dans la fortune de Lucius, avait déterminé sa fille à venir, certain que cette fois encore ils assisteraient à une victoire.
L'heure annoncée pour le spectacle approchait et chacun était dans l'attente la plus vive et la plus curieuse, lorsqu'un bruissement pareil à celui du tonnerre retentit, et qu'une légère pluie tomba sur les spectateurs et rafraîchit l'atmosphère qu'elle embauma. Tous les assistants battirent des mains, car ce tonnerre, produit par deux hommes qui roulaient derrière la scène des cailloux dans un vase d'airain, étant celui de Claudius Pulcher, annonçait que le spectacle allait commencer; quant à cette pluie, ce n'était autre chose qu'une rosée de parfums, composée d'une infusion de safran de Cilicie, qui s'échappait par jets des statues qui couronnaient le pourtour du théâtre. Un moment après la toile s'abaissa, et Lucius parut la lyre à la main, ayant à sa gauche l'histrion Pâris chargé de faire les gestes pendant qu'il chantait, et derrière lui le chœur, conduit par le chorège, dirigé par un joueur de flûte et réglé par un mime.
Aux premières notes que laissa tomber le jeune Romain il fut facile de reconnaître un chanteur habile et exercé; car, au lieu d'entamer à l'instant même son sujet, il le fit précéder d'une espèce de gamme contenant deux octaves et une quinte, c'est-à-dire la plus grande étendue de voix humaine que l'on eût entendue depuis Timothée; puis ce prélude achevé avec autant de facilité que de justesse, il entra dans son sujet.
C'était, comme nous l'avons dit, les aventures de Médée, la femme à la ravissante beauté, la magicienne aux terribles enchantements. En maître habile dans l'art scénique, l'empereur Claudius César Néron avait pris la fable au moment où Jason, monté sur son beau navire Argo, aborde aux rives de la Colchide, et rencontre Médée, la fille du roi Aetès, cueillant des fleurs sur la rive. À ce premier chant, Acté tressaillit: c'est ainsi qu'elle avait vu arriver Lucius; elle aussi cueillait des fleurs lorsque la birème aux flancs d'or toucha la plage de Corinthe, et elle reconnut dans les demandes de Jason, et dans les réponses de Médée, les propres paroles échangées entre elle et le jeune Romain.
En ce moment, et comme si pour de si doux sentiments il fallait une harmonie particulière, Sporus, profitant d'une interruption faite par le chœur, s'avança, tenant une lyre montée sur le mode ionien, c'est-à-dire à onze cordes: cet instrument était pareil à celui dont Thimotée fit retentir les sons aux oreilles des Lacédémoniens, et que les éphores jugèrent si dangereusement efféminé, qu'ils déclarèrent que le chanteur avait blessé la majesté de l'ancienne musique, et tenté de corrompre les jeunes Spartiates. Il est vrai que les Lacédémoniens avaient rendu ce décret vers le temps de la bataille d'Aegos-Potamos, qui les rendit maîtres d'Athènes.
Or, quatre siècles s'étaient écoulés depuis cette époque; Sparte était au niveau de l'herbe, Athènes était l'esclave de Rome, la Grèce était réduite au rang de province; la prédiction d'Euripide s'était accomplie, et, au lieu de faire retrancher par l'exécuteur des décrets publics quatre cordes à la lyre corruptrice, Lucius fut applaudi avec un enthousiasme qui tenait de la fureur! Quand à Acté, elle écoutait sans voix et sans haleine; car il lui semblait que c'était sa propre histoire que son amant avait commencé de raconter.
En effet, comme Jason, Lucius venait enlever un prix merveilleux, et déjà deux tentatives couronnées de succès avaient annoncé que, comme Jason, il serait vainqueur; mais, pour célébrer la victoire, il fallait une autre lyre que celle sur laquelle il avait chanté l'amour. Aussi du moment où, après avoir rencontré Médée au temple d'Hécate, il a obtenu de sa belle maîtresse l'aide de son art magique, et les trois talismans qui doivent l'aider à surmonter les obstacles terribles qui s'opposent à la conquête de la toison, c'est sur une lyre lydienne, lyre aux tons tantôt graves et tantôt perçants, qu'il entreprend sa conquête: c'est alors qu'Acté frémit de tout son corps: car elle ne peut dans son esprit séparer Jason de Lucius: elle suit le héros, frotté des sucs magiques qui le rendent invulnérable, dans la première enceinte où se présentent à lui deux taureaux vulcaniens, à la taille colossale, aux pieds et aux cornes d'airain, et à la bouche qui vomit le feu; mais à peine Jason les a-t-il touchés du fouet enchanté, qu'ils se laissent tranquillement attacher à une charrue de diamant, et que l'héroïque laboureur défriche les quatre arpents consacrés à Mars. De là, il passe dans la seconde enceinte, et Acté l'y suit: à peine y est-il, qu'un serpent gigantesque dresse sa tête au milieu d'un bois d'oliviers et de lauriers-roses qui lui sert de retraite, et s'avance en sifflant contre le héros. Alors une lutte terrible commence, mais Jason est invulnérable, le serpent brise ses dents en vaines morsures, il s'épuise inutilement à le presser dans ses replis, tandis qu'au contraire chaque coup de l'épée de Jason lui fait de profondes blessures: bientôt c'est le monstre qui recule, et Jason qui attaque: c'est le reptile qui fuit, et l'homme qui le presse; il entre dans une caverne étroite et obscure: Jason, rampant comme lui, y entre derrière lui, puis ressort bientôt tenant à la main la tête de son adversaire; alors il revient au champ qu'il a labouré, et, dans les profondes rides que le soc de sa charrue a tracées au fond de la terre, il sème les dents du monstre. Aussitôt du sillon magique surgit vivante et belliqueuse une race d'hommes armés qui se précipitent sur lui. Mais Jason n'a qu'à jeter au milieu d'eux le caillou que lui a donné Médée, pour que ces hommes tournent leurs armes les uns contre les autres et, occupés de s'entretuer le laissent pénétrer jusqu'à la troisième enceinte, au milieu de laquelle s'élève l'arbre au tronc d'argent, au feuillage d'émeraude, et aux fruits de rubis, aux branches duquel pend la toison d'or, dépouille du bélier Phryxus. Mais un dernier ennemi reste plus terrible et plus difficile à vaincre qu'aucun de ceux qu'a déjà combattus Jason: c'est un dragon gigantesque, aux ailes démesurées, couvert d'écailles de diamant, qui le rendent aussi invulnérable que celui qui l'attaque: aussi avec ce dernier antagoniste les armes sont-elles différentes; c'est une coupe d'or pleine de lait que Jason pose à terre, et où le monstre vient boire un breuvage soporifique qui amène un sommeil profond, pendant lequel l'aventureux fils d'Éson enlève la toison d'or. Alors Lucius reprend la lyre ionienne, car Médée attend le vainqueur, et il faut que Jason trouve des paroles d'amour assez puissantes pour déterminer sa maîtresse à quitter père et patrie, et à le suivre sur les flots. La lutte est longue et douloureuse, mais enfin l'amour l'emporte: Médée, tremblante et demi-nue, quitte son vieux père pendant son sommeil; mais, arrivée aux portes du palais, une dernière fois elle veut revoir encore celui qui lui a donné le jour: elle retourne, le pied timide, la respiration suspendue, elle entre dans la chambre du vieillard, s'approche du lit, se penche sur son front, pose un baiser d'adieu éternel sur ses cheveux blancs, jette un cri sanglotant que le vieillard prend pour la voix d'un songe, et revient se jeter dans les bras de son amant, qui l'attend au port et qui l'emporte évanouie dans ce vaisseau merveilleux construit par Minerve elle-même sur les chantiers d'Iolchos, et sous la quille duquel les flots se courbent obéissants; si bien qu'en revenant à elle, Médée voit les rives paternelles décroître à l'horizon, et quitte l'Asie pour l'Europe, le père pour l'époux, le passé pour l'avenir.
Cette seconde partie du poème avait été chantée avec tant de passion et d'entraînement par Lucius, que toutes les femmes écoutaient avec une émotion puissante: Acté surtout, comme Médée, prise du frisson ardent de l'amour, l'œil fixe, la bouche sans voix, la poitrine sans haleine, croyait écouter sa propre histoire, assister à sa vie dont un art magique lui représentait le passé et l'avenir. Aussi au moment où Médée pose ses lèvres sur les cheveux blancs d'Aetès et laisse échapper de son cœur brisé le dernier sanglot de l'amour filial à l'agonie, Acté se serra contre Amyclès, et, pâlissante et éperdue, elle appuya sa tête sur l'épaule du vieillard. Quand à Lucius, son triomphe était complet: à la première interruption du poème, il avait été applaudi avec fureur; cette fois c'étaient des cris et des trépignements, et lui seul put faire taire, en reprenant la troisième partie de son drame, les clameurs d'enthousiasme que lui-même avait excitées.
Cette fois encore il changea de lyre, car ce n'était plus l'amour virginal ou voluptueux qu'il avait à peindre; ce n'était plus le triomphe de l'amant et du guerrier, c'étaient l'ingratitude de l'homme, les transports jaloux de la femme: c'était l'amour furieux, délirant, frénétique; l'amour vengeur et homicide, et alors le mode dorien seul pouvait exprimer toutes ses souffrances et toutes ses fureurs.
Médée vogue sur le vaisseau magique, elle aborde en Phéacie, touche à Iolchos pour payer une dette filiale au père de Jason, en le rajeunissant; puis elle aborde à Corinthe, où son amant l'abandonne pour épouser Creuse, fille du roi d'Épire. C'est alors que la femme jalouse remplace la maîtresse dévouée. Elle enduit une robe d'un poison dévorant, et l'envoie à la fiancée qui s'en enveloppe sans défiance; puis, pendant qu'elle expire au milieu des tortures et aux yeux de Jason infidèle, frénétique et désespérée, pour que la mère ne conserve aucun souvenir de l'amante, elle égorge elle-même ses deux fils et disparaît sur un char traîné par des dragons volants.
À cet endroit du poème, qui flattait l'orgueil des Corinthiens en rejetant, comme l'avait déjà fait Euripide, l'assassinat des enfants sur leur mère, les applaudissements et les bravos firent place à des cris et à des trépignements, au milieu desquels éclatait la voix bruyante des castagnettes, instruments destinés à exprimer au théâtre le dernier degré d'enthousiasme. Alors ce ne fut plus seulement la couronne d'olivier préparée par le proconsul qui fut décernée au chanteur merveilleux, ce fut une pluie de fleurs et de guirlandes que les femmes arrachaient de leur tête, et jetaient frénétiquement sur le théâtre. Un instant on eût pu craindre que Lucius ne fût étouffé sous les couronnes, comme l'avait été Tarpeïa sous les boucliers sabins; d'autant plus qu'immobile et en apparence insensible à ce triomphe inouï, il cherchait des yeux, au milieu de ces femmes, celle-là surtout aux yeux de laquelle il était jaloux de triompher. Enfin, il l'aperçut à demi morte aux bras du vieillard, et, seule au milieu de ces belles Corinthiennes, ayant encore sur la tête sa parure de fleurs. Alors il la regarda avec des yeux si tendres, il étendit vers elle des bras si suppliants, qu'Acté porta sa main à sa couronne, la détacha de son front, mais manquant de force pour l'envoyer jusqu'à son amant, la laissa tomber au milieu de l'orchestre, et se jeta en pleurant dans les bras de son père.
Le lendemain, au point du jour, la birème d'or flottait sur les eaux bleues du golfe de Corinthe, légère et magique comme le navire Argo; comme lui elle emportait une autre Médée, infidèle à son père et à son pays: c'était Acté soutenue par Lucius, et qui, pâle et debout sur le couronnement de la poupe, regardait, à travers un voile, s'abaisser graduellement les montagnes du Cythéron, à la base desquelles s'appuie Corinthe. Immobile, l'œil fixe et la bouche entrouverte, elle resta ainsi tant qu'elle put voir la ville couronnant la colline, et la citadelle dominant la ville. Puis, lorsque la ville, la première, eut disparu derrière les vagues, lorsque la citadelle, point blanc perdu dans l'espace, balancé quelque temps encore au sommet des flots, se fut effacé comme un alcyon qui plonge dans la mer, un soupir, où s'épuisèrent toutes les forces de son âme, s'échappa de sa poitrine, ses genoux faiblirent, et elle tomba évanouie aux pieds de Lucius.
Chapitre VI
Lorsque la jeune fugitive rouvrit les yeux, elle se trouva dans la chambre principale du navire; Lucius était assis près de son lit et soutenait sa tête pâle et échevelée, tandis que, dans un coin, tranquille et douce comme une gazelle, dormait la tigresse roulée sur un tapis de pourpre brodé d'or. Il était nuit, et à travers l'ouverture du plafond on pouvait apercevoir le beau ciel bleu de l'Ionie tout parsemé d'étoiles. La birème flottait si doucement, qu'on eût dit un immense berceau que la mer complaisante balançait comme fait une nourrice de la couche de son enfant; enfin, toute la nature assoupie était si calme et si pure, qu'Acté fut tentée de croire un instant qu'elle avait fait un rêve, et qu'elle reposait encore sous le voile virginal de ses jeunes années; mais Lucius, attentif à son moindre mouvement, s'étant aperçu de son réveil, fit claquer ses doigts, et aussitôt une jeune et belle esclave entra, tenant à la main une baguette de cire brûlante, avec laquelle elle alluma la lampe d'or soutenue par le candélabre de bronze qui s'élevait au pied du lit. Du moment où la jeune fille était entrée, l'œil d'Acté s'était fixé sur elle et l'avait suivie avec une attention croissante: c'est que cette esclave qu'elle voyait pour la première fois ne lui était cependant pas inconnue; ses traits éveillaient même dans sa mémoire des souvenirs récents, et pourtant il lui était impossible d'appliquer un nom à ce jeune et mélancolique visage; tant de pensées différentes se heurtaient dans la tête de la pauvre enfant, que, ne pouvant en porter le poids, elle ferma les yeux et laissa retomber son front sur le coussin de son lit. Lucius alors, pensant qu'elle voulait dormir, fit signe à l'esclave de veiller sur son sommeil, et sortit de la chambre. L'esclave, restée seule avec Acté, la regarda un instant avec une expression de tristesse indéfinissable, puis enfin, se couchant sur le tapis de pourpre où était étendue Phoebé, elle se fit un coussin de l'épaule de la tigresse, qui, dérangée dans son sommeil, ouvrit à moitié un œil étincelant et féroce, mais qui, reconnaissant une amie, au lieu de la punir de tant d'audace, effleura deux ou trois fois sa main délicate du bout de sa langue sanguinolente, et se recoucha avec nonchalance, poussant un soupir qui ressemblait à un rugissement.
En ce moment une harmonie délicieuse s'éleva des flancs du navire: c'était ce même chœur qu'Acté avait déjà entendu lorsque la birème aborda au port de Corinthe; mais cette fois la solitude et le silence de la nuit lui donnaient plus de charmes et plus de mystère encore: bientôt aux voix réunies succéda une seule voix. Lucius chantait une prière à Neptune, et Acté reconnut ces sons vibrants qui la veille au théâtre avaient été réveiller les cordes les plus secrètes de son âme: c'étaient des accents si sonores et si mélodieux, qu'on eût pu croire que les syrènes du cap Palinure étaient venues au devant du vaisseau du nouvel Ulysse. Acté, soumise tout entière à la puissance de cette musique enchantée, rouvrit ses paupières lassées, et l'œil fixé sur les étoiles du ciel, elle oublia peu à peu ses remords et ses douceurs pour ne plus penser qu'à son amour. Depuis longtemps déjà les dernières vibrations de la lyre et les dernières cadences de la voix s'étaient éteintes lentement, et comme emportées sur les ailes des génies de l'air, qu'Acté, tout entière à cette mélodie, écoutait encore; enfin, elle baissa les yeux, et pour la seconde fois son regard rencontra celui de la jeune fille. Comme sa maîtresse, l'esclave semblait être sous l'empire d'un charme; enfin, les regards des deux femmes se croisèrent, et plus que jamais Acté fut convaincue que ce n'était pas la première fois que cet œil triste laissait tomber sur elle son rayon lumineux et rapide. Acté fit un signe de la main, l'esclave se leva: toutes deux restèrent un instant sans parler; enfin, Acté rompit la première le silence.
