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Chapitre XI

Néron passa le reste de la nuit dans l'insomnie et dans la crainte: il tremblait qu'Anicétus ne put rejoindre sa mère, car il pensait qu'elle n'avait fait que s'arrêter un instant à sa villa, et que ce qu'elle lui avait dit de sa souffrance et de sa faiblesse n'était qu'un moyen de gagner du temps, et de partir librement pour Rome: il la voyait déjà entrer résolue et hautaine dans sa capitale, invoquant le peuple, armant les esclaves, soulevant l'armée, et se faisant ouvrir les portes du sénat, pour demander justice de son naufrage, de ses blessures et de ses amis assassinés. À chaque bruit, il tremblait comme un enfant; car, malgré ses mauvais traitements envers elle, il n'avait pas cessé un instant de craindre sa mère: il savait de quoi elle était capable, et ce qu'elle pouvait faire contre lui par ce qu'elle avait fait pour lui: ce ne fut qu'à sept heures du matin qu'un esclave d'Anicétus arriva au palais de Bauli, et ayant demandé d'être introduit près de l'empereur, s'agenouilla devant lui, et lui remit son propre anneau qu'il avait donné à l'assassin en signe de toute-puissance, et qu'il lui renvoyait selon leur convention sanglante, comme preuve que le meurtre était accompli: alors Néron se leva plein de joie, s'écriant qu'il ne régnait que de cette heure et qu'il devait l'empire à Anicétus.

Cependant il jugea qu'il était important de prendre les devants sur la renommée, et de donner le change à la mort de sa mère. Il fit écrire à l'instant à Rome qu'on avait surpris dans sa chambre, et armé d'un poignard pour l'assassiner, Agérinus, l'affranchi et le confident d'Agrippine, et qu'alors, apprenant que son complot avait échoué, et craignant la vengeance du sénat, elle s'était punie elle-même du crime quelle méditait: il ajoutait que depuis longtemps elle avait formé le dessein de lui enlever l'empire, et qu'elle s'était vantée que, l'empereur mort, elle ferait jurer au peuple, aux prétoriens et au sénat, obéissance à une femme; il disait que les exils des personnes les plus distinguées étaient son ouvrage, et comme preuve il rappelait Valerius Capito et Licinius Gabolus, anciens préteurs, ainsi que Calpurnia, femme du premier rang, et Junia Calvina, sœur de Silanus, l'ancien fiancé d'Octavie. Il parlait aussi de son naufrage comme d'une vengeance des dieux, calomniant le ciel et mentant à la terre: au reste ce fut Sénèque qui écrivit cette épître, car, pour Néron, il tremblait tellement, qu'il ne put que la signer.

Mais, ce premier moment passé, il songea, en comédien habile, à jouer la douleur comme un rôle: il essuya le rouge dont ses joues étaient encore couvertes, dénoua ses cheveux qui retombèrent épars sur ses épaules, et, substituant un habit de couleur sombre à la tunique blanche du festin, il descendit et se montra aux prétoriens, aux courtisans, et même à ses esclaves, comme accablé du coup qui venait de le frapper.

Alors il parla d'aller lui-même voir une dernière fois sa mère; il se fit amener une barque à l'endroit où, la veille, il avait pris congé d'elle avec de si tendres démonstrations: il traversa le golfe où il avait essayé de l'engloutir, il aborda au rivage qui l'avait vue aborder, blessée et mourante; puis il s'avança vers la villa où venait de s'achever la scène de ce grand drame: quelques courtisans, Burrhus, Sénèque et Sporus, l'accompagnaient en silence, essayant de lire sur son visage l'expression qu'ils devaient donner au leur; il avait adopté celle d'une profonde tristesse, et, tous en entrant à sa suite dans la cour où les soldats avaient fait leur première halte, semblaient comme lui avoir perdu une mère.

Néron monta l'escalier d'un pas grave et lent, comme il convient au fils pieux qui s'approche du cadavre de celle qui lui a donné la vie. Puis, arrivé au corridor qui conduisait à la chambre, il fit un signe de la main pour que ceux qui l'accompagnaient s'arrêtassent, ne gardant avec lui que Sporus, comme s'il eût craint de s'abandonner à la douleur devant des hommes; arrivé à la porte, il s'arrêta un instant, s'appuya contre le mur, et se couvrit le visage de son manteau comme pour cacher ses larmes, mais en effet pour essuyer la sueur qui lui coulait sur le front; puis, après un moment d'hésitation, il ouvrit la porte d'un mouvement rapide et résolu, et entra dans la chambre.

Agrippine était toujours sur son lit. Sans doute le meurtrier avait effacé les traces de l'agonie, car on eût dit qu'elle dormait: le manteau était rejeté sur elle, et laissait à découvert seulement la tête, une partie de la poitrine et les bras, auxquels la pâleur de la mort donnait l'apparence froide et bleuâtre d'un marbre; Néron s'arrêta au pied du lit, toujours suivi par Sporus, dont les yeux, plus impassibles encore que ceux de son maître, semblaient regarder avec une indifférente curiosité une statue renversée de sa base; au bout d'un instant la figure du parricide s'éclaira; tous ses doutes étaient évanouis, toutes ses craintes étaient passées: le trône, le monde, l'avenir lui appartenaient enfin à lui seul; il allait régner libre et sans entraves, Agrippine était bien morte: puis à ce sentiment succéda une impression étrange: ses yeux, fixés sur le bras qui l'avait serré contre son cœur, et sur le sein qui l'avait nourri, s'allumèrent d'un désir secret; il porta la main au manteau qui couvrait sa mère, et le leva lentement de manière à découvrir entièrement le cadavre, qui resta nu. Alors il le parcourut d'un regard cynique, puis avec un regret infâme et incestueux:

—Sporus, dit-il, je ne savais pas qu'elle fût si belle.

Cependant le jour était venu et avait rendu le golfe à sa vie accoutumée; chacun avait repris ses travaux habituels. Le bruit de la mort d'Agrippine s'était répandu, et une inquiétude sourde régnait sur toute cette plage, qui n'en était pas moins couverte, comme d'habitude, de marchands, de pêcheurs et de désœuvrés; on parlait tout haut du péril auquel avait échappé l'empereur; on rendait grâce aux dieux quand on croyait pouvoir être entendu, puis on passait sans tourner la tête à côté d'un bûcher qu'un affranchi nommé Munster, aidé de quelques esclaves, dressait le long du chemin de Misène, près de la villa du dictateur Julius César; mais tout ce bruit, cette inquiétude, cette rumeur, n'arrivaient pas jusqu'à la retraite où Paul avait conduit Acté. C'était une petite maison isolée qui s'élevait sur la pointe du promontoire qui regarde Nisida, et qui était habitée par une famille de pêcheurs. Quoique le vieillard parut étranger dans cette famille, il y exerçait une autorité visible; cependant l'obéissance qu'on paraissait avoir pour ses moindres désirs n'était point servile, mais respectueuse: c'était celle des enfants pour le père, des serviteurs pour le patriarche, des disciples pour l'apôtre.

Le premier besoin d'Acté était celui du repos; pleine de confiance dans son protecteur, et sentant qu'à compter de ce jour quelqu'un veillait sur elle, elle avait cédé aux instances du vieillard et s'était endormie. Quant à lui, il s'était assis près d'elle, comme un père au chevet de son enfant, et, le regard fixé au ciel, il s'était peu à peu absorbé dans une contemplation profonde, de sorte que, lorsque la jeune fille rouvrit les yeux, elle n'eut pas besoin de chercher son protecteur; et quoique son cœur fût brisé par les mille souvenirs qui lui revenaient au réveil, elle lui sourit tristement en lui tendant la main:

—Tu souffres? dit le vieillard.

—J'aime, répondit la jeune fille.

Il se fit un silence d'un instant, puis Paul reprit:

—Que désires-tu?

—Une retraite où je puisse penser à lui et pleurer.

—Te sens-tu la force de me suivre?

—Partons, dit Acté, en faisant un mouvement pour se lever.

—Impossible en ce moment, ma fille; si tu es fugitive, moi je suis proscrit; nous ne pouvons voyager que pendant les ténèbres. Es-tu décidée à partir ce soir?

—Oui, mon père.

—Une marche longue et fatiguante ne t'effraie pas, toi si frêle et si délicate?

—Les jeunes filles de mon pays sont habituées à suivre les biches à la course dans les forêts les plus épaisses et sur les montagnes les plus élevées.

—Timothée, dit le vieillard en se retournant, appelle Silas.

Le pêcheur prit le manteau brun de Paul, le fixa au bout d'un bâton, sortit à la porte de sa cabane, et enfonça le bâton dans la terre.

Ce signal ne tarda point à être aperçu, car, au bout d'un instant, un homme descendit de la montagne de Nisida sur la plage, monta dans une petite barque, et, la détachant du bord, il commença de franchir à force de rames l'espace qui sépare l'île du promontoire: la traversée ne fut pas longue; au bout d'un quart-d'heure à peu près, il toucha la rive à cent pas de la maison où il était attendu, et cinq minutes après il parut sur le seuil de la porte. Cette apparition fit tressaillir Acté; elle n'avait rien vu de ce qui s'était passé: elle regardait Bauli.

Le nouvel arrivé, qu'à son teint cuivré, au turban qui ceignait sa tête, et à la finesse de ses formes, on reconnaissait pour un enfant de l'Arabie, s'avança respectueusement, et salua Paul dans une langue inconnue. Paul alors lui dit dans cette même langue quelques paroles où la bienveillance de l'ami se joignait à l'autorité du maître: Silas, pour toute réponse, fixa plus solidement ses sandales à ses pieds, serra ses reins avec une corde, prit un bâton de voyage, s'agenouilla devant Paul, qui lui donna sa bénédiction, et sortit.

Acté regardait Paul avec étonnement. Quel était ce vieillard au commandement doux et ferme à la fois, qui était obéi comme un roi et respecté comme un père? Le peu qu'elle était restée à la cour de Néron lui avait montré la servilité sous toutes les formes, mais la servilité basse et craintive, fille de la terreur, et non l'empressement, fils du respect. Y avait-il deux empereurs dans le monde, et celui qui se cachait était-il plus puissant sans trésors, sans esclaves et sans armée, que l'autre avec les richesses de la terre, ses cent vingt millions de sujets, et deux cent mille soldats. Ces idées s'étaient succédées dans la tête d'Acté avec une si grande rapidité, et s'y étaient fixées avec une telle conviction, qu'elle se retourna vers Paul, et que, joignant les mains avec la même crainte et avec le même respect qu'elle avait vu manifester à tout ce qui approchait ce saint vieillard:

—O seigneur! lui dit-elle, qui es-tu donc, pour que chacun t'obéisse sans paraître te craindre?

—Je te l'ai dit, ma fille, je m'appelle Paul, et je suis apôtre.

—Mais qu'est ce qu'un apôtre? répondit Acté: est-ce un orateur comme Démosthènes? est-ce un philosophe comme Sénèque? Chez nous l'éloquence est représentée avec des chaînes d'or qui lui sortent de la bouche. Enchaînes-tu les hommes avec ta parole?

—Je porte la parole qui délie et non celle qui enchaîne, répondit Paul en souriant; et, loin de dire aux hommes qu'ils sont esclaves, je suis venu dire aux esclaves qu'ils étaient libres.

—Voilà que je ne te comprends plus, et cependant tu parles ma langue maternelle comme si tu étais Grec.

—J'ai resté six mois à Athènes et un an et demi Corinthe.

—À Corinthe, murmura la jeune fille en cachant sa tête entre ses mains, et y a-t-il longtemps de cela?

—Il y a cinq ans.

—Et que faisais-tu à Corinthe?

—Pendant la semaine, je travaillais à faire des tentes pour les soldats, les matelots et les voyageurs, car je ne voulais pas être à charge à l'hôte généreux qui m'avait reçu; puis, les jours de sabbat, je prêchais dans la synagogue, recommandant la modestie aux femmes, la tolérance aux hommes, et à tous les vertus évangéliques.

—Oui, oui, je me rappelle maintenant avoir entendu parler de toi, dit Acté; ne logeais-tu pas près de ta synagogue des Juifs, dans la maison d'un noble vieillard nommé Titus Justus?

—Tu le connaissais? s'écria Paul avec une joie visible.

—C'était l'ami de mon père, répondit Acté; oui, oui, je me rappelle maintenant: les Juifs te dénoncèrent, ils te menèrent à Gallion, qui était proconsul d'Achaie et frère de Sénèque; mon père me conduisit à la porte comme tu passais, et me dit: «Regarde, ma fille, voilà un juste.»

—Et comment s'appelait ton père? comment t'appelles-tu?

—Mon père s'appelait Amyclès, et je m'appelle Acté.

—Oui, oui, je me rappelle à mon tour, ce nom ne m'est pas inconnu. Mais comment as-tu quitté ton père? Pourquoi as-tu abandonné ta patrie? D'où vient que je t'ai trouvée seule et mourante sur une plage? Dis-moi tout cela, mon enfant, ma fille, et, si tu n'as plus de patrie, je t'en offrirai une; si tu n'as plus de père, je t'en rendrai un.

—Oh! jamais, jamais! je n'oserai te raconter!...

—Cette confession est donc bien terrible?

—Oh! je mourrais de honte à la moitié du récit.

—Eh bien! donc, c'est à moi de m'humilier pour que tu t'élèves, je vais te dire qui je suis, pour que tu me dises qui tu es; je vais te confesser mes crimes pour que tu m'avoues tes fautes.

—Vos crimes!...

—Oui, mes crimes; je les ai expiés, grâce au Ciel, et le Seigneur m'a pardonné, je l'espère!... Écoute-moi, mon enfant, car je vais te dire des choses dont tu n'as aucune idée, que tu comprendras un jour, et que tu adoreras, quand tu les auras comprises.

«Je suis né à Tarse en Cilicie; le dévouement de ma ville natale à Auguste avait valu à ses habitants le titre de citoyens romains, de sorte que mes parents déjà riches jouissaient, outre leurs richesses, des avantages attachés au rang que leur avait accordé l'empereur: c'est là que j'étudiai les lettres grecques, qui florissaient chez nous à l'égal d'Athènes. Puis mon père, qui était juif et de la secte pharisienne, m'envoya étudier à Jérusalem, sous Gamaliel, savant et sévère docteur dans la loi de Moïse. Alors je ne m'appelais pas Paul, mais Saül.

«Il y avait vers ce temps à Jérusalem un jeune homme plus âgé que moi de deux ans: on le nommait Jésus, c'est-à-dire sauveur, et l'on racontait de merveilleuses choses sur sa naissance. Un ange était apparu à sa mère, l'avait saluée au nom de Dieu, et lui avait annoncé qu'elle était élue entre toutes les femmes pour enfanter le Messie; quelque temps après, cette jeune fille avait épousé un vieillard nommé Joseph, qui, s'étant aperçu qu'elle était enceinte, et ne voulant pas la déshonorer, avait résolu de la renvoyer secrètement à sa famille. Mais lorsqu'il était dans cette pensée, le même ange du Seigneur qui avait apparu à Marie lui apparut à son tour et lui dit: Joseph, fils de David, ne craignez pas de prendre avec vous Marie, votre femme, car ce qui est né dans elle a été formé par le Saint-Esprit. Vers ce même temps on publia un édit de César Auguste pour faire le dénombrement de tous les habitants de toute la terre: ce fut le premier dénombrement qui se fit par Cyrénus, gouverneur de Syrie, et comme tous allaient se faire enregistrer chacun dans sa ville, Joseph partit aussi de la ville de Nazareth, qui est en Galilée, et vint en Judée, à la ville de David, appelée Bethléem, pour se faire enregistrer avec Marie, son épouse; mais pendant qu'ils étaient là, il arriva que le temps auquel elle devait accoucher s'accomplit: elle enfanta son fils premier-né, et l'ayant emmailloté, elle le coucha dans une crèche, parce qu'il n'y avait point de place pour eux dans l'hôtellerie. Or, il y avait dans les environs des bergers qui passaient la nuit dans les champs veillant tour à tour à la garde de leur troupeau: tout à coup un ange du Seigneur se présenta à eux; une lumière divine les environna, ce qui les remplit d'une extrême crainte: alors l'ange leur dit:

«—Ne craignez rien, car je viens vous apporter une nouvelle qui sera pour tout le peuple le sujet d'une grande joie: c'est qu'aujourd'hui, dans la ville de David, il vous est né un sauveur qui est le Christ.

«C'est que Dieu avait regardé la terre, et il avait pensé que les temps préparés par sa sagesse étaient venus. Le monde entier, ou du moins tout ce que la science païenne connaissait du monde, obéissait à un seul pouvoir. Tyr et Sidon s'étaient écroulés à la parole du prophète; Carthage était rasée au niveau de ses sables, la Grèce conquise, les Gaules vaincues, Alexandrie brûlée; un seul homme commandait à cent provinces par la voix de ses proconsuls, et partout on sentait la pointe du glaive dont la poignée était à Rome. Cependant, malgré sa puissance apparente, l'édifice païen craquait sur sa base d'argile: un malaise inconnu et universel annonçait que le vieux monde était malade au cœur, qu'une crise était imminente, et que des choses nouvelles et inconnues allaient éclater: c'est qu'il n'y avait plus de justice parce qu'il y avait trop de pouvoir; c'est qu'il n'y avait plus d'hommes, parce qu'il y avait trop d'esclaves; c'est qu'il n'y avait plus de religion, parce qu'il y avait trop de dieux. Or, comme je te l'ai dit, au moment où j'arrivai à Jérusalem, un homme m'y avait précédé, qui disait aux puissants: Ne faites que ce qui vous a été ordonné, et rien au-delà. Aux riches: Que celui qui a deux vêtements en donne un à celui qui n'en a point. Aux maîtres: Il n'y a ni premier ni dernier, le royaume de la terre est aux forts, mais le royaume des cieux est aux faibles. Et à tous: Les dieux que vous adorez sont de faux dieux, il n'y a qu'un Dieu unique et tout-puissant qui a crée le monde, et ce Dieu est mon père, car c'est moi qui suis le Messie qui vous a été promis par les Écritures.

«Aveugle et sourd que j'étais alors, je fermai les yeux et les oreilles, ou plutôt l'envie m'aveugla; puis vint la haine, qui me perdit. Voici à quelle occasion je devins le persécuteur ardent de l'homme-Dieu, dont je suis aujourd'hui l'indigne mais fidèle apôtre.

«Un jour que nous avions pêché, Pierre et moi, toute la journée inutilement, sur l'ancien lac de Génésareth, aujourd'hui appelé de Tibériade, Jésus vint au bord du lac, poussé par la foule du peuple qui voulait entendre sa parole: la barque de Pierre se trouvant la plus proche du rivage, ou Pierre étant meilleur que moi, Jésus monta sur sa barque, et s'y étant assis, il continua d'enseigner la foule qui l'écoutait du rivage; puis, lorsqu'il eut cessé de parler, il dit à Pierre:

«—Avancez en pleine eau et jetez vos filets pour pêcher.

«Pierre lui répondit:

«—Maître, nous avons travaillé toute la nuit sans rien prendre, comment donc serions-nous plus heureux maintenant?

«—Faites ce que je vous dis, continua Jésus.

«Et Pierre ayant jeté son filet, il prit une si grande quantité de poissons, que peu s'en fallut que son filet ne rompît, et alors il en remplit tellement sa barque, qu'elle faillit en couler à fond. Aussitôt Pierre, Jacques et Jean, fils de Ébedée, qui étaient dans la barque avec lui, se jetèrent à ses genoux, reconnaissant qu'il y avait là un miracle; mais Jésus leur dit:

«—Rassurez-vous, votre tâche est finie comme pêcheurs de poissons; votre emploi désormais sera de prendre les hommes; et, descendant au rivage, il les emmena après lui.

«Resté seul je me dis: pourquoi ne prendrais-je pas aussi des poissons là où les autres en ont pris; j'allai où ils avaient été, je jetai dix fois mes filets à la même place où ils avaient jeté les leurs, et je retirai dix fois mes filets vides. Alors au lieu de me dire: Cet homme est vraiment ce qu'il dit être, c'est-à-dire l'envoyé de Dieu, je me dis: Cet homme est sans doute un magicien qui connaît des charmes, et je me sentis prendre le cœur d'une grande envie contre lui.

«Mais comme vers ces temps il quitta Jérusalem pour aller prêcher par toute la Judée, ce sentiment s'effaça peu à peu, et j'avais oublié celui qui me l'avait inspiré, lorsqu'un jour que nous vendions comme d'habitude dans le temple, nous entendîmes dire que Jésus revenait, plus glorifié qu'il n'avait jamais été: il avait guéri un paralytique dans le désert, il avait rendu la vue à un aveugle à Jéricho, et il avait ressuscité un jeune homme à Naïm. Aussi, partout où il passait les peuples étendaient leurs manteaux sur son chemin, et ses disciples l'accompagnaient, transportés de joie, portant des palmes et louant le Seigneur à haute voix pour toutes les merveilles qu'ils avaient vues.

«Ce fut au milieu de ce cortège qu'il s'avança vers le temple; mais voyant qu'il était encombré de vendeurs et d'acheteurs, il commença à nous chasser tous en disant:

«—Il est écrit que ma maison est une maison de prières, et vous en avez fait une caverne de voleurs.

«Nous voulûmes résister d'abord, mais nous vîmes bientôt que ce serait inutile, et qu'il n'y avait aucun moyen de rien faire contre cet homme, parce que tout le peuple était comme suspendu à ses lèvres en admiration de ce qu'il disait. Alors mon ancienne inimitié contre Jésus se réveilla, augmentée de ma colère nouvelle; mon envie devint de la haine.

«Quelques temps après j'appris que, le soir même de la Pâques qu'il avait faite avec ses disciples, Jésus avait été arrêté, selon l'ordre du grand-prêtre, par une troupe de gens armés que guidait Judas, son disciple; puis, qu'il avait été conduit à Pilate, qui, ayant connu qu'il était de Nazareth, l'avait renvoyé à Hérode, dans la juridiction duquel était la Galilée. Mais Hérode, n'ayant rien trouvé contre lui, si ce n'est qu'il se disait roi des Juifs, le renvoya à Pilate, qui, ayant fait venir les princes des prêtres, les sénateurs et le peuple, leur dit:

«—Vous m'avez présenté cet homme comme portant le peuple à la révolte, mais ni Hérode ni moi de l'avons trouvé coupable des crimes dont vous l'accusez: donc, comme il n'a rien fait qui mérite la peine de mort, je vais le faire châtier et le renvoyer.

«Mais tout le peuple se mit à crier:

«—C'est aujourd'hui la fête de Pâques, et vous devez nous délivrer un criminel: faites mourir celui-ci, et nous donnez Barrabas.

«—Et moi, interrompit le vieillard d'une voix étouffée, moi j'étais parmi le peuple, et je criais avec lui de toute la force de ma haine:

«—Faites mourir celui-ci et nous donnez Barrabas.

«Pilate parla de nouveau à la foule demandant la vie de Jésus; mais la foule répondit:

«—Crucifiez-le, crucifiez-le.

«—Et moi, continua le vieillard en se frappant la poitrine, j'étais une des voix de cette foule, et je criais de toute la force de ma voix:

«—Crucifiez-le, crucifiez-le.

«Si bien que Pilate ordonna que Barrabas serait mis en liberté, et abandonna Jésus à la volonté de ses bourreaux!...

«Hélas! hélas! dit le vieillard en se prosternant la face contre terre, hélas! Seigneur, pardonnez-moi; Seigneur, je vous suivis au Calvaire; Seigneur, je vous vis clouer les pieds et les mains; Seigneur, je vous vis percer le côté; Seigneur, je vous vis boire le fiel; Seigneur, je vis le ciel se couvrir de ténèbres, je vis le soleil s'obscurcir, je vis le voile du temple se déchirer par le milieu; Seigneur, je vous entendis jeter un grand cri en disant: Mon père, je remets mon âme entre vos mains; Seigneur, à votre voix je sentis trembler la terre jusqu'en ses fondements!... Ou plutôt je ne vis rien, je n'entendis rien, car, je vous l'ai dit, Seigneur, j'étais aveugle, j'étais sourd.... Seigneur, Seigneur, pardonnez-moi; c'est ma faute, c'est ma faute, c'est ma très grande faute.

Et le vieillard demeura quelque temps le front dans la poudre, priant et gémissant tout bas, tandis qu'Acté le regardait, muette et les mains jointes, surprise de ce remords et de cette humilité chez un homme qu'elle croyait si puissant!...

Enfin il se releva et dit:

—Ce n'est pas tout encore, ô ma fille. Ma haine pour les disciples succéda à ma haine pour le prophète. Les apôtres, occupés du ministère de la parole, avaient choisi sept diacres pour la distribution des aumônes: le peuple se souleva contre un de ses diacres, nommé Etienne, et le força de comparaître au conseil, où de faux témoins l'accusèrent d'avoir proféré des blasphèmes contre Dieu, Moïse et sa loi. Etienne fut condamné; aussitôt ses ennemis se jetèrent sur lui, le traînèrent hors de Jérusalem, pour le lapider selon la loi contre les blasphémateurs. J'étais parmi ceux qui avaient demandé la mort du premier martyr: je ne jetai point de pierres contre lui, mais je gardai les manteaux de ceux qui lui en jetaient. Sans doute j'eus part aux prières du saint condamné, lorsqu'il s'écria, dans cette imprécation sublime, inconnue jusqu'à Jésus-Christ: Seigneur, Seigneur ne leur imputez pas ce péché, car ils ne savent ce qu'ils font!

«Cependant si le moment de la grâce n'était point arrivé il approchait du moins à grands pas. Les chefs de la synagogue, voyant mon ardeur à poursuivre la jeune Église, m'envoyèrent en Syrie pour rechercher les nouveaux chrétiens et les ramener à Jérusalem. Je suivis les bords du Jourdain depuis la rivière Jaher jusqu'à Capharnaüm. Je revis les rives du lac de Génésareth, où avait eu lieu la pêche miraculeuse; enfin j'atteignis à la chaîne d'Hermon, toujours persévérant dans ma vengeance, lorsqu'en arrivant au haut d'une montagne de laquelle on découvre la plaine de Damas et les vingt-sept rivières qui l'arrosent, tout à coup je fus environné et frappé d'une lumière du ciel: alors je tombai comme tombe un homme mort, et j'entendis une voix qui me disait: Saül! Saül! pourquoi me persécutez vous?

«—Seigneur, dis-je en tremblant, qui êtes-vous, et que me voulez-vous?

«—Je suis, répondit la voix, Jésus, que vous persécutez, et je veux vous employer à propager ma parole, vous qui jusqu'ici avez essayé de l'étouffer.

«—Seigneur, continuai-je plus tremblant et plus effrayé encore qu'auparavant, Seigneur, que faut-il que je fasse?

«—Levez-vous et entrez dans la ville, et l'on vous dira là ce que vous avez à faire.

«Et les gens qui m'accompagnaient étaient presque aussi épouvantés que moi, car une voix puissante frappait leurs oreilles, et ils ne voyaient personne; enfin, n'entendant plus rien, je me levai et j'ouvris les yeux: mais il me sembla qu'à cette lumière éclatante avait succédé la nuit la plus obscure. J'étais aveugle: j'étendis donc les bras et je dis:

«—Conduisez-moi, car je n'y vois plus.

«Alors un de mes serviteurs me prit par la main et me conduisit à Damas, où je restai trois jours sans voir, sans boire et sans manger.

«Puis, le troisième jour, il me sembla qu'un homme s'avançait vers moi, que je ne connaissais pas, et que cependant je savais s'appeler Ananie; au même instant je sentis qu'on m'imposait les mains, et une voix me dit:

«—Saül, mon frère, le Seigneur Jésus, qui vous est apparu dans le chemin par où vous veniez, m'a envoyé afin que vous recouvriez la vue, et que vous soyez rempli du Saint-Esprit. Aussitôt il me tomba des yeux comme des écailles, et je vis. Alors, tombant à genoux, je demandai le baptême.

«Depuis lors, aussi ardent dans ma foi que j'avais été acharné dans ma haine, j'ai traversé la Judée depuis Sidon jusqu'à Arad, et du mont Seir au torrent de Besor; j'ai parcouru l'Asie, la Bithynie, la Macédoine; j'ai vu Athènes et Corinthe, j'ai touché à Malte, j'ai abordé à Syracuse, et de là, côtoyant la Sicile, j'entrai dans le port de Pouzzoles, où je suis depuis quinze jours, attendant des lettres de Rome, qui me sont arrivées hier; ces lettres sont écrites par mes frères qui m'appellent près d'eux. Le jour du triomphe est arrivé, et Dieu nous prépare la route; car, tandis qu'il envoie l'espérance au peuple, il envoie la folie aux empereurs, afin de saper le vieux monde par sa base et par son sommet. Ce n'est pas le hasard, mais la Providence qui a distribué la terreur à Tibère, l'imbécillité à Claude, et la folie à Néron. De pareils empereurs font douter des dieux qu'ils adorent: aussi, dieux et empereurs tomberont-ils ensemble, les uns méprisés et les autres maudits.

—O mon père! s'écria Acté... arrêtez... ayez pitié de moi!...

—Eh! qu'as-tu affaire à ces hommes de sang? répondit Paul étonné.

—Mon père, continua la jeune fille en se cachant la tête dans ses mains, tu m'as raconté ton histoire et tu me demandes la mienne; la mienne est courte, terrible et criminelle: je suis la maîtresse de César!

—Je ne vois là qu'une faute, mon enfant, répondit Paul en s'approchant d'elle avec intérêt et curiosité.

—Mais je l'aime, s'écria Acté; je l'aime plus que jamais je n'aimerai ni homme sur la terre ni dieux dans le ciel.

—Hélas! hélas! murmura le vieillard, voilà où est le crime

Et, s'agenouillant dans un coin de la cabane, il se mit à prier.


Chapitre XII

Lorsque la nuit fut venue, Paul ceignit à son tour ses reins, assura ses sandales, prit son bâton, et se retourna vers Acté: elle était prête, et résolue à fuir. Où allait-elle? peu lui importait! elle s'éloignait de Néron; et, dans ce moment, l'horreur et la crainte qu'elle avait éprouvées la veille, la poussaient encore à accomplir ce projet; mais elle sentait elle-même que si elle tardait d'un jour, que si elle revoyait cet homme qui avait pris sur son cœur une si puissante influence, tout était fini; qu'elle n'aurait plus de courage et de forces que pour l'aimer, malgré tout et contre tout, et que sa vie inconnue irait encore se perdre dans cette vie puissante et agitée, comme un ruisseau dans l'Océan; car, pour elle, chose étrange, son amant était toujours Lucius, et jamais Néron: le vainqueur des jeux olympiques était un autre homme que l'empereur, et son existence se partageait en deux phases bien distinctes: l'une qui était son amour pour Lucius, et dont elle sentait toute la réalité; l'autre, qui était l'amour de Néron pour elle, et qui lui semblait un rêve.

En sortant de la cabane, ses yeux se portèrent sur le golfe, témoin la veille de la terrible catastrophe que nous avons racontée: l'eau était calme, l'air était pur, la lune éclairait le ciel, et le phare de Misène la terre; de sorte qu'on voyait l'autre côté du golfe aussi bien que dans un jour d'occident. Acté aperçut la masse sombre des arbres qui environnaient Bauli, et, pensant que c'était là qu'était Lucius, elle s'arrêta en soupirant. Paul attendit un instant; puis, faisant quelques pas vers elle, il lui dit d'une voix compatissante:

—Ne viens-tu pas, ma fille?

—O mon père! dit Acté, n'osant avouer au vieillard les sentiments qui la retenaient, hier, j'ai quitté Néron avec Agrippine sa mère; le bâtiment que nous montions a fait naufrage, nous nous sommes sauvées en nageant toutes deux, et je l'ai perdue au moment qu'une barque la recueillait. Je voudrais bien ne pas abandonner cette plage sans savoir ce qu'elle est devenue.

Paul étendit la main dans la direction de la villa de Julius César, et montrant à Acté une grande lueur qui s'élevait entre ce bâtiment et le chemin de Misène:

—Vois-tu cette flamme? lui dit-il.

—Je la vois, répondit Acté.

—Eh bien! continua le vieillard, cette flamme est celle de son bûcher.

Et, comme s'il eût compris que ce peu de mots répondaient à toutes les pensées de la jeune femme, il se remit en route. En effet, Acté le suivit aussitôt sans prononcer une parole, sans pousser un soupir.

Ils côtoyèrent la mer pendant quelque temps, traversèrent Pouzzoles; puis ils prirent le chemin de Naples. Arrivés à une demi-lieue de la ville, ils la laissèrent à droite, et allèrent par un sentier rejoindre la route de Capoue. Vers une heure du matin, ils aperçurent Atella, et bientôt, sur la route, un homme debout qui semblait les attendre: c'était Silas, l'envoyé de Paul. Le vieillard échangea avec lui quelques mots; Silas prit à travers champs, Paul et Acté le suivirent, et ils arrivèrent à une petite maison isolée, où ils étaient attendus, car au premier coup que frappa Silas la porte s'ouvrit.

Toute la famille, y compris les serviteurs, était rassemblée dans un atrium élégant, et paraissait attendre. Aussi, à peine le vieillard eut-il paru sur le seuil, que chacun s'agenouilla. Paul étendit les mains sur eux et les bénit; puis, la maîtresse de la maison le conduisit au triclinium, et avant le souper, qui était servi et qui attendait, elle voulut elle-même laver les pieds du voyageur. Quant à Acté, étrangère à cette religion nouvelle, tout entière aux mille pensées qui lui brisaient le cœur, elle demanda à se retirer. Aussitôt, une belle jeune fille de quinze ou seize ans, voilée comme une vestale, marcha devant elle et la conduisit à sa propre chambre, où, un instant après, elle revint lui apportant sa part du repas de la famille.

Tout était un sujet d'étonnement pour Acté; elle n'avait jamais entendu parler des chrétiens chez son père que comme d'une secte d'idéologues insensés qui venait augmenter le nombre de toutes ces petites écoles systématiques où se discutaient le dogme de Pythagore, la morale de Socrate, la philosophie d'Épicure ou les théories de Platon; et, à la cour de César, que comme d'une race impie livrée aux plus affreuses superstitions et aux plus infâmes débauches, bonne à jeter au peuple, lorsque le peuple demandait une expiation; bonne à jeter aux lions, lorsque les grands demandaient une fête. Il n'y avait qu'un jour qu'elle avait été secourue par Paul; il n'y avait qu'un jour qu'elle voyait des chrétiens, et cependant ce peu d'heures avait suffi pour détruire toute cette fausse opinion que la philosophie grecque et la haine impériale avaient pu lui donner. Ce qu'elle avait surtout compris dans la secte nouvelle, c'était le dévouement, car le dévouement est presque toujours, quelles que soient sa croyance et sa foi, la vertu dominante de la femme qui aime; de sorte qu'elle s'était laissé prendre d'une sympathie instinctive à cette religion qui commandait aux puissants la protection envers les faibles, aux riches la charité envers les pauvres, et aux martyrs la prière pour leurs bourreaux.

Le soir, à la même heure qu'elle était partie la veille, elle se remit en chemin. Cette fois, la route fut plus longue les voyageurs laissèrent à leur droite Capoue, qu'une faute d'Annibal a illustrée à l'égal d'une victoire; puis ils s'arrêtèrent sur les rives du Volturne. À peine y étaient-ils, qu'une barque sortit d'une petite anse, conduite par un batelier, et s'approcha d'eux. Arrivés sur le bord, Paul et l'inconnu échangèrent un signe de reconnaissance: le vieillard et Acté descendirent dans la barque.

Déposé sur l'autre rive, Paul tendit une pièce de monnaie au batelier; mais celui-ci, tombant à genoux, baisa en silence le bas du manteau de l'apôtre, et resta humilié et priant dans cette posture encore longtemps après que celui auquel il venait de donner cette marque de respect se fut éloigné de lui. Vers les trois heures, un homme, assis sur une de ces pierres que les Romains plaçaient aux revers des routes pour aider les voyageurs à remonter sur leurs chevaux, se leva à leur approche: c'était leur silencieux et vigilant courrier, qui les attendait comme la veille pour les guider vers leur asile du soir. Cette fois, ce n'était plus une maison élégante, comme celle de la veille, qui les attendait: c'était une pauvre chaumière; ce n'était pas un souper splendide, servi dans un triclinium de marbre, c'était la moitié d'un pain trempé de larmes, c'était le nécessaire du pauvre, offert avec le même respect que le superflu du riche.

Un homme les reçut: il avait au front le stigmate des esclaves, un collier de fer au cou, deux cercles de fer aux jambes; c'était le berger d'une riche villa; il menait paître des milliers des brebis appartenant à un maître dur et avare, et il n'avait pas une peau de mouton à jeter sur ses épaules; il avait placé sur une table un pain, près de ce pain un de ces vases de grès, à la matière commune, mais à la forme charmante; puis il avait étendu dans un coin de la chambre un lit de fougères et de roseaux; et en faisant cela sans doute cet homme avait fait plus aux yeux du Seigneur que n'aurait pu faire le riche avec la plus splendide hospitalité.

Paul s'assit à table, et Acté près de lui; puis leur hôte, ayant fait ce qu'il avait pu pour eux, entra dans une chambre à côté, et bientôt ils entendirent à travers la porte mal fermée des plaintes et des sanglots. Acté posa sa main sur le bras de Paul:

—N'entendez-vous pas, mon père? lui dit-elle.

—Oui, ma fille, répondit le vieillard, on pleure ici des larmes amères, mais celui qui afflige peut consoler.

Un instant après leur hôte rentra, et alla s'asseoir, sans dire un mot, dans un coin de la chambre; puis, appuyant ses coudes sur ses genoux, il laissa tomber sa tête entre ses mains.

Acté, le voyant si triste et si accablé, alla s'agenouiller près de lui:

—Esclave, lui dit-elle tout bas, pourquoi ne t'adresses-tu pas à cet homme? peut-être aurait-il quelque remède à ton affliction, quelque consolation à ta douleur.

—Merci, lui répondit l'esclave, mais notre affliction et notre douleur ne sont pas de celles qu'on guérit avec des paroles.

—Homme de peu de foi, dit Paul en se levant, pourquoi doutes-tu? ne sais tu pas les miracles du Christ?

—Oui, mais le Christ est mort, s'écria l'esclave en secouant la tête; les Juifs lui ont mis les bras en croix, et il est maintenant au ciel, à la droite de son père. Béni soit son nom!

—Ne sais-tu pas, reprit Paul, qu'il a légué son pouvoir à ses apôtres?

—Mon enfant, mon pauvre enfant! dit le père, éclatant en sanglots, et sans répondre au vieillard.

Un gémissement sourd, qui se fit entendre dans la chambre à côté, s'éveilla comme un écho à cette explosion de douleur.

—O mon père! dit Acté en revenant vers Paul, si vous pouvez quelque chose pour ces malheureux, faites ce que vous pouvez, je vous en supplie; car quoique j'ignore la cause de leur désespoir, il me déchire l'âme; demandez-lui donc ce qu'il a, peut-être vous répondra-t-il, à vous.

—Ce qu'il a, je le sais, dit le vieillard: il manque de foi.

—Et comment voulez-vous que je croie, dit l'affligé? Comment voulez-vous que j'espère? Toute ma vie jusqu'aujourd'hui n'a été qu'une douleur: esclave et fils d'esclave, je n'ai jamais eu une heure de joie; enfant, je n'étais pas même libre au sein de ma mère; jeune homme, il m'a fallu travailler incessamment sous la verge et sous le fouet; père et époux, on me retient chaque jour la moitié du pain qui serait nécessaire à ma femme et à mon enfant! à mon enfant qui, atteint jusque dans le ventre de sa mère par les coups dont ils l'ont accablée pendant sa grossesse, est venu au monde maudit, estropié, muet! mon enfant, que nous aimions, tout frappé de la colère céleste qu'il était, et que nous espérions voir échapper à son sort par son malheur même! Eh bien! non, c'était trop de bonheur! son maître l'a vendu hier à un de ces hommes qui font trafic de chair; qui estiment ce que peut rapporter chaque infirmité; qui s'enrichissent à faire mendier pour eux sur la place de Rome des malheureux dont chaque soir ils rouvrent les plaies ou brisent les membres; et demain, demain! on nous l'arrache pour le livrer à cette torture; lui, pauvre innocent, qui n'aura pas même une voix pour se plaindre, pour nous appeler à son secours et pour maudire ses bourreaux!...

—Et si Dieu guérissait ton enfant? dit le vieillard.

—Oh! alors, on nous le laisserait, s'écria le père, car ce qu'ils vendent et achètent, ces misérables, c'est sa misère et son infortune, ses jambes brisées, sa langue muette; s'il marchait et s'il parlait, ce serait un enfant comme tous les enfants, et il n'aurait de valeur que lorsqu'il deviendrait un homme.

—Ouvre cette porte, dit Paul.

L'esclave se leva, l'œil fixe et le visage étonné, plein de doute et d'espoir à la fois, et s'approchant de la porte, il obéit à l'ordre que venait de lui donner le vieillard. Le regard d'Acté, tout voilé de larmes qu'il était, put alors pénétrer dans la seconde chambre; il y avait, comme dans la première, un lit de paille; sur cette paille, un enfant de quatre ou cinq ans était assis, souriant avec insouciance, et jouant avec quelques fleurs, tandis que, près de lui, la face contre terre, raidie et immobile, une femme était couchée, les mains enfoncées dans ses cheveux, et pareille à une statue du Désespoir.

La figure de l'apôtre prit à ce spectacle une expression sublime de confiance et de foi: ses yeux se levèrent vers le ciel, fixes et ardents, comme s'ils pénétraient jusqu'au trône du Saint des saints; un rayon de lumière se joua autour de ses cheveux blancs comme une auréole, et, sans quitter sa place, sans faire un pas, il étendit lentement et gravement la main vers l'enfant, et dit ces seules paroles:

—Au nom du Dieu vivant qui a créé le ciel et la terre, lève-toi et parle!

Et l'enfant se leva et dit:

—Seigneur! Seigneur! que votre saint nom soit béni!

La mère bondit en jetant un cri, le père tomba à genoux: l'enfant était sauvé.

Et Paul ferma la porte sur eux en disant:

—Voilà une famille d'esclaves dont le bonheur ferait envie à une famille d'empereur.

La nuit suivante, ils continuèrent leur route, et ils arrivèrent à Fondi; ainsi, pendant tout ce voyage nocturne et mystérieux, Acté revoyait, les uns après les autres, les lieux qu'elle avait parcourus avec Néron lors de son triomphe; c'était à Fondi qu'ils avaient été si splendidement reçus par Galba, ce vieillard à qui les oracles promettaient la couronne; sa vue avait rappelé cette prédiction à l'empereur, qui l'avait oubliée, grâce à l'obscurité dans laquelle le futur César affectait de vivre, de sorte qu'à peine arrivé à Rome, son premier soin avait été de l'éloigner de l'Italie; en conséquence, Galba avait reçu le commandement de l'Espagne, et il était parti aussitôt, plus empressé peut-être encore de s'éloigner de l'empereur, que l'empereur n'était empressé lui-même à l'éloigner de l'empire.

Avant de partir, il avait affranchi ses esclaves les plus fidèles, et ce fut chez l'un de ces affranchis, converti à la foi chrétienne, que Silas prépara le gîte du vieillard et de la jeune fille. Cet esclave avait été jardinier du verger de Galba, et il avait reçu en don, le jour de son affranchissement, la petite maison qu'il habitait dans les jardins de son maître: des fenêtres de cette humble cabane, Acté voyait, à la clarté de la lune, la magnifique villa où elle avait logé avec Lucius. L'un de ces deux voyages était pour elle un rêve; que de choses étranges elle avait apprises! que d'illusions elle avait touchées du doigt, et qui s'étaient envolées! que de douleurs, qu'elle croyait alors ne pouvoir pas même exister, et qui s'étaient réalisées depuis cette époque! Comme tout avait changé pour elle; comme ces jardins fleuris où elle croyait marcher encore s'étaient séchés et flétris; comme dans sa vie aride et solitaire son amour seul était resté vivant, toujours nouveau, toujours le même, toujours debout et inébranlable comme une pyramide au milieu du désert!

Trois jours, ou plutôt trois nuits encore, ils continuèrent leur route; se cachant lorsque la lumière paraissait, et reprenant leur voyage dès que l'ombre descendait du ciel, toujours précédés par Silas, et s'arrêtant toujours chez de nouveaux adeptes, car déjà la foi commençait à compter, surtout parmi les esclaves et le peuple, un grand nombre de néophytes: enfin le troisième soir ils partirent de Velletri, cette ancienne capitale des Volsques qui avait donné la mort à Coriolan et le jour à Auguste; et, comme la lune s'élevait sur l'horizon, ils arrivèrent au sommet de la montagne d'Albano. Cette fois Silas ne les avait pas quittés; seulement il marchait devant eux à la distance de trois à quatre cents pas. Mais, parvenu au tombeau d'Ascagne, il s'arrêta, attendant qu'ils le rejoignissent, et, étendant la main vers l'horizon, où brillaient une multitude de lumières, et d'où venait un grand murmure, il ne dit que ce mot qui annonçait au vieillard et à la jeune fille qu'ils touchaient au terme de leur voyage:

—Rome!...

Paul se jeta à genoux, remerciant le Seigneur de l'avoir conduit, après tant de dangers, au terme de son voyage et au but qui lui était promis. Quant à Acté, elle s'appuya contre le sépulcre pour ne pas tomber, tant il y avait de souvenirs doux et cruels dans le nom de cette ville, à cette place d'où elle l'avait aperçue pour la première fois.

—O mon père! dit la jeune fille, je t'ai suivi sans te demander où nous allions; mais si j'avais su que ce fût à Rome... oh! je crois que je n'en aurais pas eu le courage.

—Ce n'est point à Rome que nous allons, répondit le vieillard en se relevant: puis aussitôt, comme un groupe de cavaliers s'approchait, suivant la voie Appienne, Silas quitta la route et prit à droite au travers de la plaine: Paul et Acté le suivirent.

Ils commencèrent alors à s'avancer entre la voie Latine et la voie Appienne, évitant même de suivre aucune des routes qui partaient de la première, et conduisaient l'une à Marina près du lac d'Albano, et l'autre au temple de Neptune, près d'Antium. Au bout de deux heures de chemin, et après avoir laissé à droite le temple de la Fortune féminine, et à gauche celui de Mercure, ils entrèrent dans la vallée d'Égérie, suivirent quelque temps les bords du petit fleuve Almon, puis, prenant à droite, et s'avançant au milieu de quartiers de rochers qui semblaient avoir été détachés de la montagne par quelque tremblement de terre, ils se trouvèrent tout à coup à l'entrée d'une caverne.

Silas y entra aussitôt, en invitant d'une voix basse les voyageurs à le suivre; mais Acté tressaillit malgré elle à l'aspect inattendu de cette ouverture sombre qui semblait la gueule d'un monstre prêt à la dévorer. Paul sentit son bras se poser sur le sien comme pour l'arrêter; il comprit sa terreur.

—Ne crains rien, ma fille, lui dit-il, le Seigneur est avec nous.

Acté poussa un soupir, jeta un dernier regard sur ce ciel tout parsemé d'étoiles qu'elle allait perdre de vue, puis s'enfonça avec le vieillard sous la voûte qui s'offrait à elle.

Au bout de quelques pas hasardés dans une obscurité si complète que la voix seule de Silas servait de guide à ceux qui le suivaient, il s'arrêta au pied d'un des piliers massifs qui soutenaient la voûte, et, frappant deux cailloux l'un contre l'autre, il en fit jaillir quelques étincelles qui enflammèrent un linge souffré puis, tirant une torche cachée dans l'excavation d'un rocher:

—Il n'y a plus de danger à cette heure, dit-il, et tous les soldats de Néron seraient à notre poursuite qu'ils ne nous rejoindraient pas maintenant.