—Quel est ton nom, jeune fille? lui dit-elle.
—Sabina, répondit l'esclave, et ce seul mot fit tressaillir celle qui l'interrogeait; car, ainsi que le visage, cette voix ne lui était pas étrangère; cependant le nom qu'elle avait prononcé n'éveillait en elle aucun souvenir.
—Quelle est ta patrie? continua Acté.
—Je l'ai quittée si jeune que je n'en ai pas.
—Quel est ton maître?
—Hier j'étais à Lucius, aujourd'hui je suis à Acté.
—Tu lui appartiens depuis longtemps?
—Depuis que je me connais.
—Et sans doute tu lui es dévouée?
—Comme la fille à son père.
—Alors, viens t'asseoir près de moi, et parlons de lui.
Sabina obéit, mais avec une répugnance visible; Acté, attribuant cette hésitation à la crainte, lui prit la main pour la rassurer: la main de l'esclave était froide comme le marbre; cependant, cédant au mouvement d'attraction de sa maîtresse, elle se laissa plutôt tomber qu'elle ne s'assit dans le fauteuil que celle-ci lui avait désigné.
—Ne t'ai-je point déjà vue? continua Acté.
—Je ne crois pas, balbutia l'esclave.
—Au stade, au cirque, au théâtre?
—Je n'ai point quitté la birème.
—Et tu n'as pas assisté aux triomphes de Lucius. J'y suis habituée.
Un nouveau silence succéda à ces demandes et à ces réponses échangées d'une part avec une curiosité croissante, de l'autre avec une répugnance marquée. Ce sentiment était si visible, qu'Acté ne put s'y tromper.
—Écoute Sabina, lui dit-elle, je vois combien il t'en coûte de changer de maître: je dirai à Lucius que tu ne veux pas le quitter.
—N'en fais rien, s'écria l'esclave tremblante, quand Lucius ordonne, il faut lui obéir.
—Sa colère est donc bien à craindre? continua Acté en souriant.
—Terrible! répondit l'esclave avec une telle expression de crainte, qu'Acté frissonna malgré elle.
—Et cependant, reprit-elle, ceux qui l'entourent paraissent l'aimer: ce jeune Sporus!
—Sporus! murmura l'esclave.
En ce moment Acté s'arrêta; ses souvenirs lui revinrent; c'était à Sporus que ressemblait Sabina, et cette ressemblance était si parfaite, qu'étonnée de ne l'avoir pas découverte plus tôt, elle saisit les deux mains de la jeune fille, et, la regardant en face:
—Connais-tu Sporus? lui dit-elle.
—C'est mon frère, balbutia l'enfant....
—Et où est-il?
—Il est resté à Corinthe.
En ce moment la porte se rouvrit: le jeune Romain parut, et Acté, qui tenait encore les deux mains de Sabina entre les siennes, sentit un frisson courir dans les veines de sa nouvelle esclave: Lucius fixa son œil bleu et perçant sur le groupe étrange qui s'offrait à sa vue, puis, après un instant de silence:
—Ma bien-aimée Acté, lui dit-il, ne veux-tu pas profiter de l'aurore qui se lève pour venir respirer l'air pur du matin?
Il y avait au fond de cette voix, toute calme et douce qu'elle était à sa surface, quelque chose de vibrant et de métallique, si on peut le dire, qu'Acté remarqua pour la première fois: aussi un sentiment instinctif qui ressemblait à la terreur pénétra-t-il si profondément dans son âme, qu'elle prit cette question pour un commandement, et qu'au lieu de répondre elle obéit; mais ses forces ne secondèrent pas sa volonté, et elle serait tombée, si Lucius ne se fût élancé vers elle, et ne l'eût soutenue. Elle se sentit enlever alors entre les bras de son amant, avec la même facilité qu'un aigle eût fait d'une colombe, et, tremblante, sans se rendre compte du motif de son effroi, elle se laissa emporter, muette et fermant les yeux, comme si cette course eût dû aboutir à un précipice.
En arrivant sur le pont du bâtiment, elle se sentit renaître, tant la brise était pure et parfumée: d'ailleurs elle n'était plus dans les bras de Lucius; aussi prit-elle le courage de rouvrir les yeux; en effet, elle était couchée sur le couronnement de la poupe, dans un filet à mailles d'or, arrêté d'un côté au mât et de l'autre à une petite colonne sculptée qui semblait destinée à servir de support: Lucius, adossé au mât, était debout à coté d'elle.
Pendant la nuit, le vaisseau, favorisé par le vent, était sorti du golfe de Corinthe, et, doublant le cap d'Elis avait passé entre Hiacynthe et Céphalonie: le soleil semblait se lever derrière ces deux îles, et ses premiers rayons illuminaient la crête des montagnes qui les séparent en deux parties, si bien que le versant occidental était encore plongé dans l'ombre. Acté ignorait complètement où elle était de sorte que, se retournant vers Lucius:
—Est-ce encore la Grèce? dit-elle.
—Oui, dit Lucius, et ce parfum qui vient à nous comme un dernier adieu, c'est celui des roses de Same et des orangers de Hiacynthe: il n'y a pas d'hiver pour ces deux sœurs jumelles, qui s'épanouissent au soleil comme des corbeilles de fleurs. Ma belle Acté veut-elle que je lui fasse bâtir un palais dans chacune de ces îles?
—Lucius, dit Acté, tu m'effraies parfois en me faisant des promesses qu'un Dieu seul pourrait tenir: qui es-tu donc, et que me caches-tu! es-tu Jupiter Tonnant? et crains-tu, en m'apparaissant dans ta splendeur, que ta foudre ne me dévore comme elle a fait de Sémelé?
—Tu te trompes, répondit Lucius en souriant; je ne suis rien qu'un pauvre chanteur, à qui un oncle a laissé toute sa fortune, à la condition que je porterais son nom; ma seule puissance est dans mon amour, Acté, mais je sens que, soutenu par lui, j'entreprendrais les douze travaux d'Hercule.
—Tu m'aimes donc? demanda la jeune fille.
—Oui, mon âme! dit Lucius.
Et le Romain prononça ces paroles avec un accent si puissant et si vrai, que sa maîtresse tendit les deux mains au ciel comme pour le remercier de son bonheur: car, dans ce moment, elle avait oublié tout: et regrets et remords s'effaçaient de son âme, comme à ses yeux sa patrie qui disparaissait à l'horizon.
Ils voguèrent ainsi pendant six jours, sous un ciel bleu, sur une mer bleue; le septième, ils aperçurent, vers la proue du vaisseau, la ville de Lecri, bâtie par les soldats d'Ajax. Alors, doublant le promontoire d'Hercule, ils entrèrent dans le détroit de Sicile, laissant à leur gauche Messine, l'ancienne Zanclé, au port recourbé comme une faux; à leur droite Rhégium, à qui Denis le Tyran fit demander une femme, et qui lui offrit la fille du bourreau; puis, naviguant directement entre la bouillante Charybde et l'aboyante Scylla, ils saluèrent d'un dernier adieu les flots d'Ionie, et entrèrent dans la mer Tyrrhénienne, éclairée par le volcan de Strongyle, phare éternel de la Méditerranée. Cinq jours encore ils voguèrent, tantôt à la voile, tantôt à la rame, voyant s'élever successivement devant eux Helea, près de laquelle on distinguait encore les ruines du tombeau de Palinure; Poestum et ses trois temples, Caprée et ses douze palais. Puis enfin ils entrèrent dans le golfe magnifique au fond duquel s'élevait Neapolis, cette belle fille grecque, esclave affranchie par Rome, nonchalamment couchée au pied de son Vésuve fumant, ayant à sa droite Herculanum, Pompéi et Stabbia qui, vingt ans plus tard devaient disparaître dans leur tombe de lave; et à sa gauche, Putéoli et son pont gigantesque, Baïa tant crainte par Properce, et Baules, que devait bientôt rendre célèbre le parricide de Néron.
À peine Lucius fut-il en vue de la ville, qu'il fit changer les voiles blanches de sa birème contre des voiles de pourpre, et orner son mat d'une branche de laurier: sans doute, ce signal était convenu et annonçait la victoire, car, à peine fut-il arboré, qu'un grand mouvement parut s'effectuer sur le rivage, et que le peuple se précipita au devant du vaisseau olympique; il entra dans la rade au bruit des instruments, aux chants des matelots, et aux applaudissements de la multitude. Un char attelé de quatre chevaux blancs attendait Lucius; il y monta, revêtu d'une robe de pourpre, drapé d'une chlamyde bleue étoilée d'or, portant au front la couronne olympique qui était d'olivier, et à la main la couronne pythique qui était de laurier. Puis on fit une brèche aux murs de la ville, et le triomphateur y entra comme un conquérant.
Pendant toute la route, ce furent de pareilles fêtes et de semblables honneurs. À Fondi, un vieillard de soixante-cinq ans, dont la famille était aussi ancienne que Rome, et qui, après la guerre d'Afrique, avait obtenu l'ovation et trois sacerdoces, lui avait fait préparer des jeux splendides et venait lui-même au devant de lui pour les lui offrir. Cette démarche de la part d'un homme si considérable parut faire grande sensation parmi la suite de Lucius, qui s'augmentait de moment en moment: c'est qu'on racontait d'étranges choses sur ce vieillard. Un de ses aïeux faisait un sacrifice, lorsqu'un aigle s'abattit sur la victime, lui arracha les entrailles et les emporta sur un chêne. Il lui fut prédit alors qu'un de ses descendants serait empereur, et ce descendant, disait-on, c'était Galba; car un jour qu'il était venu, avec plusieurs jeunes garçons de son âge, saluer Octave, celui-ci, frappé d'une espèce de double vue momentanée, lui avait passé la main sur la joue en disant:
—Et toi aussi, mon enfant, tu essaieras de notre puissance.
Livie l'aimait au point qu'elle lui laissa en mourant cinquante millions de sesterces; mais comme la somme était en chiffres, Tibère la réduisit à cinq cent mille; et peut-être la haine du vieil empereur, qui savait la prédiction de l'oracle, ne se serait-elle pas bornée là, si Thrasylle, son astrologue, ne lui avait dit que c'était dans sa vieillesse seulement que Galba devait régner.
—Qu'il vive donc! avait-il répondu alors, car cela ne m'importe pas.
En effet, Tibère était mort; Caligula et Claude avaient occupé le trône; César Néron était empereur; Galba avait soixante-cinq ans, et rien n'annonçait qu'il touchât à la suprême puissance. Cependant, comme les successeurs de Tibère, plus rapprochés du moment de la prédiction, pouvaient ne pas avoir la même insouciance que lui, Galba portait habituellement, même pendant son sommeil, un poignard suspendu au cou par une chaîne, et ne sortait jamais sans emporter avec lui un million de sesterces en or, pour le cas où il lui faudrait fuir des licteurs ou gagner des assassins.
Le vainqueur passa deux jours chez Galba, au milieu des fêtes et des triomphes; et là Acté fut témoin d'une précaution qu'elle n'avait jamais vu prendre à Lucius, et dont elle ne pouvait se rendre compte: des soldats, qui étaient venus au devant du triomphateur pour lui servir d'escorte, veillaient la nuit dans les appartements qui entouraient sa chambre, et, avant de se coucher, son amant prenait le soin étrange de mettre son épée sous le chevet de son lit. Acté n'osait l'interroger; mais elle sentait instinctivement que quelque péril le menaçait: aussi le priait-elle instamment chaque matin de partir; enfin, le troisième jour, il quitta Fondi, et, continuant sa route triomphale à travers les villes dont il ébréchait les murailles, il parvint enfin, avec un cortège qui ressemblait plutôt à l'armée d'un satrape qu'à la suite d'un simple vainqueur, à la montagne d'Albano. Arrivée au sommet, Acté jeta un cri de surprise et d'admiration: elle venait, au bout de la voie Appia, de découvrir Rome dans toute son étendue et toute sa splendeur.
C'est qu'en effet Rome se présentait aux regards de la jeune Grecque sous son plus magnifique aspect. La voie Appienne était surnommée la reine des routes, comme étant la plus belle et la plus importante, car, partant de la mer Tyrrhénienne, elle franchissait les Apennins, traversait la Calabre, et allait aboutir à la mer Adriatique. Depuis Albano jusqu'à Rome, elle servait de promenade publique, et, selon l'habitude des anciens qui ne voyaient dans la mort qu'un repos, et qui cherchaient pour leurs cendres les endroits les plus pittoresques et les plus fréquentés, elle était bordée de chaque côté de magnifiques tombeaux, parmi lesquels, pour son antiquité, on réputait celui d'Ascagne; pour son souvenir héroïque, on honorait celui des Horaces, et pour sa magnificence impériale, on citait celui de Cécilia Métella.
Or, ce jour-là, toute cette magnifique route était couverte de curieux venant au devant de Lucius: les uns montant de brillants équipages attelés de mules d'Espagne, aux harnais de pourpre; les autres couchés dans des litières que portaient huit esclaves vêtus de magnifiques penulae et qu'accompagnaient des coureurs aux robes retroussées: ceux-ci précédés de cavaliers numides qui soulevaient la poussière et écartaient la foule sur leur passage: ceux-là lançaient devant eux une troupe de chiens molosses aux colliers à clous d'argent. À peine les premiers eurent-ils aperçu le vainqueur, que leurs cris, répétés de bouche en bouche, volèrent vers les murs de la ville. Au même instant, et sur l'ordre d'un cavalier qui partit au galop, les promeneurs se rangèrent aux deux côtés de la voie qui, large de trente-six pieds, offrit un passage facile au quadrige triomphant qui continua de s'avancer vers la ville. Un mille à peu près avant la porte, un escadron de cavaliers, composé de cinq cents hommes, attendait le cortège et se mit à sa tête. Ils n'avaient pas fait cinquante pas, qu'Acté s'aperçut que les chevaux étaient ferrés en argent, et que les fers, mal assurés, se détachaient et roulaient sur le pavé, de sorte que le peuple, pour les ramasser, se précipitait avidement sous les pieds de ces animaux, au risque d'être écrasé par eux. Arrivé aux portes de la ville, le char victorieux y entra au milieu des acclamations frénétiques de la multitude. Acté ne comprenait rien à cette ivresse, et cependant se laissait entraîner par elle. Elle entendait mêler le nom de César à celui de Lucius. Elle passait sous des arcs de triomphe, au milieu de rues jonchées de fleurs et embaumées d'encens. À chaque carrefour, des sacrificateurs immolaient des victimes aux autels des Lares de la patrie. Elle traversait les plus magnifiques quartiers de la ville; le grand cirque dont on avait abattu trois arcades, le Velabre et le Forum; enfin, joignant la voie Sacrée, le cortège commença de gravir le Capitole et ne s'arrêta qu'en face du temple de Jupiter.