Acté jeta les yeux autour d'elle, et d'abord ses regards ne distinguèrent rien: la torche, encore vacillante à cause de l'air extérieur dont les courants se croisaient sous ces voûtes, ne jetait que des lueurs rapides et mourantes comme de pâles éclairs, de sorte que les objets frappés momentanément de lumière rentraient dans l'obscurité, sans qu'on eût le temps de distinguer leur forme et leur couleur; peu à peu cependant les yeux s'habituèrent à cette réverbération, la flamme de la torche devint moins mouvante, un plus grand cercle s'éclaira, et les voyageurs purent distinguer jusqu'au plafond sombre de ces immenses voûtes: enfin, aucun air ne pénétrant plus jusqu'à eux, la clarté devint plus fixe et plus étendue; tantôt ils marchaient resserrés comme entre deux murailles, tantôt ils entraient dans un immense carrefour de pierres, aux cavités profondes, dans lesquelles allait mourir la clarté de la torche qui illuminait d'un reflet décroissant les angles des piliers blancs et immobiles comme des spectres. Il y avait dans cette marche nocturne; dans le bruit des pas qui, si léger qu'il fût, était répété par un écho funèbre, dans ce manque d'air, auquel la poitrine n'était point encore habituée, quelque chose de triste et de saisissant qui oppressait le cœur d'Acté comme une douleur. Tout à coup elle s'arrêta en frissonnant, appuyant une de ses mains sur le bras de Paul, et lui montrant de l'autre une rangée de cercueils qui garnissaient une des parois de la muraille; en même temps, et à l'extrémité de ces sombres avenues, ils virent passer des femmes vêtues de blanc, pareilles à des fantômes, portant des torches, et qui toutes se dirigeaient vers un centre commun. Bientôt ils entendirent, en avançant toujours, une harmonie pure, qui semblait un chœur d'anges, et qui flottait mélodieusement sous ces arcades sonores. De place en place, des lampes fixées aux piliers commençaient d'indiquer la route; les cercueils devenaient plus fréquents, les ombres plus nombreuses, les chants plus distincts; c'est qu'ils approchaient de la ville souterraine, et ses alentours commençaient à se peupler de morts et de vivants. De temps à autre, on trouvait semés sur la terre des bleuets et des roses qui s'étaient détachés de quelque couronne, et qui se fanaient tristement loin de l'air et du soleil. Acté ramassait ces pauvres fleurs, filles du jour et de la lumière comme elle, étonnées de se trouver comme elle ensevelies vivantes dans un tombeau, et elle les réunissait l'une à l'autre et en faisait un bouquet pâle et inodore, comme des débris d'un bonheur passé on se fait une espérance pour l'avenir. Enfin, au détour d'une des mille routes de ce labyrinthe, ils découvrirent un large emplacement taillé sur le modèle d'une basilique souterraine, éclairée par des lampes et des torches, et rempli d'une population tout entière d'hommes, de femmes et d'enfants. Une troupe de jeunes filles couvertes de longs voiles blancs faisaient retentir les voûtes de ces cantiques qu'Acté avait entendus; un prêtre s'avançait à travers la foule inclinée, et s'apprêtait à célébrer les mystères, lorsqu'en approchant de l'autel il s'arrêta tout à coup, et, se retournant vers son auditoire étonné:

—Il y a ici, s'écria-t-il avec une inspiration respectueuse, un plus digne que moi de vous répéter la parole de Dieu, car il l'a entendue de la bouche de son fils. Paul, approche-toi et bénis tes frères.

Et tout le peuple à qui l'apôtre était promis depuis longtemps, tomba à genoux; Acté, toute païenne qu'elle était, fit comme le peuple, et le futur martyr monta à l'autel. Ils étaient dans les Catacombes!...


Chapitre XIII

C'était une ville tout entière sous une autre ville.

La terre, les peuples et les hommes ont une existence pareille: la terre a ses cataclysmes, les peuples leurs révolutions, l'homme ses maladies; tous ont une enfance, une virilité et une vieillesse; leur âge diffère dans sa durée, et voilà tout; l'une compte par mille ans, les autres par siècles, les derniers par jours.

Dans cette période qui leur est accordée, il y a pour chacun des époques de transition pendant lesquelles s'accomplissent des choses inouïes, qui, tout en se rattachant au passé et en préparant l'avenir, se révèlent à l'investigation de la science sous le titre d'accidents de la nature, tandis qu'elles brillent à l'œil de la foi comme des préparations de la Providence. Or, Rome était arrivée à une de ces époques mystérieuses, et elle commençait à éprouver de ces frémissements étranges qui accompagnent la naissance ou la chute des empires: elle sentait tressaillir en elle l'enfant inconnu qu'elle devait mettre au jour, et qui déjà s'agitait sourdement dans ses vastes entrailles; un malaise mortel la tourmentait, et, comme un fiévreux qui ne peut trouver ni sommeil ni repos, elle consumait les dernières années de sa vie païenne, tantôt en accès de délire, tantôt en intervalles d'abattement: c'est que, comme nous l'avons dit, au dessous de la civilisation superficielle et extérieure qui s'agitait à la surface de la terre, s'était glissé un principe nouveau, souterrain et invisible, portant avec lui la destruction et la reconstruction, la mort et la vie, les ténèbres et la lumière. Aussi tous les jours s'accomplissaient au dessus d'elle, au dessous d'elle, autour d'elle, de ces événements inexplicables à son aveuglement, et que ses poètes racontent comme des prodiges. C'étaient des bruits souterrains et bizarres que l'on attribuait aux divinités de l'enfer; c'étaient des disparitions subites d'hommes, de femmes, de familles tout entières; c'étaient des apparitions de gens que l'on croyait morts, et qui sortaient tout à coup du royaume des ombres pour menacer et pour prédire. C'est que le feu souterrain qui échauffait cet immense creuset y faisait bouillonner, comme de l'or et du plomb, toutes les passions bonnes et mauvaises; seulement l'or se précipitait et le plomb restait à la surface. Les Catacombes étaient le récipient mystérieux où s'amassait goutte à goutte le trésor de l'avenir.

C'étaient, comme on le sait, de vastes carrières abandonnées: Rome tout entière, avec ses maisons, ses palais, ses théâtres, ses bains, ses cirques, ses aqueducs, en était sortie pierre à pierre; c'étaient les flancs qui avaient enfanté la ville de Romulus et de Scipion; mais, à compter d'Octave, et du jour où le marbre avait succédé à la pierre, les échos de ces vastes galeries avaient cessé de retentir des pas des travailleurs. Le travertin était devenu trop vulgaire, et les empereurs avaient fait demander à Babylone son porphyre, à Thèbes son granit, et à Corinthe son airain: les cavernes immenses qui s'étendaient au dessous de Rome étaient donc restées abandonnées, désertes et oubliées, lorsque, lentement et avec mystère, le christianisme naissant les repeupla: d'abord elles furent un temple, puis un asile, puis une cité.

À l'époque où Acté et le vieillard y descendirent, ce n'était encore qu'un asile: tout ce qui était esclave, tout ce qui était malheureux, tout ce qui était proscrit, était sûr d'y trouver un refuge, des consolations et une tombe; aussi des familles tout entières s'y étaient abritées dans l'ombre, et déjà les adeptes de la foi nouvelle se comptaient par milliers; mais au milieu de la foule immense qui couvrait la surface de Rome, nul n'avait pensé à remarquer cette infiltration souterraine, qui n'était pas assez considérable pour apparaître à la superficie de la société et faire baisser le niveau de la population.

Qu'on ne croie pas cependant que la vie des premiers chrétiens ne fût occupée qu'à se soustraire aux persécutions qui commençaient à naître; elle se rattachait par la sympathie, par la piété, par le courage, à tous les événements qui menaçaient les frères qu'une nécessité quelconque avait retenus dans les murailles de la ville païenne.

Souvent, lorsqu'un danger apparaissait, le néophyte de la cité supérieure sentait monter jusqu'à lui une aide inattendue; une trappe invisible s'ouvrait sous ses pieds et se refermait sur sa tête; la porte de son cachot tournait mystérieusement sur ses gonds, et le geôlier fuyait avec la victime; ou bien lorsque la colère était si prompte que, semblable à la foudre, elle avait frappé en même temps que l'éclair avait paru; lorsque le néophyte était devenu martyr, soit qu'il eût été étranglé dans la prison de Tullus, soit que sa tête fût tombée sur la place publique, soit qu'il eût été précipité du haut de la roche Tarpéienne, soit enfin qu'il eût été mis en croix sur le mont Esquilin; profitant des ténèbres de la nuit, quelques vieillards prudents, quelques jeunes gens aventureux, et parfois même quelques femmes timides, gravissant par des sentiers détournés la montagne maudite où l'on jetait les cadavres des condamnés, afin qu'ils y fussent dévorés par les bêtes féroces et les oiseaux de proie, allaient enlever les corps mutilés, et les apportaient religieusement dans les Catacombes, où d'objets de haine et d'exécration qu'ils avaient été pour leurs persécuteurs, ils devenaient un objet d'adoration, de respect pour leurs frères, qui s'exhortaient l'un l'autre à vivre et à mourir, comme l'élu qui les avait précédés au ciel avait vécu et était mort sur la terre.

Souvent il arrivait aussi que la mort, lasse de frapper au soleil, venait choisir quelque victime dans les Catacombes; dans ce cas, ce n'était pas une mère, un fils, une épouse, qui perdait un père ou un mari: c'était une famille tout entière qui pleurait un enfant; alors on le couchait dans son linceul; si c'était une jeune fille, on la couronnait de roses: si c'était un homme ou un vieillard, on lui mettait une palme à la main, le prêtre disait sur lui les prières des morts; puis on l'étendait doucement dans la tombe de pierre, creusée d'avance, et où il allait dormir dans l'attente de la résurrection éternelle: c'étaient là les cercueils qu'Acté avait vus en entrant pour la première fois sous ces voûtes inconnues; alors ils lui avaient inspiré une terreur profonde qui bientôt se changea en mélancolie: la jeune fille, encore païenne par le cœur, mais déjà chrétienne par l'âme, s'arrêtait quelquefois des heures entières devant ces tombes, où une mère, une épouse, ou une fille désolées, avaient gravé, à la pointe du couteau, le nom de la personne aimée, et quelque symbole religieux, quelque inscription sainte, qui exprimaient leur douleur ou leur espérance. Sur presque tous, c'était une croix, emblème de résignation pour les hommes, auxquels elle racontait les souffrances d'un Dieu; puis encore le chandelier aux sept branches qui brûlait dans le temple de Jérusalem, ou bien la colombe de l'arche, douce messagère de miséricorde, qui rapporte à la terre la branche d'olivier qu'elle a été cueillir dans les jardins du ciel.

Mais d'autres fois aussi, ses souvenirs de bonheur revenaient plus vifs et plus puissants dans le cœur d'Acté: alors elle épiait les rayons du jour et elle écoutait les bruits de la terre; alors elle allait s'asseoir seule et isolée, adossée à quelque pilier massif, et, les mains croisées, le front appuyé sur les genoux, couverte d'un long voile, elle eût semblé, à ceux qui passaient près d'elle, une statue assise sur un tombeau, si parfois on n'eût pas entendu un soupir sortir de sa bouche, si l'on n'eût pas vu courir par tout son corps un frémissement de douleur. Alors, Paul, qui seul savait ce qui se passait dans cette âme, Paul, qui avait vu le Christ pardonner à la Madeleine, s'en remettait au temps et à Dieu de fermer cette blessure, et, la voyant ainsi muette et immobile, disait aux plus pures des jeunes vierges:

—Priez pour cette femme, afin que le Seigneur lui pardonne et qu'elle soit un jour une des vôtres, et qu'à son tour elle prie avec vous; les jeunes filles obéissaient, et, soit que leurs prières montassent au ciel, soit que les pleurs adoucissent l'amertume de la douleur, on voyait bientôt la jeune Grecque rejoindre ses jeunes compagnes, le sourire sur les lèvres et les larmes dans les yeux.

Cependant, tandis que les chrétiens cachés dans les Catacombes vivaient de cette vie de charité, de prosélytisme et d'attente, les événements se pressaient au-dessus de leur tête: le monde païen tout entier chancelait comme un homme ivre, et Néron, prince du festin et roi de l'orgie, se gorgeait de plaisirs, de vin et de sang. La mort d'Agrippine avait brisé le dernier frein qui pouvait le retenir encore par cette crainte d'enfant que le jeune homme garde pour sa mère; mais du moment où la flamme du bûcher s'était éteinte, toute pudeur, toute conscience, tout remords avaient paru s'éteindre avec elle. Il avait voulu rester à Bauli; car, aux sentiments généreux disparus avait succédé la crainte, et Néron, quelque mépris qu'il eût des hommes, quelque impiété qu'il professât pour les dieux, ne pouvait penser qu'un pareil crime ne soulèverait pas contre lui la haine des uns et la colère des autres; il demeurait donc loin de Naples et de Rome, attendant les nouvelles que lui rapporteraient ses courriers; mais il avait douté à tort de la bassesse du sénat, et bientôt une députation des patriciens et des chevaliers vint le féliciter d'avoir échappé à ce péril nouveau et imprévu, et lui annoncer que non seulement Rome, mais toutes les villes de l'empire, encombraient les temples de leurs envoyés et témoignaient leur joie par des sacrifices. Quant aux dieux, s'il faut en croire Tacite, qui pourrait bien leur avoir prêté un peu de son rigorisme et de sa sévérité, ils furent moins faciles: à défaut du remords, ils envoyèrent l'insomnie au parricide, et pendant cette insomnie il entendait le retentissement d'une trompette sur le sommet des coteaux voisins, et des cris lamentables, inconnus et sans cause, arrivaient jusqu'à lui, venant du côté du tombeau de sa mère. En conséquence, il était reparti pour Naples.

Là il avait retrouvé Poppée, et avec elle la haine contre Octavie, cette malheureuse sœur de Britannicus, pauvre enfant qui, arrachée à celui qu'elle aimait avec une pureté de vierge, avait été poussée par Agrippine dans les bras de Néron; pauvre épouse dont le deuil avait commencé le jour des noces, qui n'entra dans la maison conjugale que pour y voir mourir, empoisonnés, son père et son frère, que pour y lutter vainement contre une maîtresse plus puissante, et qui, loin de Rome, restait à vingt ans exilée dans l'île de Pandataire: déjà séparée de la vie par le pressentiment de la mort, et n'ayant pour toute cour que des centurions et des soldats, cour terrible, aux regards incessamment tournés vers Rome, et qui n'attendait qu'un ordre, un geste, un signe, pour que chaque flatteur devint un bourreau. Hé bien! c'était cette vie, toute isolée, malheureuse et ignorée qu'elle était, qui tourmentait encore Poppée au milieu de ses splendeurs adultères et de son pouvoir sans bornes: car la beauté, la jeunesse et les malheurs d'Octavie l'avaient faite populaire: les Romains la plaignaient instinctivement, et par ce sentiment naturel à l'homme qui s'apitoie devant la faiblesse qui souffre; mais cet intérêt lui-même pouvait contribuer à la perdre, et jamais à la sauver, car il était plus tendre que fort, et pareil à celui qu'on éprouve pour une gazelle blessée ou pour une fleur brisée sur sa tige.

Aussi Néron, malgré son indifférence pour Octavie et les instances de Poppée, hésitait-il à frapper. Il y a de ces crimes si inutiles, que l'homme le plus cruel hésite à les commettre, car ce que le coupable couronné craint, ce n'est pas le remords, mais c'est le manque d'excuse. La courtisane comprit donc ce qui retenait l'empereur, car, sachant que ce n'était ni l'amour ni la pitié, elle se mit en quête de la véritable cause, et ne tarda point à la deviner; aussi un jour une sédition éclata, le nom d'Octavie fut prononcé avec des cris qui demandaient son retour; les statues de Poppée furent renversées et traînées dans la boue; puis vint une troupe d'hommes armés de fouets, qui dispersa les rebelles et replaça les effigies de Poppée sur leurs piédestaux: ce soulèvement avait duré une heure, et coûté un million; ce n'était pas payer trop cher la tête d'une rivale.

Car cette démonstration c'était tout ce qu'il fallait à Poppée. Poppée était à Rome, elle accourut à Naples: elle fuyait les assassins payés par Octavie, disait-elle; elle était ravissante de frayeur, elle se jeta aux genoux de Néron. Néron envoya l'ordre à Octavie de se donner la mort.

En vain la pauvre exilée offrit-elle de se réduire aux titres de veuve et de sœur; en vain invoqua-t-elle le nom des Germanicus, leurs aïeux communs, celui d'Agrippine qui, tant qu'elle avait vécu elle-même, avait veillé sur ses jours; tout fut inutile, et comme elle hésitait à obéir, et qu'elle n'osait se frapper elle-même, on lui lia les bras, on lui ouvrit les quatre veines, puis on lui coupa toutes les autres artères, car le sang, glacé par la peur, tardait à couler, et, comme il ne venait pas encore, on l'étouffa à la vapeur d'un bain bouillant. Enfin, pour qu'elle ne doutât pas du meurtre, de peur qu'elle n'eût l'idée qu'on avait substitué une victime vulgaire à la victime impériale, on sépara la tête du corps, et on la porta à Poppée qui la posa sur ses genoux, lui rouvrit les paupières, et qui croyant peut-être voir une menace dans ce regard atone et glacé, lui enfonça dans les yeux les épingles d'or qui retenaient sa chevelure.

Enfin Néron revint à Rome, et sa folie et sa dissolution furent portées à leur comble: il y eut des jeux où des sénateurs combattirent à la place des gladiateurs, des combats de chant, où l'on punit de mort ceux qui n'applaudissaient pas; un incendie qui brûla la moitié de Rome, et que Néron regarda en battant des mains et en chantant sur une lyre: enfin, Poppée comprit qu'il était temps de retenir celui qu'elle avait excité; que des plaisirs si inouïs et si monstrueux nuisaient à son influence toute basée sur les plaisirs. Sous le prétexte de sa grossesse, elle refusa d'aller au théâtre un jour que Néron devait y chanter: ce refus blessa l'artiste, il parla en empereur, Poppée résista en favorite, et Néron, impatienté, la tua d'un coup de pied.

Alors Néron prononça son éloge à la tribune, et, ne pouvant la louer sur ses vertus, il la loua sur sa beauté: puis il commanda lui-même les obsèques, ne voulant pas que le corps fût brûlé, mais embaumé à la manière des rois d'Orient; et Pline le naturaliste assure que l'Arabie en un an ne produit pas autant d'encens et de myrrhe qu'en consomma l'empereur pour les divines funérailles de celle qui ferrait ses mules avec de l'or, et épuisait tous les jours pour ses bains le lait de 500 ânesses.

Les larmes des mauvais rois retombent sur les peuples en pluie de sang; Néron accusa les chrétiens de ses propres crimes, et une nouvelle persécution commença, plus terrible encore que les précédentes.

Alors le zèle des catéchumènes redoubla avec le danger: chaque jour c'étaient de nouvelles veuves et de nouveaux orphelins à consoler; chaque nuit c'étaient de nouveaux corps à soustraire aux bêtes féroces et aux oiseaux de proie. Enfin, Néron s'aperçut qu'on lui volait ses cadavres: il mit une garde autour du mont Esquilin, et une nuit que quelques chrétiens, conduits par Paul, venaient, comme d'habitude, remplir leur mission sainte, une troupe de soldats cachés dans un ravin de la montagne tomba sur eux à l'improviste et les fit prisonniers, à l'exception d'un seul: celui-là, c'était Silas.

Il courut aux Catacombes, et arriva comme les fidèles se rassemblaient pour la prière. Il leur annonça la nouvelle fatale, et tous tombèrent à genoux pour implorer le Seigneur. Acté seule resta debout, car le Dieu des chrétiens n'était pas encore son Dieu. Quelques-uns crièrent à l'impiété et à l'ingratitude; mais Acté étendit le bras sur la foule pour réclamer le silence, et, lorsqu'elle fut obéie:

—Demain, dit-elle, j'irai à Rome, et je tâcherai de le sauver.

—Et moi, dit Silas, j'y retourne ce soir pour mourir avec lui, si tu ne réussis pas.


Chapitre XIV

Le lendemain matin, Acté, selon sa promesse, sortit des Catacombes et prit le chemin de Rome; elle était seule et à pied, vêtue d'une longue stole qui tombait de son cou à ses pieds, et couverte d'un voile qui lui cachait le visage; dans sa ceinture, elle avait passé un poignard court et aigu, car elle craignait d'être insultée par quelque chevalier ivre ou quelque soldat brutal: puis, si elle ne réussissait pas dans son entreprise, si elle n'obtenait pas la grâce de Paul, qu'elle venait solliciter, elle demanderait à le voir et lui donnerait cette arme, afin qu'il échappât à un supplice terrible et honteux. C'était donc encore, comme on le voit, la jeune fille de l'Achaïe, née pour être prêtresse de Diane et de Minerve, nourrie dans les idées et dans les exemples païens, se rappelant toujours Annibal buvant le poison, Caton s'ouvrant les entrailles, et Brutus se jetant sur son épée; elle ignorait que la religion nouvelle défendait le suicide et glorifiait le martyre, et que ce qui était une honte aux yeux des gentils était une apothéose aux regards des fidèles.

Arrivée à quelques pas de la porte Métroni, au-delà de laquelle se poursuivait dans Rome même la vallée d'Égérie, qu'elle avait suivie depuis les Catacombes, elle sentit ses genoux faiblir et son cœur battre avec tant de violence, qu'elle fut contrainte, pour ne pas tomber, de s'appuyer contre un arbre; elle allait revoir celui qu'elle n'avait pas revu depuis la terrible soirée des fêtes de Minerve. Retrouverait-elle Lucius ou Néron, le vainqueur des jeux olympiques ou l'empereur, un amant ou un juge? Quant à elle, elle sentait que cette espèce d'engourdissement dans lequel était tombé son cœur, pendant ce long séjour dans les Catacombes, tenait au froid, au silence et aux ténèbres de cette demeure, et qu'il se reprenait à la vie en retrouvant le jour et la lumière, et s'épanouissait de nouveau à l'amour comme une fleur au soleil.

Au reste, comme nous l'avons dit, tout ce qui s'était passé à la surface de la terre avait eu un écho dans les Catacombes, mais écho fugitif, éloigné, trompeur; Acté avait donc appris l'assassinat d'Octavie et la mort de Poppée; mais tous ces détails infâmes que les historiens nous ont transmis étaient encore enfermés dans un cercle de bourreaux et de courtisans, au-delà duquel n'avaient transpiré que de sourdes rumeurs et des récits tronqués: la mort seule des rois arrache le voile qui couvre leur vie, et ce n'est que lorsque Dieu a fait de leur majesté un cadavre impuissant, que la vérité, exilée de leur palais, revient s'asseoir sur leur tombe. Tout ce qu'Acté savait, c'est que l'empereur n'avait plus ni femme ni maîtresse, et qu'une espérance sourde lui disait qu'il avait peut-être gardé dans un coin de son cœur le souvenir de cet amour qui, à elle, était toute son âme.

Elle se remit donc promptement et franchit la porte de la ville: c'était par une belle et chaude matinée de juillet, le XV des Calendes, jour désigné parmi les jours heureux. C'était à la deuxième heure du matin, qui correspond chez nous à la septième heure, désignée parmi les heures heureuses aussi. Soit que cette coïncidence de dates propices conduisît chacun à l'accomplissement de ses affaires ou de ses plaisirs, soit qu'une fête promise attirât la foule, soit qu'un spectacle inattendu fût venu tirer le peuple de ses occupations journalières et matinales, les rues étaient encombrées de promeneurs qui presque tous se dirigeaient vers le Forum.

Acté les suivit. C'était le chemin du Palatin, et c'était au Palatin qu'elle comptait trouver Néron. Tout entière au sentiment que lui inspirait cette prochaine entrevue, elle marchait sans voir et sans entendre, côtoyant la longue rue qui s'étendait entre le Coello et l'Aventin, et qui était tapissée d'étoffes précieuses et jonchée de fleurs comme dans les solennités publiques; en arrivant à l'angle du Palatin, elle vit les dieux de la patrie revêtus de leurs vêtements de fête, et le front ceint de leurs couronnes de gazon, de chêne et de laurier; elle prit alors à droite, et bientôt se trouva sur la voie Sacrée, où elle avait passé en triomphe lors de sa première entrée à Rome. La foule devenait de plus en plus nombreuse et pressée, elle se dirigeait vers le Capitole où semblait se préparer quelque splendide solennité; mais qu'importait à Acté ce qui se passait au Capitole, c'était Lucius qu'elle cherchait. Lucius habitait la maison dorée; aussi, arrivée à la hauteur du temple de Rémus et de Romulus, elle prit à gauche, passa rapidement entre les temples de Phoebé et de Jupiter Stator, monta l'escalier qui conduisait au Palatin, et se trouva sous le vestibule de la maison dorée.

Là commença pour elle la première révélation de la scène étrange qui allait se passer sous ses yeux. Un lit magnifique était dressé en face de la porte de l'atrium, il était recouvert de pourpre tyrienne brochée d'or, élevé sur un piédestal d'ivoire incrusté d'écaille, et drapé d'étoffes attaliques, qui l'abritaient comme une tente. Acté frémit de tout son corps, une sueur froide s'amassa sur son front, un nuage passa devant ses yeux; ce lit, exposé aux regards de la multitude, c'était un lit nuptial; cependant elle voulut douter; elle s'approcha d'un esclave et lui demanda quel était ce lit, et l'esclave répondit que c'était celui de Néron qui se mariait à cette heure au temple de Jupiter Capitolin.