Alors Lucius descendit de son char et monta les escaliers qui conduisaient au temple. Les Flamines l'attendaient aux portes, et l'accompagnèrent jusqu'au pied de la statue. Arrivé là, il déposa les trophées de sa victoire sur les genoux du dieu, et, prenant un stylet, il écrivit, sur une plaque d'or massif que lui présenta le grand-prêtre, l'inscription suivante:
Lucius-Domitius-Claudius Néron, vainqueur à la lutte, à la course et au chant, a consacré ces trois couronnes à Jupiter, très bon et très grand.
Au milieu des acclamations qui s'élevèrent aussitôt de tous côtés, un cri de terreur se fit entendre: Acté venait de reconnaître que le pauvre chanteur qu'elle avait suivi comme amant n'était autre que César lui-même.
Chapitre VII
Cependant, au milieu de l'ivresse de son triomphe, l'empereur n'avait point oublié Acté. La jeune Grecque n'était point encore revenue de la surprise mêlée d'épouvante que lui avaient causée le nom et le titre de son amant, lorsqu'elle vit s'approcher d'elle deux esclaves liburniens qui, de la part de Néron, l'invitèrent respectueusement à les suivre. Acté obéit machinalement, ignorant où on la conduisait, ne pensant pas même à le demander, tant elle était abîmée dans cette idée terrible qu'elle était la maîtresse de cet homme dont elle n'avait jamais entendu prononcer le nom qu'avec terreur. Au bas du Capitole, entre le Tabularium et le temple de la Concorde, elle trouva une litière magnifique portée par six esclaves égyptiens la poitrine ornée de plaques d'argent poli en forme de croissant, les bras et les jambes entourés d'anneaux du même métal, et, assise près de la litière, Sabina, qu'elle avait perdue un instant de vue au milieu du triomphe, et qu'elle retrouvait là justement comme pour compléter tous ses souvenirs. Acté monta dans la litière, s'y coucha sur des coussins de soie et s'avança vers le Palatin, accompagnée par Sabina qui, la suivant à pied, marchait à côté d'elle et dirigeait sur sa maîtresse l'ombre d'un grand éventail en plumes de paon, fixé au bout d'un roseau des Indes. Pendant trois cents pas à peu près, la litière suivit sur la voie Sacrée le même chemin qu'Acté avait parcouru à la suite de César; puis bientôt, prenant à droite, elle passa entre le temple de Phoebé et celui de Jupiter-Stator, monta quelques degrés qui conduisaient au Palatin, puis, arrivée sur le magnifique plateau qui couronne la montagne, elle la côtoya un instant du côté qui dominait la rue Suburanne et la Via-Nova; enfin, arrivée en face de la fontaine Juturne, elle s'arrêta sur le seuil d'une petite maison isolée, et aussitôt les deux Liburniens apportèrent à chaque côté de la litière un marche-pied couvert d'un tapis de pourpre; afin que celle que l'empereur venait de leur donner pour maîtresse ne prît pas même la peine d'indiquer d'un signe le côté par lequel elle désirait de descendre.
Acté était attendue, car la porte s'ouvrit à son approche, et, lorsqu'elle l'eut franchie, se referma derrière elle sans qu'elle vît la personne chargée des fonctions de ianitor. Sabina l'accompagnait seule, et, sans doute pensant qu'après une route longue et fatigante le premier désir de sa maîtresse devait être celui de se mettre au bain, elle la conduisit à l'apodyterium, chambre que l'on appelait ainsi d'un verbe grec qui signifie dépouiller; mais, arrivée là, Acté, tout émue et toute préoccupée encore de cette fatalité étrange qui l'avait entraînée à la suite du maître du monde, s'assit sur le banc qui régnait à l'entour de la salle, en faisant à Sabina signe d'attendre un instant. À peine était-elle plongée dans ses rêveries, que, comme si le maître invisible et puissant qu'elle s'était choisi avait craint qu'elle ne s'y abandonnât, une musique douce et sonore se fit entendre, sans qu'on pût préciser l'endroit d'où elle partait: en effet, les musiciens étaient disposés de manière que toute la chambre fût ceinte d'harmonie. Sans doute Néron, qui avait remarqué l'influence que prenaient sur la jeune Grecque ces sons mystérieux, dont plusieurs fois dans la traversée il avait été à même de suivre les effets, avait ordonné d'avance cette distraction à des souvenirs dont il désirait de combattre la puissance. Si telle avait été sa pensée, il ne fut point trompé dans son attente; car à peine la jeune fille eut-elle entendu ces accords, qu'elle releva doucement la tête, que les pleurs qui coulaient sur ses joues s'arrêtèrent, et qu'une dernière larme, s'échappant de ses yeux, trembla un instant au bout de ses longs cils comme une goutte de rosée aux pistils d'une fleur, et, comme la rosée aux rayons du soleil, sembla bientôt se sécher au feu du regard qu'elle avait obscurci; en même temps, une vive teinte de pourpre reparut sur ses lèvres pâlies et entrouvertes comme pour un sourire ou pour un baiser.
Alors Sabina s'approcha de sa maîtresse, qui, au lieu de se défendre davantage, l'aida elle-même à détacher ses vêtements qui, les uns après les autres, tombèrent à ses pieds, la laissant nue et rougissante, comme la Vénus pudique: c'était une beauté si parfaite et si virginale qui venait de se dévoiler, que l'esclave elle-même sembla rester en extase devant elle, et que, lorsqu'Acté, pour s'avancer vers la seconde chambre, posa la main sur son épaule nue, elle la sentit frémir par tout le corps et vit les joues pâles de Sabina se couvrir à l'instant de rougeur, comme si une flamme l'eût touchée. À cette vue, Acté s'arrêta, craignant d'avoir fait mal à sa jeune suivante; mais celle-ci, devinant le motif de son hésitation, lui saisit aussitôt la main qu'elle avait soulevée, et, l'appuyant de nouveau sur son épaule, elle entra avec elle dans le tepidarium.
C'était une vaste chambre carrée, au milieu de laquelle s'étendait un bassin d'eau tiède pareil à un lac; de jeunes esclaves, la tête couronnée du roseaux, de narcisses et de nymphéas, se jouaient à sa surface comme une troupe de naïades, et à peine eurent-elles aperçu Acté, qu'elles poussèrent vers le bord le plus proche d'elle une conque d'ivoire incrustée de corail et de nacre. C'était une suite d'enchantements si rapides, qu'Acté s'y laissait aller comme à un songe. Elle s'assit donc sur cette barque fragile, et, en un instant, comme Vénus entourée de sa cour marine, elle se trouva au milieu de l'eau.
Alors cette délicieuse musique qui l'avait déjà charmée se fit entendre de nouveau; bientôt les voix des naïadesse mêlèrent à ces accents: elles disaient la fable d'Hylas allant puiser de l'eau sur les rivages de la Troade, et, comme les nymphes du fleuve Ascanius appelaient le favori d'Hercule du geste et de la voix, elles tendaient les bras à Acté, et l'invitaient, en chantant, à descendre au milieu d'elles. Les jeux de l'onde étaient familiers à la jeune Grecque; mille fois avec ses compagnes elle avait traversé à la nage le golfe de Corinthe; aussi s'élança-t-elle sans hésitation au milieu de cette mer tiède et parfumée, où ses esclaves la reçurent comme leur reine.
C'étaient toutes des jeunes filles choisies parmi les plus belles; les unes avaient été enlevées au Caucase, les autres à la Gaule; celles-ci venaient de l'Inde, celles-là d'Espagne; et cependant, au milieu de cette troupe d'élite choisie par l'amour pour la volupté, Acté semblait une déesse. Au bout d'un instant, lorsqu'elle eut glissé sur la surface de l'eau comme une syrène, lorsqu'elle eut plongé comme une naïade, lorsqu'elle se fut roulée dans ce lac factice, avec la souplesse et la grâce d'un serpent, elle s'aperçut que Sabina manquait à sa cour marine, et, la cherchant des yeux, elle l'aperçut assise et se cachant la tête dans sa rica. Familière et rieuse comme un enfant, elle l'appela: Sabina tressaillit et souleva le manteau qui lui voilait le visage; alors, avec des rires d'une expression étrange et qu'Acté ne put comprendre, d'une voix folle et railleuse, ces femmes appelèrent toutes ensembles Sabina, sortant à moitié de l'eau pour l'inviter du geste à venir les joindre. Un instant la jeune esclave parut prête à obéir à cet appel; quelque chose de bizarre se passait dans son âme: ses yeux étaient ardents, sa figure brûlante; et cependant des larmes coulaient de ses paupières et se séchaient sur ses joues; mais, au lieu de céder à ce qui était visiblement son désir, Sabina s'élança vers la porte, comme pour se soustraire à cette voluptueuse magie; ce mouvement ne fut pas si rapide, cependant, qu'Acté n'eût le temps de sortir de l'eau et de lui barrer le passage au milieu des rires de toutes les esclaves; alors Sabina parut près de s'évanouir; ses genoux tremblèrent, une sueur froide coula de son front, enfin, elle pâlit si visiblement, qu'Acté, craignant qu'elle ne tombât, étendit les bras vers elle et la reçut sur sa poitrine nue; mais aussitôt elle la repoussa en jetant un léger cri de douleur. Dans le paroxysme étrange dont l'esclave était agitée, sa bouche avait touché l'épaule de sa maîtresse et y avait imprimé une ardente morsure; puis aussitôt, épouvantée de ce qu'elle avait fait, elle s'était élancée hors de la chambre.
Au cri poussé par Acté, les esclaves étaient accourues et s'étaient groupées autour de leur maîtresse; mais celle-ci, tremblant que Sabina ne fût punie, avait été la première à renfermer sa douleur, et essuyait, en s'efforçant de sourire, une ou deux gouttes de sang qui roulaient sur sa poitrine, pareilles à du corail liquide: l'accident était du reste trop léger pour causer à Acté une autre impression que celle de l'étonnement; aussi s'avança-t-elle vers la chambre voisine où devait se compléter le bain, et qu'on appelait le caldarium.
C'était une petite salle circulaire, entourée de gradins et garnie tout à l'entour de niches étroites contenant chacune un siège; un réservoir d'eau bouillante occupait le milieu de la chambre et formait une vapeur aussi épaisse que celle qui, le matin, court à la surface d'un lac; seulement, ce brouillard enflammé était échauffé encore par un fourneau extérieur, dont les flammes circulaient dans des tuyaux qui enveloppaient le caldarium de leurs bras rougis, et couraient le long des parois extérieures, comme le lierre contre une muraille.
Lorsqu'Acté, qui n'avait point encore l'habitude de ces bains connus et pratiqués à Rome seulement, entra dans cette chambre, elle fut tellement saisie par les flots de la vapeur qui roulaient comme des nuages, qu'haletante et sans voix, elle étendit les bras et voulut appeler au secours; mais elle ne put que jeter des cris inarticulés et éclater en sanglots; elle tenta alors de s'élancer vers la porte; mais retenue dans les bras de ses esclaves, elle se renversa en arrière en faisant signe qu'elle étouffait. Aussitôt une de ses femmes tira une chaîne, et un bouclier d'or qui fermait le plafond s'ouvrit comme une soupape et laissa pénétrer un courant d'air extérieur au milieu de cette atmosphère qui allait cesser d'être respirable: ce fut la vie; Acté sentit sa poitrine se dilater, une faiblesse douce et pleine de langueur s'empara d'elle; elle se laissa conduire vers un des sièges et s'assit, commençant déjà à supporter avec plus de force cette température incandescente, qui semblait, au lieu du sang, faire courir dans les veines une flamme liquide; enfin, la vapeur devint de nouveau si épaisse et si brûlante, que l'on fut obligé d'avoir recours une seconde fois au bouclier d'or, et avec l'air extérieur descendit sur les baigneuses un tel sentiment de bien-être, que la jeune Grecque commença à comprendre le fanatisme des dames romaines pour ce genre de bain qui, jusqu'alors, lui avait été inconnu, et qu'elle avait commencé par regarder comme un supplice. Au bout d'un instant la vapeur avait repris de nouveau son intensité; mais cette fois, au lieu de lui ouvrir un passage, on la laissa se condenser au point qu'Acté se sentit de nouveau près de défaillir; alors deux de ses femmes s'approchèrent avec un manteau de laine écarlate dont elles lui enveloppèrent entièrement le corps, et, la soulevant dans leurs bras à moitié évanouie, elles la transportèrent sur un lit de repos placé dans une chambre chauffée à une température ordinaire.
Là commença pour Acté une nouvelle opération aussi étrange, mais déjà moins imprévue et moins douloureuse que celle du caldarium! Ce fut le massage, cette voluptueuse habitude que les Orientaux ont empruntée aux Romains et conservée jusqu'à nos jours. Deux nouvelles esclaves, habiles à cet exercice, commencèrent à la presser et à la pétrir jusqu'à ce que ses membres fussent devenus souples et flexibles; alors elles lui firent craquer les unes après les autres toutes les articulations, sans douleur et sans effort; après quoi, prenant dans de petites ampoules de corne de rhinocéros de l'huile et des essences parfumées, elles lui en frottèrent tout le corps, puis elles l'essuyèrent d'abord avec une laine fine, ensuite avec la mousseline la plus douce d'Égypte, et enfin avec des peaux de cygnes dont on avait arraché les plumes, et auxquelles on n'avait laissé que le duvet.
Pendant tout le temps qu'avait duré ce complément de sa toilette, Acté était restée les yeux à demi-fermés, plongée dans une extase langoureuse, sans voix et sans pensées, en proie à une somnolence douce et bizarre, qui lui laissait seulement la force de sentir une plénitude d'existence inconnue jusqu'alors. Non seulement sa poitrine s'était dilatée, mais encore à chaque aspiration il lui semblait que la vie affluait en elle par tous les pores. C'était une impression physique si, puissante et si absolue, que non seulement elle put effacer les souvenirs passés, mais encore combattre les douleurs présentes: dans une pareille situation, il était impossible de croire au malheur, et la vie se présentait à l'esprit de la jeune fille comme une suite d'émotions douces et charmantes, échelonnées sans formes palpables dans un horizon vague et merveilleux!
Au milieu de ce demi-sommeil magnétique, de cette rêverie sans pensées, Acté entendit s'ouvrir une porte de la chambre au fond de laquelle elle était couchée; mais comme, dans l'état bizarre où elle se trouvait, tout mouvement lui semblait une fatigue, elle ne se retourna même point, pensant que c'était quelqu'une de ses esclaves qui entrait; elle demeura donc les yeux à demi-ouverts, écoutant venir vers son lit des pas lents et mesurés, dont chacun, chose étrange, paraissait, à mesure qu'ils s'approchaient, retentir en elle-même; alors elle fit avec effort un mouvement de tête, et dirigeant son regard du côté du bruit, elle vit s'avancer, majestueuse et lente, une femme entièrement revêtue du costume des matrones romaines, et couverte d'une longue stole qui descendait de sa tête jusqu'à ses talons: arrivée près du lit, cette espèce d'apparition s'arrêta, et la jeune fille sentit se fixer sur elle un regard profond et investigateur, auquel, comme à celui d'une devineresse, il lui eût semblé impossible de rien cacher. La femme inconnue la regarda ainsi un instant en silence, puis d'une voix basse, mais sonore cependant, et dont chaque parole pénétrait, comme la lame glacée d'un poignard, jusqu'au cœur de celle à qui elle s'adressait:
—Tu es, lui dit-elle, la jeune Corinthienne qui as quitté ta patrie et ton père pour suivre l'empereur, n'est-ce pas?