Alors il se fit dans l'âme de la jeune fille un terrible et soudain retour vers la passion insensée qui l'avait perdue: elle oublia tout, les Catacombes qui lui avaient donné un asile, les chrétiens qui avaient mis leur espoir en elle, et le danger de Paul qui l'avait sauvée et qu'elle était venue pour sauver à son tour: elle porta la main à ce poignard qu'elle avait pris comme une défense à la pudeur ou une ressource contre la honte, et, bondissante et le cœur plein de jalousie, elle descendit l'escalier, et s'élança vers le Capitole pour voir la nouvelle rivale qui, au moment où elle allait le reprendre peut-être, lui enlevait le cœur de son amant. La foule était immense, et cependant avec cette puissance que donne une passion réelle, elle s'y ouvrit un passage, car il était facile de voir, quoique sa rica lui cachât entièrement le visage, que cette femme au pas ferme et rapide marchait vers un but important et ne permettait pas qu'on l'arrêtât dans sa route. Elle suivit ainsi la voie Sacrée, jusqu'au point où elle bifurquait sous l'arc de Scipion, et, prenant le chemin le plus court, c'est-à-dire celui qui passait entre les prisons publiques et le temple de la Concorde, elle entra d'un pas ferme dans le temple de Jupiter Capitolin. Alors, au pied de la statue du dieu, entourés des dix témoins exigés par la loi, et qui étaient choisis parmi les plus nobles patriciens, assis chacun sur un siège recouvert de la toison d'une brebis qui avait servi de victime, elle vit les fiancés, la tête voilée, de sorte que d'abord elle ne put reconnaître quelle était cette femme; mais au même instant le grand pontife, assisté du flamine de Jupiter, après avoir fait une libation de lait et de vin miellé, s'avança vers l'empereur et lui dit:

—Lucius Domitius Claudius Néron, je te donne Sabina; sois son époux, son ami, son tuteur et son père; je te fais maître de tous ses biens et je les confie à ta bonne foi.

En même temps il mit la main de la femme dans celle de l'époux, et releva son voile pour que chacun pût saluer la nouvelle impératrice. Alors, Acté, qui avait douté tant qu'elle n'avait entendu que le nom, fut forcé de croire enfin, lorsqu'elle vit le visage. C'était bien la jeune fille du vaisseau et du bain, c'était bien Sabina, la sœur de Sporus. À la face des dieux et des hommes, l'empereur épousait une esclave!...

Alors Acté se rendit compte du sentiment étrange qu'elle avait toujours ressenti pour cet être mystérieux: c'était une répulsion pressentimentale, c'était une de ces haines instinctives, comme les femmes en ont pour les femmes qui doivent être leurs rivales un jour. Néron épousait cette jeune fille qu'il lui avait donnée, qui l'avait servie, qui avait été son esclave—qui déjà peut-être alors partageait avec elle l'amour de son amant—sur laquelle elle avait eu droit de vie et de mort, et qu'elle n'avait pas étouffée entre ses mains comme un serpent qui devait un jour lui dévorer le cœur. Oh! cela était impossible: elle reporta une seconde fois sur elle ses yeux pleins de doute; mais le prêtre ne s'était pas trompé, c'était bien Sabina, Sabina en costume de mariée, revêtue de la tunique blanche unie, et ornée de bandelettes, la taille serrée par la ceinture de laine de brebis dont la rupture était réservée à son époux, les cheveux traversés par le javelot d'or qui rappelait l'enlèvement des Sabines, et les épaules couvertes du voile couleur de flamme, ornement nuptial que la fiancée ne porte qu'un jour, et qui fut de tous temps choisi comme un heureux présage, parce qu'il est la parure habituelle de la femme du flamine, à qui les lois interdisent le divorce.

En ce moment les mariés se relevèrent et sortirent du temple: ils étaient attendus à la porte par des chevaliers romains portant les quatre divinités protectrices des mariages: et par quatre femmes de la première noblesse de Rome portant chacune une torche en bois de pin. Tigellin les attendait sur le seuil avec la dot de la nouvelle épouse. Néron la reçut, mit sur la tête de Sabina la couronne, et sur ses épaules le manteau des impératrices, puis il monta avec elle dans une litière splendide et découverte, l'embrassant aux yeux de tous et aux applaudissements du peuple, parmi lesquels on distinguait les voix courtisanesques des Grecs qui, dans leur langage fait pour la flatterie, osaient émettre des vœux pour la fécondité de cette étrange union.

Acté les suivit, croyant qu'ils allaient rentrer à la maison dorée; mais, en arrivant au bas du Capitole, ils tournèrent par le Vicus Tuscus, traversèrent le Vélabre, gagnèrent le quartier d'Argilète, et entrèrent dans le Champ-de-Mars par la porte triomphale. C'est ainsi qu'aux fêtes sigillaires de Rome, Néron voulait montrer au peuple sa nouvelle impératrice. Aussi la conduisit-il au forum Olitorium, au théâtre de Pompée, aux portiques d'Octavie. Acté les suivit partout, sans les perdre un instant des yeux, aux marchés, aux temples, aux promenades. Un dîner magnifique était offert à la colline des Jardins. Elle se tint debout contre un arbre pendant tout le temps que dura le dîner. Ils revinrent par le forum de César, où le sénat les attendait pour les complimenter. Elle écouta la harangue, appuyée à la statue du dictateur; tout le jour se passa ainsi, car ce ne fut que vers le soir qu'ils reprirent le chemin du palais; et tout le jour Acté demeura debout, sans prendre de nourriture, sans penser ni à la fatigue ni à la faim, soutenue par le feu de la jalousie qui brûlait son cœur, et qui courait par toutes ses veines. Ils rentrèrent enfin à la maison dorée, Acté y entra avec eux: c'était chose facile, toutes les portes en étaient ouvertes, car Néron, au contraire de Tibère, ne craignait pas le peuple. Il y a plus, ses prodigalités, ses jeux, ses spectacles, sa cruauté même, qui ne frappait que des têtes élevées ou des ennemis des croyances païennes, l'avaient fait aimer de la foule, et aujourd'hui encore c'est peut-être, à Rome, l'empereur dont le nom est resté le plus populaire.

Acté connaissait l'intérieur du palais pour l'avoir parcouru avec Lucius; son vêtement et son voile blanc lui donnaient l'apparence d'une des jeunes compagnes de Sabina; nul ne fit donc attention à elle, et tandis que l'empereur et l'impératrice passaient dans le triclinium pour y faire la coena, elle se glissa dans la chambre nuptiale, où le lit avait été reporté, et se cacha derrière un de ses rideaux.

Elle resta là deux heures, immobile, muette, sans que son souffle fit vaciller l'étoffe flottante qui pendait devant elle; pourquoi était-elle venue, elle n'en savait rien; mais pendant ces deux heures, sa main ne quitta pas le manche de son poignard. Enfin, elle entendit un léger bruit, des pas de femmes s'approchaient dans le corridor, la porte s'ouvrit, et Sabina, conduite par une matrone romaine, d'une des premières et des plus anciennes familles, nommée Calvia Crispinella, et qui lui servait de mère, comme Tigellin lui avait servi de père, entra dans la chambre, avec son vêtement de noces, excepté la ceinture de laine, que Néron avait rompue pendant le repas pour que Calvia pût ôter la toilette de la mariée; elle commença par dénouer les fausses nattes tressées sur le haut de sa tête en forme de tour, et ses cheveux retombèrent sur ses épaules; puis elle lui ôta le flammeum; enfin, elle détacha la robe, de sorte que la jeune fille resta avec une simple tunique, et, chose étrange, à mesure que ces différents ornements étaient enlevés, une métamorphose inouïe semblait s'opérer aux regards d'Acté: Sabina disparaissait pour faire place à Sporus, tel qu'Acté l'avait vu descendre du navire et marcher auprès de Lucius, avec sa tunique flottante, ses bras nus, ses longs cheveux. Était-ce un rêve, une réalité? Le frère et la sœur ne faisaient-ils qu'un? Acté devenait-elle insensée? Les fonctions de Calvia étaient achevées, elle s'inclina devant son étrange impératrice. L'être androgyne, quel qu'il fût, la remercia, et la jeune Grecque reconnut la voix de Sporus aussi bien que celle de Sabina; enfin Calvia sortit. La nouvelle mariée resta seule, regarda de tous les côtés, et croyant n'être vue ni entendue de personne, elle laissa tomber ses mains avec abattement et poussa un soupir, tandis que deux larmes coulaient de ses yeux; puis, avec un sentiment de dégoût profond, elle s'approcha du lit; mais au moment où elle mettait le pied sur la première marche, elle recula épouvantée en jetant un grand cri: elle avait aperçu, encadrée dans les rideaux de pourpre, la figure pâle de la jeune Corinthienne, qui, se voyant découverte, et sentant que sa rivale allait lui échapper, bondit jusqu'à elle comme une tigresse; mais l'être qu'elle poursuivait était trop faible pour fuir ou pour se défendre; il tomba à genoux, étendant les bras vers elle, et tremblant sous la lame du poignard qui brillait dans sa main; puis un rayon d'espoir passa tout à coup dans ses yeux:

—Est-ce toi Acté? est-ce toi? lui dit-il.

—Oui, oui, c'est moi, répondit la jeune fille.... C'est moi, c'est Acté. Mais toi, qui es-tu? Es-tu Sabina? es-tu Sporus? es-tu un homme? es-tu une femme?.. Réponds, parle mais parle donc!

—Hélas! hélas! s'écria l'eunuque en tombant évanoui aux pieds d'Acté, hélas! je ne suis ni l'un ni l'autre.

Acté, stupéfaite, laissa échapper son poignard.

En ce moment la porte s'ouvrit, et plusieurs hommes entrèrent précipitamment. C'étaient des esclaves qui venaient apporter autour du lit les statues des dieux protecteurs du mariage. Ils virent Sporus évanoui, une femme échevelée, pâle et les yeux hagards, penchée sur lui, et un poignard à terre: ils devinèrent tout, s'emparèrent d'Acté, et la conduisirent dans les prisons du palais, près desquelles elle était passée pendant cette douce nuit où Lucius l'avait fait demander, et d'où elle avait entendu sortir de si plaintifs gémissements.

Elle y retrouva Paul et Silas.

—Je t'attendais, dit Paul à Acté.

—O mon père! s'écria la jeune Corinthienne, j'étais venue à Rome pour te sauver.

—Et, ne pouvant me sauver, tu veux mourir avec moi.

—Oh! non, non, dit la jeune fille avec honte, non, je t'ai oublié; non, je suis indigne que tu m'appelles ta fille. Je suis une malheureuse insensée qui ne mérite ni pitié ni pardon.

—Tu l'aimes donc toujours?

—Non, je ne l'aime plus, mon père, car il est impossible que je l'aime encore: seulement, comme je te l'ai dit, je suis folle; oh! qui me tirera de ma folie! Il n'y a pas d'homme sur la terre, il n'y a pas de Dieu au ciel assez puissant pour cela.

—Rappelle-toi l'enfant de l'esclave: celui qui guérit le corps peut guérir l'âme.

—Oui, mais l'enfant de l'esclave avait l'innocence à défaut de la foi; moi, je n'ai pas encore la foi, et je n'ai plus l'innocence.

—Et pourtant, répondit l'apôtre, tout n'est pas perdu, s'il te reste le repentir?

—Hélas! hélas! murmura Acté avec l'accent du doute.

—Eh bien! approche ici, dit Paul en s'asseyant dans un angle du cachot; viens, je veux te parler de ton père.

Acté tomba à genoux, la tête sur l'épaule du vieillard, et toute la nuit l'apôtre l'exhorta. Acté ne lui répondit que par des sanglots; mais le matin elle était prête à recevoir le baptême.

Presque tous les captifs enfermés avec Paul et Silas étaient des chrétiens des Catacombes; depuis deux ans qu'Acté habitait parmi eux, ils avaient eu le temps d'apprécier les vertus de celle dont ils ignoraient les fautes; or, des prières avaient été adressées toute la nuit à Dieu pour qu'il laissât tomber un rayon de foi sur la pauvre païenne: ce fut donc une déclaration solennelle que celle de l'apôtre, lorsqu'il annonça à haute voix que le Seigneur allait compter une servante de plus.

Paul n'avait point laissé ignorer à Acté l'étendue des sacrifices qu'allait lui imposer son nouveau titre: le premier était celui de son amour, et le second peut-être celui de sa vie; tous les jours on venait chercher au hasard dans cette prison quelque victime pour les expiations ou les fêtes; beaucoup alors se présentaient ayant hâte du martyre, et l'on prenait aveuglément et sans choix: tout corps qui pouvait souffrir et assurer de sa souffrance étant bon à mettre en croix ou à jeter à l'amphithéâtre; une abjuration en pareille circonstance n'était donc pas seulement une cérémonie religieuse: c'était un dévouement mortel.

Acté pensait donc que le danger lui-même rachèterait son peu de science dans la foi nouvelle: elle avait vu assez des deux religions pour maudire l'une et bénir l'autre; tous les exemples criminels lui étaient venus des gentils, tous les spectacles de vertu lui avaient été donnés par des chrétiens; puis, encore plus que tout cela, la certitude qu'elle ne pouvait vivre avec Néron lui faisait-elle désirer de mourir avec Paul.

Ce fut donc avec une ardeur qui, aux yeux du Seigneur lui tint sans doute lieu de foi, qu'au milieu du cercle des prisonniers à genoux elle s'agenouilla elle-même sous le rayon de jour qui descendait par un soupirail, à travers les barreaux duquel elle entrevoyait le ciel. Paul était debout derrière elle, les mains élevées et priant, et Silas, incliné, tenait l'eau sainte dans laquelle trempait le buis béni. En ce moment, et comme Acté achevait l'acte des apôtres, ce credo antique qui, de nos jours encore et sans altération, est resté le symbole de la foi, la porte s'ouvrit avec un grand fracas: des soldats parurent, conduits par Anicétus, qui, frappé par le spectacle étrange qui s'offrait à sa vue, car tous étaient demeurés à genoux et priant, s'arrêta immobile et silencieux sur le seuil:

—Que veux-tu? lui dit Paul interrogeant le premier celui qui venait tantôt comme juge, tantôt comme bourreau.

—Je veux cette jeune fille, répondit Anicétus en montrant Acté.

—Elle ne te suivra pas, reprit Paul, car tu n'as aucun droit sur elle.

—Cette jeune fille appartient à César! s'écria Anicétus.

—Tu te trompes, répondit Paul en prononçant les paroles consacrées et en versant l'eau sainte sur la tête de la néophyte, cette jeune fille appartient à Dieu!...

Acté jeta un cri et s'évanouit, car elle sentit que Paul avait dit vrai, et que ces paroles qu'il avait prononcées venaient à tout jamais la séparer de Néron.

—Alors c'est donc toi que je conduirai à l'empereur à sa place, dit Anicétus en faisant signe aux soldats de s'emparer de Paul.

—Fais comme tu voudras, dit l'apôtre, je suis prêt à te suivre; je sais que le temps est venu d'aller rendre compte au ciel de ma mission sur la terre.

Paul, conduit devant César, fut condamné à être mis en croix; mais il appela de ce jugement comme citoyen romain, et ses droits ayant été reconnus comme habitant de Tarse en Cilicie, il eut le jour même la tête tranchée sur le Forum.

César assista à cette exécution, et comme le peuple, qui avait compté sur un supplice plus long, faisait entendre quelques murmures, l'empereur lui promit pour les prochaines ides de mars un présent de gladiateurs.

C'était pour célébrer le troisième anniversaire de la mort du dictateur Julius César.


Chapitre XV

Néron avait touché juste: cette promesse calma à l'instant les murmures; parmi tous les spectacles dont ses édiles, ses préteurs et ses Césars le gorgeaient, ceux dont le peuple était plus avide étaient les chasses d'animaux et les présents de gladiateurs. Autrefois ces deux spectacles étaient distincts; mais Pompée avait eu l'idée de les réunir en faisant combattre pour la première fois, pendant son second consulat, à l'occasion de la dédicace du temple de Vénus victorieuse, vingt éléphants sauvages contre des Gétules armés de javelots: il est vrai que longtemps auparavant, si l'on en croit Tite-Live, on avait tué pour un seul jour cent quarante-deux éléphants dans le cirque; mais ces éléphants, pris dans une bataille contre les Carthaginois, et que Rome pauvre et prudente alors ne voulait ni nourrir ni donner aux alliés, avaient été égorgés à coups de javelots et de flèches par les spectateurs des gradins: quatre-vingts ans plus tard, l'an 523 de Rome, Scipion Nasica et P. Lentulus avaient fait descendre dans le cirque soixante-trois panthères d'Afrique, et l'on croyait les Romains blasés sur ce genre de fête, lorsque Segurus, transportant le spectacle sur un autre élément, avait rempli d'eau l'amphithéâtre, et dans cette mer factice, lâcha quinze hippopotames et vingt-trois crocodiles; Sylla, préteur, avait donné une chasse de cent lions à crinière: le grand Pompée une de trois cent quinze; et Julius César une de quatre cents; enfin Auguste, qui avait gardé d'Octave un arrière-goût de sang, avait fait tuer dans les fêtes qu'il avait données tant en son nom qu'en celui de son petit-fils, environ trois mille cinq cents lions, tigres et panthères; et il n'y eut pas jusqu'à un certain P. Servilius, de la vie duquel on n'a retenu que ce souvenir, qui donna une fête où l'on tua trois cents ours et autant de panthères et de lions amenés des déserts de l'Afrique: plus tard ce luxe n'eut plus de frein, et Titus fit dans une seule chasse égorger jusqu'à cinq mille bêtes féroces de toute espèce.

Mais de tous, celui qui jusqu'alors avait donné les fêtes les plus riches et les plus variées était Néron: outre les impôts d'argent imposés aux provinces conquises, il avait taxé le Nil et le désert, et l'eau et le sable lui fournissaient leur dîme de lions, de tigres, de panthères et de crocodiles: quant aux gladiateurs, les prisonniers de guerre et les chrétiens les avaient avantageusement et économiquement remplacés: ils manquaient bien de l'adresse que donnait aux premiers l'étude de leur art, mais ils avaient pour eux le courage et l'exaltation, qui ajoutaient une poésie et une forme nouvelle à leur agonie: c'était tout ce qu'il fallait pour réchauffer la curiosité.

Rome tout entière se précipita donc dans le cirque: cette fois on avait puisé à pleines mains dans le désert et dans les prisons: il y avait assez de bêtes féroces et de victimes pour que la fête durât tout le jour et toute la nuit: d'ailleurs l'empereur avait promis d'éclairer le cirque d'une manière nouvelle: aussi fut-il reçu par d'unanimes acclamations: cette fois il était vêtu en Apollon, et portait, comme le dieu pythien, un arc et des flèches: car dans les intervalles des combats il devait donner des preuves de son adresse; quelques arbres avaient été déracinés de la forêt d'Albano, transportés à Rome et replantés dans le cirque, avec leurs branches et leurs feuilles, et sur ces arbres des paons et des faisans apprivoisés, étalant leur plumage d'azur et d'or, offraient un but aux flèches de l'empereur: il arrivait aussi que parfois César prenait en pitié quelque bestiaire blessé, ou en haine quelque animal qui faisait mal son métier de bourreau: alors il prenait ou son arc ou ses javelots, et de sa place, de son trône, il donnait la mort à l'autre bout du cirque, pareil à Jupiter Foudroyant.

À peine l'empereur fut-il placé que les gladiateurs arrivèrent sur des chars: ceux qui devaient commencer les combats étaient comme d'habitude achetés à des maîtres; mais comme la solennité était grande, quelques jeunes patriciens s'étaient mêlés aux gladiateurs de profession pour faire leur cour à l'empereur; on disait même que parmi ceux-ci deux nobles, que l'on savait ruinés par leurs débauches, s'étaient loués, l'un pour la somme de deux cent cinquante, l'autre pour celle de trois cent mille sesterces.

Au moment où Néron entra, les gladiateurs étaient dans l'arène, attendant le signal et s'exerçant entre eux, comme si les combats qu'ils allaient se livrer étaient un simple jeu d'escrime. Mais à peine le mot l'empereur! l'empereur! eut-il retenti dans le cirque, et eut-on vu César-Apollon s'asseoir sur son trône, en face des vestales, que les maîtres des jeux entrèrent dans le cirque, tenant en main des armes émoulues qu'ils présentèrent aux combattants, et que ceux-ci échangèrent contre les armes émoussées avec lesquelles ils s'exerçaient: puis ils défilèrent devant Néron, élevant leurs épées vers lui, afin qu'il s'assurât qu'elles étaient acérées et tranchantes, ce qu'il pouvait faire en se baissant: sa loge n'était élevée que de neuf à dix pieds au-dessus de l'arène.

On présenta la liste des combattants à César afin qu'il désignât lui-même l'ordre dans lequel ils devaient combattre: il décida que le rétiaire et le mirmillon commenceraient; après eux devaient venir deux dimachères, puis deux andabates: alors pour clore cette première séance qui devait finir à midi, deux chrétiens, un homme et une femme, seraient donnés à dévorer aux bêtes féroces. Le peuple parut assez satisfait de ce premier programme, et au milieu des cris de vive Néron! gloire à César! fortune à l'empereur! les deux premiers gladiateurs entrèrent dans le cirque, chacun par une porte située en face l'une de l'autre.

C'étaient, comme l'avait décidé César, un mirmillon et un rétiaire. Le premier qu'on appelait aussi sécutor, parce qu'il lui arrivait plus souvent de poursuivre l'autre que d'en être poursuivi, était vêtu d'une tunique vert-clair à bandes transversales d'argent, serrée autour du corps par une ceinture de cuivre ciselée, dans laquelle brillaient des incrustations de corail: sa jambe droite était défendue par une bottine de bronze, un casque à visière pareil à celui des chevaliers du XIVe siècle, surmonté d'un cimier représentant une tête d'urus aux longues cornes, lui cachait tout le visage; il portait au bras gauche un grand bouclier rond, et à la main droite un javelot et une massue plombée: c'était l'armure et le costume des Gaulois.

Le rétiaire tenait de la main droite le filet auquel il devait son nom, et qui était à peu près pareil à celui que, de nos jours, les pêcheurs désignent sous celui d'épervier, et de la gauche, défendue par un petit bouclier nommé parme, un long trident au manche d'érable et à la triple pointe d'acier: sa tunique était de drap bleu, ses cothurnes de cuir bleu, sa bottine de bronze doré; son visage, au contraire de celui de son ennemi, était découvert, et sa tête n'avait d'autre protection qu'un long bonnet de laine bleue, auquel pendait un réseau d'or.

Les deux adversaires s'approchèrent l'un de l'autre, non pas en ligne droite, mais circulairement: le rétiaire tenant son filet préparé, le mirmillon balançant son javelot. Lorsque le rétiaire se crut à portée, il fit un bond rapide en avant, en même temps qu'il lança son filet en le développant; mais aucun de ses mouvements n'avait échappé au mirmillon, qui fit un bond pareil en arrière; le filet tomba à ses pieds. Au même moment, et avant que le rétiaire eût eu le temps de se couvrir de son bouclier, le javelot partit de la main du mirmillon; mais son ennemi vit venir l'arme, et se baissa, pas si rapidement cependant que le trait qui devait l'atteindre à la poitrine n'emportât son élégante coiffure.

Alors le rétiaire, quoique armé de son trident, se mit à fuir, traînant après lui son filet, car il ne pouvait se servir de son arme que pour tuer son ennemi prisonnier dans les mailles: le mirmillon s'élança aussitôt à sa poursuite, mais sa course, retardée par sa lourde massue et par la difficulté de voir à travers les petits trous qui formaient la visière de son casque, donna le temps au rétiaire de préparer de nouveau son filet et de se retrouver en garde: aussitôt la chose faite, il se remit en position, et le mirmillon en défense.

Pendant sa course, le sécutor avait ramassé son javelot, et pendu comme un trophée à sa ceinture le bonnet de son adversaire: chaque combattant se retrouva donc avec ses armes; cette fois ce fut le mirmillon qui commença: son javelot, lancé une seconde fois de toute la force de son bras, alla frapper en plein dans le bouclier du rétiaire, traversa la plaque de bronze qui le recouvrait, puis les sept lanières de cuir repliées les unes sur les autres, et alla effleurer sa poitrine: le peuple le crut blessé à mort, et de tous côtés s'élança le cri: «Il en tient! il en tient!»

Mais aussitôt, le rétiaire écartant de sa poitrine son bouclier, où était resté pendu le javelot, montra qu'il était à peine blessé; alors l'air retentit de cris de joie, car ce que craignaient avant tout les spectateurs, c'étaient les combats trop courts; aussi regardait-on avec mépris, quoique la chose ne fût pas défendue, les gladiateurs qui frappaient à la tête.

Le mirmillon se mit à fuir, car sa massue, arme terrible lorsqu'il poursuivait le rétiaire désarmé de son filet, lui devenait à peu près inutile du moment où celui-ci le portait sur son épaule; car, en s'approchant assez près de son adversaire pour le frapper, il lui donnait toute facilité de l'envelopper de ses mailles mortelles. Alors commença le spectacle d'une fuite dans toutes les règles, car la fuite était aussi un art; mais, dans l'une comme dans l'autre course, le mirmillon se trouvait empêché par son casque; bientôt le rétiaire se trouva si près de lui, que des cris partirent pour avertir le Gaulois; celui-ci vit qu'il était perdu s'il ne se débarrassait promptement de son casque qui lui était devenu inutile; il ouvrit, en courant toujours, l'agrafe de fer qui le maintenait fermé, et l'arrachant de sa tête, il le jeta loin de lui. Alors on reconnut avec étonnement dans le mirmillon un jeune homme d'une des plus nobles familles de Rome, nommé Festus, qui avait pris ce casque à visière bien plus pour se déguiser que pour se défendre; cette découverte redoubla l'intérêt que les spectateurs prenaient au combat.

Dès lors ce fut le jeune patricien qui gagna du terrain sur l'autre, qui, à son tour, se trouvait embarrassé de son bouclier percé du javelot, qu'il n'avait pas voulu arracher de peur de rendre une arme à son ennemi; excité par les cris des spectateurs et par la fuite continue de son adversaire, il jeta loin de lui le bouclier et le trait, et se retrouva libre de ses mouvements; mais alors, soit que le mirmillon vit dans cette action une imprudence qui égalisait de nouveau le combat, soit qu'il fût las de fuir, il s'arrêta tout à coup, faisant tourner sa massue autour de sa tête; le rétiaire, de son côté, prépara son arme; mais, avant qu'il fût à portée de son ennemi, la massue, lancée en sifflant comme la poutre d'une catapulte, alla frapper le rétiaire au milieu de la poitrine; celui-ci chancela un instant, puis tomba, abattu et couvert lui-même des mailles de son propre filet. Festus alors s'élança sur le bouclier, en arracha le javelot, et d'un seul bond se retrouvant près de son ennemi, lui posa le fer de son arme sur la gorge, et interrogea le peuple pour savoir s'il devait le tuer ou lui faire grâce. Toutes les mains alors s'élevèrent, les unes rapprochées, les autres isolées, en renversant le pouce; mais comme il était impossible au milieu de cette foule de distinguer la majorité, le cri: Aux vestales! aux vestales! se fit entendre: c'était l'appel en cas de doute. Festus se retourna donc vers le podium; les douze vestales se levèrent: huit avaient le pouce renversé: la majorité était pour la mort; en conséquence, le rétiaire prit lui-même la pointe du fer, l'appuya sur sa gorge, cria une dernière fois: César est Dieu! et sentit, sans pousser une plainte, le javelot de Festus lui ouvrir l'artère du cou et pénétrer jusqu'à sa poitrine.

Le peuple alors battit des mains au vainqueur et au vaincu, car l'un avait tué avec adresse et l'autre était mort avec grâce. Festus fit le tour de l'amphithéâtre pour recevoir les applaudissements, et sortit par une porte tandis que l'on emportait par l'autre le corps de son ennemi.

Aussitôt un esclave entra avec un râteau, retourna le sable pour effacer la trace du sang, et deux nouveaux combattants parurent dans la lice: c'étaient deux dimachères.

Les dimachères étaient les raffinés du siècle de Néron sans casque, sans cuirasse, sans bouclier, sans ocréa, ils combattaient, une épée de chaque main, comme faisaient nos cavaliers de la Fronde dans leurs duels à la dague et au poignard; aussi ces combats étaient-ils regardés comme le triomphe de l'art, et quelquefois les champions n'étaient autres que les maîtres d'escrime eux-mêmes. Cette fois, c'était un professeur et son élève; l'écolier avait si bien profité des leçons, qu'il venait attaquer le maître avec ses propres feintes; quelques mauvais traitements qu'il en avait reçus avaient depuis longtemps fait germer une haine vivace au plus profond de son cœur; mais il l'avait dissimulée à tous les yeux; et dans l'intention de se venger un jour, il avait continué ses exercices journaliers, et fini par surprendre tous les secrets de la profession. Ce fut donc pour des spectateurs aussi artistes une chose curieuse à voir que ces deux hommes qui, pour la première fois, allaient substituer à leurs jeux fictifs un combat réel, et changer leurs armes émoussées contre des lames acérées et tranchantes. Aussi leur apparition fut-elle saluée par une triple salve d'applaudissements, qui cessèrent, aussitôt que le maître des jeux eut donné le signal sur un geste de l'empereur, pour faire place au plus profond silence.

Les adversaires s'avancèrent l'un contre l'autre, animés de cette haine profonde qu'inspire toute rivalité; mais cependant cette haine, qui jaillissait en éclairs de leurs yeux, donnait une nouvelle circonspection à l'attaque et à la défense, car c'était non seulement leurs vies qu'ils jouaient, mais encore la réputation que l'un possédait depuis longtemps, et que l'autre venait d'acquérir.

Enfin leurs épées se touchèrent; deux serpents qui jouent, deux éclairs qui se croisent, sont plus faciles à suivre dans leur flamboyante rapidité que ne l'était le mouvement de l'épée qu'ils tenaient de la main droite et avec laquelle ils s'attaquaient, tandis que de la gauche ils paraient comme avec un bouclier. Passant successivement de l'attaque à la défense, et avec une régularité merveilleuse, l'élève fit d'abord reculer le maître jusqu'au pied du trône où était l'empereur, et le maître à son tour fit reculer l'élève jusqu'au podium, où siégeaient les vestales; puis ils revinrent au milieu du cirque, sains et saufs tous deux, quoique vingt fois la pointe de chaque épée se fût approchée assez près de la poitrine pour déchirer la tunique sous laquelle elle cherchait le cœur; enfin le plus jeune des deux fit un bond en arrière; les spectateurs crièrent: il en tient! Mais aussitôt, quoique le sang coulât par le bas de sa tunique, le long d'une de ses cuisses, il revint au combat, plus acharné qu'auparavant, et au bout de deux passes, ce fut le maître à son tour qui indiqua, par un mouvement imperceptible à des yeux moins exercés que ceux qui le regardaient, que la froide sensation du fer venait de passer dans ses veines; mais cette fois aucun cri ne se fit entendre: l'extrême curiosité est muette; on n'entendait, à quelques coups habilement portés ou parés, que ce frémissement sourd qui indique à l'acteur que si le public ne l'applaudit pas, ce n'est pas faute de l'apprécier, mais au contraire pour ne pas l'interrompre dans son jeu. Aussi chacun des combattants redoublait-il d'ardeur, et les épées continuèrent-elles de voltiger avec la même vélocité, si bien que cette singulière lutte menaçait de n'avoir pas d'autre fin que l'épuisement des forces, lorsque le maître, en reculant devant l'élève, glissa et tomba tout à coup: son pied avait porté sur la terre fraîche de sang; l'élève, profitant de cet avantage que lui donnait le hasard, se précipita sur lui; mais au grand étonnement des spectateurs, on ne les vit se relever ni l'un ni l'autre; le peuple tout entier se leva en joignant les deux mains et en criant: Grâce! liberté! mais aucun des deux combattants ne répondit. Le maître des jeux entra alors dans le cirque, apportant de la part de l'empereur les palmes de victoire et les baguettes de liberté; mais il était trop tard, les champions étaient déjà, sinon victorieux, du moins libres: ils s'étaient enferrés l'un l'autre, et tués tous deux.

Aux dimachères devaient succéder, comme nous l'avons dit, les andabates; sans doute on les avait inscrits immédiatement après les dimachères pour réjouir le peuple par un contraste; car à ces nouveaux gladiateurs l'art et l'adresse étaient complètement inutiles; ils allaient la tête entièrement enfermée dans un casque qui n'avait d'ouverture qu'à la place de la bouche pour les laisser respirer; et en face des oreilles pour qu'ils pussent entendre; ils combattaient donc en aveugles. Le peuple se réjouissait fort, au reste, à ce terrible colin-maillard où chaque coup portait, les adversaires n'ayant aucune armure défensive qui pût ni le repousser ni l'amortir.

Au moment où les nouvelles victimes, car ces malheureux ne méritaient pas le nom de combattants, étaient introduites dans l'arène, au milieu des éclats de rire de la multitude, Anicétus s'approcha de l'empereur et lui remit des lettres. Néron les lut avec une grande inquiétude, et à la dernière une altération profonde se peignit sur son visage. Il resta un instant pensif, puis, se levant tout à coup, il s'élança hors du cirque en faisant signe de continuer les jeux malgré son absence; cette circonstance, qui n'était pas nouvelle, car souvent des affaires pressantes appelaient inopinément, au milieu d'une fête, les Césars au forum, au sénat ou au palatin, loin d'avoir un résultat fâcheux pour les plaisirs des spectateurs, leur donnait au contraire une nouvelle liberté, car n'étant plus empêché par la présence de l'empereur, le peuple devenait alors véritablement roi: les jeux comme l'avait ordonné Néron, continuèrent donc d'avoir leur cours, quoique César ne fût plus là pour y présider.

Les deux champions se mirent donc en marche pour se rejoindre, traversant le cirque dans sa largeur; à mesure qu'ils s'approchaient l'un de l'autre, on les voyait, substituant le sens de l'ouïe à celui de la vue, essayer d'écouter le danger qu'ils ne pouvaient voir; mais on comprend combien une pareille appréciation était trompeuse: aussi étaient-ils encore loin l'un de l'autre qu'ils agitaient déjà leurs épées, qui ne frappaient encore que l'air; enfin excités par ces cris: En avant, en avant! à droite! à gauche! ils s'avancèrent avec plus de hardiesse; mais, se dépassant sans se toucher, ils finirent par se tourner le dos en continuant de se menacer. Aussitôt les éclats de rire et les huées des spectateurs devinrent tels qu'ils s'aperçurent de ce qu'ils venaient de faire; et, se retournant d'un même mouvement, ils se retrouvèrent en face l'un de l'autre et à portée: leurs épées se touchèrent, et en même temps, frappant d'une manière différente, l'un reçut un coup de pointe dans la cuisse droite, l'autre un coup d'estoc sur le bras gauche. Chaque blessé fit un mouvement, et les deux adversaires se trouvèrent de nouveau séparés, et ne sachant plus comment se rejoindre. Alors, l'un des deux se coucha à terre pour écouter le bruit des pas, et surprendre son ennemi, puis, comme il s'approchait, pareil à un serpent caché qui darde sa langue, le gladiateur couché atteignit son adversaire une seconde fois; celui-ci se sentant dangereusement blessé, fit un pas rapide en avant, heurta du pied le corps de son ennemi, et alla tomber à deux ou trois palmes de lui, mais, se relevant aussitôt, il décrivit avec son épée un cercle horizontal si rapide et si vigoureux que l'arme, rencontrant le cou de son adversaire à l'endroit où cessait de le protéger le casque, lui enleva la tête de dessus les épaules aussi habilement qu'eût pu le faire le bourreau; le tronc resta un instant debout, tandis que la tête, enfermée dans son enveloppe de fer, roulait loin de lui, puis, faisant quelques pas stupides et insensés, comme s'il cherchait après elle, il tomba sur le sable qu'il inonda de sang. Aux cris du peuple, le gladiateur qui était resté debout jugea que le coup qu'il venait de porter était mortel, mais il ne continua pas moins de se tenir en défense contre l'agonie de son adversaire. Alors un des maîtres entra et lui ouvrit son casque, en criant:

—Tu es libre et vainqueur.

Il sortit alors par la porte qu'on appelait sana vivaria, parce que c'était par elle que quittaient le cirque les combattants échappés à la mort, tandis qu'on emportait le cadavre dans le spoliaire, espèce de caverne située sous les degrés de l'amphithéâtre, où des médecins attendaient les blessés, et où deux hommes se promenaient, l'un habillé en Mercure et l'autre en Pluton: Mercure, afin de voir s'il était demeuré dans les corps, en apparence insensibles, quelque reste de vitalité, les touchait avec un caducée rougi à la forge, tandis que Pluton assommait avec un maillet ceux que les médecins jugeaient incapables de guérison.

À peine les andabates furent-ils sortis, qu'un grand tumulte régna dans le cirque; aux gladiateurs allaient succéder les bestiaires, et ceux-là étaient des chrétiens, de sorte que toute la haine était pour les hommes et toute la sympathie pour les animaux. Cependant, quelle que fut l'impatience de la foule, force lui fut d'attendre que les esclaves eussent passé les râteaux sur le sable du cirque, mais cette opération fut hâtée par les cris furieux qui s'élevaient de tous les points de l'amphithéâtre; enfin les esclaves se retirèrent, l'arène resta un instant vide, et la multitude dans l'attente; enfin une porte s'ouvrit, et tous les regards se tournèrent vers les nouvelles victimes qui allaient entrer.

Ce fut d'abord une femme, vêtue d'une robe blanche et couverte d'un voile blanc. On la conduisit vers un des arbres, et on l'y attacha par le milieu du corps; alors un des esclaves lui arracha son voile, et les spectateurs purent voir une figure d'une beauté parfaite, pâle, mais résignée: un long murmure se fit entendre. Malgré son titre de chrétienne, la jeune fille avait, dès la première vue, ému l'âme de cette foule si impressionnable et si changeante. Pendant que tous les yeux étaient fixés sur elle, une porte parallèle s'ouvrit, et un jeune homme entra: c'était l'habitude d'exposer ainsi aux bêtes un chrétien et une chrétienne, en donnant à l'homme tous les moyens de défense, afin que le désir de retarder non seulement sa mort, mais encore celle de sa compagne, que l'on choisissait toujours sœur, maîtresse ou mère, donnant au fils, à l'amant ou au frère un nouveau courage, prolongeât un combat que les chrétiens refusaient presque toujours pour le martyre, quoiqu'ils sussent que, s'ils triomphaient des trois premiers animaux qu'on lâchait contre eux, ils étaient sauvés.

En effet, quoique cet homme, dont au premier aspect il était facile de reconnaître la vigueur et la souplesse, fût suivi de deux esclaves dont l'un portait une épée et deux javelots, et dont l'autre conduisait un coursier numide, il ne parut pas disposé à donner au peuple le spectacle de la lutte qu'il attendait. Il s'avança lentement dans le cirque, promena autour de lui un regard calme et assuré, puis, faisant signe de la main que le cheval et les armes étaient inutiles, il regarda le ciel, tomba à genoux et se mit à prier. Alors le peuple, trompé dans son attente, commença de menacer et de rugir: c'était un combat et non un martyre qu'il était venu voir, et les cris: «À la croix! à la croix!» se firent entendre, car, supplice pour supplice, il préférait au moins celui dont l'agonie était la plus longue. Alors un rayon de joie ineffable apparut dans les yeux du jeune homme, et il étendit les bras en signe d'actions de grâces, heureux qu'il était de mourir de la même mort dont le Sauveur avait fait une apothéose: en ce moment il entendit un si profond soupir qu'il se retourna.

—Silas! Silas!... murmura la jeune fille.

—Acté! s'écria le jeune homme en se relevant et en se précipitant vers elle.

—Silas, ayez pitié de moi, dit Acté; lorsque je vous ai reconnu, un espoir est entré dans mon cœur. Vous êtes brave et fort, Silas, habitué à lutter avec les habitants des forêts et les hôtes du désert, peut-être si vous eussiez combattu nous eussiez-vous sauvés tous deux.

—Et le martyre! interrompit Silas en montrant le ciel.

—Et la douleur! dit Acté en laissant tomber sa tête sur sa poitrine. Hélas! je ne suis pas comme toi née dans une ville sainte; je n'ai point entendu la parole de vie de la bouche de celui pour qui nous allons mourir: je suis une jeune fille de Corinthe, élevée dans la religion de mes ancêtres; ma foi et ma croyance sont nouvelles, et le mot de martyre ne m'est connu que depuis hier; peut-être aurais-je encore du courage pour moi-même; mais, Silas, s'il me faut vous voir mourir devant moi de cette mort lente et cruelle, peut-être n'en aurais-je pas pour vous.

—C'est bien, je combattrai, répondit Silas: car je suis toujours sûr de retrouver plus tard la joie que vous m'enlevez aujourd'hui. Alors, faisant un signe de commandement aux esclaves: Mon cheval, mon épée et mes javelots! dit-il à haute voix et avec un geste d'empereur.

Et la multitude se mit à battre des mains, car elle comprit à cette voix et à ce geste qu'elle allait voir une de ces luttes herculéennes comme il lui en fallait pour ranimer ses sensations blasées par les combats ordinaires.

Silas s'approcha d'abord du cheval; c'était comme lui un fils de l'Arabie; ces deux compatriotes se reconnurent; l'homme dit au cheval quelques paroles dans une langue étrangère, et, comme si le noble animal les eût comprises, il répondit en hennissant. Alors Silas arracha du dos et de la bouche de son compagnon la selle et la bride que les Romains lui avaient imposés en signe d'esclavage, et l'enfant du désert bondit en liberté autour de celui qui venait de la lui rendre.

Pendant ce temps Silas se débarrassait à son tour de ce que son costume avait de gênant, et, roulant son manteau rouge autour de son bras gauche, il resta avec sa tunique et son turban. Alors il ceignit son épée, prit ses javelots, appela son cheval qui obéit, docile comme une gazelle et, s'élançant sur son dos, il fit, en se courbant sur le cou, et sans autre secours pour le diriger que celui de ses genoux et de sa voix, trois fois le tour de l'arbre où était enchaînée Acté, pareil à Persée prêt à défendre Andromède: l'orgueil de l'Arabe venait de reprendre le dessus sur l'humilité du chrétien.

En ce moment une porte à deux battants s'ouvrit au dessous du podium, et un taureau de Cordoue, excité par des esclaves, entra en mugissant dans le cirque; mais à peine y eut-il fait dix pas, qu'épouvanté du grand jour, de la vue des spectateurs et des cris de la multitude, il plia sur ses jarrets de devant, abaissa sa tête jusque sur la terre, et, dirigeant sur Silas ses yeux stupides et féroces, il commença à se lancer, avec les pieds de devant, du sable sous le ventre, à écorcher le sol avec ses cornes, et à souffler la fumée par ses naseaux. En ce moment un des maîtres lui jeta un mannequin bourré de paille et ressemblant à un homme, le taureau s'élança aussitôt dessus et le foula aux pieds; mais au moment où il était le plus acharné contre lui, un javelot partit en sifflant de la main de Silas, et alla s'enfoncer dans son épaule: le taureau poussa un rugissement de douleur, puis, abandonnant aussitôt l'ennemi fictif pour l'adversaire réel, il s'avança sur le Syrien, rapide, la tête basse et, traînant sur le sable un sillon de sang. Mais celui-ci le laissa tranquillement s'approcher, puis, lorsqu'il ne fut plus qu'à quelques pas de lui, il fit faire, avec l'aide de la voix et des genoux, un bond de côté à sa légère monture, et tandis que le taureau passait, emporté par sa course, le second javelot alla cacher dans les flancs ses six pouces de fer: l'animal s'arrêta frémissant sur ses quatre pieds, comme s'il allait tomber, puis, se retournant presque aussitôt, il se rua sur le cheval et le cavalier; mais le cheval et le cavalier commencèrent à fuir devant lui, comme emportés par un tourbillon.

Ils firent ainsi trois fois le tour de l'amphithéâtre, le taureau s'affaiblissant à chaque fois et perdant du terrain sur le cheval et sur le cavalier; enfin, au troisième tour il tomba sur ses genoux; mais presque aussitôt se relevant, il poussa un mugissement terrible, et, comme s'il eût perdu l'espoir d'atteindre Silas, il regarda circulairement autour de lui, pour voir s'il ne trouverait pas quelque autre victime où épuiser sa colère: c'est alors qu'il aperçut Acté. Il sembla douter un instant que ce fût un être animé, tant son immobilité et sa pâleur lui donnaient l'aspect d'une statue, mais bientôt, tendant le cou et les narines, il aspira l'air qui venait de son côté. Aussitôt, rassemblant toutes ses forces, il piqua droit sur elle: la jeune fille le vit venir, et poussa un cri de terreur; mais Silas veillait sur elle: ce fut lui à son tour qui s'élança vers le taureau, et le taureau qui sembla le fuir; mais en quelques élans de son fidèle numide, il l'eût bientôt rejoint: alors il sauta du dos de son cheval sur celui du taureau, et, tandis que du bras gauche il le saisissait par une corne et lui tordait le cou, de l'autre il lui plongeait son épée dans la gorge jusqu'à la poignée; le taureau égorgé tomba expirant à une demi-lance d'Acté, mais Acté avait fermé les yeux, attendant la mort, et les applaudissements seuls du cirque lui apprirent la première victoire de Silas.

Trois esclaves entrèrent alors dans le cirque, deux conduisaient chacun un cheval qu'ils attelèrent au taureau afin de le traîner hors de l'amphithéâtre; le troisième tenait une coupe et une amphore; il emplit la coupe et la présenta au jeune Syrien; celui-ci y trempa ses lèvres à peine, et demanda d'autres armes: on lui apporta un arc, des flèches et un épieu; puis tout le monde se hâta de sortir, car au-dessous du trône que l'empereur avait laissé vide, une grille se soulevait, et un lion de l'Atlas, sortant de sa loge, entrait majestueusement dans le cirque.

C'était bien le roi de la création, car, au rugissement dont il salua le jour, tous les spectateurs frémirent, et le coursier lui-même, se défiant pour la première fois de la légèreté de ses pieds, répondit par un hennissement de terreur. Silas seul, habitué à cette voix puissante pour l'avoir plus d'une fois entendue retentir dans les déserts qui s'étendent du lac Asphalte aux sources de Moïse, se prépara à la défense ou à l'attaque en s'abritant derrière l'arbre le plus voisin de celui où était attachée Acté, et en apprêtant sur son arc la meilleure et la plus acérée de ses flèches; pendant ce temps-là, son noble et puissant ennemi s'avançait avec lenteur et confiance, ne sachant pas ce qu'on attendait de lui, ridant les plis de sa large face, et balayant le sable de sa queue. Alors les maîtres lui lancèrent pour l'exciter des traits émoussés avec des banderoles de différentes couleurs; mais lui, impassible et grave, continuait de s'avancer sans s'inquiéter de ces agaceries, lorsque tout à coup, au milieu des baguettes inoffensives, une flèche acérée et sifflante passa comme un éclair, et vint s'enfoncer dans une de ses épaules. Alors il s'arrêta tout à coup avec plus d'étonnement que de douleur, et comme ne pouvant comprendre qu'un être humain fût assez hardi pour l'attaquer: il doutait encore de sa blessure; mais bientôt ses yeux devinrent sanglants, sa gueule s'ouvrit, un rugissement grave et prolongé, pareil au bruissement du tonnerre, s'échappa comme d'une caverne de la profondeur de sa poitrine; il saisit la flèche fixée dans la plaie, et la brisa entre ses dents; puis, jetant autour de lui un regard qui, malgré la grille qui les protégeait, fit reculer les spectateurs eux-mêmes, il chercha un objet où faire tomber sa royale colère: en ce moment il aperçut le coursier, frémissant comme s'il sortait de l'eau glacée, quoiqu'il fût couvert de sueur et d'écume; et, cessant de rugir, pour pousser un cri court, aigu et réitéré, il fit un bond qui le rapprocha de vingt pas de la première victime qu'il avait choisie.