Toute la vie d'Acté, bonheur et désespoir, passé et avenir, était renfermée dans ces quelques paroles, de sorte qu'elle se sentit inonder tout à coup comme d'un flux de souvenirs; son existence de jeune fille cueillant des fleurs sur les rives de la fontaine Pyrène; le désespoir de son vieux père lorsque le lendemain des jeux il l'avait appelée en vain; son arrivée à Rome où s'était révélé à elle le terrible secret que lui avait caché jusque-là son impérial amant; tout cela reparut vivant derrière le voile enchanté que soulevait le bras glacé de cette femme. Acté jeta un cri, et couvrant sa figure avec ses deux mains:
—Oh! oui, oui, s'écria-t-elle avec des sanglots, oui, je suis cette malheureuse!...
Un moment de silence succéda à cette demande et à cette réponse, moment pendant lequel Acté n'osa point rouvrir les yeux, car elle devinait que le regard dominateur de cette femme continuait de peser sur elle: enfin, elle sentit que l'inconnue lui prenait la main dont elle s'était voilé le visage, et croyant deviner dans son étreinte, toute froide et indécise qu'elle était, plus de pitié que de menace, elle se hasarda à soulever sa paupière mouillée de larmes. La femme inconnue la regardait toujours.
—Écoute, continua-t-elle avec ce même accent sonore, mais cependant plus doux, le destin a d'étranges mystères; il remet parfois aux mains d'un enfant le bonheur ou l'adversité d'un empire: au lieu d'être envoyée par la colère des dieux, peut-être es-tu choisie par leur clémence.
—Oh! s'écria Acté, je suis coupable, mais coupable d'amour et voilà tout; je n'ai pas dans le cœur un sentiment mauvais! et ne pouvant plus être heureuse, je voudrais du moins voir tout le monde heureux!... Mais je suis bien isolée, bien faible et bien impuissante. Indique-moi ce que je puis faire et je le ferai!...
—D'abord, connais-tu celui auquel tu as confié ta destinée?
—Depuis ce matin seulement je sais que Lucius et Néron ne sont qu'un même homme, et que mon amant est l'empereur. Fille de la Grèce antique, j'ai été séduite par la beauté, par l'adresse, par la mélodie. J'ai suivi le vainqueur des jeux; j'ignorais que ce fût le maître du monde!...
—Et maintenant, reprit l'étrangère avec un regard plus fixe et une voix plus vibrante encore, tu sais que c'est Néron; mais sais-tu ce que c'est que Néron?
—J'ai été habituée à le regarder comme un dieu, répondit Acté.
—Eh bien, continua l'inconnue en s'asseyant, je vais te dire ce qu'il est, car c'est bien le moins que la maîtresse connaisse l'amant, et l'esclave le maître.
—Que vais-je entendre? murmura la jeune fille.
—Lucius était né loin du trône: il s'en rapprocha par une alliance, il y monta par un crime.
—Ce ne fut pas lui qui le commit, s'écria Acté.
—Ce fut lui qui en profita, répondit froidement l'inconnue. D'ailleurs, la tempête qui avait abattu l'arbre avait respecté le rejeton. Mais le fils alla bientôt rejoindre le père: Britannicus se coucha près de Claude, et cette fois-ci, ce fut bien Néron qui fut le meurtrier.
—Oh! qui peut dire cela? s'écria Acté; qui peut porter cette terrible accusation?
—Tu doutes, jeune fille? continua la femme inconnue, sans que son accent changeât d'expression, veux-tu savoir comment la chose se fit? Je vais te le dire. Un jour que, dans une chambre voisine de celle où se tenait la cour d'Agrippine, Néron jouait avec de jeunes enfants, et que parmi ceux-ci jouait aussi Britannicus, il lui ordonna d'entrer dans la chambre du repas et de chanter des vers aux convives, croyant intimider l'enfant et lui attirer les rires et les huées de ses courtisans. Britannicus reçut l'ordre et y obéit: il entra vêtu de blanc dans la salle du triclinium, et, s'avançant pâle et triste au milieu de l'orgie, d'uns voix émue et les larmes dans les yeux, il chanta ces vers qu'Ennius, notre vieux poète, met dans la bouche d'Astyanax:
—«O mon père! ô ma patrie! ô maison de Priam! palais superbe! temple aux gonds retentissants! aux lambris resplendissants d'or et d'ivoire!... je vous ai vus tomber sous une main barbare, je vous ai vus devenir la proie des flammes!» et soudain le rire s'arrêta pour faire place aux larmes, et, si effrontée que fût l'orgie, elle se tut devant l'innocence et la douleur. Alors tout fut dit pour Britannicus. Il y avait dans les prisons de Rome une empoisonneuse célèbre et renommée pour ses crimes; Néron fit venir le tribun Pollio Julius qui était chargé de la garder, car il hésitait encore, lui empereur, à parler à cette femme. Le lendemain Pollio Julius lui apporta le poison, qui fut versé dans la coupe de Britannicus par ses instituteurs eux-mêmes; mais, soit crainte, soit pitié, les meurtriers avaient reculé devant le crime: le breuvage ne fut pas mortel: alors Néron l'empereur, entends-tu bien! Néron le dieu, comme tu l'appelais tout à l'heure, fit venir les empoisonneurs dans son palais, dans sa chambre, devant l'autel des dieux protecteurs du foyer, et là, là, il fit composer le poison. On l'essaya sur un bouc qui vécut encore cinq heures, pendant lesquelles on fit cuire et réduire la potion, puis on la fit avaler à un sanglier qui expira à l'instant même!... Alors Néron passa dans le bain, se parfuma, et mit une robe blanche; puis il vint s'asseoir, le sourire sur les lèvres, à la table voisine de celle où dînait Britannicus.
—Mais, interrompit Acté d'une voix tremblante, mais si Britannicus fut réellement empoisonné, comment se fait-il que l'esclave dégustateur n'éprouva point les effets du poison? Britannicus, dit-on, était atteint d'épilepsie depuis son enfance, et peut-être qu'un de ces accès....
—Oui, oui, voilà ce que dit Néron!... et c'est en ceci qu'éclata son infernale prudence.
—Oui, toutes les boissons, tous les mets que touchait Britannicus étaient dégustés auparavant; mais on lui présenta un breuvage si chaud que l'esclave put bien le goûter, mais que l'enfant ne put le boire; alors on versa de l'eau froide dans le verre, et c'est dans cette eau froide qu'était le poison. Oh! poison rapide et habilement préparé, car Britannicus, sans jeter un cri, sans pousser une plainte, ferma les yeux et se renversa en arrière. Quelques imprudents s'enfuirent!... mais les plus adroits demeurèrent, tremblants et pâles, et devinant tout. Quant à Néron, qui chantait à ce moment, il se pencha sur son lit, et, regardant Britannicus:
—Ce n'est rien, dit-il, dans un instant la vue et le sentiment lui reviendront. Et il continua de chanter. Et cependant, il avait pourvu d'avance aux apprêts funéraires, un bûcher était dressé dans le Champ-de-Mars; et, la même nuit, le cadavre, tout marbré de taches violettes, y fut porté. Mais, comme si les dieux refusaient d'être complices du fratricide, trois fois la pluie qui tombait par torrents éteignit le bûcher! Alors Néron fit couvrir le corps de poix et de résine; une quatrième tentative fut faite, et cette fois le feu, en consumant le cadavre, sembla porter au ciel, sur une colonne ardente, l'esprit irrité de Britannicus!
—Mais Burrhus! mais Sénèque!... s'écria Acté.
—Burrhus! Sénèque! reprit avec amertume la femme inconnue; on leur mit de l'argent plein les mains, de l'or plein la bouche, et ils se turent!...
—Hélas! hélas! murmura Acté.
—De ce jour, continua celle à qui tous ces secrets terribles semblaient être familiers, de ce jour Néron fut le noble fils des Aenobarbus, le digne descendant de cette race à la barbe de cuivre, au visage de fer et au cœur de plomb: de ce jour, il répudia Octavie, à qui il devait l'empire, l'exila dans la Campanie, où il la fit garder à vue, et, livré entièrement aux cochers, aux histrions et aux courtisanes, il commença cette vie de débauches et d'orgies qui depuis deux ans épouvante Rome. Car celui que tu aimes, jeune fille, ton beau vainqueur olympique, celui que tout le monde appelle son empereur, celui que les courtisans adorent comme un dieu, lorsque la nuit est venue, sort de son palais déguisé en esclave, et, la tête coiffée d'un bonnet d'affranchi, court, soit au pont Milvius, soit dans quelque taverne de la Suburrane, et là, au milieu des libertins et des prostituées, des portefaix, des bateleurs, au son des cymbales d'un prêtre de Cybèle ou de la flûte d'une courtisane, le divin César chante ses exploits guerriers et amoureux; puis, à la tête de cette troupe chaude de vin et de luxure, parcourt les rues de la ville, insultant les femmes, frappant les passants, pillant les maisons, jusqu'à ce qu'il rentre enfin au palais d'or, rapportant parfois sur son visage les traces honteuses qu'y a laissées le bâton infâme de quelque vengeur inconnu.
—Impossible! impossible! s'écria Acté, tu le calomnies!
—Tu te trompes, jeune fille, je dis à peine la vérité.
—Mais comment ne te punit-il pas de révéler de pareils secrets?
—Cela pourra bien m'arriver un jour, et je m'y attends.
—Pourquoi alors t'exposes-tu ainsi à sa vengeance?...
—Parce que je suis peut-être la seule qui ne puisse pas la fuir.
—Mais qui donc es-tu?
—Sa mère!
—Agrippine! s'écria Acté, s'élançant hors du lit et tombant à genoux, Agrippine! la fille de Germanicus!... sœur, veuve et mère d'empereurs!... Agrippine debout devant moi, pauvre fille de la Grèce!... Oh! que me veux-tu?... Parle, commande, et je t'obéirai... À moins cependant que tu ne m'ordonnes de cesser de l'aimer! car, malgré tout ce que tu m'as dit, je l'aime toujours.... Mais alors je puis, sinon t'obéir encore, du moins mourir.
—Au contraire, enfant, reprit Agrippine, continue d'aimer César de cet amour immense et dévoué que tu avais pour Lucius, car c'est dans cet amour qu'est tout mon espoir, car il ne faut rien moins que la pureté de l'une pour combattre la corruption de l'autre.
—De l'autre! s'écria la jeune fille avec terreur. César en aime-t-il donc une autre?
—Tu ignores cela, enfant?
—Eh! savais-je quelque chose!... Quand j'ai suivi Lucius, me suis-je informée de César? Que me faisait l'empereur, à moi? C'était un simple artiste que j'aimais, à qui j'offrais ma vie, croyant qu'il pouvait me donner la sienne! Mais quelle est donc cette femme?...
—Une fille qui a renié son père, une épouse qui a trahi son époux!... une femme fatalement belle, à qui les dieux ont tout donné, excepté un cœur: Sabina Poppaea.
—Oh! oui, oui, j'ai entendu prononcer ce nom. J'ai entendu raconter cette histoire, quand j'ignorais qu'elle deviendrait la mienne. Mon père, ne sachant pas que j'étais là, la disait tout bas à un autre vieillard, et ils en rougissaient tous deux! Cette femme n'avait-elle pas quitté Crispinus, son époux, pour suivre Othon, son amant?... Et son amant, à la suite d'un dîner, ne la vendit-il pas à César pour le gouvernement de la Lusitanie?
—C'est cela! c'est cela! s'écria Agrippine.
—Et il l'aime!... il l'aime encore! murmura douloureusement Acté.
—Oui, reprit Agrippine, avec l'accent de la haine oui, il l'aime encore, oui, il l'aime toujours, car il y a là-dessous quelque mystère, quelque philtre, quelque hippomane maudit, comme celui qui fut donné par Césonie à Caligula!...
—Justes dieux! s'écria Acté, suis-je assez punie? suis-je assez malheureuse!...
—Moins malheureuse et moins punie que moi, reprit Agrippine, car tu étais libre de ne pas le prendre pour amant, et moi, les dieux me l'ont imposé pour fils. Eh bien! comprends-tu maintenant ce qui te reste à faire?
—À m'éloigner de lui, à ne plus le revoir.
—Garde-t'en bien, enfant. On dit qu'il t'aime.
—Le dit-on? est-ce vrai? le croyez-vous?
—Oui.
—Oh! soyez bénie!
—Eh bien! il faut donner une volonté, un but, un résultat à cet amour; il faut éloigner de lui ce génie infernal qui le perd, et tu sauveras Rome, l'empereur, et peut-être moi-même.
—Toi-même. Crois-tu donc qu'il oserait...?
—Néron ose tout!...
—Mais je suis insuffisante à un tel projet, moi!...
—Tu es peut-être la seule femme assez pure pour l'accomplir.
—Oh! non, non! mieux vaut que je parte!... que je ne le revoie jamais!
—Le divin empereur fait demander Acté, dit d'une voix douce un jeune esclave qui venait d'ouvrir la porte.
—Sporus! s'écria Acté avec étonnement.
—Sporus! murmura Agrippine en se couvrant la tête de sa stole.
—César attend, reprit l'esclave après un moment de silence.
—Va donc! dit Agrippine.
—Je te suis, dit Acté.
Chapitre VIII
Acté prit un voile et un manteau, et suivit Sporus. Après quelques détours dans le palais, que celle qui l'habitait n'avait pas encore eu le temps de parcourir, son conducteur ouvrit une porte avec une clef d'or, qu'il remit ensuite à la jeune Grecque, afin qu'elle pût revenir seule; et ils se trouvèrent dans les jardins de la maison dorée.
Acté se crut hors de la ville, tant l'horizon était étendu et magnifique. À travers les arbres, elle apercevait une pièce d'eau grande comme un lac; et, de l'autre côté de ce lac, au-dessus d'arbres touffus, dans un lointain bleuâtre, argentée par la lumière de la lune, la colonnade d'un palais. L'air était pur, pas un nuage ne tachait l'azur limpide du ciel; le lac semblait un vaste miroir, et les derniers bruits de Rome près de s'endormir s'éteignaient dans l'espace. Sporus et la jeune fille, vêtus de blanc tous deux, et marchant en silence au milieu de ce paysage splendide, semblaient deux ombres errantes dans les Champs-Élysées. Aux bords du lac et sur les vastes pelouses qui bordaient les forêts, paissaient, comme dans les solitudes de l'Afrique des troupeaux de gazelles sauvages; tandis que sur des ruines factices, qui leur rappelaient celles de leur antique patrie, de longs oiseaux blancs, aux ailes de flamme, se tenaient gravement debout et immobiles comme des sentinelles, et, comme des sentinelles, faisaient entendre de temps en temps et à intervalles égaux un cri rauque et monotone. Arrivé au bord du lac, Sporus descendit dans une barque et fit signe à Acté de le suivre; puis, déployant une petite voile de pourpre, ils commencèrent à glisser, comme par magie, sur cette eau à la surface de laquelle venaient étinceler les écailles d'or des poissons les plus rares de la mer des Indes. Cette navigation nocturne rappela à Acté son voyage sur la mer d'Ionie; et, les yeux fixés sur l'esclave, elle s'étonnait de nouveau de cette merveilleuse ressemblance entre le frère et la sœur, qui l'avait déjà frappée dans Sabina, et qui la frappait de nouveau dans Sporus. Quant au jeune homme, ses yeux baissés et timides semblaient fuir ceux de son ancienne hôtesse; et, pilote silencieux, il dirigeait la barque sans laisser échapper une seule parole. Enfin Acté rompit la première le silence, et d'une voix qui, quelque douce qu'elle fût, fit tressaillir celui auquel elle s'adressait:
—Sabina m'avait dit que tu étais resté à Corinthe, Sporus, lui dit-elle; Sabina m'avait donc trompée?
—Sabina t'avait dit la vérité, maîtresse, répondit l'esclave; mais je n'ai pu demeurer longtemps éloigné de Lucius. Un vaisseau faisait voile pour la Calabre, je m'y suis embarqué; et comme, au lieu de tourner par le détroit de Messine, il a abordé directement à Brindes, j'ai suivi la voie Appienne, et, quoique parti deux jours après l'empereur, je suis arrivé en même temps que lui à Rome.
—Et Sabina a sans doute été bien heureuse de te revoir; car vous devez vous aimer beaucoup?
—Oui, sans doute, dit Sporus, car non seulement nous sommes frère et sœur, mais encore jumeaux.
—Eh bien! dis à Sabina que je veux lui parler et qu'elle vienne me trouver demain matin.
—Sabina n'est plus à Rome, répondit Sporus.
—Et pourquoi l'a-t-elle quittée?
—Telle était la volonté du divin César.
—Et où est-elle allée?
—Je l'ignore.
Il y avait dans la voix de l'esclave, toute respectueuse qu'elle était, un accent d'hésitation et de gêne qui empêcha Acté de lui faire de nouvelles questions; d'ailleurs, au même moment, la barque touchait le bord du lac, et Sporus, après l'avoir tirée sur le rivage, et voyant Acté descendue à terre, s'était remis en marche. La jeune Grecque le suivit de nouveau, silencieuse, mais pressant le pas, car elle entrait en ce moment sous un bois de pins et de sycomores, dont les branches touffues rendaient la nuit si épaisse, que, quoiqu'elle sût parfaitement qu'elle n'avait aucune aide à attendre de son conducteur, un mouvement instinctif de crainte la rapprochait de lui. En effet, depuis quelques instants, un bruit plaintif, qui semblait sortir des entrailles de la terre, était, à de courts intervalles, parvenu jusqu'à elle, enfin cri distinct et humainement articulé se fit entendre: la jeune fille tressaillit, et, mettant la main avec effroi sur l'épaule de Sporus:
—Qu'est ceci? dit-elle.
—Rien, répondit l'esclave.
—Mais cependant il m'a semblé entendre... continua Acté.
—Un gémissement. Oui, nous passons près des prisons.
—Et ces prisonniers, quels sont-ils?
—Ce sont des chrétiens réservés au cirque.
Acté continua sa route en pressant le pas; car, en passant devant un soupirail, elle venait effectivement de reconnaître les notes les plus plaintives et les plus douloureuses de la voix humaine, et, quoique ces chrétiens lui eussent été présentés, toutes les fois qu'elle en entendait parler, comme une secte coupable et impie, se livrant à toutes sortes de débauches et de crimes, elle éprouvait cette douleur sympathique que l'on ressent, fussent-ils coupables, pour ceux qui doivent mourir d'une mort affreuse. Elle se hâta donc de sortir du bois fatal, et, arrivée sur sa lisière, elle vit le palais illuminé, elle entendit le bruit des instruments, et, la lumière et la mélodie succédant aux ténèbres et aux plaintes, elle entra d'un pied plus sûr, et cependant moins rapide, sous le vestibule.
Là, Acté s'arrêta un instant, éblouie. Jamais, dans ses songes, l'imagination féerique d'un enfant n'aurait pu rêver une telle magnificence. Ce vestibule, tout resplendissant de bronze, d'ivoire et d'or, était si vaste, qu'une triple rangée de colonnes l'entourait, composant des portiques de mille pas de longueur, et si élevés, qu'au milieu était placée une statue haute de cent vingt pieds, sculptée par Zénodore, et représentant le divin empereur debout et dans l'attitude d'un dieu. Acté passa en frissonnant près de cette statue. Qu'était-ce donc que le pouvoir effroyable de cet homme qui se faisait sculpter des images trois fois plus hautes que celles du Jupiter Olympien; qui avait pour ses promenades des jardins et des étangs qui ressemblaient à des forêts et des lacs; et pour ses délassements et ses plaisirs des captifs qu'on jetait aux tigres et aux lions? Dans ce palais, toutes les lois de la vie humaine étaient interverties; un geste, un signe, un coup d'œil de cet homme, et tout était dit: un individu, une famille, un peuple disparaissaient de la surface de la terre, et cela sans qu'un souffle s'opposât à l'exécution de cette volonté, sans qu'on entendît une autre plainte que les cris de ceux qui mouraient, sans que rien fût ébranlé dans l'ordre de la nature, sans que le soleil se voilât, sans que la foudre annonçât qu'il y eût un ciel au dessus des hommes, des dieux au dessus des empereurs!
Ce fut donc avec un sentiment de crainte profonde et terrible qu'Acté monta l'escalier qui conduisait à l'appartement de Lucius; et cette impression avait pris un tel degré de force, qu'arrivée à la porte, et au moment où Sporus allait en tourner la clé, elle l'arrêta, lui posant une main sur l'épaule et appuyant l'autre sur son propre cœur, dont les battements l'étouffaient. Enfin, après un instant d'hésitation, elle fit signe à Sporus d'ouvrir la porte; l'esclave obéit, et au bout de l'appartement elle aperçut Lucius vêtu d'une simple tunique blanche, couronné d'une branche d'olivier, et à demi couché sur un lit de repos. Alors tout souvenir triste s'effaça de sa mémoire. Elle avait cru que quelque changement avait dû se faire dans cet homme depuis qu'elle le savait maître du monde: mais d'un seul regard elle avait reconnu Lucius, le beau jeune homme à la barbe d'or qu'elle avait guidé à la maison de son père; elle avait retrouvé son vainqueur olympique: César avait disparu. Elle voulut courir à lui; mais à moitié chemin la force lui manqua: elle tomba sur un genou, en tendant les mains vers son amant et murmurant à peine:
—Lucius... toujours Lucius... n'est-ce pas?...
—Oui, oui, ma belle Corinthienne, sois tranquille! répondit César d'une voix douce et en lui faisant signe de venir à lui: Lucius toujours! N'est-ce pas sous ce nom que tu m'as aimé, aimé pour moi, et non pour mon empire et pour ma couronne, comme toutes celles qui m'entourent?... Viens, mon Acté, lève-toi! le monde à mes pieds, mais toi dans mes bras!
—Oh! je le savais bien, moi! s'écria Acté en se jetant au cou de son amant; je le savais bien qu'il n'était pas vrai que mon Lucius fût méchant!...
—Méchant! dit Lucius.... Et qui t'a déjà dit cela?...
—Non, non, interrompit Acté, pardon! Mais on croit parfois que le lion, qui est noble et courageux comme toi, et qui est roi parmi les animaux comme toi empereur parmi les hommes, on croit parfois que le lion est cruel, parce qu'ignorant sa force il tue avec une caresse. O mon lion, prends garde à ta gazelle!...
—Ne crains rien, Acté, répondit en souriant César: le lion ne se souvient de ses ongles et de ses dents que pour ceux qui veulent lutter contre lui.... Tiens, tu vois, il se couche à tes pieds comme un agneau.
—Aussi n'est-ce pas Lucius que je crains. Oh! pour moi, Lucius, c'est mon hôte et mon amant, c'est celui qui m'a enlevée à ma patrie et à mon père, et qui doit me rendre en amour ce qu'il m'a ravi en pureté; mais celui que je crains....
Elle hésita: Lucius lui fit un signe d'encouragement.
«C'est César, qui a exilé Octavie... c'est Néron, le futur mari de Poppée!...
—Tu as vu ma mère! s'écria Lucius se relevant d'un bond et regardant Acté en face; tu as vu ma mère!
—Oui, murmura en tremblant la jeune fille.
—Oui, continua Néron avec amertume; et c'est elle qui t'a dit que j'étais cruel, n'est-ce pas? que j'étouffais en embrassant, n'est-ce pas? que je n'avais de Jupiter que la foudre qui dévore? C'est elle qui t'a parlé de cette Octavie qu'elle protège et que je hais; qu'elle m'a mise malgré moi entre les bras et que j'en ai repoussée avec tant de peine!... dont l'amour stérile n'a jamais eu pour moi que des caresses patientes et forcées!... Ah! l'on se trompe, et l'on a tort, si l'on croit obtenir quelque chose de moi en me fatiguant de prières ou de menaces. J'avais bien voulu oublier cette femme, la dernière d'une race maudite! Qu'on ne m'en fasse donc pas souvenir!..
Lucius avait à peine achevé ces paroles, qu'il fut effrayé de l'impression qu'elles avaient produite. Acté, les lèvres pâles, la tête en arrière, les yeux pleins de larmes, était renversée sur le dossier du lit, tremblante sous une colère dont elle entendait la première explosion. En effet, cette voix si douce, qui d'abord avait été toucher les fibres les plus secrètes de son cœur, avait pris en un instant une expression terrible et fatale, et ces yeux, dans lesquels elle n'avait jusqu'alors lu que l'amour, lançaient ces éclairs terribles devant lesquels Rome se voilait le visage.
—O mon père! mon père! s'écria Acté en sanglots; ô mon père, pardonne moi!...
—Oui, car Agrippine t'aura dit que tu serais assez punie de ton amour par mon amour; elle t'aura découvert quelle espèce de bête féroce tu aimais; elle t'aura raconté la mort de Britannicus! celle de Julius Montanus! que sais-je encore? mais elle se sera bien gardée de te dire que l'un voulait me prendre le trône, et que l'autre m'avait frappé d'un bâton au visage. Je le conçois: c'est une vie si pure que celle de ma mère!
—Lucius! Lucius! s'écria Acté, tais-toi; au nom des dieux, tais-toi.
—Oh! continua Néron, elle t'a mise de moitié dans nos secrets de famille. Hé bien! écoute le reste. Cette femme, qui me reproche la mort d'un enfant et d'un misérable, fut exilée pour ses désordres par Caligula, son frère, qui n'était pas un maître sévère en fait de mœurs, cependant! Rappelée de l'exil lorsque Claude monta sur le trône, elle devint la femme de Crispus Passienus, patricien, d'illustre famille, qui eut l'imprudence de lui léguer ses immenses richesses, et qu'elle fit assassiner, voyant qu'il tardait à mourir. Alors commença la lutte entre elle et Messaline. Messaline succomba. Claude fut le prix de la victoire. Agrippine devint la maîtresse de son oncle; ce fut alors qu'elle conçut le projet de régner sous mon nom. Octavie, la fille de l'empereur, était fiancée à Silanus. Elle arracha Silanus du pied des autels; elle trouva de faux témoins qui l'accusèrent d'inceste. Silanus se tua, et Octavie fut veuve. On la poussa dans mes bras toute pleurante, et il me fallut la prendre, le cœur plein d'un autre amour! Bientôt une femme essaya de lui enlever son imbécile amant. Les témoins qui avaient accusé Silanus d'inceste accusèrent Lollia Paulina de magie, et Lollia Paulina, qui passait pour la plus belle femme de son temps, que Caligula avait épousée à la manière de Romulus et d'Auguste, et montrée aux Romains portant dans une seule parure pour quarante millions de sesterces, d'émeraudes et de perles, mourut lentement dans les tortures. Alors rien ne la sépara plus du trône. La nièce épousa l'oncle. Je fus adopté par Claude, et le sénat décerna à Agrippine le titre d'Auguste. Attends, ce n'est pas tout, continua Néron écartant les mains d'Acté qui essayait de se boucher les oreilles afin de ne pas entendre ce fils qui accusait sa mère. Il arriva un jour que Claude condamna à mort une femme adultère. Ce jugement fit trembler Agrippine et Pallas. Le lendemain l'empereur dînait au Capitole avec des prêtres. Son dégustateur, Halotus, lui servit un plat de champignons préparés par Locuste; et comme la dose n'était pas assez forte, et que l'empereur, renversé sur le lit du festin, se débattait contre l'agonie, Xénophon, son médecin, sous prétexte de lui faire rejeter le mets fatal, lui introduisit dans la gorge une plume empoisonnée, et, pour la troisième fois, Agrippine se trouva veuve. Elle avait passé sous silence toute cette première partie de son histoire, n'est-ce pas? et elle l'avait commencée au moment où elle me mit sur le trône, croyant régner en mon nom, croyant être le corps et moi l'ombre, la réalité et moi le fantôme; et cela effectivement dura instant ainsi; elle eut une garde prétorienne, elle présida le sénat, elle rendit des arrêts, fit condamner à mort l'affranchi Narcisse, empoisonner le proconsul Julius Silanus. Puis un jour qu'en voyant tant de supplices, je me plaignais de ce qu'elle ne me laissait rien à faire, elle me dit que j'en faisais trop encore pour un étranger, pour un enfant adoptif, et qu'heureusement elle et les dieux avaient conservé les jours de Britannicus!... Je te le jure, quand elle me dit cela, je ne pensais pas plus à cet enfant que je ne pensais aujourd'hui à Octavie; et cette menace, et non le poison que je lui donnai, fut le véritable coup dont il mourut!... Aussi mon crime ne fut pas d'avoir été meurtrier, mais de vouloir être empereur!... Ce fut alors, prends patience, j'ai fini, ce fut alors, écoute bien cela, jeune fille chaste et pure jusqu'au milieu de ton amour! ce fut alors qu'elle essaya de reprendre sur moi, comme maîtresse, l'ascendant qu'elle avait perdu sur moi, comme mère.
—Oh! tais-toi! s'écria Acté épouvantée.
—Ah! tu me parlais d'Octavie et de Poppée, et tu ne te doutais pas que tu avais une troisième rivale.
—Tais-toi, tais-toi!...
—Et ce ne fut pas dans le silence de la nuit, dans l'ombre solitaire et mystérieuse d'une chambre écartée qu'elle vint à moi avec cette intention; non, ce fut dans un repas, au milieu d'une orgie, en face de ma cour: Sénèque y était, Burrhus y était, Pâris et Phaon y étaient; ils y étaient tous. Elle s'avança couronnée de fleurs et à demi nue, au milieu des chants et des lumières. Et ce fut alors qu'effrayés de ces projets et de sa beauté—car elle est belle!—ses ennemis poussèrent Poppée entre elle et moi. Eh bien! que dis-tu de ma mère, Acté?
—Infamie! infamie! murmura la jeune fille en couvrant de ses mains son visage rouge de honte.
—Oui, n'est-ce pas une singulière race que la nôtre? Aussi, ne nous jugeant pas dignes d'être hommes, on nous fait dieux! Mon oncle étouffa son tuteur avec un oreiller, et son beau-père dans un bain. Mon père, au milieu du Forum, creva avec une baguette l'œil d'un chevalier; sur la voie Appienne, il écrasa sous les roues de son char un jeune Romain qui ne se rangeait pas assez vite; et à table, un jour, près du jeune César qu'il avait accompagné en Orient, il poignarda, avec le couteau qui lui servait à découper, son affranchi qui refusait de boire. Ma mère, je t'ai dit ce qu'elle avait fait: elle a tué Passiénus, elle a tué Silanus, elle a tué Lollia Paulina, elle a tué Claude, et moi, moi le dernier, moi avec qui s'éteindra le nom, si j'étais empereur juste au lieu d'être fils pieux, moi, je tuerais ma mère!...
Acté poussa un cri terrible et tomba à genoux, les bras étendus vers César.