Alors commença une seconde course plus merveilleuse encore que la première; car là il n'y avait plus même la science de l'homme pour gâter l'instinct des animaux; la force et la vitesse se trouvèrent aux prises dans toute leur sauvage énergie, et les yeux de deux cent mille spectateurs se détournèrent un instant des deux chrétiens pour suivre autour de l'amphithéâtre cette chasse fantastique d'autant plus agréable à la foule qu'elle était moins attendue: un second élan avait rapproché le lion du cheval, qui, acculé au fond du cirque, n'osant fuir ni à droite ni à gauche, s'élança par dessus la tête de son ennemi, qui se mit à le poursuivre par bonds inégaux, hérissant sa crinière, et poussant de temps en temps des rauquements aigus auxquels le fugitif répondait par des hennissements d'épouvante; trois fois on vit passer comme une ombre, comme une apparition, comme un coursier infernal échappé du char de Pluton, l'enfant rapide de la Numidie, et chaque fois, sans que le lion parût faire effort pour le suivre, on le vit se rapprocher de celui qu'il poursuivait jusqu'à ce qu'enfin, rétrécissant toujours le cercle, il se trouvât courir parallèlement avec lui; enfin le cheval, voyant qu'il ne pouvait plus échapper à son ennemi, se dressa tout debout le long de la grille, battant convulsivement l'air de ses pieds de devant; alors le lion s'approcha lentement, comme fait un vainqueur sûr de sa victoire, s'arrêtant de temps en temps pour rugir, secouer sa crinière et déchirer alternativement le sable de l'arène avec chacune de ses griffes. Quant au malheureux coursier, fasciné comme le sont, dit-on, les daims et les gazelles à la vue du serpent, il tomba, se débattant, et se roula sur le sable dans l'agonie de la terreur: en ce moment, une seconde flèche partit de l'arc de Silas, et alla s'enfoncer profondément entre les côtes du lion: l'homme venait au secours du coursier et rappelait à lui la colère qu'il avait détournée un instant de lui.

Le lion se retourna, car il commençait de comprendre qu'il y avait dans le cirque un ennemi plus terrible que celui qu'il venait d'abattre en le regardant; ce fut alors qu'il aperçut Silas qui venait de tirer de sa ceinture une troisième flèche et la posait sur la corde de son arc; il s'arrêta un instant en face de l'homme, cet autre roi de la création. Cet instant suffit au Syrien pour envoyer à son ennemi un troisième messager de douleur, qui traversa la peau mouvante de sa face et alla s'enfoncer dans son cou; puis ce qui se passa alors fut rapide comme une vision: le lion s'élança sur l'homme, l'homme le reçut sur son épieu. Puis l'homme et le lion roulèrent ensemble; on vit voler des lambeaux de chair, et les spectateurs les plus proches se sentirent mouiller d'une pluie de sang. Acté jeta un cri d'adieu à son frère: elle n'avait plus de défenseur, mais aussi elle n'avait plus d'ennemi: le lion n'avait survécu à l'homme que le temps nécessaire à sa vengeance, l'agonie du bourreau avait commencé comme celle de la victime finissait: quant au cheval, il était mort sans que le lion l'eût touché.

Les esclaves rentrèrent, et emportèrent, au milieu des cris, des applaudissements frénétiques de la multitude, le cadavre de l'homme et des animaux.

Alors tous les yeux se reportèrent sur Acté, que la mort de Silas laissait sans défense. Tant qu'elle avait vu son frère vivant, elle avait espéré pour elle. Mais en le voyant tomber elle avait compris que tout était fini, et elle avait essayé de murmurer, pour lui qui était mort et pour elle qui allait mourir, des prières qui s'éteignaient en sons inarticulés, sur ses lèvres pâles et muettes: au reste, contre l'habitude, il y avait sympathie pour elle dans cette foule, qui la reconnaissait à ses traits pour une Grecque; tandis qu'elle l'avait prise d'abord pour une juive. Les femmes, et les jeunes gens, qui surtout commençaient à murmurer, et quelques spectateurs, se levaient pour demander sa grâce, lorsque les cris: «Assis! assis!» se firent entendre des gradins supérieurs: une grille s'était levée, et une tigresse se glissait dans l'arène.

À peine sortie de sa loge, elle se coucha à terre, regardant autour d'elle avec férocité, mais sans inquiétude et sans étonnement; puis elle aspira l'air, et se mit à ramper comme un serpent vers l'endroit où le cheval s'était abattu: arrivée là, elle se dressa comme il avait fait contre la grille, flairant et mordant les barreaux qu'il avait touchés, puis elle rugit doucement, interrogeant le fer, et le sable et l'air, sur la proie absente: alors des émanations de sang tiède encore et de chair palpitante parvinrent jusqu'à elle, car les esclaves, cette fois, n'avaient pas pris la peine de retourner le sable: elle marcha droit à l'arbre contre lequel s'était livré le combat de Silas et du lion, ne se détournant à droite et à gauche que pour ramasser des lambeaux de chair qu'avait fait voler autour de lui le noble animal qui l'avait précédée dans le cirque, enfin elle arriva à une flaque de sang que le sable n'avait point encore absorbée, et elle se mit à boire comme un chien altéré, rugissant et s'animant à mesure qu'elle buvait: puis, lorsqu'elle eut fini, elle regarda de nouveau autour d'elle avec des yeux étincelants, et ce fut alors seulement qu'elle aperçut Acté, qui, attachée à l'arbre et les yeux fermés, attendait la mort sans oser la voir venir.

Alors la tigresse se coucha à plat ventre, rampant d'une manière oblique vers sa victime, mais sans la perdre de vue; puis arrivée à dix pas d'elle, elle se releva, aspira, le cou tendu et les naseaux ouverts, l'air qui venait de son côté; alors d'un seul bond franchissant l'espace qui la séparait encore de la jeune chrétienne, elle retomba à ses pieds, et lorsque l'amphithéâtre tout entier, s'attendant à la voir mettre en pièces, jetait un cri de terreur dans lequel éclatait tout l'intérêt qu'avait inspiré la jeune fille à ces spectateurs qui étaient venus pour battre des mains à sa mort, la tigresse se coucha, douce et câline comme une gazelle, poussant de petits cris de joie, et léchant les pieds de son ancienne maîtresse: à ces caresses inattendues Acté surprise rouvrit les yeux et reconnut Phoebé, la favorite de Néron.

Aussitôt les cris de Grâce! grâce! retentirent de tous côtés, car la multitude avait pris la reconnaissance de la tigresse et de la jeune fille pour un prodige; d'ailleurs Acté avait subi les trois épreuves voulues, et puisqu'elle était sauvée, elle était libre: alors l'esprit changeant des spectateurs passa, par une de ces transitions si naturelles à la foule, de l'extrême cruauté à l'extrême clémence. Les jeunes chevaliers jetèrent leurs chaînes d'or, les femmes leurs couronnes de fleurs. Tous se levèrent sur les gradins, appelant les esclaves pour qu'ils vinssent détacher la victime. À ces cris, Lybicus, le noir gardien de Phoebé, entra et coupa avec un poignard les liens de la jeune fille, qui tomba aussitôt sur ses genoux: car ces liens étaient le seul appui qui soutenait debout son corps brisé par la terreur; mais Lybicus la releva, et, soutenant sa marche, il la conduisit, accompagnée de Phoebé qui la suivait comme un chien, vers la porte appelée sana vivaria, parce que c'était par cette porte, comme nous l'avons dit déjà, que sortaient les gladiateurs, les bestiaires et les condamnés qui échappaient au carnage: à l'autre seuil une foule immense l'attendait, car les hérauts, descendant dans le cirque, venaient d'annoncer la suspension des jeux qui ne devaient reprendre qu'à cinq heures du soir; à son aspect elle éclata en applaudissements et voulut l'emporter en triomphe, mais Acté suppliante joignit les mains, et le peuple s'ouvrit devant elle, lui laissant le passage libre: alors elle gagna le temple de Diane, s'assit derrière une colonne de la cella; elle y resta pleurante et désespérée, car elle regrettait maintenant de n'être pas morte en se voyant seule au monde, sans père, sans amant, sans protecteur et sans ami: car son père était perdu pour elle, son amant l'avait oubliée, Paul et Silas étaient morts martyrs.

Lorsque la nuit fut venue, elle se rappela qu'il lui restait une famille, et elle reprit seule et silencieuse le chemin des Catacombes.

Le soir, à l'heure dite, l'amphithéâtre se rouvrit de nouveau: l'empereur reprit sa place sur le trône qui était resté vide pendant une partie de la journée, et les fêtes recommencèrent; puis, lorsque l'ombre fut descendue, Néron se souvint de la promesse qu'il avait faite au peuple de lui donner une chasse aux flambeaux: on attacha à douze poteaux de fer douze chrétiens enduits de soufre et de résine, et l'on y mit le feu; puis l'on fit descendre dans le cirque de nouveaux lions et de nouveaux gladiateurs.

Le lendemain, un bruit se répandit dans Rome, c'est que les lettres qu'avait reçues César pendant le spectacle, et qui avaient paru lui faire une si profonde impression, annonçaient la révolte des légions de l'Espagne et des Gaules commandées par Galba et par Vindex.


Chapitre XVI

Trois mois après les événements que nous venons de raconter, à la fin d'un jour pluvieux et au commencement d'une nuit d'orage, cinq hommes sortis de la porte Nomentane s'avançaient à cheval sur la voie qui porte le même nom: celui qui marchait le premier, et que par conséquent on pouvait considérer comme le chef de la petite troupe, était pieds nus, portait une tunique bleue, et par dessus cette tunique un grand manteau de couleur sombre; quant à sa figure, soit pour la garantir de la pluie qui fouettait avec violence, soit pour la soustraire aux regards des curieux, elle était entièrement couverte d'un voile; car, quoique, comme nous l'avons dit, la nuit fût affreuse, quoique les éclairs sillonnassent l'ombre, quoique le tonnerre retentit sans interruption, la terre semblait tellement occupée de ses révolutions, qu'elle avait oublié celles du ciel. En effet, de grands cris populaires s'élevaient de la cité impériale, pareils aux rumeurs de l'Océan pendant une tempête, et tandis que sur la route on rencontrait de cent pas en cent pas, soit des individus isolés, soit des groupes dans le genre de celui que nous venons de décrire; tandis qu'aux deux côtés des voies Alaria et Nomentane, on voyait s'élever les nombreuses tentes des soldats prétoriens qui avaient abandonné leurs casernes situées dans l'enceinte de Rome, et étaient venus chercher hors des murs de la ville un campement plus libre et plus difficile à surprendre. C'était, comme nous l'avons dit, une de ces nuits terribles où toutes les choses de la création prennent une voix pour se plaindre, tandis que les hommes se servent de la leur pour blasphémer. Au reste l'on eût dit, à la terreur du chef de la cavalcade sur laquelle nous avons attiré l'attention de nos lecteurs, qu'il était le but vers lequel se dirigeait la double colère des hommes et des dieux. En effet, au moment où il sortit de Rome, un souffle étrange avait passé dans l'air, et au même instant que les arbres en frémissaient, la terre avait tressailli et les chevaux s'étaient abattus en hennissant, tandis que les maisons éparses dans la campagne oscillaient visiblement sur leur base. Cette commotion n'avait duré que quelques secondes, mais elle avait couru de l'extrémité des Apennins à la base des Alpes, si bien que toute l'Italie en avait tremblé. Un instant après, en traversant le pont jeté sur le Tibre, un des cavaliers fit remarquer à ses compagnons que l'eau, au lien de descendre à la mer, remontait en bouillonnant vers sa source, ce qui ne s'était vu encore que le jour où Julius César avait été assassiné. Enfin, en arrivant au sommet d'une colline d'où l'on découvre Rome tout entière, et sur la crête de laquelle un cyprès aussi ancien que la ville s'élevait, vénérable et respecté, un coup de tonnerre s'était fait entendre, le ciel avait semblé s'ouvrir, et la foudre, enveloppant les voyageurs d'une nuée sulfureuse, avait été briser l'arbre séculaire qu'avaient jusqu'alors respecté le temps et les révolutions.

À chacun de ces présages sinistres, l'homme voilé avait poussé un gémissement sourd, et avait, malgré les représentations d'un de ses compagnons, mis son cheval à une allure un peu plus vive; de sorte que la petite troupe suivait alors au trot au milieu de la voie; à une demi-lieue de la ville à peu près, elle rencontra une troupe de paysans qui, malgré le temps affreux qu'il faisait, venaient joyeusement à Rome. Ils étaient parés de leurs habits de fête et avaient sur la tête des bonnets d'affranchis, pour indiquer que de ce jour le peuple était libre. L'homme voilé voulut quitter le pavé et prendre à travers terre; son compagnon saisit son cheval par la bride, et le força de continuer sa route. Lorsqu'ils arrivèrent près des paysans, un d'eux leva son bâton pour leur faire signe d'arrêter; les cavaliers obéirent.

—Vous venez de Rome? dit le paysan.

—Oui, répondit le compagnon de l'homme voilé.

—Que disait-on d'Oenobarbus?

L'homme voilé tressaillit.

—Qu'il s'était sauvé, répondit un des cavaliers.

—Et de quel côté?

—Du côté de Naples: il a été vu, dit-on, sur la voie Appienne.

—Merci, dirent les paysans; et ils continuèrent leur route vers Rome, en criant: «Vive Galba! et mort à Néron!»

Ces cris en éveillèrent d'autres dans la plaine, et, des deux côtés du camp, les voix des prétoriens se firent entendre, chargeant César d'affreuses imprécations.

La petite cavalcade continua son chemin; un quart de lieue plus loin elle rencontra une troupe de soldats.

—Qui êtes-vous? dit un des hastati, en barrant le chemin avec sa lance.

—Des partisans de Galba, qui cherchent Néron, répondit un des cavaliers.

—Alors, meilleure chance que nous, dit le décurion, car nous l'avons manqué.

—Comment cela?

—Oui, l'on nous avait dit qu'il devait passer sur cette route, et, voyant un homme qui courait au galop, nous avons cru que c'était lui.

—Et?...dit d'une voix tremblante l'homme voilé.

—Et nous l'avons tué, répondit le décurion; ce n'est qu'en regardant le cadavre que nous nous sommes aperçus que nous nous étions trompés. Soyez plus heureux que nous, et que Jupiter vous protège!

L'homme voilé voulut de nouveau remettre son cheval au galop, mais ses compagnons l'arrêtèrent. Il continua donc de suivre la route; mais au bout de cinq cents pas à peu près son cheval butta contre un cadavre, et fit un écart si violent que le voile qui lui couvrait le visage s'écarta. En ce moment passait un soldat prétorien qui revenait en congé.

—Salut, César! dit le soldat. Il avait reconnu Néron à la lueur d'un éclair.

En effet, c'était Néron lui-même, qui venait de se heurter au cadavre de celui qu'on avait pris pour lui; Néron, pour qui à cette heure tout était un motif d'épouvante, jusqu'à cette marque de respect que lui donnait un vétéran; Néron, qui, tombé du faite de la puissance, par un de ces retours de fortune inouïs dont l'histoire de cette époque offre plusieurs exemples, se voyait à son tour fugitif et proscrit, fuyant la mort qu'il n'avait le courage ni de se donner, ni de recevoir.

Jetons maintenant les yeux en arrière, et voyons par quelle suite d'événements le maître du monde avait été réduit à cette extrémité.

En même temps que l'empereur entrait au cirque, où il était salué par les cris de Vive Néron l'Olympique! vive Néron Hercule! vive Néron Apollon! vive Auguste, vainqueur de tous ses rivaux! gloire à cette voix divine! heureux ceux à qui il a été donné d'entendre ses accents célestes! un courrier venant des Gaules franchissait au galop de son cheval ruisselant de sueur la porte Flaminienne, traversait le Champ-de-Mars, passait sous l'arc de Claude, longeait le Capitole, entrait au cirque, et remettait à la garde qui veillait à la loge de l'empereur les lettres qu'il apportait de si loin et en si grande hâte. Ce sont ces lettres qui, comme nous l'avons dit, avaient forcé César de quitter le cirque; et, en effet, elles étaient d'une importance qui expliquait la disparition subite de César.

Elles annonçaient la révolte des Gaules.

Il y a des époques dans l'histoire du monde où l'on voit un empire qui semblait endormi d'un sommeil de mort, tressaillir tout à coup comme si, pour la première fois, le génie de la liberté descendait du ciel pour illuminer ses songes; alors, quelle que soit son étendue, la commotion électrique qui l'a fait frissonner s'étend du nord au midi, de l'orient à l'occident, et court à des distances inouïes réveiller des peuples qui n'ont aucune communication entre eux, mais qui, tous arrivés au même degré de servitude, éprouvent le même besoin d'affranchissement: alors, comme si quelque éclair leur avait porté le mot d'ordre de la tempête, on entend les mêmes cris venir de vingt points opposés; tous demandant la même chose dans des langues différentes, c'est-à-dire que ce qui est ne soit plus. L'avenir sera-t-il meilleur que le présent? Nul ne le sait, et peu importe, mais le présent est si lourd, qu'il faut d'abord s'en débarrasser, puis l'on transigera avec l'avenir.

L'empire romain, jusqu'à ses limites les plus reculées, en était arrivé à cette période. Dans la Germanie inférieure, Fonteïus Capiton; dans les Gaules, Vindex; en Espagne, Galba; en Lusitanie, Othon; en Afrique, Claudius Macer, et en Syrie, Vespasien, formaient avec leurs légions un demi-cercle menaçant, qui n'attendait qu'un signe pour se resserrer sur la capitale. Seul, Virginius, dans la Germanie supérieure, était décidé, quelque chose qui arrivât, à rester fidèle, non pas à Néron, mais à la patrie: il ne fallait donc qu'une étincelle pour allumer un incendie. Ce fut Julius Vindex qui la fit jaillir.

Ce préteur, originaire d'Aquitaine, issu de race royale, homme de cœur et de tête, comprit que l'heure où la famille des Césars devait s'éteindre était arrivée. Sans ambition pour lui-même, il jette les yeux autour de lui, afin de trouver l'homme élu d'avance par la sympathie générale. À sa droite, et de l'autre côté des Pyrénées, était Sulpicius Galba, que ses victoires en Afrique et en Germanie avaient fait à la fois puissant sur le peuple et sur l'armée. Sulpicius Galba haïssait l'empereur, dont la crainte l'avait arraché de sa villa de Fondi pour l'envoyer en Espagne comme exilé plutôt que comme préteur. Sulpicius Galba était désigné d'avance et depuis longtemps par les traditions populaires et par les oracles divins comme devant porter la couronne. C'était l'homme qui convenait en tout point pour mettre à la tête d'une révolte. Vindex lui envoya secrètement des lettres qui contenaient tout le plan de l'entreprise, qui lui promettaient, à défaut du concours des légions, l'appui de cent mille Gaulois, et qui le suppliaient, s'il ne voulait pas concourir à la chute de Néron, de ne point se refuser du moins à la dignité suprême qu'il n'avait point cherchée, mais qui venait s'offrir à lui.

Quant à Galba, son caractère ombrageux et irrésolu ne se démentit point en cette circonstance: il reçut les lettres, les brûla pour en détruire jusqu'à la moindre trace, mais les conserva toutes entières dans sa mémoire.

Vindex sentit que Galba voulait être poussé, il n'avait pas accepté l'alliance, mais il n'avait pas trahi celui qui la lui offrait: le silence était un consentement.

Le moment était favorable: deux fois par an les Gaulois se réunissaient en assemblée générale, la séance se tenait à Clermont, Vindex entra dans la chambre des délibérations.

Au milieu de la civilisation, du luxe et de la corruption romaine, Vindex était resté le Gaulois des anciens jours; il joignait à la résolution froide et arrêtée des gens du Nord, la parole hardie et colorée des hommes du Midi.

—Vous délibérez sur les affaires de la Gaule, dit-il, vous cherchez autour de vous la cause de nos maux: la cause est à Rome, le coupable, c'est Oenobarbus; c'est lui qui les uns après les autres a anéanti tous nos droits, qui a réduit nos plus riches provinces à la misère, qui a vêtu nos plus nobles maisons de deuil; et le voilà maintenant, parce qu'il est le dernier de sa race, parce que seul resté de la famille des Césars, il ne craint ni rival ni vengeurs, le voilà qui lâche la bride à ses fureurs comme il le fait à ses coursiers, et qu'il se laisse emporter à ses passions, écrasant la tête de Rome et les membres des provinces sous les roues de son char. Je l'ai vu, continua-t-il, oui, je l'ai vu moi-même, cet athlète et ce chanteur impérial et couronné, ivre à la fois et indigne de la gloire d'un gladiateur et d'un histrion. Pourquoi donc le décorer des titres de César, de prince et d'Auguste, de ces titres qu'avaient mérité le divin Auguste par ses vertus, le divin Tibère par son génie, le divin Claude par ses bienfaits; lui, cet infâme Oenobarbus, c'est Oedipe, c'est Oreste qu'il faut rappeler, puisqu'il se fait gloire de porter les noms d'inceste et de parricide. Jadis nos ancêtres, guidés par le seul besoin du changement et par l'appât du gain, ont emporté Rome d'assaut.

Cette fois c'est un motif plus noble et plus digne qui nous guidera sur la trace de nos ancêtres; cette fois, dans le plateau de la balance, au lieu de l'épée de notre vieux Brenn, nous jetterons la liberté du monde, et cette fois ce ne sera pas le malheur, mais la félicité que nous apporterons aux vaincus.

Vindex était brave, on savait que les paroles qui sortaient de sa bouche n'étaient point de vaines paroles. Aussi, de grands cris, de vifs applaudissements et de bruyantes acclamations accueillirent-ils son discours; chaque chef de Gaulois tira son épée, jura sur elle d'être de retour dans un mois, avec une suite proportionnée à sa fortune et à son rang, et se retira dans sa ville. Cette fois le masque était arraché du visage, et le fourreau jeté loin de l'épée. Vindex écrivit une seconde fois à Galba.

Dès son arrivée en Espagne, Galba s'était fait une étude de la popularité. Jamais il ne s'était prêté aux violences des procurateurs, et, ne pouvant empêcher leurs exactions, il plaignait tout haut leurs victimes. Jamais il ne disait de mal de Néron, mais il laissait librement circuler des vers satyriques et des épigrammes outrageantes contre l'empereur. Tout ce qui l'entourait avait deviné ses projets, mais jamais il ne les avait confiés à personne. Le jour où il reçut le message de Vindex, il donna un grand dîner à ses amis, et le soir, après leur avoir annoncé la révolte des Gaules, il leur communiqua la dépêche, sans l'accompagner d'aucun commentaire, les laissant libres par son silence d'approuver ou de désapprouver l'offre qui lui était faite. Ses amis restaient muets et irrésolus de cette lecture; mais l'un d'eux, nommé T. Venius, plus déterminé que les autres, se tourna de son côté, et, le regardant en face:

—Galba, lui dit-il, pourquoi délibérer pour chercher si nous serons fidèles à Néron, c'est déjà lui être infidèles; il faut ou accepter l'amitié de Vindex, comme si Néron était déjà notre ennemi, ou l'accuser sur-le-champ, ou lui faire la guerre, et pourquoi? Parce qu'il veut que les Romains vous aient pour empereur plutôt que Néron pour tyran.

—Nous nous rassemblerons si vous le voulez bien, répondit Galba, comme s'il n'avait point entendu la question, le cinq du mois prochain, à Carthage-la-Neuve, afin de donner la liberté à quelques esclaves.

Les amis de Galba acceptèrent le rendez-vous, et à tout hasard ils répandirent le bruit que cette convocation avait pour but de décider des destins de l'empire.

Au jour dit, tout ce que l'Espagne comptait d'illustre en étrangers et en indigènes était rassemblé au rendez-vous: chacun y venait dans un même but, animé d'un même désir, poursuivant une même vengeance. Galba monta sur son tribunal, et aussitôt, d'un élan unanime, toutes les voix le proclamèrent empereur.


Chapitre XVII

Voilà ce que contenaient les lettres que Néron avait reçues, et telles étaient les nouvelles qu'il avait apprises; en même temps on lui dit que des proclamations de Vindex ont été distribuées, et que quelques-unes déjà sont parvenues à Rome; bientôt une de ces proclamations tombe entre ses mains. Les titres d'incestueux, de parricide et de tyran, lui étaient prodigués, et cependant ce n'est point tout cela qui l'irrite et le blesse, il y est appelé Oenobarbus et traité de mauvais chanteur: ce sont des outrages dont il faut que le sénat le venge, et il écrit au sénat. Pour repousser le reproche d'inhabileté dans son art, venger le nom de ses aïeux, il fait promettre un million de sesterces à celui qui tuera Vindex, et retombe dans son insouciance et dans son apathie.

Pendant ce temps la révolte faisait des progrès en Espagne et dans les Gaules; Galba s'était créé une garde de l'ordre équestre, et avait établi une espèce de sénat. Quant à Vindex, à celui qui lui avait appris que sa tête était à prix, il avait répondu qu'il la laisserait prendre à celui qui lui apporterait celle de Néron.