—Eh bien! que fais-tu? continua Néron en souriant avec une expression étrange, tu prends au sérieux ce qui n'est qu'une plaisanterie; quelques vers qui me sont restés dans l'esprit depuis la dernière fois que j'ai chanté Oreste, et qui se seront mêlés à ma prose. Allons donc, rassure-toi, folle enfant que tu es; d'ailleurs es-tu venue pour prier et pour craindre? T'ai-je envoyé chercher pour que tu te meurtrisses les genoux, et que tu te tordes les bras. Voyons, relevons-nous: est-ce que je suis César? est-ce que je suis Néron? est-ce qu'Agrippine est ma mère? Tu as rêvé tout cela, ma belle Corinthienne: je suis Lucius, l'athlète, le conducteur de char, le chanteur à la lyre dorée, à la voix tendre, et voilà tout.
—Oh! répondit Acté en appuyant sa tête sur l'épaule de Lucius, oh! le fait est qu'il y a des moments où je croirais que je suis sous l'empire d'un songe, et que je vais me réveiller dans la maison de mon père, si je ne sentais au fond du cœur la réalité de mon amour. O Lucius! Lucius! ne te joue pas ainsi de moi; ne vois-tu pas que je suis suspendue par un fil au-dessus des gouffres de l'enfer; prends pitié de ma faiblesse; ne me rends pas folle.
—Et d'où viennent ces craintes et ces angoisses? Ma belle Hélène a-t-elle à se plaindre de son Pâris! Le palais qu'elle habite n'est-il point assez magnifique? nous lui en ferons bâtir un autre dont les colonnes seront d'argent et les chapiteaux d'or? Les esclaves qui la servent lui ont-ils manqué de respect? elle a sur eux droit de vie et de mort. Que veut-elle? que désire-t-elle? et tout ce qu'un homme, tout ce qu'un empereur, tout ce qu'un dieu peut accorder, qu'elle le demande, elle l'obtiendra!
—Oui, je sais que tu es tout-puissant; je crois que tu m'aimes, j'espère que tout ce que je te demanderai, tu me le donneras: tout, excepté ce repos de l'âme, cette conviction intime que Lucius est à moi comme je suis à Lucius. Il y a maintenant tout un côté de ta personne, toute une partie de ta vie, qui m'échappe, qui s'enveloppe d'ombre, et qui se perd dans la nuit. C'est Rome, c'est l'empire, c'est le monde qui te réclame! et tu n'es à moi que par le point où je te touche. Tu as des secrets; tu as des haines que je ne puis partager, des amours que je ne dois pas connaître. Au milieu de nos épanchements les plus tendres, de nos entretiens les plus doux, de nos heures les plus intimes, une porte s'ouvrira, comme cette porte s'ouvre en ce moment, et un affranchi à la figure impassible te fera un signe mystérieux, auquel je ne pourrai, auquel je ne devrai rien comprendre. Tiens. Voilà mon apprentissage qui commence.
—Que veux-tu! Anicétus, dit Néron.
—Celle que le divin César a fait demander est là, qui l'attend.
—Dis-lui que j'y vais, reprit l'empereur.
L'affranchi sortit.
—Tu vois bien? répondit Acté en le regardant tristement.
—Explique-toi, dit Néron.
—Une femme est là!
—Sans doute.
—Et je t'ai senti tressaillir quand on l'a annoncée.
—Ne tressaille-t-on que d'amour?
—Cette femme, Lucius!...
—Parle...j'attends.
—Cette femme
—Eh bien! cette femme....
—Cette femme s'appelle Poppée?
—Tu te trompes, répondit Néron, cette femme s'appelle Locuste.
Chapitre IX
Néron se leva et suivit l'affranchi; après quelques détours dans des corridors secrets qui n'étaient connus que de l'empereur et de ses plus fidèles esclaves, ils entrèrent dans une petite chambre sans fenêtres dans laquelle le jour et l'air pénétraient par le haut. Encore cette ouverture était-elle moins faite pour éclairer l'appartement que pour en laisser échapper la vapeur, qui, dans certains moments, s'exhalait des réchauds de bronze, refroidis à cette heure, mais sur lesquels le charbon préparé n'attendait que l'étincelle et le souffle, ces deux grands moteurs de toute vie et de toute lumière. Autour de la chambre étaient rangés des instruments de grès et de verre aux formes allongées et étranges, qui semblaient modelés par quelque ouvrier capricieux, sur de vagues souvenirs d'oiseaux bizarres ou de poissons inconnus; des vases de différentes tailles, et fermés soigneusement de couvercles sur lesquels l'œil étonné cherchait à lire des caractères de convention qui n'appartenaient à aucune langue, étaient rangés sur des tablettes circulaires, et ceignaient le laboratoire magique comme ces bandelettes mystérieuses qui serrent la taille des momies, et au-dessus d'eux pendaient à des clous d'or des plantes sèches, ou vertes encore, selon qu'elles devaient être employées en feuilles fraîches ou en poussière; la plupart de ces plantes avaient été cueillies aux époques recommandées par les mages, c'est-à-dire au commencement de la canicule, à cette époque précise et rapide de l'année où le magicien ne pouvait être vu ni de la lune ni du soleil. Il y avait dans ces vases les préparations les plus rares et les plus précieuses: les uns contenaient des pommades qui rendaient invincible et qui étaient composées à grands frais et à grand-peine, avec la tête et la queue d'un serpent ailé, des poils arrachés au front d'un tigre, de la moelle de lion, et de l'écume d'un cheval vainqueur; les autres renfermaient, amulette puissante pour l'accomplissement de tous les vœux, du sang de basilic, qu'on appelait aussi sang de Saturne; enfin, il y en avait qu'on n'eût pu payer en les échangeant contre leur poids en diamants, et dans lesquels étaient scellées quelques parcelles de ce parfum, si rare que Julius César seul, disait-on, avait pu s'en procurer, et que l'on trouvait dans l'or apyré, c'est-à-dire qui n'a point encore été mis à l'épreuve du feu. Il y avait parmi ces plantes des couronnes d'hénocrysos, cette fleur qui donne la faveur et la gloire, et des touffes de verveines déracinées de la main gauche, et dont on avait fait sécher séparément, à l'ombre, les feuilles, la tige et les racines; celle-ci était pour la joie et le plaisir, car en arrosant le triclinium avec de l'eau dans laquelle on en avait fait infuser quelques feuilles, il n'y avait pas de convive si morose, de philosophe si sévère, qui ne se livrât bientôt à la plus folle gaieté.
Une femme vêtue de noir, la robe relevée d'un côté et à la hauteur du genou par une escarboucle, la main gauche armée d'une baguette de coudrier arbre qui servait à découvrir les trésors, attendait Néron dans cette chambre; elle était assise et plongée dans une si profonde rêverie, que l'entrée de l'empereur ne put la tirer de sa préoccupation; Néron s'approcha d'elle, et, à mesure qu'il s'approchait, sa figure prenait une singulière expression de crainte, de répugnance et de mépris. Arrivé près d'elle, il fit un signe à Anicétus, et celui-ci toucha de la main l'épaule de la femme, qui releva lentement la tête, et la secoua pour écarter ses cheveux, qui, retombant libres, sans peignes et sans bandelettes, lui couvraient comme un voile le devant du visage chaque fois qu'elle baissait le front; alors on put voir la figure de la magicienne: c'était celle d'une femme de trente-cinq à trente-sept ans, qui avait été belle, mais qui était flétrie avant l'âge par l'insomnie, par la débauche et par le remords peut-être.
Ce fut elle qui adressa la première la parole à Néron, sans se lever, et sans faire d'autre mouvement que celui des lèvres.
—Que me veux-tu encore? lui dit-elle.
—D'abord, lui dit Néron, te souviens-tu du passé?
—Demande à Thésée s'il se souvient de l'enfer.
—Tu sais où je t'ai prise, dans une prison infecte, où tu agonisais lentement, au milieu de la boue où tu étais couchée, et des reptiles qui passaient sur tes mains et sur ton visage.
—Il faisait si froid que je ne les sentais pas.
—Tu sais où je t'ai laissée, dans une maison que je t'ai fait bâtir et que je t'ai ornée comme pour une maîtresse; on appelait ton industrie un crime, je l'ai appelée un art; on poursuivait tes complices, je t'ai donné des élèves.
—Et moi, je t'ai rendu en échange la moitié de la puissance de Jupiter.... J'ai mis à tes ordres—la Mort—cette fille aveugle et sourde du Sommeil et de la Nuit.
—C'est bien je vois que tu te rappelles; je t'ai envoyé chercher.
—Qui donc doit mourir?...
—Oh! pour cela, il faut que tu le devines, car je ne puis te le dire. C'est un ennemi trop puissant et trop dangereux pour que je confie son nom à la statue même du Silence; seulement, prends garde: car il ne faut pas que le poison tarde, comme pour Claude, ou échoue à un premier essai comme sur Britannicus; il faut qu'il tue à l'instant, sans laisser le temps à celui où à celle qu'il frappera d'articuler une parole ou de faire un geste; enfin, il me faut un poison pareil à celui que nous préparâmes dans ce lieu même, et dont nous fîmes l'essai sur un sanglier.
—Oh! dit Locuste, s'il ne s'agit que de préparer ce poison et un plus terrible encore, rien de plus facile; mais lorsque je te donnai celui dont tu me parles, je savais pour qui je me mettais à l'œuvre: c'était pour un enfant sans défiance, et je pouvais répondre du résultat; mais il y a des gens sur lesquels le poison, comme sur Mithridate, n'a plus aucune puissance: car ils ont peu à peu habitué leur estomac à supporter les sucs les plus vénéneux et les poudres les plus mortelles: si par malheur mon art allait se heurter à l'une de ces organisations de fer, le poison manquerait son effet, et tu dirais que je t'ai trompé.
—Et, continua Néron, je te replongerais dans ce cachot, et je te redonnerais pour gardien ton ancien geôlier, Pollio Julius: voilà ce que je ferais, réfléchis donc.
—Dis-moi le nom de la victime, et je te répondrai.
—Une seconde fois, je ne puis ni ne veux te le dire, n'as-tu pas des combinaisons pour trouver l'inconnu? des sortilèges qui te font apparaître des fantômes voilés que tu interroges et qui te répondent? Cherche et interroge: je ne veux rien te dire, mais je ne t'empêche pas de deviner.
—Je ne puis rien faire ici.
—Tu n'es pas prisonnière.
—Dans deux heures je reviendrai.
—Je préfère te suivre.
—Même au mont Esquilin?
—Partout.
—Et tu viendras seul?
—Seul, s'il le faut.
—Viens donc.
Néron fit signe à Anicétus de se retirer, et suivit Locuste hors de la maison dorée, ayant pour toute arme apparente son épée; il est vrai que quelques uns ont dit qu'il portait nuit et jour sur la peau une cuirasse d'écailles qui lui défendait toute la poitrine, et qui était si habilement faite, qu'elle se pliait à tous les mouvements du corps, quoiqu'elle fût à l'épreuve des armes les mieux trempées et du bras le plus vigoureux.
Ils suivirent les rues sombres de Rome, sans esclave qui les éclairât, jusqu'au Vélabre, où était située la maison de Locuste. La magicienne frappa trois coups, et une vieille femme, qui l'aidait parfois dans ses enchantements, vint ouvrir et se rangea en souriant pour laisser passer le beau jeune homme qui venait sans doute commander quelque philtre: Locuste poussa la porte de son laboratoire, et, y entrant la première, elle fit signe à César de la suivre.
Alors un singulier mélange d'objets hideux et opposés s'offrit aux yeux de l'empereur: des momies égyptiennes et des squelettes étrusques étaient dressés le long des murs; des crocodiles et des poissons aux formes bizarres pendaient au plafond, soutenus par des fils de fer invisibles: des figures de cire de différentes grandeurs et à diverses ressemblances étaient posées sur des piédestaux, avec des aiguilles ou des poignards dans le cœur. Au milieu de tous ces appareils différents voletait sans bruit un hibou effrayé, qui, chaque fois qu'il se posait, faisait luire ses yeux comme deux charbons ardents, et claquer son bec en signe de terreur; dans un coin de la chambre, une brebis noire bêlait tristement comme si elle eût deviné le sort qui l'attendait. Bientôt, au milieu de ces bruits divers, Néron distingua des plaintes; il regarda alors avec attention autour de lui, et, vers le milieu de l'appartement, il aperçut à fleur de terre un objet dont il ne put d'abord distinguer la forme: c'était une tête humaine, mais sans corps, quoique ses yeux parussent vivants; autour de son cou était enroulé un serpent, dont la langue noire et mouvante se dirigeait de temps en temps avec inquiétude du côté de l'empereur, et se replongeait bientôt dans une jatte de lait; autour de cette tête on avait placé, comme autour de Tantale, des mets et des fruits, de sorte qu'il semblait que c'était un supplice, un sacrilège, ou une dérision. Au reste, au bout d'un instant, l'empereur n'eut plus de doutes: c'était bien cette tête qui se plaignait.
Cependant Locuste commençait son opération magique. Après avoir arrosé toute la maison avec de l'eau du lac Averne, elle alluma un feu composé de branches de sycomore et de cyprès arrachés sur des tombeaux, y jeta des plumes de chouette trempées dans du sang de crapaud, et y ajouta des herbes cueillies à Iolchos et en Ibérie. Alors elle s'accroupit devant ce feu en murmurant des paroles inintelligibles; puis, lorsqu'il commença de s'éteindre, elle regarda autour d'elle comme pour chercher quelque chose que ses yeux ne rencontrèrent point d'abord: alors elle fit entendre un sifflement particulier, qui fit dresser la tête au serpent; au bout d'un instant elle siffla une seconde fois, et le reptile se déroula lentement; enfin, un troisième coup de sifflet se fit entendre, et, comme forcé d'obéir à cet appel, l'animal obéissant, mais craintif, rampa lentement vers elle. Alors elle le saisit par le cou et lui approcha la tête de la flamme: aussitôt tout son corps se roula autour du bras de la magicienne, et à son tour il poussa des sifflements de douleur; mais elle l'approcha toujours davantage du foyer, jusqu'à ce que sa gueule se blanchît d'une espèce d'écume: trois ou quatre gouttes de cette bave tombèrent sur les cendres, c'était probablement tout ce que voulait Locuste, car elle lâcha aussitôt le reptile, qui s'enfuit avec rapidité, rampa comme un lierre autour de la jambe d'un squelette, et se réfugia dans les cavités de la poitrine, où, pendant quelque temps encore, on put lui voir agiter les restes de sa souffrance à travers les ossements qui l'entouraient comme une cage.
Alors Locuste recueillit ces cendres et ces braises ardentes dans une serviette d'amiante, prit la brebis noire par une corde qui lui pendait au cou, et, ayant achevé sans doute ce qu'elle avait à faire chez elle, elle se retourna vers Néron, qui avait regardé toutes ces choses avec l'impassibilité d'une statue, et lui demanda s'il était toujours dans l'intention de l'accompagner au mont Esquilin. Néron lui répondit par un signe de tête: Locuste sortit, et l'empereur marcha derrière elle; au moment où il refermait la porte, il entendit une voix qui demandait pitié avec un accent si douloureux, qu'il en fut ému et voulut arrêter Locuste; mais celle-ci répondit que le moindre retard lui ferait manquer sa conjuration, et que, si l'empereur ne l'accompagnait à l'instant même, elle serait forcée d'aller seule, ou de remettre l'entreprise au lendemain. Néron repoussa la porte et se hâta de la suivre; au reste, comme il n'était pas étranger aux mystères de la divination, il avait à peu près reconnu la préparation dont il s'agissait. Cette tête était celle d'un enfant enterré jusqu'au cou, que Locuste laissait mourir de faim à la vue de mets placés hors de sa portée, afin de faire après sa mort, avec la moelle de ses os et son cœur desséché par la colère, un de ces philtres amoureux ou de ces breuvages amatoires que les riches libertins de Rome ou les maîtresses des empereurs payaient quelquefois d'un prix avec lequel ils eussent acheté une province.