Mais parmi tous ces généraux, tous ces préfets, tous ces préteurs, dévots à la nouvelle fortune, un seul était resté fidèle, non par amour de Néron, mais parce que, voyant dans Vindex un étranger, et que, connaissant Galba pour un esprit faible et irrésolu, il craignit que Rome, si malheureuse qu'elle fût, n'eût encore à souffrir du changement: il marcha donc vers les Gaules avec ses légions, pour sauver à l'empire la honte d'obéir à un de ses anciens vainqueurs.

Les chefs Gaulois avaient tenu leurs serments, commandant aux trois peuples les plus illustres et les plus puissants de la Gaule, les Séquanais, les Eduens et les Arverniens, ils s'étaient réunis autour de Vindex: à leur tour les Viennois étaient venus les rejoindre, mais ceux-là n'étaient pas unis comme les autres par l'amour de la patrie, ou le désir de leur liberté: ils venaient par haine des Lyonnais, qui étaient restés fidèles à Néron. Virginius, de son côté, avait autour de lui les légions de Germanie, les auxiliaires belges et la cavalerie batave; les deux armées s'avancèrent au devant l'une de l'autre. Et ce dernier étant arrivé devant Besançon, qui tenait pour Galba, en forma le siège; mais à peine les dispositions obsidionales étaient-elles prises, qu'une autre armée apparut à l'horizon: c'était celle de Vindex.

Les Gaulois continuèrent de s'avancer vers les Romains qui les attendaient, et, se trouvant bientôt à trois portées de trait de ceux-ci, ils s'arrêtèrent pour faire leurs dispositions de bataille; mais en ce moment un héraut sortit des rangs de Vindex, et marcha vers Virginius: un quart-d'heure après, la garde des deux chefs s'avança entre les deux armées, une tente fut dressée: chacun se rangea du côté de son parti, Vindex et Virginius entrèrent dans cette tente.

Nul n'assista à cette entrevue, cependant l'avis des historiens est que Vindex ayant développé sa politique à son ennemi, et lui ayant donné la preuve qu'il agissait, non pas pour lui, mais pour Galba, Virginius, qui vit dans cette révolution le bonheur de la patrie, se réunit à celui qu'il était venu combattre: les deux chefs allaient donc se séparer, mais pour se réunir bientôt et marcher de concert contre Rome, lorsque de grands cris se firent entendre à l'aile droite de l'armée. Une centurie étant sortie de Besançon pour communiquer avec les Gaulois, et ces derniers ayant fait un mouvement pour la joindre, les soldats de Virginius se crurent attaqués, et n'écoutant qu'un premier mouvement, marchèrent eux-mêmes au devant d'eux: c'était là la cause des cris que les deux chefs avaient entendus; ils se précipitèrent chacun de son côté, suppliant leurs soldats de s'arrêter: mais leurs prières furent couvertes par les clameurs que poussaient les Gaulois, en appuyant leurs boucliers à leurs lèvres; leurs signes furent pris pour des gestes d'encouragement: un de ces vertiges étranges qui prennent parfois une armée, comme un homme, s'était emparé de toute cette multitude: et alors on vit un spectacle atroce, les soldats sans ordre de chef, sans place de bataille, poussés par un instinct de mort, soutenus par cette vieille haine des vaincus contre les vainqueurs, et des peuples conquérants contre les peuples conquis, se ruèrent l'un sur l'autre, se prirent corps à corps, comme des lions et des tigres dans un cirque. En deux heures de ce combat, les Gaulois avaient perdu vingt mille hommes, et les légions germaines et bataves seize mille: c'était le temps physique qu'il avait fallu pour tuer. Enfin les Gaulois reculèrent; mais la nuit étant venue, les deux armées restèrent en présence: cependant cette première défaite avait abattu le courage des rebelles; ils profitèrent de la nuit pour se retirer: sur l'emplacement où les légions germaines croyaient les retrouver le lendemain matin, il ne restait plus qu'une tente, et sous cette tente le corps de Vindex, qui, désespéré que le hasard eût fait perdre à la liberté de si hautes espérances, s'était jeté sur son épée, qu'il croyait inutile, et s'était traversé le cœur. Les premiers qui entrèrent sous sa tente frappèrent le cadavre, et dirent qu'ils l'avaient tué; mais au moment de la distribution de la récompense que Virginius leur avait accordée pour cette action, l'un d'eux ayant eu à se plaindre du partage dénonça tout, et l'on sut la vérité.

Vers le même temps, des événements non moins favorables à l'empereur se passaient en Espagne; un des escadrons qui s'étaient révoltés, se repentant d'avoir rompu le serment de fidélité, avait voulu abandonner la cause de Galba, et n'était qu'à grand-peine rentré sous ses ordres, de sorte que celui-ci, le jour même où Vindex s'était tué, avait manqué d'être assassiné dans une rue étroite, en se rendant au bain, par des esclaves que lui avait autrefois donnés un affranchi de Néron. Il était donc encore tout ému du double danger lorsqu'il apprit la défaite des Gaulois et la mort de Vindex: alors il crut tout perdu, et, au lieu de s'en remettre à la fortune audacieuse, il écouta les conseils de son caractère timide, et se retira à Clunie, ville fortifiée dont il s'occupa aussitôt d'augmenter encore la défense: mais presque aussitôt des présages auxquels il n'y avait point à se tromper vinrent rendre à Galba le courage perdu. Au premier coup de pioche qu'il donna pour tracer une nouvelle ligne autour de la ville, un soldat trouva un anneau d'un travail antique et précieux, dont la pierre représentait une victoire et un trophée. Ce premier retour du destin lui donna un sommeil plus calme qu'il ne l'espérait, et pendant ce sommeil, il vit en songe une petite statue de la Fortune, haute d'une coudée, et à laquelle il rendait un culte particulier dans sa villa de Fondi, lui ayant voué un sacrifice par mois et une veille annuelle. Elle sembla ouvrir sa porte, et lui dit que, fatiguée d'attendre au seuil, elle suivrait enfin un autre, s'il ne se pressait de la recevoir. Puis, comme il se leva ébranlé par ces deux augures, on lui annonça qu'un vaisseau chargé d'armes, sans passagers, matelots ni pilotes, venait d'aborder à Dertosa, ville située sur l'Èbre, dès lors il considéra sa cause comme juste et gagnée, car il était visible qu'elle plaisait aux dieux.

Quant à Néron, il avait d'abord regardé ces nouvelles comme de peu d'importance, et s'en était même réjoui, car il voyait sous le prétexte du droit de guerre un moyen de lever un nouvel impôt: il s'était donc contenté comme nous l'avons dit d'envoyer au sénat les proclamations de Vindex, en demandant justice de l'homme qui le traitait de mauvais joueur de cythare. Puis il avait pour le soir convoqué chez lui les principaux citoyens. Ceux-ci s'étaient empressés de s'y rendre, pensant que cette réunion avait pour but de tenir conseil; mais Néron se contenta de leur montrer un à un, et en discourant sur l'emploi et le mérite de chaque pièce, des instruments de musique hydraulique d'une nouvelle espèce, et tout ce qu'il dit de la révolte gauloise fut qu'il ferait porter tous ces instruments au théâtre, si Vindex ne l'en empêchait.

Le lendemain, de nouvelles lettres étant arrivées, qui annonçaient que le nombre des Gaulois révoltés s'élevait à cent mille, Néron pensa qu'il fallait enfin faire quelques préparatifs de guerre. Alors il les commanda étranges et insensés. Il fit amener des voitures au théâtre et au palais, les fit charger d'instruments de musique au lieu d'instruments de guerre, cita les tribus urbaines pour recevoir les serments militaires; mais, voyant qu'aucun de ceux en état de porter les armes ne répondait, il exigea des maîtres un certain nombre d'esclaves, et alla lui-même dans les maisons choisir les plus forts et les plus robustes, prenant jusqu'aux économes et aux secrétaires: enfin il rassembla quatre cents courtisanes, auxquelles il fit couper les cheveux; il les arma de la hache et du bouclier des amazones, et les destina à remplacer près de lui la garde césarienne. Puis, sortant de la salle à manger, après son dîner, appuyé sur les épaules de Sporus et de Phaon, il dit à ceux qui attendaient pour le voir, et qui paraissaient inquiets, qu'ils se rassurassent, attendu que dès qu'il aurait touché le sol de la province, et se serait montré sans armes aux yeux des Gaulois, il n'aurait besoin que de verser quelques larmes, qu'aussitôt les séditieux se repentiraient, et que dès le lendemain on le verrait joyeux parmi les joyeux entonner une hymne de victoire, qu'il allait composer sur le champ.

Quelques jours après, un nouveau courrier arriva des Gaules: celui-ci au moins apportait des nouvelles favorables: c'était la rencontre des légions romaines et des Gaulois, la défaite des rebelles et la mort de Vindex. Néron jeta de grands cris de joie, courant comme un fou dans les appartements et dans les jardins de la maison dorée, ordonnant des fêtes et des réjouissances, annonçant qu'il chanterait le soir au théâtre, et faisant inviter les principaux de la ville à un grand souper pour le lendemain.

Effectivement, le soir Néron se rendit au Gymnase, mais une étrange fermentation régnait dans Rome: en passant levant l'une de ses statues, il vit qu'on l'avait couverte l'un sac. Or, c'était dans un sac que l'on enfermait les parricides, puis on les jetait dans le Tibre avec un singe, un chat et une vipère. Un peu plus loin une colonne portait ces mots écrits sur sa base: Néron a tant chanté, qu'il a réveillé les coqs. Un riche patricien propriétaire qui se trouvait sur la route de l'empereur, se disputait ou feignait de se disputer si haut avec ses esclaves, que Néron s'informa de ce qui se passait; on vint alors lui dire que les esclaves de cet homme méritant une correction, il réclamait un Vindex.

Le spectacle commença par une atellane où jouait l'acteur Eatus; le rôle dont il était chargé commençait par ces mots: Salut à mon père, salut à ma mère. Au moment de les prononcer, il se tourna vers Néron, et imita, en disant salut à mon père, l'action de boire, et en disant salut à ma mère, l'action de nager. Cette sortie fut accueillie par d'unanimes applaudissements, car chacun y avait reconnu une allusion à la mort de Claude et à celle d'Agrippine; quant à Néron, il se mit à rire et applaudit comme les autres, soit qu'il fût insensible à toute espèce de honte, soit de crainte que la vue de sa colère n'excitât davantage la raillerie, ou n'indisposât le public contre lui-même.

Lorsque son tour fut arrivé, il quitta sa loge et entra sur le théâtre; pendant le temps qu'il s'habillait pour paraître, une étrange nouvelle se répandit dans la salle et circula parmi les spectateurs. Les lauriers de Livie étaient séchés, et toutes les poules étaient mortes. Voici comment ces lauriers avaient été plantés et comment les poules étaient devenues sacrées:

Dans le temps où Livie Drusille, qui par son mariage avec Octave reçut le nom d'Augusta, était promise à César, un jour qu'elle était assise dans sa villa de Veies, un aigle du haut des airs laissa tomber sur ses genoux une poule blanche, qui non seulement était sans blessure, mais ne paraissait même pas effrayée. Livie, étonnée, regardait et caressait l'oiseau, lorsqu'elle s'aperçut que la poule tenait au bec une branche de laurier. Alors elle consulta les aruspices, qui ordonnèrent de planter le laurier pour en obtenir des rejetons, et de nourrir la poule pour en avoir de la race. Livie obéit. Une maison de plaisance des Césars, située sur la voie Flaminia, près du Tibre, à neuf milles de Rome, fut choisie pour cette expérience, qui réussit au-delà de tout espoir. Il naquit une si grande quantité de poussins, que la terre prit le nom d'ad Gallinas, et il poussa de si nombreux rejetons que le laurier fut bientôt le centre d'une forêt. Or, la forêt était desséchée jusqu'à ses racines, et tous les poussins étaient morts jusqu'au dernier.

Alors l'empereur parut sur le théâtre, mais il eut beau s'avancer humblement vers l'orchestre selon son habitude, et adresser une respectueuse allocution aux spectateurs, en leur disant qu'il ferait tout ce qu'il pourrait faire, mais que l'événement dépendait de la fortune, pas un applaudissement ne se fit entendre pour le soutenir. Il n'en commença pas moins, mais intimidé et tremblant. Tout son rôle fut écouté au milieu du silence et sans un seul encouragement; puis, arrivé à ce vers:

—Ma femme, ma mère et mon père demandent ma mort!

Pour la première fois les applaudissements et les cris éclatèrent; mais cette fois il n'y avait pas à se tromper à leur expression. Néron en comprit le vrai sens, et quitta rapidement le théâtre; mais en descendant l'escalier ses pieds s'embarrassèrent dans sa robe trop longue, de sorte qu'il tomba et se blessa au visage: on le ramassa évanoui.

Rentré au palatin et revenu à lui, il s'enferma dans son cabinet, plein de terreur et de colère. Alors il tira ses tablettes, et y traça des projets étranges qui n'avaient besoin que d'une signature pour devenir des ordres mortels. Ces projets étaient d'abandonner les Gaules au pillage des armées, d'empoisonner tout le sénat en l'invitant à un festin, de brûler la ville, et de lâcher en même temps toutes les bêtes féroces, afin que ce peuple ingrat qui ne l'avait applaudi que pour lui présager sa mort ne pût pas se défendre des ravages du feu; puis, rassuré sur sa puissance par la conviction du mal qu'il pouvait faire encore, il se jeta sur son lit, et comme les dieux voulaient lui envoyer de nouveaux présages, ils permirent qu'il s'endormît.

Alors, lui qui ne rêvait jamais rêva qu'il était perdu pendant une tempête sur une mer furieuse, et qu'on lui arrachait des mains le gouvernail du navire qu'il dirigeait; puis, par une de ce ces transitions incohérentes, il se trouva tout à coup près du théâtre de Pompée, et les quatorze statues exécutées par Coponius et représentant les nations descendirent de leurs bases, et, tandis que celle qui se trouvait devant lui barrait le passage, les autres formaient un cercle et se rapprochaient graduellement jusqu'à ce qu'il se trouvât enfermé entre leurs bras de marbre. À grand peine il avait échappé à ces fantômes de pierre, et courait, pâle, haletant et sans voix, dans le Champ-de-Mars, lorsqu'en passant devant le mausolée d'Auguste, les portes du tombeau s'ouvrirent d'elles-mêmes, et une voix en sortit qui l'appela trois fois. Ce dernier songe brisa son sommeil, et il se réveilla tremblant, les cheveux hérissés et le front ruisselant de sueur. Alors il appela, donna l'ordre qu'on lui amenât Sporus, et le jeune homme demeura dans sa chambre le reste de la nuit.

Avec le jour l'excès des terreurs nocturnes s'évanouit; mais il lui resta une crainte vague qui le faisait tressaillir à chaque instant. Alors il fit conduire devant lui le courrier qui avait apporté la dépêche qui annonçait la mort de Vindex. C'était un cavalier batave qui était venu de la Germanie avec Virginius, et avait assisté à la bataille. Néron lui fit répéter plusieurs fois tous les détails du combat, et surtout ceux de la mort de Vindex; enfin il ne fut tranquille que lorsque le soldat lui jura par Jupiter qu'il avait vu de ses yeux le cadavre percé de coups, et prêt pour la tombe. Alors il lui fit compter une somme de cent mille sesterces, et lui fit don de son propre anneau d'or.

L'heure du dîner arriva: les convives impériaux se rassemblèrent au Palatin; avant le repas, Néron, comme d'habitude, les fit passer dans la salle de bain, et en sortant du bain des esclaves leur offrirent des toges blanches et des couronnes de fleurs. Néron les attendait dans le triclinium, vêtu de blanc comme eux, et la tête couronnée, et l'on se coucha sur les lits au son d'une musique délicieuse.

Ce dîner était servi non seulement avec toute la recherche, mais encore avec tout le luxe des repas romains: chaque convive avait un esclave couché à ses pieds pour prévenir ses moindres caprices, un parasite mangeait à une petite table isolée et qui lui était entièrement abandonnée comme une victime, tandis qu'au fond sur une espèce de théâtre, des danseuses gaditanes semblaient, par leur grâce et leur légèreté, ces divinités printanières qui accompagnent au mois de mai Flore et Éphyre visitant leur royaume.

À mesure que ce dîner s'avança et que les convives s'échauffèrent, le spectacle changea de caractère, et de voluptueux devint lascif. Enfin, des funambules succédèrent aux danseuses, et alors commencèrent ces jeux inouïs que la régence renouvela, dit-on, et qui avait été inventés pour réveiller les sens alanguis du vieux Tibère. En même temps Néron prit une cithare, et se mit à réciter des vers où Vindex était comblé de ridicule; il accompagnait ces chants de gestes bouffons; et gestes et chants étaient frénétiquement applaudis des convives, lorsqu'un nouveau messager arriva, porteur de lettres d'Espagne. Ces lettres annonçaient à la fois et la révolte et la proclamation de Galba.

Néron relut plusieurs fois ces lettres, pâlissant davantage à chaque fois; alors saisissant deux vases qu'il aimait beaucoup, et qu'il appelait homériques parce que leurs sujets représentaient des poèmes tirés de l'Iliade, il les brisa comme s'ils eussent été de quelque matière commune; puis aussitôt, se laissant tomber, il déchira ses vêtements, se frappa violemment la tête contre les lits du festin, disant qu'il souffrait des malheurs inouïs et inconnus puisqu'il perdait l'empire de son vivant; à ces cris sa nourrice Euglogé entra, le prit entre ses bras comme un enfant, et tâcha de le consoler; mais, comme un enfant, sa douleur s'augmenta des consolations qu'on lui donnait; bientôt la colère lui succéda. Il se fit apporter un roseau et du papyrus pour écrire au chef des prétoriens; puis, lorsque l'ordre fut signé, il chercha sa bague pour le cacheter; mais, comme nous l'avons déjà dit, il l'avait donnée le matin même au cavalier batave; il demanda alors ce sceau à Sporus qui lui présenta le sien; il l'appuya sur la cire sans le regarder, mais en le levant il s'aperçut que cet anneau représentait la descente de Proserpine aux enfers. Ce dernier présage, et dans un tel moment, lui parut le plus terrible de tous, et soit qu'il pensât que Sporus lui eût présenté cette bague avec intention, soit que dans la folie qui le possédait il ne reconnut pas ses amis les plus chers, lorsque Sporus s'approcha de lui pour s'informer de la cause de ce nouvel accès, il le frappa du poing au milieu du visage, et le jeune homme ensanglanté et évanoui alla rouler au milieu des débris du repas.

Aussitôt l'empereur, sans prendre congé de ses convives, remonta dans sa chambre, et ordonna qu'on lui fît venir Locuste.


Chapitre XVIII

Cette fois c'était pour lui-même que l'empereur en appelait à la science de sa vieille amie. Ils passèrent ensemble la nuit entière, et devant lui la magicienne composa un poison subtil, qu'elle avait combiné trois jours auparavant, et dont elle avait fait l'essai la veille. Néron le renferma dans une boîte d'or, et le cacha dans un meuble que lui avait donné Sporus, et dont il n'y avait que lui et l'eunuque qui connussent le secret.

Cependant le bruit de la révolte de Galba s'était répandu avec une rapidité effroyable. Cette fois ce n'était plus une menace lointaine, une entreprise désespérée comme celle de Vindex. C'était l'attaque puissante et directe d'un patricien dont la race, toujours populaire à Rome, était à la fois illustre et ancienne, et qui prenait sur ses statues le titre de petit-fils de Quintus Catulus Capitolinus; c'est-à-dire du magistrat qui avait passé pour le premier de son temps par son courage et sa vertu.

À ces bonnes dispositions pour Galba se joignaient de nouveaux griefs contre Néron; préoccupé de ses jeux et de ses courses et de ses chants, les ordres ordinaires qu'il devait donner en sa qualité de préfet de l'annone, avaient été négligés, de sorte que la flotte, qui devait apporter le blé de Sicile et d'Alexandrie, était partie seulement à l'époque où elle aurait dû revenir; il en résultait qu'en peu de jours la cherté du grain était devenue excessive, puisque la famine lui avait succédé, et que Rome, mourante de faim comme un seul homme, et les yeux tournés vers le midi, courait tout entière aux bords du Tibre à chaque vaisseau qui remontait du port d'Ostie; or, le matin du jour où Néron avait passé la nuit avec Locuste, et le lendemain de celui où les nouvelles de la révolte de Galba étaient arrivées, le peuple mécontent et affamé était rassemblé au Forum, lorsque l'on signala un bâtiment. Tout le monde courut au port Oelius, croyant ce bâtiment l'avant-garde de la flotte nourricière, et chacun se précipita à bord avec des cris de joie. Le bâtiment rapportait du sable d'Alexandrie pour les lutteurs de la cour; les murmures et les imprécations éclatèrent hautement.

Parmi les mécontents, un homme se faisait remarquer: c'était un affranchi de Galba, nommé Icelus. La veille au soir il avait été arrêté; mais, pendant la nuit, une centaine d'hommes armés s'étaient portés à la prison, et l'avaient délivré. Il reparaissait donc au milieu du peuple, fort de sa persécution momentanée, et, profitant de cet avantage, il appelait les assistants à une révolte ouverte; mais ceux-ci balançaient encore, par ce reste d'obéissance à ce qui existe, dont on ne se rend pas compte, mais que les esprits vulgaires brisent si difficilement; lorsqu'un jeune homme, le visage caché sous son pallium, passa près de lui, et lui tendit un feuillet déchiré d'une tablette. Icelus prit la plaque d'ivoire enduite de cire qu'on lui présentait, et vit avec joie que le hasard venait à son secours, en lui livrant une preuve contre Néron: cette tablette contenait le projet qu'avait arrêté l'empereur pendant la nuit qu'il avait passée avec Sporus, de brûler une seconde fois cette Rome qui se lassait d'applaudir à ses chants, et de lâcher les bêtes féroces pendant l'incendie, afin que les Romains ne pussent pas éteindre le feu. Icelus lut à haute voix les lignes écrites sur la tablette, et cependant on hésitait à le croire, tant une pareille vengeance paraissait insensée. Quelques personnes même criaient que sans doute l'ordre que venait de lire Icelus était un ordre supposé, lorsque Nymphidius Sabinus prit la tablette des mains de l'affranchi, et déclara qu'il reconnaissait parfaitement, non seulement l'écriture de l'empereur, mais encore sa manière de raturer, d'effacer et d'intercaler. À ceci, il n'y avait rien à répondre, Nymphidius Sabinus, comme préfet du prétoire, ayant eu souvent l'occasion de recevoir des lettres autographes de Néron.

En ce moment plusieurs sénateurs passèrent en désordre et sans manteau; ils se rendaient au Capitole où ils étaient convoqués; le chef du sénat ayant vu le matin même une tablette pareille à celle que l'inconnu avait remise à Icelus, et sur laquelle était écrit le projet détaillé d'inviter tous les sénateurs à un grand repas et de les empoisonner tous ensemble et d'un seul coup, le peuple se mit à leur suite, et revint inonder le Forum, nombreux et pressé comme des vagues, et semblable à un flux qui recouvre le port; puis, en attendant ce que le sénat allait décider, il s'attaqua aux statues de Néron, n'osant encore s'en prendre à lui-même. Du haut de la terrasse du Palatin l'empereur vit les outrages auxquels ses effigies étaient soumises; alors il s'habilla de noir pour descendre vers le peuple et se présenter à lui en suppliant; mais au moment où il allait sortir, les cris de la foule avaient pris une telle expression de menace et de rage, qu'il rentra précipitamment, se fit ouvrir une porte de derrière, et se sauva dans les jardins de Servilius. Une fois à l'abri dans cette retraite que personne que ses confidents les plus intimes ne savait avoir été choisie par lui, il envoya Phaon au chef des prétoriens.

Mais l'agent de Galba avait précédé au camp l'agent de César. Nymphidius Sabinus venait de promettre au nom du nouvel empereur sept mille cinq cents drachmes par tête, et à chaque soldat des armées qui seraient dans les provinces douze cent cinquante drachmes: le chef des prétoriens répondit donc à Phaon que tout ce qu'il pouvait faire, c'était de donner pour la même somme la préférence à Néron. Phaon rapporta cette réponse à l'empereur; mais la somme demandée s'élevait à deux cent quatre-vingt-cinq millions cent soixante-deux mille trois cents francs de notre monnaie, et le trésor était épuisé par des prodigalités insensées, de sorte que l'empereur ne possédait pas la vingtième partie de cette somme. Cependant Néron ne désespérait point: la nuit approchait, et, avec l'aide de ses anciens amis, dont, grâce aux ténèbres, il pouvait aller implorer l'assistance sans être vu, il parviendrait peut-être à rassembler cette somme.