Néron et Locuste, pareils à deux ombres, suivirent quelque temps les rues tortueuses du Vélabre; puis ils s'engagèrent silencieux et rapides derrière la muraille du grand cirque, et gagnèrent le pied du mont Esquilin; en ce moment la lune, à son premier quartier, se leva derrière sa cime, et sur l'azur argenté du ciel se détachèrent les croix nombreuses auxquelles étaient cloués les corps des voleurs, des meurtriers et des chrétiens, confondus ensemble dans un même supplice. L'empereur crut d'abord que c'était à quelques-uns de ces cadavres que l'empoisonneuse avait affaire; mais elle passa au milieu d'eux sans s'arrêter, et, faisant signe à Néron de l'attendre, elle alla s'agenouiller sur un petit tertre, et se mit, comme une hyène, à fouiller la terre d'une fosse avec ses ongles: alors dans l'excavation qu'elle venait de creuser elle versa les cendres brûlantes qu'elle avait emportées de chez elle, et au milieu desquelles un souffle de la brise fit en passant briller quelques étincelles; puis, prenant la brebis noire amenée dans ce but, elle lui ouvrit avec les dents l'artère du cou, et éteignit le feu avec son sang. En ce moment la lune se voila, comme pour ne pas assister à de pareils sacrilèges; mais malgré l'obscurité qui se répandit aussitôt sur la montagne, Néron vit se dresser devant la devineresse une ombre avec laquelle elle s'entretint pendant quelques instants; il se rappela alors que c'était vers cet endroit qu'avait été enterrée, après avoir été étranglée pour ses assassinats, la magicienne Canidie, dont parlent Horace et Ovide, et il n'eut plus de doute que ce ne fût son fantôme maudit que Locuste interrogeait en ce moment. Au bout d'un instant l'ombre sembla rentrer en terre, la lune se dégagea du nuage qui l'obscurcissait, et Néron vit revenir à lui Locuste pâle et tremblante.
—Eh bien? dit l'empereur.
—Tout mon art serait inutile, murmura Locuste.
—N'as-tu plus de poisons mortels?
—Si fait, mais elle a des antidotes souverains.
—Tu connais donc celle que j'ai condamnée? reprit Néron.
—C'est ta mère, répondit Locuste.
—C'est bon, dit froidement l'empereur; alors je trouverai quelqu'autre moyen.
Et tous deux alors descendirent de la montagne maudite, et se perdirent dans les rues sombres et désertes qui conduisent au Vélabre et au Palatin.
Le lendemain, Acté reçut de son amant une lettre qui l'invitait à partir pour Baïa et à y attendre l'empereur, qui allait y célébrer avec Agrippine les fêtes de Minerve.
Chapitre X
Huit jours s'étaient écoulés depuis la scène que nous avons racontée dans notre précédent chapitre. Il était dix heures du soir. La lune, qui venait de paraître à l'horizon, s'élevait lentement derrière le Vésuve, et projetait ses rayons sur toute la côte de Naples. À sa lumière pure et brillante resplendissait le golfe de Pouzzoles, que traversait de sa ligne sombre le pont insensé que fit, pour accomplir la prédiction de l'astrologue Thrasylle, jeter de l'une à l'autre de ses rives le troisième César, Caïus Caligula. Sur ses bords et dans toute l'étendue du croissant immense qu'il forme depuis la pointe de Pausilippe jusqu'à celle du cap Misène, on voyait disparaître les unes après les autres, comme des étoiles qui s'éteignent au ciel, les lumières des villes, des villages et des palais dispersés, sur sa plage et se mirant dans ces ondes rivales des eaux bleues de la Cyrénaïque. Pendant quelques temps encore, au milieu du silence, on vit glisser, une flamme à sa proue, quelque barque attardée, regagnant, à l'aide de sa voile triangulaire ou de sa double rame, le port d'Oenarie, de Procita ou de Baïes. Puis la dernière de ces barques disparut à son tour, et le golfe se serait dès lors trouvé entièrement désert et silencieux, sans quelques bâtiments flottant sur l'eau et enchaînés à la rive, en face des jardins d'Hortensius, entre la villa de Julius César et le palais de Bauli.
Une heure se passa ainsi, pendant laquelle la nuit devint plus calme et plus sereine encore de l'absence de tout bruit et de toute vapeur terrestre. Aucun nuage ne tachait le ciel, pur comme la mer; aucun flot ne ridait la mer qui réfléchissait le ciel. La lune, continuant sa course au milieu d'un azur limpide, semblait s'être arrêtée un instant au-dessus du golfe, comme au dessus d'un miroir. Les dernières lumières de Pouzzoles s'étaient éteintes, et seul, le phare du cap de Misène flamboyait encore à l'extrémité de son promontoire, comme une torche à la main d'un géant. C'était une de ces nuits voluptueuses où Naples, la belle fille de la Grèce, livre aux vents sa chevelure d'orangers, et aux flots son sein de marbre. De temps en temps passait dans l'air un de ces soupirs mystérieux que la terre endormie pousse vers le ciel, et à l'horizon oriental, la fumée blanche du Vésuve montait au milieu d'une atmosphère si calme, qu'elle semblait une colonne d'albâtre, débris gigantesque de quelque Babel disparue. Tout à coup, au milieu de ce silence et de cette obscurité, les matelots couchés dans les barques du rivage virent, à travers les arbres qui voilaient à moitié le palais de Bauli, étinceler des torches ardentes. Ils entendirent des voix joyeuses qui s'approchaient de leur côté; et bientôt, d'un bois d'orangers et de lauriers-roses qui bordait la rive, ils virent déboucher se dirigeant vers eux, le cortège qui éclatait ainsi en bruit et en lumières. Aussitôt celui qui paraissait le commandant du plus grand des vaisseaux, qui était une trirème magnifiquement dorée et toute couronnée de fleurs, fit étendre, sur le pont qui joignait son navire à la plage, un tapis de pourpre, et, s'élançant à terre, il attendit dans l'attitude du respect et de la crainte. En effet, celui qui, marchant à la tête de ce cortège, s'avançait vers les vaisseaux, était César Néron lui-même. Il s'approchait, accompagné d'Agrippine, et pour cette fois, chose étrange et rare depuis la mort de Britannicus, la mère s'appuyait au bras du fils, et, tous deux, le visage souriant et échangeant des paroles amies, paraissaient être dans la plus parfaite intelligence. Arrivé près de la trirème, le cortège s'arrêta; et, en face de toute la cour, Néron, les yeux mouillés de larmes, pressa sa mère contre son cœur, couvrant de baisers son visage et son cou, comme s'il avait peine à se séparer d'elle; puis enfin, la laissant pour ainsi dire échapper de ses bras, et se retournant vers le commandant du vaisseau:
—Anicétus, lui dit-il, sur ta tête, je te recommande ma mère!
Agrippine traversa le pont et monta sur la trirème, qui s'éloigna lentement de la rive, mettant le cap entre Baïes et Pouzzoles; mais pour cela Néron n'abandonna point la place; quelque temps encore il demeura debout et saluant sa mère de la voix et du geste, à l'endroit où il avait pris congé d'elle, tandis qu'Agrippine, de son côté, lui renvoyait ses adieux. Enfin le bâtiment commençant à se trouver hors de la portée de sa voix, Néron retourna vers Bauli, et Agrippine descendit dans la chambre qui lui avait été préparée.
À peine était-elle couchée sur le lit de pourpre préparé pour elle, qu'une tapisserie se souleva, et qu'une jeune fille, pâle et tremblante, vint se jeter à ses pieds en s'écriant:
—O ma mère! ma mère! sauve-moi!
Agrippine tressaillit d'abord de surprise et de crainte; puis, reconnaissant la belle Grecque:
—Acté! dit-elle avec étonnement, en lui tendant la main, toi ici! dans mon navire! et me demandant protection.... Et de qui faut-il que je te sauve, toi qui es assez puissante pour me rendre l'amitié de mon fils?
—Oh! de lui, de moi, de mon amour... de cette cour qui m'épouvante, de ce monde si étrange et si nouveau pour moi.
—En effet, répondit Agrippine, tu as disparu au milieu du dîner; Néron t'a demandée, t'a fait chercher, pourquoi donc as-tu fui ainsi?
—Pourquoi? tu le demandes? était-il possible à une femme... pardon!... de rester au milieu d'une pareille orgie, qui eût fait rougir nos prêtresses de Vénus elles-mêmes! O ma mère!... n'as-tu pas entendu ces chants? n'as-tu pas vu ces courtisanes nues... ces bateleurs dont chaque geste était une honte, moins encore pour eux que pour ceux qui les regardaient? Oh! je n'ai pu supporter un pareil spectacle, j'ai fui dans les jardins. Mais là, c'était autre chose... ces jardins étaient peuplés comme les bois antiques; chaque fontaine était habitée par quelque nymphe impudique; chaque buisson cachait quelque satyre débauché... et, le croirais tu, ma mère? parmi ces hommes et ces femmes, j'ai reconnu des matrones et des chevaliers... alors j'ai fui les jardins comme j'avais fui la table.... Une porte était ouverte qui donnait sur la mer, je me suis élancée sur le rivage... j'ai vu la trirème, je l'ai reconnue; j'ai crié que j'étais de ta suite et que je venais t'attendre; alors on m'a reçue; et, au milieu de ces matelots, de ces soldats, de ces hommes grossiers, j'ai respiré plus à l'aise et plus tranquille, qu'à cette table de Néron qu'entourait cependant toute la noblesse de Rome.
—Pauvre enfant! et qu'attends-tu de moi?
—Un asile dans ta maison du lac Lucrin, une place parmi tes esclaves, un voile assez épais pour couvrir la rougeur de mon front.
—Ne veux-tu donc plus revoir l'empereur?
—O ma mère!...
—Veux-tu donc le laisser errant au hasard, comme un vaisseau perdu, sur cette mer de débauches?
—O ma mère! si je l'aimais moins, peut-être pourrais-je demeurer près de lui; mais comment veux-tu que je voie là, devant moi, d'autres femmes aimées comme je suis aimée, ou plutôt comme j'ai cru l'être. C'est impossible; je ne puis pas avoir tant donné pour n'obtenir que si peu. Au milieu de ce monde perdu, je me perdrais; parmi ces femmes, je deviendrais ce que sont ces femmes; j'aurais aussi un poignard à ma ceinture, du poison dans quelque bague, puis un jour....
—Qu'y a-t-il, Acerronie? interrompit Agrippine en s'adressant à une jeune esclave qui entrait en ce moment.
—Puis-je parler, maîtresse? répondit celle-ci d'une voix altérée.
—Parle.
—Où crois-tu aller?
—Mais à ma villa du lac Lucrin, ce me semble.
—Oui, nous avons commencé par nous diriger de ce côté mais au bout d'un instant le vaisseau a changé de route, et nous voguons vers la pleine mer.
—Vers la pleine mer! s'écria Agrippine.
—Regarde, dit l'esclave en tirant un rideau qui couvrait une fenêtre regarde, le phare du cap devrait être bien loin derrière nous, et le voici à notre droite; au lieu de nous approcher de Pouzzoles, nous nous en éloignons à toutes voiles.
—En effet, s'écria Agrippine, que signifie cela? Gallus! Gallus!... Un jeune chevalier romain parut à la porte.
—Gallus, reprit Agrippine, dites à Anicétus que je veux lui parler: Gallus sortit suivi d'Acerronie. Justes dieux! voilà le phare qui s'éteint comme par enchantement, continua-t-elle.... Acté, Acté, il se prépare quelque chose d'infâme sans doute. Oh! l'on m'avait prévenue de ne pas venir à Bauli, mais je n'ai rien voulu croire... insensée! Eh bien! Gallus?
—Anicétus ne peut se rendre à tes ordres; il fait mettre les chaloupes à la mer.
—Je vais donc aller le trouver moi-même.... Ah!... quel est ce bruit au-dessus de nous? Par Jupiter! nous sommes condamnées, et voilà le vaisseau qui se brise!!!
En effet, Agrippine avait à peine prononcé ces paroles en se jetant dans les bras d'Acté, que le plancher qui s'étendait au-dessus de leur tête s'abîma avec un bruit affreux. Les deux femmes se crurent perdues; mais, par un hasard étrange, le dais qui couvrait le lit était si profondément et si solidement scellé dans les bordages, qu'il soutint le poids du plafond, dont l'extrémité opposée venait d'écraser dans sa chute le jeune chevalier romain qui se trouvait debout à l'entrée de la chambre. Quant à Agrippine et à Acté, elles se trouvèrent dans l'angle vide qu'avait formé le plancher toujours maintenu par le dais. Au même moment, de grands cris retentirent sur tout le bâtiment; un bruit sourd se fit entendre dans les profondeurs du vaisseau, et les deux femmes le sentirent aussitôt trembler et gémir sous leurs pieds. En effet, plusieurs planches de la quille venaient de s'ouvrir, et la mer, envahissant la carène par la brèche béante, battait déjà la porte de la chambre. Agrippine en un instant devina tout. La mort avait été placée à la fois sur sa tête et sous ses pieds. Elle regarda autour d'elle, vit le plafond près de l'écraser, l'eau près de l'engloutir: la fenêtre par laquelle elle avait regardé lorsque s'était éteint le phare de Misène était ouverte: c'était la seule voie de salut: elle entraîna Acté vers cette fenêtre en faisant signe de se taire avec ce geste prompt et impératif qui indique qu'il y va de la vie, et toutes deux, sans regarder derrière elles, sans hésitation, sans retard, se précipitèrent en se tenant embrassées. Au même instant il leur sembla qu'elles étaient attirées par une puissance infernale dans les abîmes les plus profonds de la mer; le vaisseau s'engloutissait en tournoyant, et elles descendaient avec lui dans le tourbillon qu'il creusait; elles s'enfoncèrent ainsi pendant quelques secondes qui leur parurent un siècle: enfin le mouvement d'attraction s'arrêta: elles sentirent qu'elles cessaient de descendre, puis bientôt qu'elles remontaient, puis enfin, à demi évanouies, elles revinrent à la surface de l'eau. En ce moment elles virent comme à travers un voile une troisième tête qui reparaissait auprès des barques; elles entendirent comme dans un songe une voix qui criait: Je suis Agrippine, je suis la mère de César, sauvez-moi! Acté à son tour voulait crier pour appeler à l'aide; mais elle se sentit de nouveau entraîner par Agrippine, et sa voix inarticulée ne jeta qu'un son confus. Lorsqu'elles reparurent, elles étaient presque hors de portée de la vue, et cependant Agrippine lui montra d'une main, tandis qu'elle nageait de l'autre, une rame qui se levait et qui brisait en retombant la tête d'Acerronie, assez insensée pour avoir cru se sauver en criant aux meurtriers d'Agrippine qu'elle était la mère de César.