La nuit s'abaissa sur la ville pleine de tumulte et de lueurs: partout où il y avait un forum, une place, un carrefour, il y avait des groupes éclairés par des torches. Au milieu de toute cette foule animée de tant de sentiments divers, les nouvelles les plus étranges et les plus contradictoires circulaient comme si un aigle les secouait de ses ailes, et toutes obtenaient créance, si insensées et si incohérentes qu'elles fussent. Alors il s'élevait dans les airs des clartés et des rumeurs qu'on eût prises de loin pour des éruptions de volcans et des rugissements de bêtes féroces. Au milieu de tout ce tumulte, les prétoriens quittèrent leurs casernes et allèrent camper hors de Rome; partout où ils passèrent le silence se rétablit, car on ne savait encore pour qui ils étaient; mais à peine la foule les avait elle perdus de vue qu'elle se remettait à secouer ses torches et à hurler, désordonnée et menaçante.

Cependant, malgré l'agitation de la ville, Néron se hasarda à descendre, déguisé sous les habits d'un homme du peuple, des jardins de Servilius, où, comme nous l'avons dit, il s'était retiré pendant toute la journée. Cette démarche hasardée lui était inspirée par l'espoir de trouver une aide, sinon dans les bras, du moins dans la bourse de ses anciens compagnons de débauche; mais il eut beau se traîner de maison en maison, s'agenouiller en suppliant à toutes les portes et implorer comme un mendiant cette aumône qui seule pouvait racheter sa vie; mais il eut beau appeler et gémir, les cœurs restèrent insensibles et les portes fermées. Alors, comme cette multitude lassée des délais du sénat commençait de se faire entendre, Néron comprit qu'il n'y avait pas un instant à perdre. Au lieu de retourner aux jardins de Servilius, il se dirigea vers le Palatin pour y prendre de l'or et quelques bijoux précieux. Arrivé à la fontaine de Jupiter, il se glissa derrière le temple de Vesta, parvint jusqu'à l'ombre que projetaient les murs du palais de Tibère et de Caligula; gagna la porte qui s'était ouverte pour son arrivée de Corinthe, traversa ces jardins magnifiques qu'il allait être forcé d'abandonner pour les grèves désertes de la proscription, puis, rentrant dans la maison dorée, il gagna sa chambre par des corridors secrets et obscurs: en y entrant il jeta un cri de surprise.

Pendant son absence, les gardes du Palatin avaient pris la fuite, emportant avec eux tout ce qui s'était trouvé à leur portée: couvertures attaliques, vases d'argent, meubles précieux. Néron courut au petit coffre où il avait renfermé le poison de Locuste, et ouvrit le tiroir; mais la boîte d'or avait disparu, et avec elle la dernière ressource contre la honte d'une mort publique et infâme. Alors se sentant faible contre le danger, délaissé ou trahi par tout le monde, celui qui la veille encore était le maître de la terre, se jeta la face contre le plancher, et se roula, appelant à son aide avec des cris insensés. Trois personnes accoururent: c'étaient Sporus, Epaphrodite, son secrétaire, et Phaon, son affranchi.

À leur vue, Néron se releva sur un genou et les regarda avec anxiété; puis, voyant à leurs visages tristes et abattus qu'il n'y avait plus d'espoir, il ordonna à Epaphrodite d'aller chercher le gladiateur Spiculus, ou tout autre qui voulût le tuer. Puis il commanda à Sporus et à Phaon qui restaient avec lui, d'entonner les lamentations que les femmes louées pour pleurer chantaient en accompagnant les funérailles; ils n'avaient pas fini, qu'Epaphrodite rentra. Ni Spiculus, ni personne, n'avait voulu venir. Alors Néron, qui avait rassemblé toutes ses forces, voyant que ce dernier moyen de mourir d'une mort prompte lui échappait, laissa tomber les bras en s'écriant: Hélas! hélas!... je n'ai donc ni ami ni ennemi; alors il voulut sortir du Palatin, courir vers le Tibre et s'y précipiter. Mais Phaon l'arrêta en lui offrant sa maison de campagne, située à quatre milles à peu près de Rome, entre les voies Salaria et Nomentane. Néron, se rattachant à cette dernière espérance, accepte. Cinq chevaux sont préparés; Néron monte sur l'un d'eux, se voile le visage, et, suivi de Sporus, qui ne le quitte pas plus que son ombre, tandis que Phaon reste au Palatin pour lui faire parvenir des nouvelles, il traverse la ville tout entière, sort par la porte Nomentane, et suit la voie sur laquelle nous l'avons retrouvé, au moment où le salut du soldat qui l'avait reconnu avait mis le comble à sa terreur.

Cependant la petite troupe était arrivée à la hauteur de la villa de Phaon, située où est aujourd'hui la Serpentara. Cette campagne, cachée derrière le mont Sacré, pouvait offrir à Néron une retraite momentanée, assez isolée pour qu'il eût au moins le temps de se décider à mourir, si toute chance de salut lui échappait. Epaphrodite, qui connaissait le chemin, prit alors la tête de la cavalcade, et, se jetant à gauche, s'engagea dans la traverse; Néron le suivit, puis les deux affranchis et Sporus formèrent l'arrière-garde. Arrivés à moitié chemin, ils entendirent quelque bruit sur la route, quoiqu'ils ne pussent voir quelles étaient les personnes qui le causaient: cette obscurité les servit eux-mêmes. Néron et Epaphrodite se jetèrent dans la campagne, tandis que Sporus et les deux affranchis continuèrent de côtoyer le mont Sacré. Ce bruit était causé par une patrouille de nuit envoyée à la recherche de l'empereur, et commandée par un centurion. Elle arrêta les trois voyageurs; mais, ne reconnaissant pas Néron parmi eux, le centurion les laissa continuer leur route, après avoir échangé quelques mots avec Sporus.

Cependant l'empereur et Epaphrodite avaient été forcés de mettre pied à terre, tant la plaine était semée de roches et de terrains éboulés par la dernière commotion qui s'était fait sentir au moment où la petite troupe avait quitté Rome. Ils s'avancèrent alors au travers des joncs et des épines, qui mettaient en sang les pieds nus de Néron, et déchiraient son manteau. Enfin ils aperçurent une masse noire dans l'ombre. Un chien de garde aboya, les suivant le long du mur intérieur, tandis qu'eux côtoyaient la paroi extérieure. Enfin ils arrivèrent à l'entrée d'une carrière attenante à la villa, et dont Phaon avait fait tirer du sable. L'ouverture en était basse et étroite. Néron, pressé par la peur, se mit à plat ventre, et se glissa dans l'intérieur. Alors, de l'entrée, Epaphrodite lui dit qu'il allait faire le tour des murs, pénétrer dans la villa, et s'informer si l'empereur pouvait l'y suivre sans danger. Mais à peine Epaphrodite fut-il éloigné, que Néron, se trouvant seul dans cette carrière, fut saisi d'une terreur extrême; il lui semblait être dans un sépulcre dont la porte aurait été fermée sur lui tout vivant; il se hâta donc d'en sortir afin de revoir le ciel et de respirer l'air. Arrivé au bord, il aperçut, à quelques pas de lui une mare. Quoique l'eau en fût stagnante, il avait une soif telle qu'il ne put résister à l'envie d'en boire. Alors, mettant son manteau sous ses pieds pour se garantir quelque peu des cailloux et des ronces; il se traîna jusqu'à cette eau, en puisa quelques gouttes dans le creux de sa main, puis, regardant le ciel, et d'un ton de reproche:

—Voilà donc, dit-il, le dernier rafraîchissement de Néron.

Il était depuis quelques instants assis morne et pensif au bord de cette mare, occupé d'arracher les épines et les ronces qui étaient restées dans son manteau, lorsqu'il s'entendit appeler. Cette voix rompant le silence de la nuit, bien qu'elle eût une expression bienveillante, le fit tressaillir: il se retourna et aperçut à l'entrée de la carrière Epaphrodite, une torche à la main. Son secrétaire lui avait tenu parole, et, après être entré par la porte principale de la villa, et avoir indiqué aux affranchis la place où les attendait l'empereur, ils avaient d'un commun effort percé un vieux mur, et préparé une ouverture qui lui permettait de passer de la carrière dans la villa. Néron s'empressa de suivre son guide avec tant de hâte qu'il oublia son manteau au bord de la mare. Alors il rentra dans la caverne, et de la caverne dans une petite chambre d'esclave n'ayant pour tous meubles qu'un matelas et une vieille couverture, et éclairée par une mauvaise lampe de terre, qui faisait dans ce bouge sépulcral et infect plus de fumée que de lumière.

Néron s'assit sur le matelas, le dos appuyé au mur; il avait faim et soif. Il demanda à boire et à manger. On lui apporta un peu de pain bis et un verre d'eau. Mais après avoir goûté le pain, il le jeta loin de lui: puis il rendit l'eau en demandant qu'on la lui fît tiédir. Resté seul, il laissa tomber sa tête sur ses genoux, et demeura quelques instants immobile et muet comme une statue de la Douleur: bientôt la porte s'ouvrit. Croyant que c'était l'eau qu'on lui rapportait, Néron releva la tête, et vit devant lui Sporus, tenant une lettre à la main.

Il y avait sur la figure pâle de l'eunuque, habituée à exprimer l'abattement ou la tristesse, une expression si étrange de joie cruelle, que Néron le regarda un instant, ne reconnaissant plus l'esclave docile de tous ses caprices dans le jeune homme qui s'approchait de lui. Arrivé à deux pas du lit, il tendit les bras et lui présenta le parchemin. Néron, quoiqu'il ne comprit rien au sourire de Sporus, se douta qu'il contenait quelque fatale nouvelle.

—De qui est cette lettre? dit-il sans faire aucun mouvement pour la prendre.

—De Phaon, répondit le jeune homme.

—Et qu'annonce-t-elle? continua Néron en pâlissant.

—Que le sénat t'a déclaré ennemi de l'État, et qu'on te cherche pour te conduire au supplice.

—Au supplice! s'écria Néron en se soutenant sur un genou, au supplice! moi! moi, Claudius César!...

—Tu n'es plus Claudius César, répondit froidement l'eunuque; tu es Domitius Oenobarbus, voilà tout, déclaré traître à la patrie et condamné à mort!

—Et quel est le supplice des traîtres à la patrie? dit Néron.

—On les dépouille de leurs vêtements, on leur serre le cou entre les branches d'une fourche, on les promène aux forums, aux marchés et au Champ-de-Mars, puis on les frappe de verges jusqu'à ce qu'ils meurent.

—Oh! s'écria Néron en se dressant tout debout, je puis fuir encore, j'ai encore le temps de fuir, de gagner la forêt de Larice et les marais de Minturnes; quelque vaisseau me recueillera, et je me cacherai en Sicile ou en Égypte.

—Fuir! dit Sporus, toujours pâle et froid comme un simulacre de marbre, fuir, et par où?

—Par ici, s'écria Néron ouvrant la porte de la chambre et s'élançant vers la carrière; puisque je suis entré je puis sortir.

—Oui, mais depuis que tu es entré, dit Sporus, l'ouverture est rebouchée, et, si bon athlète que tu sois, je doute que tu puisses repousser seul le rocher qui la ferme.

—Par Jupiter! c'est vrai! s'écria Néron, épuisant vainement ses forces pour essayer de soulever la pierre. Qui a fermé cette caverne? qui a fait rouler ce rocher?

—Moi et les affranchis, répondit Sporus.

—Et pourquoi avez-vous fait cela? pourquoi m'avez-vous enfermé comme Cacus dans son antre?

—Pour que tu y meures comme lui, dit Sporus avec une expression de haine à laquelle on n'aurait jamais cru sa voix douce capable d'atteindre.

—Mourir! mourir! dit Néron, se frappant la tête comme une bête fauve enfermée et qui cherche une issue: mourir! Tout le monde veut donc que je meure? tout le monde m'abandonne donc?

—Oui, répondit Sporus, tout le monde veut que tu meures, mais tout le monde ne t'abandonne pas, puisque me voilà, puisque je viens mourir avec toi.

—Oui, oui, murmura Néron, se laissant de nouveau tomber sur le matelas; oui, c'est de la fidélité.

—Tu te trompes, César, dit Sporus, croisant les bras et regardant Néron qui mordait les coussins de son lit, tu te trompes, ce n'est pas de la fidélité, c'est mieux que cela, c'est de la vengeance.

—De la vengeance! s'écria Néron, se retournant vivement, de la vengeance! Et que t'ai-je donc fait, Sporus.

—Jupiter! il le demande! dit l'eunuque levant les deux bras au ciel; ce que tu m'as fait!...

—Oui, oui... murmura Néron effrayé et se reculant contre le mur.

—Ce que tu m'as fait? répondit Sporus avançant d'un pas vers lui et laissant retomber ses mains comme si les forces lui eussent manqué; d'un enfant qui était né pour devenir un homme, pour avoir sa part des sentiments de la terre et des joies du ciel, tu as fait un pauvre être qui n'appartenait plus à rien, qui n'avait plus de droit à rien, qui n'avait plus d'espoir en rien. Tous les plaisirs et tous les bonheurs, je les ai vu passer devant moi, comme Tantale voit les fruits et l'eau sans pouvoir les atteindre, enchaîné que j'étais à mon impuissance et à ma nullité; et ce n'est pas tout, car si j'avais pu souffrir et pleurer sous des habits de deuil, en silence et dans la solitude, je te pardonnerais peut-être; mais il m'a fallu revêtir la pourpre comme les puissants, sourire comme les heureux, vivre au milieu du monde comme ceux qui existent, moi, pauvre fantôme, pauvre spectre, pauvre ombre.

—Mais que voulais-tu de plus, dit Néron tremblant; j'ai partagé avec toi mon or, mes plaisirs et ma puissance; tu as été de toutes mes fêtes, tu as eu comme moi des courtisans et des flatteurs, et, quand je n'ai plus su que te donner, je t'ai donné mon nom.

—Et voilà justement ce qui fait que je te hais, César. Si tu m'avais fait empoisonner comme Britannicus, si tu m'avais fait assassiner comme Agrippine, si tu m'avais fait ouvrir les veines comme à Sénèque, j'aurais pu te pardonner au moment de ma mort. Mais tu ne m'as traité ni comme un homme, ni comme une femme; tu m'as traité comme un jouet frivole dont tu pouvais faire tout ce que bon te semblait; comme une statue de marbre, aveugle, muette et sans cœur. Ces faveurs dont tu parles, c'étaient des humiliations dorées, et voilà tout; et plus tu me couvrais de honte, et plus tu m'élevais au-dessus des têtes, chacun pouvait mesurer mon infamie. Et ce n'est pas tout: avant-hier, quand je t'ai donné cet anneau, quand tu pouvais me répondre par un coup de poignard, ce qui aurait fait croire au moins à tous ces hommes et à toutes ces femmes qui étaient là que je valais la peine d'être tué, tu m'as frappé du poing, comme un parasite, comme un esclave, comme un chien!...

—Oui, oui, dit Néron, oui, j'ai eu tort. Pardonne-moi, mon bon Sporus!

—Et cependant, continua Sporus, comme s'il n'avait pas entendu l'interruption de Néron, cet être sans nom, sans sexe, sans amis et sans cœur; cet être, quel qu'il fût, s'il ne pouvait faire le bien, pouvait au moins faire le mal; il pouvait, la nuit, entrer dans ta chambre, te voler tes tablettes qui condamnaient à mort le sénat et le peuple, et les éparpiller, comme l'eût fait un vent d'orage, sur le Forum ou au Capitole, de manière à ce que tu n'eusses plus de grâce à attendre ni du peuple ni du sénat. Il pouvait t'enlever la boîte où était renfermé le poison de Locuste, afin de te livrer seul, sans défense et sans armes, à ceux qui te cherchent pour te faire subir une mort infâme.

—Tu te trompes! s'écria Néron en tirant un poignard de dessous le coussin de son lit; tu te trompes, il me reste ce fer.

—Oui, dit Sporus, mais tu n'oseras pas t'en servir ni contre les autres, ni contre toi. Et cet exemple sera donné au monde, grâce à un eunuque, d'un empereur expirant sous les verges et le fouet, après avoir été promené nu et la fourche au cou, par le forum et les marchés.

—Mais je suis bien caché ici, ils ne me trouveront pas, dit Néron.

—Oui, oui, il eût été possible que tu leur échappasses encore, si je n'eusses rencontré un centurion et si je ne lui eusse dit où tu étais. À cette heure il frappe à la porte de la villa; César, il va venir, il vient....

—Oh! je ne l'attendrai pas, dit Néron, mettant la pointe du poignard sur son cœur; je me frapperai... je me tuerai.

—Tu n'oseras pas, dit Sporus.

—Et cependant, murmura en grec Néron, comme cherchant avec la pointe de la lame une place où se tuer, mais hésitant toujours à enfoncer le fer, cependant cela ne sied pas à Néron de ne pas savoir mourir.... Oui, oui, j'ai vécu honteusement et je meurs avec honte. O univers, univers, quel grand artiste tu vas perdre en me perdant....

Tout à coup il s'arrêta, le coup tendu, les cheveux hérissés, le front couvert de sueur, écoutant un bruit nouveau qui venait de se faire entendre, et balbutia ce vers d'Homère:

C'est le bruit des chevaux à la course rapide.

En ce moment, Epaphrodite se précipita dans la chambre. Néron ne s'était pas trompé, ce bruit était bien celui des cavaliers qui le poursuivaient, et qui, guidés par les renseignements de Sporus, étaient venus droit à la villa. Il n'y avait donc pas un instant à perdre si l'empereur ne voulait pas tomber entre les mains de ses bourreaux. Alors Néron parut prendre une résolution décisive; il tira Epaphrodite à part, et lui fit jurer, par le Styx, de ne laisser sa tête au pouvoir de personne, et de brûler au plus tôt son corps tout entier; puis, tirant son poignard de sa ceinture où il l'avait remis, il en posa la pointe contre son cou. En ce moment le bruit se fit entendre plus rapproché, des voix retentirent avec un accent de menace. Epaphrodite vit que l'heure suprême était venue; il saisit la main de Néron, et, appuyant le poignard contre sa gorge, il y enfonça la lame tout entière; puis, suivi de Sporus, il se précipita dans la carrière, refermant la porte de la chambre derrière eux.

Néron poussa un cri terrible en arrachant et en jetant loin de lui l'arme mortelle, chancela un instant les yeux fixes et la poitrine haletante, tomba sur un genou, puis sur l'autre essaya de se soutenir encore sur un bras, tandis que le sang jaillissait de sa gorge à travers les doigts de son autre main, avec laquelle il cherchait à fermer sa blessure; enfin il regarda une dernière fois autour de lui avec une expression de désespoir mortel, et, se voyant seul, il se laissa aller étendu sur la terre en poussant un gémissement. En ce moment la porte s'ouvrit, et le centurion parut. En voyant l'empereur sans mouvement, il s'élança vers lui, et voulut étancher le sang avec son manteau; mais Néron, rappelant un reste de force, le repoussa, puis:

—Est-ce là la foi que vous m'aviez jurée, lui dit-il d'un ton de reproche; et il rendit le dernier soupir; seulement, chose étrange! ses yeux restèrent fixes et ouverts.

Alors tout fut dit. Les soldats qui avaient accompagné le centurion entrèrent pour s'assurer que l'empereur avait cessé de vivre, et n'ayant plus de doute à cet égard, ils retournèrent à Rome pour y annoncer sa mort, de sorte que le cadavre de celui qui la veille encore était le maître du monde demeura seul étendu dans une boue sanglante, sans un esclave pour lui rendre le dernier devoir.

Un jour entier s'écoula ainsi; le soir une femme entra, pâle, lente et grave. Elle avait obtenu d'Icelus, cet affranchi de Galba que nous avons vu exciter le peuple, et qui était devenu tout-puissant à Rome où l'on attendait son maître, la permission de rendre le dernier devoir à Néron. Elle le déshabilla, lava le sang dont son corps était souillé, l'enveloppa d'un manteau blanc brodé d'or qu'il portait la dernière fois qu'elle l'avait vu et qu'il lui avait donné, puis le ramena à Rome dans un chariot couvert qu'elle avait fait conduire avec elle. Là elle lui fit des funérailles modestes et qui ne dépassèrent pas celles d'un simple citoyen, puis elle déposa le cadavre dans le monument de Domitien, que du Champ-de-Mars on apercevait sur la colline des Jardins, et où d'avance Néron s'était fait préparer une tombe de porphyre surmontée d'un autel de marbre de Luna, et entourée d'une balustrade de marbre de Thasos.

Enfin ces derniers devoirs accomplis, elle resta un jour entier immobile et muette comme la statue de la Douleur, agenouillée et priant à la tête de cette tombe.

Puis, lorsque le soir fut venu, elle descendit lentement la colline des Jardins, reprit sans regarder derrière elle le chemin de la vallée Égérie, et rentra pour la dernière fois dans les Catacombes.

Quant à Epaphrodite et à Sporus, on les retrouva morts et couchés l'un près de l'autre dans la carrière. Entre eux était la boîte d'or: ils avaient partagé en frères, et le poison préparé pour Néron avait suffi à tous deux.


Chapitre XIX

C'est ainsi que mourut Néron dans la trente-deuxième année de son âge, et le jour même où il avait fait autrefois périr Octavie. Cependant, ce trépas étrange et ignoré, ces funérailles accomplies par une femme, sans que le corps, ainsi que c'était la coutume, eût été exposé, laissèrent de grands doutes au peuple romain, le plus superstitieux de tous les peuples. Beaucoup dirent que l'empereur avait gagné le port d'Ostie, d'où un vaisseau l'avait transporté en Syrie, de sorte que l'on s'attendait à le voir reparaître de jour en jour; et, tandis qu'une main inconnue pendant quinze ans encore orna religieusement sa tombe des fleurs du printemps et de l'été, il y en eut qui, tantôt apportaient à la tribune aux harangues des images de Néron représenté en robe prétexte; tantôt qui venaient y lire des proclamations comme s'il vivait et comme s'il devait revenir puissant et armé pour le malheur de ses ennemis. Enfin, vingt ans après sa mort, et dans la jeunesse de Suétone qui raconte ce fait, un homme d'une condition obscure, qui se vantait d'être Néron, parut chez les Parthes, et fut longtemps soutenu par ce peuple qui avait particulièrement honoré la mémoire du dernier César. Ce n'est pas tout: ces traditions passèrent des païens aux chrétiens, et, appuyé sur quelques passages de saint Paul lui-même, saint Jérôme présenta Néron comme l'Ante-Christ, ou du moins comme son précurseur. Sulpice Sévère fait dire à saint Martin dans ses dialogues, qu'avant la fin du monde Néron et l'Ante-Christ doivent paraître, le premier dans l'Occident où il rétablira le culte des idoles; le second dans l'Orient où il relèvera le temple et la ville de Jérusalem pour y fixer le siège de son empire, jusqu'à ce qu'enfin l'Ante-Christ se fasse reconnaître pour le Messie, déclare la guerre à Néron et le fasse périr. Enfin, saint Augustin assure, dans sa Cité de Dieu, que, de son temps, c'est-à-dire au commencement du cinquième siècle, beaucoup encore ne voulaient pas croire que Néron fût mort, mais soutenaient au contraire qu'il était plein de vie et de colère, caché dans un lieu inaccessible, et conservant toute sa vigueur et sa cruauté pour reparaître de nouveau quelque jour et remonter sur le trône de l'empire.

Aujourd'hui encore, parmi toute cette longue suite d'empereurs qui tour à tour sont venus ajouter un monument aux monuments de Rome, le plus populaire est Néron. Il y a encore la maison de Néron, les bains de Néron, la tour de Néron. À Bauli, un vigneron m'a montré sans hésiter la place où était située la villa de Néron. Au milieu du golfe de Baïa, mes matelots se sont arrêtés juste à l'endroit où s'était ouverte la trirème préparée par Néron, et, de retour à Rome, un paysan m'a conduit, en suivant la même voie Nomentane qu'avait suivie Néron dans sa fuite, droit à la Serpentara; et, dans quelques ruines éparses au milieu de cette magnifique plaine de Rome toute jonchée de ruines, m'a forcé de reconnaître la place de la villa où s'était poignardé l'empereur. Enfin, il n'y a pas jusqu'au voiturin que j'avais pris à Florence qui ne m'ait dit, dans son ignorante dévotion au souvenir du dernier César, en me montrant une ruine placée à droite de la Stora à Rome:

—Voici le tombeau de Néron.

Explique qui pourra maintenant l'oubli dans lequel sont tombés, aux mêmes lieux, les noms de Titus et de Marc-Aurèle.

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