Les deux fugitives alors continuèrent de fendre l'eau en silence, se dirigeant vers la côte, tandis qu'Anicétus, croyant sa mission de mort accomplie, ramait du côté de Bauli, où l'attendait l'empereur. Le ciel était toujours pur et la mer était redevenue calme; cependant la distance était si grande de l'endroit où Agrippine et Acté s'étaient précipitées à l'eau, jusqu'à la côte où elles espéraient atteindre, qu'après avoir nagé pendant plus d'une demi-heure, elles se trouvaient encore à une demi-lieue de la terre. Pour surcroît de détresse, Agrippine, dans sa chute, s'était blessée à l'épaule; elle sentait son bras droit s'engourdir, de sorte qu'elle n'avait échappé à un premier danger que pour retomber dans un second plus terrible et plus certain encore. Acté s'aperçut bientôt qu'elle ne nageait plus qu'avec peine, et quoique pas une plainte ne sortît de sa bouche, elle devina, à l'oppression de sa poitrine, qu'elle avait besoin de secours. Passant aussitôt du côté opposé, elle lui prit le bras, lui donna son cou pour point d'appui, et continua de s'avancer, soutenant Agrippine fatiguée, qui la suppliait en vain de se sauver seule, et de la laisser mourir.
Pendant ce temps, Néron était rentré dans le palais de Bauli, et, reprenant à table la place qu'il avait quittée un instant, il avait fait venir de nouvelles courtisanes, de nouveaux bateleurs, avait ordonné que le festin continuât, et se faisant apporter sa lyre, il chantait le siège de Troie. Cependant, de temps en temps, il tressaillait, et tout à coup un frisson lui passait dans les veines, une sueur froide glaçait son front; car tantôt il croyait entendre le dernier cri de sa mère, tantôt il lui semblait que le génie de la mort, traversant cette atmosphère chaude et embaumée, lui effleurait le front du bout de l'aile. Enfin, après deux heures de cette veille fiévreuse, un esclave entra, s'avança vers Néron, et lui dit à l'oreille un mot que personne n'entendit, mais qui le fit pâlir; aussitôt, laissant tomber sa lyre et arrachant sa couronne, il s'élança hors de la salle du festin, sans dire à personne le sujet de cette subite terreur, et laissant ses convives libres de se retirer ou de continuer l'orgie. Mais le trouble de l'empereur avait été trop visible, et sa sortie trop brusque, pour que les courtisans n'eussent pas deviné qu'il venait de se passer quelque chose de terrible; aussi chacun s'empressa d'imiter l'exemple du maître, et quelques minutes après son départ, cette salle tout à l'heure si pleine, si bruyante et si animée, était vide et silencieuse comme un tombeau profané.
Néron s'était retiré dans sa chambre et avait fait appeler Anicétus. Celui-ci, en abordant au port, avait rendu compte de sa mission à l'empereur, et l'empereur, sûr de sa fidélité, n'avait conçu aucun doute sur la véracité de son récit. Son étonnement fut donc grand, quand, le voyant entrer Néron s'élança sur lui on s'écriant:
—Que me disais-tu donc qu'elle était morte? Il y a en bas un messager qui vient de sa part!
—Alors, il faut qu'il arrive de l'enfer, répondit Anicétus; car j'ai vu le plafond s'écrouler et le vaisseau s'engloutir, car j'ai entendu une voix crier: Je suis Agrippine, la mère de César; et j'ai vu se lever et retomber la rame qui a brisé la tête de celle qui appelait si imprudemment à son secours!...
—Eh bien! tu t'es trompé: c'est Acerronie qui est morte, et c'est ma mère qui est sauvée.
—Qui dit cela?
—L'affranchi Agérinus.
—L'as-tu vu?
—Non, pas encore.
—Que va faire le divin empereur?
—Puis-je compter sur toi?
—Ma vie est à César.
—Eh bien! entre dans ce cabinet, et, lorsque j'appellerai au secours, entre vivement, arrête Agérinus, et dis que tu lui as vu lever sur moi le poignard.
—Tes désirs sont des ordres, répondit Anicétus en s'inclinant et en entrant dans le cabinet.
Néron resta seul, prit un miroir, et, voyant que son visage était défait, il en effaça la pâleur avec du rouge; puis, assemblant les ondes de ses cheveux et les plis de sa toge, comme s'il allait monter sur un théâtre, il se coucha dans une pose étudiée, pour attendre le messager d'Agrippine.
Il venait dire à Néron que sa mère était sauvée; il lui raconta donc le double accident de la trirème, que César écouta comme s'il l'ignorait; puis il ajouta que l'auguste Agrippine avait été recueillie par une barque au moment où, perdant toutes ses forces, elle n'avait plus d'espoir que dans l'assistance des dieux.... Cette barque l'avait conduite du golfe de Pouzzoles dans le lac Lucrin, par le canal qu'avait fait creuser Claudius; puis des bords du lac Lucrin elle s'était fait porter en litière à sa villa, d'où, aussitôt arrivée, elle envoyait dire à son fils que les dieux l'avaient prise sous leur garde, le conjurant, quelque désir qu'il eût de la voir, de différer sa visite, car elle avait besoin de repos pour le moment. Néron l'écouta jusqu'au bout jouant la terreur, la surprise et la joie, selon ce que disait le narrateur; puis, lorsqu'il eut su ce qu'il voulait savoir, c'est-à-dire le lieu où s'était retirée sa mère, accomplissant aussitôt le projet qu'il avait formé à la hâte, il jeta une épée nue entre les jambes du messager en appelant du secours: aussitôt Anicétus s'élança de son cabinet, saisit l'envoyé d'Agrippine, et, ramassant le glaive qui se trouvait à ses pieds avant qu'il eut eu le temps de nier l'attentat qu'on lui imputait, il le remit aux mains du chef des prétoriens, accouru avec sa garde à la voix de l'empereur, et s'élança dans les corridors du palais en criant que Néron venait de manquer d'être assassiné par ordre de sa mère.
Pendant que ces choses se passaient à Bauli, Agrippine, comme nous l'avons dit, avait été sauvée par une barque de pêcheur qui rentrait tardivement au port; mais, au moment de joindre cette barque, ignorant si la colère de Néron n'allait pas la poursuivre à sa villa du lac Lucrin, et ne voulant pas entraîner dans sa perte la jeune fille à qui elle devait la vie, elle avait demandé à Acté si elle se sentait assez de forces pour gagner le rivage que l'on commençait à apercevoir à la ligne sombre de ses collines qui semblaient, comme une découpure, séparer le ciel de la mer; Acté, devinant le motif qui faisait agir la mère de l'empereur, avait insisté pour la suivre; mais celle-ci lui avait ordonné positivement de la quitter, lui promettant de la rappeler près d'elle si elle n'avait rien à craindre; Acté avait obéi, et Agrippine, inaperçue jusqu'alors, poussant un cri de détresse, avait appelé à elle la barque paresseuse, tandis qu'Acté s'éloignait invisible, blanche et légère à surface du golfe, et pareille à un cygne qui cache sa tête dans l'eau.
Cependant, à mesure qu'Agrippine s'avançait vers la plage, la plage semblait s'éveiller à ses yeux et à ses oreilles: elle voyait des lumières insensées courir le long du bord, et le vent apportait des clameurs dont son inquiétude cherchait à deviner le sens: c'est qu'Anicétus, en rentrant au port de Bauli, avait répandu le bruit du naufrage et de la mort de la mère de l'empereur, et qu'aussitôt ses esclaves, ses clients et ses amis, s'étaient répandus sur le rivage, dans l'espoir qu'elle regagnerait le bord vivante, ou que du moins la mer pousserait son cadavre à la rive: aussi, dès qu'au travers de l'obscurité une voile blanche fut aperçue, toute la foule se précipita vers le point où elle allait aborder, et dès qu'on eut reconnu que la barque portait Agrippine, toutes ces clameurs funèbres se changèrent en cris de joie: de sorte que la mère de César, condamnée d'un côté du golfe, mettait pied à terre de l'autre avec toutes les acclamations d'un retour et tous les honneurs d'un triomphe, et ce fut portée dans les bras de ses serviteurs et escortée de toute une population émue par cet événement et réveillée au milieu de son sommeil, qu'elle rentra dans sa villa impériale, dont les portes se refermèrent à l'instant derrière elle; mais tous les habitants de la rive, depuis Pouzzoles jusqu'à Baïa, n'en restèrent pas moins debout, et la curiosité de ceux qui arrivaient, se mêlant à l'agitation de ceux qui avaient accompagné Agrippine depuis la mer, de nouveaux cris de joie et d'amour retentirent, demandant à voir celle à qui le sénat, sur un ordre de l'empereur, avait déféré le titre d'Auguste.
Cependant Agrippine, retirée au plus profond de ses appartements, loin de se rendre à ces transports, en éprouvait une terreur plus grande, toute popularité étant un crime à la cour de Néron; à plus forte raison quand cette popularité s'attachait à une tête proscrite. À peine rentrée dans sa chambre, elle avait fait venir son affranchi Agérinus, le seul homme sur lequel elle crût pouvoir compter; elle l'avait chargé d'aller porter à Néron le message que nous l'avons vu accomplir: puis, ce premier soin rempli, elle avait songé à ses blessures, et, après y avoir fait mettre le premier appareil, éloignant toutes ses femmes, elle s'était couchée, la tête enveloppée du manteau qui couvrait son lit, tout entière à des réflexions terribles, écoutant les clameurs du dehors, qui de moment en moment devenaient plus bruyantes; tout à coup ces mille voix se turent, les clameurs s'éteignirent comme par enchantement, les lueurs des torches qui venaient trembler aux fenêtres comme le reflet d'un incendie s'effacèrent; la nuit reprit son obscurité, et le silence son mystère. Agrippine sentit un tremblement mortel courir par tout son corps et une sueur froide lui monter au front, car elle devinait que ce n'était pas sans cause que cette foule s'était tue, et que ces lumières s'étaient éteintes. En effet, au bout d'un instant, le bruit d'une troupe armée qui entrait dans une cour extérieure se fit entendre, puis des pas de plus en plus distincts s'approchèrent retentissant de corridor en corridor et de chambre en chambre. Agrippine écoutait ce bruit menaçant, appuyée sur son coude, haletante, mais immobile, car, n'ayant pas l'espoir de la fuite, elle n'en avait pas même l'intention: enfin la porte de sa chambre s'ouvrit. Alors, rappelant à elle tout son courage, elle se retourna, pâle, mais résolue, et elle aperçut sur le seuil l'affranchi Anicétus, et derrière lui le tétrarque Herculeus, et Olaritus, centurion de marine; à l'aspect d'Anicétus qu'elle savait le confident, et parfois l'exécuteur de Néron, elle comprit que c'en était fait, et, renonçant à toute plainte comme à toute supplication:
—Si tu viens en messager, dit-elle, annonce à mon fils mon rétablissement; si tu viens en bourreau, fais ton office.
Pour toute réponse, Anicétus tira son épée, s'approcha du lit, et, pour toute prière, Agrippine, levant avec une impudeur sublime le drap qui la couvrait, ne dit au meurtrier que ces deux mots:
—Feri ventrem!
Le meurtrier obéit, et la mère mourut sans autre paroles que cette malédiction à ses entrailles pour avoir porté un pareil fils.
Cependant Acté, en quittant Agrippine, avait continué de s'avancer vers la rive; mais, comme elle en approchait, elle avait vu luire les torches et avait entendu des cris: ignorant ce que voulaient dire ces clameurs et ces lumières, et se sentant encore quelque force, elle avait résolu de ne prendre terre que de l'autre côté de Pouzzoles. En conséquence, et pour être encore plus cachée aux regards elle avait suivi le pont de Caligula, nageant dans la ligne sombre qu'il projetait sur la mer, et s'attachant de temps en temps au pilotis sur lequel il était bâti, afin de prendre quelque repos; arrivée à trois cents pas de son extrémité à peu près, elle avait vu luire le casque d'une sentinelle, et avait de nouveau repris le large, quoique sa poitrine haletante et ses bras lassés lui indiquassent le besoin instant qu'elle avait d'atteindre promptement la plage. Elle l'aperçut enfin, et telle qu'elle la désirait, basse, obscure et solitaire, tandis qu'arrivaient encore jusqu'à elle la lumière des torches et les cris de joie qui venaient de Baïa; au reste, cette lumière et ces cris commençaient à cesser d'être distincts, cette plage elle-même, qu'un instant auparavant elle avait vue, disparaissait maintenant dans le nuage qui couvrait ses yeux, et au travers duquel passaient des éclairs sanglants; un bruissement tintait à ses oreilles, incessamment augmenté, comme si des monstres marins l'eussent accompagné en battant la mer de leurs nageoires; elle voulut crier, sa bouche se remplit d'eau, et une vague passa par dessus sa tête. Acté se sentit perdue si elle ne rappelait toutes ses forces; par un mouvement convulsif, elle sortit la moitié du corps de l'élément qui l'oppressait, et dans ce mouvement, tout rapide qu'il fut, elle eut le temps de remplir sa poitrine d'air; la terre d'ailleurs qu'elle avait entrevue lui semblait sensiblement rapprochée; elle continua donc de nager, mais bientôt tous les symptômes de l'engourdissement vinrent de nouveau s'emparer d'elle, et des pensées confuses et inouïes commencèrent à se heurter dans son esprit: en quelques minutes, et confusément, elle revit tout ce qui lui était cher, et sa vie entière repassa devant ses yeux; elle croyait distinguer un vieillard lui tendant les bras et l'appelant de la rive, tandis qu'une force inconnue paralysait ses membres et semblait l'attirer dans les profondeurs du golfe. Puis c'était l'orgie qui brillait de toutes ses lueurs, et ses chants qui résonnaient à ses oreilles. Néron, assis, tenait sa lyre; ses favoris applaudissaient aux chants obscènes, et des courtisanes entraient, dont les danses lascives effrayaient la pudeur de la jeune fille. Alors elle voulait fuir comme elle avait fait, mais ses pieds étaient enchaînés avec des guirlandes de fleurs; pourtant, au fond du corridor qui conduisait à la salle du festin, elle revoyait ce vieillard qui l'appelait du geste. Ce vieillard avait autour du front comme un rayon brillant qui illuminait son visage au milieu de l'ombre. Il lui faisait signe de venir à lui, et elle comprenait qu'elle était sauvée si elle y venait. Enfin, toutes ces lumières s'éteignirent, tout ce bruit se tut, elle sentit qu'elle s'enfonçait de nouveau, et jeta un cri. Un autre cri parut lui répondre, mais aussitôt l'eau passa par dessus sa tête, comme un linceul, et tout devint incertain en elle, jusqu'au sentiment de l'existence; il lui parut qu'on l'emportait pendant son sommeil, et qu'on la faisait rouler au penchant d'une montagne, jusqu'à ce qu'arrivée au bas, elle se heurtât à une pierre, ce fut une douleur sourde comme celle qu'on éprouve pendant un évanouissement, puis elle ne sentit plus rien qu'une impression glacée, qui monta lentement vers le cœur, et qui, lorsqu'il l'eut atteint, lui enleva tout, jusqu'à la conscience de la vie.
Lorsqu'elle revint à elle, le jour n'avait point encore paru; elle était sur la plage, enveloppée dans un large manteau et un homme à genoux soutenait sa tête ruisselante et échevelée; elle leva les yeux vers celui qui lui portait du secours, et, chose étrange, elle crut reconnaître le vieillard de son agonie. C'était la même figure douce, vénérable et calme, de sorte qu'il lui semblait qu'elle continuait son rêve.
—O mon père, murmura-t-elle, tu m'as appelée à toi, et je suis venue—me voilà—tu m'as sauvé la vie; comment te nommes-tu, que je bénisse ton nom?
—Je me nomme Paul, dit le vieillard.
—Et qui es-tu? continua la jeune fille.
—Apôtre du Christ, répondit-il.
—Je ne te comprends pas, reprit doucement Acté, mais n'importe, j'ai confiance en toi comme dans un père: conduis-moi où tu voudras, je suis prête à te suivre.
Le vieillard se leva et marcha devant elle.